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Senegal Njaay N° 13 - Juillet 2016 - www.senegal-njaay.com
Editorial…
CONVIVIALITE
D
ans un domaine à l’évolution aussi vertigineuse que la communication, chaque nouvelle pierre qu’on apporte à l’édifice ne peut être de trop, à condition qu’elle le consolide. Et là, SENEGAL NJAAY magazine a innové en abolissant les distances grâce au charme des rencontres. Ce journal n’est point un assemblage froid de feuilles. C’est un cadre interactif qui peut se transposer ailleurs, dans des rencontres baignées de la chaleur communicative. De ceux qui ont des choses à dire, et de ceux qui ont les canaux pour le dire. Car, il y a toujours un espace pour se parler, pour se dire les uns les autres, les choses qui nous préoccupent. Pour partager dans l’élégance, par les mots et par la tenue, loin de toute démesure. C’est cela aussi qu’on appelle CONVIVIALITE. Babacar KORJO Senegal Njaay N° 13 - Juillet 2016 - www.senegal-njaay.com
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A la une
P•6
AMINATA SOW FALL LA FEMME ET LES LETTRES
Yaadikoone ‘’le bandit social‘’
P•32
«On ne naît pas citoyen on le devient» P•36
INCIVISME
Sommaire…
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•••• Rubrique ••••••
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AMINATA
•••••• Figure Littéraire ••••
SOW FALL LA FEMME ET LES LETTRES
Aminata Sow Fall est écrivain, c’est en tant qu’auteur de ses romans devenus très connus en Afrique et dans le monde qu’elle a acquis sa célébrité, cependant, c’est en tant que promoteur de la lecture qu’elle est peut-être moins connue, mais plus déterminante pour l’avenir de la lecture et du livre en Afrique. Cet article suit l’itinéraire de la femme de lettres de dimension internationale qui a réussi à non seulement écrire des chef d’oeuvres, mais à ancrer l’amour de la lecture, culture et de l’engagement responsable pour la société dans des générations de jeunes Sénégalais. Senegal Njaay N° 13 - Juillet 2016 - www.senegal-njaay.com
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•••••• Figure Littéraire •••• ée en 1941, à SaintLouis, Aminata Sow Fall a obtenu en 2015 le Grand prix de la Francophonie de l’Académie française. Une consécration pour la Sénégalaise ! Si elle a été présélectionnée pour le Goncourt 1979, pour son romanLa grève des Bàttu, elle porte tout dans son écriture. Pionnière des lettres africaines, en langue française, elle se fait remarquer dès ses premiers textes. Le Revenant, roman publié en 1976, dépeint avec la plus grande justesse ce qui fera sa marque sur la société sénégalaise et africaine. La Grève des Bàttu, en 1979 qui sera porté à l’écran par le Malien Cheikh Oumar Cissoko, offre une plongée dans une révolte de mendiants dans les rues de Dakar ! Le comité du Grand Prix littéraire de l’Afrique noire récompense l’œuvre l’année suivante. Présélectionné par le jury du Goncourt en 1982, L’appel des arènes, soutenu par la vie d’un couple qui redécouvre ces racines culturelles à travers sa progéniture, est un autre récit qui force l’attention. Dans Ex-Père de la Nation,
en 1987, elle montre l’échec d’un médiocre politicien qui se prend à rêver en Père de la Nation, et finit par conduire son régime dans la dictature, puis dans le sang… Mais puisque l’écriture sert aussi à cultiver des espoirs, si ce n’est à soigner des plaies, les titres Le Jujubier du patriarche, Douceurs du bercail et Festin de détresse disent les orientations de l’écrivain. Docteur Honoris Causa de nombreux établissements universitaires, enseignée dans plusieurs pays d’Afrique, en France et aux Etats-Unis, l’auteure fait l’objet de films, mémoires et études. A m i n a t a
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Sow Fall, Oralité et société dans l’œuvre romanesque de Médoune Guèye (L’Harmattan, 2005) et le N°27 / 2015 de la revue Interculturel Francophonies situent, revisitent et offrent de grands éclairages sur ses écrits. La voisine immédiate de la Mauritanie, franchit pour la première fois le fleuve de ce côté-ci. Elle viendra nous dire ce que Ndar ndar apporte aux cultures du monde, à la littérature jusqu’au goût culinaire légendaire de l’île. Et rien ne se dément, car la plume accomplie a mis son art dans Un grain de vie et d’espérance : Réflexion sur l’art de manger et la nourriture au Sénégal, suivi d’une vingtaine de recettes…
BIBLIOGRAPHIE
essentiellement des romans • Le Revenant, 1976 NEA • La Grève des Bàttu, 1979 NEA • L’Appel des arènes, 1982 NEA • Ex-Père de la Nation, 1987 L’Harmattan • Le Jujubier du patriarche, 1993 Khoudia • Douceurs du bercail, 1998 NEI • Un grain de vie et d’espérance, 2002 • Truffaut • Festin de détresse, 2005 • Aminata Sow Fall, Oralité et société dans l’œuvre romanesque par Médoune Guèye • L’Harmattan Revue Interculturel Francophonies, N°27 / 2015 : Aminata Sow Fall : itinéraire d’une pionnière Senegal Njaay N° 13 - Juin 2016 - www.senegal-njaay.com
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Aminata Sow Fall,
L’ E l d o r a d o sous nos pieds ••• Par Ndey Codou Fall ••• Douceurs du bercail, publié en 1998 aux NEI, est un roman d’une rare lucidité signé par la Sénégalaise Aminata Sow FALL. Le sujet portant sur la migration recentre bien des jugements : «voir les gens et leur diversité pour comprendre le monde». Il renseigne aussi que «L’Eldorado n’est pas au bout de l’exode mais dans les entrailles de notre terre». Le texte, de celle qui a reçu en juin 2015 Le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française, demeure un écho à l’actualité cruelle des drames que l’on observe au quotidien. Senegal Njaay N° 13 - Juillet 2016 - www.senegal-njaay.com
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Asta Diop, femme il n’y a ni nuit ni jour, Ndey Codou Fal sénégalaise, envoyée tellement l’éclairage revient pour nous par son ONG en y est permanent. mission en France, a La seule mesure sur ce livre à relire. tous les documents du temps s’articule nécessaires pour autour des repas son voyage. servis : gobelets = Pourtant, durant les trois contrôles matin, sandwich = midi, bol de soupe au débarquement, elle subit toutes = soir. Voilà un mécanisme pour sortes de tracasseries et d’humiliations compter les jours qui passent. Comme à l’aéroport «parce qu’ils voient en c’est effarant de constater que «ces chacun un futur immigré». Asta fait Toubabs ne nous supportent plus», profil bas, et laisse les services du murmure Asta. Puis les interrogations contrôle faire leur travail. Pour elle, il qui se succèdent dans sa tête : Estne fallait pas empirer les choses. Mais ce qu’être différents empêche de vivre le fait de pousser les actes jusqu’à la ensemble ? Est-ce que l’essentiel n’est fouille corporelle intime avait quelque pas la culture, la terre et le patrimoine chose d’irrespectueux. Cela la met immatériel, tout ce qui rend l’Homme hors d’elle-même et la pousse à «une meilleur? N’est- il pas possible de rester rage bestiale». Aminata Sow Fall, soi, tout en s’ouvrant à l’Autre? auteure de ce récit, dira même qu’elle Après ce drame, «Asta la sénégalaise a l’impression d’être violée avec «des qui a failli tuer une douanière pour un mains gantées qui remontent le long simple contrôle de routine» (selon la de sa cuisse». Excédée, pas un mot rumeur) est perçue comme un monstre. ne pouvant traverser sa gorge, Asta Et même l’Ambassade du Sénégal en s’agrippe au cou de la douanière qui France qui est censé la représenter, et poussa un strident cri. Sa vocifération lui venir en aide, l’abandonne à son fera ameuter ses collègues. Et voilà sort. Seule Anne lui voue fidèle amitié. Asta emmenée au «Dépôt», que Et le mystère de «l’horreur», elle le d’autres appellent «L’Escale». C’est le découvrira plus tard dans un journal. début d’une extrême souffrance. Elle vit Elle décide alors, avec son mari Didier, la douleur de l’exil. Ce qui s’oppose d’aller demander assistance pour Asta aux Douceurs du bercail. auprès de son Ambassade. Là, à leur Anne, l’amie française d’Asta grande déception, ils ne reconnaissent rencontrée pour la première fois sur plus les gens à qui ils «portaient des le territoire fascinant d’une maternité, colis». Ils ignoraient que ces derniers avec qui elle tisse les liens d’une faisaient partie de ceux-là mêmes qui amitié indéfectible, s’inquiète du fait négociaient tout le temps des plans de ne pas trouver celle qu’elle est de carrière et des honneurs par le venue attendre à l’aéroport. Anne est truchement de compromissions avec d’autant plus inquiète qu’elle sait Asta les autorités françaises. Pour leur ego? toujours ponctuelle à ses rendez-vous. Certainement, puisque l’ambition et Au Dépôt (espace rectangulaire où le confort priment... Alors qu’au même s’entassent hommes, femmes et enfants), moment, ailleurs au bercail, la simplicité Senegal Njaay N° 13 - Juillet 2016 - www.senegal-njaay.com
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•••••• Figure Littéraire •••• des relations, la chaleur dans les sourires, la douceur dans le regard, la solidarité dans la pauvreté font loi. Mais au bercail aussi l’injustice, la corruption, les rêves brisés assombrissent le décor comme le montre le cas de Yakham. Yakham est né dans une famille indigente. Et on a l’impression que c’est un enfant béni, tellement tout lui réussit. Sa grande pauvreté ne l’empêche pas d’émerger du lot jusqu’à l’obtention d’une bourse après le bac. Il ira poursuivre des études à l’étranger. M a l h e u r e u s e m e n t, sa bourse «vendue», il plonge dans un désespoir sans fin qui l’incite à vouloir «partir». Au Dépôt, contraste des Douceurs du bercail, il rencontre l’héroïne Asta. Mais aussi Babou, expulsé lui aussi, malgré ses papiers parfaitement en règle, Séga, Dianor et Codé (qui après un viol au Dépôt décèdera dès son retour au pays). De retour au pays, parmi les siens, Asta découvre que la terre regorge de richesses au delà de toute espérance. Elle achète un terrain de dix hectares et tente l’aventure de l’agriculture avec son fils Paapi, son ami Labba, et ses compagnons d’infortune Séga, Dianor, et Babou. Par le truchement du destin, le dernier deviendra son époux, elle qui avait juré après son divorce d’avec Diouldé qui lui avait fait vivre l’enfer, qu’elle ne se marierait plus. Elle
se plie alors au proverbe qui renseigne «tant que va la vie» tout peut arriver ! Et c’est tant mieux. Portés par leur foi et l’espérance (la conviction que la terre ne ment pas), les nouveaux compagnons d’infortune réussissent. Un revirement de médaille ! La fête de la première moisson des Waa Reewu Takh a eu lieu après neuf ans de travail, d’endurance et de courage. Le succès est brillant qui prouve qu’il est possible de réussir chez soi. La récompense est Douceurs du bercail qui donne le titre au livre. Et à en juger par l’actualité dramatique de l’immigration, qui s’invite de nouveau dans nos quotidiens, ce livre publié il y a près d’une vingtaine d’années, n’a pas pris une ride. L’inspiration d’Aminata Sow Fall, juste alors !
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La romancière
humaniste
temps et sa raison d’être, mais qu’en tant que femme sénégalaise, elle ne se conçoit pas en tant que concurrente de l’homme. Dans la revue Amina elle dit : »Quand j’écris, je ne m’oppose pas à l’homme, j’écris non pas parce que je suis une femme, mais parce que je suis une citoyenne. Je n’écris pas pour montrer aux hommes que les femmes sont aussi capables qu’eux. Nous sommes tous dans la même société et elle a ses nombreuses questions qui se posent. Qu’une femme écrive sur ces problèmes me paraît tout naturel ».
L
e moment est venu de parler de l’écrivain humaniste, peut-être l’aspect le plus important et déterminant de la personnalité de Aminata Sow Fall. Cette grande dame de lettres sénégalaise, elle l’a souligné dans maints entretiens et interviews, n’est pas un écrivain militant. Si on lui demande son avis sur le féminisme, elle dira que chaque mouvement a son
Ainsi, Aminata Sow Fall souligne sa qualité de membre de la société dans laquelle elle évolue et qui lui inspire les thèmes de ses écrits. A l’instar des grands romanciers du monde, elle veut d’abord écrire, s’exprimer sur les questions de son monde, et ceci sans intention pédagogique ni didactique, ce qui aurait en effet ôté la qualité artistique de ses œuvres. Quand certains cri- tiques littéraires veulent l’insérer dans le carcan d’un écrivain donneur de leçons, elle expli- que ce qui la pousse à écrire : »Je n’ai pas la prétention de donner des leçons au lecteur. Je veux simplement amener le lecteur à réfléchir sur certaines facettes de la vie qui me paraissent
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importantes. Quand j’écris, je mets le doigt sur certaines tares et le lecteur est naturellement amené à rechercher des solutions ». Ecrivain sans prétention de pédagogue, mais pédagogue malgré elle, c’est ainsi que l’on pour- rait paraphraser l’impact de l’œuvre d’Aminata Sow Fall. Son profond humanisme est sans doute inspiré par les expériences de son enfance. Elle l’a passée dans un milieu familial et sociétal imprégné à la fois d’intense spiritualité, du sens de l’humain, de l’ouverture vers les autres, de tolérance et du respect des valeurs traditionnelles. La famille Fall de Saint Louis entretenait des liens séculaires et amicaux avec le grand guide de la confrérie des Tidianes, El Hadj Malick Sy, auprès de qui Aminata a pu recueillir un patrimoine de richesses spirituelles et philosophiques. La philosophie ou les motifs qui inspirent l’écriture d’Aminata Sow Fall sont donc de nature humaine et humaniste. Sa profonde spiritualité lui a donné le sens de l’abnégation et le dégoût des envies matérielles : En effet, après son retour de France, Aminata a dû se rendre à l’évidence que beaucoup de choses avaient changé dans son pays, que certains maux sociaux avaient fait leur apparition, qu’elle n’avait pas connus à son départ. La plus grande tare étant sans doute la primauté du matériel, au détriment de toutes les valeurs traditionnelles humaines comme la solidarité, l’entraide, la compassion, l’abnégation. La place de l’argent, le caractère superficiel des rapports humains, l’égoïsme, que ce soit au niveau individuel ou sociétal, dé- truisent l’homme et la société, ils appauvrissent
l’homme et dénaturent les relations : « Avec la seule satisfaction des besoins économiques, on risque de créer des monstres », dit Aminata Sow Fall, et elle en a donné l’illustration dans ses romans, à commencer par Le Revenant. La tragédie de tous ses personnages consiste en ce manque ou en cette perversion des valeurs, mais également en un refus du soi et de sa culture, comme dans l’Appel des Arènes. Le credo de Aminata Sow Fall en tant qu’écrivain, elle d’a donné en quelques mots : « Il faut exister, il faut être debout, cela suscite le respect et la dignité parce que vous respectez les autres ». En conclusion, on ne peut s’empêcher de déceler une intention pédagogique dans les écrits d’Aminata Sow Fall, car à travers ses personnages et la trame de l’histoire, elle donne l’illustration des tares de la société actuelle en proposant à chaque fois des ébauches de solu- tion. Dans l’Appel des Arènes, par exemple, nous avons en face de Ndiattou complexée et aliénée par rapport à sa propre culture, Malaw profondément ancré dans les traditions et les valeurs séculaires qu’il arrive à transmettre au petit Nalla. Dans tous ses romans, Aminata Sow Fall dessine des modèles et des contre modèles, il en sera ainsi dans son prochain roman dont elle nous a donné un aperçu. Afin d’aiguiser votre curiosi- té, je vous dirai tout simplement que très bientôt, nous pourrons lire Le festin de la dé- tresse qui parlera des gens qui s’enrichissent et se nourrissent du malheur des autres, mais qui révèlera surtout que le remède à cette détresse peut être l’amour, l’ouverture et la poésie.
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Aminata Sow Fall, oralité et société dans l’œuvre romanesque • par Médoune GUEYE Cette présente étude des romans d’Aminata Sow Fall publiés de 1976 à 1993 est une grande première dans l’histoire de la critique de ses œuvres. La monographie comprend cinq chapitres suivis d’une entrevue de l’auteure sénégalaise. Le critique articule clairement l’objectif de son exégèse, celle-ci consistant à l’analyse et à l’interprétation des diverses stratégies que l’auteure emploie pour créer «un univers traditionnel jusque-là porté par l’oralité» (34). C’est dans cette veine que Guèye souligne la prépondérance de la tradition orale et de la société dans la narrativité et pour le discours romanesque chez Fall. Une telle appréciation des écrits de Sow Fall trouve son articulation à travers une méthodologie fondée sur une analyse textuelle et culturelle.
F
aisant suite à une riche introduction bio/bibliographique très appréciable, le premier chapitre dévoile le contexte socioculturel, historique et littéraire qui a façonné ces romans. Guèye met d’ailleurs l’emphase sur l’engagement social de l’auteure, le contexte de son écriture et les tensions qui modèlent la créativité du langage littéraire dans son œuvre. Il mène aussi un inventaire historique de l’écriture de femmes africaines francophones afin de mettre en lumière la spécificité du Sénégal et celle du roman féminin qui,
selon lui, va au-delà d’une simple «représentation de la condition féminine» (21) pour peindre la condition humaine. Faisant appel à des critiques africains, Guèye attire l’attention sur la variété des sujets que Fall traduit en fiction ainsi que son engagement éthique en faveur du progrès social. La deuxième partie de ce chapitre aborde une question qui a fait l’objet d’âpres discussions, les notions d’oralité et d’écriture en l’occurrence. Aussi, celles-ci méritent-elles une réflexion plus poussée et plus approfondie, de l’avis du critique. Il avance
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de façon conséquente un point de vue délicat par son caractère réducteur : «l’originalité africaine se trouve dans ses rapports avec les formes de la littérature orale» (27). Il fait suivre ce commentaire par une proposition d’une lecture admettant «la présence des formes d’expressions culturelles de l’oralité dans le roman» (28), et cela en raison du contexte de production des œuvres littéraires africaines. Une telle approche se veut linguistique et intertextuelle, vu qu’elle tend à repérer les traditions orales dans la littérature africaine moderne. Guèye préconise une méthode d’analyse critique qui pourrait réduire la créativité de la littérature africaine moderne à un simple dialogue avec les traditions du passé. Pourtant, son argument de départ aboutira à une célébration de la créativité linguistique parmi les auteurs africains dont la praxis littéraire est marquée parce qu’il appelle «écriture sous tension» (30). Guèye fait ici allusion aux tensions «entre les langues et les univers symboliques» ; de telles tensions produisent «une dualité esthétique» (32) étoffée à travers la rencontre entre une langue étrangère et la littérature orale. À la lumière de l’analyse de ces particularités esthétiques, la fiction de Fall est un témoignage de l’africanisation du roman en tant genre occidental, dirait notre critique. Centré sur Le Revenant, le deuxième
chapitre s’ouvre sur une discussion du choix du «roman de mœurs», un genre, qui, selon les convictions de Sow Fall, peint de manière adéquate la société postcoloniale sénégalaise et ses tribulations. Le critique souligne subséquemment deux traits distinctifs de son œuvre, sa fidélité à la littérature orale traditionnelle et son panégyrique de la philosophie wolof notamment. Par ailleurs, Guèye déconstruit le caractère dualiste des romans de Sow Fall et note que cette dualité reflète la structure du conte populaire africain. Son interprétation met justement l’accent sur la tendance qu’a Sow Fall de créer des techniques narratives qui miroitent différents types de contes populaires, comme ses récits aux multiples facettes en rendent bien compte. Le fond de cette réflexion du critique illustre le lien intertextuel entre les romans de l’auteure sénégalaise et le conte africain ainsi que son travail d’amalgamation des contes en général. Le Revenant sert ainsi de modèle puisqu’il combine «la structure du conte de type I, ascendant, et du type II, descendant» (39). Il s’en suit une étude
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•••••• Figure Littéraire •••• de cas axée précisément sur le comportement de certains personnages et en relation avec les paradigmes structurels relevant de deux types de contes populaires. Gueye mène aussi une interprétation des proverbes locaux spécifiques que Fall emploie dans ce roman pour mettre à nu la consistance de la pensée et de l’éthique wolof en tant qu’elles agissent sur le protagoniste et sa famille. L’honneur est une vertu récurrente dans cette exégèse. Passé au troisième chapitre, Guèye donne une lecture de L’Appel des arènes qui fait correspondre sa structure tripartite à celle du conte populaire wolof. Ce propos est soutenu par une étude illustrative et une distribution schématique des personnages de ce roman comme des voies du désir, de l’initiation, de l’action et de la communication respectivement. Par ailleurs, Guèye clarifie la nature symbolique de l’initiation du jeune protagoniste, celleci se faisant par le sport traditionnel de la lutte avec en filigrane l’épopée du Kajoor de Lat-Dior. En définitive, un des arguments forts de Guèye met en valeur la dualité et l’équilibre d’une initiation qui s’accommode de certaines pratiques traditionnelles dans un contexte de modernité. Son analyse du rôle d’un des véhicules de l’hybridation identitaire, monsieur Niang en l’occurrence, et de l’expérience symbiotique du jeune Nalla, personnage principal du roman, magnifie la portée thématique et esthétique de ce roman. La Grève des Bàttu et l’Ex-père de la Nation figurent au cœur de l’herméneutique du quatrième chapitre. Le critique reste constant dans sa démarche en
mettant en parallèle le vécu des personnages dépeints dans ces deux romans et «l’action des héros et des anti-héros de la littérature traditionnelle» (96). Ici, la nouveauté de l’approche transparaît dans la référence à la dichotomie héros/anti-hero telle qu’inscrite dans le conte populaire, et à travers la promesse d’une lecture politique des romans de Sow Fall, ces deux traits étant bien soulignés dans le long résumé et dans l’étude thématique des personnages qui s’en suivent. Notons qu’une conclusion formelle apparaît pour la première dans cette monographie, et porte un message qui est cher à Sow Fall puisqu’il traduit son engagement humaniste, à savoir celui «d’une politique sociale communautaire comme garant de l’équilibre et du progrès dans la société» (124). Guèye renoue avec l’approche exégétique axée sur un seul roman dans le cinquième chapitre, tout en restant fidèle à son explication de la dualité qui s’avère être une caractéristique fondamentale de l’œuvre fictive de Sow Fall. Notre critique y dissèque Le Jujubier du patriarche, dont le récit chronologique s’étend du Romanesque fictif à l’épique poétique. L’intérêt réside ici dans l’attention donnée à l’écriture dualiste de cette auteure que Guèye décrit comme un «contre-discours ethnico-nationaliste sur la société sénégalaise» (126). La structure récurrente du conte populaire oral est occultée pour la première fois depuis le début de l’analyse. Un nouveau paradigme est cependant introduit dans un contexte herméneutique où la théorie du roman non seulement figure en bonne place, mais elle accom-
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mode d’importants concepts de la philosophie wolof tels qu’ils sont dramatisés à travers le récit de Le Jujubier du patriarche. Guèye met ici l’emphase sur le roman moderne avec lequel Le Jujubier du patriarche partage un trait commun, le fait de contenir plusieurs histoires en lieu et place d’une seule notamment. La diversité de ces histoires reflète un récit collectif comme la somme totale d’une variété d’actions ; d’où la corrélation notée entre la forme et le fond dans ce roman. Il est important de noter l’absence du mot «conte» dans la section dite «l’écriture Romanesque». Dans celle intitulée «l’écriture épique», Guèye revient de façon plus explicite sur la place de l’oralité dans Le Jujubier du patriarche, qu’il présente comme une reconstitution scripturale de l’épopée, longue de cent dix mille vers, de l’Almami et son lignage. Cette tâche s’effectue à travers les échanges verbaux entre, d’une part, le narrateur et son audience que sont les personnages, et entre le narrateur traditionnel ou griot et ceux-ci, d’autre part. C’est par le biais de cette pratique commune de l’oral que «Aminata Sow Fall donne à l’épo-
pée du Foudjallon (sic) les traits distinctifs du modèle sahélien» (140). Le rôle du griot dans cette reconstitution de l’épique est bien illustré par Guèye qui note que cette fonction accentue l’importance du contexte d’énonciation et la centralité des instruments de musique pour l’épopée. Sa description analytique du chant épique du Foudjallon donne aux lecteurs un aperçu sur le contenu et la double fonction narrative dans Le Jujubier du patriarche. Une telle dualité narrative se révèle par la voix des griots respectivement subversive et orthodoxe, Naarou et Yelli. La juxtaposition de leurs récits de l’histoire du Foudjallon est constitutive d’une esthétique de synthèse ou métissagequi va à l’encontre du «discours ethno-nationaliste sur la société sénégalaise» tout en soulignant «la polyphonie sociale» reposant sur l’intertextualité entre l’épique et le Romanesque. La
conclusion de cette monographie est un tour d’horizon des arguments clés qui y sont articulés. Guèye ne pro-
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•••••• Figure Littéraire ••••
cède pas à un résumé systématique des cinq chapitres du livre ; il précise l’objet de son étude de l’africanité dans l’œuvre de Sow Fall. Aussi, adopte-t-il une approche accentuant la langue et des données sociale et textuelle relatives aux pratiques orales de la littérature africaine traditionnelle. Ce qui est frappant dans la conclusion de Guèye, c’est sa prise en compte de l’Occident dans la définition du roman africain qu’il propose comme suit : «[…] parler du roman africain, c’est parler du roman, genre d’origine occidentale» (164). Pourtant, notre critique ne trouve aucun intérêt dans le roman africain en tant que legs occidental. La contribution
africaine dans ce genre semble être plus intéressante pour Guèye dont l’ouvrage incorpore différentes perspectives théoriques, ainsi que des études historiques et des interprétations textuelles diverses, la bibliographie témoignant d’ailleurs suffisamment de ce fait. Cependant, quelques petites erreurs facilement corrigibles sont à relever, ainsi «Ndiattou» au lieu de «Diattou» et «Bodji» pour «Mbodj». En outre, l’inclusion d’un addendum à la fin de ce livre offre une belle opportunité à la romancière de s’exprimer personnellement sur son œuvre, ses convictions et sa méthodologie. L’organisation de cet ouvrage satisfait deux objectifs : elle rend possible la transcription de deux dialogues, le premier reproduisant la lecture que Guèye fait des romans susmentionnés ; le deuxième engageant le critique et la romancière d’une façon beaucoup plus personnelle et plus directe. Cette dernière interaction est tripartite et éclaircit des points qu’une seule interprétation textuelle n’aurait pas pu fait ressortir pleinement. Néanmoins, l’addendum semble parfois redondant puisqu’il répète certaines citations déjà émises antérieurement dans le livre. Par ailleurs, l’inclusion de plus de contes populaires à la place de ce même addendum aurait mieux servi le propos de Guèye dans la mesure où il aurait illustré par l’exemple le rapport entre ce genre oral et les romans de Sow Fall. Au final, son livre offre une perspective critique unique sur d’importants textes littéraires. Médoune Gueye, Aminata Sow Fall, oralité et société dans l’œuvre romanesque, Paris, L’Harmattan, 2005.
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•••••• Littérature ••••
Ken Bugul: Thèmes abordés
« Nos ancêtres, les Gaulois », les germes de la rupture identitaire chez l’élève indigène
(non habitant des Quatre communes de Dakar, Rufisque, Saint-Louis, Gorée)
C’
est l’époque où l’Instruction publique française fait la chasse aux particularismes régionaux, imposant le français dans toutes ses écoles, prohibant les langues indigènes et tout folklore local, afin d’insuffler un esprit national à ses citoyens, le sentiment d’appartenir à une patrie commune. Cette politique fut appliquée tout naturellement aux colonies, sans discernement. D’où l’apparente absurdité d’un axiome tel que « nos ancêtres les Gaulois », qui ne peut s’expliquer que par cette volonté de donner une unité aux citoyens d’un « empire colonial » très hétérogène. Les indépendances ont coupé ce cordon ombilical, faisant en quelque sorte des « orphe-
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lins » des anciens colonisés, qui avaient perdu leur culture, leur identité, sans pour autant recevoir une culture, une identité de rechange viable : « Le colonialisme […] avait créé la distorsion des esprits pour engendrer la race des sans-repères. Le colonialisme avait fait de la plupart de nous des illogiques. Je ne voulais pas l’accepter » (p. 85). Ces élèves indigènes ont eu du mal à concilier les valeurs traditionnelles d’une civilisation communautaire et les valeurs d’une civilisation individualiste véhiculées par l’enseignement colonial, antagonisme fatal qui culmine dans cet axiome que l’on retrouve tout au long du livre,leitmotiv lancinant : « nos ancêtres, les Gaulois ». Ceci, seriné par des générations d’Africains, a bouleversé en grande partie leur vie. Ils ont refusé en bloc la famille traditionnelle, socle de l’épanouissement de l’individu au sein du groupe solidaire, et ont choisi l’assimilation. Mais ceux qui, comme Ken Bugul, croyaient avoir assimilé l’identité des anciens colonisateurs, qui avaient cru sincèrement pouvoir s’identifier « aux Blancs », ont découvert avec amertume que ces Blancs ne voulaient pas s’identifier à eux : « J’étais plus frustrée encore : je m’identifiais à eux, ils ne s’identifiaient pas à moi » (p. 67.) Ken Bugul a été marquée à vie par cet enseignement colonial, qui a conditionné tous ses choix par la suite. Ken Bugul se montre nettement critique par rapport à l’école française. Elle fut la première fille de sa famille à fré-
quenter cette école « qui allait bouleverser mille mondes et mille croyances qui se cachaient derrière les baobabs médusés en prenant des formes humaines » (p. 115). Elle souligne les aspects aliénants de cette école qui évoquait un monde occidental édénique, par opposition à un monde « noir », bête et laid : « le Noir était ridiculisé, avili, écrasé [...] On les représentait [les Noirs] à l’encre de Chine la plus opaque et ils étaient laids et sans lumière » (p. 106). Ken se perçoit elle-même comme l’archétype de cette formation déviante. Elle rêve de cet ailleurs fascinant dont parlent les livres, et qui l’éloigne des réalités africaines souvent très dures. Plus tard, sa quête de ce qu’elle appelle « la Terre Promise » (les pays du Nord - l’Europe - et tout ce qu’ils représentent) aboutit à un échec et, tout au long de son récit, elle associe l›école française à l›enfance perdue et à la solitude qui ont bouleversé sa vie. Il y a une étrange cohabitation entre l’inconscient collectif et le conscient individuel. L’inconscient ancré développe un complexe de supériorité et induit certaines pensées et comportements réducteurs. La conscience d’avoir hérité d’un passé lourd le pousse à adopter une attitude paternaliste qui, au lieu d’abattre la barrière du colonialisme, fait, au contraire, naître un poids dans le cœur des anciens colonisés. Ken Bugul refuse toute amitié possible, car elle est convaincue que, quel que soit son interlocuteur, il subsiste entre elle et lui ce poids avec ses clichés perpétuels sur les Noirs en général, et la femme noire en particulier. D’où ce sentiment implacable de
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•••••• Littérature •••• solitude sans issue possible à la limite de la névrose.
La quête identitaire
« Je ne me sentais pas libérée et je ne savais quoi. “Je ne m’assumais pas.” En tout cas, je virevoltais dans le tourbillon chutant. Je n’avais pas trouvé mes ancêtres les Gaulois, et rien à la place » (p. 88). « Je me défoulais mais je ne me découvrais pas » (p. 67). « Je pouvais m’abandonner à la recherche de mon moi véritable, qui était ma seule préoccupation » (p. 76). La quête identitaire est un des éléments clés de l’ouvrage de Ken Bugul. Ken voit son identité lui échapper. Cette perte d’identité et de repères est la résultante d’un enseignement colonial raciste, du départ de sa mère et d’une croissance chaotique dans une famille déstructurée. « De plus en plus le fossé se creusait, désespérément. L›Afrique me rappelait à elle par ses élans, ses instants de poésie et ses rites. Mais je tenais bon le lien avec les valeurs apportées par la colonisation. Je ne pouvais plus retourner sur mes pas, ni même jeter un coup d’œil en arrière. » Elle croit trouver la terre promise en Occident, mais elle ne tarde pas à déchanter. Elle découvre que l’Occident lui-même est en mal d’identité : « L’Occident venait de faire son diagnostic. Le développement économique, colonial, n’allait pas de pair avec un développement humain. L’être occidental, nostalgique des ères grandioses de son passé, ne s’épanouissait pas malgré tout. La société, le système étaient
remis en question. L’Occident s’étouffait lui-même et c’étaient des agonisants qui essayaient d’échapper » (p. 88). Elle se découvre la proie d’un Occident luxueux dans sa chute généreuse, « un pion dont ces gens-là avaient besoin pour s’affranchir d’une culpabilité inavouée. […] Leur décadence, je ne pouvais me l’imaginer, car depuis vingt ans, on ne m’avait appris rien d’autre d’eux que leur supériorité » (p. 74). Ailleurs, elle avoue, lucide : « De plus en plus je me rendais compte que je jouais un jeu avec le Blanc. Léonora m’en fit la remarque une fois : “Arrête de jouer, sois toi-même.” Mais qui étaisje ? » (p. 67). Elle comprend dès lors la nécessité pour elle de retrouver son identité, qui ne peut se faire qu’à travers un retour nécessaire aux origines des choses : « J’avais envie de courir jusqu’au village, de rester sous le baobab et de pleurer là jusqu’à l’évanouissement » (p. 87). Le baobab énigmatique, ambigu, son unique référentiel, témoin de la permanence des choses, son véritable moi : « Les retrouvailles furent applaudies par le baobab mort depuis longtemps […] ce baobab témoin et complice du départ de la mère, le premier matin d’une aube sans crépuscule » (dernière page). En fin de compte, tout au long du livre, en contrepoint ou en négatif, il ressort que l’Occident, gris et froid, décadent, trépidant, souffre peut-être davantage de « mal être » que l’Afrique traditionnelle, laquelle évolue avec lenteur dans l’immanence du soleil et des baobabs. Seuls ceux qui cherchent leur reflet dans le miroir occidental « brisent l’harmonie », au risque de
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•••••• Littérature •••• devenir « fous ».
Les mirages de la liberté
Avec Jean Wermer, Ken Bugul prend sa « leçon de libéralisme pour être dans le coup » (p. 70). Elle passe par toutes les phases possibles pour enfin « s’assumer ». Sur son chemin, elle ne croise que des mirages, et toujours l’effroyable solitude : « En Occident la solitude était une tourmente, la société n’offrait aucun refuge à l’âme » (p. 85). Le mirage de l’amour qu’elle croit apprivoiser en assumant une pseudo-liberté sexuelledestructrice sous toutes ses déclinaisons : concubinage, libertinage, homosexualité, ménage à trois (polyandrie), prostitution… « J’en avais réellement marre de n’être prise que pour ce sous-produit que je représentais » (p. 174). Le mirage de la drogue : « Ne venais-je pas des pays tropicaux où l’herbe poussait ? […] L’Occident désacralise tout. L’herbe, en Afrique, sert dans les cérémonies ou en thérapeutique, fonctions sacrées » (p. 76). Le mirage de la maternité, qu’elle s’acharne d’abord à détruire par l’avortement, puis à vouloir coûte que coûte retrouver : « Je voulais avoir un enfant. Jean Wermer trouvait que je ne m’assumais pas assez pour en avoir » (p. 87). Le mirage des amitiés blanches, d’où elle sort plus frustrée encore (« je m’identifiais à eux, mais ils ne s’identifiaient pas à moi » [p. 67]), et des amitiés noires qu’elle tient à distance : « Nous n’avions pas les mêmes préoccupations : ils se complaisaient dans la brume du compromis et moi je cherchais toujours. Et puis ce n’était pas avec eux que je voulais vivre ! »
(p. 67). Le mirage de l’indépendance nationale : « L’indépendance me déçut. Je croyais que l’indépendance allait me sauver. Je ne constatais aucune acquisition d’identité propre, aucun souffle. L’indépendance était comme la reconnaissance et l’officialisation de la dépendance » (p. 144).
La conscience féministe
Ken Bugul fait figure d’avant-garde parmi les Occidentales qui commencent leur lutte de libération. Sa conscience féministe naît de la découverte de la solidarité entre les femmes (la rencontre avec Léonara, l’Italienne). Selon elle, les femmes « ignorent qu’il n’y a pas “des femmes”, il y a seulement la femme. Elles devraient se retrouver, se connaître, s’imprégner. Elles ont des choses à se dire puisqu’elles sont toutes semblables. Se libérer n’est pas se détacher de ses semblables pour chercher l’amitié, la compagnie de l’homme » (p. 100). Ken Bugul évoque la communauté de destin chez les femmes : la souffrance et la solitude de la fille mère, l’exploitation des charmes féminins. Elle compare la vision africaine à l’occidentale : « Là-bas, dans le village, les femmes se donnaient des conseils, se confessaient, vivaient ensemble. Pourquoi ici a-t-on cherché à bouleverser la nature ? Insatisfaites, elles revendiquent. Que revendiquent-elles ? Pour pouvoir être bien avec les autres, en l’occurrence l’homme, il faut d’abord que les femmes soient bien avec elles-mêmes dans leur peau et entre elles. Il faut que les femmes s’acceptent » (p. 100). En Europe, Ken Bugul est surtout mar-
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•••• Découverte - Ndayane •••••• quée par les amitiés féminines. Elle est « consternée » par la défiance d’Hélène Denoël, pourtant « gentille, disponible, féminine » (p.103), qui se laisse « convaincre que [Ken Bugul était] trop femme pour ne pas être une redoutable rivale » : « cela ne faisait que confirmer les rapports décadents que les femmes occidentales entretenaient entre elles et avec toutes les autres femmes » (p. 105.)
La solitude
La solitude est une névrose qui « [la suit] silencieusement partout » (p. 110). Ken la fuit et elle la poursuit. Solitude de son enfance et de son adolescence, depuis le départ de sa mère qui la fait basculer dans un quasi-autisme. En Afrique, elle se replie sur un monde intérieur où elle rêve d’une autre vie, d’un autre monde. Elle imagine la famille qu’elle créera plus tard, une famille cimentée par l’amour qui lui fait tant défaut : « une famille avec qui partager les bonheurs et les chagrins. Une famille à laquelle je participerais » (p. 149). Son départ pour l’Europe est une nouvelle naissance pour elle : enfin elle va vivre, elle va être ! Elle va retrouver « ses ancêtres, les Gaulois ». Mais la désillusion est rude : à l’arrivée, la solitude est encore là, plus grinçante que jamais. Froide. Grise. Humide et nauséabonde. En découvrant que les Gaulois ne sont pas ses ancêtres, elle revit la rupture maternelle. Elle cherche désespérément un abri dans les drogues, la chaleur des autres ; elle veut noyer ce silence qui l’habite dans le tourbillon d’une vie tumultueuse et tapageuse, au bord de
la schizophrénie : « Cette solitude que j’avais retrouvée durement, avec le choc d’avoir perdu, ici, mes ancêtres les Gaulois. […] Cette solitude jusque dans les draps des amants d’un soir ; ce besoin lancinant des autres, introuvables » (p. 110).
Le poids de la polygamie
Les caractéristiques dominantes évoquées sont la tension et l’instabilité qui règnent dans ces foyers. Ken Bugul écrit ainsi : « les deux femmes du père s’engueulaient en silence, […] se réconciliaient, […]chacune en voulait secrètement à l’autre d’être là »» (p. 30). L’on sait que la mère de Ken, en désertant le foyer, a transformé la vie
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•••••• Littérature •••• de la narratrice elle-même. Ballottée d’une famille à l’autre, elle ne rencontre aucun point d’ancrage. Sa famille est une famille sans structures. Elle présente l’une de ces familles : « Je me retrouvai dans une famille immense, tout ce monde habitait ensemble. Les femmes, les enfants, les neveux, la sœur du mari […] Les quatre épouses se jalousaient à mort. Elles se battaient pour n’importe quoi en l’absence du mari. Elles rivalisaient à qui se soumettrait le plus à l’homme » (p. 151).
Signification et structure
Le roman est divisé en deux parties : la préhistoire de Ken et l’histoire de Ken. L’auteur montre toute la force de l’image. Celle-ci, très présente dans l’ouvrage, va se répéter tout au long du roman : « l’harmonie brisée ». L’auteur utilise les symboles d’une Afrique permanente : le baobab et la perle d’ambre. Le choix de l’image du baobab n’est pas gratuit de la part de l’auteur. La symbolique de «l’arbre de mille ans», «l’arbre bouchon», «l’arbre éléphant» est forte au Sénégal. Arbre de la sagesse africaine, il est en symbiose avec le mythe (esprits, …), il est l’hôte de la palabre, base de tout dialogue, signe de paix. Il est le symbole de la paix et de la non-violence pour ces peuples. Noble et Sacré, il a longtemps servi de sépulcre à la caste des griots. Son tronc était le mausolée des maîtres de la parole. Le Baobab possède un côté pratique et utilitaire : usage dans la pharmacopée, la cuisine, la confection de cordes et autres. Il est une manne, tant par ses fleurs, ses feuilles, ses fruits, son écorce et sa pulpe. Il peut nourrir les hommes
comme les bêtes. Il est admirable par sa résistance aux aléas de la nature : il peut supporter une longue période de forte sécheresse. La préhistoire de Ken est le prétexte pour raconter la genèse du baobab. La perle d’ambre aussi joue un rôle essentiel. Symbole de la féminité accomplie, du statut de la femme, cause de la douleur, cette perle identité, qui brisera l’harmonie, a été trouvée en l’absence de la mère. L’auteur montre qu’elle n’a pas oublié sa culture. L’histoire de Ken se déroule selon un enchaînement de temps forts qui correspondent à l’apparition des personnages. Ils marquent la progression dramatique. Suivre le cours des différentes rencontres de Ken Bugul, c’est suivre des pistes qui n’ont qu’un but : la découverte de son identité. Toutes ses rencontres - qui, malgré tout, n’arriveront jamais à remplacer la mère, parfois le père dans une moindre mesure - lui apporteront quelque chose dans cette nouvelle vie qu’elle tente de se forger en la mettant toujours en parallèle avec la culture des origines. L’auteur cultive à dessein l’ambiguïté entre le personnage narrateur et l’auteur du livre. Cela est pour elle une manière de démontrer celle de la vie elle-même. Le Baobab fou se caractérise par une écriture de « confession », à caractère autobiographique, et donc sujette à des allers-retours, et qui n’évite pas les contradictions ou les approximations inhérentes à ce genre. Mais cela même donne une touche « authentique » et sincère au récit. Il s’agit d’une quête du «lien» jusque dans les pires abjections de la vie.
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•••••• Interview ••••
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•••• Science ••••••
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•••••• Coin d’histoire ••••
Yaadikoone
‘’le bandit social‘’ ou bandit d’honneur Populaire ?
L
e bandit social est « un paysan hors la loi que le seigneur et l’État considèrent comme un criminel, mais qui demeure à l’intérieur de la société paysanne, laquelle voit en lui un héros, un champion, un vengeur, un justicier, peut-être même un libérateur ». Le phénomène du brigand au grand coeur.
Yadicone Ndiaye est né entre 1918 et 1922 à Nguekokh. Il était un «bandit social» très célèbre à Dakar entre 1946 et 1960. Le cambriolage fut l’une de ses spécialités. Ses cambriolages et évasions sont assimilés à des exploits. Il se présentait comme le protecteur des «êtres faibles « (enfants et femmes). Dans un inteview accordé au journal Le Populaire, Pape Mor Fall ami et lieutenant de Yaadikoone, témoigne sur le personnage. Yaadikoone lui rappelle le courage. Le nom de Yaadikoone lui rappelle ses déboires avec la justice.
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source: page facebook histoire du senegal
Le nom de Yaadikoone lui rappelle un homme extraordinaire, surprenant, sage. Mais le nom de Yaadikoonne ne lui a jamais rappelé un bandit. Car, d’après lui, contrairement à ce que pensent les Sénégalais, il n’en était pas un. Les gens, selon lui, nagent dans l’erreur en disant que Yaadikoone était un bandit alors qu’il était loin de l’être. Yaadikoone était le bienfaiteur des laissés-pour-compte de la société Yaadikoone faisait des choses que les Blancs considéraient comme un crime qu’on disait de lui que c’était un bandit. Yaadikoone n’a jamais toléré qu’on maltraite une femme, encore moins un vieillard ou un enfant.
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•••••• Questionnaire De Proust…•••
Avec…
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Fatou Ndiaye
Alias FatoO Serigne
Quelle qualité préférez-vous chez un homme? Responsabilité, honnêteté
que vous admirez? Mr Abdoulaye Wade & Mr Nelson Mandela
Et chez une femme? Personnalité
La célébrité dont vous rêveriez d’être l’amie? Mr Karim Wade
Le trait de votre caractère dont vous n’êtes pas très fière? je m’énerves trop vite Votre plus bel atout? Je suis sociable Quel défaut ne supportez-vous pas? la paresse Le petit plat qui vous fait craquer ? Soupe kandjaa Les personnalités
L’air que vous fredonnez sous la douche ? Waly Ballago Seck & Gaston Bandit Mic Votre destination préférée pour les vacances? Las Vegas & Dubaï L’objet du quotidien que vous ne pourriez pas lâcher? Mon téléphone Si vous étiez
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une ville? Venise Si vous étiez une couleur? Jaune Votre loisir préféré? Regarder des films Un rêve? Amener ma mère a la Mecque Votre plus grand bonheur? Avoir mon propre affaire Le lieu dakarois que vous préférez? La corniche Le Sénégal en trois mots? Deuk bu Macky Votre devise? Cultiver la joie
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••••••Coup de Gueule ••••
«On ne naît pas citoyen, on le devient» Le développement de notre pays nécessite la participation des femmes et des hommes conscients de leur responsabilité de citoyens. Or, « on ne naît pas citoyen on le devient». Aujourd’hui, comment pourrions-nous survivre dans un environnement de plus en plus concurrentiel si on se comporte avec incivisme et si nos entreprises et administrations ne sont pas encore prêtes pour relever le grand défi ? La mise à niveau de nos attitudes et nos comportements est un état d’esprit qu’il importe de développer au sein de l’ensemble de la population car de nombreuses personnes pensent encore que le développement est l’affaire uniquement de l’Etat. Le sénégalais, en effet, ne réalise pas que par son comportement le plus anodin, il peut soit favoriser, soit entraver le développement du pays et ceci dans tous les domaines ». Pour se construire, le Sénégal de la qualité a besoin de rigueur et de beaucoup de sérieux. Chaque citoyen doit être responsable à son niveau. Malheureusement, on est encore loin d’être conscient et beaucoup d’entre nous ne sont pas encore responsables. Le comportement de chacun retentit sur le développement du pays dans beaucoup de domaines.
Par exemple le cas des personnes qui ne respectent pas le code de la route. « Lorsqu’un citoyen est incapable de respecter le code de la route on peut le qualifier de tricheur d’immature et d’irresponsable », Le non-respect du code de la route a des conséquences très graves, il fait des morts et des blessés chaque jour avec tous ce que cela engendre comme coût pour la société. Le non respect du code est tellement
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banalisé que même l’immigré qui respecte méticuleusement le code de la route, ne le fait plus une fois, la frontière sénégalaise franchie. Pis, même les étrangers font de même après un court séjour au Sénégal. Elles sont rares voire inexistantes, les associations citoyennes qui se construiraient en totale indépendance des partis politiques. C’est malheureusement la règle ! Celles qui en constitueraient l’exception sont politiquement récupérées ou en subissent d’incessantes tentatives.* Le problème de la propreté des rues! « Nous considérons nos rues comme des poubelles, et elles sont devenues de véritables dépotoirs. Les ordures ménagères qui constituent une
source de microbes, sévissent dans l’indifférence totale puisqu’elles sont laissées à l’air libre». Ce ne sont là que d’infimes exemples qui démontrent comment notre comportement peut influer sur le développement de notre pays. L’éducation à la citoyenneté est donc essentielle. L’école a certes une part importante pour former l’Homme de demain. Mais, elle ne peut pas tout faire car le civisme ce sont des gestes et des attitudes qui se pratiquent quotidiennement et leur apprentissage se fait non stop et par conséquent en dehors de l’école aussi. La première concernée est la famille (parents et proches), mais toutes les composantes de la société : enseignants, acteurs politiques, ou société civile ou médias … peuvent chacun à sa manière contribuer à inculquer les valeurs morales et les comportements sociaux. Nous sommes tous responsables d’éducation à la citoyenneté. Les enfants sont de grands imitateurs, d’où le fait qu’ils vont en premier lieu, imiter le comportement de leurs parents et leurs proches. Or la plupart du temps, ces familles sont incapables d’inculquer ce civisme à l’enfant (par manque de temps ou autres). Vient ensuite le rôle des enseignants, ces derniers doivent introduire toutes les notions de civisme dans leur enseignement (respect des symboles de républiques, respect de l’environnement,
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•••••• Coup de Gueule •••• respect de l’autre, respect des espaces publics…). L’Etat a également un rôle important à jouer dans l’apprentissage de la citoyenneté. Il doit en effet, donner le bon exemple et être le garant de la loi. Or, moins de 10% des gens sont respectueux des lois par vertu. L’individu a tendance à s’adapter et à s’acclimater pour faire comme tout le monde. Donc un environnement laxiste n’est pas favorable au respect de la loi. La théorie dite «du carreau cassé»
est l’exemple parfait pour illustrer ce phénomène. En effet, lorsqu’on ferme les yeux sur un petit délit, il se généralise et finit par affecter toute la société. C’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics doivent agir avec rigueur pour appliquer les règlements. Les médias, la société civile, les organisations politiques doivent tous intervenir pour essayer de changer les mentalités. C’est un combat de longue haleine. Mais c’est le seul moyen pour faire du sénégalais un citoyen à part entière conscient et responsable.
M Cheikh Tidiane Ndiaye Consultant en sûreté et sécurité
Les comportements inciviques ont des effets ravageurs sur le tourusme il urge d’encourager un changement de comportements des Sénégalais appelés à être plus regardants sur la salubrité publique et leur façon d’agir. D’ailleurs la baisse de rentabilité du Tourisme de notre pays n’est pas toujours liée à des facteurs pour la plupart périphériques, mais elle a pour soubassement les comportements inciviques qui ont des effets ravageurs sur notre tradition de la Téranga et en voie de conséquence, sur l’attractivité de la destination Sénégal, en même temps que sur tous les secteurs de notre développement économique et social. Senegal Njaay N° 13 - Juillet 2016 - www.senegal-njaay.com
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