NOTO #2 - Été 2015

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Image de couverture : Sergeï Mikhailovich Prokoudine-Gorsky, Alim Khan, Emir de Bukhara, entre 1905 et 1915. © Library of Congress, Prints & Photographs Division, Prokudin-Gorskii Collection, [LC-P87- 8086A-2 [P&P] LOT 10338, e.g., LC-DIG-prok-02044]

www.noto-revue.fr 114-116 boulevard de Charonne 75020 Paris contact@noto-revue.fr

Le pouvoir érotique des livres pa r A l e x a n d r e C u r n i e r

Je n’emporte jamais aucun livre dans mes valises. J’aime devoir les acheter sur place, passer la porte d’une librairie, vivre sous la contrainte du choix, qui oblige souvent à lire des classiques. Je me souviens de ce séjour à Rome en 2011. À droite de la Piazza Mastai, il y avait un bouquiniste. Je me suis offert une édition de L’Amant de lady Chatterley de D.H. Lawrence. J’avais été attiré par les taches sur la reliure, le rose un peu fané et la préface signée par André Malraux et son appel à « intégrer l’érotisme à la vie [...] de lui donner tout ce qui, jusqu’ici, était donné à l’amour : d’en faire le moyen de notre propre révélation. » Je ne soupçonnais pas que cette lecture allait bouleverser mon été italien. Lorsque aujourd’hui mes yeux balayent ma bibliothèque et rencontrent le dos de cuir blanc abîmé de ce livre, frappé d’un or disparu, l’émotion vive, nette, fulgurante, libre, que m’a provoquée la lecture de cette histoire me revient autant que les odeurs, les lumières et les visages de Rome.

Suivez-nous sur : Facebook /notorevue Twitter @noto_revue D i r ect e u r d e l a p u b l i c at i o n :

Alexandre Curnier Co m i t é d e r é dact i o n :

Julien Brocard, Maxence Collin, Clémence Hérout, Ludovic Pin, Cordélia Trouvère Av ec l a pa rt i c i pat i o n d e

Gaëtan Akyüz, Nicolas Alpach, Marc-André Cotoni, Elsa Fottorino, Émilien Montay Co n c e pt i o n g r a p h i q u e :

Juliane Cordes, Corinne Dury I m p r i m é s u r l e s p r e ss e s :

Stipa, Montreuil Dépôt légal : ISSN :

juillet 2015

2427-4194

Avec Le Corps des libraires (La Bibliothèque), Vincent Puente a écrit le plus beau des guides. L’auteur a parcouru le monde et nous raconte l’histoire (vraie ou pas, à vous de le vérifier) de vingt librairies uniques. L’Unique Librairie par exemple qui, dans les années 1960, proposait à ses clients de se fier à son bon goût et ne vendait qu’un seul titre par trimestre. Le sous-titre de cet ouvrage est Histoire de quelques libraires remarquables & autres choses. L'une de ces autres choses, c’est l’émotion que suscite invariablement le livre. « Le libraire doit savoir conseiller un livre à même de devenir le fidèle compagnon d’une vie », écrit l’auteur. Rien que ça ! Les libraires sont des cupidons.

© Noto est une revue trimestrielle

Récemment, @HarounAlRachid raconte sur Twitter : « Assis sur les marches au soleil pour lire La Guerre des fleurs de Tad Willams, quand un SDF amateur de fantasy engage la conversation. [...] On a discuté trois quarts d’heure au soleil de littérature, de fruits et légumes. » L’auteur de ce tweet finit par offrir son exemplaire à son nouvel ami, puis rentre dans une librairie pour poursuivre son histoire et peut-être susciter une nouvelle rencontre...

Nos remerciements s’adressent

Donc, se rendre dans une librairie réserve beaucoup de promesses. Bien sûr, celui de rencontrer l’imagination, la pensée et la folie de notre monde. Celui d’être bouleversé personnellement par une histoire qui nous changera profondément, « ces livres qui furent surtout une découverte de moi-même, moi-même lecteur, bien sûr, mais surtout moi-même existant », comme l’écrit Françoise Sagan. Mais aussi, et ce dernier point est essentiel, la possibilité de provoquer des rencontres inattendues et même de tomber amoureux.

Nos remerciements s’adressent

La librairie La Hune, « lieu historique et de référence pour les intellectuels et les artistes », située dans le 6e arrondissement de Paris, a définitivement fermé le 14 juin. Et avec, combien d’histoires d’amitiés ou d’amours perdues ? Vous savez ce qu’il vous reste à faire si vous ne voulez pas rester seul. Ce deuxième numéro de NOTO vous accompagne cet été. Nous avons souhaité vous emmener dans un monde « sauvage » : celui de Claro, qui signe un texte inédit, ou d'Horacio Quiroga, le Maupassant uruguayen, avec une nouvelle illustrée, dont l’œuvre est habitée par la forêt. Faisant serment d’éclectisme, ce nouveau NOTO a invité Céline Arnauld, Confucius, la maison Malaparte, le peintre rococo François Boucher, Valérie Jouve, Chesterton et même le Louvre, pour une promenade où il est recommandé de regarder les plafonds... Bel été !

gratuite publiée par les Éditions Noto SARL au capital de 5 000€ © Tous droits réservés. La reproduction, même partielle, de tout article ou image publié dans NOTO est interdite.

à tous ceux qui ont contribué à la préparation de ce second numéro, en premier lieu les auteurs. également à nos premiers lecteurs et à nos premiers abonnés ; merci pour vos nombreux messages et vos encouragements spontanés. Nous remercions également l’ensemble des lieux de diffusion, pour l’accueil chaleureux et bienveillant qu'ils nous ont réservé.


P o rt r a i t

© Fabrice Guyot

fab r ice G u y ot

L’Intention (Les forfaits du bien), performance actée pour la première fois à Cergy-Pontoise en 1998 pour l’exposition OPTIMISTE, vidéo (6 min.), photo 40 x 60 cm.

Fabrice Guyot fabrique des signes-formes. Il déconstruit notre quotidien et réinvente nos espaces saturés par les messages. Avec humour et une certaine conviction politique, il explore la valeur et le sens de ce que nous laissons, à la fin. Formé aux Beaux-arts de Paris avec Annette Messager et à Cooper Union (NYC) avec Hans Haacke, son travail a notamment été exposé au LACDA de Los Angeles en 2015. fabriceguyot.tumblr.com

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fab r ice G u y ot

Brûler un feu, 2011 50 x 70 cm, impression pigmentaire sur papier archives. Nous sommes dévorés par le feu et nous tournoyons dans la nuit.

The End, All the king’s men 2014, tirage sur papier métallisé, 52,5 x 69 cm. « Mais comment se tenir à hauteur de tous les temps que cette image, devant nous, conjugue sur tant de plans ? » Georges Didi-Huberman, Devant le temps, Les Éditions de Minuit, 2000.

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François-Édouard Finet Depuis 1995, François-Édouard Finet se consacre exclusivement à la peinture. Il organise une à trois expositions par an, à Paris, en province et à l’étranger, dans des lieux qu’il investit seul ou avec d’autres artistes. Il vit en Normandie et travaille dans son atelier du 11e arrondissement de Paris. Sa peinture, entre figuration et abstraction, est l’expression vibrante de l’incarnation. Ou quand la beauté rend possible l’union de la chair et de l’esprit. www.fefinet.com AMANDINE BATTINI-JOSET Née en 1988 en Corse, étudiante, elle s’est tôt orientée vers la photographie argentique, s’inspirant notamment du travail de Nozolino et Fontcuberta. Son travail est marqué par sa fascination pour le vivant et les paysages. Il s’agit de sa première publication. lespasperdus.tumblr.com

Claro Romancier et traducteur, Claro est l’auteur d’une œuvre abondante, et récemment de Crash-test, paru cette année aux Éditions Actes Sud. Il a traduit Salman Rushdie, James Flint ou encore Thomas Pynchon. Également éditeur et critique, il codirige la collection « Lot 49 » aux Éditions Le Cherche Midi et tient un blog littéraire : Le Clavier cannibale (towardgrace.blogspot.com).

Serge Fauchereau Après avoir enseigné la littérature américaine à l’Université de New York, puis celle du Texas, Serge Fauchereau a travaillé pendant une dizaine d’années au Centre Pompidou comme commissaire de grandes expositions (Paris-New York, Paris-Berlin, Paris-Moscou, Les Réalismes, etc.) ; il exerce aujourd’hui dans diverses institutions muséales internationales. Auteur d’une quarantaine d’ouvrages de références Avant-gardes, Le Cubisme, Les Peintres mexicains (Flammarion), dont une douzaine de monographies. Il est le commissaire de la première exposition consacrée en France à Tristan Tzara : Tristan Tzara, l’homme approximatif - Poète, écrivain d’art, collectionneur au musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, à partir du 24 septembre.

Françoise Frontisi-Ducroux Helléniste, sous-directeur honoraire au Collège de France, membre de l’équipe ANHIMA, Françoise Frontisi-Ducroux est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Antiquité grecque, entre autres : L’homme-cerf et la femme araignée (Gallimard, 2003), Ouvrages de dames, Ariane, Hélène, Pénélope... (Seuil, 2009).

NO S INVI T É S Jean-Louis Gaillemin Fondateur de Beaux-Arts Magazine et L’Objet d’Art, Jean-Louis Gaillemin a enseigné à l’université de Paris Sorbonne l’histoire du design et de l’art contemporain. Il est l’auteur d’ouvrages de référence sur Alphonse Mucha (Prestel-Somogy, 2009), Salvador Dalí (Gallimard, 2003 ; Le Passage, 2002) ou Egon Schiele (Gallimard, 2005). Au début des années 2000, il reprend son travail photographique, ayant pour objet le corps, qu’il expose régulièrement. Il développe actuellement un projet d’exposition sur un important galeriste des années 1930.

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Catherine et Raphaël La rrère Présidente de la Fondation de l’écologie politique, professeur émérite à l’université de Paris IPanthéon-Sorbonne, spécialiste de philosophie morale et politique, Catherine Larrère s’intéresse depuis 1992 aux questions éthiques et politiques liées à la crise environnementale et aux nouvelles technologies. Elle a contribué à introduire en France l’éthique environnementale d’expression anglaise. Ingénieur agronome et sociologue, ancien directeur de recherche à l’INRA, directeur de la collection « Sciences en questions » (éditions Quæ) et président du conseil scientifique du Parc national du Mercantour, Raphaël Larrère a étudié les usages et les représentations de la forêt, la protection de la nature, et s’est spécialisé en éthique environnementale. Ensemble, ils ont publié : Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement (Aubier, 1997 ; Champs Flammarion, 2009) et Penser et agir avec la nature. Une enquête philosophique (La Découverte, 2015).

Jean Streff Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur. Il est notamment l’auteur d’un livre culte, Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990), des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005). Actuel Secrétaire général du Prix Sade, il vient de publier Théorème de l’assassinat (Les Âmes d’Atala, 2015).

Clémence Thune Directrice artistique et illustratrice parisienne, son style est un grand pied de nez à la mode du néo constructivisme morose, avec des images optimistes et décalées. Elle opte pour des formes moins définies mais plus franches et pétillantes. Elle laisse le noir et blanc de côté et puisque la rétine humaine le permet, elle exploite tout le spectre coloré avec enthousiasme. Fidèle héritière du graphisme français, elle expédie le style suisse et rend un hommage semi conscient à Villemot et Savignac.


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sommaire

S a u vag e

09 L’impensé sauvage

et les équarrisseurs en tergal

Texte inédit Pa r C l a r o

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46 M o t i f – A r c h i t e c t u r e

La maison comme moi

La puissance suggestive de la maison Malaparte est unique. Elle exalte la solitude et la métamorphose de l’artiste. Parcours. Pa r J e a n Lo u i s G a i l l e m i n

12 « Votre nature,

54 P h o t o

c’est notre culture »

Perdu et retrouvé

E n t r e t i e n av e c C at h e r i n e

Le monde réenchanté de Nicu Ilfoveanu

e t R a p h a ë l L a r r è r e

Pa r C o r d é l i a T r o u v è r e

19 La demoiselle lionne

Une nouvelle illustrée D e H o r a c i o Q u i r o g a

24 N o t o B e n e Noto aime et recommande

19

44 P o i n t & co n t r e p o i n t Faut-il tuer les langues mortes ? Pa r

Pa u l i n e H e ss e l

Blonde ou brune ? Pa r J e a n S t r e ff

« Les hommes ne supportent pas la superiorité de la femme »

D e X av i e r M a u n é j e a n

Cet objet du désir : Les deux odalisques de François Boucher

58

Presque célèbre : Céline Arnauld

37 Kakfa à Paris

D e C o n f u c i u s

C h ro n i q u e s

62

B o nn e s f e u i l l e s

39 Confucius ou la Science des princes

62

Pa r S e r g e Fa u c h e r e a u

Pour l’intelligence des poètes : Bucolique

68

Je m'voyais déjà Pa r F r a n ç o i s e F r o n t i s i - D u c r o u x

72

La faute à Voltaire

Pa r J u l i e n B r o c a r d

e t M at h i l d e S c h u h m a c h e r

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Sauvage


© François-Édouard Finet

P

ourquoi la littérature serait-elle sauvage, elle qui baigne et se prélasse dans l’immense cimetière de la domestication linguistique ? Depuis quand hurle-t-elle, cramponnée à une liane rebelle au fond d’anthologies envahies par de paisibles ronces régulièrement taillées ? En elle, en apparence, rien de fauve, si peu en vérité de déchaînement. Présente à la cour du roi, assise dans les auberges bourgeoises, somnolente sur les bancs académiques, frétillante dès qu’il est question d’un prix, d’une prime, éprise de lauriers en stuc et de podiums en caoutchouc, elle a longtemps calqué ses frises sur celles de la langue érudite, s’autorisant parfois des écarts quand un vent freluquet aux effluves de sédition soufflait dans la campagne alentour. On la dit irrévérencieuse, subversive, on lui dessine des crocs à même sa bouche aimable, qu’on colorie en rouge, mais le rouge, très vite, vire au rose, puis au gris, et de ses ambitions carnivores le temps ne fait qu’une bouchée. Parsemée de grandes têtes molles, la littérature semble bien souvent à mille lieues de toute sauvagerie. Certes, il lui arrive d’arpenter des îles prétendument désertes, sait en découdre avec les pagnes les plus ténus, et s’invente parfois des rites qu’on pourrait croire étanches aux

L’impensé sauvage et les équarrisseurs en tergal pa r C l a r o

diktats de la société. Mais se déhanchet-elle comme le King ? Gronde-t-elle comme Rodin ? Explose-t-elle comme Stravinsky ? Pourquoi cette propension à nous raconter de sémillantes anecdotes dont l’appendice se termine en frileuse morale ? Que sont ces constructions à la Viollet-le-Duc qu’il faut admirer dans l’ordre croissant de leur pierreuse vanité ? Allons. Oublions un instant les faciles servitudes et fades complaisances de la littérature qui ne semble piaffer qu’à de très rares et mesurés intervalles. Quoi ? Rien de sauvage sur la page toujours recommencée ? Nulle furie ? C’est qu’il convient de revisiter le sens de sauvage à l’aune de ce dont la littérature est capable. En effet, si sauvage désigne une vie proche de la nature ou du moins un comportement allergique aux jougs, alors il est fort possible qu’on peine à trouver dans les œuvres écrites la moindre

François-Édouard Finet, My Final Violent Garden (détail), 100 x 100 cm, huile sur toile, 2014.

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trace d’une insurrection permanente, viscérale, sauf à s’aventurer du côté des quelques « écrivains bruts » que la folie a pris soin de réduire vite à l’état léguminal. À cela, de toute évidence, une raison : ruer dans les brancards, la jouer éternel indigène, fier proscrit, autant de rebiffades qui ne mèneraient guère loin dès lors qu’il s’agit au contraire d’inventer des canassons troyens, de détourner des flèches made in Zénon, de faire bifurquer les hollzwege, d’inventer des langues faussement assagies, de se servir d’un imparfait pour faire basculer la société, l’air de rien. S’il fallait repérer et identifier une instance sauvage en littérature, c’est du côté de l’apparent acclimaté qu’il conviendrait de la chercher, sous la plume du scribe quiet qu’on croit assoupi. Kafka traverse la rue, son bureau l’attend, il rentre les épaules – en lui, derrière ses sourcils soucieux,


pourtant : la jungle. Flaubert arrache une plume à son perroquet empaillé : aussitôt le brame. Artaud n’est jamais autant sauvage que lorsqu’il enfonce la langue dans le corps. Entamez la fouace de Rabelais : déjà elle saigne. Suivez du doigt le tracé de la phrase déployée par Claude Simon : ce qu’elle charrie, ce qu’elle déloge, à jamais. Bien sûr, certaines écritures semblent affranchies des diverses poignes stylistiques et s’ébattre – se battre – dans un au-delà de la langue où le

bruissement et le rugissement mènent la danse, et l’on pourrait fort bien avancer les noms de Guyotat ou de Novarina, mais une fois de plus méfions-nous des peintures de guerre, car les véritables incendiés sont rares à ravager la savane. L’écrivain sauvage a retenu la leçon du gamin Rimbaud et sait singer autre chose qu’un « drôle très solide ». Pas question donc d’enfiler « des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve » et de jouer seulement des « complaintes, des

François-Édouard Finet, Sargent Daughters Are Gone, 100 x 100 cm, huile sur toile, 2014.

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tragédies de malandrins et de demidieux spirituels comme l’histoire ou les religions ne l’ont jamais été ». On peut être « barbare » dans sa langue à la façon d’un Michaux sans s’inventer pour autant « Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres » (Rimbaud, là encore). Rien de pire que le sauvage velléitaire, contrefait. Le tigre doit rester tapi dans les motifs. Le reconnaîtront assez tôt tous ceux qui ont fort peu d’appétence pour la pathétique communauté des caniches littéraires dont on nous vante régulièrement les coups de patte et les éclats de mini-crocs. Céline est sauvage dans l’ordure du cœur, Genet est sauvage dans la caresse ennemie, Beckett est sauvage dans la nuit du sujet, Duras est sauvage dans la tétanie du mot – et parfois certains saltimbanques savent eux aussi puiser au poison puissant, mais qui clame et grince des dents n’excite que les notaires de la plume. Pour être sauvage, soyons discrets. Larvatus prodeo. Oui, en « horrible travailleur », taillons modestement la lance qui transpercera le flanc de baudruche dont s’enorgueillit notre propre langue. La « vie sauvage » n’a pas de prix, n’en veut pas, et n’a pas non plus le goût fanfrelucheux du sacrifice. Elle est fièvre : une fête qui taille dans le vif de soi quand tous saluent les culbutes des équarrisseurs en tergal.

© François-Édouard Finet

sa u va g e


6, rue de Furstenberg 75006 Paris www.musee-delacroix.fr

Hippolyte Gaultron, Portrait de Delacroix d’après l’autoportrait des Offices © 2012 Musée du Louvre / H. Bréjat. Jardin du musée Delacroix © 2013 Musée du Louvre / A. Mongodin.

Venez découvrir le musée Eugène-Delacroix

Un atelier d’artiste au cœur de Paris


«   Vot r e n at u r e , c’est notre c u lt u r e  »

© Amandine Battini-Joset

sa u va g e


g r and ent r etien

Aldo Leopold appelait à réévaluer « ce qui est artificiel, domestique et confiné à l’aune de ce qui est naturel, sauvage et libre ». Enquête, à sa suite, sur une certaine conception de la nature apparue en Occident. E nt r etien avec C at h e r i n e e t Rap h a ë l La r r è r e P r opos r ecueillis pa r Ma x e n c e C o l l i n

La nature sauvage nous semble belle et authentique, tandis que l’homme sauvage nous paraît barbare et inquiétant. Comment expliquer cette apparente ambivalence ? C. L. On oppose communément le « sauvage » et

le « domestique », et cette opposition participe d’un ensemble d’autres oppositions bien connues : entre nature et société, nature et artifice, nature et culture... Répondre à votre question implique donc plus généralement de réfléchir à notre conception de la nature – aussi bien celle qui nous entoure que ce qui nous apparaît comme notre propre nature. L’A ntiquité occidentale n’a pas une vision aussi tranchée des choses. Pour le dire simplement, dans la pensée grecque classique, par exemple, l’homme fait partie de la nature. Il est un microcosme dans le macrocosme, placé en son centre en position d’observateur. La science antique repose sur l’observation des phénomènes naturels ; elle essaye ensuite d’en établir la cohérence par l’argumentation rationnelle, en un débat ouvert à tout homme doué de raison. Elle est en cela contemporaine de la démocratie. D’ailleurs, l’homme est pour les Grecs naturellement sociable : Aristote estime ainsi que la cité se forme par nature, elle est un prolongement de la nature qu’elle vient perfectionner. La morale consiste donc à porter la nature à son excellence. L’A ntiquité distingue bien nature et société, mais elle ne les oppose pas. Le christianisme va considérablement modifier cette conception : avec lui, l’homme n’appartient plus au règne de la nature mais au règne de la grâce. La nature est créée, et l’homme a été perverti par le péché originel. Il ne s’agit pas, pour lui,

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d’amener la nature à un état de perfection mais d’assurer son salut grâce au sacrifice du Christ qui, justement, est surnaturel. La rupture, certes, n’est pas complète, puisque le Moyen Âge va beaucoup emprunter à la pensée grecque, en particulier à Aristote, mais cela passe par une relecture très déformante des textes antiques. R. L. C’est à partir du xvi e et surtout au xvii e siècle, que va se mettre en place la conception moderne de la nature, en même temps que se développe la science moderne avec Copernic, Galilée, Kepler, Newton. Cette science-là n’a plus pour modèle le débat démocratique, mais l’établissement judiciaire de la preuve : elle circonscrit un objet d’étude, établit des protocoles d’expérimentation et de validation des résultats. La Modernité est nettement dualiste : d’un côté il y a l’homme, sujet rationnel, et de l’autre la nature, objet de sa connaissance et de sa maîtrise technique. Et cette maîtrise nécessite l’existence de spécialistes réunis en une communauté scientifique distincte du commun des individus. Le concept de nature va permettre aussi d’accorder du pouvoir aux scientifiques. C. L. Tout cela n’est évidemment pas sans conséquence sur l’idée que l’homme se fait de lui-même. À la même époque émerge l’idée d’un « état de nature » : on imagine quel pouvait être l’homme avant la civilisation, à l’état sauvage donc. Et lorsque Hobbes développe cette fiction comme une sorte d’expérience mentale dans le Léviathan (1651), il emprunte à Plaute une phrase à laquelle il donne un sens nouveau : « L’homme est un loup pour l’homme. » L’état de nature serait un état anarchique et violent dont il aurait fallu sortir en instaurant, par le contrat social, un état garant de la paix civile. C’est donc un idéal de rupture qui va gouverner la tache moderne : la civilisation ne perfectionne pas la nature, elle nous en arrache, elle nous libère de la sauvagerie. Cet idéal naît en un siècle où l’Europe connaît à la fois des affrontements civils et religieux terribles, et les débuts de son grand moment expansionniste et colonial. Mais cette perception négative de la nature va connaître une longue postérité : on la retrouve aussi bien dans une certaine lecture du darwinisme (la « survie du plus apte » de Spencer) que chez Schopenhauer et, à sa suite, Freud. À bien des égards, elle est encore sous-jacente à la mentalité de la plupart de nos contemporains : la médecine les soulage des maladies, l’agriculture intensive de la disette, etc. Bref, la société, la science et la technique nous délivrent de la dépendance à une nature rude et violente.


C. L. C’est assez simple. Dans un premier temps, la « découverte » de la nature, c’est simplement l’inversion des valeurs au sein de la même opposition entre nature et culture : la civilisation ne serait-elle pas plutôt, au fond, celle qui corrompt la bonté et la spontanéité de l’homme ? Cette vision du « bon sauvage » est présente, dans la réflexion moderne, de Montaigne à Diderot, notamment. Rousseau en a été fait le représentant. Le sauvage évoque alors la liberté et l’authenticité, la civilisation l’hypocrisie et la domination. Ce renversement est particulièrement flagrant aux débuts de l’histoire des États-Unis. Il s’opère au sein d’une même vision religieuse chrétienne. Le terme wilderness s’est imposé en anglais, depuis la traduction de la Bible du roi James (1611), pour désigner les terres « sauvages ». Pour les colons anglais, grands lecteurs de la Bible, la wilderness symbolisée par le désert est le lieu des esprits mauvais et de la tentation du Christ. Les grands espaces américains sont donc perçus à l’origine comme des lieux de déréliction, où l’homme est abandonné de Dieu. Mais dans la tradition chrétienne, l’épreuve du désert permet aussi la rédemption ; c’est au désert que l’ermite rencontre Dieu. Peu à peu s’opère le retournement : la wilderness célébrée par Thoreau et Emerson devient l’occasion d’une expérience spirituelle de libération. C’est cette idée qui va présider à la première initiative de protection de la nature : la création des grands parcs nationaux américains vides d’habitants humains, avec Yosemite (1864) puis Yellowstone (1872) et Séquoia (1890). Et ce modèle, diversement adapté, va être dominant – au moins jusque dans les années 1980.

Aussi bénéfiques soient-elles, ces initiatives ne cachent-elles pas une vision un peu réductrice de la nature ? C. L. Bien sûr. Voyez le film de Sean Penn, Into the Wild

(2007) : on part avec l’idée de retrouver l’authenticité et l’harmonie, mais en réalité cela se passe très mal. Derrière le fantasme, on retrouve toute la violence de cette nature. En réalité, les écologistes inspirés par la wilderness partagent avec ceux qu’ils dénoncent la même structure dualiste : l’homme est extérieur à la nature, il l’artificialise. Les uns s’en réjouissent, les autres le déplorent, mais tous finalement sont des Modernes. Il faut donc rester critique à l’égard de cette première écologie. C’est ce qu’a fait William Cronon, dans un article intitulé « The trouble with wilderness, or Getting back

© Amandine Battini-Joset

Et pourtant, Thoreau écrit dans De la marche (1862) : « Toutes les bonnes choses sont sauvages et libres. » Comment expliquer ce discours dissonant ?

to the wrong nature » (1996). Il reconnaît tout de même à quel point elle peut être opérante – qui pourrait regretter le réseau des magnifiques parcs naturels américains ? Mais il estime que la wilderness en dit plus long sur la mentalité américaine que sur la réalité de la nature. D’une part, elle trahit un certain élitisme : c’est la dimension romantique du sublime qui touche principalement les élites urbaines occidentales et ne concerne que des paysages exceptionnels et des espèces rares. D’autre part, elle masque une attitude coloniale : pour créer ces espaces immenses et sauvages destinés au loisir des promeneurs, il a fallu chasser les populations indiennes locales, ou bien les transformer en personnel de ces parcs, ce qui revenait à détruire leur culture. Voilà pourquoi ce modèle de protection de la nature, une fois exporté sur la planète, a essuyé la critique des pays du Sud : il est porteur d’une certaine idée de la nature qui n’est pas celle des populations locales, et qui masque la transformation de ces espaces en parcs de loisir pour riches occidentaux. R. L. La wilderness, c’est aussi l’idée qu’existe une nature permanente et stable, qui n’est pas affectée par l’homme. Or le développement de l’histoire écologique a révélé que les paysages prétendument sauvages que les pionniers américains ont découverts ne l’étaient pas vraiment. Quand les colons ont commencé à s’installer en Amérique

Ces paysages jugés sauvages étaient le résultat d’une histoire humaine ancienne et en portaient encore la marque.

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g r and ent r etien

du Nord, vers 1640, il y avait déjà cent cinquante ans que les populations autochtones avaient été divisées par dix, du fait des maladies contractées lors des premiers contacts qu’ils avaient eus avec les Européens. C’est en raison de cet effondrement démographique que les pionniers ont eu le sentiment de découvrir un territoire qui n’avait pas ou si peu subi l’action de l’homme. En réalité, ces paysages jugés sauvages étaient le résultat d’une histoire humaine ancienne et en portaient encore la marque. Cet ensauvagement a eu d’ailleurs un effet planétaire. Voyez le petit âge glaciaire qui a touché la France et l’Amérique du Nord du xiv e au xix e siècle. On estime qu’il est lié à une diminution temporaire mais régulière de l’activité du soleil, mais une hypothèse récente suggère aussi un autre facteur : l’effondrement démographique des populations amérindiennes. Moins nombreuses, elles se sont réfugiées vers l’intérieur des terres, abandonnant une partie de celles qu’elles cultivaient et défrichaient jusque-là. Il y a donc eu un reboisement considérable, et la multiplication des arbres qui ont fixé davantage de carbone a participé au refroidissement de l’atmosphère.

Le naturalisme est donc non seulement une idée moderne, mais une idée occidentale.

Il n’y a donc pas de nature, si sauvage qu’elle paraisse, qui n’ait subi, d’une façon ou d’une autre, l’influence des activités humaines... C. L. Oui. Des écologues ont montré que la forêt amazonienne n’est pas vierge et sauvage comme on le croit si souvent, car elle a été profondément transformée par l’activité millénaire de « jardinage » des populations amérindiennes. Et ce constat pourrait être répété dans de nombreux lieux d’apparence sauvage. Ce que nous prenons pour une nature est en fait leur culture. L’anthropisation de la nature est aussi ancienne que l’humanité. Mais les effets de cette anthropisation n’ont atteint que récemment un point tel que la possibilité même de distinguer entre l’homme et la nature en a été affectée : c’est à cet effacement des frontières que l’on donne le nom d’« anthropocène ». Cela ne signifie pas pour autant que toute interaction entre l’homme et la nature soit négative. Si l’on accepte de prendre pour critère la sauvegarde de la diversité et de la richesse naturelle, on constate en effet que la présence humaine n’est pas toujours un facteur de dégradation. Tenez : des espèces apparaissent et disparaissent sans cesse, c’est naturel. Mais les disparitions se sont dramatiquement accélérées sans que NOTO

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les apparitions n’augmentent en compensation. On aurait pu croire que les espaces « sauvages » sauvegardés y seraient plus favorables. Or il s’avère, dès les années 1970-1980, qu’ils sont à la fois trop peu étendus et trop isolés les uns des autres pour être pleinement efficaces. À l’inverse, il se peut que l’homme, en maintenant ouverts des milieux qui se reboiseraient rapidement s’ils étaient laissés à eux-mêmes, permette à une plus grande variété d’espèces animales et végétales de trouver leur place. S’il se peut que des espaces dits anthropisés soient plus riches en biodiversité que des espaces dont l’homme a été exclu, c’est qu’il nous faut développer une autre approche qui n’oppose pas la nature et l’homme. Voilà pourquoi on privilégie a u jou rd ’ h u i l ’ id é e d e b iod ive rs ité à ce l l e de wilderness. Le terme est apparu en 1986, à un congrès de biologie de la conservation à Washington, et s’est peu à peu imposé comme norme de protection de la nature. C’est le cas en France, avec la loi Barnier de 1995. Si la biodiversité implique de concevoir le social et le naturel comme entremêlés, qu’en est-il alors du dualisme moderne qui les oppose ? C. L. Ce dualisme a beaucoup été critiqué en France, notamment par Bruno Latour (Nous n’avons jamais été moderne, 1991, et Politique de la nature, 1999) et Philippe Descola (Par-delà nature et culture, 2005). Ce dernier, par exemple, montre bien que les humains ont développé plusieurs autres façons de concevoir leurs rapports avec les non-humains. C’est ce qu’il nomme des « ontologies ». Il y a l’analogisme, qui postule une sorte de « chaîne des êtres », de hiérarchie allant des êtres les plus imparfaits aux plus parfaits, qu’ils soient humains ou non-humains (la hiérarchie des castes et des animaux dans le brahmanisme indien, par exemple). Il y a le totémisme, qui rassemble dans un même groupe des êtres humains et non humains selon les qualités physiques et morales qu’ils partagent (chez les Amérindiens d’A mérique du Nord, certains hommes seront associés, par exemple, à l’ours ou à l’aigle, non pas parce qu’ils y ressemblent, mais parce que le contraste physique et moral qui sépare ces animaux est similaire à celui qui existe entre ces individus). Il y a l’animisme, pour qui humains et non-humains ont une intériorité de même type, mais diffèrent physiquement (il peut donc y avoir communication entre les hommes, les animaux et les plantes malgré leurs différences physiques, comme chez les Ashuars, ces Amérindiens parmi lesquels Descola a vécu). Enfin, notre naturalisme, qui est l’inverse de l’animisme, puisqu’il admet qu’humains et non-humains sont tous


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soumis aux mêmes lois universelles de la physique, mais ne reconnaît d’intériorité qu’aux hommes. Le naturalisme est donc non seulement une idée moderne, mais une idée occidentale. Nous ne pouvons plus le considérer naïvement comme universel, comme le font encore les défenseurs d’un certain humanisme comme Luc Ferry. Dans notre premier livre (Du bon usage de la nature, 1997), nous avons insisté sur l’historicité de nos conceptions et de nos représentations de la nature. Mais, à la différence de bon nombre de chercheurs français, nous ne pensons pas qu’il faille pour autant abandonner la distinction entre nature et culture, nature et société, naturel et artificiel... Pourquoi ? D’une part, parce que le dualisme occidental, si critiquable soit-il, a permis le développement d’un savoir scientifique très utile, y compris pour protéger aujourd’hui la nature. D’autre part, parce que, comme nous l’avons dit, ce cadre dualiste n’a pas empêché l’émergence d’une première critique de notre dévalorisation de la nature. Enfin, parce que l’urgence est moins de critiquer les prétentions universalistes du discours écologique occidentale, que celles de son discours économique, qui est bien le plus destructeur tant de la nature que des conditions de vie de la majeure partie des humains. R. L. J’ajouterais aussi qu’une ontologie, c’est un idéal type : cela permet d’établir des distinctions théoriques utiles entre différentes visions qui sont rarement pures en pratique. On peut vivre et penser dans une ontologie dominante, et avoir recours, dans une certaine mesure, à des ontologies dominées. Par exemple, malgré notre dualisme nous pouvons être à l’occasion plus ou moins animistes : si nous parlons à nos animaux domestiques, c’est que nous leur accordons une certaine forme d’intériorité. Nous sommes donc des naturalistes impurs, et cette impureté n’est pas scandaleuse. De même, les populations non occidentales n’ont pas eu besoin d’abandonner leur vision de ce qui est pour nous la nature, pour apprivoiser habilement notre discours et négocier avec nous. Des concepts comme Buen Vivir ou sumak kawsay, par exemple, n’ont rien d’authentiquement amérindien, mais ils permettent d’établir un dialogue entre des traditions de pensée différentes pour promouvoir un refus commun de l’économisation du monde. On ne peut de toute façon changer de tradition de pensée comme on change de chaussures. De même que l’on peint dans la peinture, de même que l’on fait de la musique dans la musique, on est un peu obligé de penser dans la tradition de pensée dont on est issu, même si l’on veut faire quelque chose de nouveau. Mais alors que peut-on faire, justement ? Selon nous, il faut desserrer l’étau du dualisme, ne plus avoir

un rapport naïf à lui et maintenir la distinction entre nature et culture sans en faire une opposition. Ce serait déjà beaucoup. C. L. C’est là que les Anciens dont nous parlions peuvent être intéressants. Pour ce qui est des animaux, par exemple, un débat va traverser toute l’A ntiquité, comme l’ont montré Richard Sorabji ou Élisabeth de Fontenay. Bien sûr, les humains sont des êtres doués de parole et donc de raison (deux termes qui traduisent le grec logos), mais cette caractéristique les met-elle absolument à part du reste des êtres ? Ce sont surtout les stoïciens qui ont déclaré les animaux alogos, c’est-à-dire privés de rationalité langagière, et ils ont développé toute une argumentation en ce sens. Mais il existe une tradition opposée qu’illustre notamment Plutarque lorsqu’il s’attache, contre eux, à collecter toute une série d’anecdotes prouvant l’intelligence animale. On retrouve ce débat aux xvi e , xvii e et xviii e siècles. D’un côté, Descartes, dans un passage célèbre du Discours de la méthode (1637), reprend les arguments des stoïciens lorsqu’il compare les animaux à des machines dénuées de conscience. De l’autre, Montaigne cite Plutarque pour attaquer l’arrogance des Modernes dans L’Apologie de Raymond Sebond et dans d’autres parties des Essais (1533-1592). Rousseau fait de même, dans son traité sur l’éducation, l’Émile (1762), quand il fait du jeune Émile un quasi-végétarien. On voit donc que, sans sortir de la tradition de pensée occidentale, il est possible de procéder à des aménagements, de faire jouer un courant contre un autre, etc. Quelles conséquences cet assouplissement du dualisme a-t-il sur notre façon de préserver la nature ? C. L. Il faut d’abord préciser que cet assouplissement n’implique pas la suppression des espaces naturels laissés à eux-mêmes. On peut faire cohabiter différents types de natures qui ont chacun leurs différents avantages. Ces espaces dits sauvages peuvent être des sortes d’écoles de modestie : ils nous rappellent que l’homme n’est pas le tout du monde, et qu’il est possible d’éprouver de la gratitude à l’idée que tout ne dépend pas de nous, que tout n’est pas entièrement en notre pouvoir. Nous avons tout intérêt à maintenir ces

Ces espaces dits sauvages peuvent être des sortes d’écoles de modestie : ils nous rappellent que l’homme n’est pas le tout du monde, et qu’il est possible d’éprouver de la gratitude à l’idée que tout ne dépend pas de nous...

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g r and ent r etien

nous préoccuper de la biodiversité est donc de sortir des parcs et des réserves pour s’intéresser aussi à la nature ordinaire, celle que les hommes côtoient, transforment et détruisent allègrement, y compris au cœur même des villes. C’est une politique plus ambitieuse, mais qui pose aussi plus de problèmes, car il faudrait intervenir partout et se heurter à des intérêts multiples, avec à chaque fois moins de moyens, évidemment...

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Justement, quel regard portez-vous sur la prise en charge politique de l’écologie ?

lieux pour notre enrichissement moral. Ils sont, qui plus est, d’un grand intérêt scientifique, puisqu’ils permettent par exemple d’étudier la façon dont la nature, spontanément, s’adapte au réchauffement climatique, ce qui fournit des indications précieuses pour éviter la diminution de la biodiversité dans des zones plus mêlées. R. L. Il reste que le modèle de protection de la nature inspirée de l’idée de wilderness, lorsqu’il est dominant, pose non seulement les problèmes philosophiques que nous avons évoqués, mais aussi des problèmes écologiques ! Car tandis que l’on met sous cloche certains espaces naturels, qu’en est-il du reste du territoire ? Avec l’adoption de la biodiversité comme norme de la protection de la nature, on prend conscience qu’il ne s’agit pas simplement de se préoccuper de lieux remarquables ou d’espèces rares qui nous fascinent par leur caractère sauvage... L’érosion de la biodiversité concerne toutes les espèces et tous les lieux, y compris ceux que l’on juge banals. À quoi bon protéger des animaux menacés de disparition, comme le busard ou les aigles de Bonelli, si dans les dix ans passés 20 % des effectifs des oiseaux communs ont déjà disparu dans les campagnes françaises ? La première conséquence de la façon dont nous devons NOTO

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R. L. Nous avons en France cette sale manie de tout traduire de façon technocratique. Prenez l’exemple des trames vertes et bleues, ces corridors écologiques permettant de relier des espaces considérés comme des réserves de biodiversité et d’assurer la circulation des animaux. Autant certains pays, pour déterminer leurs tracés, ont procédé par consultation, commune par commune, mobilisant les savoirs vernaculaires au même titre que les savoirs des naturalistes, autant la France a préféré sortir les mégaoutils du Muséum national d’histoire naturelle, organiser des négociations entre institutions, pilotées par les conseils régionaux... un dispositif invraisemblable pour aboutir à des solutions médiocres sur le terrain, qui, bien qu’il suffise « d’en tenir compte » (et pas de se mettre en conformité avec lui) mécontentent les aménageurs, les maires, les populations et sont parfois écologiquement peu probantes. Il est certainement important de poser un diagnostic scientifique, d’évaluer les trajectoires des milieux et leur impact sur la biodiversité. Mais à partir de là, nous ne pouvons plus affirmer qu’une solution unique s’impose à nous. Si nous acceptons que l’homme fait partie de la nature, et qu’il doit y être actif (ce que concevait fort bien Aldo Leopold) alors nous sommes au contraire placés face à un ensemble de choix. Il nous faut arbitrer entre diverses solutions plus ou moins favorables à la nature, plus ou moins favorables aux hommes. On pourrait tout à fait imaginer des consultations locales, réunissant en un débat les humains et des porte-parole des non-humains concernés pour essayer de concilier le plus possible leurs intérêts respectifs.

Il est beaucoup question aujourd’hui de développement durable, de technologies vertes... Pensez-vous que la technique puisse résoudre la crise environnementale ? C. L. Le problème s’est posé très tôt. En 1972, dans

le rapport Meadows, le Club de Rome s’alarmait de l’épuisement de ressources finies, comme le pétrole. Avec le recul, ce problème nous paraît presque


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secondaire : non seulement nous avons trouvé de nouveaux gisements, mais surtout, nous savons que la principale menace est une limite de charge, de poids que l’humanité peut peser sur le monde. Quoi qu’il en soit, à l’époque, les économistes s’insurgèrent et refusèrent de considérer une possible limite à notre croissance et à notre développement. L’idée que la technique allait pourvoir à tout s’est immédiatement imposée et on la voit ressurgir depuis, avec plus ou moins de confiance... On parle aujourd’hui, par exemple, de venir à bout du réchauffement climatique en imitant une éruption volcanique, ou bien en envoyant des nuages de particules qui feront obstacle aux rayons du soleil, ou encore en répandant des nanoparticules de fer dans l’océan... Beaucoup d’argent est dépensé dans ces projets de géo-ingénierie. Mais, bien évidemment, nous n’avons aucune maîtrise de leurs effets secondaires. Sans compter qu’un pays peut très bien décider de recourir à ces techniques sans l’accord des autres. Cela pose donc des problèmes géostratégiques, économiques et écologiques colossaux. Pour autant, nous ne sommes ni technophiles ni technophobes – ce qui dans les deux cas, manifeste surtout une fascination pour la puissance de la technique. Celle-ci est, pour ainsi dire, naturelle à l’homme. Il ne s’agit donc pas de la rejeter, mais de réfléchir à une maîtrise de notre maîtrise. Nous pensons qu’il ne suffit pas de faire moins, il faut aussi faire autrement. Et pour cela, il faut étudier l’insertion des techniques dans leur environnement, afin d’en minimiser les conséquences secondaires involontaires qui sont aujourd’hui de plus en plus incontrôlables à mesure que la technique se complexifie. R. L. Nous avons donc proposé de distinguer deux types de techniques : la « fabrication » et le « pilotage ». Prenons un exemple. Comment a-t-on fait du vin ou du fromage ? Par essais et erreurs, les populations humaines ont fini par maîtriser la fermentation, qui est un processus naturel. Nous appelons ce type de technique le « pilotage », qui consiste à utiliser au maximum les processus naturels pour obtenir le résultat voulu et donc à tenir le plus grand compte possible du contexte naturel. Cela n’a rien de synthétique, ce n’est pas une construction comme peut l’être le verre, qui lui, relève de la « fabrication ». De même que nous n’opposons pas nature et culture, nous n’opposons pas le pilotage et la fabrication. Toute technique mêle plus ou moins les deux. L’enjeu n’est donc pas d’abandonner la fabrication au profit du pilotage – ce serait impossible –, mais de privilégier une culture technique du pilotage à une culture technique de la fabrication. Même si l’on fabrique un artefact, il faut le concevoir en tenant compte du contexte naturel de sa création et du contexte social

de son utilisation. Or nous faisons exactement l’inverse : nous standardisons pour pouvoir le diffuser tel quel de par le monde. L’idée des panneaux solaires est par exemple très astucieuse, mais ils sont conçus de façon standardisée, pour servir en toutes circonstances. N’aurait-il pas fallu les concevoir en fonction du climat et de la géographie locale ? S’est-on soucié de savoir s’ils seraient recyclables ? Si leur construction n’était pas elle-même polluante ? Prenez encore l’agriculture : traditionnellement, elle doit composer avec les saisons, la faune du sol, les insectes pollinisateurs, les intempéries et tâcher d’en tirer parti au mieux. Mais elle utilise de plus en plus de moyens issus de l’industrie et se conçoit presque aujourd’hui comme de la fabrication d’aliments. De même, les biotechnologies accompagnent des processus naturels, mais elles sont conçues selon une culture technique de la fabrication, ce qui les rend, en l’état, dangereuses. À chaque fois, nous ne maîtrisons pas les conséquences de ces techniques, et nous ne nous en soucions pas sérieusement. Ce souci d’anticipation est plus simple dans une culture technique du pilotage, car lorsqu’on travaille avec la nature et ses limites, on ne peut tomber dans l’illusion de la maîtrise totale. Il faut renoncer au côté démiurgique de la fabrication, et rester humble. Mais cette attitude est à cent lieues de la recherche actuelle, qui multiplie les promesses pour obtenir crédits et postes. Elle est à cent lieues aussi de l’attitude des marchands de technologie qui n’aspirent qu’à vendre leurs produits. NOTO

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La demoiselle lionne U ne nouvelle de H o r ac i o Q u i r o g a illust r ations C l é m e n c e T h u n e

© Clémence Thune

L’œuvre de l’écrivain uruguayen Horacio Quiroga (1878-1937) est habitée par la forêt sauvage. Pour Quiroga, « la vie dans la forêt est un raccourci pour atteindre l’essentiel : l’homme et ses limites, l’inextricable danger ou mystère du réel dont l’impénétrable forêt est plus qu’une métaphore », explique son traducteur. La jungle, objet d’une expérience personnelle, très physique, qu’il va rencontrer à la suite d’une terrible histoire. En 1902, alors qu’il apprend à son meilleur ami le maniement d’un revolver, il le tue accidentellement. Quiroga quitte tout, puis, après un passage à Buenos Aires, décide de s’enfoncer dans la forêt vierge. De là naît sa littérature. Son style est unique et s’exprime parfaitement dans la nouvelle et la forme du conte, où se croise naturellement le fantastique. « Les mots doivent être comme des flèches », explique-t-il. Ses histoires touchent plus que le cœur, elles secouent l’âme. L’œuvre de Horacio Quiroga est publiée en France par les Éditions Métailié.


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orsque l’être humain, faible, nu et sans griffes, eut dominé les autres animaux grâce à son intelligence, il commença à craindre pour le destin de son espèce. Il avait atteint les plus hautes cimes de la pensée et de la beauté. Mais derrière de tels triomphes, exclusivement spirituels, obtenus aux dépens de sa nature originelle, l’espèce se mourait d’anémie. À l’issue de cette lutte sans trêve, dans laquelle l’esprit avait épuisé toutes ses ressources en dialectique, sophismes, embuscades et pièges, il ne restait plus dans le cœur humain une seule goutte de sincérité. Aussi, afin que la race exténuée retrouvât sa fraîcheur primordiale, les hommes eurent l’idée d’introduire dans la cité et d’élever parmi eux un être qui leur servît d’exemple vivant : un lion. La cité dont nous parlons était comme il se doit entourée de murailles, au sommet desquelles les hommes contemplaient avec envie les animaux fougueux, au sang riche et vif, courir en liberté. Une délégation s’en fut à la rencontre des lions et leur tint ce langage : « Frères ! Notre mission est aujourd’hui de paix. Écoutez-nous bien et n’ayez nulle crainte. Nous sommes venus vous demander

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une jeune lionne que nous élèverions parmi nous. Nous vous donnerions l’un de nos enfants en otage, qu’à votre tour vous élèveriez. Nous nous chargerions de l’éducation de la jeune lionne dès ses premiers jours et l’exemple de sa vigueur profiterait à nos enfants. À leur majorité, l’un et l’autre décideraient librement de leur sort. » De longues heures durant, les lions aux regards obliques méditèrent sur cette franchise inhabituelle. À la fin ils acceptèrent. Ils se retirèrent donc dans le désert avec un petit d’homme de trois ans qu’ils accompagnaient à pas lents, tandis que les hommes revenaient à la cité, portant dans leurs bras, avec d’infinies précautions, une jeune lionne, très jeune, qui avait ouvert les yeux le matin même et qui fixait sur les hommes qui la portaient à tour de rôle, le regard transparent et vide de ses yeux bleus. Nous parlerons du petit d’homme une autre fois. La lionne, elle, fut entourée de soins et d’attentions sans limites. La cité entière voyait dans cet être fragile un étrange et divin messie, dont elle espérait son salut. La tendre et sauvage pupille fut élevée et éduquée avec un amour de tous les instants. Les gazettes ne parlaient pas

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la demoiselle lionne

de la santé du roi avec autant de sollicitude que des progrès du jeune fauve. Et jamais philosophes et rhéteurs n’avaient déployé autant d’ardeur pour initier une âme aux divins mystères de leur art. Science, amour, poésie : on attendait tout d’elle. Et lorsque la demoiselle lionne revêtit son premier habit de cérémonie pour être officiellement présentée à la cité, les journaux se firent, tout au long de chroniques exaltées, le fidèle interprète du cœur du peuple. La jeune lionne apprit à parler, à discipliner ses mouvements, à sourire. Elle apprit à porter les vêtements des humains, à rougir, à méditer le menton sur la main. Elle apprit tout ce que peut et doit apprendre une ravissante jeune fille ; et plus que tout : l’art divin du chant. Nous ne pouvons pas aujourd’hui nous faire une idée exacte de la séduction, du chic et de la grâce d’une jeune lionne parée comme une femme, qui entre dans un salon, timide et rougissante. Jamais, en effet, les plus intimes fibres du cœur humain n’avaient révélé pareille voix. Fluidité d’une âme vierge, cueillie par la poésie dès son premier éveil ? Personne ne peut le savoir ! Et moins encore la divine créature, car il serait hasardeux

C’est l’idée qui peu à peu s’empara de la cité... Certes, on lui reconnaissait un art suprême ; mais ce n’était pas l’expression de leurs rêves que les hommes avaient recherchée en élevant parmi eux la jeune lionne. Non. Ils espéraient d’elle la fraîcheur spontanée, la sincérité instinctive, le cri de liberté – en somme, tout ce qu’avait perdu le cœur humain dans son exténuant périple vers l’esprit. Seulement « humaine » : telle était l’excellence de sa voix. Mais on exigeait d’elle plus encore. Les gazettes se firent ainsi l’écho du sentiment général : « La nuit dernière, le concert de la sublime artiste a obtenu un nouveau triomphe, et nous ne pouvons que répéter les louanges que nous lui avons toujours adressées. Cependant, le peuple, qui voue toujours une fervente fidélité à notre pupille, désirerait entendre dans sa divine voix, une note, une seule note d’intime fraîcheur qui trahisse sa vraie nature. Il n’est pas un seul de ses accents les plus profonds qui ne nous soit connu. Jusqu’à aujourd’hui, l’illustre artiste a magistralement chanté le cœur humain, mais rien au-delà. C’est trop d’humanité, oserions-nous dire. Le cri pur et libre de sa nature étrangère, sincère et sans

La cité dont nous parlons était comme il se doit entourée de murailles, au sommet desquelles les hommes contemplaient avec envie les animaux fougueux, au sang riche et vif, courir en liberté. de dire que l’éducation avait fait d’elle un jeune être humain, avec les idées, les élans et la nature d’une femme. Comme à l’époque de sa petite enfance, la demoiselle lionne accaparait l’attention des esprits. Elle était l’espoir de tout un peuple et l’annonce de chacun de ses récitals éveillait dans le cœur de la cité de tumultueuses réjouissances. Dès la première note, les habitants reconnaissaient, bouleversés, leur propre cœur, exhalé par cette voix. Comment cette créature sauvage pouvait-elle exprimer, mieux qu’eux-mêmes, le lyrisme, les espoirs et les sanglots d’une âme qui lui était étrangère ? « Une âme qu’elle ne possédait pas... »

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entraves, voilà ce que nous attendons ardemment d’elle. » Il est aisé de comprendre que la délicate artiste ne pouvait imaginer une telle critique, aussi inattendue qu’injuste. « Qu’ai-je donc fait, sanglotait-elle, pour qu’ils me traitent de la sorte ? – Ce n’est pas de votre faute, la consolait-on. Votre voix est toujours aussi pure que votre cœur et nous succombons tous, aujourd’hui comme hier, à votre charme. Mais... le peuple n’a pas tout à fait tort. Il manque à votre voix un accent d’authenticité. Vous chantez adorablement, mais la passion de votre voix est celle d’une femme.

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– Mais je suis une femme ! se lamentait l’inconsolable créature. » C’est tremblante d’émotion qu’elle monta sur l’estrade lors du concert suivant. Sous les applaudissements de toujours elle sentit le cœur réticent de la cité. « Comment se peut-il, lui fit-on observer, que vous ne nous offriez pas la moindre note sauvage, librement, immensément criée, ce sauvage accent de votre race que notre espèce a perdu et oublié depuis des milliers d’années ? Lorsque vous chantez, laissez-vous donc aller à vos songes ; oubliez tout ce que nous vous avons appris et vous nous offrirez ainsi la pure et sublime note de votre art. – Non... Je ne peux pas... Je ne peux pas... ! », s’exclamait l’artiste en secouant la tête. La cité au grand complet se rendit une fois encore à un concert de la jeune créature, dans l’espoir d’un miracle,

cette malheureuse soirée. Mais lorsque la chanteuse, emportée par son art, ouvrit toutes grandes les portes de son âme enchaînée, elle rugit de nouveau. Ce n’était plus possible. Le cœur déchiré, la cité déclara froidement : « Nous regrettons d’avoir placé dans un être étranger les espoirs de notre race. Nous avons élevé, avec plus d’amour que pour nos propres enfants, une créature étrangère. Nous avons instillé en son âme les plus hautes qualités de l’âme humaine. Et lorsque nous avons exigé de sa voix la suprême note d’authenticité et de fraîcheur... elle a rugi. » Alors, on conduisit aux portes de la ville la pauvre créature qui trébuchait à chaque instant en demandant pitié les mains jointes. Il faisait déjà nuit noire. La jeune lionne s’avança comme un automate vers le désert, jusqu’à ce que le vent chaud qui balayait l’obscurité, fouettant sa chevelure, lui fasse ouvrir

La jeune lionne s’avança comme un automate vers le désert, jusqu’à ce que le vent chaud qui balayait l’obscurité, fouettant sa chevelure, lui fasse ouvrir les yeux. car tout le monde connaissait la pressante sollicitude dont elle était l’objet. Tremblante et manquant d’assurance, la jeune créature commença à chanter. Elle sentit le souffle de la cité suspendu à sa voix et se souvint des espoirs que l’on avait placés en elle. Fermant les yeux, elle effaça l’instant présent en un suprême effort de mémoire ; un souffle chaud balaya son âme comme un ouragan et elle libéra en une seule et terrible note la passion réveillée. La salle fut pétrifiée : cette note de passion avait été un rugissement. La jeune créature avait purement et indéniablement rugi. Et plus que quiconque elle était surprise et effrayée de sa propre voix. « Ce n’est pas ce que je voulais faire... sanglota-t-elle. Je ne sais pas ce qui m’est arrivé... ! » Bien que mortellement déçue par l’artiste, la cité lui offrit lors d’un concert extraordinaire l’occasion de jeter un voile sur

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les yeux. Ses narines se dilatèrent aux bouffées sauvages qui lui parvenaient imperceptiblement, elle ne savait d’où, et elle s’arrêta, se tourna vers la cité et se dévêtit. Elle enleva tous ces vêtements qui avaient jusqu’à cet instant dissimulé sa véritable nature, et elle resta nue. Alors, immobile, la queue raide et les yeux durs et phosphorescents, la lionne rugit. Durant un long moment, seule et comme allongée par la tension de ses flancs, elle rugit vers la vieille cité, la peau tendue sur le squelette, comme si dans chaque rugissement chantait, enfin délivrée de toute entrave, la voix pure et profonde de ses entrailles vierges.

Nouvelle extraite du recueil Au-delà (titre original : Más allá, Buenos Aires, 1935). Traduit de l’espagnol par François Gaudry. Traduction française © Éditions Métailié, Paris, 1993 Publier avec l’aimable autorisation des Éditions Métailié.

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DVD

Baal Vo l k e r S c h l ö nd o r f f, C a r l o t ta

Il aura fallu près d’une quarantaine d’années pour que l’adaptation de la pièce de Bertolt Brecht, Baal (1918), par Volker Schlöndorff, soit à nouveau visible, après avoir été interdite par la veuve du dramaturge. L’important travail de restauration de Carlotta nous permet aujourd’hui de découvrir cette perle noire du cinéma allemand, diffusée à la télévision allemande en 1970. Baal nous narre l’existence tourmentée du jeune poète éponyme, incarné par le virtuose et troublant Rainer Werner Fassbinder. Anarchiste et autodestructeur, Baal ne peut s’empêcher d’entraîner dans ses errances ceux qui ont le malheur de l’aimer. Tous chutent d’une façon ou d’une autre, et ni l’art ni l’amour ne semblent pouvoir les sauver des états d’âme de l’artiste et de la noirceur du monde. En transposant le récit à l’année de la réalisation, en 1969, Schlöndorff nous livre un portrait sombre et brutal de la génération qui fit Mai 68 et la révolution sexuelle. Une absence de complaisance que nous aimerions voir plus souvent sur nos écrans. M.-A. C.

Exposition

Vers l’inquiétante étrangeté du Caravage «   D e G i o t t o à C a r ava g e . L e s pa ss i o ns d e R o b e r t o L o n g h i   » , M u s é e J a c q u e m a r t- And r é , j u s q u ’ a u 2 0 j u i l l e t 2 0 1 5

Qu’y a-t-il a priori de commun, à trois siècles de distance, entre le lumineux Florentin Giotto di Bondone, dont Vasari disait qu’il fut le premier à remettre peinture et dessin sur la bonne voie, et l’inquiétant Romain Michelangelo Merisi da Caravagio, qui dépeignit les saints comme l’on peignait alors la valetaille, voilant leurs belles auréoles dorées derrière les sombres ténèbres du chiaroscuro ? Rien peut-être, sinon la passion d’un homme, Roberto Longhi (1889/1890-1970), tout à la fois critique d’art et collectionneur, qui chercha sa vie durant à percer les mystères du Caravage, en qui il voyait le premier des impressionnistes, dans un registre dramatique. C’est à cette histoire de l’art particulière, vue en quelque sorte par les yeux d’un autre, que convie la belle exposition du musée Jacquemart-André : on refait, au gré des salles, le cheminement intellectuel du critique d’art, qui le mena du Caravage lui-même et des peintres caravagesques (l’Italien Manfredi, l’Espagnol Ribera ou encore le Hollandais Stomer) aux primitifs italiens (au premier rang desquels Giotto) et à leurs successeurs du Quattrocento (Piero della Francesca et Massacio, entre autres). Peut-être cet itinéraire sentimental, que trace d’une salle à l’autre le propre goût de Longhi, atténue-t-il l’évolution des formes qui s’opère de la pré-renaissance à la révolution de la lumière portée par le Caravage : c’est alors au spectateur que revient le plaisir de dériver l’esthétique de Giotto, qui se détache de la tradition byzantine, pour obtenir cet étonnant naturalisme, caractéristique des peintres caravagesques. É .  M .

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e to l


B IO G R A P H I E

Le Divin Chesterton F r a n ç o i s R i v i è r e , R i va g e s , 2 0 1 5 , 2 1 6 p. , 2 1 €

G r a n d l e c t e u r d e C h e s t e rto n , B o r g e s é c r i va i t à s o n s u j e t : «  I l a u r a i t p u ê t r e Ka f k a o u P o e , m a i s , co u r ag e u s e m e n t, i l o p ta p o u r l e b o n h e u r  ; d u m o i n s f e i g n i t- i l d e l ’ avo i r t ro u v é .  » C ’ e s t à u n au t r e d e s e s f e rv e n t s l ec t e u r s q u e n o u s d e vo n s l a r é c e n t e pa r u t i o n d e sa p r e m i è r e b i o g r ap h i e f r a n ç a i s e . F r a n ç o i s R i v i è r e n o u s l i v r e u n p o rt r a i t sa i s i ssa n t et t r è s p e r s o n n e l d e l ’ é c r i va i n a n g l a i s , o ù a f f l e u r e , s o u s l ’ i m p o sa n t e stat u e d u p o lyg r ap h e d e g é n i e , l a v i e d ’ u n h o m m e e xc e ss i f, s e n s i b l e e t f r ag i l e . Ta r d i v e m e n t co n v e rt i à l a f o i cat h o l i q u e , c e t i n fat i g ab l e co n t e m p t e u r d u m o n d e m o d e r n e s u t a l l i e r co m m e r a r e m e n t u n e p e n s é e p ro f o n d e , pa r a d ox a l e e t p l e i n e d ’ h u m o u r à d e s ta l e n t s d e co n t e u r h o r s pa i r . E m p o rt é pa r l a m o rt à 6 2 a n s , c e v é r i tab l e m ag i c i e n l a i ssa i t d e r r i è r e lu i c e d i ag n o st i c : «  L e m o n d e n e m o u r r a ja m a i s pa r m a n q u e d e m e rv e i l l e s , m a i s u n i q u e m e n t pa r m a n q u e d ’ é m e rv e i l l e m e n t.   » E n t r e t i e n av e c F r a n ç o i s R i v i è r e

D’où vous est venu ce désir d’écrire une biographie de G. K. Chesterton ? C’est mon professeur d’anglais qui, alors que je m’étiolais dans une institution religieuse vendéenne, m’a fait connaître Chesterton. Au début, c’était seulement pour moi un auteur de nouvelles policières mettant en scène un petit curé détective. Mais sa prose m’a littéralement emballé, je ne l’ai plus jamais quitté. Symboliquement, mon premier article publié en 1974 dans Les Nouvelles littéraires portait sur le centenaire de la naissance de G. K. Chesterton. Celui qui m’a vraiment ouvert les yeux sur son génie de Chesterton a été Borgès. L’essai qu’il lui consacrait dans Discussions insistait sur le rôle de « maître de la fiction » que me révéla ensuite la lecture du Nommé Jeudi et du Napoléon de Notting Hill. Je crois avoir toujours eu envie d’écrire un livre sur Chesterton. Curieusement, aucune biographie de lui n’existait en France. Alors je me suis lancé, espérant ne pas subir les foudres de ceux qui l'ont annexé de manière plus idéologique sans doute que purement littéraire. Qu’est-ce qui vous a séduit chez cet écrivain ? Chesterton est un écrivain totalement excentrique. Il écrivit de la fiction, de la poésie, du théâtre, des essais ambitieux (comme Orthodoxie et Hérétiques, lus sans déplaisir par Franz Kafka), des nouvelles policières qui lui valurent d’être élu premier président du Detection Club de Londres. Ce fut aussi un illustrateur

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de grand talent... À défaut d’avoir fréquenté l’université, il fit une école d’art, ce qui ne lui apprit rien, car il était surtout porté sur la caricature de ses semblables. Mais tout était lié dans sa vie. Le premier dessin qu’il offrit à son père à l’âge de 7 ans représentait le Christ en croix et une épée. Le texte disait : « Dieu est mon épée. » Sa conversion à l’Église catholique romaine en 1922 (il avait 48 ans) fut le résultat d’un long cheminement. Fuyant les sentiers battus de la pensée de son temps, s’opposant au socialisme de George Bernard Shaw et au scientisme d’H. G. Wells, il finit par trouver en la foi chrétienne un refuge à la folie qui, disait-il, le guettait. Quels échos son œuvre rencontre-t-elle de ce côté-ci de la Manche ? Il vient de se produire un véritable miracle en France : la sortie simultanée de différents ouvrages de Chesterton, dont une pièce inédite, Magie (Rivages poches), où l’écrivain oppose charlatanisme et surnaturel, la traduction du recueil d’essais La Chose, ou Pourquoi je suis devenu catholique (Flammarion), la réédition d’un roman magnifique, La Sphère et la Croix (Rivages poches), celle de son autobiographie, L’Homme à la clef d’or (Les Belles Lettres) et mon livre. Je finis par me demander si ce petit miracle ne survient pas à un moment où nous avons bien besoin de nous remettre la tête à l’endroit... ou plutôt à l’envers, car c’est dans cette posture excentrique que, selon Chesterton, nous avons la vision des choses la plus saine. P r o p o s r e c u e i l l i s pa r M . C .


Orso Jesenska – Effacer la mer (03h50) Pour son deuxième album, le compositeur français Orso Jesenska frôle la côte la plus intime de Dominique A mais s’en détache immédiatement, grâce à des arrangements d’une finesse et d’une intelligence rares dans ce qu’on appelle, ici à tort, la « chanson française ». Car chez Jesenska, la musique, le silence, les sons qui habitent son disque, qu’ils soient arrangés ou dispersés, comme jetés au vent, sont aussi importants et travaillés que ses textes, et sa voix, pourtant sublime d’émotion retenue.

Jim O’Rourke – Simple Songs (Drag City) Dans une discographie comptant des centaines de références, « Simple Songs » est le premier disque de pop de Jim O’Rourke depuis « The Visitor » (2009) et le premier chanté depuis « Insignificance » (2001). Ce touche-à-tout virtuose, maniant l’expérimental le plus tordu comme la math-pop la plus précieuse avec la même aisance, livre ici un disque enchanté, inspiré par les vieilles gloires des années 70, d’Elton John à Genesis, avec juste ce qu’il faut de décalage.

musique

la PLAYLIST de brocoli

Michel Redolfi – Pacific Tubular Waves (Editions Mego) Une œuvre de 1979, composée sur un des premiers synthétiseurs numériques, le Synclavier, qui offre un son froid mais très expressif, un assemblage de nappes glaciales et d’étricules montant et descendant un spectre sonore très élargi, aux antipodes du grain analogique célébré dans les productions actuelles.

Formé par Franck Marguin et Geoffroy Montel, Minizza devient un trio à la fin des années 2000 lorsque l’artiste Rainier Lericolais les rejoint. Ensemble, ils écrivent une musique qui oscille entre pop, électronique et musique expérimentale, au gré de leurs envies. Pour la réalisation de leur dernier album en date, À Rebours, adaptation du chef-d’œuvre de Joris-Karl Huysmans, ils sont rejoints par les quatre membres du groupe That Summer (Étienne Bonhomme, Olivier Cavaillé, Nicolas Jorio et David Sanson) ainsi que par les musiciens Pierre-Yves Macé et Daniel Palomo-Vinuesa. Parallèlement, Franck Marguin et Geoffroy Montel dirigent le label Brocoli qui, en plus de leurs disques, publie notamment des œuvres de Michel Chion, Pierre-Yves Macé, Sylvain Chauveau, Sébastien Roux, Vincent Epplay, Rainier Lericolais, Quentin Sirjacq... www.brocoli.org

Africa Express – presents Terry Riley’s IN C MALI (Transgressive Records) Quelques Européens férus de musique malienne (de Damon Albarn à Brian Eno en passant par Andi Tomas de Mouse On Mars) sont allés à la Maison des Jeunes de Bamako enregistrer avec une trentaine de musiciens locaux, une version enchantée d’« IN C » de Terry Riley. Ce chef-d’œuvre de la musique minimaliste (on ne peut plus urbaine) se retrouve ici joué avec fidélité, mais s’ouvrant à de grands espaces, jusqu’alors inédits.

Yannick Dauby – Vascagne, Salèse (Kalerne) Yannick Dauby est un artiste sonore français qui vit à Taïwan. Sa musique part le plus souvent d’enregistrements de terrain (field recordings) qu’il agence dans de longues compositions évocatrices. Pour ce disque, Dauby a posé ses micros dans les Alpes du Sud, et vous ne les aurez jamais entendues comme cela. NOTO

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Moon Duo – Shadow Of The Sun (Sacred Bones Records) Le guitariste du groupe de rock psychédélique de Los Angeles Wooden Shjips mène ce projet parallèle, plus électronique, depuis maintenant trois albums, et celui-ci est leur meilleur, l’arrivée d’un batteur n’y étant pas pour rien. Un album rempli de tubes à la fois dansants et planants, quelque part entre le rock déviant du Velvet Underground ou de Suicide, le Krautrock de Neu, le garage 60s et la cold wave 80s.


v o t re l i bra i re a i m e

La librairie La Central À Barcelone T o u t c e q u i f a i t B OU M K i k o Am at, T r a d . ( d u c ata l a n ) M a rg ot N g u y e n B é r au d , Asp h a lt e Éd i t i o ns , 2 0 1 5 , 3 0 4 P. , 2 2 €

U n e p o p f i c t i o n à l a cata l a n e . Dans le second roman de Kiko Amat, publié en 2007 par la prestigieuse maison d’édition Anagrama, « le romancier de proximité, journaliste culturel sans parcours, anglophile militant et fan passionné du pop », comme Amat se définit lui-même, décrit l’adolescence de Pànic Orfila, un jeune orphelin mi-catalan mi-anglais confié à la garde de sa grand-tante Àngels, ancienne combattante anarchiste et membre d’un groupuscule de retraitées adeptes du sabotage des biens publics. Elle s’efforce d’inculquer à Pànic, sujet à de multiples obsessions, ses propres valeurs libertaires. « C’est ainsi qu’à l’époque où j’aurais dû être en quatrième, je suis devenu futuriste, obsédé par Marinetti, la machine, le mouvement et la force. [...] Je m’imaginais envahir l’Éthiopie, mais ma grand-tante m’a dit que c’était du fascisme, et que la limite était parfois floue. Dès lors, je n’ai plus perdu de vue la limite. J’ai arrêté de me faire avoir en me croyant surréaliste alors que j’étais en fait communiste. J’ai appris consciencieusement où se trouvait la limite de chaque mouvement et de chaque isme. » Douze ans plus tard, un Pànic paumé et solitaire part étudier la philologie romane à Barcelone. Dans ses valises, les 900 livres qu’il a hérités de ses parents et quelques vinyles de la Motown, seule musique qu’il juge digne d’écoute. Il y rencontre les Vorticistes, quatre dandys du quartier de Gràcia qui nourrissent un projet obscur et dangereux. Nouvelles amours, trafics en tout genre, l’initiation de Pànic, personnage aussi touchant qu’agaçant, vire au drame. Rafraîchissant et audacieux, acide et vif, Tout ce qui fait BOUM est un roman à l’écriture musicale avec, en toile de fond, une Barcelone très pop. J ú l i a Ma rt í

A r t s gra p h i q u e s

Cette ville te tuera Yo s h i h i r o Tat s u m i , t. I , t r a d . F u s a ko S a i t o e t L o r a n e M a r o i s , Co r n é l i u s , 2 0 1 5 , 3 3 6 p. , 3 1 , 5 0 €

Loin des mangas traditionnellement destinés aux jeunes lecteurs, l’œuvre de Yoshihiro Tatsumi (1935-2015) s’inscrit dans un mouvement que l’auteur a lui-même baptisé « Gekiga » à la fin des années 1950 – il en raconte en détail l’histoire dans la formidable autobiographie qu’il réalisa au cours des dernières années de sa vie (Une vie dans les marges, Cornélius, 2010). Les « images dramatiques » de Cette ville te tuera, reprenant une vingtaine d’histoires courtes publiées au Japon entre 1968 et 1979, présentent des hommes de la rue, ouvriers, employés ou étudiants, le plus souvent mutiques et malmenés par des métiers aliénants et mal considérés. Interdits, incertains dans leur désir, leur identité et leur destinée, ces personnages éphémères apparaissent comme les acteurs involontaires d’un quotidien épuisant et désenchanté, les petites mains d’un Japon urbain, vertigineux et sans pitié que Tatsumi documente remarquablement. G . A .

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Le s p r o m e n ade s d ’ É t é

Tous les chemins mènent au musée EugèneDelacroix M u s é e E u g è n e - D e l ac ro i x 6 r u e d e F u r s t e nb e r g , Pa r i s 6 e w w w. m u s e e - d e l a c r o i x . f r

Installé au cœur de Paris, le musée Eugène-Delacroix est une adresse que l’on voudrait garder secrète. Appartement et atelier de l’artiste jusqu’à sa mort, le lieu est unique. Si les grands formats de l’artiste sont au Louvre, ses toiles les plus personnelles se trouvent ici, où cohabitent portraits, correspondances, souvenirs de voyages et objets lui ayant appartenu. Du jardin du Luxembourg au musée Delacroix, en passant par Saint-Sulpice et le quartier de Saint-Germain-des-Prés, promenade hommage, avec un grand peintre français du xix e siècle, dont l’âme imprègne profondément le quartier qui entoure son magnifique atelier.

L’hommage ne fut pas uniquement rendu à travers le bronze : Mounet-Sully, acteur de la Comédie-Française, composa un poème qui fut prononcé lors de l’inauguration du groupe sculpté, où la figure de l’artiste reçoit de l’allégorie de la Gloire portée par le Temps une palme et une couronne, tandis qu’à leurs pieds, Apollon, le dieu des arts, les applaudit. « Ô Delacroix ! songeur, poète, âme, génie ! Magicien vibrant d’orgueil et de courroux, Calme fier, évoqué de la nuit infinie, Peintre de l’idéal, te voici devant nous ! »

Jardin du Luxembourg. Dans un coin ombragé, dans l’allée des Platanes, se trouve le Monument à Delacroix. Une fontaine ornée de sculptures en bronze dominée par un buste du peintre, crée en 1890, soit 27 ans après sa mort, par Jules Dalou.

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Une fontaine hommage dans les jardins du Luxembourg, un emplacement qui n’est pas anodin. L’art contemporain du xix e siècle se montrait dans les galeries du palais du Luxembourg, où exposèrent les plus grands artistes vivants de leur époque : David, Gros, Girodet, Ingres... et Delacroix. Le peintre y exposait ses toiles aux yeux de ses contemporains, il s’inscrit désormais dans l’éternité à travers l’œuvre de Dalou, aux yeux des promeneurs d’aujourd’hui.


Rejoignez ensuite l'église Saint-Sulpice en empruntant la rue Férou. En parcourant les pavés et longeant les maisons aux façades courbées par les siècles, on voit peu à peu se dessiner l’église. Sa construction débuta en 1645 et s’étala sur plus d’un siècle. Elle reste aujourd’hui inachevée comme en témoigne sa tour sud et les colonnes de la loggia, dont les chapiteaux ne furent jamais sculptés. Cette église fut également marquée par de nombreux évènements historiques : transformée en temple de la Raison sous la Révolution française, elle fut également témoin de l’union de plusieurs grands artistes tels que Victor Hugo et son épouse Adèle. Delacroix apporta ses pinceaux dans la première chapelle à droite une fois entré dans la nef, orientée sud : La chapelle des Saints-Anges. Au plafond, Saint Michel terrassant le dragon tandis que les parois sont ornées des épisodes d’Héliodore chassé du temple, et de La Lutte de Jacob avec l’Ange.

© Nicolas Alpach

La réalisation de ces œuvres fut une tâche difficile pour le peintre, fatigué, comme il en témoigna : « la peinture me harcèle et me tourmente de mille manières à la vérité, comme la maîtresse la plus exigeante ; depuis quatre mois, je fuis dès le petit jour et je cours à ce travail enchanteur, comme aux pieds de la maîtresse la plus chérie ; ce qui me paraissait de loin facile à surmonter, me présente d’horribles et incessantes difficultés. »

Une fois sorti de l’église, tournez à gauche pour remonter la rue Saint-Sulpice puis tournez de nouveau à gauche pour emprunter la rue de Seine et arriver sur le boulevard Saint-Germain, qui dévoile l’une des plus anciennes églises parisiennes, l’église de Saint-Germaindes-Près. Cette ancienne abbaye bénédictine fut fondée au milieu du vi e siècle par le roi mérovingien Childebert Ier et l’évêque de Paris, saint Germain sous le vocable de Saint-Vincent et Sainte-Croix. L’église actuelle fût rebâtie par l’abbé Morard, à la fin du x e siècle. De l’abbaye de Saint-Germain-des-Près, seul l’église survivra à la Révolution française, amputée de quelques tours et après avoir été transformée un temps en manufacture de salpêtre, le culte y fût rétabli au xixe siècle.

Barrès, écrivain et homme politique, salua l’œuvre de Delacroix comme une « page autobiographique suprême, résumé de l’expérience d’une grande vie, testament de mort inscrit par le vieil artiste sur le mur des Anges. Elle est pleine de musique d’église et de l’harmonie lumineuse où un véritable homme sur le tard unifie toute sa vie » (Le testament d’Eugène Delacroix, Revue hebdomadaire, 18 juin 1921).

L’âme de Delacroix n’est jamais très loin à Saint-Germain-desPrés. Il suffit de sortir de l’église et de tourner à droite pour emprunter la rue de l’Abbaye et changer littéralement d’atmosphère : vous voici place de Fürstenberg. Loin des terrasses bondées et des groupes de jazz américains ambulants, cette place dévoile une petite porte au n o 6, qui n’est d’autre que l’accès à la cour dévoilant le musée Eugène-Delacroix. L’ambiance intimiste qui règne dans les salles aux lumières tamisées nous révèle de nombreuses toiles, lettres et lithographies de l’artiste qui rendit son dernier souffle à cette adresse en 1863. En plus de son appartement, vous pénétrerez dans son atelier, qui abrite de véritables chefs-d’œuvre tels que La Madeleine au désert ou encore l’Éducation de la Vierge, touchante scène de genre christianisée qui avait été peinte pour George Sand. Situation unique que de visiter l’atelier d’un des plus grands peintres français du xixe siècle : ceux de Monet, Courbet ou Ingres n’eurent pas cette chance d’être conservés. Mais le joyau du musée Delacroix se révèle être son jardin, un véritable havre de paix au cœur du Paris historique. Pas un bruit ne s’y fait entendre, si ce n’est celui du chat voisin qui viendra parfois vous rendre visite et interrompre votre méditation ou votre lecture. T e x t e N .   A . / D o c u m e n tat i o n

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A l ba n e Fab r e e t Ma r i n e D o i n e l


Le s p r o m e n ade s d ’ É t é

Levez les yeux au musée du Louvre

Personne ne pourra vous blâmer de détourner les yeux des collections du musée du Louvre. Peut-être parce que le musée en lui-même demeure être la plus belle œuvre. Véritable livre ouvert sur l'histoire de France, chaque souverain chercha à apposer sa pierre à l'édifice. Il en fût de même pour le programme décoratif qui recouvre plus de cinq siècles d'histoire.

Musée du Louvre w w w. l o u v r e . f r

Dirigez-vous vers l'aile Sully et prenez directement à droite pour rejoindre la méconnue salle Saint-Louis. Retournez ensuite sur vos pas, et prenez l'escalier qui donne accès aux antiquités grecques pour arriver à l'escalier Henri II. S’il ne reste rien du voûtement d’ogives de la salle Saint-Louis du Louvre médiéval, vous pourrez vous consoler en admirant les voûtes en berceau de l’escalier d’Henri II, au décor sculpté réalisé par l’atelier de Jean Goujon entre 1551 et 1555. La voûte à caissons laisse deviner la présence de Diane, déesse de la chasse, entourée de nombreuses figures de chiens et de la nature s’élançant sur toute la longueur des compartiments, dynamisant la composition : tout un programme décoratif qui constitue l’emblématique d’Henri II.

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Traversez la salle des Caryatides et prenez immédiatement sur votre droite. Une fois dans la rotonde de Mars, accédez à la salle 22, première des appartements d’été d'Anne d'Autriche. Un siècle plus tard, Romanelli orna les plafonds des appartements conçus par Louis le Vau pour la reine Anne d’Autriche, mère du Roi Soleil. On y découvre de somptueuses peintures mythologiques se référant au bon gouvernement, incarné à l’époque par la Reine, Mazarin et Louis XIV. En témoigne l’Allégorie du Traité des Pyrénées, où putti et dieux descendent du ciel pour porter les attributs et fruits de cette paix entre la couronne de France et d’Espagne en 1659.


© Nicolas Alpach

Retournez sur vos pas et empruntez l'impressionnant escalier Daru. Passez à gauche de la Victoire de Samothrace, sans oublier de contempler cette œuvre phare du musée. Vous voici dans la rotonde d'Apollon, qui précède la fameuse galerie du même nom. Certains plafonds donnent parfois leur nom aux plus prestigieuses salles du musée, en témoigne la galerie d’Apollon, reconstruite au début du règne de Louis XIV. La course du dieu grec du soleil et des arts se poursuit sur toute la surface voûtée de la salle, où cohabitent des peintures des plus grands artistes de leur temps, de Charles Le Brun à Delacroix. L’œuvre de ce dernier s’insère dans un décor du xvii e siècle et se trouve au centre de la voûte : Apollon, placé devant le soleil qui inonde la scène de lumière, s’apprête à décocher la flèche sur le serpent Python tandis que Diane lui apporte son carquois, le tout traité avec une riche palette qui démontre les talents de coloriste de l’artiste. À l’entrée de cette galerie se trouve la rotonde d’A pollon, au plafond orné de La Chute d’Icare de Merry-Joseph Blondel. Traitée en sotto in sù (vue en raccourci du dessous), la figure de la divinité tombant des cieux semble littéralement sortir de la surface peinte pour venir s’écraser sur le sol.

Une fois sorti de la galerie, prenez directement à droite pour arriver dans les salles du musée Charles X. Lever les yeux au musée du Louvre, c’est aussi admirer les œuvres des plus grands artistes du xix e siècle : Ingres avec sa fameuse Apothéose d’Homère (aujourd’hui une copie de Paul et Raymond Balze, l’œuvre de l’élève de David est désormais exposée dans la salle Daru), Vernet, Fragonard fils, tous contribuèrent à décorer les plafonds du Musée Charles X, inspirés des collections d’œuvres antiques. Au dessus des céramiques grecques de la Galerie Campana, l’Histoire de France vue par Charles de Steuben ou Jean Alaux, tandis que l’impressionnant Salon Denon situé derrière la star du musée, abrite le monumental plafond peint par Charles Louis Müller, figurant le mécénat royal où impérial envers les Beaux-Arts.

Quasi perpendiculaires aux salles du musée Charles X, la salle Henri II et la salle des bronzes vous dévoilent les plafonds peints du xxe siècle. La création contemporaine ne s’exprime pas au Louvre uniquement à travers la pyramide de Pei, elle trouve aussi toute son expression avec les plafonds peints. En 1953, la salle Henri II, une des plus anciennes du palais, reçoit Les Oiseaux de Georges Braque : d’un noir profond, leur contour blanc épais les fait ressortir sur ce fond bleu nuit contenu dans le décor en bois sculpté au xvi e siècle. Cy Twombly lui, s’inscrivit dans la tradition des plus grands décorateurs en livrant en 2010 The Ceiling. Il recouvrit toute la surface du plafond de la salle des bronzes antiques. Ce bleu Giotto dépeint t-il un ciel ? Une mer ? L’ambiance méditerranéenne dans laquelle l’artiste plonge le visiteur lui fait presque entendre l’écho de ces brillantes civilisations disparues aujourd’hui. N. A.


P H OTO G R A P H I E

IMAGES À C HARGE M u s é e L e B AL J u s q u ’ au 3 0 ao û t 2 0 1 5 6 i mpa ss e d e l a D é f e ns e , Pa r i s 1 8 e

Art

DE STA Ë L , OU LA TENTATION DU V IDE N i c o l a s d e S ta ë l , L e t t r e s ( 1 9 2 6 - 1 9 5 5 ) , é d . G . V i at t e , Pa r i s , L e B r u i t d u T e mps , 2 0 1 4 , 7 2 0 p. , 2 9   €

Nicolas de Staël n’a jamais rien écrit, sinon une correspondance foisonnante, qui nous est livrée dans cette admirable édition critique assurée par Germain Viatte. Celui-ci, non content de nous donner à lire au moins deux cents inédits, n’a pas oublié de fournir à son lecteur deux précieux index, auxquels on n’hésitera pas à avoir recours. Le peintre des Martigues et des Mouettes n’était pas dévoré par le démon de la théorie. Toute sa vie, il ne l’a passée qu’à peindre... Cette correspondance est l’occasion de toucher du doigt un peu des affres de la création – le risque en moins. Lettre après lettre, ce qu’on y lit, ce sont les tourments du génie. On découvre un homme torturé, émotif, angoissé, à fleur de peau. Ce peintre-là était un sensible. Lire une correspondance, c’est toujours de quelque manière entrer chez quelqu’un par effraction ; c’est comme lire une autobiographie, sans autorisation ni pacte autobiographique. Les débuts de Nicolas de Staël furent difficiles. Né dans la froidure de Saint-Pétersbourg, orphelin sans le sou, il vécut pour l’essentiel en bohème. On suit les pérégrinations de ce cosmopolite, un peu partout chez lui (cet œil savait voir), et un peu étranger (réfugié dans son solipsisme). Ses voyages le menèrent des Pays-Bas jusqu’à Paris, de l’Italie jusqu’au Maroc. On est ému de ses amours contrariées – Jeanne Polge, la désirable –, on est emporté par ses amitiés, solides et fragiles à la fois, qui tiennent, qui tiennent et puis qui rompent, inévitablement, comme celle qui l’unit à René Char (on doit ces lettres à Marie-Claude Char, des Éditions des Busclats). De Staël écrit ses lettres comme il peint : avec vivacité et couleur. Car même si l’amour y occupe une place importante, la grande affaire de cette existence tourmentée, ce fut la peinture, de façon exclusive et inconditionnelle. L’air de rien, on mesure au passage ce qu’il doit à ses maîtres : Velasquez, Delacroix, Ucello, Rembrandt, Vermeer bien sûr, et tant d’autres. Mais s’il peint, c’est pour mieux vivre, et échapper aux emportements de la passion. Pourquoi peindre, sinon pour « m’aider à vivre, me libérer de toutes les impressions, toutes les sensations, toutes les inquiétudes » ? Ce monde, qu’il exprime tel qu’il le voit, est un monde saturé de couleurs, de lumière, souvent de soleil ; un monde complet, qui, à grands coups d’aplats, vous prend par la gorge. Sous cette pureté toute classique affleure l’expression d’un être déchiré. Bêtement romantique. Bêtement ? Nicolas de Staël, à quarante et un ans, s’est suicidé en se jetant dans le vide. De cette tentation, où il a fini par s’abîmer tout à fait, reste un sens de la beauté – une célébration des espaces, des choses, de l’être – qui donne le vertige et donne envie de vivre. « Ne pensez pas que les êtres qui mordent la vie avec autant de feu dans le cœur s’en vont sans laisser d’empreinte. » J . B . NOTO

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L A P REUVE PA R L ’ IM AGE . Au fond d’une impasse pavée, le musée Le BAL propose depuis cinq ans des expositions de haut niveau consacrées à l’image documentaire où la qualité l’emporte sur la quantité. L’exposition Images à charge a pourtant peu à voir avec les expositions passées, au BAL ou ailleurs. Ici, les auteurs ne sont ni des artistes ni des journalistes, mais des experts dont le but est la constitution de preuves. Images à charge montre ainsi onze cas différents où l’image a servi de preuve pour élucider un crime, éclaircir une énigme historique, guider des opérations militaires, identifier une victime ou pointer un coupable. Loin d’être destinés à des salles d’exposition, les photographies, dessins et vidéos montrés ici proviennent des archives de la Préfecture de Police de Paris, de l’Institut de criminologie de Lausanne ou de la Royal Air Force et ont été conçus comme des pièces à conviction. Esthétiquement, les photos de scènes de crime prises par Alphonse Bertillon au début du xx e siècle restent sans doute les plus intrigantes. Très émouvants, les portraits des condamnés à mort lors de la Grande Terreur en URSS ont fuité des archives de l’ex-KGB : intéressants aussi dans le renversement qu’ils proposent au final, car si à l’époque ces images ont servi de pièce à conviction contre les victimes, elles constituent aujourd’hui le témoignage des crimes de masses commis à l’aveugle par Staline. On connaît un peu plus le documentaire réalisé par John Ford sur la libération des camps de la mort pour alimenter le procès de Nuremberg, moins le dispositif qui a accompagné sa diffusion au Tribunal : pendant que le film était projeté, les équipes de tournage ont filmé les réactions des accusés. Citons enfin une vidéo d’abord plus difficile, mais passionnante : elle explique comment un laboratoire a démontré devant les Nations Unies que les États-Unis menaient des attaques de drones illégales au Pakistan à partir de l’analyse minutieuse d’un film amateur de vingt-deux secondes. Images à charge présente également des photographies d’opérations militaires pendant la première guerre mondiale, l’analyse des photos du Saint-Suaire de Turin, l’inventaire des destructions commises par l’armée israélienne à Gaza, la cartographie d’une fosse commune après un massacre au Kurdistan irakien ou la biographie des os de Joseph Mengele, criminel nazi dont les restes avaient été retrouvés au Brésil. Une exposition passionnante d’un point de vue scientifique, historique et politique. C . H .


h i s t o i re s e x t ra o rd i n a i re s

Entre les arbres Gy r ð i r E l í a ss o n , B o o k s Ed i t i o ns , 2 0 1 2 , 2 5 6 P. , 1 9 €

«  La lu m i è r e d o u c e r e n da i t fasc i n a n t e s l e s co l l i n e s q u i d o m i n a i e n t l a ro u t e av ec to u s l e s s e n t i e r s q u i s e r p e n ta i e n t e n t r e l e s a r b u s t e s . J ’ au r a i s vo u lu m ’ y p ro m e n e r av ec S t r i n d b e rg , l e sau v e r d e c e t e n f e r m o d e r n e . J e lu i au r a i s d i t q u e j ’ é ta i s a l l é à Lu n d e t q u ’ i l s ’ é ta i t m é p r i s s u r to u t e l a l i g n e .  » S'il est un moment de la journée qui devait définir ces nouvelles de l’islandais Gyr ð ir Elíasson, ce serait le crépuscule, cet instant précis où le jour se fond brusquement dans la nuit et où le contour des êtres nous échappe un peu. Car il se passe des choses bien curieuses dans ces quarante-sept saynètes où la mélancolie dispute à l’humour le droit de raconter ce qui ne se raconte pas – la certitude, par exemple, de voir August Strindberg, l’illustre auteur norvégien disparu en 1912, assis à la table d’un restaurant Ikéa devant une assiette de boulettes de viande. Ce qu’il y a de saisissant dans ce recueil (grand prix de littérature du Conseil nordique en 2011), c'est le flegme avec lequel les personnages acceptent l’étrangeté de ce qu’ils vivent. Lorsqu’au cœur de la nuit une voix d’outre-tombe murmure à l’un d’eux « satané salopard », il se demande qui peut bien venir le déranger et se lance aussitôt dans une introspection, pour savoir s’il mérite ou non pareille insulte plutôt que de se laisser gagner par la peur, quand bien même il ne distingue aucune trace de pas dans la neige sous sa fenêtre... À l’heure où l’émotion prend un ascendant considérable sur la gouvernance de nos vies, la compagnie de ces êtres sensibles et légèrement fêlés est d’un incomparable réconfort. Et ce recueil est une énième preuve que la nouvelle est un genre, sinon un art, largement sous-estimé. L .   P.

JO S E P H I NCARDO NA

L E C H OIX D E

LA LIBRAIRIE DELAMAIN DERRIÈRE LES PANNEAUX

IL Y A DES HOMMES

D e r r i è r e l e s pa nn e a u x i l y a d e s h o mm e s FINITUDE

Face à la Comédie-Française, illuminée par l’installation de Jean-Michel Othoniel qui habille la station Palais-Royal, la librairie Delamain est un écrin. L’impressionnante bibliothèque en chêne massif accueille plus de 25 000 références. Les habitués célèbres du 155 rue Saint-Honoré, sont aussi nombreux que les lecteurs passionnés, qui font confiance aux coups de cœur des libraires. Une maison historique fondée en 1700, labellisée « librairie de référence » par le Centre national du Livre. A .   C .

J o s e p h In c a r d o n a , Éd i t i o ns F i n i t u d e , 2 0 1 5 , 2 8 8 p. , 2 2 €

Alors que son existence semblait si paisible, Pierre a tout quitté pour vivre dans sa voiture, sur l’autoroute. À travers les parkings, les poids lourds et les toilettes aseptisées, il observe. À la recherche du moindre signe, du moindre indice, il cohabite désormais avec les usagers plus ou moins habituels des aires de repos. Sa vie a basculé il y a tout juste six mois, sur une semblable aire d’autoroute, sans même qu’il s’en aperçoive. Soudain, au beau milieu des vacanciers et autres camionneurs, tout recommence. La chasse reprend alors, il ne se laissera pas s’échapper une seconde fois... Quelle est cette atmosphère si particulière qui entoure les aires d’autoroute ? Comment cerner ce microcosme fait de départs, de retours, de pauses café-pipi-clopes, du bitume et des snacks climatisés ? Joseph Incardona dépeint avec merveille ces espaces hors du temps, havres de la société de consommation si impersonnels qu’ils en détruisent les âmes qui y vivent. Par son écriture fine et ciselée, l’auteur italo-suisse installe une ambiance aussi limpide qu’implacable. Le grand cirque des Hommes peut alors se mettre en place de manière très cinématographique, juste et terriblement stressante. Voici un superbe roman qui prend à contre-pied la belle aventure du départ en vacances. Une réussite ! S i m o n G é m o n NOTO

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IN E D IT

INGRID BERGMAN

classique

Schubert And r á s S c h i f f, C D 1 : M é l o d ie h o n g r o ise e n si mi n e u r D .   8 1 7 , S o n ate e n s o l maje u r D  8 9 4 ( o p.   7 8 ) , M o me n ts m u sica u x D  7 8 0 ( o p.   9 4 )   ; C D 2 : A lle g r ett o e n d o mi n e u r D  9 1 5 , Q u at r e imp r o mp t u s D  9 3 5 ( o p.   1 4 2 ) , S o n ate e n si maje u r D  9 6 0 , Un i v e r s a l M u s i c , av r i l 2 0 1 5 .

Le nouvel enregistrement d’András Schiff dédié à Schubert confine à la perfection. Rompu à ce répertoire, le pianiste hongrois en livre une nouvelle interprétation magistrale mais, cette fois-ci, sur piano d’époque. Le pianoforte magnifiquement timbré exprime une mélancolie feutrée qui nous emporte dans un songe. András Schiff confronte dans ce double album les grandes pages du maître viennois – Sonate D 894, Sonate D 960, Moments musicaux, Impromptus – à d’autres plus légères – la Mélodie hongroise au charme irrésistible. Mais allons tout de suite à l’essentiel. La Sonate D 960 est littéralement transfigurée par le toucher lumineux du pianiste. Il parvient sur cet instrument à distinguer subtilement tous les registres et mettre en lumière tous les détails d’écritures et autres inflexions harmoniques. Une interprétation en clair-obscur qui offre la quintessence de cette musique au lyrisme profond. E . F.

Le visage d’Ingrid Bergman a illuminé l’affiche du dernier Festival de Cannes, dont on fête le centenaire de sa naissance. En complément de la rétrospective à la Cinémathèque française (du 24 juin au 2 août), et avant le spectacle proposé par Fanny Ardant, Isabella Rossellini et Gérard Depardieu (en octobre au Théâtre du Châtelet), TCM Cinéma programme dix-neuf films, accompagnés d’un entretien inédit avec Isabella Rossellini. On pourra revoir les grands films et les chefs-d’œuvre (Stromboli, Hantise, Voyage en Italie...), mais notre curiosité sera surtout emportée par six films méconnus et inédits, qui signent les débuts de l’actrice au cinéma. Ingrid Bergman commence sa carrière derrière la caméra de Gustaf Molander (une rencontre déterminante, comme le seront celles avec Mauritz Stiller et Greta Garbo), qui incarne à l’époque, avec Sjöström, Stiller, Sjöberg, et bien sûr Ingmar Bergman (avec qui elle tournera Sonate d’automne), le renouveau du cinéma suédois. La guerre qui éclate va isoler l’Europe et être très favorable à la diffusion, par sa neutralité, du cinéma suédois. En 1939, David O. Selznick découvre Intermezzo et le visage juvénile de son interprète. Le producteur de Rebecca et d’Autant en emporte le vent achète les droits du film et ajoute un contrat pour que l’actrice reprenne son rôle dans la version américaine du film. Il est donc passionnant de découvrir l’actrice dans Quand la chair est faible, The Count of the Old Town (son premier rôle), ou dans la comédie Dollar, avant que Flemming, Cukor, Hitchcock et Rossellini ne fassent d’elle une star et « une héroïne du vertige et de la frustration ». Il est étonnant de voir son jeu, fait de cette distance affectée si personnelle, être déjà si affirmé. Dans Casablanca, Ingrid Bergman glisse à Humphrey Bogart : « Embrassez-moi, comme si c’était la dernière fois. » Ce baiser nous est donné, par la grâce du cinéma, pour l’éternité par une étoile. A .   C .

d o c u m e n t a i re

Élégie pour un phare D e D o m i n i q u e d e R i va z , L o u i s e P r o d u c t i o ns

« Qui quitte ce lieu ne fuit ni la nuit polaire, ni l’eau qui gèle dans le puits, ni les conserves de l’épicerie. Il fuit le sable. » Au delà du cercle polaire, Choïna est le « désert » le plus septentrional au monde. Avec ses immenses dunes, il ne figure pourtant sur aucune carte. Autrefois appelée Mourmansk la seconde, Choïna était une ville de pêcheurs sur les rives de la mer Blanche où 3 000 ouvriers marins naviguaient sur 60 chalutiers et produisaient chaque année 2,5 millions de tonnes de conserves de morue, de flétan, de béluga, de baleine. De cette activité, il ne reste rien. Pas même la mer. Seules les carcasses rouillées des bateaux rappellent la gloire passée et les plans quinquennaux. Dominique de Rivaz a perdu son père depuis peu quand elle atterrit sur la piste de sable de cette étrange contrée. Dans une salle d’attente, quelque part en Russie, elle est tombée sur un article évoquant la fermeture d’un phare aux confins du pays. Son deuil, elle l’a senti alors, devait s’incarner là-bas. Élégie pour un phare est un essai cinématographique d’une rare profondeur et d’une étourdissante beauté où le chagrin de la réalisatrice va s’épuiser au contact de la poignée d’habitants qui lutte chaque jour pour préserver le village de son ensevelissement, de sa disparition et de son oubli. L .   P. NOTO

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In t é g r a l e s u r TC M C i n é m a C h a q u e s o i r d e s e p t e mb r e d è s m i n u i t w w w. t c m c i n e m a . f r


R E T R OSP E C TI V E

Valérie Jouve, Corps en résistance M u s é e d u j e u d e Pa u m e 1 p l a c e d e l a C o n c o r d e Pa r i s 8 e J u s q u ’ a u a u 2 7 s e p t e mb r e 2 0 1 5

C ’ e st pa r s e s é t u d e s d ’ a n t h ro p o lo g i e q u e Va l é r i e J o u v e r e n co n t r e l a p h oto g r ap h i e , q u i p e r m e t s e lo n e l l e d e r é i n v e n t e r n o s r e p r é s e n tat i o n s pa r l e d i a lo g u e e n t r e l a v i l l e e t l e co r ps . E l l e fa i t l ’ o bj e t d e sa p r e m i è r e r é t ro sp ec t i v e . R e n co n t r e av ec u n e a rt i st e e n g ag é e . Au début de cet entretien, vous avez déclaré ne pas travailler dans le but de montrer vos images : pourquoi alors prenez-vous des photos ? J’ai l’intuition que mon travail accompagne une réflexion sur la société humaine aujourd’hui : j’ai davantage besoin de faire des images pour avancer dans ma pensée. Je les réalise, et ensuite vient le temps de monstration qui n’appartient pas du tout à la même temporalité pour moi. C’est un peu différent au Jeu de Paume où il s’agit d’une rétrospective, mais, lorsque je réfléchis au montage d’une exposition, je me donne en général une problématique précise qui peut être liée à la situation du lieu dans la ville, aux gens qui y habitent, à une rencontre... Je viens habiter des lieux et construire des espaces de pensée où accrocher des images.

© Valérie Jouve/Adagp Paris, 2015

Vous semblez assumer que vos photos sont des images de réflexion faites pour penser, même si vous n’abandonnez pas l’esthétisme... Quand j’ai commencé à montrer mes images, on parlait beaucoup de la picturalité de mes photos alors que pour moi, la forme incarne le fond. Par exemple, j’ai mis deux ans pour trouver la résolution formelle de ma série intitulée Les Personnages : il fallait trouver comment donner à voir la puissance de l’être dépassant la lecture sociale de la personne. Mes images répondent à une nécessité intellectuelle et non formelle. J’ai beaucoup de mal à envisager un discours sur la dimension esthétique de mon travail. Est-ce que vous définiriez alors votre travail comme politique ? Nous sommes fondamentalement des êtres politiques. Je contourne souvent cette question, car dès qu’on pose ce mot quelque part, il s’évacue de lui-même. Le politique n’a pas de forme, il est déjà là. En ce sens, alors oui, mon travail est politique. Hannah Arendt écrivait qu’on ne peut pas tenir l’espace du politique, car il s’agit précisément de l’espace entre les choses. Je le travaille avec mes images mais, dès qu’on veut le poser ou l’expliciter, il s’annule. Sans titre (Les Arbres), 2006 Sans titre (Les Personnages avec Josette), 1991-1995

Vous photographiez souvent des lieux abimés ou laissés pour compte, et pourtant vos photos dégagent de l’espoir. Dès qu’on laisse pour compte, il y a un espoir, parce qu’on laisse un espace. J’ai rarement photographié au centre des villes, car l’historicité des centres-villes ne permet pas la dimension utopique où l’on repense les lieux à partir de leur nature même. Il est nécessaire de réinsuffler l’utopie des banlieues : on construit des autoroutes, mais il reste de l’espoir tant que des petits chemins s’en s’échappent. Si je me positionnais plutôt dans le constat au début de mon travail, j’essaie aujourd’hui de construire un espace où se projeter. Je rejoins la philosophe Marie-Josée Mondzain lorsqu’elle écrit que l’image est bien plus puissante que ce que l'on veut bien dire. Je fais des images qui ne trouvent pas toujours leur résolution en elles-mêmes et que les gens s’approprient pour réfléchir ou se projeter. Il me semble qu’il y a parfois un heurt entre les personnes que vous photographiez et l’espace qu’elles habitent ou tentent d’habiter... Cela dépend des images. Je montre dans mon travail autant ce qui permet d’habiter un espace que ce qui l’empêche. Il s’agit d’arriver à rendre visibles les choses en les juxtaposant à leurs contraires. Certaines façades portent vraiment leur impossibilité à être habitées, là où d’autres me paraissent très brutales dans leur humanité. Le corps se met parfois en résistance par rapport au lieu dans lequel il se trouve, ou il vient accompagner le lieu. Il existe des espaces qui se proposent d’une telle manière qu’il est impossible de les habiter. On le voit dans ma série Les sorties de bureau : les gens sont déconnectés et absents. C’est l’objectivation des sujets qui est en marche. Je ressens une grande tristesse dans le métro, car les corps ne sont plus habités, ils ne se vivent plus. Est-ce que vos photos ont alors plus à voir avec le fait d’habiter son propre corps plutôt que son espace ? Les deux sont liés. Ces corps se trouvant dans des états d’aliénation tels qu’ils sont absents ont obligatoirement quelque chose à voir avec l’extérieur : en s’absentant du monde, on s’absente aussi de soi. À un moment, on n’a plus les ressources de ressentir, car on cherche surtout à résoudre le plus urgent, à travailler, à ramener de l’argent... C’est davantage de la survie que de la vie. La mécanique de nos sociétés occidentales ne peut amener que notre mort : ce sont des sociétés très morbides où l’on prend tout pour tout emmener dans la tombe. Je relis souvent Michel Foucault et sa critique acerbe des sciences humaines : le geste d’épingler les papillons a davantage à voir avec la survivance ou la mort qu’avec le doute, le cheminement ou la pensée. Il n’y a plus de croyances — je ne parle pas ici de religion ! Je suis fascinée par le vivant : rien que le fait que le vivant me traverse me semble être d’une beauté inimaginable. P r o p o s r e c u e i l l i s pa r A . C . e t C . H .


(Bad Lieutenant), des fictions aux tournages épiques qui ont marqué l’histoire du cinéma (Fitzcarraldo) qu’un documentaire en 3D (La Grotte des rêves perdus).

dvd

tout Werner Herzog C o f f r et , d é j à d i sp o n i b l e s : v o l .   1 , 1 9 6 2 - 1 9 7 4 ( n o v e mb r e 2 0 1 4 ) e t v o l .   2 , 1 9 7 6 - 1 9 8 2 ( m a i 2 0 1 5 )   ; à pa r a î t r e : v o l .   3 , 1 9 8 4 - 1 9 9 9 ( 1 e r s e p t e mb r e 2 0 1 5 ) e t vo l .   4 ( à v e n i r ) , P o t e m k i n e - A g n è s b . DV D .

L ’ œ u v r e d e W e r n e r H e r z o g e s t à l ’ i m ag e d e s a m b i t i o n s d u h é ro s d e F it z carraldo , q u i e n t r e p r e n d d e fa i r e f r a n c h i r l e s m o n tag n e s à s o n i m p o sa n t bat e au : e l l e e s t d é m e s u r é e . I l n e fa l l a i t d o n c pas m o i n s d e q uat r e co f f r e t s , p o u r h o n o r e r ce cinéaste allemand. Un travail considérable au q u e l s e s o n t att e l é s P ot e m k i n e F i l m et Ag n è s B . DVD , to u j o u r s s o u c i e u x d ’ é d i t e r d e s f i l m s f o rt s e t o r i g i n au x . E n t r e t i e n av e c B e n o î t Da l l e , c o f o n d at e u r d e s É d i t i o n s P ot e m k i n e F i l m s

Qu’est-ce qui vous a amené à entreprendre un projet éditorial aussi ambitieux ? Werner Herzog correspond parfaitement à la ligne éditoriale que nous nous sommes fixée. Fort, il l'est car ses films s’attaquent à des sujets impossibles et peu vus au cinéma, et à des personnalités incroyables : Leçons de ténèbres aux puits de pétrole du Koweït, Fata Morgana aux mirages, Écho d’un sombre empire à Jean-Bedel Bokassa ou encore La Grande Extase du sculpteur sur bois Steiner à la vie d’un sauteur à ski ! Original, Herzog l’est totalement, tant par sa filmographie que par son statut d’outsider. Il n’a jamais été considéré comme un grand réalisateur allemand au même titre que Fassbinder ou Wenders et a toujours cultivé ce statut. Peu de réalisateurs possèdent une palette si variée : il a aussi bien tourné des documentaires intimistes (Pays du silence et de l’obscurité), des films à gros budgets hollywoodiens

NOTO

Ce deuxième coffret rassemble des films sortis entre 1976 à 1982. Comment caractériseriez-vous cette période de son œuvre ? Ce deuxième volume réunit les titres d’après la consécration. Aguirre et La Légende de Kaspar Hauser, réalisés quelque temps auparavant (et présents dans le premier volume), ont été très bien accueillis. C’est donc une période à risques pour Herzog. Il continue à creuser son sillon, à bâtir une somme gigantesque. On retrouve dans les films qu’il tourne alors toute sa singularité, sa diversité, son indépendance même, mais aussi son goût de l’extrême et du risque qui entretiennent la légende. Quel lien trouver entre Cœur de verre – qui se passe au xviii e siècle et est tourné avec des comédiens sous hypnose –, Personne ne veut jouer avec moi – film de commande du ministère de l’Éducation ouest-allemand – et How Much Wood Would a Woodchuck Chuck – documentaire où il filme un concours de vendeurs de bestiaux ? Sur le papier, ce n’est pas évident et pourtant, quand on les voit, ils participent pleinement à cette cohérence de l’œuvre de Herzog. Le point d’orgue de cette période, c’est Fitzcarraldo. Le tournage épique et cauchemardesque de ce film et sa relation tumultueuse avec l’acteur Klaus Kinski, qui tient le rôle principal et que l’on retrouve dans deux autres films de la période – Nosferatu et Woyzeck –, entretiennent d’ailleurs encore la réputation sulfureuse de Herzog. Malgré son prix de la mise en scène à Cannes en 1982, le film n’est pas très bien reçu, en Allemagne notamment. Dès lors, on parlera moins de lui – en France en tous cas – et j’ai l’impression qu’il faudra attendre la fin des années 1990 (avec Ennemis intimes) voire les années 2000 et Grizzly man pour qu’Herzog ait enfin le statut de cinéaste majeur qu’il mérite. Depuis, Beaubourg lui a consacré une rétrospective intégrale, il a créé son école, la Rogue Film School, et beaucoup de réalisateurs se revendiquent de son cinéma. Quels sont les projets d’avenir de Potemkine ? Justement, nous coproduisons le prochain film de Herzog : Salt and Fire, thriller écologique avec Michael Shannon et Veronica Ferres, dont le tournage en Bolivie vient de se terminer et nous distribuerons le film en salle en 2016. En ce moment nous préparons les sorties de Queen of Earth, le troisième film atmosphérique d’Alex Ross Perry et de Schneider vs. Bax, le prochain film d’A lex van Warmerdam, le cinéaste hollandais, poète de l’absurde. En décembre, ce sera Les Filles au Moyen Âge d’Hubert Viel, une comédie légère en noir et blanc tournée en 16 mm dans laquelle de jeunes enfants interprètent les personnages féminins essentiels du Moyen Âge. En 2016, ce sera le prochain film de Dominique Abel et Fiona Gordon, Paris pieds nus, avec Pierre Étaix et Emmanuelle Riva. P r o p o s r e c u e i l l i s pa r M . - A .   C .

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Bonnes feuilles Kafka à Paris D e Xav i e r Ma u m é j e a n É d i t i o n s A l m a / / / 2 6 8 P. / / / 1 8 € / / / E x t r a i t d u c h ap i t r e 1 2 , S u r l e s q u a i s E n l i b r a i r i e l e 2 0 ao û t

Septembre 1911, Franz Kafka et Max Brod débarquèrent à Paris. Écrivains débutants, les deux amis laissèrent derrière eux leurs fastidieux emplois de bureau, sans compter, pour Franz, une famille étouffante. Voilà ce que l'on sait de source sûre. Mais on ignore tout de ce qui leur advint dans la capitale. Heureusement, Xavier Mauméjean, l'encrier plein d'humour, poursuit leur voyage au milieu des cabocheurs des Halles, des labyrinthes du Bon Marché, et de la gouaille bien fleurie des prostituées. Ambiance.

En remontant le quai des Grands-Augustins, Franz et Max virent un homme très laid, au visage bosselé d’ulcères, les vêtements d’aspect torchon. Deux femmes de battées encore humides se moquaient de lui à haute voix. « Sa mère s’est assise sur sa tronche quand il est sorti du chou  ! – Une tête à faire cailler le lait, tu parles d’une ruine humaine… – Tout de même, la nature a de ses revanches  !  » Elles semblaient vouloir l’amener à bonne température, le faire bouillir pour déclencher une colère qui égayerait leur matin. Engourdi par l’habitude, il laissait dire, occupé à vider une charrette à bras. L’homme transvasait son contenu dans des petites boîtes fixées au parapet du pont. Elles débordaient de livres. Franz et Max observaient un de ces fameux bouquinistes des bords de Seine dont ils avaient tellement entendu parler. Les deux amis entreprirent d’examiner la marchandise. À les voir ainsi, grimpés sur de petits bancs pour accéder aux rangées du fond, on aurait pu penser qu’ils nourrissaient un amour commun à l’égard des livres. Ce n’était guère le cas. Franz et Max partageaient certes une même passion pour la littérature, mais n’entretenaient absolument pas un rapport identique à l’égard des ouvrages. Max collectionnait plaquettes à tirage réduit et premières éditions, du moins autant que son salaire le lui permettait, quand Franz se souciait de tous les exemplaires d’une œuvre. Pour lui, une fois sorti de chez l’imprimeur, chaque livre était jeté dans le monde, promis à un destin particulier. Certains parvenaient entre les mains de lecteurs prévenants, d’autres subissaient la négligence de mauvais maîtres qui les tachaient de gras ou cornaient leurs pages. Sans parler de ceux qui échouaient dans des bibliothèques publiques, tamponnés puis oubliés sur les rayonnages par un conservateur indifférent qui était comme l’ange gardien de leurs limbes. Dans l’absolu, Franz aurait aimé, non pas posséder, mais protéger tous les livres du monde. Voir en librairie plusieurs exemplaires d’une même édition lui causait une joie comparable à celle du berger veillant sur son troupeau.

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C’est pourquoi il hésitait toujours à acquérir un livre. Le séparer de ses frères engendrait chez Franz maints tourments, au point que ses achats se limitaient au strict nécessaire. Il avait renoncé à en offrir, afin de ne pas imposer au récipiendaire une lecture qui pourrait bouleverser son cerveau. Trop de risques, de responsabilités, Franz privilégiait d’autres cadeaux, tel le petit caillou trouvé dans une fente entre deux pavés de la Schalengas, remis à Max lors de son dernier anniversaire. Franz l’avait invité à le garder sur lui en guise de porte-bonheur, car jamais une pierre n’ennuie ni n’attriste. Fouillant dans les étalages du bouquiniste, Franz avisa un livre ouvert. Macbeth acte II, début de la scène 3. Il parcourut les lignes : Entre UN PORTIER. (On frappe derrière le théâtre.) LE PORTIER Voilà qui s’appelle frapper  ! Si un homme était portier de l’enfer il deviendrait vieux à force de tourner la clef  ! On frappe. Frappe, frappe, frappe  !… Qui est là, au nom de Belzébuth  ?… C’est un fermier qui s’est pendu à force d’attendre une bonne récolte… Il fallait venir à l’heure  ; et ayez soin d’apporter assez de mouchoirs, car vous allez suer ici pour la peine. On frappe. La suite était dissimulée par un exemplaire de La France victorieuse dans la guerre de demain, du colonel Arthur Boucher. Franz connaissait le texte de Shakespeare. Par jeu au début, puis sous l’effet d’une étrange nécessité, il tâcha de se le remémorer. Voyons, de quoi était-il question ? D’un faiseur d’entourloupes pouvant jurer sur chacun des plateaux d’une balance ; d’un tailleur anglais qui rognait sur un haut-de-chausses français. Mais surtout le portier avait tout le temps son mot à dire. Ce qui rappela à Franz le concierge de l’hôtel. Lui aussi avait réponse à tout, comme les ouvreuses de l’Opéra-Comique. Depuis leur arrivée à Paris, Franz et Max s’étaient rendus trois fois au spectacle. Lors de la première soirée, une ouvreuse mafflue avait accepté leur pourboire avec quelque hauteur, peut-être parce qu’ils s’étaient présentés en haut du grand escalier l’un derrière l’autre, comme répondant à une convocation. Le lendemain, Franz avait décidé de soutenir le regard de l’ouvreuse. Mais au dernier moment, pris de honte, il s’était fendu d’un pourboire encore plus généreux. La troisième et dernière fois, il n’y en aurait pas d’autre, une ouvreuse à l’épaisseur d’ablette s’était plainte d’être mal payée par l’administration. Franz lui avait laissé trois fois le prix d’un fauteuil d’orchestre. Concierge et ouvreuses étaient les enfants du portier de Macbeth. Qui souhaitait franchir le seuil devait subir l’aplomb du gardien, éprouver son franc-parler. Chacun était à la merci de son humeur. Puis-je entrer ? Pas pour l’instant. Plus tard, peut-être ? On verra. Franz prit alors conscience que, de la même façon qu’il y avait à l’hôtel un réceptionniste de jour et un de nuit, et plusieurs ouvreuses à l’Opéra-Comique, le portier n’était peut-être que théoriquement accessible, demeurerait close jusqu’à la dernière question de l’ultime interrogatoire, alors qu’il aurait simplement suffi de l’ouvrir pour entrer. «  Z’achetez ou pas  ?  » demanda le bouquiniste. Derrière lui il y en avait d’autres, chacun gardant ses boîtes sur toute la longueur du quai.

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le premier d’une longue liste, empli de force mais beaucoup moins que les suivants. La porte,


Confucius ou la Science des princes D e Co n f u c i u s F. B e r n i e r ( t r a d . ) , S . Ta u ss i g e t T. M é n a r d ( é d . ) / / / É d i t i o n s L e F é l i n / / / 3 8 0 p. / / / 2 3 € / / / E x t r a i t d u L i v r e s eco n d et t ro i s i è m e E n l i b r a i r i e l e 1 0 s e p t e m b r e

En 1687, François Bernier (1620-1688) se lança, à partir de manuscrits en latin établis par des missionnaires jésuites, dans la traduction de quelques ouvrages attribués à Confucius. Ce voyageur, médecin et philosophe épicurien mit ainsi en valeur la morale des païens et la cohérence d’un système politique sécularisé. Cette première édition de la première traduction en français des Quatre Livres imputés à Confucius est l’occasion pour les préfaciers, Sylvie Taussig et Thierry Ménard, de rappeler les enjeux religieux et théoriques de la lecture des classiques chinois dans l’Europe du xviie siècle. L’orthographe du xviie siècle a été conservée.

Livre second (extrait) L’on sçait assez que la vertu ou la perfection consiste dans un certain Milieu entre l’excez et le défaut, mais que ce milieu est sublime 1 et qu’il y en a peu qui le sçachent tenir. Ce n’est pas d’aujourdhuy qu’on s’en plaint  ; c’est une vieille maladie, c’est une vieille querelle, cela a de tout temps esté de même 2. Je ne sçais que trop bien pourquoi il y en a tant qui ne marchent pas par ce Royal chemin du Milieu, en voicy la cause. Les Sages de ce siècle passent au-delà du Milieu, parce qu’enivrez d’une grande opinion d’eux même ils croient sçavoir plus que le Milieu  ; et des choses plus relevées, et négligent le Milieu comme quelque chose de petit qui ne suffit pas. Les gens grossiers ne parviennent pas au Milieu, parce qu’ils ne le connaissent pas, ou épouvantez par la difficulté ils se défient de leurs forces et doutent d’y pouvoir parvenir. Je sçais aussi pourquoi il y en a plusieurs qui ne connoissent pas ce chemin du Milieu, quoiqu’il soit si évident, c’est que les sages ou ceux qui font profession de sagesse, affectant de suivre des principes ou des chemins périlleux et inusités, passent ordinairement le milieu et se portent à l’excez au lieu que les gens grossiers désespérant de le connoitre et de l’atteindre n’y parviennent pas 3. Or la raison générale de ce grand manquement est qu’avant que d’agir, de juger, de nous déterminer, nous n’examinons pas assez les choses, nous ne pesons pas assez exactement les raisons de part et d’autre, et nous passons trop précipitamment à l’action 4. Il en est de ceci comme du boire et du manger  ; il n’y a point d’homme qui ne boive et ne mange tous les jours, cependant dans une chose si ordinaire et si commune, il y en a très peu qui sçachent bien connoitre les bonnes et salutaires sauces et bien juger de la nature et de l’efficace de ces breuvages et ces mets corrompus par l’artifices et le mélange divers de tant de choses différentes 5. Que si l’on s’attachait à la bien connoitre, ô que l’on ne passerait pas ainsi comme on fait si souvent les bornes de la Tempérance 6 ! Lorsque l’Empereur Xun, ce modèle autentique de prudence, traitait de quelque affaire qui regardait le gouvernement de l’Estat, il ne s’en fioit pas à soi-même, à son propre jugement, et à sa prudence particulière, mais il prenait plaisir de consulter le jugement et la prudence de ses Ministres, et d’examiner soigneusement toutes leurs réponses quelques communes et

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vulgaires qu’elles puissent estre. Que si par hazard ils lui suggéroient quelque chose de moins conforme à la raison 7, véritablement il ne s’en servoit pas, mais néanmoins il sçavoit prudemment dissimuler ce qu’il y avoit de mal et par là entretenir doucement la candeur de leur cœur, et la confiance qu’ils pourraient avoir d’avertir de temps en temps leur Prince 8. Que si leurs conseils s’accordoient avec la raison il s’en servit, ne manquant point cependant de relever et de louer ce qu’il y avoit de bon afin de les porter une autre fois à luy déclarer plus gayement et plus confidemment leurs sentimens. Que si ces réponses s’écartoient tant soit peu du Milieu, la balance de la raison à la main 9 il en prenoit exactement les deux extrémitez et se servoit du milieu des deux afin que les choses se fissent toujours non pas par son jugement seul, mais tout ensemble par le jugement et le conseil de ses Ministres 10, et c’est par là que Xun s’est rendu célèbre dans l’art de régner et qu’il s’est fait un si grand Empereur. Trompeuse prudence de nos temps que tu degenère honteusement de la prudence de nos anciens Rois ! Chaque homme dit maintenent, je suis prudent, je sçais ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire  ; mais parce qu’il n’a en veüe que son propre gain et sa propre commodité et qu’il n’envisage point de meme les malheurs qui en doivent suivre, et les dangers où il se jette, il s’engage inconsidéremment en mille embarras, et tombe enfin au milieu d’une fosse d’où il ne se peut jamais retirer 11. Chacun dit aussi, je suis assez sage, et il se choisit meme en effet un Milieu selon lequel il agit, mais il arrive que se laissant ensuite vaincre par la paresse 12, il ne peut pas seulement tenir un mois ferme et constant dans son projet. À quoi est-ce donc que leur sert la science et la connoissance du Milieu  ? C’est de mon cher disciple Hoei 13 qu’on peut dire qu’il estoit véritablement prudent  ; car non seulement il sçavoit admirablement bien distinguer les choses et choisir ensuite le Milieu, mais du moment qu’il avoit attrapé une vertu, il l’embrassoit pour ainsi dire, il la serroit étroitement sur sa poitrine, il l’entretenoit amoureusement dans son cœur et jamais il ne l’abandonnoit 14. Il s’en trouvera qui peuvent paisiblement gouverner les Royaumes du monde, qui peuvent refuser les dignitez et les richesses, qui peuvent courageusement marcher à pieds nuds sur les épées, mais pour ce qui est du Milieu, quoyque de prime abord il paroisse facile, néanmoins il faut une autre force, il faut bien d’autres combats et d’autres travaux pour y parvenir 15. Sçavoir se gouverner avec douceur et avec quelque indulgence à l’égard des siens lors qu’on tache de les régler et les porter à la vertu, ne chatier pas toujours ni trop severement leur paresse et leur lenteur, ne se vanger pas d’abord de ceux qui refusent d’obéir mais supporter patiemment leurs défauts pour les soumettre doucement et peu à peu à la raison, c’est là le Milieu 16 que connoissent nos Méridionaux, c’est là la force dont ils sont capables et que leurs Sages sçavent pratiquer 17. Coucher seurs 18 et intrépides sur les lances et les boucliers, se voir sans frayeur au milieu des morts et ne s’ennuyer point de cette sorte de vie, c’est véritablement là la vertu et la force des pays septentrionaux ; mais néanmoins parce qu’il y a en cela d’ordinaire beaucoup témérité et que très souvent la règle du Milieu s’y trouve violée, ce n’est pas là, mes chers disciples, la force que je demande de vous 19. Le sage toujours attentif à se vaincre soy-meme 20 sçait véritablement se faire et s’accommoder aux mœurs et au penchant des autres, mais comme il est maistre de soy, il ne se laisse pas depraver par la fréquentation et par l’exemple des gens mols et paresseux, il ne suit pas indifféremment les mouvemens et les inclinations de tout le monde, et il demeure droit sans gauchir ni d’un coté ni d’autre au milieu de ceux qui s’écartent de la vertu et de la raison.

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Ô que c’est là une grande force ! S’il est Magistrat dans un Royaume où la vertu et les Lois soient en vigueur, entre tant d’honneurs il ne change pas pour cela ses mœurs ni sa règle de vie qu’il tenoit estant homme privé et il ne s’enfle point vainement de faste et de gloire  ; si au contraire la vertu et les Lois y sont en mépris, et si tout est en trouble et en confusion, s’il est meme pressé par la disette et afligé d’autres misères en sorte qu’il soit réduit à la mort et aux dernières extrémitez, et que cependant entre tous ces malheurs il ne change point mais demeurant toujours ferme et constant dans ce qu’il aura une fois entrepris  ; que de vertu, que de grandeur d’ame, que de force il faut pour cela  ! C’est là cette force qui consiste dans une continuelle victoire de soy meme 21 que je préfère à celle des Nations méridionales et des septentrionales et que je souhaite et attens de vous. […] Livre troisieme (extrait) S’appliquer soigneusement à imiter les Sages et s’exercer assidument dans cet etude d’imitation 22, est-ce que cela peut manquer d’estre un jour bien doux et bien agreable  ? Il n’y a guere de commencement qui n’ayent leurs difficultez et leurs epines  ; mais si resolu de suivre la vertu et la sagesse vous les surmontez de façon que, vous estant proposé devant les yeux les exemples et les enseignemens des gens sages, vous joignez la constance au travail, il arrive qu’ayant peu a peu recouvert la clarté, et l’integrité primitive de nostre nature 23, vostre travail et vostre exercice sera suivi de beaucoup de facilité et de connoissance, et cette connoissance de beaucoup de plaisir et de satisfaction. Or apres que vous vous serez heureusement cultivé avec cette sorte de travail et de constance, s’il vous vient des sectateurs et des amis des pays eloignez pour vous consulter et pour se donner à votre discipline, attirez par la renommée de votre vertu et sagesse, ne vous rejouirez vous pas encore alors bien davantage et ne temoignez-vous pas cette joy interieure de votre esprit 24 ? Mais si tout le contraire arrive, s’il arrive, dis-je, qu’estant un personnage de grand merite vous ne soyez néanmoins point connu des hommes, que personne ne vous consulte, que personne ne vous regarde 25, et cependant que vous ne vous en affligiez point et que vous n’en soyez point indigné, comme estant content des choses que vous vous estes acquises vousmeme, et que vous possedez seurement sans vous mettre en peine de celles qui sont hors de vous et qui dependent d’autruy, est-ce que cela ne sera pas d’un homme parfait et d’une vertu consommée  ? Qu’il se trouve quelqu’un qui à la maison se soûmette volontiers aux commandemens de ses pere et mere, qu’il ait d’ailleurs pour ses ainez tout le respect et toute la deference qui leur est deüe, et qui cependant au-dehors se plaise à s’opposer aux legitimes Magistrats, cela est assurément rare et inusité. De plus, quelqu’un ne se plaise point à s’opposer aux Magistrats, et se plaise néanmoins à exciter des seditions et à troubler la Republique, c’est encore ce qui n’arrive point, ce qui est inoui 26. Un homme parfait s’attache particulierement au principal et à ce qui est dans chaque chose comme la racine et le fondement  ; car le principal estant bien etabli et confirmé, la loy de la vertu et du devoir naist incontinent delà, croist et fleurit heureusement comme d’une racine ferme. Ainsi la pieté et l’obeissance d’un chacun envers les parens, l’amour, le respect et la deference des plus jeunes des freres à l’egard de leurs ainez sont la racine et le fondement des offices de pieté qu’on doit à la patrie 27, de la soumission qui est deüe aux Magistrats, et consequemment de la paix et de la tranquilité publique. Où le discours est peigné et le visage doux et rians, là il y a peu de probité. Je veux dire que de ceux qui, par une certaine affabilité affectée, par de certaines paroles douces

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et flatteuses, et par un certain visage spécieux plein d’humanité et de bienveillance taschent de se concilier l’affection des hommes et d’acquérir la renommée, ne se mettant guère en peine que le cœur reponde au front, aux yeux et aux discours, il est rare qu’il s’en trouve un ou plutot il ne s’en trouve jamais aucun qui ait la veritable vertu du cœur 28. Je m’examine tous les jours principalement sur trois choses et je m’en demande conte à moy méme, sçavoir si ayant entrepris une affaire pour quelqu’un, j’ay tasché de la faire avec toute la fidélité et toute l’attention d’esprit qu’il falloit comme c’avoit esté mon affaire propre ; si en traitant avec mes compagnons et amis familierement et bonnement comme on s’y attend d’ordinaire, je n’ay néanmoins pas agy avec la candeur et la bonne foy requise me contentant d’une vaine apparence de bienveillance et d’amitié ; si enfin je n’ay pas souvent repassé dans mon esprit la doctrine que j’ay reçue de mon Maistre ; et si je ne m’y suis pas exercé soigneusement et constamment 29. Pour qu’un Prince puisse heureusement administrer son Royaume, cinq choses entre autres sont necessaires. I, que generalement dans toute les affaires de son Estat il apporte tout le soin et toute l’attention possible, ne croyant pas qu’il puisse negliger la moindre affaire et se souvenant que d’une petite inadvertance du Prince, il en vient souvent des calamitez qui desolent un tres grand Estat, et meme pour plusieurs années. II, qu’il ait toujours en veüe la bonne foy et la verité et qu’il soit bien persuadé que c’est le plus precieux joyau de sa couronne 30. III, qu’il modere ses largesses et retranche ses depenses inutiles et superflues car c’est là le moyen que dans le Thresor Royal et dans tout le Royaume il y ait toujours des richesses en abondance. IV, qu’il aime ses sujets d’un amour veritablement paternel, assistant tous ceux que le veuvage ou la solitude, ou la disette et la famine ou quelques autres malheurs affligent et tenant pour indubitable que les Sujets l’aimeront reciproquement comme leur pere qu’ils le respecteront et lui obeiront. V, qu’à l’egard des Ouvrages publics qu’il faudra faire ou reparer si par hazard il arrive que les mains et le travail des Sujets soient requis, il les commande dans un temps convenable, lorsqu’on n’a rien affaire [à faire] à la campagne, et qu’on n’est pas occupé à l’agriculture, aux semences ou à la recolte  ; ainsi l’Estat abondera en grains, en fruits, en alimens, et les Ouvrages publics se feront gayement sans que le public en soufre. Que les plus jeunes des enfans de famille qui sont encore dans la maison employent toutes leurs forces soit du corps soit de l’esprit à bien servir leurs pere et mere ; que s’ils sont hors de la maison parvenus à quelque employ, qu’alors ils aient beaucoup de consideration pour leurs ainez, pour leurs proches parens, pour leurs concitoyens et generalement pour tout le peuple de leur pays, et qu’ils leur rendent tous les bons offices possibles  ; que s’ils entreprennent quelque affaire, qu’ils la poursuivent constamment, qu’ils ne la commencent point qu’ils ne l’achèvent, et qu’ainsi ils regardent toujours attentivement et le commencement et la fin de chaque entreprise ; qu’ils soient veritables et sinceres, et qu’ils ne se dementent jamais  ; qu’ils aiment generalement tous les hommes 31 et qu’ils vivent bien et paisiblement avec tout le monde, de façon toutefois qu’ils soient plus etroitement joints, et liez de bienveillance et de familiarité avec ceux qui sont en estime et en reputation d’estre plus gens de bien. Ce sont là les principaux devoirs des jeunes gens, que si apres cela il leur reste quelque peu de temps et de forces, ils les pourront alors louablement employer à l’etude des lettres, et à apprendre par cœur les Odes 32 de nos anciens Sages, où ils trouveront des dogmes qui estant excellents et convenables à tous les ages conviennent principalement à la jeunesse.

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1. Les jésuites se basant sur les commentaires chinois expliquent le Zhongyong comme invariable ou constant milieu, et ensuite compare cela à la notion occidentale de milieu entre défaut et excès (suivant Aristote et repris par Cicéron). Bernier néglige la définition chinoise et maintient seulement l’équivalent occidental. – 2. Il s’agit là d’un commentaire de Bernier. – 3. Zhongyong 4. La mention « suivre des principes ou des chemins périlleux et inusités » est une glose de Zhang Juzheng. – 4. Il s’agit là d’une glose de Zhang Juzheng. – 5. Le texte original comme Zhang Juzheng parle de connaître la vraie saveur des aliments et boissons. Les jésuites mentionnent une interprétation plus intellectualiste. – 6. Les jésuites ont introduit ici la notion de tempérance, la quatrième vertu cardinale chez Thomas d’Aquin, car inclut le contrôle des désirs de manger et de boire. – 7. Cette référence à la raison ne se trouve pas dans le texte original, mais est caractéristique des commentaires néo-confucéens avec leur insistance sur le li (principe, ou raison). – 8. Le texte original mentionne que Xun dissimulait le mal et relevait le bien dans les conseils de ses ministres. Zhang Juzheng en donne la raison pratique : afin d’encourager les ministres à parler librement. – 9. Pour le lecteur occidental cela peut évoquer l’image de la justice. En fait l’idée de mesurer des poids et de trouver la juste balance se trouve dans le commentaire de Zhang Juzheng. – 10. L’idée que le roi n’agit pas selon lui-même mais en accord avec ses ministres est explicitée par Zhang Juzheng. – 11. Zhongyong 7. Le texte original ne mentionne pas pourquoi les hommes abandonnent le juste milieu. Zhang Juzheng considère que c’est parce qu’ils recherchent leur profit. – 12. La mention de la paresse ne se trouve pas dans le texte original mais dans le commentaire de Zhang Juzheng. – 13. Autre nom pour Yan Yuan, le disciple favori de Confucius. – 14. Zhongyong 8. – 15. Zhongyong 9. La mention de la facilité apparente du zhongyong ne se trouve pas dans le texte original mais dans le commentaire de Zhang Juzheng. – 16. Traduction erronée de Bernier pour force (fortitudo). – 17. Ce paragraphe et les deux suivants correspondent à Zhongyong 10. En fait, d’après Zhang Juzheng, les Méridionaux pratiquent la force de tolérance mais ils n’atteignent pas le Milieu car ils manquent la mesure de la raison. En fait, si la traduction jésuite se base bien ici sur Zhang Juzheng, elle est fautive. – 18. D’après le latin (securus), il faut lire ici «  sûrs  » ou «  en sécurité  ». – 19. Bernier et les jésuites ont ici bien exprimé cette réprobation de la force militaire, telle que mentionnée par Zhang Juzheng, car cela leur était plus facilement compréhensible que dans la situation précédente. – 20. Zhang Juzheng mentionne seulement la victoire sur les passions personnelles (siyu). Les jésuites rendent cela avec l’idée stoïque et chrétienne de victoire sur soi (vincere seipsum). – 21. Même remarque que précédemment. – 22. Lunyu I, 1. Le sens originel du Lunyu est « étudier » (xue) et notre texte suit ici l’interprétation de Zhu Xi d’«  imiter  ». – 23. L’idée d’une nature (humaine) primitive qui est à recouvrer provient du néo-confucianisme. Le néo-confucianisme distingue donc entre deux natures : une nature originelle, toujours présente en l’homme, et une nature concrète qui a été obscurcie par les passions. À chaque moment, l’homme peut donc recouvrer sa vraie nature. La notion de nature primitive dans le néo-confucianisme fait écho à la nature humaine avant la chute dans le christianisme, à la différence que le christianisme distingue trois niveaux de nature : la nature primitive avant la chute, la nature déchue et la nature rachetée et devenue parfaite par le Christ. – 24. Lunyu I, 1. La joie provient donc du fait de transmettre un enseignement. Cette idée est exprimée par Zhang Juzheng. – 25. Lunyu I, 1. Le Lunyu signifie que l’enseignement est ignoré. Zhu Xi comprend que celui qui donne l’enseignement est ignoré. – 26. Ce paragraphe et le suivant correspondent à Lunyu I, 2. – 27. Le mot de piété traduit le Latin pietas, qui traduit lui-même le Chinois ren. L’interprétation politique de ren est caractéristique de Zhang Juzheng. – 28. Lunyu I, 3. – 29. Lunyu, I, 4. – 30. Lunyu I, 5. La métaphore du joyau de la couronne provient de Zhang Juzheng. – 31. Lunyu I, 6. L’expression fan’ai est interprétée par Zhang Juzheng comme voulant dire «  amour étendu  ». Les jésuites ont traduit avec un vocabulaire chrétien : amour universel. Bernier revient à un sens moins connoté. – 32. Le texte original implique un corpus plus large en se référant à la littérature en général (xuewen). Zhang Juzheng mentionne les Six Classiques (liujing). Les jésuites n’ont retenu que le shijing, parce

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qu’ils avaient des réserves sur certains autres classiques, notamment le Yijing.

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p o i n t & co n t r e p o i n t

U n e q u e st i o n e n d é bat. D e u x p o i n ts d i f f é r e n ts . Dans ce numéro : Faut-il tuer les langues mortes  ?

L e p lu s v i e u x ta n g o du monde pa r Mat h i l d e S c h u h m ac h e r P r ofesseu r de lett r es

« C’est le tango des récompenses / Qui vont à ceux qui ont la chance / D’apprendre dès leur enfance / Tout ce qui ne leur servira pas », chantait Jacques Brel avant d’ânonner une dernière fois son latin, feignant avec une exagération immodérée – et comme souvent désopilante – la plus grande lassitude. Brel, fervent opposant au déterminisme social et à sa cause éminemment première, l’enseignement du latin ? Ce serait ne pas voir le polisson que nous joue ici l’amoureux de Rosa, ne pas percevoir la nostalgie de l’adulte derrière les jérémiades du bambin, ne pas entendre Brel récolter a posteriori le miel des leçons de son enfance. Le latin ne façonne, il est vrai, ni les banquiers, ni les médecins, ni les ministres. Mais alors, à quoi sert-il ? À rien. Dans un monde qui voue un culte à l’utilité matérielle, le latin est inutile : il ne produira jamais de richesses et ne soignera jamais le cancer. Mais dans un monde tendu vers une quête humaniste du sens, les langues anciennes constituent plus humblement, mais aussi, peut-être, plus fondamentalement, un moyen de comprendre le monde absurde qui nous entoure, et comme telle, elles devraient être accessibles à tous. Bien sûr, il serait intolérable d’enseigner le latin et le grec vidés de toute substance afin de permettre à une élite sociale de se démarquer, mais son appauvrissement, que porte la réforme des programmes à venir au nom de l’égalitarisme, ne l’est-il pas plus encore ? Pour tous, le labeur et l’exigence du latin peuvent éclairer le monde, à condition d’être valorisés. Car en vérité, l’utilité du latin est partout pour qui veut bien la voir. Prétendre trouver le sens de la vie dans de sombres étymologies serait évidemment absurde : à quoi nous servirait-il de deviner au débotté le sens des mots « abiétacée » ou « cofidéjusseur », sinon à briller vainement un soir de dîner mondain ? Mieux vaut en ce cas ouvrir un dictionnaire. Mais alors, d’où nous vient parfois la jouissance de l’étymologie ? Pourquoi découvrir que le mot « travail » vient

du latin tripalium, un instrument de torture, nous fascine tant, sinon parce que l’origine du mot donne un sens à une expérience infiniment partagée : celle de la besogne des cours de latin, du labeur quotidien ou de la fatigue existentielle ? Il en va de même de la mythologie, dont la compréhension de la langue qui la véhiculait éclaire le sens philosophique profond qu’elle dissimule. La généalogie de Nyx, dans la mythologie grecque, resterait profondément ennuyeuse, n’était l’étymologie qui nous livre une véritable leçon de philosophie : Nyx (la nuit) engendre Hypnos (le sommeil) et son frère jumeau Thanatos (la mort). Derrière ces noms obscurs se cache l’angoisse humaine et atemporelle des ténèbres du sommeil éternel. Quant à ces dieux, si différents, priés aux quatre coins du monde, ne sont-ils pas tous issus du deus latin, qui vient lui-même du Zeus grec, qui découle de l’indo-européen *deiwos signifiant « céleste, lumineux » ? Tel est le secret de l’étymologie, qui va en effet de pair avec le questionnement perpétuel des hommes et qui charrie des intuitions universellement partagées. Les langues mortes balaient ainsi l’apparente absurdité du monde, et nous en suggèrent l’harmonie par indices tantôt limpides, tantôt énigmatiques, mais toujours rassurants. Voilà donc l’utilité imperceptible du latin, qui paraîtra bien maigre aux hermétiques et aux jeunes apprentis. Rimbaud lui-même, dans la confidence de ses cahiers de collégien, pestait avec ferveur contre les Romains, au point de remettre en question, non sans humour, leur existence : « Et quand même ils auraient existé, qu’ils me laissent rentier et conservent leur langue pour eux. Quel mal leur ai-je fait pour qu’ils me flanquent au supplice ? » Et de conclure : « Ah ! saperlipotte de saperlipopette ! sapristi ! moi je serai rentier ; il ne fait pas si bon de s’user les culottes sur les bancs, saperlipopettouille ! » Et dire qu’à la même époque, dans un de ses poèmes en latin, Phébus lui écrit sur le front : TU VATES ERIS (« Tu seras poète ») ; le latin le fait interprète du monde. On s’autorise, à quatorze ans, quand on s’appelle Rimbaud et que l’on tire tous les bénéfices d’un apprentissage jugé trop ennuyeux, de railler les Romains... Intermédiaire entre le monde et nos mots, sans lequel notre langue ne serait rien de plus qu’une convention de mathématiciens, le latin nous invite à dépasser l’absurde apparent pour saisir le sens caché, un va-et-vient toujours répété qui prend des airs de danse. Pourquoi dès lors refuser à ceux qui le souhaitent d’entrer dans la ronde ? Il est irrévérencieux d’appauvrir les langues mortes, et il est de surcroît ingrat de ne pas voir, derrière une discipline exigeante, tout ce qui nous est offert de réponse. Une véritable danse, oui, que ce « tango des collèges/ Qui prend les rêves au piège/ Et dont il est sacrilège/ De ne pas sortir malin. » NOTO

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F aut- il tue r les langues mo r tes  ?

Certes, l’utilité quotidienne de la flûte à bec est indéniable, et tout un chacun peut s’exprimer en un allemand châtié après l’avoir pratiqué au collège. Faut-il pour autant reprocher au latin son manque d’usage pratique ? Tour à tour remède miracle à l’épidémie contemporaine de dyslexie et grand malade dont on diagnostique la fin imminente, le latin fait débat. Relégué à sa fonction déjà ancienne de discriminateur de classe sociale, il demeure un symbole politique qui cristallise les inquiétudes concernant l’école. Il représente l’élitisme pédant, par nature voué à une contemplation peu productive. Mais il ne parvient qu’à peine à jouir du prestige inhérent à son statut de langue morte : on lui préfère d’autres formes de gratuité, comme celle de l’art, qui joint au moins l’agrément à la noblesse. Car le latin est réputé rébarbatif. Ceux qui s’accommodent fort bien d’abandonner leurs enfants aux affres de la géométrie euclidienne s’effraient de quelques ablatifs absolus. Malgré le choix stratégique d’une fleur embaumante comme modèle de déclinaison, le soupçon pèse sur l’intérêt que l’on peut trouver à la langue latine. Peut-être ses défenseurs mêmes, à trop admirer la virile rigueur antique, lui ont-ils donné un visage peu souriant. « Qui me l’a masquée de ce faux visage, pâle et hideux ? Il n’est rien de plus gai, plus gaillard, plus enjoué », peut-on pourtant dire du latin comme Montaigne de la philosophie. Les élèves de collège parviennent cependant, dans leur innocence, à s’enthousiasmer pour la discipline. Ils lui trouvent des attraits certains, outre l’augmentation de leur moyenne et le plaisir non négligeable de découvrir directement les textes anciens, de navigations en métamorphoses, de monstres en Gladiator... gladiateurs. Comme dans toute langue à déclinaisons, le jeu de construction se fait plus captivant à mesure que l’énigme se résout. À la fierté de la trouvaille se superpose le gain du sens, élaboré à tâtons et assorti d’un léger doute, parfois indécidable, qui en fait la saveur. L’hésitation sémantique peut devenir chez l’élève perplexité anthropologique : vraiment, amour et humour ont existé avant moi ? La moindre inexactitude fait naître une image barbare ou poétique, la tente attaque soudain à l’épée le soldat, l’esclave accorde généreusement un denier à son maître. Mais qu’à cela ne tienne, les erreurs n’empêchent pas de trouver son chemin ni ne provoquent de sourires railleurs. La distance permet en effet une étude un peu différente de la langue, en même temps libérée des complexes du bien-dire et attachée aux enjeux de la traduction. La pratique, difficilement intuitive et auditive, fait surgir l’objet littéraire au détour de l’abstraction. L’attention portée au langage s’affine alors : on prend le temps de s’étonner de ces verbes ni tout à fait passifs ni tout à fait actifs, de ces structures concises. La pluralité des sens possibles

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d’un mot instaure des liens étranges et motivés entre les choses, et les évolutions de la langue s’éclairent soudainement, de la pesée à la pensée, du devoir à la dette. Certes, l’étude du latin est loin d’être nécessaire à une belle maîtrise de la langue française. Mais combattre brièvement l’arbitraire du langage et de l’orthographe rassure. Si l’étymologie ennuie les adultes qui n’y voient que pédanterie, elle fascine les collégiens, ceux qui les fréquentent le savent : le regard morne s’illumine, et ils réclament encore un « truc de magie », au désespoir feint de l’enseignant. En reconnaissant l’origine des mots de façon autonome, nous acquérons un sentiment de maîtrise, l’intuition d’un système. Ce n’est pas négligeable pour les enfants, notamment pour ceux que l’école peut laisser un peu dubitatifs. L’étude abstraite de l’étymologie et d’une culture latine détachée de la langue, si elle devait remplacer le latin, ne jouerait pas tout à fait ce rôle. Le recul par rapport au langage et le goût des textes pourraient être supplantés par l’affectation du vernis culturel, souvent peu durable : « il faut qu’il emboive leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes », nous dit encore Montaigne de l’enfant. Et d’ajouter : « Nous nous enquérons volontiers, sait-il du grec ou du latin ? Écrit-il en vers ou en prose ? Mais, s’il est devenu meilleur ou plus avisé, c’était le principal, et c’est ce qui demeure derrière. Il fallait s’enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant. »

Ro s a , ro s a , ro s a m . . . pa r Pa u l i n e H e ss e l P r ofesseu r de lett r es

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L a p u i ssa nce su ggest ive de la maison M al apart e e st u niq u e . I maginé e co mme u n r e f u g e pa r l ’auteur de La Peau , elle e st re sté e lo ngt e mps aband o nné e et l iv ré e à l ’ i m ag i n at i o n d e s a rt i st e s a p r è s l a m o rt d e l ’ é c r i va i n , q u i e n f i t d o n pa r testa m en t à la République p o p u l aire d e C h ine . P o s é e s u r l a p o int e rocheu se du c ap Ma ss ulo à C ap ri, e l l e e st co mme inv is ib l e . Parco u rs da n s l a m a i s o n M a l a pa rt e , q u i e x a lt e l a s o l i t u d e d e l ’a rt i st e .

L a maison comme moi pa r J e a n - L o u i s Ga i l l e m i n


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a r chitectu r e

© TCI/Marka/UIG via Getty Images

Naissance de l’écrivain Dans Le Mépris de Godard, c’est au détour d’un chemin labyrinthique qu’apparaît la Casa Malaparte. Encastré dans l’éperon rocheux qui s’avance dans la mer, le parallélépipède grossier, avec son pan coupé, ses murs nus percés de larges baies sombres irrégulières sans menuiserie, ses petites meurtrières grillagées et son enduit rouge rongé par le sel a l’air d’un paquebot échoué ou d’une casemate oubliée du Rivage des Syrtes dans lequel des soldats épieraient, sans conviction, le lointain Farghestan. Julien Gracq aurait pu l’imaginer, Curzio Malaparte l’a réalisée à la fin des années 1930. Il y avait, dans la partie la plus sauvage, la plus solitaire, la plus dramatique de Capri, dans cette partie entièrement tournée vers le midi et l’Orient, où l’île, d’humaine devient féroce, où la nature s’exprime avec une force incomparable et cruelle, un promontoire d’une extraordinaire pureté de lignes, avancé dans la mer comme une griffe rocheuse. Aucun endroit, en Italie, n’a une telle ampleur d’horizon, une telle profondeur de sentiment. C’est un lieu destiné aux hommes forts, aux esprits libres. Comme il est alors facile de se laisser dominer par la nature, d’en devenir l’esclave, de se laisser broyer par ses mâchoires délicates et violentes, d’être avalé comme Jonas dans la baleine  1. C’est en 1937 que Malaparte tombe amoureux de la Punta Massulo et décide d’y construire. Vieux rêve d’installation dans la baie de Naples, contrarié par son incarcération à Regina

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La maison Malaparte posée sur la pointe du cap Massullo, à Capri (Italie). Photo de 1968.

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Malaparte a pris position dans le débat architectural contemporain. Il se veut moderne et s’oppose à toute citation stylistique.

Autoportrait Inconstructibles les terrains de Punta Massulo sont acquis pour un prix modique, mais très vite une dérogation est accordée par le ministre Bottai, un ami, la maison ayant été présentée comme restant « invisible » de la mer et des points panoramiques voisins. L’heureux acquéreur demande alors un projet à Adalberto Libera, un des ténors de l’architecture rationaliste italienne. Journaliste, Malaparte a pris position dans le débat architectural contemporain. Il se veut moderne et s’oppose à toute citation stylistique et comme il l’explique, dans sa propre revue Prospettive au même moment :

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En accord avec la nature sauvage et délicate Le dessin de Libera est sévère. Sur le socle du cap, il pose l’objet orthogonal moderne ; sa base en appareillage de pierre très lisible se distingue nettement de la roche. La façade arrière qui accueille le visiteur est carrée et brutale, les ouvertures et les balcons, en porte à faux, s’équilibrent

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© Archives privées/DR

Cœli à Rome puis sa « relégation » dans l’île de Lipari. Partisan et admirateur de Benito Mussolini, complice même au moment de l’affaire Matteoti, Malaparte n’a jamais pu se plier à un mot d’ordre et rester dans le rang. Esprit indépendant, provocateur, il sera toujours, comme l’indique le pseudonyme qu’il s’est choisi « du mauvais côté ». Aussi n’est-ce pas Monsieur Caméléon, pamphlet contre un Duce opportuniste qui lui sera fatal, mais, alors que tout semble lui sourire, ses attaques diffamatoires d’un ministre en place. Quand il est libéré, il sait que le temps des luttes et des jeux politiques est révolu ; Lipari lui a appris les chemins d’une évasion interne, d’une liberté acquise dans le travail et la solitude. C’est la naissance, longtemps cachée par le partisan, de l’écrivain.

Pour exprimer le caractère révolutionnaire et impérial de l’Italie fasciste, il serait absurde et ridicule de recourir à des reconstructions archéologiques, à des triomphes de colonnes et de chapiteaux... Une gare, un marché, une centrale électrique sont quelque chose de bien différent. Ce refus du style doit s’appliquer aussi à sa maison : Nombreux ceux qui attendaient de ma part des concessions au style capriote, sans penser que c’est justement en refusant cette facilité du style que je saisissais le mien. Aucune colonnette romane, et bien sûr, aucun arc, aucun escalier extérieur, aucune fenêtre ogivale, aucun de ces collages de styles mauresques, romans, gothiques ou sécessionnistes, que certains Allemands, depuis trente ou cinquante ans, ont importés à Capri, polluant la pureté et la simplicité des maisons capriotes. C’est son propre style que Malaparte veut imposer : Le jour où je me suis mis à construire une maison, je ne pouvais imaginer que j’allais dessiner mon propre portrait. Le meilleur de tous ceux que je n’avais pas jusque-là réalisés en littérature.


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Curzio Malaparte pose, au printemps 1934, devant l’A nnunziata à Lipari. L’escalier trapézoïdale de cette église du xvi e siècle semble avoir inspiré l’écrivain pour l’accès à l’impressionnante terrasse de la maison.

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dans leur asymétrie, c’est un geste architectural et technologique. Au cours du chantier les liens entre le commanditaire et l’architecte vont se distendre. Malaparte s’est-il rendu compte que le modernisme géométrique peut lui aussi devenir un style ? Lui qui n’a jamais supporté d’être embrigadé, va-t-il accepter le diktat de la raison, les mesquineries fonctionnalistes ou la beauté purement formelle ? Mais va-t-il pour autant se tourner vers le vernaculaire, objet alors de l’intérêt des architectes italiens qui cherchent à réviser leur rationalisme à l’aune régionaliste ? À la Triennale de 1936, l’exposition Architecture rurale italienne de Giuseppe Pagano présente des photographies récentes de Capri, Procida et Ischia de Roberto Pane. Elles chantent ces arcs et arcades, escaliers extérieurs, cubes et parallélépipèdes aux arêtes gommées, qu’Eugène Bermann combine au même moment dans de troublantes fantaisies architecturales. Bernard Rudofsky, qui a découvert dans les voûtes en berceau méditerranéennes une « technique primitive du béton » publie ses photos de Procida dans Domus en 1938 en rassurant ses lecteurs : « Ils n’y trouveront aucune colonne romaine. » Aucune tradition, fût-elle locale, ne peut satisfaire notre Narcisse constructeur : Aucune concession non plus à cette fausse idée que les hommes se font qu’une architecture locale peut convenir à toute partie de ce lieu. Ainsi l’architecture dite capriote pourrait s’adapter aussi bien au versant qui donne sur le golfe, qu’à celui de Marina Piccola, qu’à celui idyllique et fragmentaire d’Anacapri, ou celui grec de Matromania. À Punta Massulo, entre les rochers de Monacone et la grotte aux mystères de Mithra, la nature est féroce, violente, il ne faut ni lui céder (le pittoresque) ni l’affronter (le modernisme) : Très vite, il m’est apparu clairement que non seulement les lignes de la maison, son architecture, mais aussi les matériaux avec lesquels j’allais la construire devaient être en accord avec cette nature sauvage et délicate. Pas de briques ou de ciment, mais la pierre, seulement la pierre et la pierre locale, celle-là même dont étaient faits le rocher et la montagne. Il prend lui même les choses en mains et confie le chantier à un maître maçon local : Maître Adolfo Amitrano a commencé par tâter la roche de la main, puis est descendu sur la Punta Massulo, se glissant sur un éperon à pic.

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« Cinéaste de la claustration, Godard a rejeté les facilités du lieu réduit, du cadre resserré, pour leur substituer, dans Les Carabiniers d’abord, l’espace ouvert d’un monde finalement absent, réduit à une seule barrière de signes, et ramenant, dans Le Mépris, l’Italie, la beauté et le cinémascope aux dimensions d’une prison. Heurtés aux murs blancs, à l’immobilité d’une nature somptueuse mais indifférente, aux cages de verre de la villa de Capri, les personnages n’échapperont plus aux deux pôles qui les appellent, réduits à un inquiet tournoiement, forcés de jeter les masques. » Jean Narboni, Les Cahiers du cinéma, février 1964.

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Le Mépris Jean-Luc Godard, 1963 Paul Javal est appelé en urgence à rejoindre Cinecittà, pour remanier le scénario d’un film de Fritz Lang. Il quitte paris avec Camille, sa femme. Camille va se détacher de Paul et finir par lui avouer son mépris. La maison Malaparte est le décor du film (dans le film), une adaptation de l’Odyssée d’Ulysse.

Jean-Luc Godard explique dans Les Cahiers du Cinéma (décembre 1962) : « Quand j’y réfléchis bien, outre l’histoire psychologique d’une femme qui méprise son mari, Le Mépris m’apparaît comme l’histoire de naufragés du monde occidental, des rescapés du naufrage de la modernité, qui abordent un jour, à l’image des héros de Verne et de Stevenson, sur une île déserte et mystérieuse, dont le mystère est inexorablement l’absence de mystère, c’est-à-dire la vérité. » « Mes personnages ne sont plus en accord avec la nature comme l’étaient autrefois les Anciens, mais j’ai traité le paysage comme un personnage, en lui accordant

© 1963 STUDIOCANAL – Compagnia Cinematografica Champion S.P.A.

autant de places qu’aux acteurs. »

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© Archives privées/DR

Un imposant salon, pensé comme un atrium, souligné par le sol en dalles de grès. Au mur, l’impressionnante sculpture en bois de Pericle Fazzini, La Danse.

Approche plus tactile que visuelle, presque amoureuse, avec ses passions, ses dépits et ses revirements qui feront du chantier une très longue histoire, « jusqu’à ce que, petit à petit, la maison commence à sortir de la roche, l’épouse, prenne forme et se révèle la plus audacieuse, intelligente et moderne maison captirote ». Capriote, oui, mais pas dans la forme, seulement dans l’esprit et les techniques.

Réalisme magique Pour mieux faire corps avec le terrain, la maison est d’abord élargie, puis le front sévère de la façade d’entrée est arasé par l’escalier pyramidal. Située au milieu des gradins de cette fraction, l’entrée frontale en creux prend une allure de vomitorium d’amphithéâtre antique. Gênant l’élan ascensionnel, elle est finalement abandonnée. Pour la remplacer, Malaparte songe à une tour qui lui aurait permis d’accéder directement de l’intérieur de la maison « au solarium », mais il renonce à cette complaisance fonctionnelle au profit d’une accession plus symbolique. Parcours initiatique qui oblige à se débarrasser, le temps de la montée, de sa condition d’homme pour être digne de rencontrer les dieux, de voir surgir de l’eau un Poséidon aux couleurs violentes, percevoir Athéna et son sourire fardé, entendre les cris suaves des sirènes. Vision primitiviste véhiculée alors par Malaparte NOTO

lui-même dans sa revue Prospettive, volonté d’ancrer le « Réalisme magique » de son ami Bontempelli, dans le mythe méditerranéen. Vision dont Godard saura magnifiquement tirer parti dans sa relecture de l’Odyssée du Mépris d’A lberto Moravia. Léger comme une voile, simple signe, un muret incurvé s’abaisse doucement vers le sol, conduisant le regard, que n’entrave aucune balustrade, vers l’horizon. L’érection de la tour, tout comme la fente de l’escalier, a été sacrifiée à l’ambiguïté de cette « maison comme moi ». Malaparte se méfie autant du style que des formes et semble faire sien le concept de « préhistoire » forgé par De Chirico dont les architectures élémentaires sont déchargées d’histoire et arrachées au temps. Toute forme trop facilement repérable doit être gommée, voire brouillée, comme ici les façades latérales parasitées par la diversité des ouvertures.

Encadrer la nature Pour accéder à la maison, il faut descendre désormais un escalier latéral, longer la maison puis remonter quelques marches pour atteindre par une porte latérale, dérobée, l’appartement des invités. Au premier étage une porte latérale ouvre sur l’opus incertum du spectaculaire atrium. Mais cette monumentalité est brouillée autant par le sol que par l’introduction d’une asymétrie sournoise. Aux deux baies de tailles moyennes de chaque côté de la porte centrale qui mène dans l’axe à l’appartement privé, répond l’asymétrie d’une petite et d’une grande baies qui se font face près de l’entrée latérale. Dessinées non au ras du sol ce qui les ancrerait dans l’architecture, ni non plus fonctionnellement

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a r chitectu r e

« à hauteur de vue », mais à petite distance du sol, ces ouvertures aux énigmatiques huisseries et aux lourdes menuiseries, découpent brutalement le panorama. Nous ne sommes pas à la fenêtre d’une maison, mais devant la verrière d’un aquarium ou mieux devant l’immense hublot du Nautilus. La nature capriote est moins « donnée à voir » que « convoquée » et sévèrement encadrée. Au général Rommel qui lui demandait s’il avait acheté la maison ou l’avait dessinée, capitaine Nemo Malaparte aurait répondu : « Je n’ai dessiné que le paysage. » Cadres scéniques comme dans les intérieurs de Savinio, où les fenêtres ne sont destinées qu’à permettre aux rêveries de s’incarner, figures mythologiques naïves qui ont quitté les pages des livres d’enfant pour survoler les falaises anthropomorphes et faire voler le rideau rouge. Aucune intimité ne permet d’échapper à cette intrusion paysagère : le foyer domestique lui-même avec sa plaque de cheminée en verre, est transparent : le jeu des flammes renvoie au mouvement irrégulier des vagues. Les meubles, scandinaves, affichent la modernité du moment, les colonnes bannies à l’extérieur sont ici asservies à l’usage : simples piètements de tables ou mieux, lavabos et bidets.

été conçue pour cacher cette cellule, souvenir sublimé de Regina Cœli. Aujourd’hui plus que jamais, je me sens comme un oiseau qui aurait avalé sa cage. Je porte ma cellule sur moi, en moi, comme une femme enceinte porte son enfant dans son ventre. Refus réitéré des formes et des styles, inversions des fonctions, brouillages : ces manipulations mettent en valeur le labyrinthe existentiel : de la cellule nue et obscure du moi à la terrasse lumineuse où « la nature s’exprime avec une force incomparable et cruelle ». De l’autre côté du promontoire de Tibère, un autre esthète Jacques de Fersen a construit en 1905 sa retraite d’exilé capriote, mais alors que la Casa Malaparte s’efface, s’enfonce, la villa Lysis s’élève et couronne son promontoire. Alors que l’ego de Fersen surenchérit dans la revendication d’une Arcadie fin de siècle sous le signe de D'Annunzio et de Barrès, celui de Malaparte se rebelle et se cache. L’escalier monumental de la villa Lysis conduit à une colonnade vouée à l’« Amour et à la Douleur », celui de la Casa Malaparte mène au vide cosmique. Toutes deux évoquent, dans leur solitude Arnold Böcklin dont l’œuvre exalte le mythe méditerranéen. À l’Arcadie mordorée de la « villa au bord de la mer » répondent les mystérieuses casemates de L’Île des morts, lieu par excellence de la métamorphose. 1. Curzio Malaparte, Portrait de Pierre, 1940.

© Kunstmuseum Basel, Martin P. Bühler

Un refuge Paradoxe ultime, c’est à la proue du bâtiment, sur la roche à pic, orientée vers le large, que peut s’assouvir ce besoin de retraite et d’intimité. Là où Libera avait situé le grand salon et n’avait pu s’empêcher d’exploiter la « vue imprenable » par une grande baie et un balcon latéral se trouve le bureau de l’écrivain. Simple pièce ornée de trois petites fenêtres. Mais l’une est masquée par une tapisserie ramenée d’Éthiopie et l’autre masque le large d’un voilage. L’écrivain travaillant généralement à l’ombre dans le coin vers l’ouest. Ce Saint des Saints est séparé du salon par l’appartement privé du maître de maison, seul Malaparte y a accès depuis sa chambre. Toute la maison semble avoir NOTO

Arnold Böcklin, L’Île des morts, 1880, huile sur toile, Bâle, Kunstmuseum. Dépôt de la Fondation Gottfried Keller. Première version de ce tableau (qui en compte cinq), L’Île des morts est une commande de Marie Berna qui souhaite « un tableau qui fait rêver ». Pour Marie-Pierre Salé, conservateur au musée du Louvre, ce tableau est « une image du tombeau de l’artiste héroïsé, la dernière sépulture de l’élu. »

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Perdu et retrouvé

Le monde réenchanté de Nicu Ilfoveanu Rep r ésenté pa r l a g a l e r i e A n ca P o t e r as u , B u ca r e s t

Pa r C o r d é l i a T r o u v è r e

Reconnu dans son pays, inconnu en France, le photographe roumain Nicu Ilfoveanu redonne vie aux objets déchus de nos sociétés de consommation. Ses photographies monochromes oscillent entre allégorie poétique et portrait social.


Š Nicu Ilfoveanu

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n Europe de l’Est, le marché des produits de seconde main est en pleine expansion. Comme un reflet des temps nouveaux. « Dans les banlieues pauvres, les friperies cohabitent avec la pharmacie et les prêteurs-sur-gage. À tel point que les initiales SH - Second Hand (seconde main), qualifient désormais ce qui semble devenu une activité en soi : la plupart des vêtements proposés à la vente sur les marchés ou dans les friperies n’ont même jamais été lavés. Leurs propriétaires s’en débarrassent sitôt portés ». « Le marché aux puces est le lieu en ville, où nous nous sentons libres. (...) Il ne s’agit pas d’un endroit où le choix et l’origine des biens portent à la mélancolie, mais de celui où un homme de Vitruve trouvera non seulement de quoi se couvrir, mais aussi de quoi combler son rêve de possession », explique Octav Avramescu, auteur des textes de Found and Lost (AAI éditions), ouvrage qui réunit le travail photographique de Nicu Ilfoveanu sur ce thème. Nicu Ilfoveanu a été le témoin privilégié de ces marchandages. Passionné par la photographie vernaculaire, il a parcouru les marchés aux puces en quête de photos qu’il aurait aimé prendre lui-même. « Je me suis noyé parmi ces

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vieux clichés, fasciné par les personnes qui y étaient représentées, leur physionomie, leur manière de poser... Pour échapper à cette fascination maladive, j’ai emporté mon appareil et j’ai photographié les personnes autour de moi : vendeurs, acheteurs... À la fin de chaque journée, je développais le film et observais à nouveau ces gens, à travers un compte-fils cette fois, comme s’il s’agissait d’un diorama. » « Afin de le restituer dans l’espace et le temps, j’ai résumé ce travail de trois années engagé en 2009 à une seule, de janvier à décembre, comme un film tourné en continu. » Un film qui restitue une société qui, sous son objectif, se reforme avec ses propres mécanismes d’échanges, ses propres réseaux de solidarité, ses idiomes... L’itinéraire de Nicu Ilfoveanu l’enracine plus à l’Est qu’à l’Ouest : « Pour être honnête, je suis heureux d’être un artiste de l’Est. J’ai démarré mon “éducation artistique” au début des années 1990, période d’ouverture de la société. La majorité des artistes se tournait vers l’Ouest, se comportant comme des Occidentaux en devenir. À cette époque, j’ai eu la chance de voyager en Occident. J’ai découvert les mouvements artistiques à travers les expositions sans savoir ce que “art contemporain” pouvait bien recouvrir. Aussi, j’ai grandi avec les “références” et le “simulacre”. Puis j’ai “creusé” en moimême, cherché un matériel brut à travailler qui, grâce à Dieu, existait et existe toujours à l’Est. » Appareil photo en main, Nicu Ilfoveanu a illustré beaucoup d’histoires, investi tous les terrains, donné forme à des mondes en voie de disparition, de transformation, de renaissance... Son travail, qui entremêle réflexion personnelle et recherches documentaires, sujets sacrés et profanes, monde réel et monde caché, lui a valu plusieurs récompenses dans son pays. Aujourd’hui, toujours fidèle à sa quête de nouveaux matériels, Nicu Ilfoveanu photographie les fêtes foraines et les animaleries en pleine campagne et réfléchit à un livre sur l’architecture vernaculaire à Bucarest : « Elle y est des plus éclectiques, depuis l’influence babylonienne à l’ère urbaine. » Les pierres comme les hommes témoignent de mondes perdus et retrouvés.

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Š Nicu Ilfoveanu

N icu I lfoveanu

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chroniques

C et objet du dési r

Les deux odalisques de François Boucher pa r J e a n S t r e f f

B lo n d e o u b r u n e   ?

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. François Boucher a célébré les plus beaux derrières du x vIII e siècle.

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ans le sérail des sultans ottomans, une odalisque était une jeune vierge, généralement venue de la campagne et rangée au bas de l’échelle du harem. En fait, elle servait de bonniche aux femmes et concubines du maître des lieux. Avec un peu – enfin, beaucoup  – de chance, elle pouvait être remarquée pour sa beauté par la mère du sultan et se retrouver dans le lit de celui-ci. Avec encore plus de chance, si elle était une surdouée de la galipette amoureuse, une reine du Kâma-Sûtra, elle passait dans la classe des concubines. Et si elle était assez maligne pour se retrouver enceinte lors des ébats sultanesques, elle accédait au rang suprême d’épouse. Et pouvait donc, à son tour, demander aux nouvelles venues de lui frotter le dos dans son bain. Les odalisques ont été couchées sur la toile par un nombre considérable de peintres du xviii e siècle : Ingres, Manet, Delacroix... dans un mouvement dit orientaliste, qui n’était en fait qu’une excuse pour montrer la nudité à

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travers la prétendue licence régnant dans les harems. Lieux de débauche qui, il faut bien le reconnaître, auront fasciné autant les artistes du pinceau que ceux de la plume du siècle suivant. Ainsi dans Les Orientales, le jeune Victor Hugo, âgé de vingt-cinq ans et pas encore convaincu par une polygamie qu’il pratiquera pourtant toute sa vie, écrit à propos du sultan : Quels sont ces cris ?... C’est l’heure où ses plaisirs infâmes Ont réclamés nos sœurs, nos filles et nos femmes Ces fleurs vont se flétrir à son souffle inhumain... Ce qui est frappant dans les deux odalisques de François Boucher, la brune et la blonde, est qu’elles représentent, quasiment dans la même position, deux culs totalement différents. En 1743, Boucher peint les fesses de son épouse, Marie-Jeanne Buseau, femme à l’opulent derrière, portrait qui laisserait penser que l’artiste aime la fesse voluptueuse.

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© Musée des Beaux-Arts de la Ville de Reims/C. Devleeschauwer © Rheinisches Bildarchiv, rba_c004220

François Boucher, L’Odalisque, 1743, huile sur toile, Reims, musée des Beaux-Arts.

François Boucher, L’Odalisque blonde (Louise O’Murphy), 1751, huile sur toile, Cologne, musée Wallraf-Richatz & Fondation Corboud.


chroniques

Toile ouvertement licencieuse, qui justifie son titre par la présence d’un paravent chinois et des plumes sur la tête, L’Odalisque brune, au désordre savamment suggestif qui bouleversa la tradition du nu couché, déchaînera un scandale lors de son exposition au Salon de Paris. Indignation teintée de succès si l’on considère le nombre de copies qui circulèrent dans la capitale à l’époque 1. Neuf ans plus tard, c’est la jeune Marie-Louise O’Murphy, à peine âgée de quinze ans, père maître-chanteur et mère maquerelle, qui prête ses fesses adolescentes à L’Odalisque blonde, ses origines irlandaises expliquant le charmant rosé de sa carnation, en opposition à la blancheur des chairs de madame Boucher. Lorsqu’il découvre le tableau, peint à l’origine pour le marquis de Marigny, Louis XV tombe immédiatement amoureux de son modèle et surtout du derrière de celle-ci. Cette « petite gueuse », telle que la qualifiera Casanova, qui, dans ses Mémoires 2, s’attribuera tardivement l’origine du tableau (alors qu’il ne fait sans doute que reconnaître dans celui-ci une prostituée croisée dans un des bordels qu’il fréquentait assidûment), est alors recrutée par des réseaux souterrains à la solde des désirs royaux (finalement pas très éloignés de ceux des sultans), animés en sous-main par la Pompadour en personne, et se retrouve illico presto dans le lit de Louis XV. Ce qui vaudra à Boucher de devenir le peintre officiel de la cour et au marquis d’A rgenson de noter dans son journal 3 : « Le roi a une maîtresse en règle... elle est de l’ordre des putains par famille et par état. » Marie-Louise sera chassée de Versailles (enfin, plutôt de la maison du parc aux Cerfs, où la Pompadour, peu portée sur les choses du sexe, entassait les maîtresses non officielles de Sa Majesté, une sorte de harem donc) en pleine nuit de novembre 1755. Quatre ans plus tard, elle entrera dans le monde de la finance et décuplera sa fortune grâce aux « croupes » que devaient lui verser les fermiers généraux. Amusant retournement de situation, qui lui aura finalement permis de gagner des croupes grâce à sa croupe ! Mais qu’ont-elles de plus, ou plutôt de moins, les fesses de cette catin que celles de l’épouse officielle de celui qui

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L’une expose le sien s u r u n l i t d é fa i t, i n v i tat i o n à to u t e s l e s lu b r i c i t é s pass é e s e t à v e n i r , ta n d i s q u e l ’ au t r e r e p o s e s u r u n d i va n d e sa lo n .

les peignit. La fraîcheur ? Mais il est des adorateurs du fessier qui le préfèrent justement moins jeune. La fermeté ? Mais d’autres en choisiront des moins tendres, à la chair plus agréablement malléable sous la main. L’innocence ? Mais peut-on évoquer la pureté quand on parle de cul ? Difficilement, tant ce mot a fini par englober tout ce qui relève de l’obscène. Ne dit-on pas un film, un roman, une photo « de cul » pour désigner toute œuvre pornographique ? Si l’on compare les deux culs de Boucher, la première impression qui saute aux yeux est que celui de Marie-Jeanne est bien plus offert que l’autre de Marie-Louise. Le premier est « bon à prendre », dirait-on aujourd’hui, alors que le second est encore fermé, attendant sans doute les faveurs royales pour le dépuceler. Alors que le mouvement de tête et les yeux de Marie-Jeanne semblent inviter le spectateur à venir y faire un tour de quelque manière que ce soit : pelotage, reniflage, léchage, enculage, ceux de Marie-Louise sont fixés droit devant, genre « je vous le montre, mais personne n’y touche » avant l’arrivée de mon (si possible riche et noble) prince charmant. L’une expose le sien sur un lit défait, invitation à toutes les lubricités passées et à venir, tandis que l’autre repose sur un divan de salon, simple détente, pourrait-on imaginer, après un jogging qui l’a mise en sueur, raison pour laquelle ses fesses prennent l’air. Si celles de l’épouse sont plus indolentes, ce n’est aucunement à cause de l’âge, mais de la pose, délibérément plus lascive que celle de la jeune (supposée) vierge. Cette position présente entre autres l’avantage de laisser au regard la possibilité de quasiment se glisser entre les deux globes, mis en valeur par la chemise retroussée sur les reins,

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BOUCHER & Diderot

alors que les fesses de la O’Morphy sont beaucoup moins érotisées puisque jetées en pitance scopique brut de décoffrage. Quoi qu’il en soit, les unes comme les autres raviront tout fétichiste du postérieur féminin. C’est pourquoi, à la gloire de celui-ci et tous réunis dans un même engouement, je vous propose de chanter sur des paroles de Bernard Dimey et une musique de Charles Aznavour 4 : Ma sœur avait un cul quasiment historique Même les vieux du quartier n’avaient jamais vu mieux Il était insolent, il était poétique Et le plus fort de tout c’est qu’il faisait sérieux On venait de très loin voir cette pièce unique Histoire de dire plus tard qu’on s’en était servi Un cul beau comme un dieu, glorieux et magnifique Tous ceux qui l’avaient vu s’en retournaient ravis Et laissons à nos trois filous, à savoir Casanova, Boucher et Louis XV, le soin de reprendre en chœur le refrain : Avec un cul comme ça si tu fais pas fortune Ou bien ça s’ra la flemme ou bien ça s’ra qu’t’es con Va-t-en l’offrir un peu, le soir au clair de lune Et tu verras ma sœur si c’est moi qu’ai raison. Accordons pour finir à François Boucher, si souvent accusé de mièvrerie par la critique, un indéniable don de sensualité, dont ces deux magnifiques paires de fesses sont l’apothéose, entraînant encore, pour ceux qui les regardent aujourd’hui, une faculté d’érection, pardon d’imagination, hors du commun. 1. Bénédicte Ramade, Un peintre dans le boudoir, Musée critique de la Sorbonne,

en ligne. – 2. Giovanni Giacomo Casanova, Histoire de ma vie, éd. Jean-Christophe Igalens et Erik Leborgne, sous la dir. de Francis Lacassin, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2013. – 3. Jean de Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 2003. – 4. Le Cul de ma sœur, paroles

Pour Diderot, François Boucher est assurément un grand peintre, mais sans goût. Dans Salon 1765, Diderot brosse ce portrait du peintre rococo : « Je ne sais que dire sur cet homme-ci. La dégradation du goût, de la couleur, de la composition, des caractères, de l’expression, du dessin, a suivi, pas à pas la dépravation des mœurs. Que voulez-vous que cet artiste jette sur la toile. Ce qu’il a dans l’imagination ; et que peut avoir un homme qui passe sa vie avec les prostitués du plus bas étage ? [...] J’ose dire que cet homme ne sait vraiment ce que c’est que la grâce ; j’ose dire qu’il n’a jamais connu la vérité [...] j’ose dire qu’il n’a pas vu un instant la nature, du moins celle qui est faite pour intéresser mon âme, la vôtre, celle d’un enfant bien né, celle d’une femme qui sent ; j’ose dire qu’il est sans goût. [...] Et puis, il est, dans ses paysages, d’un gris de couleur et d’une uniformité de ton qui vous ferait prendre sa toile, à deux pieds de distance, pour un morceau de gazon ou d’une couche de persil coupé en carré. Ce n’est pas un sot pour autant. C’est un faux bon peintre. Comme on est un faux bel esprit. Il n’a pas la pensée de l’art ; il n’en a que le concetti. » Dans Salon 1767, à propos de l’exclusion d’un Jupiter et Antiope par Mme Therbouche, il commente : « Car enfin n’avons-nous pas vu au salon, il y a sept à huit ans, une femme toute nue étendue sur des oreillers, jambes deçà, jambes delà, offrant la tête la plus voluptueuse, le plus beau dos, les plus belles fesses, invitant au plaisir et y invitant par l’attitude la plus facile, la plus commode, à ce qu’on dit même la plus naturelle, ou du moins la plus avantageuse ? Je ne dis pas qu’on en eût mieux fait d’admettre ce tableau, et que le comité n’eût pas manqué de respect au public et outragé les bonnes mœurs. Je dis que ces considérations l’arrêtent peu quand l’ouvrage est bon ; je dis que nos académiciens se soucient bien autrement du talent que la décence. N’en déplaise à Boucher, qui n’avait pas rougi de prostituer lui-même sa femme d’après laquelle il avait peint cette figure voluptueuse. » Et lorsque Diderot parcourt l’état actuel de l’École française, il prédit : « J’allais oublier celui-là. À peine laissera-t-il un nom ; et il eût été le premier de tous, s’il eût voulu. »

de Bernard Dimey, musique de Charles Aznavour, chanté par Philippe Nicaud sur des arrangements de Jacques Loussier.

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© Archives privées/Henri Martinie

« Un poème de Céline Arnauld a une couleur de cendre verte et de piment violet, et de toutes les choses en général qui font penser à des clowneries merveilleuses et autres parades foraines dont s’enchantent les grands enfants. » Antonin Artaud, à propos du recueil poétique Point de Mire (1921).


chroniques

p r esque cél è b r e

Céline Arnauld pa r S e r g e Fa u c h e r e a u

«  L e s h o m m e s n e s u pp o rt e n t pa s l a s u p é r i o r i t é d e l a f e m m e   »

Auteur d’une œ uvre poétique si ng u l i ère, seu l e fem m e à avo i r p u bl i é un manifeste dada, elle est la grande oubliée à découvrir d’urgence.

T

out au début des années 1970, à la suite d’un article sur le dadaïsme parisien, où un petit paragraphe était consacré à Céline Arnauld, un poète belge qui l’avait connue, Pierre Bourgeois, et un érudit français fin connaisseur de son époque, Michel Décaudin, m’avaient chacun à leur manière écrit leur plaisir de voir prêter un peu d’attention à cette poétesse oubliée. Je m’étais promis de regarder son œuvre de plus près. En 1980, son nom réapparaissait dans les Vingt mille et un jours de Philippe Soupault : « Elle était timide et dévouée. Elle a été injustement étouffée. Il serait peut-être juste de relire ses poèmes. » Je me suis mis alors à collecter tous ses livres (onze en tout). Ils n’étaient ni rares ni très coûteux, vu le peu de cas qu’on faisait de son œuvre. Je ne lui ai pas consacré la moindre page, jusqu’aux années 1990 où Décaudin m’a relancé sur cet ancien projet, et le poète belge Fernand Verhesen mettait à ma disposition sa correspondance avec la poétesse et celle du peintre et écrivain Pierre-Louis Flouquet. Vingt ans après, toujours rien de ma part : suis-je donc si paresseux, si peu persévérant ? Or voici que vient de

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paraître dans les Classiques Garnier une édition de ses Œuvres complètes. Faute de m’absoudre de mes atermoiements, ce me sera au moins l’occasion de quelques réflexions qu’elle soulève lorsqu’on considère la littérature de l’avant-garde historique française du cubisme au surréalisme. En vérité, même ceux qui l’ont fréquentée ne savaient pas grand-chose de Céline Arnauld. Toujours en retrait dans l’ombre de son mari, Paul Dermée qui, au contraire, se mettait volontiers en avant dans le dernier bateau, elle ne parlait guère de sa vie personnelle : « Ma vie de nomade ne m’avait donné qu’une religion, celle du merveilleux », dira-t-elle. Michel Seuphor déclarait qu’elle était « d’origine roumaine et sans doute plus douée en poésie que son mari. Dermée le pensait lui-même et travaillait double [...] afin que sa femme ait tous les loisirs désirables pour écrire, rêver. C’était une femme peu loquace et parlant d’une voix douce, souvent vêtue de robes rose pâle sur lesquelles elle appliquait au corsage une rose de même couleur ». C’est pourtant cette discrète personne qui tient un rôle dans la pièce la plus ahurissante de Tristan Tzara, La Première

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chroniques

«  L e v r a i p o è t e e s t to u j o u r s e n g ag é  » e t d o i t e x p r i m e r «  n o n s e u l e m e n t ce qu’il y a de sublime e t d e fa n tas m ag o r i q u e da n s s e s r ê v e s , m a i s au ss i l e t r ag i q u e e t l e pat h é t i q u e d e l a v i e des hommes »

Aventure céleste de M. Antipyrine en compagnie des dadaïstes les plus radicaux, lors d’une manifestation dada en mars 1920. Dans le groupe dada, elle est la seule femme à publier un manifeste très impertinent aux côtés de Louis Aragon, André Breton, Paul Eluard, Francis Picabia, Philippe Soupault : « Poésie = cure-dent ». Elle dirige même l’éphémère revue Projecteur où l’on retrouve tous les dadaïstes... Mais qui était-elle ? Née Carolina Goldstein à Calarasi en Roumanie, d’une mère roumaine et d’un père (français ?) diplomate, elle semble avoir vécu au gré des nominations paternelles. On sait seulement qu’elle a achevé ses études secondaires à Bucarest et qu’à une date indéterminée elle est arrivée à Paris et a suivi les cours de Pierre Janet. Elle y rencontre le poète belge Paul Dermée qu’elle épouse en novembre 1914. C’est lui qui l’introduit auprès de Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Pierre Reverdy et des milieux cubistes de l’époque. Elle apprend vite puisqu’en 1919 paraît son premier livre connu, Tournevire, sous-titré « roman », où, bien qu’elle s’en défende, l’influence de Reverdy est manifeste : ruptures dans l’enchaînement des idées, syntaxe brisée, décrochements typographiques, mais déjà un sens des images exceptionnel : « Les chevaux de bois tournaient mélancoliquement comme un prologue » ou bien « Les digitales de la forêt se mirent à sonner ».

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En 1920 commence la tapageuse époque dada avec l’arrivée de Tristan Tzara à Paris. Si Céline Arnauld n’y est pas la plus ostensiblement provocatrice, au moins y est-elle totalement engagée. « On peut tout dire dans la colère et garder le cœur pur », affirme-t-elle en 1921 dans l’agressif Pilhaou-Thibaou de Picabia. Dermée qui n’a de cesse de diriger une revue à lui, a fondé L’Esprit nouveau pour défendre la nouveauté esthétique sous toutes ses formes. Céline Arnauld va y donner de nombreux articles, même lorsque son mari aura été évincé de la direction. Elle ne parle que de ce qu’elle aime, de son admiration pour Lautréamont qui ne se démentira jamais ou de son goût pour les premiers films de Charlot ou de Zorro. Ses livres se succèdent : Poèmes à claires-voies (1920), Point de mire (1921) dont Antonin Artaud rend chaleureusement compte (« Une image appelle une autre image d’après des lois qui sont les lois mêmes de la pensée »), puis Guêpier de diamants (1923), L’Apaisement de l’éclipse (1925). À partir de là, elle renonce à une participation active à la vie littéraire. Publier parfois un poème lui suffit. Quand elle réapparaît dans un groupe, c’est comme amie ou invitée de quelque vernissage de « Cercle et carré », entre Arp et Mondrian. Après presque dix ans de silence, elle publie en 1934 La Nuit rêve tout haut, une énigmatique prose dialoguée. Heures intactes (1936), son livre suivant est peut-être celui qui nous émeut le plus, car elle convient stoïquement de sa solitude (« Je me suis dépouillée du lourd fardeau d’aimer ») et de l’insuffisance de la féerie onirique : « Le vrai poète est toujours engagé » et doit exprimer « non seulement ce qu’il y a de sublime et de fantasmagorique dans ses rêves, mais aussi le tragique et le pathétique de la vie des hommes ». Le monde de l’époque est en effet très inquiétant – émeutes à Paris, fascisme, triomphe du nazisme, guerre en Chine, guerre en Espagne... Je connais toutes les misères Et tous les chemins qui mènent au suicide.

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© The Prodan Romanian Cultural Foundation

Rires et grimaces chez les dadaïstes en 1920. 1 er rang : Tristan Tzara, Céline Arnaud, Francis Picabia, André Breton 2 ème rang : Benjamin Péret (coupé), Paul Dermée, Philippe Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes 3 ème rang : Louis Aragon, Théodore Fraenkel, Paul Eluard, Emmanuel Faÿ

L’inquiétude n’est pas sans fondement et le thème récurrent du suicide n’est pas une pose. C’est bientôt la guerre mondiale, la défaite, la clandestinité. À la Libération, le couple Janssen (c’était le vrai nom de Dermée) ayant échappé à la Gestapo et aux collaborationnistes revient à Paris, lui, malgré une santé chancelante, à la Radio nationale, elle à l’écriture. Le recueil Rien qu’une étoile (1948) est tout entier traversé par la présence de la mort, tous les morts de la guerre et la sienne propre : « Le chœur des morts tressaille et crie dans nos sommeils. » Dermée meurt le 27 décembre 1951. Désemparée, Céline Arnauld se suicide au gaz le 21 février suivant, après avoir prévenu la police et fait ses adieux à quelques proches. Ce même jour, elle adresse à Roger Richard une déclaration solennelle sans amertume qui conclut singulièrement : « Les hommes ne supportent pas la supériorité de la femme. » Michel Seuphor écrit à Flouquet qu’il était le seul écrivain parmi les quelques personnes assistant à son enterrement.

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L’écriture et la littérature n’ont pas de sexe, c’est évident ; mais celles qui écrivent en ont un et la discrimination à l’encontre de la génération de Céline Arnauld justifiait son ultime assertion. Elle n’est sans doute pas le seul écrivain oublié de la littérature avant-gardiste – en France, précisons-le, car l’entre-deux-guerres accordait une place éminente à l’A méricaine Gertrude Stein, à l’A llemande Else Lasker-Schüler ou à la Britannique Virginia Woolf. Comment expliquer que l’avant-garde parisienne qui, de Toyen à Claude Cahun et de Sonia Delaunay à Sophie Taeuber, a accueilli de nombreuses femmes dans les arts, en ait compté si peu dans les lettres ? Ce cours des choses ne changera qu’après la seconde après-guerre. Il est vrai que la France n’a accordé le droit de vote aux femmes qu’en 1945, mais l’explication se trouve plutôt dans une mentalité de l’époque qui mérite qu’on s’en souvienne. On leur a toujours accordé une place dans le domaine romanesque, comme à de bonnes raconteuses d’histoires psychologiques :

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chroniques

Mme de La Fayette, Mme de Staël, George Sand, Colette... Une par siècle ? Elles écrivaient donc des romans, parfois des lettres, sûres de n’être pas prises au sérieux dans d’autres domaines. Dans l’entre-deux-guerres on les préférait encore dans des rôles de muses, de fées ou, à la rigueur, de sorcières, mais la recherche formelle, le débat d’idées

Tout doux L’hiver clopin clopant sur des béquilles de braise A emporté sa boîte de neige Parmi les rires des femmes – blancs comme l’aube Et cette boule de cristal qu’on appelle fantaisie Qui que tu soies passant va porter à l’infini Qui se trouve au bord du chemin creux (Ce point blanc cloué sur l’horizon Ce n’est pas un nuage mais une immense grimace Une éclaboussure de glace – un miroir porte-bonheur) Va donc porter passant Cette ombre oubliée par le temps Dépose-la sur l’infini d’argile et de granit Pour pétrir un immense four Pour y brûler le passé Et les jours de chagrin et d’ennuis Et n’oublie pas de dire le mot Tout doux Reprenons nos courroux – car De mes deux mains je vous fais un berceau De braise et de neige Tant pis si le temps passe En voguant vers l’avenir Oublions les injures de braise et de neige Tout doux Céline Arnauld, Point de mire, 1921.

n’étaient pas leur affaire, pensait-on jusque dans les milieux les moins paternalistes. Il faudra attendre l’époque de Simone Weil, Nathalie Sarraute et Simone de Beauvoir pour voir changer cette opinion. Dans son copieux et encore pertinent De Baudelaire au surréalisme (1933, édition révisée en 1952), Marcel Raymond ne consacre que quatre pages à la littérature féminine française, presque entièrement consacrées à Anna de Noailles et Renée Vivien, figures plus ou moins disparues aujourd’hui. Faudrait-il lui en vouloir d’avoir omis la baronne d’Oettingen (Roch Grey ou Léonard Pieux, en littérature), collaboratrice et mécène des Soirées de Paris d’A pollinaire ? Aurait-il dû mentionner la prolixe Valentine de Saint-Point auteur d’un Manifeste de la femme futuriste et d’un Manifeste de la luxure (1912-1913) qui valent bien la jactance des futuristes mâles ? Sans réclamer pour Céline Arnauld une place dominante, convenons que ses livres méritaient mieux que l’oubli où sont tombés ceux de ces dames. En 1929 paraissait une Histoire de la littérature féminine en France par Jean Larnac. À cette date, Céline Arnauld, qui avait déjà publié cinq livres se voit expédiée en une seule ligne qui concède qu’elle était la « première poétesse ayant cultivé l’art cérébral ». En fin d’analyse, Jean Larnac nous offre de terribles prévisions : Peut-on espérer voir bientôt quelque femme-écrivain s’engager dans l’un des chemins récemment ouverts par la littérature moderne ? Je ne le pense pas. Les tendances modernes sont peu favorables à l’éclosion d’un talent féminin. Le roman, tel que l’ont fait MM. Giraudoux, Soupault, André Breton et quelques autres, montre des tendances cérébro-mystiques d’ordinaire étrangères aux femmes, inhabiles dans le domaine de l’abstraction et de la fantaisie intellectuelle. La poésie des surréalistes et de leurs successeurs, qui n’est qu’un jeu cérébral et ne représente rien d’accessible aux sens, leur est également fermée... Comment ne s’est-il pas trouvé alors une de ces personnes si peu cérébrales pour flanquer une baffe à ce M. Larnac si bien nommé ? Tant pis. C’est loin tout ça.


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À renvoyer à ÉDITIONS NOTO / Abonnement 114-116 boulevard de Charonne 75020 Paris

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© BM de Dijon

Berger jouant de la flûte. Attribué à Robert Gaguin, fin xv e siècle, enluminure pour Les Bucoliques de Virgile, Dijon, Bibliothèque municipale (ms 493, f. 5v)


chroniques

pou r l ’ intelligence des po è tes

Bucolique pa r F r a n ç o i s e F r o n t i s i - D u c r o u x

J e m ’ v oya i s d é j à

Les concours de chansons n’ont rien inventé. « Monter à la capitale » pour réussir était déjà une réalité dans l’Antiquité. Retour sur un genre poétique, qui célèbre la notion même de culture.

L

’adjectif « bucolique » évoque une scène champêtre paisible, avec pâtres jouant de la flûte en gardant leurs moutons et en courtisant de jolies bergères. Il peut aussi faire penser au poème de Virgile, qui fait dialoguer en chanson des bergers, tourmentés de chagrins d’amour, certes, mais anxieux, pour certains, de devoir quitter leurs pâtures, menacés d’expropriation au bénéfice des vétérans qui ont aidé l’empereur dans ses conquêtes militaires. « Bucolique » vient du grec boukolos, qui désigne le bouvier. Ces gardiens de bœufs ne sont cependant pas des cow-boys, car le cheval, animal noble, est dans l’A ntiquité et pour des siècles réservé aux aristocrates, cavaliers, equites et chevaliers. Les chanteurs rustiques mis en scène par Virgile et par son prédécesseur grec Théocrite sont aussi bien chevriers et bergers d’ovins que bouviers. Peu importe : tous vivent dans une proximité étroite avec les bêtes domestiques. Tous chantent et jouent de la flûte. Et leurs divertissements rustiques semblent tout « naturellement » à l’origine de ce genre poétique : la bucolique ou l’églogue. Quelque chose comme de la musique country, du blue grass ou du folk song, pourrait-on penser. L’affaire n’est pas si simple. (Et d’ailleurs l’est-elle pour les genres que l’on vient de citer ?)

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Les manuscrits des auteurs anciens nous sont parvenus annotés, enrichis de commentaires d’érudits et de grammairiens, que l’on nomme scoliastes. L’un de ces savants s’est appliqué à raconter la naissance du genre bucolique. Ou plutôt il raconte une histoire, en marge du texte des Églogues de Théocrite. Ce poète grec étant Sicilien, l’affaire se passe à Syracuse, où une fois par an se déroule un rituel étrange. La ville est envahie par des troupes de bergers, venus du fin fond des campagnes. La houlette en main, ils portent des pains façonnés en forme d’animaux, des graines mélangées et du vin, qu’ils offrent à tout-venant. Leur front ceint de couronnes est surmonté de bois de cerfs. Ils se rendent au théâtre et, là, ils s’affrontent en un concours de chants rustiques. Et le vainqueur reçoit les pains de ses rivaux vaincus et reste en ville. Les autres s’en retournent aux champs où ils vont quêter leur nourriture. Qu’est-ce à dire ? Ce récit, et le rituel qu’il rapporte, s’inscrivent dans la conception grecque de la culture. Une représentation circulaire, centrée sur la ville qu’entoure une série périphérique de zones qui déclinent diverses étapes de la civilisation. Les terres cultivées et les vignes

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chroniques

d’abord, puis les pâtures, les forêts hostiles et les montagnes arides et sauvages. Le berger qui monte en ville pour cette fête se déguise en cerf, accentuant jusqu’à la bestialité sa rusticité ordinaire. Son trajet jusqu’à la ville ne fait qu’amplifier en un écart maximal le parcours saisonnier qu’il accomplit lors de la transhumance, des bergeries hivernales à la solitude des estives. Chemin faisant il a recueilli les produits de l’agriculture, céréales, vin et pains, de la main de ceux qui nourrissent les gens de la ville. Et celui qui gagne le droit de rester en ville change de statut et devient, de fournisseur qu’il était, récepteur. Il a atteint le centre et il l’a fait en chantant. Les chants du berger sont dits « spéciaux », comme le sont les chants bucoliques, issus de ces concours. Ils sont définis comme rustiques, mais pas trop. Ils imitent le parler campagnard, mais sur un mode tempéré (la musique adoucit les mœurs), de façon à plaire aux gens de la ville qui vont le juger. Le chanteur bucolique doit mimer les bergers. Et le berger vainqueur est celui qui imite le mieux... le berger ; celui qui réussit à prendre de la distance avec sa propre rusticité en adoptant les codes des citadins.

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Le récit de l’invention du genre bucolique, loin de témoigner d’un attrait pour un monde champêtre idéalisé, telles les illusions pastorales des littératures européennes, raconte au contraire une expérience d’ascension sociale : le passage, obtenu grâce au chant, d’une quasi-sauvagerie aux raffinements de la vie urbaine. (Pas tout à fait cependant, car les pâtres chanteurs de Théocrite sentent le bouc.) Le héros de cette aventure méritocratique rassemble sur lui les marques de ce cheminement. Cet homme-cerf apporte en ville des présents qui symbolisent les étapes de la civilisation et ses acquis, le fruit transformé de la vigne, des graines crues et des pains cuits. Ceux-ci, modelés en forme d’animaux, condensent de surcroît, comme son porteur couronné d’andouillers, deux termes opposés, agriculture et élevage ou chasse ; et le modelage de la pâte prouve parallèlement l’aptitude à une mimésis figurative, redoublant la mimésis verbale et musicale où le berger triomphe. C’est un artiste que la ville reçoit. Curieusement, de nos jours, le retour de la transhumance, dans les Pyrénées par exemple, s’accompagne parfois de concours de chorales entre villages voisins.

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© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Hervé Lewandowski

Peintre de Géras, péliké à figures rouges (un pâtre joue de la double flûte, monté sur un bouc sur une face et sur un bélier sur l’autre), vers 470 av. J.-C., Paris, musée du Louvre. Une pélikè est une variante de l’amphore, caractérisée par une forme trapue et une embouchure plus large, qui assume les mêmes fonctions, celles de conserver la nourriture.


© Dubout, www.dubout.fr

Albert Dubout, La Mythologie, — Je me sens bucolique frénétique..., Maurice Gonon Éditeur, 1954. Dessin publié dans le journal France Dimanche, le 20 juillet 1952.


L A FAUTE À VO LTAI R E pa r J u l i e n b r o ca r d

Mérimée aurait-il eu 20/20 à sa propre dictée ? Cette chronique recense les fautes des grands écrivains, et nous console de ne pas savoir écrire aussi bien qu’eux. Dans ce numéro, il est question de deux nains, Scudéry et Valincour, juchés sur les épaules de deux géants, Corneille et Mme de Lafayette... Depuis que le monde des lettres est une république, il s’est toujours trouvé, pour corriger les grands écrivains, des seconds couteaux un tantinet rabat-joie, à qui « La Faute à Voltaire » se devait de rendre un hommage appuyé. Notre chronique, en effet, se réclame d’illustres prédécesseurs comme le Scudéry des Observations sur Le Cid – à l’origine de la fameuse querelle –, ou Valincour, qui malmena gentiment – mais avec beaucoup de respect et non sans admiration – La Princesse de Clèves. Où l’on verra pourquoi corriger Boileau et Buffon n’est pas forcément une injustice rétrospective... Corneille, dans la scène d’exposition du Cid, met les vers suivants dans la bouche d’Elvire : La valeur de son père, en son temps sans pareille,

Et dans son entretien je vous vois chaque jour Demander en quel point se trouve son amour.

Assurément le Grand Siècle ne manqua pas de puristes. Est-ce la raison pourquoi il a si longtemps exercé son empire sur les esprits ? Valincour ne fut pas le moins drôle. Citant La Princesse de Clèves, il écrit : Dit-on bien « songer à tâcher de découvrir quelque chose », comme fait l’auteur ? [...] Ne serait-ce pas assez de dire « il songea à découvrir » ? Il me semble qu’un homme qui n’en est qu’à « songer à tâcher de découvrir » est encore bien loin de trouver ce qu’il cherche.

On pourrait arguer que ce point n’est que de stylistique. Une affaire de goût, en somme. Valincour, cependant, est un lecteur impitoyable :

Tant qu’a duré sa force, a passé pour merveille.

L’auteur dit, en parlant de M. de Nemours : « Ce prince était fait de sorte qu’il était

Scudéry note : « Ici, tout de même, il fallait dire “a passé pour une merveille”. » D’accord avec lui, Voltaire, sous le haut patronage duquel nous écrivons, a lui-même dit de ce vers qu’il « a été excusé par l’A cadémie », mais qu’« aujourd’hui cette expression ne passerait point ». Corneille encore (Le Cid, I, 2, v. 124) : « Que je meurs s’il s’achève, et ne s’achève pas. » Scudéry toujours : « Pour la construction, il fallait dire : “Que je meurs s’il s’achève, et s’il ne s’achève pas”. » De fait, quand deux verbes sont en opposition, il convient de répéter le pronom personnel sujet. Au vers 1024 du Cid, Corneille voudrait faire croire qu’il emploie un tour classique que les générations jugeront archaïsant : « Ma crainte est dissipée, et mes ennuis cessés. » Mais tournons-nous vers Scudéry : « Ce n’est point parler français. On dit “finis”, ou “terminés”, et le mot de “cessés” ne se met jamais comme il est là. » Coauteur, avec sa sœur Madeleine, d’Artamène ou le Grand Cyrus (le plus long roman français jamais écrit, comptant plus de deux millions de mots, soit 13 095 pages dans l’édition originale, où il serait d’ailleurs cocasse d’aller cueillir quelques incorrections de langue...), le bon Georges n’a du reste pas coupé les cheveux en quatre pour rien, Corneille s’étant quelquefois corrigé, sans doute après l’avoir lu. Quand, dans la première version de sa tragi-comédie, en 1637, il écrit : Et je vous vois pensive et triste chaque jour L’informer avec soin comme va son amour

Scudéry l’avait repris de cette façon : « Cela n’est pas bien dit : il devait y avoir “Et je vous vois pensive et triste chaque jour/ Vous informer” (et non pas l’informer). » Le conseil n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, puisque Corneille a modifié ces vers (Le Cid, I, 3) :

NOTO

difficile de n’être pas surprise de le voir, quand on ne l’avait jamais vu. » Cette phrase me paraît défectueuse en deux endroits. Premièrement, il fallait dire « surpris » et non pas « surprise ». Dès que l’on parle en général, il faut toujours se servir du masculin, encore que ce que l’on dit se rapporte à une femme, ou même à plusieurs. [...] La seconde chose qui m’a choqué dans cette phrase, c’est qu’« il était difficile de n’être pas surprise de le voir, quand on ne l’avait jamais vu ». Il faut dire « de n’être pas surpris en le voyant » ; et « surpris de le voir » signifie toute autre chose que la pensée de l’auteur. L’on dit bien « je suis surpris de le voir » pour dire « je ne croyais pas le voir », « je ne m’y attendais pas » ; mais quand on veut témoigner que l’on a remarqué dans un homme quelque chose de grand ou d’extraordinaire, l’on dit : « J’ai été surpris en le voyant » ; et c’est comme il faut parler, parce qu’en effet ce n’est pas de le voir qu’on est surpris, c’est de ce que l’on a remarqué en le voyant.

Des reproches de cette eau, il en abreuve à loisir celle qui joue le rôle de destinataire fictive de ses Lettres à Mme la Marquise ***, qu’on lira sans bouder son plaisir de puriste qui s’assume 1. Tout cela pour dire que, certes, la langue évolue, et nous ne sommes pas toujours fondés à aller chercher des noises aux maîtres d’autrefois. Mais ce qui a le plus évolué, c’est la façon dont les grammairiens, a posteriori, l'ont rationalisée. Son génie n’est pas en cause : en toute logique et rationnellement, elles sont bien des fautes, celles que nous avions relevées au printemps dernier. Certaines perspectives voulues par des enlumineurs ou des maîtres verriers du Moyen Âge, de même, présentent des erreurs si on les compare à des bas-reliefs antiques ou à des fresques du xvie siècle. Mais quelle vue de l’esprit de juger l’art des premiers moins abouti que celui des seconds ! Pour bien écrire, il est nécessaire de se montrer sensible aux délicatesses du français. Ce qui est nécessaire, hélas, ne suffit pas toujours... 1. Lettres à Mme la Marquise *** sur « La Princesse de Clèves », éd. Chr. Montalbetti, GF-Flammarion, 2001.

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