FEMMES D’ASIE ADRIEN LE FALHER
Il y a des livres qui changent une vie, Pour cela je remercie Nicolas et Eliane Bouvier, Sans qui je n’aurais jamais rêvé ce voyage, Et Cerise, sans qui je ne le l’aurai jamais vécu.
Le Métro et le Kimono TOKYO, JAPON, 2015
Q
uand on s’intéresse au Japon, il y a une expression qui revient souvent : “entre tradition et modernité”. C’est une marotte de journaliste, une phrase toute faite, qui fatigue à force de la lire. Et puis nous avons découvert Tokyo.
Nous habitions chez une authentique geisha (oui oui, j’y reviendrais sûrement), dans sa maison traditionnelle en bois - porte en papier de riz, tatami au sol, pas de chaise, mais des coussins par terre pour s’asseoir sur les genoux. Elle vivait dans le quartier de Ueno, non loin d’Asakusa, le quartier historique des geisha de Tokyo, où se cachent encore de nombreux palais de thé.
Après quelques jours passés à découvrir les environs à pied, nous décidons de nous aventurer un peu plus loin. Le métro de Tokyo est connu dans le monde entier : moderne, propre, jamais en retard, parfois bondé, il participe au mythe du Japon moderne. Et nous voilà, sur ce quai pour la première fois, à l’attendre. Nous sommes au milieu de la journée, il n’y a pas grand monde dans la station. Mais entre nous deux, une apparition, un cliché peut-être, mais bien vivant : une jeune japonaise vêtue de son kimono de jeune fille à larges motifs et ses chaussures hautes en bois, lisant son fil d’actualité sur son téléphone le plus naturellement du monde. Discrètement mais rapidement, Cerise et moi dégainons nos appareils et le bruit des déclencheurs s’efface au son du métro qui arrive. Une photo qui a probablement été prise 100 fois car au fond tellement typique du pays, entre tradition et modernité. Dans ce métro ultra moderne, personne ne la regarde, personne n’a d’étoiles dans les yeux comme ces deux étrangers trop heureux d’avoir trouvé au Japon exactement ce qu’ils étaient venus chercher.
Ces regards fugaces d’inconnus qui vous percent INDONESIE, 2016
J
’aimerais avoir des histoires à raconter pour chacune de mes photos, chacun de mes portraits, mais certains y échappent.
Parfois ce n’est pas vraiment une rencontre mais juste un échange de regard, une connection de quelques secondes, la reconnaissance que nous existons tous les deux dans ce monde, que nos vies sont radicalement différentes, et que par le jeu du hasard, nous nous croisons pendant quelques secondes. Une curiosité mutuelle, un sourire, ou peut-être pas, et une paire d’yeux qui nous voient peut-être plus profondément que l’on nous ait jamais regardé. Ou pas, finalement, car le voyage n’est pas fait que de moments intenses et dramatiques, mais aussi parfois juste de balades dans le temps et l’espace.
J’aime ces moments flottants et non définis, et si certains resteront des bribes de souvenirs voués à disparaître, je suis content d’en avoir fixé certains : la petite écolière au fond de la caldera, la sculpture, la danseuse… Se souviennent-elles de ce regard échangé ? Aucun moyen de le savoir.
Un gâteau de terre et de fleurs SA PA, VIETNAM, 2016
N
otre dernier arrêt au Vietnam fut la région autour de Sa Pa, dont les vêtements d’une des ethnies locales, les Hmongs, avaient formé l’imagination de Cerise depuis son enfance. La ville étant un point de départ assez populaire pour les randonnées au milieu des rizières, beaucoup de Hmongs ont aujourd’hui désertés les champs pour devenir guide. En pleine saison creuse, ces dernières étaient plus nombreuses que les touristes dans la ville. Elles attendaient, ennuyées et magnifiques, sur les marches des hôtels, espérant pouvoir accompagner quelques curieux ce jour là.
La région est effectivement magnifique : les montagnes immenses et sculptées sont peuplées que quelques piqueuses de riz qui donnent l’échelle de ces paysages hors norme. La lumière de la saison des moussons rajoute une pointe encore plus dramatique. C’est pourtant d’une rencontre particulière dont je me souviens le plus : pendant une balade, nous croisons au bord du chemin deux petites filles, accroupies devant une sorte de table qu’elles avaient improvisées d’un bout de bois. Ces dernières, nous voyant arriver, détalent, laissant à regret leurs oeuvres derrière elles. Tant pis. Je m’approche donc pour les regarder de plus près : deux gâteaux de terre, aussi beaux et décorés que ceux que l’on voyait dans les pâtisseries de Ginza. Je suis étrangement ému par ces gourmandises fictives et, d’un coin de l’oeil, je vois les deux petites filles m’observer, cachées derrière un fourré. Précautionneusement, je recule, et alors que nous nous sommes éloigné, je les vois revenir. Ouf, rien de cassé. En haut de la butte, un garçon et une fille partagent une sucrerie et un vélo. Me voyant arriver, le garçon bombe son torse m’arrivant à la poitrine, tandis que la fille me jette un regard noir. Je sens que n’en saurais pas plus sur ce couple à qui on ne la fait pas. Je doute qu’ils partagent un gâteau de terre. Sur le chemin du retour, le soleil rougit à la vue de l’horizon, comme un couple qui se rencontrerait chaque jour pour la première fois. L’air est doux et les nuages au loin juste cotonneux. Je suis à la fois content d’être ici et content de rentrer. Le voyage m’a donné bien plus que je ne pourrais jamais rendre. Je pense à tous ces pays traversés, ces amis laissés derrière moi et ceux que je vais retrouver. Que faire maintenant ? Rentrerais-je vraiment changé, ou pourraisje revenir à un quotidien plus normal, normé ? Je me rends compte que, après un an à avoir traversé des pays inconnus sans jamais savoir où je dormirais le soir même, pour la première fois, je redoute de faire ce pas de plus. “Il faudra écrire”, me dis-je. Ecrire et faire vivre ces souvenirs, les partager et rappeler, à soi et au monde, l’étendu des possibles d’une vie, ses chemins sinueux et ceux qui bordent les rizières de Sapa. Parfois, sur le bord du chemin, on y trouve de beaux gâteaux de terre et de fleurs.