NOTO #14

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5,50€ F. | I S S N : 2610-2331

C e n u m é ro vo u s e s t o ff ert p a r le s a b o nnés s o li d a ire s e t n o s p a r te n a ire s .

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La culture est une vallée. Des formes, des mots, des couleurs y poussent. Parfois, une œuvre agite nos certitudes, un poème annonce une révolution, un dessin fait de la résistance, un livre devient la voix des oubliés et bouleverse, émancipe une société. C’est « une idée de la culture, une idée qui est d’abord une protestation ». Cette ambition pour la culture est exigeante. Pour qui la rencontre, elle peut devenir un manifeste, la raison d’y mettre sa peau, pour que naissent de grandes idées de poésie et de récit.


L’AUTOMNE, NICOLAS POUSSIN, MUSÉE DU LOUVRE ©PHILIPPE DEVERNAY

École du Louvre LA RENTRÉE...C’EST DEMAIN ! RETROUVONS-NOUS EN SEPTEMBRE RETROUVONS-NOUS EN SÉCURITÉ À L’ÉCOLE DU LOUVRE, AU LOUVRE, EN RÉGIONS EN LIGNE ...DANS LE MONDE ENTIER !

Avec, pour nos auditeurs libres : des cours d’histoire générale de l’art, des cours de spécialité, des cours d’épigraphie, de numismatique et d’héraldique, des cours d’histoire des sociétés, des cours d’initiation à l’histoire de l’art, des cours d’initiation aux techniques de création et aux principes de restauration, des cours thématiques, des cycles découverte, des junior classes... des cours dans la journée, le soir, à Paris et en régions, et pour la première fois en ligne, partout, pour tous...

INSCRIPTIONS EN COURS WWW.ECOLEDULOUVRE.FR

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N OTO E ST É D I T É E PA R

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D É P Ô T L É G A L : juin 2020 I S S N : 2610-2331 E A N : 9772610233147

Commission paritaire : en cours Formulaire d’abonnement pp. 44-45 et sur www.noto-revue.fr NOTO est adhérent du Spiil

E T D E S A M I S D E N OTO

M. Jean-Pierre Biron M. Jean-François Dubos M. Christophe Jourdin M. Guillaume Marquis Ce numéro a bénéficié du soutien de la Fondation franco-japonaise Sasakawa

D I R EC T E U R D E L A P U B L I C AT I O N

Couverture : Théodore Chassériau, Étude d’après le modèle Joseph, dit aussi Étude de Noir (détail), 1838, huile sur toile, Montauban, musée Ingres.

Alexandre Curnier CO O R D I N AT I O N E T D É V E LO P P E M E N T

Clémence Hérout CO M I T É D E R É DAC T I O N

Clémence Hérout, Odile Lefranc, Pierre Noual S EC R É TA I R E D E R É DAC T I O N

Nicolas Emmanuel Granier

Motif, Chroniques, Une ébriété littéraire. Alexandre Curnier En images. Clémence Hérout Culture et politique. Odile Lefranc, Pierre Noual CO N C E P T I O N G R A P H I Q U E

Juliane Cordes, Corinne Dury P H OTO G R AV U R E

Fotimprim, Paris IMPRIMÉ SUR LES PRESSES

Chirat, Saint-Just-la-Pendue DIFFUSION LIBRAIRIES

Pollen/Difpop 81, rue Romain-Rolland 93260 Les Lilas Tél. : 01 43 62 08 07

Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont contribué à la préparation et à la réalisation de ce numéro, en premier lieu aux auteurs. Nous remercions également Gonzague Basset-Chercot (qui a inspiré « Une ébriété littéraire »), Kim LeBlanc, Massimiliano Massera, Éric Mollet, l’Office franco-québécois pour la jeunesse, la villa Kujoyama et particulièrement Charlotte Fouchet-Ishii, Lauriane Jagault et Satsuki Konoike. Nous remercions tout particulièrement Alexandre Pajon. En accord avec les auteurs de ce numéro, nous encourageons nos lecteurs à utiliser et partager le contenu de NOTO. L’utilisation et le partage de tout article, y compris avec des images si elles sont dans le domaine public, sont vivement conseillés, en dehors de toute finalité mercantile. Pour toute utilisation, merci de faire apparaître de façon visible le nom de l’auteur, le titre de l’article, NOTO, le numéro, l’année de publication.

Ce mouvement vers l’extérieur PA R A L E X A N D R E C U R N I E R Je voudrais tenter une expérience : publier le même livre sur deux papiers dissemblables. Imprimons la première version sur un papier à la texture duveteuse, peut-être un peu trop blanc, tirant vers le bleu. Pour la seconde édition, utilisons un support mat, crissant sous les doigts. Distribuons à un groupe de lecteurs les deux versions, sans les informer du test. Pensez-vous que le livre et son sujet seront ressentis différemment selon l’édition ? Au musée du Louvre, je ne manque jamais d’aller voir les tablettes en écriture cunéiforme. Certaines peuvent tenir dans la paume de la main. Des cartels traduisent ces lettres, poèmes ou témoignages inscrits dans l’argile. Écrire pour transmettre. Ce mouvement vers l’extérieur ne cesse d’être répété, ne craignant aucun support : tablette de pierre, papyrus, écorce de bouleau, parchemin ou écran numérique. Nécessité de matérialiser les chants, les lois ou ce que l’on souhaite dire à quelqu’un – pour ainsi marquer son importance. Nécessité de matérialiser l’écriture – le chevauchement des lettres, la présence du blanc, le renversement d’un mot. L’aventure – avec tout ce qui résonne dans ce terme – NOTO a cinq ans. J’ai fait le choix d’entreprendre dans la culture en éditant une revue culturelle papier. Si je ne suis pas un fétichiste de cette matière, le papier a poétisé cette aventure, sans aucun doute. Tournée vers l’extérieur, NOTO a fait le pari de donner à réfléchir, d’ouvrir avec la culture, aidée par ce mouvement ininterrompu : transmettre. Je n’ai rien inventé. J’ai seulement imaginé les formes nouvelles d’un support existant. J’ai peut-être réalisé mon expérience : être éditeur.


D O M I N I Q UE D E F O N T- R É AU L X Conservatrice générale et directrice de la médiation et de la programmation culturelle au musée du Louvre, Dominique de Font-Réaulx a été conservatrice de la collection de photographies du musée d’Orsay et directrice du musée Eugène-Delacroix. Elle enseigne à l’École du Louvre ; elle est conseillère scientifique de la filière culture de l’école d’affaires publiques de l’Institut d’études politiques de Paris. Le prix du Cercle Montherlant Académie des beaux-arts 2019 a été décerné à son livre Delacroix. La liberté d’être soi (Cohen&Cohen, 2018). Une nouvelle édition de son ouvrage Peinture & Photographie (Flammarion) vient d’être publiée.

C A M I L L E N O É M ARCO U X Historien et historien de l’art, Camille Noé Marcoux est l’auteur de deux livres sur la poésie politique et sociale et sur la liberté de la presse et d’expression en France au début du xixe siècle, Louis-Agathe Berthaud. Bohème romantique et républicain (Plein Chant, 2017) et Victor Rodde. L’enragé du Bon Sens (Plein Chant, 2018). Il collabore régulièrement à la revue Autour de Vallès et à La Gazette Drouot. Spécialiste de la question des œuvres d’art spoliées durant les deux guerres mondiales, il travaille au ministère de la Culture, au sein de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945. Il réalise également des inventaires d’ateliers d’artistes, en France et à l’étranger.

M A XI M E G E O RG E S M É T R AU X Historien de l’art, Maxime Georges Métraux prépare actuellement une thèse consacrée à la gravure sur bois et à la figure de Jean-Michel Papillon. Après avoir travaillé pour plusieurs institutions culturelles, il a rejoint l’équipe de la galerie Hubert Duchemin ; il est également chargé d’enseignement à l’université Gustave-Eiffel. Il a par ailleurs été commissaire scientifique de l’exposition « Chic Emprise. Culture, usages et sociabilités du tabac du xvi e au xviii e siècle », au musée du Nouveau Monde de La Rochelle (2019).

WA J D I M O UAWAD Auteur, comédien et metteur en scène, Wajdi Mouawad a vécu au Liban, au Canada et en France. Directeur du théâtre national de la Colline à Paris depuis 2016, il met en scène ses propres textes, mais aussi ceux de Sophocle, d’Euripide, de Pirandello ou de Bombardier. Il travaille également avec des adolescents et des étudiants, avec par exemple le projet « Avoir 20 ans en 2015 ».

NOS INVITÉS L É A SA I N T- R AYM O ND Normalienne, agrégée de sciences économiques et sociales, Léa Saint-Raymond est postdoctorante CNRS à l’École normale supérieure. Elle a soutenu une thèse d’histoire de l’art en 2018 intitulée « Le Pari des enchères. Le lancement de nouveaux marchés artistiques à Paris entre les années 1830 et 1939 » ; elle a cofondé le projet de recherche GeoMAP, géographie du marché de l’art parisien entre 1815 et 1954.

JEAN ST R EFF Essayiste, romancier, scénariste et réalisateur, il est l’auteur notamment des Extravagances du désir (La Musardine, 2002) et du Traité du fétichisme à l’usage des jeunes générations (Denoël, 2005), qui a été traduit en japonais. Il est l’actuel secrétaire général du prix Sade, et son roman Portrait convulsif a paru en 2017 aux éditions La Musardine, qui viennent de réunir en un seul volume Les Enquêtes sexuelles de Benoît Lange, piquantes aventures policières parues sous le pseudonyme de Gilles Derais. Son livre culte Le Masochisme au cinéma (Henri Veyrier, 1978 et 1990) paraîtra dans une nouvelle édition en septembre 2020 chez Rouge profond.

FR ANC E T HÉO R ET Poète, romancière, essayiste, France Théoret est née à Montréal. Avec L’Échantillon, texte écrit pour la pièce de théâtre collective La Nef des sorcières en 1976, France Théoret s’inscrit dans une prise de parole des femmes. Parmi ses livres, Bloody Mary (1979, Typo, 2011), Nécessairement putain (Herbes rouges, 1980) ou Une belle éducation (Boréal, 2006) questionnent son identité, son corps et la société québécoise, et font d’elle, par l’exigence de son écriture, une voix majeure. Elle est membre de l’Académie des lettres du Québec ; le gouvernement du Québec lui a remis en 2012 le prestigieux prix Athanase-David pour l’ensemble de son œuvre. Ses livres et poèmes sont traduits en anglais, en italien et en espagnol.

EM M ANUEL WALLO N Professeur de sociologie politique à l’université Paris-Nanterre, Emmanuel Wallon s’intéresse aux politiques culturelles en France et en Europe. Il a dirigé plusieurs ouvrages de référence sur la sociologie de la culture, tels L’Artiste, le prince. Pouvoirs publics et création (Presses universitaires de Grenoble, 1991) et Le Cirque au risque de l’art (Actes Sud, 2013). Il est l’auteur de À continent ouvert. Les politiques culturelles en Europe centrale et orientale (La Documentation française, 1992).


14 sommaire C U LT U R E ET POLITIQUE

C H RO N I Q U E S

74 Hériter des romains ? Le glaive de saint Paul

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Libre comme l’art ? Des œuvres dans l’espace public suscitent la polémique, sont dégradées, contestées. De nouvelles formes d’autocensure apparaissent, de la part d’artistes ou d’institutions, parfois soumises à des pressions extérieures. La création dégagée de toute contrainte, affirmée dans la loi du 7 juillet 2016, existe-t-elle vraiment ?

Destination d’une arme

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« Le musée du xxie siècle sera un musée de société » E N T R E T I E N AV E C CÉLINE CHANAS

61 E N I M AG E S

L’art du kimono de Kunihiko Moriguchi Élevé en 2007 au rang de trésor national vivant au Japon, Kunihiko Moriguchi est peintre sur kimono. Il pratique son art entre tradition et recherche incessante. Pour créer les motifs qu’il peindra, il s’inspire des formes et des mouvements qu’il perçoit dans la ville comme dans la nature : « C’est au-delà de l’observation. Je ne regarde pas la nature, je deviens une partie de la nature. Lorsque je dessine une fleur, je ne la regarde même plus : ma main reçoit le rythme de la fleur. » T E X T E E T P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É RO U T

82 Cet objet du désir Les dents Gencives incisives PA R J E A N S T R E F F

PA R P I E R R E N O U A L

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PA R C A M I L L E N O É M A RCO U X

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04 U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P ROT E S TAT I O N 06 Antonin Artaud ; Nathalie Bondil ; Denis Lavant ; Guy-Pierre Couleau ; Béatrice Josse ; Matali Crasset

I L S ’ AG I T D ’ Y M E TT R E S A P E AU 24 « Si la lutte continue, alors le temps continue ; il y a ce qui se bat dans l’écriture, qui se découvre aussi » C O N V E R S AT I O N AV E C F R A N C E T H É O R E T

35 Et j’ai eu le sentiment d’être assis dans son encre

89 Ceci est une image du réel Une chevauchée Haut les masques PA R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

94 M O T I F – A RT

La Chambre à Arles de Van Gogh Pièce maîtresse du séquestre Matsukata Œuvre iconique de Vincent Van Gogh, la Chambre à Arles entre dans le patrimoine français en 1959, en application du traité de paix signé avec le Japon le 8 septembre 1951. Trajectoire, entre opportunisme patrimonial et nécessité diplomatique, de ce tableau, si japonais par sa facture, acheté par Kōjirō Matsukata et conservé aujourd’hui au musée d’Orsay. PAR MAXIME GEORGES MÉTRAUX E T L É A S A I N T- R AY M O N D

WA J D I M O U AWA D

« Tout écrivain qui écrit, écrit à partir d’une grotte. Un coin sans porte dérobée d’où saignent des phrases qui vont vers leur page comme un fil de rivière va vers son fleuve. »

128

38 « La légitimité d’une politique culturelle impose qu’elle reste un enjeu de controverses »

UNE ÉBRIÉTÉ LITTÉRAIRE « J’ouvre le bonbon : Métamorphoses d’un mariage de Sándor Márai ! Je n’avais jamais lu Márai avant. Ni aucun autre Hongrois. »

E N T R E T I E N AV E C E M M A N U E L WA L LO N

PA R N É H É M Y P I E R R E - DA H O M E Y


Une idée de la culture, une idée qui est d’abord une protestation


« N’avons-nous pas à détruire, au nom de la parole, l’idée même de la culture ? » Yves Bonnefoy à Gaëtan Picon, 23 septembre 1968.

« La poésie détient une force particulière de percussion, d’effraction, de contamination. Elle est la cavalerie de l’invective. C’est elle qui renverse, culbute, anéantit le mieux les bataillons serrés de la bêtise, de la tyrannie et de la suffisance. » Marcel Jullian, Poètes en colère, in Vagabondages, 1982.

« La pensée qui m’amène à envisager avec épouvante l’effacement d’autres voix, des romans non écrits, des poèmes chuchotés ou ravalés de peur que les mauvaises personnes ne les entendent, des langues interdites par la loi et qui prospèrent clandestinement, des questions d’essayistes bravant l’autorité et qui ne seraient jamais posées, des pièces non mises en scène, des films annulés : cette pensée est un cauchemar. Comme si tout un univers était décrit dans une encre invisible. Certains genres de traumatismes infligés aux populations sont si profonds et si cruels que, contrairement à l’argent, contrairement à la vengeance, voire à la justice, aux droits ou à la bonne volonté d’autrui, seuls les écrivains savent les traduire et transformer le chagrin en signification, par l’aiguisement de l’imagination morale. La vie et l’œuvre d’un écrivain ne sont pas un don fait à l’humanité : ils sont sa condition nécessaire. » Toni Morrison, « Péril », La Source de l’amour-propre (traduction Christine Laferrière), 2019.

Alexandre Curnier, rue Pétion, Paris, 2020.


A N T O N I N A R TA U D

Le thĂŠatre et la culture

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

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A N T O N I N A R TA U D

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A N T O N I N A R TA U D

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

N AT H A L I E B O N D I L , DIRECTRICE GÉNÉRALE E T C O N S E R VAT R I C E E N C H E F D U M U S É E D E S B E A U X- A RT S D E M O N T R É A L​

La culture a un mandat supraministériel Nos codes de socialisation se modifient, nos échanges numériques se sophistiquent : nous sommes interconnectés dans ce siècle mondialisé. Sens du collectif décuplé, solidarité avec nos aînés, conscience que nos actions concertées peuvent agir sur un même front, réflexions philosophiques sur nos valeurs humanistes contre économiques, attention envers nos proches et nos collègues, ralentissement de nos rythmes de vies performatives... Entre carpe diem et memento mori, il y a beaucoup à penser... Quand les stéréotypes, rumeurs et manipulations s’échafaudent en un clic par le clavardage médiatique incessant, participer à la sérénité de notre société est aussi notre mission. Saisissons cette occasion. Les institutions culturelles ont le pouvoir d’imaginer de nouvelles stratégies

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curatives alliant l’expérience artistique à une approche thérapeutique et holistique. Devenons les plateformes qui permettent à l’art d’affirmer son rôle dans le mieuxêtre de nos sociétés. L’expérience culturelle contribue à notre bien-être individuel et collectif. Nos institutions culturelles sont pertinentes ! Elles sont un atout de proximité pour la santé publique de nos cités : la culture est un service essentiel. Repensons nos collections et nos répertoires. Acceptons d’ouvrir largement nos portes à d’autres disciplines. Envisageons les œuvres dans leur complexité réelle en multipliant les perspectives. Au-delà des expertises, affranchissons-nous des monologues disciplinaires pour rejoindre tous les champs du savoir, pour décadenasser le discours et susciter une maïeutique décloisonnée : chaque œuvre porte en elle un univers. Repensons nos institutions pour interroger, converser, s’engager et agir en faveur des enjeux de notre temps. Outil d’une diplomatie culturelle, notre pertinence réside non seulement dans nos répertoires et collections, mais aussi dans notre capacité à susciter des réflexions à partir de ces corpus. Plus qu’un capital d’œuvres qui régit l’économie de notre événementiel frénétique, servons des valeurs : la qualité supplante la quantité. Repensons nos écosystèmes. Favorisons les partenariats cocréatifs avec d’autres experts, écoles, organismes, associations, instituts, universités, non pas pour cohabiter, mais bien pour coévoluer. Se mettre à la disposition des acteurs de changement social exige humilité, générosité, flexibilité, réactivité, ouverture, inventivité. Susciter et nourrir l’interdisciplinarité est constitutif du nouvel ADN cré-actif. Repensons nos publics, tout d’abord le visiteur biologique et expérientiel. Notre besoin de « beauté », ou tout au moins d’émotion esthétique, est physiologique,

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N AT H A L I E B O N D I L

et pas seulement philosophique ou culturel. Les arts sont une école du sensible pour se connecter avec notre être émotionnel. En ce sens, comme l’amour ou l’amitié, l’émotion esthétique suscite des sentiments positifs et de bien-être, comme démontré par les neurosciences : l’art constitue un soft power, une puissance douce, en activant nos circuits de l’empathie. Repensons l’art comme une force de cohésion sociale et de bien-être individuel. Si le xx e siècle a réfléchi notre être instinctif et primitif – en art comme en psychologie – dans un corps désormais libéré, le xxi e siècle valorisera toujours davantage l’être expérientiel dans notre monde toujours plus virtuel. En contrepartie d’une dématérialisation grandissante, le sensuel y devient hautement valorisé : expériences sensitives et émotionnelles caractérisent la quête de bien-être de la société actuelle. Les arts jouent un rôle central pour apaiser nos sociétés : rien ne sert de développer l’intelligence artificielle sans se préoccuper d’intelligence émotionnelle. Quand l’émotion reste un instrument puissant de manipulation, les arts nous permettent de vivre ensemble autrement. Notre musée valorise déjà le vivre-ensemble de notre diversité culturelle, par des approches de psychologie transculturelle, encourage l’éducation des filles, l’estime des femmes, l’insertion des femmes autochtones... Nombreux sont nos collaborateurs sociocommunautaires qui soutiennent ces valeurs : paix de l’âme et paix sociale. Prendre en considération les publics exclus ou empêchés, inventer de nouveaux programmes sur le mode de la cocréation évolutive, les projets conçus sur mesure. Dans cet inventaire à la Prévert, nous accueillons les tout-petits et leurs familles défavorisées ou non, soutenons la persévérance scolaire, luttons contre la violence et l’exclusion sociale pour aider les jeunes

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victimes d’intimidation à l’école. Nous proposons de nombreux programmes visant les clientèles itinérantes, aidons à l’alphabétisation des adultes, à la réinsertion des déficients intellectuels, des jeunes victimes d’agressions sexuelles, des personnes gravement handicapées... Au xxi e siècle, la culture sera pour la santé ce que le sport a été au xxe siècle : l’expérience culturelle contribuera au mieux-être, comme la pratique du sport à notre forme physique. Et pour les sceptiques, je rappellerai que, il y a seulement cent ans, on disait que le sport déformait les corps ou menaçait la fécondité des femmes ! Aujourd’hui, les médecins prescrivent l’exercice, demain ils prescriront la visite du musée ou le concert... En fait, c’est déjà le cas dans notre musée – une première. L’art fait du bien, j’en suis convaincue. La culture a un mandat supra-ministériel : au-delà du soutien aux artistes et aux vastes répertoires des arts, cette vision redéfinit la place des arts dans notre société. Pourtant, si la culture mobilise 100 % de nos débats sur les enjeux d’intégration du modèle multiculturel dans la nouvelle ère interculturelle... elle correspond à 1 % de nos budgets. « Nous sommes à l’ère planétaire, l’ère de la communauté de destin de toute l’humanité », écrit Edgar Morin, persuadé que l’esthétique jouera un rôle immense dans la compréhension entre humains : « Accomplir l’unité de l’espèce humaine tout en respectant sa diversité est une idée non seulement de fond, mais de projet  1. » Bienvenue dans cette polis universelle 2, pour dépasser nos différences et concevoir une citoyenneté globale, seul objectif à la mesure des enjeux actuels liés au vivre-ensemble, au développement durable et à la protection de la diversité du vivant. 1. Edgar Morin, Sur l’esthétique, Robert Laffont, 2016. ­– 2. En référence à

Achille Mbembe.

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

D E N I S L AVA N T , CO M É D I E N

Ébahir notre aptitude à rêver le monde Au premier abord, la notion de protestation me semble un peu grossière ou bien trop faible quand il s’agit de l’arc-bouter contre la notion de culture ; mais c’est sans doute que ce vocable a perdu beaucoup de sa puissance d’évocation et de sa densité signifiante – tout comme le mot culture d’ailleurs. Et c’est précisément ce que veut nous signifier Antonin Arnaud dans sa préface lumineuse pour Le Théâtre et son double. À savoir que quelque chose n’est pas ou plus tout à fait à sa place, que l’être humain, dans sa pensée contemporaine et le mode d’existence qu’il a

adopté afin d’habiter le monde, est pour ainsi dire le seul parmi tous les êtres qui l’entourent, mis à part peut-être (et encore) ceux qu’il a apprivoisés ou colonisés et qui vivent grâce aux ressources, au sens le plus vaste du terme, de notre planète, à ne pas être à sa bonne place. Et en premier lieu dans sa façon d’appréhender le domaine du spirituel qui, sorti de l’emprise du dogmatisme des différentes religions, a toujours été l’espace où pouvaient se manifester la notion et l’efficience d’une culture. Le reste, que ce soit sculpture, aquarelle enfantine ou tableau de maître, art brut, artisanat, tube ou chanson populaire, danse tribale comme opéra classique, n’en sont que les traces, son résidu nécessaire et tangible, du moins pour notre race humaine : les baleines éprouvent-elles le besoin d’édifier des pyramides ? La culture et, en son nom, l’art ou l’artisanat ne sont qu’un moyen, ainsi qu’ils se sont organisés avec la religion, de nous mettre en contact avec les choses, le flux des forces sues ou inconnues qui parcourent notre atmosphère, jusqu’à nos pensées même, et dont la manifestation nous échappe ou que nous ne pouvons maîtriser ; ce pourquoi nous tentons de les faire passer d’un état abstrait à un état réel dont nous pourrons prendre connaissance avec nos cinq sens, et plus tard en parler et même en user

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au quotidien, une fois qu’on leur aura donné forme et place, en les représentant dans notre espace terrestre, à portée de notre système de perception le plus élémentaire. Bien entendu, en ce qui concerne cette opération de transsubstantiation, il y a des « spécialistes », qui ont plus d’aptitudes que le commun des mortels à saisir et à donner forme à leurs rêves, à leur vision. Mais il n’empêche que le reste de notre engeance, les autres individus et dignes représentants de notre tribu humaine se doivent, pour la bonne marche des choses, de se manifester comme récepteurs éveillés de cela, qui doit être transmis à tous, et non comme simples consommateurs, ainsi qu’on nous y invite constamment aujourd’hui. Et ce n’est pas une question de « niveau » de culture générale ou particulière, pas plus que de référence ou d’érudition ; il s’agit de se tenir à même de recevoir, de cultiver en soi-même la sensation, même si nous ne sommes pas tous en mesure de l’interpréter ou d’en commettre les représentations. D’où protestation. « Le temps est hors de ses gonds. Ô sort abominable que je sois né pour le remettre en place ! » William Shakespeare, Hamlet.


© Denis Lavant

D E N I S L AVA N T

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

Ainsi notre époque est-elle traversée de signes impressionnants, au symbolisme préoccupant, et, sans tomber dans la schizophrénie ou les superstitions, et en se gardant bien de cette aliénation chevillée à la théorie du complot, il serait beau de replacer ces manifestations déraisonnables au rang de présages, du moins de leur prêter un sens et une parole qui ne soient pas immédiatement référencés par le commerce et, dans la dignité, déplacés de l’économie et de l’organisation d’un système mondial apprêté par et pour le pouvoir politique « en place ». Ainsi, nous avons tous assisté médusés, il y a quelque temps de cela, à l’embrasement de la flèche de la cathédrale Notre-Dame de Paris, ce monument qui représente une valeur historique, culturelle et sentimentale inestimable pour le peuple de Paris, mais aussi pour la population française et même pour l’ensemble de la planète ; or, la première réaction, l’idée fixe de nos hauts responsables, soucieux en principe de la santé physique et mentale de tous les ressortissants de la cité comme du pays, et qui sont censés avoir l’intelligence et détenir la maîtrise pour gérer ce qui nous advient en positif et nous garantir du négatif (à moins bien sûr que ces valeurs ne se soient, elles aussi, inversées), a été de réparer à n’importe quel prix et dans les plus brefs délais ce dommage qui a fait de nous des désastrés. « Et puis avouons-le, le malheur fait rire. Ce sont les hypocrites qui

prétendent le contraire (d’ailleurs, ils gloussent en secret en contemplant le désordre du monde, nos grands humanistes). » Jean Pierre Martinet, La Grande Vie. Or, cette consumation fabuleuse nous invite à une autre pensée, qui aurait été patente à l’époque où ce bâtiment a été érigé, sur cette place précisément ; une pensée en rapport avec la préoccupation des bâtisseurs, celle de la valeur sacrée de leur ouvrage et de cet emplacement judicieusement choisi, ainsi que chaque place où furent bâtis par le passé les lieux du culte prépondérant, traditionnellement à l’endroit où s’étaient dressés d’autres édifices voués à d’autres cultes plus anciens. Et ce, non tout à fait par hasard, mais plutôt en vertu du caractère spécifique lié à ces emplacements : lieux surplombant quelque faille dans l’écorce terrestre, points de résurgence de flux telluriques, toutes sortes de détails qui ont autant à voir avec la science géologique qu’avec celle de l’irréel et de l’impalpable. Donc, cet embrasement de NotreDame de Paris, ces incendies dévastateurs de l’Australie, pays des origines dont la population aborigène serait la plus ancienne sur notre Terre, la pandémie de Covid-19 qui nous renvoie à une peur archaïque, à notre petitesse, à notre immense vulnérabilité, et qui nous rend à notre identité dérisoire d’humains enfermés dans leurs bastions culturels. Pour tous ces signes qui nous interpellent, ne pouvons-nous trouver une manière

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de réagir qui serait à la hauteur du caractère quasi sacré qu’ils peuvent légitimement nous inspirer dans leur façon de nous apparaître ? Je ne parle pas d’autodafé, il n’est pas plus question de s’empresser dans un entrain rédempteur ni de prétendre transformer dans l’urgence le système dans lequel nous sommes nés et dont nous avons innocemment profité durant ces dernières décennies, mais il s’agirait avant tout, peut-être, de donner à ce qui nous advient une représentation qui atteindrait notre propre inconnaissable ou qui provoquerait en nous tous et très individuellement une prise de conscience plus vaste que celle à laquelle tout discours politique ou culturel nous engage et depuis longtemps à nous tenir confinés. Rouvrir, ébahir même cette aptitude à rêver le monde, dont chaque être humain devrait être investi, qui ne peut intensément se manifester que par ce véhicule liant le concret temporel à l’imaginaire, ce dont l’on tente frauduleusement, parce que dans un intérêt intentionnellement déplacé, de nous spolier en le détournant de sa valeur immémoriale : Notre droit d’êtres humains d’avoir part à la culture. « Il est juste de temps en temps que des cataclysmes se produisent qui nous incitent à en revenir à la nature, c’est-à-dire à retrouver la vie. » Antonin Artaud, Le Théâtre et son double


G U Y- P I E R R E C O U L E A U , M E TT E U R E N S C È N E

Notre art théâtral est une laque d’or En me souvenant de ma première mise en scène, Le Fusil de chasse, d’après la nouvelle de Yasushi Inoué, j’ai repensé à ce que l’auteur, en 1990, disait de son texte : devenu un vieil homme, il comparait ce premier texte, écrit en 1946, à un jardin en friche dans lequel il avait mis en germe tout ce qu’il avait conjugué ensuite, dans la centaine d’écrits qui composent son œuvre. Au sortir de la guerre, après la catastrophe nucléaire, une petite nouvelle, dont la question centrale est de savoir ce qui importe le plus entre aimer et être aimé, une courte fiction renfermait en son sein l’essence de toute une œuvre à venir. Pareille à une friche d’émotions, d’introspections, de désirs, écrite en quelques pages et offerte aux esprits d’une humanité à renaître. Fracturés jusqu’au néant, anéantis par les bombes atomiques, les Japonais se sont reconstruits par l’art et par la force de la vie, opposée à leur propre folie de domination. Comme dans le shinto, l’artiste se reconnaît dans le caractère sacré de la nature. C’est aussi ce que nous dit Antonin Artaud dans sa préface du Théâtre et son double : « De temps en temps des cataclysmes se produisent qui nous incitent à en revenir à la nature, c’est-à-dire à retrouver la vie. » Retrouver la friche et ramasser les morceaux cassés pour en faire quelque chose de beau, comme une seconde vie donnée à l’objet, pleine de sens et de promesses. Se dire que ce qui a été brisé n’a pas disparu totalement et qu’il suffit de le recoller pour s’en servir autrement, encore, avec respect et tendresse. Se souvenir de ce que nous étions avant la catastrophe, s’en souvenir et devenir autre chose, quelqu’un d’autre, plus fort, plus généreux, plus sage. Imaginer les visages que nous aurons dans vingt ans et se figurer le chemin pour y parvenir. Voir pour demain et devant nous. Travailler à construire le futur de ce que nous sommes, avec nos blessures, nos fractures, nos cicatrices et nos doutes, nos imperfections et nos singularités. Croire que chacun d’entre nous peut y parvenir et avancer ensemble. Au Japon, il existe un art appelé le kintsugi, une méthode de réparation des porcelaines brisées au moyen d’une laque d’or. Le kintsugi sublime les objets simples, imparfaits, atypiques. Le kintsugi est une forme de résilience. Notre pays est à l’image de cette porcelaine. Notre art théâtral est cette laque d’or.

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

B É AT R I C E J O S S E , D I R E C T R I C E D U C E N T R E N AT I O N A L D ’ A R T S E T D E C U LT U R E S M AGA S I N D E S H O R I Z O N S

Libérons les corps, les actes suivront Ouvrir des voies, c’est commencer par libérer les mots. Libérer, selon Le Robert  1, c’est élargir, déchaîner, délier, affranchir, ouvrir à tout vent, dégager une substance, une énergie jusqu’ici contenue. Et si pour Mallarmé la destruction fut sa Béatrice, je ne suis pas loin d’adopter sa méthode pour le mot culture. Car, pour le dire comme Isabelle Stengers, « on a besoin d’inconnu car le connu est désespérant  2 ». De la même façon que j’ai tenté de repousser le plus loin possible les limites d’une collection publique en faisant acheter des œuvres performatives, protocolaires – en un mot, invisibles et immatérielles  3 –, j’essaye dorénavant de questionner le modèle institutionnel du centre d’art, dont le Magasin, à Grenoble, fut un illustre témoin. Caractérisé par le gigantisme de son espace ayant servi à l’industrie hydroélectrique, le Magasin a incarné le parangon de la contemporanéité dans les années 1990 en invitant essentiellement des artistes internationaux, masculins et blancs à produire in situ de monumentales installations. Nous sommes en 2020, une nouvelle génération d’artistes née avec le nouveau siècle ne souhaite plus se confronter à l’architecture postindustrielle et place son urgence d’agir à reconstruire à partir des ruines plutôt qu’à les sublimer.

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Comment l’institution peut-elle tenir compte des pratiques artistiques actuelles qui œuvrent avec l’humain, qu’il s’agisse de performances, de projets de recherche au long cours ou encore de démarches participatives ? Comment transformer ces espaces hors d’échelle humaine en lieux de possibles rencontres avec les différentes communautés pour que les artistes aient le sentiment d’être connectés, et pas seulement instrumentalisés pour les « remplir » ? Les artistes ont un rôle majeur à jouer afin de contribuer à transformer nos imaginaires. Il ne s’agit pas de « simplement » stimuler des utopies naïves d’artistes, mais bien de leur permettre de les réaliser dans un esprit pragmatique et généreux. L’urgence est aux changements de paradigmes 4. La culture comme protestation, telle que la définissait Antonin Artaud, participe de la résolution du centre d’art à devenir ce lieu de rassemblement d’idées, d’initiatives à expérimenter. On en déduit aussi que le projet du centre d’art vise l’enchevêtrement, le tissage des pratiques artistiques entre elles et le métissage avec des pratiques communautaires : scientifiques comme vernaculaires. L’articulation des imaginaires d’artistes et de citoyens est une voie plausible à l’écriture de ce futur que l’on redoute et qui terrorise. La nouvelle dénomination du Magasin, qui s’est vu accoler le mot « horizons » en référence au calendrier des Hopis  5, tend à refléter cette conviction qu’un autre monde s’imagine et se rêve collectivement. En retrouvant leur place auprès des chercheurs et autres militants, les artistes pourront reprendre une place au sein de la société laissée vacante par la modernité occidentale, celle d’intercesseur, de lieur. J’aime cette idée qu’il a fallu des milliers de générations d’humains ayant rêvé d’aller un jour sur la Lune pour que ce rêve se réalise. J’aime cette idée que le centre d’art puisse devenir cet espace physique et mental où convergent les rêves collectifs. Ouvrir des voies en montagne, c’est s’engager et recommencer 6. Alors commençons par rêver ! Le Manifeste d’Agnes Denes nous y invite. Comme un mantra, il peut être prétexte à une méditation ou une relaxation profonde. Nos corps sont des pensées et nos pensées sont des actes. Libérons les corps, les actes suivront.

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B É AT R I C E J O S S E

être obsessionnel(le) de façon créative questionner, raisonner, analyser, disséquer et réexaminer

Agnes Denes Manifeste (1969)

comprendre que chaque chose a un sens autre, que l’ordre est né du chaos, mais que l’ordre, quand il accède à une certaine totalité, doit être anéanti par un nouveau désordre

travailler un paradoxe définir l’insaisissable visualiser l’invisible communiquer l’incommunicable ne pas accepter les limites que la société a acceptées

de nouvelles investigations, de nouveaux développements

envisager de nouvelles façons de voir

trouver de nouveaux concepts, reconnaître de nouveaux modèles

vivre une fraction de seconde et entrer dans des années lumières – mesurer le temps dans ses distances extrêmes – en-deçà et au-delà du temps d’une vie

comprendre la finitude de l’existence humaine et en même temps s’efforcer de créer de la beauté et des raisonnements qui interrogent

utiliser l’intellect et l’instinct pour réaliser l’intuition reconnaître et interpréter les liens existant entre les éléments créateurs entre les gens entre les gens et dieu, entre les gens et la nature, les liens liant la nature avec elle-même, la pensée avec elle-même, l’art avec lui-même

s’efforcer de dépasser les limites humaines en cherchant les mystères, en sondant le silence de l’univers, un univers fourmillant de vie et de créativité cachée atteindre la pleine conscience et la pleine connaissance de soi

voir la réalité tout en étant capable de rêver sonder pour localiser le centre des choses – le véritable noyau du sens intrinsèque, mais non encore compris – l’exposer afin qu’il soit analysé

vouloir connaître l’importance ou l’insignifiance de l’existence persister dans une éternelle recherche

1. Aucun dictionnaire ne porte encore un nom de femme ! – 2. Isabelle Stengers, Activer les possibles. Dialogue avec Frédérique Dolphijn, Esperluette, 2019. – 3. À la direction

du fonds régional d’art contemporain de Lorraine, entre 1993 et 2016. – 4. Ce qui signifie un système de croyances, de valeurs et de techniques communes aux membres d’un groupe donné. – 5. Peuple indigène d’A mérique du Nord, les guetteurs hopis disposent d’une technique d’observation de l’horizon pour déterminer leur calendrier astronomique. Regardant fixement au loin les rayons du soleil, ils indiquent ainsi à leur communauté le temps venu des rituels et des travaux agraires. – 6. Le Magasin des horizons a subi d’importantes coupes budgétaires, mettant en péril ses activités ; ses tutelles refusent les nouvelles orientations... Mais les horizons

ne sont pas assignés au Magasin à Grenoble, ils auront dans un temps prochain d’autres lieux ou espaces pour s’expérimenter.

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

M ATA L I C R A S S E T , DESIGNEUSE INDUSTRIELLE

J’ai cultivé des champs dans ma tête J’ai appris à cultiver mes champs, pas les champs de mon enfance cultivée par mes parents, mais à essayer de trouver de nouvelles méthodes de culture sans outil, sans machine, qui ne creusaient pas le sol ou abîmeraient la vie... J’ai cultivé des champs dans ma tête sans comprendre au départ que c’était là l’outil majeur.

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Son œuvre est indiscutablement importante dans les lettres francophones. L’écrivaine féministe québécoise France Théoret a pris la décision de se lancer dans la littérature – de tout son corps. Engagée, elle ne cesse de démontrer le rôle politique des mots : « Au lieu de tenir un crayon, je tiens un poignard », écrit-elle. Lire France Théoret, c’est observer sous notre peau son souffle poétique nous enjoindre de nous mettre debout et de prendre la parole.


«   S I L A L U TT E CO N T I N U E , A LO R S L E T E M P S CO N T I N U E  ; I L Y A C E Q U I S E B AT DA N S L ’ É C R I T U R E , Q U I S E D É CO U V R E AU S S I  » C O N V E R S AT I O N AV E C FRANCE THÉORET

Photographie : Valérie Nyes

R É A L I S É E PA R ALEXANDRE CURNIER

Vivre, c’est pour qu’il en advienne quelque chose. J’ai treize ans. Je change d’école. Une religieuse présente à ma mère et à moi les trois options possibles. Je choisis un mot : latin. Je deviens passionnée et tout va d’illumination en illumination jusqu’au matin de mai où je me jette dans la rue. Un dimanche après-midi, je travaille une version à la seule table de la maison, dans la cuisine. Il me demande ce que je fais. Je le lui dis. Il éclate de rire qui rit de rage qui rit d’hystérie et il commence à crier, à hurler. Personne ne lui a dit que j’apprends le latin. Qu’est-ce que ça va te donner ? À quoi ça va te servir ? Je ne peux m’échapper.

« Mon désir d’émancipation par la connaissance était irréfragable  1. » La culture et la nécessité du beau sont-elles un moyen d’émancipation et, peut-être, de protestation ? De protestation, dans tous les cas, très fort. D’émancipation, oui. Le savoir, la connaissance équivalent à l’émancipation de la vie qui tourne en rond, de la vie enfermée. Pour voir à l’extérieur. Ce qui va vers l’extérieur, partant de soi – mais pas seulement. Comprendre soi dans le monde, aussi. Cette quête a commencé sauvagement. J’étais adolescente et, à un moment donné, j’ai entendu en moi « Je sais que je ne sais rien », la parole de Socrate. Alors, évidemment, à quatorze ans, là où j’habitais, je ne connaissais pas, je n’avais pas lu... Ce fut un moment d’exaltation, un étonnement. Je me suis dit : je vais apprendre. La quête a commencé par un désir d’ouvrir.

Dans une lettre à son frère, Vincent Van Gogh écrit : « Il s’agit d’y mettre sa peau 2. » Il parle évidemment de peinture. Cette phrase est aussi excessive que juste ; je crois que nous pouvons l’envisager pour l’écriture. Oui. J’y ai mis ma peau. On y met sa peau parce que les choses sont irrémédiables – il faut agir. Mais je vous assure qu’avec les années la société, pleine de colifichets, va en sorte que dans l’art on ne mette plus sa peau. Y revenir constamment à cet excès nécessaire.

Avec quelque chose d’irrémédiable... Ça ou la mort. Ou la fin de tout. Il m’est arrivé souvent de me voir enfermée, isolée, à ne pas comprendre ce que je vivais et comment je le vivais. Je désirais apprendre. Purement et simplement un choix. Je ne pouvais pas vouloir autrement.

Je crois qu’il est nécessaire de dessiner un portrait du Québec de la Grande Noirceur, et d’un manifeste, Refus global, publié en août 1948... Un texte écrit par un peintre, Paul-Émile Borduas, et signé par de jeunes artistes. Le hasard a fait qu’il y avait un nombre égal de femmes et d’hommes : sept femmes et

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Nous parlerons comme on écrit, Les Herbes rouges, [1982] 2018.

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

sept hommes. Le texte a une portée artistique, sociale, politique. Je crois que Refus global n’est pas lu, ou il est mal lu et fait toujours l’objet de beaucoup de contestations au Québec. Dans ce manifeste, Borduas commence par un tableau saisissant de la Grande Noirceur. La première page est écrite de façon réaliste, directe, froide. Le manifeste n’est pas unifié, de là son grand intérêt. C’est un manifeste artistique, laïque, politique, culturel, idéologique ; un texte qui rassemble une synthèse énumérative rapide ; une invitation au mouvement, une invitation pressante à la vitesse. Borduas mentionne que les livres de Sade et d’Isidore Ducasse sont introuvables en librairie au Québec. Borduas dit qu’il refuse de se taire. Il dit aussi : « Faites de nous ce qu’il vous plaira, mais vous devez nous entendre. » Une de vos phrases résonne en ce sens : « L’écriture, c’est ce qu’on a en soi-même : quelqu’un doit parler  3. » Il y a aussi un lien entre la préface d’Antonin Artaud au Théâtre et son double, publiée en 1938, et Refus global. Parmi les signataires de Refus global, il y avait un immense écrivain, Claude Gauvreau, à la fois poète et dramaturge, dont La Charge de l’orignal épormyable (1956) est une pièce de théâtre très singulière. Avant de connaître Refus global, j’ai connu des textes de Claude Gauvreau. Comme avec l’œuvre d’A ntonin Artaud, lorsque je désespérais de la littérature et que tout devenait noir, j’ouvrais ses Écrits sur l’art, que j’aime beaucoup, parce que Gauvreau y défend solidement ce qu’il aime, avec des mots nets, découpés et précis. Y a-t-il eu une réponse à ce manifeste ? Il y a eu sanction. Paul-Émile Borduas a perdu son poste à l’École du meuble de Montréal ; bien plus grave, il a perdu le droit d’enseigner. Puis il s’est exilé à New York et à Paris. Borduas s’élevait contre ce que les politiques disent aux artistes, hier comme aujourd’hui. Borduas disait que les artistes ne devaient pas rester dans leur « bourgade plastique ». Or, les politiciens acceptent les artistes seulement s’ils restent dans leur bourgade littéraire ou plastique. Vous pouvez peindre, écrire, mais ne vous mêlez pas de la société, ou vous

serez banni – sans subvention. À cette époque, j’entrais à l’école primaire. Ce manifeste s’est malgré tout diffusé – exhalé lentement, pouvons-nous dire. Il a fallu attendre. Tout s’est réveillé dans les années de contestation, 1965-1970. En 1968, Refus global trouva son écho avec « Place à la magie », « Place au mystère objectif », « Place à l’amour », « Place aux nécessités ». Les universitaires ont écrit sur le manifeste, ont commencé à le rééditer, plus tard dans un format de poche, avec la nécessité de rassembler les textes publiés dans le contexte de Refus global. Cette protestation vous a-t-elle donné des raisons supplémentaires d’écrire ? Ça a été mon école politique. On parle finalement très peu de la culture comme courant politique. Mes sources, la littérature et la politique : mon conflit quotidien. Je dirai vos cris, je dis vos cris. Vous protestez en criant. Êtes-vous des cris ? Je serai vos cris, je suis vos cris. Vous écrivez que vous n’avez par crié, direz-vous ces cris ? Il y a, ici et maintenant, rien d’autre, dites-vous. Vous affirmez le présent haut et large, soleil tropical. Le pathos à vaincre chaque fois au cœur du mot. L’écriture est le juste envers des cris, elle est voix silencieuse. Chaque mot greffé à ma langue a été mis à mort. J’écris jusqu’à l’oubli, vers vous. « Des nerfs à vif », Étrangeté, l’étreinte, Éditions de l’Hexagone, [1992] Typo, 2011.

Vous dites : « Écrire, c’est encore écrire dans l’Histoire et dans la culture pour en chahuter les signes. » Mais si le livre doit être le lieu où les quelques écrivains possibles d’une époque se retrouvent, où trouver l’imagination pour écrire ? Vous êtes née dans une maison sans livres, « une

Extrait de Refus Global, publié le 9 août 1948, in Les 50 ans de Refus Global, Le Devoir, 1998.

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

maison utilitaire, une maison où on se lave, où on mange, où on dort [et] où on aime  4 ». Vous y passiez votre temps à « reproduire la vie ». C’est à ce moment que s’installe le pouvoir de l’imagination ? En le disant, je dois vous avouer que c’est un mot que j’évalue très mal dans votre œuvre. (Rires.) Moi aussi je l’évalue mal... À cette « maison utilitaire », je souhaite apporter une correction : une maison « où on aime ou on n’aime pas ». Reproduire la vie suppose d’être enfermé. Refaire. Recommencer inlassablement. Un quotidien qui tourne sur lui-même, qui n’ouvre pas – surtout lorsqu’on est une femme. C’était une vie rudimentaire. Nous vivions les uns devant les autres. Je me réfugiais alors dans mon cerveau. À cette époque, personne n’attendait d’une jeune fille qu’elle prenne position ou s’intéresse au discours politique – encore moins y participe. Il y a un beau mot dans Refus global : inviable. Je connaissais « invivable », mais pas « inviable ». J’aime ce mot. Nous étions obligés de vivre cette répétition. Il fallait que je repousse cela, que j’en sorte pour assumer l’écriture. J’ai désiré écrire. Un exemple du dictionnaire suffit pour éveiller le désir d’écrire ; il peut s’éteindre, mais je l’ai cultivé. Même si j’ai longtemps dû vivre sans espace où me réfugier, même pas un cahier. Je roule dans la rue. À mes vêtements collent la suie, la poussière indécrottable et les petits paquets d’ordures. Boule. D’un point à un autre. Je refais en toute vitesse et le désordre n’a d’autre appellation que le paquet de chair bourré de nourriture. Abolition des saisons, du jour et de la nuit, des points de repère. Une masse se déplace et frappe les pavés bleus. Une main tire les cheveux gras. Dieu à la place d’un estomac rempli à tout rompre. Dieu est un estomac. Nous parlerons comme on écrit, Les Herbes rouges, [1982] 2018.

« Le geste d’écrire, qui n’a pas été et n’est pas davantage un acte spontané ou naturel, implique une lutte sans cesse recommencée et renouvelée avec la langue  5. » Ce n’est pas avec soi, mais avec la langue. Je suis rassuré

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de lire cette conception du travail et de l’effort ! Exactement. Une image archétypale, un peu naïve et masculine, me revient souvent, depuis des années : celle du mineur qui descend au fond de la mine sombre. Sa lampe au front, il a son instrument, sa pioche, avec lequel il cherche, il coupe, dans la matière, pour trouver le minerai. Aller chercher la matière première. Descendre très profond pour la remonter. Tout cela demande de prendre des risques. Oui. Il y a un travail formel ; il faut sans cesse trouver la forme, y compris celle d’un mot. Écrire me donnait l’illusion extraordinaire d’une liberté impérieuse. Le geste d’écrire, qui n’a pas été et n’est pas davantage un acte spontané ou naturel, implique une lutte sans cesse recommencée et renouvelée avec la langue. Comment expliquer le sentiment, la sensation presque physique, d’aborder une langue difficile, qui résiste à venir spontanément et d’abondance ? J’essaie de nommer ce qui arrive régulièrement, qui ne ressemble pas tant à une absence de disposition, plutôt à l’infinie nécessité d’être fidèle à ma pensée, envers et contre tout. Peu importe ce que j’ai à écrire : le chaos, la folie, l’angoisse, le noir, l’abjection, la honte, la violence incessante, les conflits insolubles, il m’apparaît nécessaire d’écrire avec précision et avec rigueur de façon à rendre au langage sa priorité. Malgré tout, il reste un sentiment de perte : l’intelligence de la chose réelle demeure inentamée, l’écriture est à reprendre. Je ne saurais évoquer le plaisir d’écrire, si ce n’est celui qui m’est donné après avoir écrit. J’accède parfois à un état d’apesanteur qui ressemble à une délivrance. Il est possible que je continue d’écrire pour parvenir à cet état. La page manuscrite laisse alors entrevoir ce qui a été trouvé à l’étape précédente, celle de la séance de travail. Il s’agit souvent d’un détail, d’une signification fragmentaire inédite, d’une perception différente, cela qui m’importe, compte tenu des répétitions innombrables qui fondent la nature même du langage. Écrire près et avec le corps demeure un leitmotiv central, une recherche obstinée. Et l’écriture du corps est en liaison continue avec le sujet parlant, de même qu’avec la matérialité de la langue. Écrits au noir, Les Éditions du remue-ménage, 2009.

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«  S I L A L U TT E CO N T I N U E , A LO R S L E T E M P S CO N T I N U E . . .  »

Il y a une valeur du mot, pas de la phrase Merci de le dire comme ça. Aujourd’hui, je parlerais davantage, à cause du roman, d’une pensée existentielle. Ce qui ne m’intéressait pas, c’était l’ellipse, les non-dits, l’abus de métaphores : j’évitais systématiquement ces usages, le visqueux, le mélodrame. Il fallait que j’amène de la froideur, de la sécheresse. À partir des années 1980, j’ai désiré davantage travailler le roman. Il y a un piège dans le roman, quand la phrase vient trop facilement. Il ne faut pas que la phrase coule, il ne faut pas que la phrase vienne de soi. Il faut que la phrase reste dans le rugueux. Vous avez l’imagination des mots. Vous n’inventez pas des histoires, mais les mots à partir d’une réalité que vous concevez. Lors d’un entretien, vous avez dit : « Les mots supportent un certain poids de réel  6. » Une recherche constante depuis le début, y compris quand la narration, s’est portée plus en avant. Je crois à une littérature comme celle-là. Quand Antonin Artaud répond à Jacques Rivière sur l’effondrement de son esprit et de sa pensée, les choses se dessinent, apparaissent : « Il y a donc un quelque chose qui détruit ma pensée ; un quelque chose qui ne m’empêche pas d’être ce que je pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens. Un quelque chose de furtif qui m’enlève les mots que j’ai trouvés, qui diminue ma tension mentale, qui détruit au fur et à mesure dans sa substance la masse de ma pensée, qui m’enlève jusqu’à la mémoire des tours par lesquels on s’exprime et qui traduisent avec exactitude les modulations les plus inséparables, les plus localisées, les plus existantes de la pensée  7. » C’est encore la nécessité d’assumer son écriture. Cela résonne avec ce qu’écrit Clarice Lispector dans La Passion selon G. H. : « Je repousse l’heure de me parler. Parce que j’ai peur ? Et parce que je n’ai pas un mot à dire. Je n’ai pas un mot à dire, alors pourquoi ne pas me taire ? Mais si je ne fais pas violence

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aux mots, le mutisme m’engloutira au fond des eaux  8. » Cette tendance à rejoindre quelque chose d’avant, qui est de l’ordre du mutisme, oui. Éclats saisonniers. Temps polyphoniques. Écrire demande quelqu’un à la pointe des mots. Femme, qu’as-tu fait du lieu clos, qu’est devenu ton intérieur ? Quel consentement ancestral a dévasté ton rêve ? Quelle parole, force de loi, envahissement total, cadavérique cauchemar, portes ouvertes infranchissables, murs calcinés visibles traces temporelles ont signé l’absence de lieu ? Une femme poursuit le rêve miné d’un lieu arraisonné. Qui a signé l’arrêt ? Certains jours, il faudrait s’empierrer jusqu’aux yeux. Oh ! ne plus bouger ! Intérieurs, Les Herbes rouges, [1984] Typo, 2011.

Votre littérature est parfois décrite comme un cri. Je ne suis pas d’accord : les mots sont sculptés, secs, les phrases brèves, mais l’approche est musicale – un souffle, une voix ferme, avec des mots armés. Votre écriture, vous l’avez d’abord installée à voix haute. Mais le féminisme vous appelait à l’écriture. Les autres ont crié et je suis au milieu des cris. Jamais je n’ai crié. Comment se fait-il qu’on lise ma littérature comme des cris ? Parce que ce que j’écris, je le dis directement, de façon rapide, sèche. Par choix et par nécessité. Par nécessité de me faire comprendre. Par goût d’une pensée matérielle. Pendant dix ans, pour tout ce que j’écrivais, je disais mes textes à voix haute. Il y avait une matérialité, une musicalité, aussi un tissage de la langue parlée québécoise et la langue parlée française. Je le faisais dans un but féministe, pour écrire la violence contre les femmes. Les féministes parlaient beaucoup d’émancipation, d’utopie, mais peu de la violence contre les femmes – aujourd’hui c’est heureusement différent. La langue parlée faisait que je pouvais parler de cette violence. J’ai commencé à écrire relativement tard. J’ai toujours pensé à la façon dont je voulais écrire. Comment écrire, telle

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

est ma question. J’ai rassemblé mes idées et j’ai arrêté de citer. C’est le conseil que l’on vous a donné : « Tu arrêtes de citer et t’écris en ton nom. Tu te risques  9. » C’est ça. C’était très bien. Parfois j’avais l’impression que je ne savais pas où j’allais. J’avais toujours le désir de citer Claude Gauvreau, Antonin Artaud, Virginia Woolf, Kate Millett et d’autres. Il fallait que je cesse de penser en termes d’intertexte. Il fallait que je m’oriente. Dénoncer la violence contre les femmes a réuni les possibilités que je cherchais.

Toute l’écriture est de la cochonnerie. Antonin Artaud

l’inculture officielle J’me dis que j’ai des lettres pauvres. Je flanque là-dedans l’inculture (officielle) de mes origines. L’absence de distinction. Pas fini d’y sucer après. J’haïs le jeu citationnel. Je bave sur l’écœuranterie des points de repères non assimilés mâchés, recrachés : signe d’appartenance à... Tangentes, contradiction, fait de bronze à vivre avec. Ça travaille. Ça marche. - Tu marches ou tu marches pas ? Une voix pour Odile, Les Herbes rouges, 1978.

Vous avez longtemps dû vivre sans un espace où vous réfugier, pas même un cahier, avez-vous dit. Adolescent, un livre m’a particulièrement marqué : dans Le Cahier interdit d’Alba de Céspedes, la protagoniste, Valérie Cosati, une mère de famille de quarante-trois ans, achète, un dimanche, un cahier – ce qui est interdit –, pour y tenir un journal. « Je ne sais pas ce qui a pu me pousser à l’acheter. [...] Il m’eût fallu le dissimuler à Michel et aux enfants. [...]

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Je considérai que, désormais, je n’avais plus dans la maison un seul coin pour moi, et je me proposai, à l’avenir, de faire valoir mes droits  10. » Avec cette histoire, j’ai mesuré la force d’un espace blanc... Absolument. Alba de Céspedes est partie d’un cahier pour revendiquer des droits. Devenue adulte, j’avais une table pour tous les usages, ensuite, un petit bureau, un pupitre. Je me suis toujours créé un lieu pour écrire. Je pense à Virginia Woolf et son essai Un lieu à soi. Marie Darrieussecq, qui a réalisé une nouvelle traduction en 2016  11, écrit et constate dans sa préface pour l’édition de poche que « la room du titre, ce n’est pas une bedroom, mais une room of one’s own. Pas une chambre à soi, mais une pièce, un endroit, un lieu à soi. On a pourtant toujours traduit, en France, le titre de l’essai de Woolf sous le signe de la chambre  12 »... Il était temps. Je trouve que Marie Darrieussecq est formidable de travailler, en fait, le mot à mot, de l’anglais au français. Ce n’est pas bedroom, mais room ! Une lecture avec une pensée matérielle et la traduction doit s’en ressentir beaucoup. Ce titre nouveau est troublant. Pour préparer cette conversation, j’ai partagé avec vous une séquence du film de Chantal Akerman, L’Homme à la valise (1984). Je l’ai regardé quatre fois plutôt qu’une. J’essaye de créer le même type de réalisme dans mes romans. Le premier carton du film est celui-ci : « 1 er jour Après deux mois d’absence pendant lesquels j’avais prêté mon appartement à un ami. Je rentre chez moi pour travailler. » Puis, « 2 e jour

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Rue Saint-Maur, Paris, mai 2020.


Chantal Akerman, L’Homme à la valise, 1984.


«  S I L A L U TT E CO N T I N U E , A LO R S L E T E M P S CO N T I N U E . . .  »

Je me prépare à écrire. » Dans la séquence où elle arrive dans son appartement, elle installe sa table d’écriture avec précision : positionner sa machine à écrire, assurer ses marques. Le lendemain, alors qu’elle rentre et pense être seule, son ami est toujours là... La violence avec laquelle elle démonte sa table d’écriture, pour l’installer dans sa chambre, est inouïe. Le dernier plan de cette séquence est magnifique : ses mains s’agrippent à sa machine à écrire... Une charge physique est nécessaire pour refaire son lieu d’écriture. La femme a été envahie par son hôte, mais encore parce que ses objets ont été déplacés et qu’il faut les replacer systématiquement, ailleurs dans une autre pièce. Ses mains s’agrippent à sa machine à écrire et disent : comment commencer, comment en arriver au premier mot ? Cette littérature féministe, nous ne devons cesser de la consulter, mais aussi de l’inciter. Votre dernier livre, Les Querelleurs (La Peuplade, 2018), est dédié aux Femen. J’ose vous soumettre mon constat, depuis que j’édite NOTO : nous nous sommes toujours imposé une égalité de parole dans la revue. Néanmoins, nous nous sommes souvent trouvés dans l’impossibilité de la réaliser par l’absence de réponse – là où les hommes répondent dans les 48 heures – ou des refus de prendre la parole. Prendre la parole pour une femme est difficile. Nous ne sommes jamais prêtes. Aussi, parler de nous est difficile. C’est culturel. Ce que demande une invitation est énorme. Pour moi, ce n’est jamais assez de préparation. Il faut se risquer. Il faut voir aussi que la charge mentale des femmes est importante, beaucoup plus grande. Peut-être que les femmes refusent à cause de la rareté du temps. Elles préfèrent mettre ce temps sur leurs œuvres plutôt que dans une invitation qui va les mener ailleurs pendant une semaine ou plus. Ce sont des hypothèses. (Silence.) Vous les saviez, les réponses !

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Tes jugements négatifs pèsent sur moi. Je n’en oublie aucun. Ils s’accumulent et finissent par écarter ce que je peux dire. Tu ne fondes pas tes jugements sur un savoir partagé. Il m’a fallu des réflexions pour concevoir que tu transformes une appréciation subjective en idée objective, que tu agis en tyran. Tu n’as pas une bonne opinion de moi puisque tu me contredis et me dictes tes points de vue. Tu ne désires pas m’influencer, cela serait insuffisant. Tu as commencé à me refaire, tout en m’ordonnant de m’asseoir à ma table, après mes obligations d’usage. Notre façon de vivre, si arbitraire, si peu définie par moi, m’accable déjà. Nous avons la possibilité de modifier nos mœurs, nos habitudes courantes. Nous sommes libres à l’intérieur de nos murs. Tu as trop à perdre si quelque chose change puisque je suis celle qui donne et tu es celui qui reçoit. Cette histoire est connue : le dominant exige le statu quo. Je prends la décision suivante : notre maison deviendra un lieu de passage, un pied-à-terre, inorganisé, propre, où je fais une cuisine rapide, sans qualité. Les lieux ne sont pas décorés, les meubles sont avachis. Cela n’a pas d’importance. La Femme du stalinien, Pleine Lune, 2010.

Mais je ne veux pas les formuler. Je n’ose croire que l’on ne se saisisse de la possibilité de prendre la parole. Vous, vous l’avez décidé. Oui, j’ai écrit un texte dans les années 1980, Prendre la parole quand on est une femme 13, et risquer de perdre la face ! « Prendre la parole quand on est une femme, c’est encore faire mourir la petite fille du père et la fille narcissique de la mère, c’est devenir. » En 1975, j’ai cofondé un journal de femmes, Les Têtes de pioche  14. La grande discussion était de savoir si nous devions signer nos textes. J’étais pour – que l’on en finisse avec cet anonymat, que l’on soit responsables de nos textes, de nos signatures. « La militante doit penser à espérer  15. » C’est une expression dont j’apprécie l’horizon. Il y a une rupture et une proposition. Si je n’étais pas militante – et je le suis depuis longtemps –, tout ce que je pourrais écrire serait sur la

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U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

cruauté et la violence. Être militante suppose chercher un horizon. Si la lutte continue, alors le temps continue, il y a ce qui se bat dans l’écriture, qui se découvre aussi. La voix n’est pas stable. L’écriture répercute ses traces et prend acte de changements directionnels, émergés malgré soi la plupart du temps. Je n’ouvre pas de classement entre la poète, la femme, la militante. Cruauté du jeu, Écrits des forges, 2017.

Il est compliqué de vivre avec les livres des auteurs que l’on admire, lorsqu’on souhaite écrire. Cependant, leur lecture vous a apporté un « désir de recommencement  16 ». À des moments où l’écriture ne venait plus, où j’étais arrêtée, je lisais quelques heures et je croyais de nouveau à la littérature, je pensais de nouveau. Le goût d’écrire, de recommencer m’était redonné. Ce n’est pas compliqué de vivre avec les auteurs que j’admire. Je les relis pour me dire à nouveau ce qu’est l’écriture, ce qu’est l’art. Ce que j’entends par l’écriture et par l’art. De même pour les théâtres, les musées, les galeries d’art ! Je pénétrais dans ces lieux, surtout les galeries d’art et les musées, tranquille, sur la pointe des pieds. Dans les magasins, on a parfois refusé de me servir, lorsque j’étais une jeune femme, à cause de la façon dont j’étais habillée – la pauvreté fait ça ; mais jamais un galeriste n’a refusé que je regarde les toiles ou les sculptures.

chef-d’œuvre n’est pas un livre parfait, c’est une œuvre marquante de rupture et d’inauguration. Son livre, qui n’a pas été reconnu par les institutions, a rencontré un large succès public. Le roman a certainement permis la diffusion de la pensée féministe, là où elle devait se faire, dans la société. « Expulsez vos enfants joyeusement de vous-mêmes et lancez-vous dans l’espace aveuglé de soleil. Partez vers le soleil, entraînant dans votre sillage vos fils et vos filles. Et montrez enfin votre envergure  17 ! » Tout est dit avec grandeur. Montrez votre envergure, cela suppose montrer votre intelligence. Ouvrir son intelligence, ses bras, sa façon d’être. 1. France Théoret, Journal pour mémoire, L’Hexagone, 1993. – 2. Vincent

Van Gogh, Les Lettres (dimanche 28 octobre 1883), Actes Sud, 2009. – 3. France Théoret, Va et nous venge, Leméac, 2015. – 4. Marie-Laurence

Rancourt, « France Théoret, “L’écriture est lenteur” », Les Nuits contraires, podcast Magnéto, 2017. – 5. France Théoret, Écrits au noir, Les Éditions du remue-ménage, 2009. – 6. Patricia Smart, « Entrevue avec France Théoret », in Voix et images, volume 14, automne 1988. – 7. Antonin Artaud, Correspondance avec Jacques Rivière, in Œuvres com-

plètes, tome 1, Gallimard, 1984. – 8. Clarice Lispector, La Passion selon G.H., traduit du brésilien par Claude Farny, Des femmes. Antoinette Fouque, 1978. – 9. « Pourquoi j’écris ? Les réponses de France Théoret », Plus on est de fous, plus on lit !, Ici Radio Canada, mardi 27 février 2018. – 10. Alba de Céspedes, Le Cahier interdit, traduit de l’italien par Juliette

Bertrand, Seuil, 1952. – 11. Denoël, 2016. – 12. « L’intention était peutêtre louable : appuyer l’entreprise contraceptive, dire ces “treize enfants” qu’une chambre conjugale ne manquait pas de jeter dans les jupes des femmes, cette progéniture que Woolf cite comme entrave absolue à une vie à soi. Ou alors l’intention était misogyne, que ce soit conscient ou non : où

C’est ce que peut faire la culture. Un accueil, oui.

travaille une femme sinon en chambre ? Que pourrait-elle faire d’un bureau ? Un boudoir, à la rigueur, dans les classes privilégiées, mais un espace de

Vous vouliez parler de Louky Bersianik... De L’Euguélionne. Roman triptyque, paru en 1976, un livre immense sur la condition des femmes. Louky, décédée en 2011, était une savante, elle connaissait le latin, le grec, l’indo-européen et travaillait systématiquement l’étymologie. Ce livre est un chef-d’œuvre. Un

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travail ? », Folio, 2020. – 13. Québec français, numéro 47, octobre 1982. – 14. Journal créé avec Nicole Brossard, Michèle Jean, Agathe Martin,

Éliette Rioux et Martine Ross. – 15. « La négativité, c’est le coup de sonde », in Spirale magazine, 25 mai 2016. – 16. Marie-Laurence Rancourt, « France Théoret, “L’écriture est lenteur” », Les Nuits contraires, podcast Magnéto, 2017. – 17. Louky Bersianik, L’Euguélionne, Typo, [1976] 2012.

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E T J ’A I E U LE SENTIMENT D’ÊTRE ASSIS DANS SON ENCRE D E WA J D I M O U AWA D

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a pièce où j’écris est rectangulaire. Deux cloisons formant un angle sont aveugles, et les deux autres formant l’angle opposé ont chacune une fenêtre. De tout ce qui s’y trouve et qui forme cet espace, le plus précieux à mes yeux ne sont pas les fenêtres ni les objets, pas même la porte, mais les quatre coins de ce rectangle, car, bien qu’il s’agisse de la même pièce et que cette pièce assez petite donne une seule et même impression lorsqu’on y pénètre, aucun des quatre coins qui la composent ne se ressemble. Aucun ne donne à éprouver la même sensation. C’est là une réalité qui m’égaye à chaque fois, et je tiens fermement à cette différence qui détermine les quatre coins de la même pièce où je travaille. Et pour que cela soit bien clair, rien ne me semble plus déprimant qu’une pièce formée de quatre coins parfaitement identiques dégageant la même impression. J’ai alors le sentiment insupportable d’être prisonnier d’un monde qui a perdu sa profondeur.

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Mais, malgré cette attention de ma part, les quelques personnes qui, pour une raison ou une autre, entrent dans cette pièce remarquent la vue que l’on a depuis les fenêtres, ils évoquent la particularité de la table, ils s’intéressent aux quelques livres qui traînent ici et là, mais rarement, pour dire jamais, ils ne remarquent la diversité des quatre coins, bien que cette diversité soit, de ma part, intentionnellement marquée. Si je m’occupe peu de ce qui se trouve sur ma table, si ce qui est sur les étagères compte encore moins, pour ce qui est des quatre coins, rien n’est jamais laissé au hasard. Car, à mes yeux, les coins d’une pièce sont comme les humains, ils demandent à être écoutés avec attention. Au bout de quinze minutes d’un entretien filmé qu’il avait bien voulu m’accorder, Peter Handke me fit comprendre que cela suffisait et qu’il était temps d’aller manger un kebab au bistrot du coin. « Laisse tes affaires ici et allons-y, me dit-il.

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Vas-y, là, fais le tour de la maison, tu verras, à l’arrière, une porte ; entre et dépose tout. » Et, après un petit temps, alors que déjà je me dirigeais vers le lieu que Peter Handke m’indiquait pour mes affaires, il ajouta : « C’est là que j’écris. » Je ne saurai jamais pour quelle raison il a cru bon de préciser cela. Est-ce parce qu’il avait compris que l’écriture m’intéressait ? Je ne sais pas. Je ne pense pas même qu’il savait que j’écris. Alors pourquoi ? Est-ce par une forme de vanité, car il a dû ressentir l’admiration que je porte à son œuvre, ou est-ce parce que, tout simplement, il avait saisi combien il m’importait d’entrer dans des clairières dont le voltage dépasse les vibrations quotidiennes ? Et lui, comme les écrivains épiques de son genre, sait combien ces clairières sont rares, comment le lierre du réalisme finit par tout recouvrir et qu’il est précieux de retrouver ces espaces encore protégés. Il m’en offrait un. Je suis entré.

dans un coin de la pièce, sourd à toute autre chose, j’entendais tout à coup la plaie ouverte des blessures et des peines, des chagrins et des colères, et aussi du grand et sublime élan de vie qui anime cet auteur. J’entendais clairement, et j’ai eu l’impression de m’être rapproché davantage de la nature qui constituait ce livre. Je ne pouvais pas m’attarder. Je suis ressorti, l’air de rien, comme s’il ne s’était rien passé, et nous sommes partis manger un kebab. De tout cela, je n’ai rien dit à Peter Handke. Si je fais cela avec les lieux, je fais cela aussi avec les gens. Et souvent, lorsque quelqu’un me parle, mon esprit s’évade, et je me mets à écouter non pas les paroles, mais la voix. Je tente d’écouter la grotte où cette voix tente de s’extraire. J’écoute comme si cette personne était elle-même une pièce, d’où s’activaient tous les méandres de son écriture.

Tout écrivain qui écrit, écrit à partir d’une grotte. Un coin sans porte dérobée d’où saignent des phrases qui vont vers leur page comme un fil de rivière va vers son fleuve. Accroupi dans un coin de la pièce, sourd à toute autre chose, j’entendais tout à coup la plaie ouverte des blessures et des peines, des chagrins et des colères, et aussi du grand et sublime élan de vie qui anime cet auteur. J’ai osé m’approcher des quatre coins de la pièce : j’ai fermé les yeux, et j’ai tendu l’oreille. Aucun ne racontait la même histoire. Dans chacun, il se murmurait une chose différente et, accroupi, le cœur battant, effrayé par l’idée que quelqu’un (mais qui ? L’écriture ?) puisse me surprendre ainsi, tel un voleur tapi dans l’ombre, j’ai entendu le souffle des livres qui avaient été écrits là, dans cette pièce, et qui m’ont si ardemment bouleversé. Au troisième coin, celui qui était le plus confiné, le plus sombre, car le plus loin de la lumière qui filtrait à travers les vitres, dans cette petite pièce en elle-même obscure et basse de plafond, dans ce troisième coin, des passages entiers de Mon année dans la baie de Personne, qui restera un des livres les plus chers à mon cœur, me sont revenus. Et j’ai eu le sentiment d’être assis dans son encre. Tout écrivain qui écrit, écrit à partir d’une grotte. Un coin sans porte dérobée d’où saignent des phrases qui vont vers leur page comme un fil de rivière va vers son fleuve. Accroupi

Et alors qu’elle me parle, je vais en elle, de coin en coin, constatant toutes les différences quand il s’agit toujours de la même et seule personne qui me parle. De même, je sais aussi que je suis moi-même plusieurs en la diversité polygonale qui me compose, et rien ne me serait plus insupportable si le monde ou qui que ce soit me réduisait à n’être plus qu’un seul angle, réduit à la définition d’un seul et unique coin, aussi réel ce coin peut-il être. En ce sens, cette condamnation dont notre époque est devenue la championne incontestée, qui consiste à réduire un individu à n’être plus qu’un seul coin aux yeux du monde et de tous les réseaux, est la pire des souffrances, la plus effroyable des sanctions. Celui qui se voit ainsi résumé à n’être plus qu’un seul et unique coin, le coin de la poubelle, des ordures, des immondices, de la faute, quoi qu’il fasse, il sera toujours condamné à n’être plus, et à tout jamais, que la faute qu’il a commise, sans plus la possibilité de n’être autre chose que ce coin de souffrance.

Ce texte est un extrait du Journal de confinement de Wajdi Mouawad, enregistré le mercredi 8 avril 2020, revu et corrigé pour la présente édition.

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© Alexandre Curnier, d’après Open Sky de James Turrel, Chichu Art Museum, Naoshima, Japon, 2019.


«   L A L É G I T I M I T É D’UNE POLITIQUE C U LT U R E L L E IMPLIQUE QU’ELLE R E ST E U N E N J E U D E CO N T ROV E R S E S   » E N T R E T I E N AV E C E M M A N U E L WA L L O N

Il y a une certaine évidence dans la notion de « politique culturelle », mais quels sens est-il aujourd’hui possible de lui donner ? On peut parler de politique culturelle dès lors que l’action des autorités dans ce domaine forme un ensemble structuré dont les orientations font débat dans la sphère publique – c’est le cas en France. L’impulsion donnée par André Malraux à la tête du ministère qu’il a institué, puis le volontarisme de Jack Lang y ont largement contribué au cours de leurs longs mandats. La légitimité des pouvoirs publics à intervenir dans ce champ est largement reconnue. Ce n’est pas une nouveauté sur le plan historique, puisque, sous l’A ncien Régime, le Premier Empire et le Second Empire, l’État avait coutume de diriger les arts, de régler les disciplines, de commander des œuvres, d’ordonner des travaux et d’insuffler des initiatives dans ce que nous appellerions aujourd’hui le « secteur culturel ». C’est seulement au cours du xx e siècle que l’encouragement de la création et le partage des œuvres sont devenus un enjeu républicain, ce qui n’allait pas de soi au début de la III e République.

R É A L I S É PA R PIERRE NOUAL

Combien d’interprétations, de tergiversations, de confrontations, de détours et d’hésitations dès qu’il s’agit de l’intervention étatique dans la vie des arts et leur transmission ? Emmanuel Wallon, professeur de sociologie politique, remonte à l’origine d’une notion, en démonte les rouages et démontre ses enjeux.

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À l’exception de l’éphémère cabinet Gambetta, fin 1881, ses gouvernements avaient pour principe d’intervenir le moins possible dans des matières qu’ils estimaient relever de l’intérêt privé, tant du point de vue de la production que du commerce et de la consommation d’art ou de littérature. Une inflexion s’amorce après la Première Guerre mondiale et s’accentue franchement sous le Front populaire, avec Jean Zay à l’Éducation nationale et Léo Lagrange aux Sports et Loisirs. La IV e République n’a pas tenu en la matière les promesses de sa Constitution, malgré l’énergique mouvement de décentralisation théâtrale lancé par Jeanne Laurent de 1946 à 1953. La fondation du ministère des Affaires culturelles en 1959 ouvre une ère nouvelle, puisque à la tutelle autocratique des arts et au libéralisme bourgeois doit succéder la mission de « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français ». Ce qui singularise l’action À partir de là, l’action publique ne s’inscrit pas moins dans publique en France est aussi une relative continuité, qui la capacité de réguler, voire n’est pas celle des législatures, mais des administrations et de réglementer des branches surtout des institutions : ainsi entières en instaurant des de l’Opéra de Paris, dont les origines remontent à mécanismes peu coûteux l’Académie royale de musique, pour le contribuable, mais ou de la Bibliothèque nationale de France, héritière de relativement vertueux la Bibliothèque royale de pour l’écosystème. François Ier. Comment appréhender les singularités et les évolutions qui caractérisent la politique culturelle française ? Cette politique – mais il faudra bientôt la décliner au pluriel – persiste dans l’axe de la « démocratisation culturelle », référentiel qui, faute d’être solidement théorisé, prête à lectures contradictoires et déviations multiples. Son premier acquis consiste en un secteur public d’un poids très important, mais qui ne peut pour autant être tout à fait qualifié de non marchand : musées ou théâtres nationaux, les établissements publics peuvent avoir des activités industrielles et commerciales ; ils se montrent entreprenants pour accroître leurs recettes propres, solliciter la contribution des mécènes ou valoriser leurs espaces. Ce qui singularise l’action publique

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en France est aussi la capacité de réguler, voire de réglementer des branches entières en instaurant des mécanismes peu coûteux pour le contribuable, mais relativement vertueux pour l’écosystème, comme le 1 % artistique, mis en place dès 1951, ou la loi sur le prix unique du livre, votée en 1981. Mentionnons à cet égard les taxes parafiscales qui drainent des ressources à redistribuer au profit du Centre national du livre, du fonds de soutien au théâtre privé ou du nouveau Centre national de la musique. Le modèle provient de cette invention salvatrice que fut en 1946 le Centre national de la cinématographie (rebaptisé Centre national du cinéma et de l’image animée en 2009), dont les aides maintiennent à flot la production française et des coproductions européennes face à la vorace concurrence nord-américaine. Ces modalités d’intervention qui ne reposent pas sur la subvention – il en existe toute une palette, comme les quotas, la chronologie des médias, les obligations de production des diffuseurs, etc. – consolident le fonctionnement économique de plusieurs pans du secteur culturel. Une autre raison d’évoquer un modèle français tient à sa capacité de projection à l’extérieur, puisque d’autres pays, à partir des années 1960, ont bâti leurs propres ministères et que l’on a vu s’établir à partir de 1984, au sein de l’Union européenne, un conseil des ministres européens de la Culture. Paris a joué un rôle important dans des instances internationales, telle l’Unesco, afin de porter des projets de conventions et de directives tendant à préserver une « exception culturelle » aux normes des échanges commerciaux. En dépit de sa réputation étatique, il ne s’agit plus toutefois d’un modèle centralisé, puisque la montée en puissance des collectivités territoriales leur a conféré un rôle à la mesure de leurs financements, devenus prépondérants par rapport aux crédits des ministères. Ces collectivités ont-elles changé les règles du jeu culturel ? On constate une réduction de la capacité d’initiative et d’innovation de la Rue de Valois sous l’effet d’un budget dont la moitié est affectée, avant même qu’il ne soit adopté, pour fournir la dotation des grands établissements publics nationaux, tels que le musée du Louvre, le Centre Pompidou, l’Opéra de Paris, la Comédie-Française, la Bibliothèque nationale de France, la Philharmonie ou encore la Villette, pour la plupart sis dans la capitale.


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Dans ces conditions, les collectivités territoriales ont beau jeu de réclamer des coudées plus franches afin de déterminer elles-mêmes leurs orientations et investissements. À la faveur de la décentralisation des années 1980, les villes ont affirmé leurs ambitions culturelles, à l’instar de Grenoble, de Montpellier, de Rennes, de Nantes, de Lille, de Lyon ou de Marseille. Ce sont désormais les métropoles et les grandes régions issues des lois de 2014 et 2015 qui veulent donner le la. Elles ne se prévalent pas simplement de capacités financières, mais aussi de compétences administratives et de facultés d’expertise. Ces pouvoirs territoriaux pèsent de plus en plus en face du ministère de la Culture. À la place d’un système vertical où le pouvoir central contrôlait ses relais par le biais de directives et de circulaires a émergé un système horizontal où les rapports entre autorités de différents ressorts sont régis par la convention ou le contrat. Les collectivités territoriales elles-mêmes doivent négocier entre elles, ainsi qu’elles le font avec les préfets. En conséquence, l’État s’est converti en contrôleur des appellations : il labellise des établissements classés par catégories avec des cahiers des charges imposés dans presque toutes les disciplines de la création et de la diffusion artistiques, quoique sa contribution financière se révèle inférieure à la somme des crédits émanant des communes, intercommunalités, départements et régions. Alors que le ministère de la Culture a célébré ses soixante ans en 2019, qu’incarne-t-il réellement ? Le constat assez général est que nous sommes passés d’un ministère visionnaire à un ministère gestionnaire. Cette mue est due à de multiples facteurs, dont le plus récent est la succession des ministres, qui contraste avec les baux au long cours de Malraux et de Lang. Plus significatif, un changement est intervenu dans la composition des effectifs des cadres au sein de l’administration : des années 1970 jusqu’à l’orée des années 2000, beaucoup de fonctionnaires ou de contractuels exerçant à des postes de responsabilité avaient eu une expérience en prise directe avec la production, la programmation, la diffusion artistiques, la conservation du patrimoine ou la médiation culturelle. La prépondérance des grands corps de l’État n’a fait que se renforcer depuis. C’est un paradoxe car, durant les années Malraux, les énarques hésitaient fortement à choisir cette affectation qui ne leur paraissait guère valorisante ni sûre, alors qu’aujourd’hui la Rue de Valois et ses « opérateurs

nationaux » sont considérés comme très attractifs en raison des carrières prestigieuses qu’ils promettent. L’orthodoxie budgétaire joue également son rôle, comme dans toute administration d’État, avec son goût pour les normes, son obsession de réduction des coûts, donc des effectifs, sa propension à l’évaluation et sa batterie d’« indicateurs de performance ». Néanmoins, la cause principale de cette banalisation de la parole et de l’action publiques serait plutôt à rechercher dans l’influence d’une vision à court terme, le rythme battu par les cabinets étant moins indexé sur le calendrier électoral que sur l’échéancier des conférences de presse et des sorties culturelles du ministre, ce qui requiert en permanence la Nous sommes passés mise en scène virevoltante d’un ministère de la Culture de mesures qui devraient être structurantes. Des plans visionnaire à un ministère on glisse aux programmes gestionnaire. Cette mue et des actions aux effets d’annonce favorisant la est due à de multiples facteurs, présence du ministre sur la dont le plus récent est la scène médiatique, en recourant volontiers, pour vanter succession des ministres, qui les mesures arrêtées à l’occontraste avec les baux au long casion, à une terminologie promotionnelle dont la veine cours de Malraux et de Lang. poétique n’est pas sans évoquer la réclame des vénérables épiceries Félix Potin. Cet activisme masque mal la délégation de fait d’une partie des compétences ministérielles vers les opérateurs nationaux. Ainsi la louable ambition de démocratiser l’enseignement musical et la pratique orchestrale passet-elle par le projet Démos dirigé par la Philharmonie de Paris, alors que le plan « Culture près de chez vous », dont la rhétorique publicitaire a paru révélatrice d’une certaine méconnaissance de la vitalité artistique et associative des territoires ruraux et périurbains, est piloté par la Villette. La délégation s’effectue parfois aussi au profit d’une structure de droit privé, comme c’est le cas avec l’onéreux et contesté Pass culture voulu par Emmanuel Macron, dont la gestion a été confiée à la société par actions simplifiée du même nom, créée avec le concours de la Caisse des dépôts sous la houlette de consultants très généreusement rétribués. Il en résulte une position inconfortable : l’étage supérieur la Rue de Valois se trouve sous le regard vigilant de Matignon et de l’Élysée, qui n’hésitent pas à empiéter sur son terrain, tandis qu’à l’étage inférieur les capacités opérationnelles

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des grands établissements sous sa tutelle bornent la faculté d’entreprendre de son administration centrale et déconcentrée. Un ministère « fort » est-il possible ? Cette administration jouit d’un poids politique minoré, car la culture et surtout la communication (incluant l’audiovisuel public et les aides à la presse) comptent parmi les domaines où les interférences de la présidence de la République, des services du Premier ministre et du ministère de l’Économie et des Finances se font fréquemment sentir, notamment en ce qui concerne les délicats arbitrages entre les producteurs, distributeurs et exploitants du cinéma et de l’audiovisuel, d’une part, et les majors de l’industrie numérique, d’autre part. Il faut sans doute préférer un ministère influent à un ministère fort. Si la puissance doit se mesurer en termes de crédits et d’effectifs, le ministère de la Culture restera faible au regard de l’Éducation nationale, de la Défense ou de la Santé. En revanche, si l’influence est proportionnelle à la capacité d’intervenir sur le terrain interministériel, le ou la locataire de la Rue de Valois peut jouer un rôle décisif. Cette hypothèse devrait se vérifier sur quelques chantiers dont le lancement, s’il était considéré comme une affaire d’État, permettrait de reconfigurer en profondeur le rôle, la place et les missions du ministère de la Culture. De quels chantiers parlons-nous ? L’aide aux artistes est le premier des défis, surtout au lendemain d’une crise sanitaire qui les a écartés des ateliers, des plateaux et des studios, les privant aussi bien du contact avec leurs publics que de leurs sources de revenus. Les forces créatives se développent avec des générations montantes, sorties d’écoles supérieures et d’expériences formatrices, alors que les ressources économiques se raréfient. Il faut ici rappeler le renchérissement tendanciel des activités qui reposent essentiellement sur la présence sensible et l’apport intellectuel, et dont l’essor échappe à toutes les lois de la rentabilité. On ne fait pas d’économies d’échelle ni de gains de productivité quand on dirige un plus grand orchestre ou quand on accroche davantage de tableaux dans une galerie, alors que, dans les autres secteurs, la réduction constante du coût marginal de production tient lieu de loi d’airain. Aussi est-il temps de mobiliser de nouvelles recettes pour relancer la commande publique. Lever des fonds auprès des opérateurs de travaux publics et des promoteurs immobiliers par le truchement d’une taxe parafiscale

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ou d’une cotisation obligatoire pourrait être une piste afin d’élargir le champ d’application du 1 % artistique à toutes les constructions collectives, jusqu’aux ensembles commerciaux et aux infrastructures de voirie. De même qu’il convient d’introduire des normes environnementales beaucoup plus exigeantes dans le Code de l’urbanisme, il importe d’inclure les artistes et acteurs culturels de toutes disciplines dans les plans et programmes qui dessineront durablement les paysages urbains et ruraux de demain, en s’inspirant des pratiques des « nouveaux commanditaires » épaulés par la Fondation de France. Le deuxième chantier qui s’engage concerne la régulation des industries numériques, alors que l’Europe peine à instaurer une taxe commune sur le chiffre d’affaires et les bénéfices réalisés sur son territoire par les géants de la diffusion en ligne, les Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ndlr]. L’impulsion gouvernementale la plus résolue sera nécessaire pour y parvenir. Il s’agit d’un enjeu existentiel, car ce ne sont pas simplement des plus-values d’extraction intellectuelle que capte la chape de ces groupes monopolistiques, ce sont les imaginaires eux-mêmes qui se livrent à l’offre de ces « agrégateurs de contenus » dont les algorithmes façonnent les préférences individuelles. La bataille en cours à l’échelle planétaire ne se mène donc pas seulement pour la liberté des formes, mais surtout pour la vivacité d’une pensée critique et le pluralisme des idées. Enfin, un troisième chantier implique d’actualiser notre interprétation du paradigme de la « démocratisation culturelle ». Après soixante ans d’investissement dans les équipements et les festivals, le problème n’est plus tant celui de l’accessibilité – géographique, économique, symbolique – des œuvres que de leur appropriation sensible par le plus grand nombre de candidats à l’expérience esthétique. Les inégalités sociales se creusent dans notre pays, les disparités territoriales s’y accusent. Le rôle d’un ministère de la Culture n’est pas de saupoudrer quelques « mini-Folies » dans les bourgades ni même de faire office d’intercesseur entre les écoles ou les centres sociaux, d’un côté, et les équipes artistiques ou les établissements culturels, de l’autre, grâce à un site internet ou une application de géolocalisation. Les acteurs de tous bords savent déjà nouer des relations et construire des projets ensemble ; ils ont surtout besoin que l’État compense les déséquilibres entre les zones dynamiques et les espaces délaissés, en apportant à travers ses directions régionales des affaires culturelles (Drac) des moyens plus consistants pour étayer les politiques locales qui favorisent des


U N E I D É E D E L A C U LT U R E , U N E I D É E Q U I E S T D ’ A B O R D U N E P R O T E S TAT I O N

La question de l’éducation doit-elle être au cœur de l’action ? Préparer les citoyens au plein usage de leurs facultés : tout est parti de cette exigence, tout y renvoie. La mission vitale d’un État républicain, qui déborde très largement le périmètre de compétence du ministère de la Culture, est de permettre à tous les futurs électeurs d’acquérir des capacités d’imagination, d’intellection et de contrôle sur leur propre existence qui soient le moins inéquitables possible. Une telle éducation ne saurait se réduire aux fondamentaux « lire, écrire, calculer » : elle doit aussi emprunter les chemins buissonnants de l’art dès la prime jeunesse, cette « éducation esthétique » de l’enfant, pour paraphraser Friedrich von Schiller, impliquant à la fois la rencontre, la réflexion et la pratique, en vue de les prolonger tout au long de la vie. Dans cette perspective, sous ou sans le sigle « 100 % EAC » [Éducation artistique et culturelle, ndlr], de belles initiatives et de généreuses énergies se déploient, y compris au sein de l’État, mais, en matière de moyens humains et financiers dédiés, ce dernier reste très en deçà de l’impératif de généralisation, du moins si l’on souhaite vraiment que les arts, la littérature et les autres formes de création soient présents à toutes et tous, non pas comme des objets de savoir à étudier de manière austère, mais comme des champs d’expériences, des vecteurs d’émotions esthétiques et des espaces d’exploration. Cette priorité revendiquée par une demi-douzaine de gouvernements successifs doit se concrétiser dans les dispositifs et les budgets si l’on veut que la République fasse vivre sa devise.

vraisemblablement crédités d’un rôle plus éminent dans la reprise, semblent mériter davantage de tolérance que les musées ou les salles de spectacles, à l’exception très remarquée du Puy du fou. Le retard pris à prévenir les conséquences de la crise dénote un manque de lucidité sur sa gravité. Si les établissements publics souffrent de devoir espacer leurs spectateurs, auditeurs et visiteurs, les petites et moyennes entreprises du secteur privé affrontent une passe extrêmement périlleuse, car les multinationales des industries de programme, de Live Nation à Disney, d’A EG à Vivendi, continuent de leur rogner des parts de marché, rachetant des théâtres patrimoniaux et des festivals réputés à tour de bras, au risque de bouleverser la configuration de secteurs entiers, en particulier ceux de la musique et du cinéma. Quant aux associations à but non lucratif, les restrictions les fragilisent et exacerbent leur concurrence pour l’accès aux subventions ainsi qu’aux moyens matériels de production. Un autre sujet d’inquiétude tient à ce que, en dehors des intermittents du spectacle, qui attendent tout de même des précisions sur les modalités d’application des mesures promises, les plasticiens, les écrivains et auteurs des autres domaines ne semblent pas considérés avec une égale attention, en raison peut-être de leur moindre potentiel de mobilisation. La concrétisation des propositions du rapport de Bruno Racine sur les artistes-auteurs (remis en janvier 2019), qui allaient dans le bon sens, se fait attendre. Pendant ce temps, le nombre des abonnements à Netflix et Spotify, des commandes de livres sur l’A pple Store ou Amazon effectue un grand bond, au détriment de l’exploitant d’art et d’essai de quartier, du libraire ou du disquaire de proximité. Les ministères de la Culture et de l’Économie doivent les aider d’urgence à trouver des parades, car, pour citer Jack Ralite (dans la déclaration des États généraux de la culture, le 17 juin 1987), « un peuple qui abandonne son imaginaire culturel à l’affairisme se condamne à des libertés précaires ».

Dans ce contexte, la culture est-elle une réponse à l’actuelle crise sanitaire ? La première impression face aux résolutions de l’exécutif fut celle d’une réaction assez énergique, avec l’autorisation de recourir au chômage partiel et la prorogation d’un an des droits des intermittents du spectacle empêchés de travailler. La deuxième lecture incite moins à l’optimisme, tant sont sévères les consignes sanitaires imposées aux lieux de l’art. Les magasins de bricolage,

L’artiste subventionné peut-il se révolter pour créer son propre imaginaire culturel ? Le dialogue du loup et du chien, chez La Fontaine, incite à penser que l’assurance d’une pitance se paye de l’obéissance à la voix de son maître. Or il arrive plutôt que la subvention protège de la pression du marché. Il est malaisé d’échapper au diktat de la demande et au conformisme de la mode quand on dépend des puissances économiques qui produisent, programment

croisements féconds entre les forces créatives et le secteur de l’économie sociale et solidaire. Saluons à ce propos le travail de l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles (Ufisc), qui agit très finement à travers les régions pour révéler la contiguïté entre les enjeux économiques, culturels, sociaux, éducatifs et environnementaux.

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et capitalisent les œuvres. S’il est vrai pourtant que l’artiste peut être assujetti à un pouvoir autoritaire, même en démocratie il existe une forme de suggestion douce – Bernard Noël, victime d’une censure à l’ancienne, l’avait baptisée « sensure » – qui s’exprime à l’intérieur des institutions culturelles. Des routines s’installent, des interdits s’immiscent. J’ai tendance à croire que la garantie du pluralisme réside dans la mixité des modèles et la possibilité de circuler d’un système à l’autre, mais aussi dans la latitude laissée d’inventer des modes de production spécifiques qui court-circuitent les réseaux officiels et les canaux industriels.

Les artistes et auteurs subissent Cela voudrait-il dire que les créateurs ont un contrôle des horloges encore le temps de créer ? inhérent à la condition Les artistes et auteurs subissent un contrôle des horloges économique et sociale qui les inhérent à la condition écooblige à être les administrateurs nomique et sociale qui les oblige à être les admini­ de leurs propres œuvres. strateurs de leurs propres Ils sont contraints de passer œuvres. Ils sont contraints de passer un temps considérable un temps considérable à chercher des subventions, à chercher des subventions, monter des dossiers et répondre à des appels d’offres. monter des dossiers et Ils doivent fractionner leur répondre à des appels d’offres. durée de résidence et de répétition entre un nombre croissant de lieux d’accueil. Il leur faut consacrer des soirées entières en relations publiques afin de poser des marques de visibilité dans l’espace de la communication culturelle. Tout cela entraîne que ce n’est pas seulement leur temps de création qui s’atrophie, mais leur capacité à faire un pas de côté pour s’écarter des logiques sociales dominantes qui s’amenuise. Le geste de quitter l’atelier pour planter son chevalet en pleine nature, comme le firent les membres des écoles de Barbizon ou de Pont-Aven, ce geste connaît des équivalents de nos jours avec des sorties délibérées hors des zones de création aménagées, mais chacun reste connecté quel que soit son lieu de travail, si bien que l’emprise des divers protocoles de contrôle social demeure très prégnante. Là est le nœud d’une réflexion qui ne se résume pas à une question de politique publique : c’est l’affaire de l’ensemble des professionnels de la culture, des auteurs et des artistes que de

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réinventer leurs modes de production, de diffusion et de transmission pour défendre autant que possible des marges de liberté. Jamais la vie d’artiste ne fut belle, sauf pour l’artiste de cour, et encore celui-ci voyait-il son sort suspendu aux foucades d’un prince ou aux humeurs d’un monarque. Certes, les conditions de travail tendent à se dégrader, mais c’est par la volonté de s’arracher à la simple reproduction du réel qu’un artiste se désigne en tant que tel et commence à délimiter ses espaces d’expression. C’est dans ce mouvement qu’il fonde la critique de sa propre pratique. La politique culturelle est donc une bataille de tous les instants... La politique culturelle a beau revendiquer un acquis et représenter un modèle, sa légitimité implique qu’elle reste un enjeu de controverses. Il serait donc plus dangereux qu’elle glisse dans l’indifférence que de la voir subir un assaut en règle. Je ne crains pas son démantèlement, mais sa marginalisation. Pendant leur relativement bref séjour dans le bureau de Malraux, les ministres se démènent pour consolider leur position dans l’équipe gouvernementale. Ne croyez pas qu’ils le fassent uniquement à des fins de carrière personnelle, pour gagner les faveurs présidentielles et obtenir un portefeuille plus important ! Ils chargent aussi leur agenda parce qu’ils estiment qu’en étendant leur surface médiatique et en frappant les relais d’opinion ils favoriseront la défense de leur budget auprès de Bercy, afin d’apporter des crédits substantiels aux institutions dont ils ont la tutelle et aux acteurs culturels qui composent leur clientèle. Ce n’est pas forcément le meilleur calcul, car c’est surtout en renforçant les capacités d’initiative de ses agents et en stimulant celles de ses partenaires que la politique culturelle d’État peut se ressourcer. Ce n’est pas tant la place du ministre que l’importance de l’invention culturelle dans la vie de la cité qu’il faut mettre en lumière si l’on désire que la politique du même nom soit à la fois plus audacieuse et mieux partagée. Au lieu de parler d’un « monde d’après » conçu d’en haut par les dirigeants de maintenant, si l’on veut simplement préparer l’avenir et conjurer les lendemains qui déchantent, il y a urgence à valoriser la contribution de l’art et de la culture aux mutations sociétales, aux transformations économiques et environnementales auxquelles les populations peuvent aspirer pour jouir d’un mode de vie plus équilibré.


« Des contenus forts et engagés, afin de continuer à poser un regard sensible sur le monde » LES INROCKUPTIBLES

« Une revue comme on fait salon » FRANCE CULTURE

« Une exploration exigeante et accessible de tous les domaines de l’art » LIBÉRATION

« Une revue d’art qui participe au renouveau du paysage de la presse. Une interdisciplinarité qui traduit avant tout une ligne éditoriale claire : replacer l’humain au cœur de l’actualité culturelle » BEAUX-ARTS MAGAZINE

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Libre comme l’art ? PA R P I E R R E N O U A L I L L U S T R AT I O N A M É L I E C L AV I E R P O U R N O T O

D E S Œ U V R E S DA N S L ’ E S PAC E P U B L I C S U S C I T E N T P O L É M I Q U E , S O N T D É G R A D É E S , CONT E ST É E S. LES C RITIQUES MORALE S S ONT D E R ETOU R . D E NOU V ELLES FOR MES D ’AU TO C E N S U R E A P PA R A I S S E N T, D E L A PA RT D ’A RT I ST E S O U D ’ I N ST I T U T I O N S , PA R F O I S S O U M I S E S À D E S P R E S S I O N S E X T É R I E U R E S . L A C R É AT I O N D É G A G É E D E TO U T E CO N T R A I N T E E X I ST E -T- E L L E E N CO R E  ?

Pourquoi des femmes et des hommes continuent-ils à vouloir brimer la liberté des artistes ? Peut-être parce que l’activité créatrice est source de nouveauté, donc de changement et de désordre. Dans ce contexte, le couple censure/liberté est un thème de prédilection pour ceux qui s’intéressent aux rapports entre culture et politique, d’autant que le xx e siècle a démontré, au travers des régimes nazi et soviétique par exemple, que la forte oppression des groupes culturels entraînait une plus forte résistance pour la liberté. Mais, contrairement à l’idée répandue, toute « interdiction » n’est pas « censure » : le vocable n’est pas anodin pour l’historien Laurent Martin, car « la définition juridique de la censure, du moins dans la tradition libérale, distingue classiquement le régime préventif, dans lequel l’autorité administrative intervient a priori de la mise à disposition du public de l’œuvre ou de l’objet médiatique pour empêcher, différer ou modifier les formes de cette diffusion, et le régime répressif, dans lequel l’intervention s’effectue, le cas échéant, a posteriori de la diffusion, pour sanctionner les abus ou réparer les dommages causés par celle-ci 1 ». Ainsi, les nombreuses coupes opérées à la demande de l’administration par Roger Vadim sur son film Et Dieu... créa la femme (1956)

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sont bien des censures, tandis que la condamnation judiciaire des Fleurs du mal de Charles Baudelaire (1857) constitue une interdiction et non une censure proprement dite  2. Perçue comme la patrie des libertés – alors que le Royaume-Uni fut le plus à l’avant-garde –, la France n’a affirmé que par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Un droit fondamental consacré par les lois du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication des médias audiovisuels et du 21 juin 2004 sur la liberté de communication au public par voie électronique. En Europe, cette liberté est confirmée par l’article 10 de la Convention de sauvegarde européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention EDH) de 1950 : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou idées sans qu’il puisse y avoir ingérence

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d’autorités publiques et sans considération de frontières. » La liberté commande donc aux citoyens et à l’État de ne pas accomplir des actions qui l’entraveraient et implique une double facette : la liberté en tant que capacité de faire ou de choisir, et la liberté en tant qu’exercice concret de la capacité de faire ou de choisir. Dès lors, créer n’est rien d’autre que donner existence à ce qui n’était pas et concevoir à partir de rien serait la liberté suprême de l’artiste. Néanmoins, la doctrine s’est longtemps interrogée sur l’existence d’une liberté de création, puisque « s’exprimer » et « créer » ne sont pas synonymes 3. La création est-elle alors libre ?

Consécration législative Sous l’A ncien Régime, Louis XVI avait proclamé la liberté de l’art par la déclaration de Versailles du 15 mars 1777 – l’A cadémie royale de peinture et de sculpture en tira sa devise, Libertas artibus restituta (« La liberté rendue aux artistes »). Cependant, aucune formulation de principe ne fut réellement édictée ultérieurement, hormis à l’article 27-2° de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), selon lequel « chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur » ou à l’article II-13 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000), pour laquelle « les arts [...] sont libres ». Les juges français et européens n’ont pas attendu une consécration législative pour reconnaître l’existence de cette liberté de créer, en prenant appui sur la liberté d’expression. Pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), l’article 10 de la Convention EDH, bien que ne visant pas expressément la liberté artistique, « permet de participer à l’échange public des informations et des idées culturelles 4 », et « ceux qui créent, interprètent, diffusent ou exposent une œuvre d’art contribuent à l’échange d’idées et d’opinions indispensables à une société démocratique 5 ». Partant, « la liberté de création artistique se distingue de la liberté de la presse, de la liberté de communication audiovisuelle et de la liberté de communication en ligne, ces trois libertés étant elles-mêmes des branches de la liberté d’expression. La liberté de création artistique constituerait donc une partie de la liberté d’expression dans le domaine des arts » pour Philippe Mouron,

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maître de conférences en droit à l’université Aix-Marseille et spécialiste en propriété littéraire et artistique  6. Néanmoins, l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015, la récurrence du vandalisme des œuvres d’art contemporain dans l’espace public 7 et l’absence de consécration par le droit positif ont fait prendre conscience de l’importance de la liberté dont devaient jouir les créateurs. En ce sens, Fleur Pellerin, alors ministre de la Culture, a rapidement déposé un projet de loi affirmant en son article 1 er que « la liberté de création est libre ». Elle justifiait dans l’exposé du projet que « cette reconnaissance législative est désormais essentielle, à l’heure où l’environnement de la création artistique connaît de profondes mutations, qui se traduisent par de nombreuses remises en cause affectant la liberté de créer, les choix artistiques des créateurs et plus généralement le rapport du citoyen à la culture ». Ceci explique peut-être la vivacité des débats entre l’Assemblée nationale et le Sénat, qui ont démontré les ambiguïtés structurelles de cette liberté en indiquant son absence d’autonomie et de régime juridique. Un constat qui n’a pas échappé à la vigilance du Conseil d’État, pour lequel ces dispositions « ne pouvaient trouver leur place dans le présent projet de loi que parce qu’elles fixent des objectifs à l’action de l’État en matière culturelle  8 ». Le législateur a dû montrer que tel n’était pas le cas en instaurant une nouvelle infraction à l’article L. 431-1 du Code pénal, selon laquelle « le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté de création artistique ou de la liberté de la diffusion de la création artistique est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ». Désormais gravés dans la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, ces principes ont comblé une lacune juridique, même si Philippe Mouron estime qu’« aucune liberté nouvelle n’est consacrée, car le recours à la liberté de création ne sert que de préambule symbolique et politique ». En effet, la création n’est pas une zone de non-droit : elle a des règles. Une analyse qui se confirme à la lecture de l’article 2 de la loi, car, si « la diffusion de la création artistique est libre[, elle] s’exerce dans le respect des principes encadrant la liberté d’expression et conformément à la première partie du Code de la propriété intellectuelle ». Étrange paradoxe d’une création qui est libre, mais dont la diffusion se trouve limitée.

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Une liberté encadrée Par principe, aucune censure préalable ne régit la création artistique – à la différence de la production cinématographique, au travers de la délivrance a priori d’un visa d’exploitation. Autrement dit, ce n’est qu’en cas d’atteinte aux libertés fondamentales ou autres droits que le juge devra estimer si la diffusion d’une création doit être restreinte a posteriori  9. Dans le premier cas, une création peut être limitée en présence d’un discours diffamatoire ou injurieux, ou bien en raison d’une incitation à la haine (apologie des crimes contre l’humanité, propos antisémites, racistes, homophobes, etc.) ou parce qu’attentatoire à la dignité humaine. C’est pour cette raison que Dieudonné a régulièrement été condamné pour ses propos contre le judaïsme – songeons à la « quenelle » ou à Shoananas –, et non le journal Charlie Hebdo dans le cadre du procès des caricatures de Mahomet, car, en dépit de leur caractère choquant, voire blessant, pour la sensibilité des musulmans, les dessins litigieux ne constituaient pas une injure  10. Cela revient à dire qu’une publication perçue comme « irrespectueuse » à l’égard d’une religion peut être libre si elle ne vise pas directement les croyants : le blasphème n’existe d’ailleurs pas en droit français. Ainsi, la pièce de théâtre Golgota Picnic de Rodrigo García – où Jésus était qualifié de « pyromane » et de « messie du sida » – n’a pu être interdite car, bien que provocatrice, elle n’incitait pas au rejet ou à la haine des chrétiens  11. Une position qui pourrait s’expliquer, selon Denis Ramond, docteur en science politique et auteur de deux ouvrages vivifiants sur la liberté d’expression  12 , par le fait que « la France se croit très attachée à cette liberté, mais elle est, en réalité, attachée à la ‘‘gauloiserie’’ satirique et anticléricale, dont les cibles habituelles sont la morale et les institutions religieuses ». En revanche, « elle serait bien plus frileuse dès qu’il s’agit de liberté politique ou de questions sécuritaires, comme l’a montré la polémique autour de Salafistes », documentaire de François Margolin et de Lemine Ould Salem, qui avait reçu du ministère de la Culture une interdiction aux moins de 18 ans, annulée par le Conseil d’État le 5 avril 2019. De surcroît, la liberté doit se concilier avec le respect de la vie privée prévu par l’article 9 du Code civil : si une personne qui avait été photographiée

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sans son accord par François-Marie Banier n’a pu faire primer le droit à l’image  13, le juge a pu condamner Stock, éditeur du livre de Marcela Iacub Belle et Bête – narrant sa relation avec Dominique Strauss-Kahn –, car l’ouvrage était attentatoire à la vie privée de l’homme politique  14. En conséquence, il n’est pas anodin que certains auteurs plaident pour une autonomie de la création qui ne serait assujettie aux normes ni morales, ni politiques, ni religieuses, étant donné que l’œuvre ne serait pas la réalité  15. Dans le second cas, le droit d’auteur peut constituer une restriction à la liberté de création, à la condition que celle-ci soit justifiée et proportionnée dans une société démocratique. Pour Philippe Mouron, « c’est là le problème que pose cette balance des intérêts entre le droit d’auteur et d’autres libertés fondamentales, alors même que les exceptions du droit d’auteur sont censées garantir un tel équilibre. Aussi la liberté de création ne saurait-elle être invoquée avec succès dans tous les cas de figure ». C’est ainsi que la production du Dialogues des carmélites par Dmitri Tcherniakov fut contestée par les ayants droit de Georges Bernanos et de Francis Poulenc, mais la liberté devait primer : le travail de mise en scène « consiste à trouver, sans dénaturer le caractère de l’œuvre adaptée, une expression nouvelle de la substance de l’œuvre 16 ». En revanche, il en irait autrement en matière graphique et plastique, comme le montrent les condamnations de Jeff Koons pour contrefaçons de Naked et de Fait d’hiver. Dans ces deux affaires, le plasticien avait tenté de mettre en échec le droit d’auteur des artistes antérieurs en invoquant sa liberté d’expression, mais celle-ci fut à chaque fois écartée au motif qu’il ne pouvait prétendre avoir voulu susciter des débats touchant l’intérêt général ou l’art, qui justifieraient une telle appropriation d’œuvres protégées  17. Pour Philippe Mouron, « il paraît plus difficile de donner un sens nouveau à une œuvre préexistante sans en reprendre des éléments constitutifs, et donc sans les dénaturer au sens du droit moral. C’est bien ce qui a été reproché à Koons dans ces affaires ». Il est vrai que la pratique « appropriationiste » de certains artistes suscite aujourd’hui de nombreuses interrogations et creuse un peu plus le fossé suivant de quel côté de l’Atlantique on se trouve : à l’aune du droit d’auteur états-unien (copyright), Koons aurait probablement pu reprendre sans craintes les œuvres d’artistes antérieurs au regard de la notion de l’usage raisonnable (fair use). Le droit d’auteur à la française

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doit-il alors empêcher tout regard critique en conférant un monopole quasi absolu sur l’interprétation d’une image au motif qu’un artiste qui reprendrait cette dernière pour sonder la société ne ferait aucun effort créatif ? Cette construction juridique ne cesse de questionner l’art, alors même que la copie fut l’apanage de la formation classique des artistes, et sa pratique irait à l’encontre du droit contemporain. Dès lors, la consécration législative de la liberté de création serait-elle illusoire ? Réponse délicate, dans la mesure où les contentieux en la matière préfèrent encore se placer sous l’égide de l’article 10 de la Convention EDH. On peut toutefois en remarquer une rare utilisation à propos de l’interdiction de photographier au sein des expositions temporaires du musée du Louvre, bien que, pour les juges, celle-ci ne constitue pas une atteinte disproportionnée puisqu’il est possible aux usagers d’obtenir des autorisations exceptionnelles pour photographier 18. Pis, il est possible de douter de la portée de la nouvelle infraction, qui n’a pour l’heure jamais été mise en œuvre. Comme le note Agathe Lepage, professeure de droit à l’université Paris-II-Panthéon-Assas, « l’observateur en vient à se demander si la nouvelle incrimination d’entrave n’est pas destinée à marquer les esprits plus qu’à être l’instrument d’une répression significative 19 ». Le récent scandale à propos de la représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne – dont la mise en scène de Philippe Brunet était jugée raciste par certains groupuscules qui ont bloqué la représentation – aurait pu être l’occasion pour le juge de préciser cette infraction : si entrave il y a, est-ce à l’égard de l’auteur, du metteur en scène, des acteurs ou du public ? Pour Carole Talon-Hugon, professeure de philosophie à l’université Paris-Est-Créteil et membre de l’Institut universitaire de France, la situation contemporaine a ceci de paradoxal « que le mantra de la ‘‘liberté de création’’ y est partout présent, en même temps que la montée en puissance d’injonctions et de critiques moralisatrices la contredit ».

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Autres temps, autres mœurs ? Les demandes de censure ou d’interdiction à propos d’œuvres ne sont certes pas chose nouvelle. L’histoire est émaillée de polémiques et de scandales qui ont divisé l’opinion et révélé des divergences morales  20 : Madame Bovary de Gustave Flaubert souleva la société contre l’introduction d’un nouveau langage sur le corps et sur les relations conjugales, tandis que l’Olympia d’Édouard Manet choqua ses contemporains par le traitement sans idéalisation du portrait d’une prostituée, allant à l’encontre des principes académiques. Le problème est que ces demandes semblent avoir augmenté de façon exponentielle ces dernières années, et peut-être même de façon inquiétante, puisqu’elles ne sont plus le fait de l’État, mais d’« associations procureurs » – La Mouette, Civitas et autres Promouvoir – qui entendent maîtriser les effets de la création artistique au nom d’une certaine idée de la morale, en traitant l’espace public comme l’espace privé  21 . « La censure révèle à quel point les images ont une fonction, puisqu’elles sont bien comprises par ceux qui souhaitent les interdire », analyse Thibault Boulvain, historien de l’art et spécialiste de la représentation. Face aux pressions de ces Anastasie modernes, l’artiste doit-il s’empêcher de créer pour ne pas s’interroger sur le racisme, les identités sexuelles, le colonialisme ou le sort des migrants ? C’est ce phénomène qu’analyse Carole Talon-Hugon, auteure d’un récent essai salutaire  22 : « La valeur artistique d’une œuvre ne se réduit pas à sa seule valeur esthétique : sa valeur éthique – lorsque valeur éthique il y a – compte aussi, au sens où un défaut moral diminue sa valeur globale et où ses qualités morales augmentent cette dernière  23. La ‘‘critique-éthique’’, c’est-à-dire la prise en compte des valeurs éthiques dans l’évaluation d’une œuvre, est en ce sens légitime. Il n’en est pas de même de la ‘‘critique-censure’’ qui se répand aujourd’hui et qui, d’une part, semble considérer que la valeur d’une œuvre ne consiste que dans sa valeur morale, ou que cette dernière annule toutes les autres, et qui, d’autre part, ne se contente pas de dévaluer les œuvres incriminées, mais entend, plus radicalement, les censurer. À quoi s’ajoute le fait que cette critique-censure actuelle porte parfois sur des œuvres

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« AUCUNE LIBERTÉ, FÛT-ELLE CELLE DE CRÉER, N’EST SANS LIMITE »

signifie cette disposition législative ? Je n’imagine pas que la création artistique n’était pas libre en France avant cette loi, dont l’article 1 er déclare que « la création artistique est libre ». L’article 2 crée un délit d’entrave à la liberté de création artistique : pourquoi pas ? Cela peut faire réfléchir certains élus locaux. Mais je crains que les éléments constitutifs du délit ne soient difficiles à réunir, puisqu’il suppose une entrave, qui soit concertée, et s’appuie sur des menaces.

LA PLACE D ES I NSTITUTIO N S M U SÉA LES EST CENT R ALE DA N S LA V IE C U LTUR ELLE ET LA PROMOTI O N D ES A RTISTES V IVA N TS. LE CO NSEI LLER D ’ÉTAT A LA IN SEBA N , Q U I A É T É P R É S I D E N T D U C E N T R E P O M P I D O U, LI VR E SO N ANALYSE D ’O B SERVATEU R I M P L I Q U É DA N S L E S D É B AT S AC T U E L S .

Dans un entretien pour NOTO 1, vous énonciez une vive critique de l’administration qui ne ferait rien pour défendre la culture et la liberté d’expression. La consécration législative d’une liberté de création en 2016 constituerait-elle un socle pour participer à cette lutte ou un simple argument symbolique ? AL AIN SE BAN. Je crois que je dénonçais surtout les incantations en faveur de la liberté de création, un sujet sur lequel chacun ne peut qu’être d’accord, qui ne sont suivies d’aucun acte concret. La liberté de création a reçu une consécration légale avec la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine ; pour autant, que

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Vous déploriez le fait que, lorsqu’on parlait du Centre Pompidou, c’était uniquement pour rappeler que Jeff Koons a été condamné, alors même que la liberté d’expression (et d’exposition) des institutions culturelles était passée sous silence. Assiste-t-on à une nouvelle forme d’autocensure des institutions culturelles face à certaines œuvres dites sensibles, car « sexuelles » ou « politiques », par exemple avec le retrait du Centre Pompidou de Necessità dei Volti ? Dès lors, comment assurer une mission de service public culturel ? Une institution publique n’est jamais libre de faire ce qu’elle veut, et parfois pas toujours libre de faire ce qu’elle devrait. C’est ainsi. Le Centre Pompidou est un bras armé de l’État, et l’État a à gérer divers objectifs, diverses priorités, qui peuvent parfois entrer en contradiction et conduire à certaines situations politiquement délicates. Il faut quand même avouer que ce sont des situations inhabituelles. Il existe un ensemble de règles auxquelles les institutions, quelles qu’elles soient, doivent se soumettre. S’agissant de la pornographie, le Code pénal renferme des dispositions qui interdisent son exposition lorsqu’elle peut être vue par des mineurs. Il y a donc lieu de mettre en place des dispositifs qui permettent de s’assurer qu’elle ne l’est pas ou, lorsque cela n’est pas possible,

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UNE INSTITUTION PUBLIQUE N’EST J A M A I S L I B R E D E FA I R E C E Q U ’ E L L E V E U T, E T PA R F O I S PA S TO U J O U R S L I B R E D E FA I R E C E Q U ’ E L L E D E V R A I T. C ’ E S T A I N S I . LE CENTRE POMPIDOU EST UN BRAS A R M É D E L ’ É TAT, E T L ’ É TAT A À G É R E R D I V E R S O B J EC T I F S , D I V E R S E S P R I O R I T É S , Q U I P E U V E N T PA R F O I S E N T R E R E N CO N T R A D I C T I O N E T CO N D U I R E À C E RTA I N E S S I T UAT I O N S P O L I T I Q U E M E N T D É L I C AT E S . de ne pas la montrer. De telles dispositions sont quelque peu dépassées à l’heure d’Internet, mais c’est au Parlement de se poser la question. Il va de soi que la pratique d’un grand nombre d’artistes les conduit précisément à questionner les limites des institutions et les systèmes de contraintes dans lesquelles elles opèrent. Ce type de pratique a naturellement toute sa place dans les institutions. Il est également évident qu’il suscite par nature des situations complexes, dans lesquelles parfois c’est l’artiste qui cède : Tino Sehgal pouvait bien affirmer, au début de sa carrière, que ses pièces ne pourraient être achetées qu’en espèces afin qu’il n’y ait aucune trace écrite de la transaction, je puis vous certifier que, lorsque le Centre Pompidou a acquis une de ses œuvres [This Situation, ndlr], ce fut sur facture et par chèque. Il ne pouvait en être autrement, parce que c’est la loi, tout simplement. Je ne crois pas que l’on doive raisonner ici en termes de menaces, mais tout simplement en termes de limite, parce qu’aucune liberté, fût-elle celle de créer, n’est sans limite, ne serait-ce que parce que la liberté de l’un est toujours bornée par la liberté de l’autre. Dans le cas de la sculpture Naked de Jeff Koons, le Centre Pompidou a été condamné, pour l’avoir exposée, à la demande des ayants droit du photographe

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[Jean-François Bauret, nldr] qui a réalisé un cliché dont elle a été jugée s’inspirer ; on est dans un cas de figure un peu différent. Il est bien naturel que le plagiat soit une limite à la liberté de créer : il s’agit de protéger le créateur original. Mais comment rendre compte de toutes les démarches d’« appropriationnisme » ? Je me demande si, dans une telle situation, les institutions ne doivent pas consciemment se mettre en risque, juridique et donc financier, dès lors qu’il s’agit de rendre compte, conformément à leur mission, d’une démarche artistique qu’elles estiment légitime. C’est en tout cas le choix que nous avions fait au Centre Pompidou. Soutenir la création pourrait être l’autre versant de la liberté de créer. Or, on constate que la France est à la traîne. Quel regard portez-vous sur la politique de la création en France ? C’est là, naturellement, que l’on attend les institutions publiques : la liberté de créer ne vaut rien si la possibilité même de créer n’est pas garantie, et cela suppose des dispositifs efficaces de soutien à la création. Il me semble que notre pays fait beaucoup dans ce domaine, et notamment pour la jeune création. La question est celle du milieu de carrière et du relais nécessaire de l’aide publique par le marché. Là, je crois que nous avons des progrès à faire pour mieux connecter les aides publiques et le travail des acteurs du marché, des galeries notamment, et des mécènes. Pour ouvrir plus largement vos réflexions, estimez-vous que la France – pouvoir public et société civile – est artistiquement tolérante ? Oui, je trouve que nos concitoyens – je mets bien sûr à part certains extrémistes – ont les idées larges et l’esprit ouvert. Je m’inquiète davantage du défaut d’esprit critique que du défaut d’esprit de tolérance. 1. « Il faut avoir l’ambition la plus élevée pour la culture »,

entretien réalisé par Odile Lefranc, in NOTO n o 9, été 2017.

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éthiquement neutres, mais dont l’auteur a eu, au cours de son existence privée, des conduites répréhensibles. L’œuvre n’est alors pas censurée parce qu’elle est éthiquement néfaste, mais au motif qu’elle serait contaminée par les défauts éthiques de son auteur. » Les récents appels au boycott des films de Woody Allen ou à l’interdiction de la rétrospective Roman Polanski prévue à la Cinémathèque française, à Paris, relèvent de ce dernier cas de figure. S’y ajoutent les condamnations qui, elles, portent plus directement sur le contenu de l’œuvre elle-même : celles de Thérèse rêvant de Balthus – qui encouragerait la pédophilie – ou des Métamorphoses d’Ovide – qui promouvrait la culture du viol. Cependant, pour la philosophe, « la situation actuelle semble extravagante, car cette prise en considération de la dimension éthique est devenue exclusive. Elle a pris des formes extrêmes, à savoir une prise de pouvoir absolu de l’éthique sur l’artistique au travers de formes radicales de censure ». Il convient donc seulement d’observer quand le Rubicon juridique de la liberté est franchi  24. Par exemple, les tableaux vivants de l’exposition Exhibit B, de Brett Bailey – qui avaient pour objet de dénoncer la période coloniale –, ont été jugés comme ne portant pas atteinte à la dignité humaine  25 , alors qu’Anish Kapoor a été condamné à masquer les tags antisémites apposés par des tiers sur son Dirty Corner au château de Versailles à l’automne 2015  26. En effet, si l’artiste avait souhaité dénoncer a posteriori l’antisémitisme, il ne pouvait invoquer sa liberté d’expression puisque le vandalisme avait modifié l’intention première de son œuvre. À l’inverse, « une prise de position haineuse et antisémite caractérisée, travestie sous l’apparence d’une production artistique, est aussi dangereuse qu’une attaque frontale et abrupte  27 ». Les juges sont donc parfaitement capables de ne pas se laisser berner par le recours abusif à la notion de fiction ou de liberté de création quand c’est de simple expression qu’il s’agit. C’est pourquoi le rappeur Orelsan ne pouvait être sanctionné pour les paroles de Sale Pute, car cela « reviendrait à censurer toute forme de création artistique inspirée du mal-être, du désarroi et du sentiment d’abandon d’une génération en violation du principe de la liberté d’expression  28 ». Les artistes provoquent, leur liberté progresse. Une contemporanéité marquée d’un autre paradoxe : les récentes revendications entendent servir une cause

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sociétale et catégorielle, qu’il s’agisse de la lutte LGBTQI+, de l’écologie ou du passé colonial. Cette ambiguïté se retrouve dans le fait de renommer les titres de certaines œuvres, perçus comme racistes, sexistes ou offensants ; ce fut le cas au Rijksmuseum d’A msterdam ou au musée d’Orsay  29. Une tendance extrêmement inquiétante pour Denis Ramond, puisqu’« une telle démarche revient, sous prétexte de bonnes intentions, à se priver d’une clef d’accès essentielle pour comprendre le regard et l’intention des artistes [ou des collectionneurs lorsque les œuvres n’étaient pas nommées, ndlr]. Or il se trouve que le mal est fait et que nous avons tout intérêt à regarder ces manières de nommer et ces manières de voir droit dans les yeux, plutôt que de détourner le regard en espérant qu’en chassant les mots nous chasserons la chose ». On peut d’ailleurs se demander si une fresque d’un collège de San Francisco sur la vie de George Washington – censurée à la demande de parents d’élèves qui jugeaient ce rappel de l’esclavage offensant – aurait subi la même déconvenue en Europe face au respect impérieux du droit moral... En miroir, la question des distributions théâtrales a pu susciter d’autres polémiques : pour le juge, le fait d’utiliser des femmes pour jouer la pièce En attendant Godot violait la volonté de Samuel Beckett, pour qui ces rôles devaient être joués exclusivement par des hommes. En revanche, la Comédie-Française n’a pas été condamnée pour ne pas avoir respecté le souhait de Bernard-Marie Koltès, selon lequel les personnages de Noirs ou d’A rabes de ses pièces ne devaient être interprétés que par des Noirs ou des Arabes  30. Ces cas dévoilent l’un des chefs d’accusation de la censure éthique actuelle incarnée par une « appropriation culturelle » qui est, selon Carole Talon-Hugon, particulièrement discutable : « L’idée selon laquelle on ne peut pas jouer, au cinéma ou au théâtre, un rôle de transsexuel ou d’Amérindien si on n’est ni l’un ni l’autre relève d’une incompréhension de ce qu’est le théâtre ou le cinéma, puisque cela revient à confondre l’acteur et le personnage. Il y a là un aveuglement idéologique combiné à une méconnaissance ou une ignorance culturelle. » Dès lors, comment assurer une diffusion – et la production – de la création si les institutions et entreprises culturelles ne peuvent plus rendre compte de certains pans de la création artistique de leur temps face aux demandes de retrait au nom d’une certaine moralité ?

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Protection et (auto)censure Fin 2018, le Centre Pompidou a retiré en catimini l’œuvre Necessità dei Volti (« L’urgence des visages ») – à propos de la situation politique au Sahara occidental –, en raison des nombreuses protestations venant des autorités culturelles marocaines. Une situation tellement paradoxale que la députée Marie-George Buffet s’en est émue lors d’une question à l’A ssemblée nationale : « Le simple fait qu’un État étranger, par un intermédiaire ou un autre, exerce des pressions sur un musée public pour faire retirer une œuvre d’art est une atteinte grave à la liberté de création et de programmation  31. » Une interrogation à laquelle le ministère de la Culture n’a toujours pas donné suite. Et que penser de la situation d’autocensure des centres d’art après le retrait de l’installation Silence bleu de Zoulikha Bouabdellah – des stilettos sur un tapis de prière – au Pavillon Vendôme, à Clichy (Hauts-de-Seine), ou de la vidéo Sleep Al Naim de Mounir Fatmi par la villa Tamaris, à La Seyne-sur-Mer (Var) ? En ce sens, la proposition d’une nouvelle définition du musée par le Conseil international des musées (Icom) est intéressante, en ce qu’elle énonce qu’ils sont des lieux « dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs, [...] reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent ». Ce « dialogue », bien loin de la « voyance » évoquée par les prêcheurs de la bonne moralité patrimoniale, est peut-être l’occasion pour l’Icom, organisation qui n’a d’ailleurs aucun pouvoir juridique, de réaffirmer symboliquement la liberté des musées en ces temps obscurs. Contestée par 22 des 124 comités nationaux (dont la France), cette proposition a vu son adoption pour l’heure reportée, à la suite de l’assemblée générale extraordinaire de l’Icom à Kyoto le 7 septembre 2019. Il est vrai que la question de l’autocensure institutionnelle n’est pas étrangère à la volonté de protéger certains types de publics, et notamment les plus jeunes. En effet, l’article 227-24 du Code pénal sanctionne le fait « de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ». C’est sur ce fondement qu’en 2000 une association a déposé

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plainte contre les commissaires de l’exposition Présumés innocents, l’art contemporain et l’enfance et le directeur du CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux, pour en dénoncer l’aspect « pornographique », mais un non-lieu fut finalement ordonné  32. Quelques années plus tard, l’exposition « You Are My Mirror 1 : l’infamille » au Frac Lorraine a attiré les foudres d’une autre association en raison du caractère « pédopornographique » de certaines pièces de l’artiste Éric Pougeau. Cependant, la Cour de cassation a récemment censuré l’arrêt d’appel qui avait affirmé la liberté d’expression du Frac, au motif qu’il n’avait pas fait application du principe du respect de la dignité de la personne humaine édicté par l’article 16 du Code civil  33. L’affaire qui sera prochainement rejugée permettra donc de sortir du flou juridique. Néanmoins, le choc laissé par ces litiges a conduit les institutions à se prémunir et à sécuriser leurs manifestations. La protection devient une autocensure institutionnelle – ne plus inclure d’œuvres sensibles – ou un principe de précaution, matérialisé par une signalétique informant les visiteurs du contact avec des œuvres sensibles ou susceptibles de heurter un jeune public. En 2010, la mairie de Paris a ainsi cristallisé le débat en interdisant l’accès aux mineurs – pourraient-ils d’ailleurs déposer plainte pour discrimination ? – à la rétrospective Larry Clark, compte tenu du caractère « sexuel » des œuvres exhibées. Une action renouvelée au Grand Palais ou au Centre Pompidou, où des salles furent réservées aux œuvres « pornographiques » de Robert Mapplethorpe ou de Jeff Koons, en 2014. Serait-il alors impossible de présenter à des mineurs les corps d’Egon Schiele ou ceux de la statuaire gréco-romaine ? L’occasion de préciser qu’en matière cinématographique, le visa d’exploitation constitue une autorisation administrative nécessaire à tout film pour être exploité dans les salles de cinéma. Il s’agit d’une véritable censure a priori, tant le visa peut être refusé ou subordonné à des conditions notamment liées à la protection de l’enfance ou de la jeunesse : interdiction aux moins de 12 ans, 16 ans, 18 ans non classé X et 18 ans classé X  34. Souvenons-nous de l’affaire du film de Jacques Rivette La Religieuse, qui fut censuré de 1966 à 1975 en raison d’une sexualité « dérangeante ». Toutefois, les récents contentieux à propos des films Nymphomaniac de Lars von Trier

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« CES IMAGES DOIVENT ÊTRE MONTRÉES »

de Robert Mapplethorpe à Washington en 1989 n’ont pas étouffé la création, bien au contraire. Les artistes ont d’autant plus redoublé d’efforts qu’ils se heurtaient à la volonté de la droite chrétienne de les interdire.

L E S I DA A R É V É L É L A F O N C T I O N C R É AT R I C E DE L’ART. UNE HISTOIRE DE SEXUALITÉ, D E CE NSUR E ET D E LIB ERTÉ, EN CO R E M ÉCO N N U E EN FRANCE, QU’A ÉTUDIÉE THIBAULT BOULVAIN, HISTORIEN DE L’ART ET AUTEUR DE L’ART EN SIDA. 1981-1997 (LES PRESSES DU RÉEL, 2020).

Alors que le documentaire L’Étincelle, une histoire des luttes LGBT+ (Benoît Masocco, 2019) rappelle l’incurie des pouvoirs publics face à l’épidémie du sida, quel fut le rôle de la création artistique ? THIBAU LT B O U LVAIN . Les images purent beaucoup, sur de nombreux aspects et à proportion de leur puissance, pour saisir les enjeux de la crise épidémique et leur donner une forme. Il y allait d’une histoire entière à sauver. Ainsi celle, notamment, de la sexualité. On repère dans l’art des années 1980 et 1990 une inflation des signes de la sexualité concomitants à l’apparition du sida, précisément parce qu’il fallait continuer à parler de sexualité et à la défendre, nourrir des fantasmes et les réaliser dans les images, ce qui était une manière de continuer à vivre. Certaines étaient parfois très fortes et s’attaquaient, en défense d’une culture sexuelle, aux lignes de la morale puritaine de l’époque. Elles ont été condamnées. Pour autant, le scandale et la censure de l’exposition des photographies de nus masculins

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La censure aurait-elle donc permis de mieux appréhender la fonction de l’art ? En tant qu’historien de l’art, je veux encourager la visibilité de toutes les images, y compris celles jugées difficiles, crues, offensantes, etc., et ce, pour plusieurs raisons : en premier lieu parce qu’elles excèdent souvent les questions formelles et touchent à d’autres problèmes importants. Le rôle du musée est de les contextualiser, au lieu d’en faire l’otage d’une situation où les panneaux « attention » incitent à les ignorer. Dès lors que les images participent d’un propos artistique, elles ne peuvent être refusées au motif qu’elles seraient « violentes » ou « choquantes ». Les institutions doivent accueillir ces images et les entourer d’un discours, car c’est un danger pour la création et pour le secours qu’elles peuvent apporter à nos sociétés que d’y renoncer. L’interdiction des œuvres peut avoir de lourdes conséquences. Elles ont apporté une aide précieuse à une génération de femmes et d’hommes lors de la crise du sida, lorsqu’il fallait penser et créer, y compris en art, avec d’importantes questions sociales, culturelles et morales touchant au corps, à la mort, à la sexualité, etc. Faudrait-il désexualiser ces images, régulièrement qualifiées de « pornographiques », pour mieux les comprendre ? Surtout pas ! Dans les années 1990, Douglas Crimp, historien de l’art, activiste et pionnier du débat queer, avait repéré une tendance générale à la dé(shomo) sexualiation dans les discours sur l’homosexualité,

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D È S LO R S Q U E L E S I M AG E S PA RT I C I P E N T D ’ U N P RO P O S A RT I S T I Q U E , E L L E S N E P E U V E N T Ê T R E R E F U S É E S AU M OT I F Q U ’ E L L E S S E R A I E N T «  V I O L E N T E S  » O U «   C H O Q UA N T E S   » . L E S I N S T I T U T I O N S D O I V E N T AC C U E I L L I R C E S I M AG E S E T L E S E N TO U R E R D ’ U N D I S CO U R S , C A R C ’ E S T U N DA N G E R P O U R L A C R É AT I O N E T P O U R L E S ECO U R S Q U ’ E L L E S P E U V E N T A P P O RT E R À NOS SOCIÉTÉS QUE D’Y RENONCER. notamment en art, le silence qui s’abattait sur les pratiques sexuelles et leurs représentations, dès lors qu’elles étaient considérées comme susceptibles de nourrir l’homophobie. Crimp nous a prévenus de ce grand danger qui consiste à glisser sous le tapis ce qui gêne – y compris les images. Il ne faut pas renoncer à la dimension sexuelle des images, pas plus qu’au reste, à tout ce qu’elles véhiculent. Il le faut d’autant moins qu’amoindrir les représentations, les atténuer, c’est attaquer la fonction même de l’art : accueillir la potentialité d’une réalité. L’art n’est pas la réalité, mais une représentation de celle-ci, et souvent une forme de sortie du monde qui permet d’y échapper, pour en parler autrement et librement, peser sur lui. Ainsi, dans les années 1980 et 1990, les artistes se sont autorisé un certain nombre d’actes, y compris sexuels, qui n’étaient plus possibles ou qui étaient condamnés dans la réalité. Et ils ont été censurés pour cela. La censure, de ce point de vue, révèle à quel point cette fonction de la création est totalement incomprise : interdire les images revient à ne faire aucune différence entre la réalité et sa représentation, ce qui est très grave. En même temps, l’on peut considérer, pour se rassurer, que la censure « sert » l’art, en démontrant sa capacité d’agir sur les esprits inquiets, qui lui prêtent alors bien du pouvoir ! Comment expliquez-vous que ces images soient si peu exposées en France ? On peut être surpris par le fait qu’il n’y ait jamais eu

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de grande exposition sur les représentations visuelles du sida dans un musée français, contrairement à l’étranger, au regard de l’importance du sujet. Il y a là une question de volonté, trop souvent indexée aux courbes de fréquentation des institutions et à leur frilosité, pour dire les choses aimablement. La question du sida fait peur, également parce qu’il suscite des réactions très fortes chez tous et toutes, et pour cause. Beaucoup d’autres raisons pourraient être invoquées pour expliquer cette quasi « invisibilisation » de la question en France, mais il faut d’abord comprendre à quel point le sujet est miné, aujourd’hui encore, par les significations qui lui sont attachées. Elles grèvent encore, hélas ! bien des initiatives. Fort heureusement, les projets ne manquent pas, qui finiront par aboutir. Cela signifierait-il l’échec du musée du xxi e siècle ? J’emploierais moins le mot « échec » que celui de « retard » – ce problème concerne beaucoup d’autres sujets non traités par les institutions culturelles françaises. Sur la question qui nous intéresse, regardons ce qui est accompli à la Tate, à Londres, qui a récemment ordonné ses collections au prisme du queer, puis consacré un accrochage à la question du sida. Les États-Uniens montrent la même détermination à traiter de certains sujets, notamment sur ce que le sida a fait à l’art, et avec plus ou moins d’intelligence de la question, mais l’essentiel est dans l’effort qui consiste à essayer de penser. Mais ne rageons pas dans le vide, il vaut mieux travailler, moins pour s’aligner que pour tracer de nouvelles perspectives de ce côté-ci de l’Atlantique, dans un contexte qui, pour des raisons historiques, n’est pas toujours favorable à l’investigation de certains problèmes majeurs. La tradition formaliste, internaliste, notamment, pèse lourd, et nourrit le désintérêt, l’incompréhension, etc. Culturellement, la France est encore dans une posture académique, formaliste, et cela n’autorise pas toujours à prendre des partis pris très novateurs. Il faut une volonté politique claire et nette. Cependant, il y a une évolution en France, et le musée d’Orsay ou le musée du quai Branly-Jacques-Chirac, par exemple, prouvent que la recherche est en marche.

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(2013)  35 ou Love de Gaspar Noé (2015)  36 ont conduit le législateur à rénover les conditions d’interdiction des films aux mineurs par un décret du 8 février 2017. Des dérives qui dépassent le simple cadre muséal. La pièce de Romeo Castellucci Sur le concept du visage du fils de Dieu, qui avait déjà suscité la polémique lors de sa création à Paris en 2011, fut interdite en 2018 par la préfecture de la Sarthe : le metteur en scène avait alors dû supprimer une scène litigieuse. Jean-Pierre Mocky défendait lui aussi une certaine idée de la liberté de création : son film Les Ballets écarlates (2005) fut un temps censuré par le ministère de la Culture, tandis que la RATP refusa de placarder les affiches « coquines » des Saisons du plaisir (1988) et de Il gèle en enfer (1990). Tout aussi récemment, le scandale de la réédition des pamphlets de Louis-Ferdinand Céline par l’éditeur Gallimard, finalement repoussée sine die, n’est pas étranger à ce constat. Denis Ramond y voit la dérive d’une censure rétrospective : « On s’indigne de la réédition de textes dont la nocivité était réelle au moment de leur publication, c’est-à-dire lorsque personne ne songeait à les interdire. » Aussi, « la limitation de la liberté d’expression se fait en quelque sorte ‘‘après coup’’. L’idée serait d’éviter que l’histoire ne se répète, si bien que l’on se retrouve dans la situation quelque peu absurde d’empêcher la publication de textes qui ont largement perdu leur pouvoir de nocivité et qui, en l’espèce, intéresseraient surtout des chercheurs et des curieux ». Pour le docteur en science politique, le vrai débat proviendrait-il du dilemme moral que des éditeurs privés fassent du profit sur de tels produits ? Enfin, l’explosion de la surveillance numérique influence la liberté des artistes, car « ces actions ne se contentent pas d’endiguer un flux d’idées, elles limitent également la liberté artistique et, plus important, leur capacité à entrer en contact avec leur public 37 », selon la chercheuse Sara Whyatt. Par exemple, de nombreux réseaux sociaux interdisent les contenus de leurs utilisateurs au titre de leurs « normes de conduite ». Des règles souvent ouvertes à interprétation en ce qui concerne le terrorisme ou la nudité, et qui sont régulièrement dénoncées par des artistes contraints d’autocensurer les pêches et autres aubergines de leurs créations. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue une distinction fondamentale : ces entreprises ont une logique mercantile, et la société états-unienne est plus frileuse

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en matière d’expression sexuelle que politique, à la différence des sociétés européennes. La censure américaine n’est donc pas la censure française. De surcroît, l’atmosphère globale de la moralisation a d’autres effets sur les artistes, selon Carole Talon-Hugon, car « nous ne sommes plus dans la transgression des années 1970, et nombreux sont les artistes à vouloir être reconnus comme politiquement corrects, ou tout du moins œuvrer dans ce sens. À cette auto­ censure s’ajoute le fait que, depuis les années 1980, la politique culturelle d’aide à l’art contemporain est créatrice d’intentionnalité : comment obtenir une subvention quand l’œuvre d’un artiste ne correspond pas aux attendus des dossiers, qu’elle ne participe pas, par exemple, du ‘‘vivre ensemble’’ ou de la ‘‘tolérance’’ ? Derrière ces aides publiques se cache une censure indirecte : en encourageant à créer un certain type d’œuvres, on décourage de faire autre chose ». Les artistes pourraient-ils s’expatrier vers des domaines plus libres ? « Face à la sclérose du cinéma de genre et son manque criant de moyens et de considération dans l’Hexagone, les jeunes scénaristes français se tournent de plus en plus vers le jeu vidéo, où la liberté est bien plus grande, non seulement dans la création, mais aussi dans les messages portés par les œuvres », indique Pierre-William Fregonese, docteur en science politique et auteur d’un récent ouvrage sur cet univers  38. Art total du xxi e siècle, le jeu vidéo pourrait-il être le nouvel eldorado de la liberté de création ? Peutêtre, mais la vraie liberté suppose avant tout que le public dispose des armes nécessaires pour comprendre ce qui lui est donné à voir.

Éduquer pour libérer L’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et l’article 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels rapprochent la liberté de création des droits culturels. Ainsi que le précise Philippe Mouron, la loi du 7 juillet 2016 souligne « l’importance que revêt la culture dans toute société démocratique, ainsi que le rôle actif que doivent remplir les pouvoirs publics pour en garantir l’exercice ». Mettant en lumière l’aspect positif de l’interventionnisme étatique, l’État doit agir pour favoriser la liberté de création, notamment

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C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

en créant les conditions favorables à l’épanouissement de la liberté. Comme le rappelle Emmanuel Ethis, recteur de l’académie de Rennes et vice-président du Haut Conseil de l’éducation artistique et culturelle, « la France est perçue comme un territoire historiquement et politiquement propice à la circulation des œuvres et à la liberté de création. C’est un pays dont l’ADN est intimement lié à la place des artistes » : il est donc essentiel de replacer au cœur du débat le rôle de l’artiste. Ce dessein apparaît dans les aides publiques à la création et repose nécessairement sur la plus large communication des produits de la création, présents ou passés. Certes, les budgets pour soutenir la création se maintiennent au fil des ans, mais la création et la diffusion font face à de nombreuses ambiguïtés : la libre réutilisation des images du domaine public n’est pas effective, la presse papier culturelle demeure exclue des aides de l’État, car n’étant pas considérée comme de l’information politique et générale, tandis que la question de la transparence des décisions lors des procédures d’octroi de soutiens financiers aux compagnies et aux spectacles gagnerait à être posée plus frontalement pour éviter tout fait du prince. De plus, la connaissance parcellaire du droit par les artistes et les professionnels de la culture est susceptible de constituer un handicap sur ce qu’ils peuvent ou non créer et montrer. Rapprocher les créateurs du secteur juridique permettrait de combler un écart : « Il faut dire aux artistes que le droit n’est pas un frein, mais un allié qui leur fera gagner du temps : dans le monde d’aujourd’hui, le meilleur rempart contre l’élitisme est la professionnalisation, où, par nature, le droit sera un puissant levier d’égalité », estime Emmanuel Leclercq, avocat au barreau de Paris et président de l’A ssociation européenne des avocats mandataires d’artistes et d’auteurs. Pour que l’artiste puisse créer librement, il faut lui en donner les moyens. Pour cela, son travail doit être soutenu en étant diffusé, mais surtout rémunéré, bien qu’il reste quelques écarts entre la théorie et la pratique. Une conciliation délicate, car si l’artiste peut demander des redevances – au titre de ses droits d’exposition, de reproduction et de représentation –, leur coût peut conduire certaines institutions et entreprises à s’autocensurer par manque de moyens.

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L’exemple de l’Association pour la diffusion des arts graphiques et plastiques (ADAGP) explique à lui seul la difficulté de diffuser les œuvres de ses membres dans la presse papier : la reproduction d’une œuvre sur une demi-page est estimée entre 71 et 662 euros hors taxes. Les sociétés de perception de droits d’auteur contribuent alors bien davantage à une restriction de la diffusion qu’à sa défense supposée. Quoi qu’il en soit, Emmanuel Leclercq précise que « si la censure a disparu, la liberté d’expression régresse méthodiquement sous le poids de la loi du profit, avec pour conséquence – et non pour cause – la disparition des politiques culturelles et, partant, une marginalisation croissante de la culture dans un pays où 70 % des citoyens n’y ont pas d’autre accès que par la télévision ». Dans ce contexte, l’annonce d’« une politique culturelle ambitieuse » prônée par Frank Riester, actuel ministre de la Culture, laisse un goût d’inachevé par son manque de cohérence. Comme le jugeait Laurence Engel, présidente de la Bibliothèque nationale de France, dans NOTO : « Penser qu’en soutenant des bibliothèques, des musées, des théâtres, on s’assure un résultat qui va immédiatement au-delà du soutien à la création, que, par exemple, la fracture sociale va disparaître ipso facto, est [...] vain. Il faut [...] simplement – et c’est beaucoup ! – respecter l’acte de créer, être conscient de l’importance des bibliothèques, des musées, des lieux d’apprentissage et de diffusion  39. » Au fond, c’est peut-être vers un renforcement de l’éducation qu’il faudrait se tourner. Une question jugée essentielle par Thibault Boulvain : « On apprend à compter et à lire, mais pas à voir, alors que l’éducation de l’œil permet de former le jeune public sur ce qui peut être choquant ou perturbant dans l’art et donc comprendre l’indicible de la société. C’est seulement par ce biais que l’appréhension de la censure par les générations futures pourra être différente. » D’où l’importance d’une éducation culturelle. Carole Talon-Hugon estime que « l’éducation à l’art et par l’art a un rôle capital. Elle doit commencer très tôt et être consistante, c’est-à-dire initier aux grandes œuvres du passé de l’humanité autant qu’à celles d’aujourd’hui. Ce sont ces nourritures intellectuelles et spirituelles qui font les esprits droits, les rendent résistants aux modes et critiques à l’égard des idéologies. La nouvelle génération est performante dans le nouveau monde, mais pour le

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L I B R E C O M M E L ’A R T   ?

comprendre et le juger sainement, elle doit aussi être familière de l’ancien monde. Aller au théâtre et au musée n’est pas une sorte d’extravagance ou une manière sociale de se distinguer, mais un accomplissement, une manière d’être plus vivant. D’où l’importance de l’éducation pour faire naître une appétence qui, par la suite, s’entretiendra elle-même ». Tel est le souhait de l’enseignement artistique et culturel, qui entend proposer une éducation à l’art en même temps qu’une éducation par l’art  40, notamment par la pratique artistique ou les rencontres avec les artistes, et dont « les effets se font très vite ressentir en ce qui concerne l’ouverture d’esprit, la tolérance, la compréhension des formes symboliques », selon Emmanuel Ethis, car « c’est bien ainsi que l’on peut espérer voir émerger des talents de toutes parts, mais aussi cette liberté de penser le monde avec le regard utile sur nos arts, notre culture, la reconnaissance de ce que signifie l’acte de création – qui peut être un acte très modeste, contrairement à ce que peut laisser penser le côté pompeux de l’expression –, notre vision du monde. Agnès Varda s’attardait sur les patates en forme de cœur, je crois qu’elle a raison. L’éducation artistique et culturelle est ce qui permet de transfigurer le banal et de nous rappeler que nous sommes tous dotés d’imagination ». En définitive, « les expressions artistiques et la création font partie intégrante de la vie culturelle. Elles impliquent la contestation du sens donné à certaines choses et le réexamen des idées et des notions héritées culturellement 41 ». Pour autant, ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de censure qu’il y a davantage de liberté. Les racines de la liberté sont bien plus profondes que celles de la création, elles s’ancrent là où finit l’ignorance.

universitaires d’Aix-Marseille, 2018. – 7. Cf. Pierre Noual, « Vandalisme, une histoire de l’art en négatif », in NOTO n o 13. – 8. Conseil d’État, avis du 2 juillet 2015, n o 390121. – 9. Les autorités peuvent interdire très exceptionnellement des représentations a priori lorsqu’elles risquent de troubler l’ordre public, comme le fut celle du Mur de Dieudonné (Conseil d’État, 9 janvier 2014, ordonnance n o 374508). – 10. Cour d’appel de Paris, 12 mars 2008, n o 07/02873. – 11. Cour de cassation, 14 novembre 2017, n o 16-84.945. – 12. Denis Ramond, La Bave du crapaud. Petit traité de liberté d’expression, L’Observatoire, 2018, et Images défendues. La liberté d’expression face à la pornographie, Classiques Garnier, 2019. – 13. Cour d’appel de Paris, 5 novembre 2008, n o 06/03296. – 14. Tribunal de grande instance de Paris, 26 février 2013, ordonnance de référé n o 13/51631. – 15. Cf. Agnès Tricoire, Petit Traité de liberté de création, La Découverte, 2011. – 16. Cour d’appel de Versailles, 30 novembre 2018, n o 17/08754. – 17. Tribunal de grande instance de Paris, 9 mars 2017, n o  15/01086 et 8 novembre 2018, n o  15/02536. – 18. Tribunal administratif de Paris, 28 mars 2019, n o  1708973/5-2.

Cf. Caroline Châtelet, « No Photo ! », in NOTO n o 8, hiver 2017 ; P. Noual, « Photographier au musée. Guide de sensibilisation juridique à l’usage du visiteur-photographe », 2017 (invisu.inha.fr). – 19. Agathe Lepage, « Un nouveau délit d’entrave dans le Code pénal : l’entrave à la liberté de la création artistique », in Légicom, 2017, vol. 58, n o  1, p. 55. – 20. Cf. Pierre Cabanne, Le Scandale dans l’art, La Différence, 2007 ; Thomas Schlesser, L’Art face à la censure. Six siècles d’interdits et de résistances, Beaux Arts éditions, 2019. – 21. Le qualificatif de « bonnes mœurs » a disparu du droit français depuis

1994. – 22. Carole Talon-Hugon, L’Art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes, PUF, 2019. – 23. Cf. Carole Talon-Hugon, Morales de l’art, PUF, 2009. – 24. Cf. Céline Delavaux et Marie-Hélène Vignes, Les Procès de l’art. Petites histoires de l’art et grandes affaires de droit, Palette, 2018. – 25. Conseil d’État, 11 décembre 2014, n o 386328. – 26. Tribunal administratif de Versailles, 19 septembre 2015, n o 1506153. – 27. CEDH, 10 novembre 2015, n o  25239/13. – 28. Cour d’appel de Versailles, 18 février 2016, n o 15/02687. – 29. Cf. Alexandre Curnier, « La couleur des pivoines », in NOTO n o 8, hiver 2017. – 30. Tribunal de grande instance de Paris, 20 juin 2007, n o  07/05841. Cf. Cyril Desclés, L’Affaire Koltès. Retour sur les enjeux d’une controverse, L’Œil d’or, 2015, et la recension qu’en fit Clémence Hérout dans NOTO n o 5, printemps 2016. – 31. Question n o 14311, in Journal officiel Assemblée nationale, 20 novembre 2018, p. 10371. – 32. Cour de cassation, 2 mars 2011, n o 10-82.250. – 33. Cour de cassation, 26 septembre 2018,

1. Laurent Martin, « Les censures : une histoire ancienne, des formes

n o 17-16.089. – 34. Code du cinéma et de l’image animée, article L. 211-1.

nouvelles », in Laurent Martin (dir.), Les Censures dans le monde.

Cf. Jean-Marc Pastor, « La classification des œuvres cinématographiques :

xix - xxi e

e

siècle,

Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 10, avril 2019. Cf. Pascal Ory (dir.),

la fin des controverses ? », in Juris art etc. avril 2017, n o 45, p. 44.. – 35. Cour

La Censure en France à l’ère démocratique (1848-...), Complexe, 1997. – 2. Plus

administrative d’appel de Paris, 12 juillet 2016, n o 16PA00287. – 36. Conseil

largement, nous invitons le lecteur à (re)lire les vibrants plaidoyers de

d’État, 30 septembre 2015, n o  392461. – 37. Sara Whyatt, « Promouvoir

M Maurice Garçon : Contre la censure et autres plaidoyers pour les arts et les

la liberté d’imaginer et de créer », in Re/Penser les politiques culturelles. La créa-

lettres, Les Belles Lettres, 2016. – 3. Dany Cohen, « La liberté de créer »,

tivité au cœur du développement, Unesco, 2018. – 38. Pierre-William Fregonese,

in Rémy Cabrillac (dir.), Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2019, 25 e éd.,

Raconteurs d’histoires. Les mille visages du scénariste de jeu vidéo, Pix’n Love, 2019.

p. 636. – 4. CEDH, 24 mai 1988, n o 10737/84. – 5. CEDH, 21 janvier 2007,

– 39. Laurence Engel, « La culture, c’est le signe de la liberté », entretien

e

n o  68354/01. – 6. Auteur de « La liberté de création artistique au sens de

réalisé par Odile Lefranc, in NOTO n o 8, hiver 2017. – 40. Cf. le dossier « Aux

la loi du 7 juillet 2016 », in Revue des droits et libertés fondamentaux, 2017,

arts citoyens ! », in Juris art etc., mars 2016, n o 33, p. 19. – 41. Farida Shaheed,

chronique n o 30 (www.revuedlf.com). Cf. sous sa direction : Liberté de créa-

« Le Droit à la liberté d’expression artistique et de création », 2013, rapport

tion, architecture et patrimoine. Regards croisés sur la loi du 7 juillet 2016, Presses

des Nations unies A/HRC/23/24.

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L’art du kimono de Kunihiko Moriguchi T E X T E E T P H OTO G R A P H I E S C L É M E N C E H É R O U T

Peintre sur kimono, Kunihiko Moriguchi pratique le yūzen, une technique de peinture textile mise au point au début du xviie siècle, qu’il a entièrement renouvelée en inventant un style de motifs géométriques qui a fait sa marque. Il crée des kimonos d’apparat dont la plupart ne seront jamais portés, mais exposés en tant qu’objets d’art dans des musées, comme le Metropolitan Museum of Art de New York, le musée d’Art moderne de Kyoto ou le Victoria and Albert Museum, à Londres. Chacun de ses kimonos nécessite plusieurs mois de travail. Il a été élevé en 2007 au rang de trésor national vivant, une distinction du ministère de l’Éducation japonais récompensant les conservateurs des traditions culturelles, et en 1988 à la distinction de chevalier des Arts et des Lettres par le gouvernement français.


Succession, filiation. Kunihiko Moriguchi a vingt-deux ans lorsque, en 1963, après quatre années d’études de peinture japonaise à l’université des arts de Kyoto, il embarque pour la France, où il intègre l’École nationale supérieure des arts décoratifs, à Paris, avant de partir en résidence à la villa Médicis, à Rome. Convaincu par son ami et mentor Balthus de se consacrer au y ū zen, il retourne au Japon, afin d’intégrer au début de 1967 l’atelier de son père, Kakô Moriguchi, peintre de kimono, nommé trésor national vivant quelques mois plus tard. « C’était très dur. Je ne me sentais pas à ma place et n’avais qu’une envie : repartir pour Paris. Un jour, j’avais accompagné mon père à Tokyo pour une exposition chez son grossiste. Après la soirée, qui était superbe, nous sommes allés nous coucher dans la chambre que nous partagions dans un ryokan, une auberge. Alors que nous étions tous deux allongés sur le ventre à fumer dans la pénombre, j’ai enfin osé lui confier mon malaise de devoir lui succéder : “Est-ce que je dois faire comme toi ? Je pourrais copier : au bout de dix ans, j’arriverai peut-être à reproduire ce que tu fais aujourd’hui, et toi tu seras encore plus loin. Je ne parviendrai jamais à te dépasser.” »


Trouver son propre geste. « Insistant sur son émancipation, à ses débuts, vis-à-vis de son propre maître, Kason Nakagawa, mon père m’a répondu : “Tu es libre. Tu feras tout ce que tu voudras, comme moi je l’ai fait.” Mon père m’avait donné une liberté totale. C’est au retour de ce voyage que j’ai commencé à dessiner au compas et à la règle, m’affranchissant des motifs animaux et végétaux habituellement pratiqués dans le yū zen. Avant, les motifs sur les kimonos étaient souvent composés d’une accumulation de détails formant une totalité, là où je pars de la totalité pour aller vers le détail. Il faut parfaitement maîtriser la technique pour avoir la liberté de créer, mais c’est un éternel combat entre moi et le métier... C’est grâce à mon père que j’ai pu trouver mon propre monde, et je considère toujours que c’est lui, le seul trésor national. Pourtant, je n’ai jamais connu son avis sur mon travail... »



Espérer et rêver. Pour créer les motifs qu’il peindra, Kunihiko Moriguchi s’inspire des formes et des mouvements qu’il perçoit dans la ville comme dans la nature : « C’est au-delà de l’observation. Je ne regarde pas la nature, je deviens une partie de la nature. Lorsque je dessine une fleur, je ne la regarde même plus : ma main reçoit le rythme de la fleur. Le temps passé en immersion dans la nature est le plus important. C’est une expérience spirituelle. Il y a une autre vie dans l’histoire de l’homme... Des peintres comme Piero della Francesca ou Nicolas Poussin sont toujours dans ma tête. J’essaye aussi de rêver les motifs de kimonos. Il faut espérer et rêver. Je pars toujours d’une feuille blanche que je remplis d’esquisses. »


Abstraction. C’est d’abord la structure géométrique et abstraite de ses dessins qui a affirmé le style personnel de Kunihiko Moriguchi. Ainsi, là où son père peignait des motifs plus figuratifs directement inspirés de la faune et de la flore, il trouve sa voie dans des formes abstraites exigeant une grande rigueur géométrique, d’autant que la perfection du motif doit perdurer une fois le tissu porté. C’est pourquoi il faut imprimer le mouvement au papier et prévoir les déformations des traits sur le dessin à plat pour créer une illusion d’optique qui assurera la cohérence du motif sur le kimono porté.



Y ū zen. Particulièrement

exigeant, le y ū zen requiert précision et patience : le dessin est reproduit grandeur nature sur le futur kimono à l’aide d’une teinture lavable. Les bandes de tissu qui le composent sont décousues et les lignes tracées à l’envers avant d’être recouvertes d’une pâte de riz gluant, dont l’amidon empêche les couleurs de se mélanger. On vaporise de l’eau, puis on brosse pour effacer le crayon. La toile est huilée et enduite d’une pâte à base de soja aux endroits où sera posée la couleur de fond, afin que les pigments pénètrent plus profondément et de manière uniforme. La teinture est apposée par deux couches avec une brosse plate à l’intérieur du motif délimité par la pâte, avant d’être recouverte de la pâte de riz qui la protègera de la couleur de fond. De l’eau d’alun passée à la brosse fixe les pigments, puis le tissu est lavé à l’eau claire pour retirer l’excès de couleurs. T Y P I Q U E D U Y Ū Z E N , L A T E C H N I Q U E D E D É L I M I TAT I O N D E S CO N TO U R S P O RT E L E N O M D ’ I TO M E N O R I .


R E F U S A N T L E S S O I E S I N D U S T R I E L L E S FA B R I Q U É E S A U V I E T N A M

O U E N C H I N E , K U N I H I KO M O R I G U C H I U T I L I S E U N E S O I E J A P O N A I S E I S S U E D E L A P R O D U C T I O N D E V E R S À S O I E E XC L U S I V E M E N T M Â L E S .



Mouchetage. La toile est tendue

L E S G R A N U L E S P O RT E N T L E N O M D E M A K I N O R I . C E S O N T K U N I H I KO M O R I G U C H I

E T S E S D I S C I P L E S Q U I FA B R I Q U E N T L E U R S P I G M E N T S .

sur des bambous. Une pâte est appliquée sur les endroits déjà colorés et ceux qui resteront blancs. Le motif du dessin est reproduit sur un papier-calque, qui permet de constituer des caches. Des granules de pâte de riz mélangée à de la poudre de zinc sont saupoudrés sur toute la surface de la toile : les caches en calque sont retirés des parties non piquetées, et l’effet moucheté est perfectionné à la main en grattant les grains excédentaires ou en en ajoutant. Une brosse mouillée est passée une fois par jour pendant sept jours pour fixer les grains. Une teinture végétale est appliquée sur tout le tissu à la brosse pour fixer le noir, puis un atelier spécialisé lave et gratte les granulés qui auront imprimé l’effet moucheté caractéristique du style de Kunihiko Moriguchi. La colle est retirée à la spatule et le tissu passé à la vapeur pour lui redonner ses dimensions d’origine. La couture assemblant les différents morceaux du kimono est réalisée par un atelier spécialisé veillant au raccord du motif ; le vêtement fini revient alors à son créateur, qui le suspendra pour le contempler et l’imaginer porté.


Pièce de musée. Parce qu’il se définit davantage comme un créateur de vêtements que comme un artiste, Kunihiko Moriguchi regrette que ses kimonos soient majoritairement exposés dans des musées et non portés par des femmes. « Je me conçois comme un compositeur de musique. Après avoir écrit la partition, je ne suis plus maître de la façon dont elle sera interprétée ! L’art ne peut exister sans le concours de plusieurs personnes : un concert peut être gâché par l’auditeur... C’est donc la propriétaire du kimono qui le mettra en scène, car le kimono change d’aspect en fonction de la personne qui le porte et de l’occasion qu’elle choisit. Je crée chaque pièce pour qu’elle soit portée, et il se trouve que les lignes sont très différentes selon que le kimono est porté ou exposé dans une vitrine. Un kimono est malheureux dans un musée, parce qu’il n’a pas trouvé sa propriétaire. C’est comme ça, je dois me contenter d’être collectionné... »


Grand public. Le regret ne pas voir ses créations largement portées l’amène à détailler sa collaboration avec la manufacture de Sèvres en France, mais aussi avec les grands magasins japonais Mitsukoshi, pour lesquels il a créé des sacs en papier dont le motif a été travaillé en illusion d’optique avec le même soin que celui de ses kimonos. Ainsi a-t-il pu avoir le plaisir de voir ses œuvres partout dans la rue : « Enfin, grâce à un sac, je deviens populaire... »


CHRONIQUES

H É R I T I E R S D E S RO M A I N S  ?

Le glaive de saint Paul PA R C A M I L L E N O É M A R C O U X

D E S T I N AT I O N D ’ U N E A R M E

« Nous avons passé tant de siècles à nous croire héritiers des Romains », disait Malraux en 1966. À m i eu x rega rder l a pei nt u re européenne du x v i e au x v i i i e siècle, il est possible d’écrire une histoire mondiale de l’art, en partant, très modestement, d’un objet présent, mais que l’on ignore : détail d’abord curieux, puis mystérieux, enfin obsédant, entre le pinceau de l’artiste et notre œil. Chez Rembrandt, un sabre africain dialogue avec le christianisme. « À trop voir les images des tableaux, leur ombre, on ne voit plus leur face véritable, la peinture. [...] Il y a, justement, autre chose que l’image dans un tableau. Le tableau, d’abord en tant qu’objet, a une archéologie 1. »

I

l existe de nombreux ouvrages sur le « primitivisme » dans l’art moderne, retraçant en particulier l’influence des arts africains sur les cubistes, les surréalistes ou des plasticiens contemporains, qu’il s’agisse de peinture ou de photographie. Pourtant, avant même l’époque coloniale, des objets circulent avec les échanges commerciaux entre les continents européen et africain. Sur les grandes places commerciales fluviales européennes, certains artistes rencontrent des objets venus d’Afrique et d’ailleurs.

NOTO

En 2016, au musée Jacquemart-André, lors de l’exposition Rembrandt intime, était exposée une des scènes bibliques les plus célèbres de l’artiste. Le tableau provient du Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg, après avoir figuré au xviii e siècle dans les collections du dernier prince-évêque de Würzburg.. Il est connu sous les titres L’Apôtre Paul à sa table de travail, Saint Paul en méditation ou Saint Paul en captivité. Cette huile sur bois est une composition religieuse comme Rembrandt (1606-1669), imprégné de la culture biblique protestante acquise au cours de son enfance, en a peint durant toute sa vie. Il a alors 23 ans. Cinq ans auparavant, il a ouvert un atelier dans sa ville natale de Leyde, où, rapidement, se pressent de nombreux artistes soucieux d’apprendre l’art et les techniques du jeune maître.

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Rembrandt, Saint Paul Ă sa table de travail, 1629-1630, huile sur chĂŞne, Nuremberg, Germanisches Nationalmuseum.


CHRONIQUES

Sabre akan, xvii e siècle, métal et feuille d’or, Accra, musée national du Ghana.

La scène représentée sur ce tableau soulève plusieurs questions. Ce saint Paul, vieillard à la barbe et aux cheveux blancs, assis dans un fauteuil devant un large livre ouvert, est-il « à sa table de travail », « en méditation » ou bien « en captivité » ? Dans tous les cas, il semble impossible de situer géographiquement le lieu, Césarée ou Rome. Cette scène biblique magnifiquement muette, c’est à nous d’en faire parler le silence immobile en l’interrogeant de notre regard. On reconnaît dans le saint Paul une figure familière dans l’œuvre de Rembrandt, modèle de nombreux autres peintures, dessins et gravures, entre 1626 et 1634 : celui-ci incarne en effet Tobie en 1626, Saint Paul en prison en 1627, dans une première version, puis Jérémie en 1628, Simon au Temple la même année, Saint Pierre en prison en 1631, L’A pôtre Paul en 1633, à nouveau, enfin un Différend entre deux vieillards en 1629 et un Vieil Homme barbu en 1632, son véritable portrait. On retrouve ce même vieillard en modèle dans de nombreuses peintures de Jan Lievens (1607-1674), ami leydois de Rembrandt. C’est d’ailleurs la présence récurrente de cet homme dans les compositions de Rembrandt qui amena Tzvetan Todorov à se demander si nous avions à faire à « saint Paul en méditation ou bien un voisin assis dans un fauteuil  2 », puis à engager sa réflexion sur le quotidien et le sacré chez Rembrandt, pour qui, entre les individus du quotidien et les personnages sacrés, il n’y a qu’« un seul et même monde ». Dans un débat déjà vieux de plusieurs siècles, le peintre de Leyde prend le parti, parfaitement dans l’esprit protestant, des artistes « qui insistent sur la proximité entre personnages saints et ordinaires ». L’image du

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Christ est renouvelée. Sous les pinceaux de Rembrandt, l’esprit chrétien devient humble et humain. La représentation des corps n’est plus dans une perfection classique, idéale, les saints et les héros « ne sont pas différents des êtres qu’on peut rencontrer dans la rue ». L’intensité de la scène, soulignée par la présence d’un double éclairage, est au cœur des commentaires de cette œuvre, associée à l’art du clair-obscur de l’artiste. Mais, aimanté par cette fascinante intensité lumineuse, notre regard a-t-il réellement bien observé l’origine de ce jeu de clair-obscur mystérieux ? La lumière venant de la gauche pourrait tomber d’un soupirail, d’une fenêtre, de l’au-delà peut-être – après tout, peu importe. Car la force esthétique et symbolique de cette scène biblique est davantage à chercher à droite du tableau. Dans cette lumière surnaturelle, plus proche d’une éruption volcanique que de la flamme d’une chandelle, qui semble provenir de la face cachée de l’imposant codex ouvert à portée de la méditation de saint Paul, et que l’on suppose être le manuscrit des Épîtres auquel il travaille, comme le suggère le calame tenu par sa main droite, plongée dans l’ombre. Dans la pénombre, mais bien visible, accrochée dans l’angle de la pièce, presque au milieu de la composition, on distingue une arme à la lame courbe, au manche et aux deux pommeaux dorés. En dessous, peut-être une seconde. Bien étrange « captivité », en présence d’un tel objet à portée de main ! La notice du tableau exposé au musée Jacquemart-André évoquait simplement, à

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H É R I T I E R S D E S RO M A I N S  ?

DA N S L A P É N O M B R E , P R E S Q U E AU M I L I E U D E L A CO M P O S I T I O N , O N D I S T I N G U E U N E A R M E À L A L A M E CO U R B E , AU M A N C H E E T AU X D E U X P O M M E AU X DORÉS. UN SABRE AKAN, UN SABRE D E P R E S T I G E , P O RT É PA R L E S D I G N I TA I R E S D ES ROYAU M E S A K A N , I N S I G N E DE S ROI S , D E S C H E F S E T AU T R E S A D M I N I S T R AT E U R S .

l’arrière-plan, une « épée et son fourreau »  3 . Le musée de Nuremberg lui-même parle dans sa notice d’« une épée » à la « forme orientale  4  ». Mais l’a-t-on bien observée ? Ce n’est pas une « épée », encore moins « orientale » : c’est un sabre africain. Une arme qui provient du golfe de Guinée, des rivages marchands que les Européens appelaient depuis le xv e siècle la Costa da Mina (la « Côte de l’or  5 »), et plus précisément de la culture akan. Un sabre de prestige, porté par les dignitaires des royaumes akan, « insigne des rois, des chefs et autres administrateurs  6 », dont les deux pommeaux du manche, ou sphères, sont ornementés de feuilles d’or ou de galuchat, le plus souvent en peau de raie. Des sabres qui ne sont pas des armes de combat, mais des « symboles de pouvoir » et des « objets de cérémonies  7 », dont l’existence remonterait au moins au xvi e siècle, selon le témoignage du marchand hollandais d’A msterdam Pieter de Marees, présent sur le littoral guinéen en 1600 et émerveillé devant ces « longues lames, tranchantes sur leurs deux bords », dont le manche peut être recouvert de peau de poisson, « considérées aussi précieuses que l’or pour [les Européens]  8 ». Au milieu du xvii e siècle, époque du Saint Paul de Rembrandt, au moins trois spécimens de ce sabre akan sont parvenus, depuis le littoral guinéen, dans de grandes collections européennes. Le premier est conservé dans les fonds du cabinet de curiosités du roi Frédéric III du Danemark (1609-1670) : le catalogue de 1674 le recense, de manière erronée, comme une pièce provenant des « Indes orientales », sans donner aucune précision sur

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Rembrandt, La Décollation de saint Jean Baptiste, vers 1631, gravure sur papier, New York, The Morgan Library & Museum.

son entrée dans les collections. Un deuxième se trouve dans les collections allemandes du duc Antoine-Ulrich de Brunswick-Wolfenbüttel (1633-1714), dont la localisation nous est aujourd’hui inconnue, mais qu’un catalogue manuscrit, non daté mais probablement rédigé avant le milieu du xviii e siècle, décrit comme « un sabre d’origine inconnue, dont le fourreau est recouvert d’une peau de poisson 9 ». Enfin, un troisième sabre akan est identifiable dans le catalogue de 1659 du grand marchand allemand d’Ulm Christoph Weickmann (1617-1681), qui l’aurait lui-même acheté à un marchand ayant fréquenté le littoral guinéen 10. Mais revenons à Rembrandt. C’est bien ce sabre akan que nous voyons auprès de saint Paul et, derrière, contre le pilier, un autre type d’arme, ou, peut-être, son fourreau. Un sabre africain, dont la lame courbe, éclairée comme à dessein par le feu des saintes Écritures, semble illustrer

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CHRONIQUES

Attribué à Gerrit Dou, Autoportrait dans l’atelier, vers 1630, huile sur panneau, collection Kremer.

Gerrit Dou, Soldat dans un corps de garde à Leyde, vers 1630, huile sur chêne, Budapest, musée des Beaux-Arts.

tout à la fois, de façon métaphorique, la future décapitation du martyr, à Rome, et le verset de sa lettre aux Éphésiens qui en appelle au « glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la parole de Dieu  11 ». On sait que le peintre de Leyde était un jeune collectionneur passionné. Avant d’ouvrir son atelier dans sa ville natale, Rembrandt fit six mois d’apprentissage à Amsterdam en 1624, sous la direction du peintre Pieter Lastman (1583-1633), passé par l’Italie au début du xvii e siècle et tenu par beaucoup de ses contemporains pour l’un des plus importants artistes hollandais. Le maître transmet à son jeune élève son goût pour les costumes et objets exotiques, et Rembrandt fréquente très assidûment les ventes aux enchères, en particulier à Amsterdam. Son premier atelier, à Leyde, s’enrichit très vite d’objets et d’accessoires aussi précieux qu’hétéroclites, recherchés autant pour leurs qualités esthétiques propres que pour leurs potentialités

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décoratives utilisables dans ses compositions, ainsi que pour son enseignement : « [Rembrandt] était très grand amateur d’art, rapporte le peintre et critique d’art allemand Joachim von Sandrart (1606-1688), appréciant toutes sortes d’œuvres d’art, de peintures, de dessins, d’estampes et d’autres curiosités étrangers qu’il possédait en grande quantité et pour lesquels il avait toujours montré beaucoup d’intérêt  12. » Plus tard, en 1639, dans son atelier à Amsterdam, alors à l’acmé de sa notoriété, Rembrandt intègre à nouveau ce sabre akan dans une composition représentant La Résurrection du Christ, œuvre qui lui est commandée par le secrétaire du prince d’Orange 13. Au contraire de la plupart des autres œuvres que l’on connaît sur ce thème, le Christ est ici comme mis de côté, dans le brouillard, en bas de la partie droite du tableau, où il est discrètement figuré mi-allongé dans le tombeau dont il semble vouloir s’extraire comme d’un rêve. À cette résurrection sereine et effacée au cœur

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© www.thekremercollection.com © Museum of Fine Arts, Budapest - Szépművészeti Múzeum, 2020

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de la nuit s’oppose à gauche, dans la majeure partie du tableau, la représentation, sous la forme d’un ange de lumière, de la divine violence responsable de l’explosive ouverture du tombeau et de l’anéantissement de la soldatesque des bourreaux, dont l’un d’eux, dans sa chute, abandonne aux ténèbres du bas du tableau le prestigieux sabre africain. Objet de fascination, ce sabre est aussi un accessoire d’atelier pour Rembrandt. L’un de ses tout premiers élèves, possiblement Gerrit Dou (1613-1675), se représente justement palette à la main dans l’atelier de son maître, à Leyde, vers 1630, dans son tableau au titre posthume Autoportrait dans l’atelier. Rembrandt est à l’arrière-plan, à gauche, attentif à la réalisation de son élève. Dans la partie inférieure droite du tableau, le jeune élève représente le sabre que son maître utilise dans son Saint Paul, ici parmi un ensemble hétéroclite : un tonneau, un bouclier oriental, une mâchoire supérieure de cheval, une sacoche en cuir, un casque, un turban coloré, une gourde... Le portrait d’Un officier en costume oriental peint par un autre de ses premiers élèves, Isaac de Jouderville (ca 1612-ca 1648), présente ces objets dans la même disposition, et, lors de son dernier passage en vente publique en 1997, personne n’identifia dans cette huile sur bois le sabre akan  14, pourtant placé au sol dans la ligne verticale centrale de la composition, la lame cachée par une selle, et dont les deux pommeaux intriguent indubitablement bien plus notre regard que la longue épée portée par le modèle. Autant d’objets d’atelier que Gerrit Dou redispose dans son tableau Soldat dans un corps de garde à Leyde, et le sabre africain, placé au premier plan, passerait désormais parfaitement pour une arme de la garnison locale, à côté d’un tambour militaire, d’une selle de cheval et de boulets de canon ! Par la suite, notre regard perd la trace de ce sabre akan chez Rembrandt et chez ses élèves. En 1656, accablé de dettes, le maître d’A msterdam est contraint de céder tous ses biens à ses créanciers. Sa collection artistique est dispersée lors de six ventes aux enchères. Qu’est devenu ce sabre ? De cette saisie,

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seul un inventaire sommaire a été dressé. Nulle trace de sabre africain. En revanche, il est probable qu’il ait rejoint le lot n o 339 de « vingt objets, dont des hallebardes, des épées et des éventails indiens ». Nous ne saurons donc sans doute jamais si Rembrandt, qui n’a lui-même jamais voyagé hors des Provinces-Unies, connaissait l’origine exacte de ce sabre, qui l’a esthétiquement captivé. Après 1656, c’est en objet envoûtant, ou tout au moins exotique, que ce sabre continue son parcours, privé de tout pedigree historique et géographique... Au musée des Beaux-Arts de Lyon, un imposant tableau de Salomon Koninck (1609-1656) présente Manoah et sa femme face à l’ange qui leur apparaît devant l’offrande du chevreau, venu leur annoncer la naissance prochaine de leur fils Samson. Bien visible au premier plan, posé sur le bassin et la serviette d’autel, un sabre akan, à nouveau, qui n’a étonnamment suscité aucun intérêt jusqu’à présent dans l’analyse iconographique, au contraire de l’aiguière en vermeil de l’orfèvre Adam Van Vianen (1568-1627), dont le pied touche pourtant le bout de la lame africaine  15. Un sabre akan représenté tout en finesse par Koninck, qui porte une attention particulière à l’ornementation de galuchat des deux pommeaux. Un sabre africain qui devient, dans cette scène biblique, l’arme du sacrifice de l’agneau pour une offrande à Dieu. L’œuvre provient de l’archevêché de Lyon et fut donnée au musée des Beaux-Arts en 1816 par le cardinal Joseph Fesch (1763-1839), oncle de Napoléon. Elle est datée vers 1650 et Koninck, peintre d’A msterdam, disparaît en 1656, précisément l’année de la vente de la collection de Rembrandt, dont il était un proche et avec lequel il a partagé l’enseignement de Pieter Lastman. Ce sabre, manifestement différent de celui de Rembrandt, atteste qu’en un même lieu en Europe et exactement à la même époque plusieurs sabres akan pouvaient circuler. Environ cinq ans auparavant, cet accessoire avait été utilisé par Koninck dans une autre composition biblique monumentale, représentant l’idolâtrie du roi Salomon pour la divinité Moloch, incarnée dans un taureau.

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© Lyon MBA - Photo Martial Couderette

© Lennart Larsen, National Museum of Denmark

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Sabre et fourreau akan, xvii e siècle, métal et galuchat, Copenhague, musée national du Danemark.

Salomon Koninck, Le Sacrifice de Manoah, vers 1650, huile sur toile, Lyon, musée des Beaux-Arts.

Salomon Koninck, L’Idolâtrie du roi Salomon (détail), 1644, huile sur toile, Amsterdam, Rijksmuseum.

Koninck avait aussi placé le sabre sur un bassin d’autel, bien visible au centre de la composition. Est-il représenté en arme sacrificielle dans cette scène où il aurait finalement un lien étrange avec le culte en question  16, ou bien en prestigieux et merveilleux présent fait au taureau divin ? Entre liberté d’interprétation du texte biblique et inspiration esthétique manifeste du sabre akan, difficile de le dire. Mais cela nous permet de constater qu’une peinture européenne de l’époque moderne est aussi, à bien des égards, une fenêtre ouverte sur une histoire mondiale et connectée : un sabre chez Rembrandt, chez ses élèves et ses amis, et c’est une parcelle de la mémoire de l’Afrique subsaharienne qui ouvre un dialogue avec l’histoire chrétienne occidentale.

einer von Rembrandt bevorzugten orientalischen Form – sprichwörtlich hinter sich an den Nagel gehängt hat, liegt nun in seinen Schriften und in der väterlichen Sorge um die von ihm begründeten christlichen Gemeinden. » – 5. Du nom donné par les Portugais, premiers Européens à s’y implanter. – 6. Jean Guillaume, « Europe, Afrique, Asie », in Afrique : Archéologie & Arts, n o 5, 2009. – 7. Anna Arcudi, Massimiliano Massera, Giorgia Sciutto, Ashanti Ritual Swords, Ricerca e Cooperazione, 2011. – 8. Pieter de Marees, Beschrijvinghe ende historische verhael vant gout koninckrijck van Guinea, Amsterdam, Claesz, 1602, cité dans Ashanti Ritual Swords, Ricerca e Cooperazione, 2011. – 9. Rudolf Alexander Schütte, « The Kunst und Naturalien Kammer of Duke Anton Ulrich of Brunswick-Lüneburg at Schloss Salzdahlum », in Journal of the History of Collections, n o 9, 1997. – 10. Christoph Weickmann, Exoticophylacium Weickmannianum, 1659, 54. – 11. Lettre de saint Paul aux Éphésiens 6, 17. – 12. Joachim von Sandrart,

Teutsche Academie der Edlen Bau- Bild- und Mahlerey-Künste, Nuremberg, Endter, 1675. – 13. Alte Pinakothek, Munich. – 14. « An officer, standing small full lenght in a guard room near a staircase, a helmet on a barrel, a shield, a saddle, a flag and a bag on the floor in the foreground » (Christie’s, Amsterdam, 10 novembre 1997, lot n o 140). – 15. Hans Buijs, Mària van Berge-Gerbaud, Tableaux flamands et

1. Alain Jaubert, Palettes, Gallimard, 1998. – 2. Tzvetan Todorov, L’A rt ou la Vie !,

hollandais du musée des Beaux-Arts de Lyon, Institut Néerlandais de Paris – Musée

Biro, 2008. – 3. Rembrandt intime, Culturespaces, 2016, p. 70. – 4. « Die gesamte

des Beaux-Arts de Lyon, 1991, pp.84-86. – 16. Le culte de la divinité païenne

Kraft des alten Mannes, das Schwert seiner früheren Christenverfolgungen – hier in

Moloch était lié à l’immolation d’enfants par le feu.

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CHRONIQUES

CET OBJET DU DÉSIR

Les dents PA R J E A N S T R E F F

GENCIVES INCISIVES

Si le corps de l’autre est a priori le premier objet du désir, il l’est rarement dans son entier. À force de rester fermée, la bouche a rendu son trésor plus désirable. Paraît le parfait ou détraqué alignement des quenottes, blanchies, noircies ou métalliques, et tous de claquer des m âch oires : fétichistes, pei nt res, esp i o ns, vi c t i m es co nsenta ntes de vampires et impuissants notoires.

« Mais tous les éloges furent pour l’expression de visage de Renée. Selon le mot de M. Hupel de la Noue, elle était “la douleur du désir inassouvi”. Elle avait un sourire aigu qui cherchait à se faire humble, elle quêtait sa proie avec des supplications de louve affamée qui ne cache ses dents qu’à demi. » Émile Zola, La Curée, 1871.

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’il existe bien un fétichiste des dents dans la littérature, c’est sans aucun doute Egæus, le héros de Bérénice, nouvelle d’Edgar Allan Poe. Alors qu’il doit épouser sa cousine, Egæus devient obsédé par sa dentition, qui ne quitte plus sa pensée : « Les dents ! – les dents ! – Elles étaient là, – et puis là, – et partout, – visibles, palpables devant moi ; longues, étroites et excessivement blanches, avec les lèvres pâles se tordant autour, affreusement distendues comme elles étaient naguère. Alors arriva la pleine furie de ma monomanie, et je luttai en vain contre son irrésistible et étrange influence. Dans le nombre infini des objets du monde extérieur,

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je n’avais de pensées que pour les dents. J’éprouvais à leur endroit un désir frénétique  1. » Un jour, un domestique lui annonce la mort de Bérénice, aussitôt mise en bière. La nuit suivante, le même serviteur vient le tirer de son sommeil d’opiomane pour le prévenir qu’un effroyable cri a retenti dans la maison, et qu’alertés les domestiques ont trouvé Bérénice, encore vivante et ensanglantée au milieu de sa sépulture profanée. Egæus reprend ses esprits et s’aperçoit qu’il est couvert de sang tandis qu’à ses côtés se trouvent des outils de dentiste, ainsi qu’une boîte contenant trente-deux dents. Aïe ! Dans l’art du portrait, le sourire, à l’instar de celui si mystérieux de la Joconde, se fera pendant des siècles bouche fermée. Le sourire denté, ou plutôt édenté, était réservé aux prostitués, indigents et autres ivrognes, comme on peut le voir dans certains tableaux de Frans Hals, artiste hollandais majeur et dévoyé du siècle d’or néerlandais, représentant une faune enjouée et canaille, à la dentition pourrie, ripaillant dans d’obscures tavernes.

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Dante Gabriel Rossetti, Belcolore, 1863, huile sur toile, Boston, Museum of Fine Arts. Belcolore fait référence à Monna Belcolore, « une plaisante et fraîche paysanne, brune et bien découplée », qui apparaît dans la deuxième nouvelle de la huitième journée du Décameron (1350-1354) de Boccace. L’histoire dénonce les prêtres qui ont « entrepris une véritable croisade contre nos femmes ». Boccace est une source réjouissante pour les artistes préraphaélites. Dante Gabriel Rossetti a pris pour modèle Fanny Cornforth, représentée dans une pose suggestive : les cheveux dénoués et une robe qui offre la rondeur d’une épaule. Elle pince entre ses lèvres pulpeuses et ses dents un bouton de rose – telle la morsure appelée « Corail et joyau » dans le Kama-sutra, lorsque « la peau est pressée à la fois par les dents (les bijoux) et les lèvres (le corail) ».


CHRONIQUES

D’après une copie d’A nnibale Carracci, Deux Jeunes Hommes riant, vers 1584-1585, huile sur toile, Milan, musée de Capodimonte.

Il faut attendre le xviii e siècle et l’importance nouvelle accordée à l’expression des sentiments – et l’apparition des dentistes en France – pour qu’une femme ose enfin montrer des dents lumineuses : c’est Élisabeth Vigée Le Brun qui, dans La Tendresse maternelle (1786) s’expose avec sa fille, souriant délicatement, bouche entrouverte sur des dents blanches – objet de séduction. Certains commentateurs n’ont pas manqué de relever ce sourire denté et de considérer que cette « affectation est surtout déplacée dans une mère 2 », « presque indécente » pour Diderot. Au début du xx e siècle, une femme de la bonne société apparaît avec un sourire décomplexé et rayonnant dans En la plaza, femmes à la balustrade de Kees Van Dongen (ca 1911). Les dentistes ont gagné. Le sourire est désormais un symbole de séduction. Celui de Marilyn est immortalisé cent soixante-huit fois par Andy Warhol dans Marilyn Monroe’s Lips (1962) et isolé dans Marilyn Monroe I Love Your Kiss Forever Forever (1964), accompagné du poème Jade White Butterfly de Walasse Ting – il ne subsiste de

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l’icône glamour que ses dents. Le sourire hollywoodien emporte le monde dans un tsunami de dents lumineuses de jeunesse et de santé, devenu l’expression normative de la vie sociale. Si, dans le monde occidental, la course au blanchiment des dents se fait à coups de dollars ou d’euros, il existait au Japon une bien curieuse pratique ancestrale qui a perduré jusqu’en 1870, date à laquelle elle finit par être interdite. Initialement utilisée lors du passage des jeunes filles à l’âge adulte, elle se nomme Ohaguro et consiste à se noircir les dents avec un mélange de vinaigre, de thé vert et d’alcool de riz, qu’on laisse macérer plusieurs heures avant d’y verser une poudre noire baptisée fushi, extraite du sumac, arbuste de la même famille que le pistachier. On badigeonne ensuite les dents avec cette mixture peu ragoûtante et malodorante pour obtenir une bouche ressemblant à celle d’un fumeur invétéré. Très encourageant pour un baiser ! Bien que proscrit, ce rituel n’a pas complètement disparu de nos jours, mais est réservé aux

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CET OBJET DU DÉSIR

I L FAU T ATT E N D R E L E X V I I I E S I È C L E E T L ’ I M P O RTA N C E N O U V E L L E AC CO R D É E À L’EXPRESSION DES SENTIMENTS – ET L ’ A P PA R I T I O N D E S D E N T I ST E S E N F R A N C E – P O U R Q U ’ U N E A RT I S T E , ÉLISABETH VIGÉE, OSE ENFIN M O N T R E R D E S D E N TS LU M I N E U S E S .

geishas et au théâtre. On peut en voir une représentation dans Le Conte de la princesse Kaguya, film d’animation réalisé en 2013 par Isao Takahata. De son côté, l’Ohaguro Bettari désigne un yokai, monstre à la dentition noire. Selon la légende, celui-ci, ou plutôt celle-ci, apparaît dans les maisons où vivent des célibataires. Elle se présente à ses proies de dos, telle une jeune mariée un peu prude, aux charmes ravageurs. Le mythe veut que l’homme qu’elle attire dans ses rets, envoûté par son apparente beauté, veuille à tout prix voir son visage. L’Ohaguro Bettari se retourne alors et dévoile un faciès qui ne comprend ni yeux ni nez, juste une gigantesque bouche aux dents noires qui ressemble à un cloaque. Tanizaki est fasciné par le contraste de ce « maquillage » : « Je n’imagine pas visage plus blanc que celui d’une jeune femme qui sourit en laissant apparaître de temps à autre ses dents d’un noir de laque entre ses lèvres vertes comme un feu follet, dans l’ombre tremblotante d’une lanterne  3. » Autre particularité nipponne sur la dentition : les dents de vampire. Si, dans la plupart des pays civilisés, les appareils d’orthodontie rectifient l’alignement des quenottes des enfants et des adolescents afin qu’il soit le plus régulier possible à l’âge adulte, l’élégance japonaise penche vers le chaos : dents se chevauchant, s’entremêlant, plombages visibles, dents en or exhibées, etc. Encore plus étonnant est l’engouement des jeunes Japonaises pour le yaeba. Au point de payer très cher pour cet ajout de dents surnuméraires qui ne sont pas sans évoquer les célèbres canines du comte Dracula, créé par Bram Stoker en 1897. Il faut reconnaître que celles-ci, que l’on trouve en gadget aujourd’hui, ont fasciné nombre de femmes et d’hommes dans les films produits par la Hammer dans les années 1950 et 1960. Ainsi, cette séquence troublante du Cauchemar

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de Dracula 4, au cours de laquelle Lucy (Carol Marsh) attend, haletante de désir, la venue du vampire – interprété par Christopher Lee, bien sûr. Après avoir enlevé les fleurs d’ail dont le docteur Van Helsing a parsemé sa chambre, elle ouvre la fenêtre en grand, retire la croix de son cou et s’allonge en chemise de nuit transparente sur son lit, attendant son saigneur et maître, déjà offerte à la morsure fatale qui offre l’éternité. Mais les femmes aussi mordent les hommes quand elles deviennent Les Maîtresses de Dracula  5, ou se croquent entre elles avec Carmilla, pendant féminin du comte hématophage, inventée en 1872 par Joseph Sheridan Le Fanu. Que celle-ci soit une lesbienne convaincue n’a pas échappé à Roger Vadim, qui, dans ... Et mourir de plaisir, a fait en 1960 du couple Annette Stroyberg/Elsa Martinelli le moteur essentiel de son adaptation cinématographique de la nouvelle de l’écrivain irlandais. Les canines vampiresques continueront sans doute longtemps de fasciner une humanité en quête perpétuelle d’une vie sans fin.

Le Conte de la princesse Kaguya, Isao Takahata, 2013.

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CHRONIQUES

Belle de jour, Luis Buñuel, 1967 S éverine , touchant les bottes de Marcel ; souriante : Quelles jolies bottes ! (Elle prend les bottes et les jette, puis, mettant la main sur son épaule, embrasse Marcel. Très rapidement, elle s’écarte, surprise.) Tes dents... (Elle lui caresse tendrement les cheveux.) Qu’est-ce qui t’est arrivé ? M arcel , plan rapproché des deux ; avantage à Marcel : Fauchées d’un seul coup. (Sur lui jusqu’à gros plan ; d’un doigt il soulève sa lèvre supérieure, découvrant une rangée de dents en métal ; ton de défi.) Ça te gêne ? S éverine , off : Non.

« Autrefois, les vagins avaient des dents et la nuit allaient manger dans les champs. Les paysans tendirent des pièges, car ils ne savaient pas qui mangeait les récoltes. Les vagins pris au piège furent amenés au juge, qui ordonna que les vagins soient pendus. Les paysans, se demandant comment ils feraient avec des femmes sans vagin, demandèrent leur grâce. Le juge accepta à condition que les dents soient détruites. Une récompense fut promise à celui qui le ferait. Un policier à un œil unique dit qu’il pourrait faire l’affaire. Il avait un pénis-couteau, avec lequel il arracha les dents, puis avec un marteau et un clou il remit les vagins en place. Le clou c’était le clitoris. Les vagins maudirent cet homme et le transformèrent en cochon », rapporte un conte des Murias  6 , population pré-aryenne d’Asie centrale. Marie Bonaparte, dans son livre sur Edgar Allan Poe  7, où elle cherche dans l’analyse de l’œuvre littéraire du poète les raisons de son impuissance, met en rapport ce fantasme

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castrateur avec la morsure du sein par le nourrisson. Frustré de ces premiers instincts cannibales par quelques tapes sur la joue, l’enfant inverserait les morsures qu’il a voulu infliger à sa mère en craignant à son tour la morsure mutilatrice de celle-ci. Dans L’Être et le Néant  8, Jean-Paul Sartre, qui n’était pas plus performant que Poe côté coït, voit en l’acte amoureux une castration de l’homme parce que le sexe de la femme est « la bouche vorace qui avale le pénis ». Verlaine ne semble pas beaucoup plus enthousiaste, qui écrit : Faut célébrer la blanche Souplesse de la hanche Et sa mate largeur, Dire le ventre opime Et sa courbe sublime Vers le sexe mangeur  9

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femme est dotée d’un vagin mordant. Quant à Pornarina, la prostituée à tête de cheval du roman de Raphaël Eymery  13, elle parcourt l’Europe depuis des siècles à la recherche de ses proies consentantes, semant derrière elle des cadavres mutilés, tel un Petit Poucet sanguinaire. Dans les jeux BDSM, il existe un écarteur buccal muni d’un anneau qui permet une fellation sans risque de morsure malvenue. James Bond aurait dû s’équiper, parmi sa panoplie de gadgets, de cet accessoire pour une utilisation moins érotique quand il se heurte à Requin dans L’Espion qui m’aimait  14 et Moonraker  15. Interprété par Richard Kiel, ce personnage est en effet doté d’une mâchoire d’acier très menaçante. Ce genre de mandibule n’effraie pas Catherine Deneuve, qui, dans Belle de jour  16, tombe amoureuse de Marcel alias Pierre Clémenti. Mais on peut aussi se mordre les lèvres de plaisir ou de désir, telle Lya Lys, l’interprète de L’Âge d’or  17, à la vue de Gaston Modot (plus tard, ce sont les doigts de celui-ci qu’elle met entre ses dents, avant que, laissée seule, elle finisse par sucer avidement le pouce d’une statue en guise de symbolique fellation). Car, nous le savons bien, ainsi que l’écrit Anna de Noailles : Ce sont tes lèvres sur tes dents Qui rendent mon destin hagard  18...

L’Âge d’or, Luis Buñuel, 1930

Baudelaire reprend l’image du vagin denté et Marcel Duchamp poétise cette porte de satin rose menant à un festival de cannibales. Tandis que l’acteur américain Mitchell Lichtenstein, dans son premier long métrage Teeth 10, transforme le film de teenager en conte mi-horrifique, mi-fleur bleue : s’apercevant que son vagin a mutilé son premier amant, qui l’a forcée, Dawn O’Keefe, jeune fille militant pour l’abstinence sexuelle dans son lycée d’une petite ville du Texas, coupe la verge de ceux qui la pénètrent sans être animés d’un amour pur. Très inspiré de L’Ange de la vengeance  11, ce film fauché du fils de Roy Lichtenstein a le mérite de rafraîchir le mythe antique du vagina dentata. Kasumi, l’héroïne du très étonnant et japonisant roman de Rieko Matsuura Pénis d’orteil  12, voit un matin son orteil transformé en pénis. Elle finit par intégrer une troupe de freaks sexuels réservée aux nantis, dans laquelle une

NOTO

1. Edgar Allan Poe, Bérénice, 1835, traduction de Charles Baudelaire. – 2. Mémoires

secrets de Bachaumont, 1777-1789, (1787). – 3. Tanizaki Jun’ichirô, Louange de l’ombre, 1933 ; traduction de Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, Picquier, 2017. – 4. Le Cauchemar de Dracula (Horror of Dracula), Terence Fisher, 1958. – 5. Les Maîtresses de Dracula (The Brides of Dracula), Terence Fisher, 1960. – 6. Signalé par Robert Gessain lors de ses conférences consacrées au vagina

dentata à la Société française de psychanalyse en juin 1955 et mars 1956. – 7. Marie Bonaparte, Edgar Poe. Sa vie, son œuvre. Étude psychanalytique,

avant-propos de Sigmund Freud, Denoël, 1933. – 8. Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, 1943. – 9. Paul Verlaine, « Mais après les merveilles », extrait d’Odes en son honneur, 1893. – 10. Teeth, Mitchell Lichtenstein, 2007. – 11. L’Ange de la vengeance (Ms .45), Abel Ferrara, 1981. – 12. Rieko Matsuura,

Pénis d’orteil, 1993 ; traduction de Jean-Armand Campignon, Picquier, 1998. – 13. Raphaël Eymery, Pornarina, Denoël « Lunes d’encre », 2017. – 14. L’Espion

qui m’aimait (The Spy Who Loved Me), Lewis Gilbert, 1977. – 15. Moonraker, Lewis Gilbert, 1979. – 16. Belle de jour, Luis Buñuel, 1967. – 17. L’Âge d’or, Luis Buñuel, 1930. – 18. Anna de Noailles, « Je ne voudrais qu’un changement », extrait des Poèmes de l’amour, 1924.

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© STR / AFP

Des policiers à cheval équipés de masques chirurgicaux rendent visite à des résidents de l’A ltaï, dans la région chinoise du Xinjiang, afin de les sensibiliser à la pandémie provoquée par le coronavirus SARS-CoV-2.


CHRONIQUES

CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

Une chevauchée P A R D O M I N I Q U E D E F O N T- R É A U L X

HAUT LES MASQUES

Notre imaginaire collectif résonne dans nos réactions à certains clichés d’actualité. À quoi tiennent leur force et leur présence ? Comment se construit une image ? En Chine, des militaires rejoignent les zones les plus isolées pour transmettre les consignes sanitaires de lutte contre la pandémie de Covid-19 ; sous la représentation contemporaine affleurent des codes picturaux et intellectuels anciens.

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e 26 février 2020 en France, on commençait à parler, avec plus d’attention, bientôt avec gravité, de ce lointain virus apparu en Chine. Des médecins avaient donné l’alerte plusieurs semaines auparavant. Quelques centaines de résidents français de Wuhan avaient été rapatriés et installés dans un village de vacances à Carry-le-Rouet (Bouches-du-Rhône). Quelques jours plus tard, les radios, les télévisions, les journaux parlèrent de clusters – à Crépy-en-Valois, à Mulhouse, à Auray –, et très vite l’ensemble de l’actualité n’a plus été dédié qu’à cette maladie, cette Covid-19 dont les Français ont soudainement et malheureusement découvert, comme tous les autres peuples de la planète, qu’elle était bien plus dangereuse qu’une grippe saisonnière. Le 17 mars, pour la première fois à l’époque contemporaine, les habitants de France métropolitaine comme des départements et régions d’outre-mer étaient confinés. Un bouleversement inattendu pour beaucoup, à peine croyable pour ceux qui le vivaient,

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les plongeant tous, nous plongeant tous, dans un état de sidération persistant. Mais, le 26 février, en France règne encore l’insouciance, ce sentiment dont nous avions oublié alors combien il pouvait être précieux. Certains rentraient de vacances, d’autres en profitaient ou s’apprêtaient à partir. Il avait enfin arrêté de pleuvoir – cette pluie qui avait peu cessé depuis fin septembre –, il faisait doux pour la saison, les journaux parlaient d’élections municipales, sur fond de réforme des retraites. Ce jour-là, à des milliers de kilomètres – mais nous ne tarderions pas à savoir, puis à ressentir, combien les distances de notre Terre avaient été franchies avec aisance par ce virus résistant –, des hommes à cheval traversaient les paysages enneigés du nord du Xinjiang, en Chine occidentale, parcourant les quelque huit cents kilomètres entre Urumqi, la capitale de cette région autonome, et Altaï, aux confins de la Mongolie. Plus de 2 500 km séparent cette ville de Pékin. Longtemps désigné comme le Turkestan oriental, le

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CHRONIQUES

territoire est peuplé par les Ouïgours, turcophones, musulmans, cibles de brimades répétées du gouvernement chinois. Le Xinjiang est une terre de conquête pour la Chine – son nom signifie « nouvelle frontière » : pas pour ses paysages, malgré leur rude et austère beauté, ni pour son climat, très rigoureux pendant de longs mois d’hiver, mais pour la richesse de son sous-sol. La chevauchée des hommes venant apporter les consignes de nécessaire défense contre le SARS-CoV-2 à ces habitants a fait l’objet d’une série de photographies, diffusée par l’A FP et Reuters. L’une d’elles se révèle particulièrement saisissante. Sept cavaliers, chaudement vêtus, certains affublés d’une combinaison de protection médicale sur leur uniforme d’hiver, nez et bouche masqués, nous font face. Ils montent des chevaux râblés, puissants, à même de galoper dans l’épaisse couche neigeuse. Du groupe de ces hommes se dégage une vive énergie, qui se devine dans les gestes vigoureux avec lesquels ils tiennent une corde – cravache ou lasso. Ils incitent leurs montures à progresser dans ce paysage glacé, avec une détermination qui relève de l’héroïsme ou de l’inconscience, non sans brutalité. Portés par leur mission salvatrice, ils semblent à la fois justiciers et conquérants. Comme l’a remarqué Sonia Devillers, qui a dédié à cette image une chronique sur France Inter, cette représentation conçue en Chine évoque d’autres tableaux, ceux du western, ce genre littéraire et cinématographique si fécond, où se met en scène l’imaginaire américain. Dans un bon western, la frontière est l’espace physique et mental où se joue l’intrigue ; elle en est parfois le sujet. La foisonnante tétralogie de Lonesome Dove (1985-1997), de Larry McMurtry, inspirée par The Last Frontier (« La Dernière Frontière », 1941) de Howard Fast, en témoigne avec talent ; couronnée du prestigieux prix Pulitzer, elle a été adaptée à l’écran. La frontière est un territoire toujours en mouvement ; au-delà des enjeux géographiques, elle se conçoit comme une limite entre le monde civilisé et le monde sauvage ; elle constitue un

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Les Sept Mercenaires, John Sturges, 1960.

espace de conquête, mais aussi de contrôle  1 , théâtre où se côtoient populations indigènes, différentes donc dangereuses, colons courageux et inconscients, abandonnant tout pour une vie plus à l’ouest, dans des paysages encore vierges. La dramaturgie du western voit les premiers ravager les campements fragiles et précaires des seconds, incapables de se protéger face à une telle férocité. C’est alors qu’apparaissent les héros, à même de lutter et de défendre les nouveaux arrivants, avec une vigueur pourtant toujours teintée d’un rien de condescendance à l’égard de ces pionniers. Rangers, mercenaires, ils respectent et craignent ceux qu’ils combattent – souvent habiles cavaliers, comme ils le sont également –, et méprisent un peu les naïfs inconscients qu’ils sauvent. Leur groupe est formé d’hommes au caractère bien trempé, dotés de fortes personnalités, mais qui montrent face à la loi qu’ils font observer des attitudes diverses, une rectitude qui varie de l’un à l’autre. Ils composent une bande réunie par un objectif commun – triompher de l’ennemi –, dont la puissance naît de la complexité même à forger sa cohésion. Leur union est de circonstance, mais les circonstances les portent au-delà d’eux-mêmes. Leur combat intérieur, les déchirures qui éreintent leur groupe comme chacun d’eux, forment, autant que la lutte qu’ils conduisent contre

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CECI EST UNE IMAGE DU RÉEL

L A P H OTO G R A P H I E C H I N O I S E CO M M E L E P L A N D U F I L M D E S T U RG E S R E N VO I E N T À U N T E R R I TO I R E Q U E L ’ O N D E V I N E I M M E N S E ; C E S C AVA L I E R S A R M É S E T D É T E R M I N É S S O N T C A PA B L E S D E L E F R A N C H I R , D E L E CO N T R Ô L E R , D E L E M A Î T R I S E R , D E L E CO N Q U É R I R .

ceux qui s’opposent à la conquête de la « civilisation », une narration, jamais linéaire ; elle se fonde sur le principe sous-jacent d’un ordre perdu à retrouver et s’enrichit de bouleversements successifs. Les sept cavaliers chinois nous évoquent, bien sûr, Les Sept Mercenaires – titre français de The Magnificent Seven – de John Sturges, sorti en 1960. Le film réunissait notamment Yul Brynner, Steve McQueen, Charles Bronson et Eli Wallach. L’intrigue, inspirée de celle des Sept Samouraïs d’A kira Kurosawa, tourné en 1954, transposait du Japon au nord du Mexique l’histoire d’un groupe de villageois appelant à la rescousse sept hommes pour les défendre face à de cruels bandits. La composition de l’image capturée dans les montagnes d’A sie centrale est semblable au plan du film qui permit de concevoir l’affiche. Les hommes à cheval nous font face dans un paysage qu’ils maîtrisent d’autant mieux qu’ils sont les seuls à y apparaître. Ils chevauchent côte à côte, souffle contre souffle, étroitement liés les uns aux autres, ainsi qu’Albrecht Dürer grava Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, juchés chacun sur une monture à la robe différente. Un tel emprunt souligne que les missions d’ordre privé ou public qui animent les mercenaires américains et les soldats chinois laissent transparaître les risques d’un désordre et d’un malheur plus grands. Les hommes à cheval occupent tout l’espace. Ils semblent foncer vers les spectateurs qu’ils dominent. Le format des deux images, celle du film et celle de la photographie, est identique ; panoramique, il rappelle le plan large, un des codes visuels du western, emprunté lui-même à celui de la fantasia, cette traduction picturale des cavalcades orientales qu’Eugène Delacroix observa avec passion au Maroc, séduit tant par le courage

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Taguchi Beisaku, Bravant le blizzard, un officier japonais reconnaît les positions ennemies, 1895, Londres, British Library. Eugène Delacroix, Fantasia arabe devant Mequinez, 1832, aquarelle, lavis et crayon graphite, Paris, musée du Louvre.

des hommes que par la beauté des chevaux. Le plan du film de Sturges comme la photographie chinoise renvoient à un territoire que l’on devine immense ; ces cavaliers armés et déterminés sont capables de le franchir, de le contrôler, de le maîtriser, de le conquérir. Leur triomphe sera d’autant plus grand que l’environnement où s’accomplit leur mission est hostile : désert de sable, montagnes escarpées, soleil de plomb au nord du Mexique ; désert de neige, plateaux désolés, froid cruel au Xinjiang. Mercenaires américains et soldats chinois se montrent cavaliers habiles, qui font corps avec leur monture. L’alliance entre l’homme et le cheval les distingue ; elle leur octroie la force et la maîtrise nécessaires à leur mission.

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La Planète des singes : Suprématie, Matt Reeves, 2017. Dans l’ultime épisode de la trilogie commencée en 2011, les singes sont définitivement une menace pour l’humanité, frappée et rendue aphone par le rétrovirus de la grippe simienne ALZ-113... Même dans le cadre d’un western postapocalyptique, le pouvoir se définit par la maîtrise du langage et de la communication.

La référence à un poncif de l’imaginaire occidental n’est certainement pas fortuite. Elle permet, pour tous ceux qui l’observent, une compréhension immédiate du sujet, détaché de toute indication temporelle. Au-delà des mots, au-delà de toute intrigue, la photographie prise aux confins occidentaux de l’empire du Milieu induit l’idée d’une bienveillance implicite à l’égard de ceux que ces cavaliers vont prévenir et ainsi préserver. Cette belle image, si séduisante, sert également la propagande officielle. La chevauchée dans la neige est salvatrice ; son évocation permet d’éluder les récentes exactions contre les Ouïgours. En Extrême-Orient comme en Occident, le chiffre sept est un nombre symbolique. En Chine, il incarne l’harmonie et l’unité. Dans la Bible, il est associé à la plénitude, à la perfection, à la puissance, à la gloire. Ces sept cavaliers viennent, avant tout, restaurer l’ordre perdu

du monde. En mêlant symboles occidentaux et extrêmeorientaux, la représentation paraît allégorie de notre temps, à l’image de la mondialisation, de ses dangers, de ses éloignements et de ses proximités, y compris dans la maladie et ses figurations. Cette photographie de conquête souligne nos fragilités communes et partagées, sur une planète où toutes les distances semblent réduites. Où le virus a désormais aboli toute frontière. Vient à l’esprit le dernier film de John Ford, Seven Women – Frontière chinoise en français. Sorti en 1966, il raconte l’histoire d’un dispensaire à la frontière de la Chine et de la Mongolie, fondé par une docteure américaine qui voit arriver une de ses consœurs. La maladie était déjà l’ennemi à abattre... 1. Cf. le dossier « Frontières », in NOTO 7, automne 2016.

Albrecht Dürer, Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse (détail), vers 1497-1498, gravure sur bois, Paris, musée du Louvre.

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1. Les auteurs tiennent à remercier chaleureusement, pour leurs conseils et leur soutien, Jan Blanc, Cléa Patin et Torahiko Terada. Cet article est issu de travaux de recherche présentés le 3 avril 2019 au Collège de France, lors du séminaire-atelier « Translocations » de Bénédicte Savoy, puis le 13 juin 2019, à l’occasion du colloque international « Visual Semantics. Visualizing Global Networks, Circulations and Patterns – 10 ans du projet Artl@s », organisé par Béatrice Joyeux-Prunel, Paula Barreiro-Lopez et Catherine Dossin à l’École normale supérieure. 2. Kōbe Shiritsu Hakubutsukan (dir.), 松方コレクション展 : いま甦る夢の美術館 : 神 戶市制 100周年記念特 别展 / The Old Matsukata Collection, cat. exp., Kōbe, Kōbe City Museum, du 14 septembre au 26 novembre 1989, Kōbe, Kōbe shiritsu hakubutsukan, 1989. Megumi Jingaoka, 国立 西洋美術館開館60周年 記念 松方コレクション展 / The Matsukata Collection: A One-Hundred-Year Odyssey, cat. exp., Tokyo, National Museum of Western Art, du 11 juin au 23 septembre 2019, Tokyo, Maruyodo, 2019. 3. Yuichiro Miyashita, « Présence culturelle de la France au Japon et la collection Matsukata », Relations internationales, no 134, 2008, p. 37-53. Yuichiro Miyashita, La France face au retour du Japon sur la scène internationale, 1945-1964, thèse de doctorat non publiée, sous la direction de Maurice Vaïsse, Sciences Po Paris, 2012.

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AVAN T D’ I N TÉ GR E R LES COLLEC T I ON S DU MUSÉ E D’ORSAY, LA C H A M BR E À AR LE S DE V I N C EN T VAN GOGH É T AI T LA PROPRI É T É DE L’I N DUST RI E L JAPO N AI S K Ō JI R Ō MATSUKATA. RE ST É E E N F RAN C E DAN S L’E N T REDE U X- GUE R R ES, C ETTE Œ UV RE I CON I QUE E ST MI SE À L’ABRI PE N DAN T L’ O C C U PATI O N DAN S LE V I LLAGE D’ABON DAN T PAR SON HOMME DE CO N FI AN C E . PLAC ÉE S OUS SÉ QUE ST RE À L’I SSUE DE LA SECON DE GUE RRE MO N DI ALE, L’ Œ UV R E E N T RE DAN S LE PAT RI MOI N E F RAN Ç AI S E N 1 9 59, EN APPLICATION DU TRAITÉ DE PAIX SIGNÉ AVEC LE JAPON LE 8 SEPTEMBRE 1 9 51 . AU M ÊM E MOM EN T, LA F RAN C E RE ST I T UE À C E PAYS LA PLUS GR AN DE PARTI E DE LA COLLEC T I ON MATSUKATA, QUI F ORME LE SOC LE DE LA COLLECTION DU NOUVEAU MUSÉE NATIONAL DE L’ART OCCIDENTAL, CO N STR U I T PO UR L’ O C C ASI ON PAR LE CORBUSI E R À TOKYO. C ETTE H I STO I R E PATR IMON I ALE ET DI PLOMAT I QUE E ST BI E N CON N UE, D O C U M E N T É E PA R D E S C ATA L O G U E S D ’ E X P O S I T I O N 2 E T PA R L E S R EC H E RC H E S R É C E N T E S D E Y U I C H I RO M I YA S H I TA 3 . N É A N M O I N S , L E D É P O UI LLE M E N T DE S L ETT RE S CON SE RV É E S AUX ARC HI V E S N AT I ON ALE S E T AU C E N T R E D E S A RC H I V E S D I P LO M AT I Q U E S D E L A CO U R N E U V E A P P O RT E U N É C L A I R AG E CO M P L É M E N TA I R E S U R C E RTA I N S A S P EC T S D E S N É G O C I AT I O N S E N T R E L A F R A N C E E T L E J A P O N , CO N C E R N A N T L E D E S T I N D E C E RTA I N E S Œ U V R E S D E L A CO L L EC T I O N M AT S U K ATA , E T D E L A C H A M B R E D E VA N G O G H E N PA RT I C U L I E R .

La Chambre à Arles de Van Gogh

Pièce maîtresse du séquestre Matsukata 1 P A R M A X I M E G E O R G E S M É T R A U X E T L É A S A I N T- R AY M O N D

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Vers 1920-1921, Kōjirō Matsukata acquiert la Chambre de Van Gogh chez le célèbre marchand parisien Paul Rosenberg , sur les conseils du jeune historien de l’art Yukio Yashiro, qui l’assiste dans la constitution de sa collection de peintures occidentales. Il écrit : « Pour moi, aucun mot

K ō jir ō Matsukata est né en 1865. Fils du Premier ministre du Japon, il se forme à la culture occidentale grâce à des études aux États-Unis et des voyages d’affaires en Europe – sa société de construction navale livre des navires aux pays alliés. Selon l’historien Atsushi Miura, Matsukata est le premier industriel japonais à constituer une véritable collection d’art moderne occidental, au moment de ses deux longs séjours à Londres, entre 1916 et 1918, et à Paris, en 1921 et 19224. Il est conseillé par le peintre Frank Brangwyn, qu’il a connu à Londres, et par le conservateur du musée du Luxembourg Léonce Bénédite, qui l’oriente vers des artistes contemporains, comme Lucien Simon, Charles Cottet, Paul-Albert Besnard et Edmond Aman-Jean5. Le but de Matsukata est de créer, au Japon, un musée rassemblant les œuvres des maîtres occidentaux, destiné aux artistes japonais qui ne peuvent aller étudier en Europe 6 : il investit alors des montants très importants – l’équivalent, aujourd’hui, d’environ 260 millions d’euros7. Le nombre et le détail des œuvres restent encore imprécis – les recherches actuelles estiment l’ensemble à dix mille pièces, dont plus de deux mille d’art occidental8. Matsukata achète, notamment, des sculptures d’Auguste Rodin, des œuvres de Paul Gauguin, de Gustave Moreau, de Pierre-Auguste Renoir, de Paul Cézanne ou encore de Claude Monet, qui lui a été présenté par sa nièce, Takeko Kuroki, et son mari, le riche Sanji Kuroki, tous deux familiers de l’artiste 9. Vers 1920-1921, K ō jir ō Matsukata acquiert la Chambre de Van Gogh chez le célèbre marchand parisien Paul Rosenberg, sur les conseils du jeune

ne pourrait décrire la beauté

Matsukata en 1921. 4. Atsushi Miura, « Japan and the Impressionists », in Japan’s Love for Impressionism. From Monet to Renoir, cat. exp., Bonn, Kunst und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, du 8 octobre 2015 au 21 février 2016, Munich, Prestel Publishing, 2015, p. 16. 5. Ibid., p. 17. 6. Toru Hagiwara, « La Collection Matsukata au Japon », Vie des Arts, 20, 1960, p. 13. 7. Bijutsu no yume 美術館の夢 The Dream of Museum: 120 Years of The Concept of The “bijutsukan” in Japan, cat. exp., Hyōgo prefectural Museum of Art, 2002, p. 109-136, cité par Hanako Shimada, « Évolution des collections d’entreprises au Japon », in Marie Laureillard et Cléa Patin (dir), Orient Extrême : regards croisés sur les collections modernes et contemporaines, à paraître : « Matsukata dépensa donc un budget de 30 millions de yens, soit l’équivalent aujourd’hui de 30 milliards de yens (260 millions d’euros), dans le but affiché de fonder un musée à Tokyo. » 8. Cette incertitude est due à l’éclatement géographique de la collection, du vivant de Matsukata, entre Paris, Londres et Tokyo. Atsushi Miura, « Japan and the Impressionists », art. cit., p. 16.

de cette Chambre. Ce tableau, qui n’est pas très grand – au format du paysage –, montre une fenêtre lumineuse du mur de face par laquelle entraient les rayons de soleil du Sud. »

Matsukata et Claude Monet.

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9. Beate Marks-Hanssen, « Claude Monet and His Collection of Japanese Woodcuts », in Japan’s Love for Impressionism. From Monet to Renoir, op. cit., p. 42.

Yukio Yashiro et sa famille en 1940. 10. Yukio Yashiro, Watakushi no bijutsu henreki (« Mon voyage artistique »), Tokyo, Iwanami Shoten, 1972, p. 213-215. Nous remercions très chaleureusement le professeur Torahiko Terada, de l’université de Tokyo, d’avoir pris le temps de traduire, pour nous, le chapitre 13 de cet ouvrage (« L’aide que j’ai apportée à la collection Matsukata »). 11. Ibid., p. 214-215, traduction : Torahiko Terada. 12. Ibid., p. 213-215, traduction : Torahiko Terada. 13. Louis Van Tilborgh, Nienke Bakker, Cornelia Homburg et Tsukasa Kodera (dir.), Van Gogh et le Japon, cat. exp., Hokkaido, Sapporo, Hokkaido Museum of Modern Art, du 26 août au 15 octobre 2017, Tokyo, Tokyo Metropolitan Art Museum, du 24 octobre 2017 au 8 janvier 2018, Kyoto, National Museum of Modern Art, du 20 janvier au 4 mars 2018, Amsterdam, Van Gogh Museum, du 23 mars au 24 juin 2018, Arles, Actes Sud, 2018.

historien de l’art Yukio Yashiro, qui l’assiste dans la constitution de sa collection de peintures occidentales 10. Dans son autobiographie, Yukio Yashiro revient sur sa rencontre avec le tableau. Au-delà de la rareté des œuvres de Van Gogh disponibles sur le marché de l’art, la Chambre frappe l’œil pour ses qualités esthétiques qui l’érigent, selon lui, au rang de chef-d’œuvre : « Pour moi, aucun mot ne pourrait décrire la beauté de cette Chambre. Ce tableau, qui n’est pas très grand – au format du paysage –, montre une fenêtre lumineuse du mur de face par laquelle entraient les rayons de soleil du Sud. Dans cette chambre petite et profonde – où les ombres ont été effacées –, seuls ces rayons vert-jaune de soleil du Sud entraient. Le portrait de Van Gogh lui-même qui était suspendu sur le mur du côté au-dessus du lit reflétait le soleil qui entrait par la fenêtre ; ce portrait s’illuminait comme si un bijou sortait de la surface du tableau. J’ai immédiatement compris que plus jamais je ne rencontrerais un chefd’œuvre aussi merveilleux que celui-là ; j’étais persuadé de mon intuition 11. » Yashiro raconte aussi les détails de cette acquisition : « Ce que je n’oublierai jamais, c’est que j’ai rencontré, un jour, la peinture exceptionnelle de Van Gogh, La Chambre de Van Gogh à Arles, qui était mise en vente – si je m’en souviens bien – chez Rosenberg , un des marchands les plus influents à Paris. Les œuvres de Van Gogh étaient – même à cette époque – rarement mises en vente au marché d’art ; même moi qui visitais tant les marchands d’art, je n’ai jamais rencontré une œuvre de Van Gogh aussi merveilleuse que celle-ci, si c’était en vente. Ce jour-là, cette Chambre de Van Gogh à Arles était à la vente avec un petit portrait de femme de Manet et

14. Lettre 685 de Vincent Van Gogh à Théo Van Gogh, 21 septembre 1888, in Leo Jansen, Hans Luijten et Nienke Bakker (dir.), Vincent Van Gogh : les lettres : édition critique complète illustrée, Arles, Actes Sud, 2009, vol. 4, p. 279. 15. Lettre 585 de Vincent Van Gogh à Théo Van Gogh, 16 mars 1888, Ibid., p. 26.

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un grand tableau de Renoir dans le style de Delacroix, Parisiennes en costume algérien. [...] Excité et exalté, j’ai demandé avec ferveur à M. Matsukata : “Achetez-le, je vous en supplie.” À ce moment-là, volontairement, M. Matsukata s’est montré désintéressé pour attiser exprès mon excitation. Toutefois, il a fini par acheter ce tableau de Van Gogh et celui de Renoir 12. » Pour essayer de comprendre ce qui a pu émerveiller l’historien de l’art japonais, il est nécessaire de revenir sur la genèse de la Chambre.

LA PLUS J APON AI SE DE S C HAMBRE S ARLÉ SI E N N E S De ses premières acquisitions d’estampes ukiyo-e dans les années 1885 13 jusqu’aux derniers jours de sa vie en juillet 1890, Vincent Van Gogh n’a eu de cesse d’éprouver une relation fantasmée au Japon. S’il n’a jamais souhaité s’y rendre, l’espoir d’en trouver un équivalent européen l’a toutefois poussé à quitter Paris pour la Provence, afin de mener « une existence de peintre japonais vivant bien dans la nature en petit bourgeois 14 ». Peu après son arrivée à Arles, Vincent confie à son frère Théo, en mars 1888 : « Tu sais, je me sens au Japon – je ne te dis que cela et encore je n’ai encore rien vu dans la splendeur accoutumée 15. » C’est dans cet environnement simple que l’artiste réalise une première version de la Chambre à coucher, à l’automne 1888, alors qu’il attend impatiemment la venue de son ami Paul Gauguin. Dans l’expectative de cette arrivée qui l’enchante, Van Gogh lui adresse une lettre le 17 octobre,


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où il raconte : « J’ai toujours encore présent dans ma mémoire l’émotion que m’a causé le trajet cet hiver de Paris à Arles. Comme j’ai guetté “Si cela était déjà du Japon” ! [...] Bon je me suis reposé deux jours et demi et puis je me suis remis au travail. Mais, n’osant pas encore aller en plein air, j’ai fait toujours pour ma décoration une toile de 30 de ma chambre à coucher avec les meubles en bois blanc que vous savez. Eh bien, cela m’a énormément amusé de faire cet intérieur sans rien. D’une simplicité à la Seurat. À teintes plates, mais grossièrement brossées en pleine pâte [...]. J’avais voulu exprimer un repos absolu par tous ces tons très divers 16. » Van Gogh complète cette description avec un dessin préparatoire et en réalise également un second, pour une lettre envoyée le même jour à Théo. Vincent précise que, dans sa toile, « seulement la couleur doit ici faire la chose et en donnant par simplification un style plus grand aux choses, être suggestive ici du repos ou du sommeil en général. [...] Tu vois comme la conception est simple. Les ombres et ombres portées sont supprimées, c’est coloré à teintes plates et franches comme les crépons 17 ». Revenant plusieurs fois sous la plume du peintre, ce terme de « crépon » désigne les estampes japonaises et atteste de l’importance de cette production artistique dans la conception de la Chambre à Arles. La spatialité particulière de cette composition a longuement mené les historiens de l’art à s’interroger. Dans la lignée des articles de Patrick Heelan 18 et de John Ward 19, Jan Blanc analyse que Van Gogh « force les règles de la perspective, un peu comme s’il étudiait sa chambre dans un miroir convexe 20 ». Terminée le 17 octobre 1888 21 , la Chambre à Arles est malheureusement dégradée par

l’humidité 22. À la suite de cet incident, Théo propose à son frère d’en peindre une nouvelle version en septembre 1889 23. Seulement un an sépare ces deux itérations 24, mais la situation de Van Gogh a beaucoup changé. La venue de Paul Gauguin à Arles s’est malheureusement achevée le soir du 23 décembre 1888 par une dramatique dispute entre les deux hommes, ainsi que par l’automutilation de son oreille par Vincent. Ce dernier intègre ensuite l’asile de son plein gré en avril 1889, où il traverse une profonde crise durant l’été, incapable de pratiquer son art. Ce n’est qu’aux premiers jours du mois de septembre que Van Gogh reprend pleinement la peinture et réalise cette deuxième version de la Chambre à Arles. Il se livre à un véritable exercice de reconstruction et profite de cette nouvelle réplique pour actualiser son autoportrait présent au-dessus du lit. Visiblement satisfait du résultat, Vincent Van Gogh enchaîne avec la réalisation d’une troisième copie d’un format plus réduit, qu’il expédie à Théo au début du mois de décembre. D’après Walter Feilchenfeldt 25, cette Chambre à Arles passe par la galerie Bernheim-Jeune à Paris avant d’intégrer la collection de Werner Dücker à Düsseldörf et d’être exposée à Barmen en Allemagne durant l’année 1913 26. La toile revient par la suite à Paris dans le fond du célèbre galeriste Paul Rosenberg, où elle est acquise par Matsukata. À partir de ce moment, la trajectoire de cette troisième version de la Chambre devient plus tortueuse, à l’image des péripéties de la collection qu’elle vient d’intégrer.

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16. Lettre 706 de Vincent Van Gogh à Paul Gauguin, 17 octobre 1888, Ibid., p. 332.

17. Lettre 705 de Vincent Van Gogh à Théo Van Gogh, 16 octobre 1888, Ibid., p. 330. 18. Patrick A. Heelan, « Toward a New Analysis of the Pictorial Space of Vincent Van Gogh », The Art Bulletin, vol. 54, no 4, 1972, p. 478–492 19. John L. Ward, « A Reexamination of Van Gogh’s Pictorial Space », The Art Bulletin, vol. 58, no 4, 1976, p. 593–604. 20. Jan Blanc, Van Gogh : ni dieu ni maître, Paris, Citadelles & Mazenod, 2017, p. 216. 21. Gloria Groom (dir.), Van Gogh’s Bedrooms, cat. exp., Chicago, Art Institute of Chicago, du 14 février au 10 mai 2016, Chicago, Art Institute of Chicago, 2016, p. 23. 22. Vincent Van Gogh, La Chambre, octobre 1888, huile sur toile, 72,4×91,3 cm, Amsterdam, Van Gogh Museum, s0047V1962.

23. Vincent Van Gogh, La Chambre, septembre 1889, huile sur toile, 73,6×92,3 cm, Chicago, The Art Institute, Helen Birch Bartlett Memorial Collection. 1926.417. www.artic.edu/ artworks/28560/the-bedroom La deuxième version entre en 1926 dans les collections de l’Art Institute de Chicago, donnée par Frederic Clay Bartlett immédiatement après l’achat à Paul Rosenberg.


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24. La primauté entre ces deux versions a fait l’objet de nombreux débats, comme le montre Richard R. Brettell, « Van Gogh’s Bedrooms at Arles : The Problem of Priority », Museum Studies. The Art Institute of Chicago, vol. 12, no 2, 1986, p. 137–151. Le consensus actuel est que la première version peinte par Van Gogh est celle du musée d’Amsterdam et la deuxième celle de Chicago. Cf. Gloria Groom (dir.), Van Gogh’s Bedrooms, cat. exp., Chicago, Art Institute of Chicago, du 14 février au 10 mai 2016, Chicago, Art Institute of Chicago, 2016. 25. Walter Feilchenfeldt, Vincent Van Gogh: the Years in France: Complete Paintings 1886-1890: Dealers, Collectors, Exhibitions, Provenance, Londres, Philip Wilson Publishers, 2013, p. 121. 26. Pour une étude complète de cette toile, voir Gloria Groom (dir.), op. cit. 27. Atsushi Miura, « Collectionneurs japonais de peinture moderne française au début du xxe siècle. Japanese Collectors of French Modern Art in the Early Twentieth Century », in Tokyo Paris. Chefs-d’œuvre du Bridgestone Museum of Art, collection Ishibashi Foundation, cat. exp., Paris, musée de l’Orangerie, du 5 avril au 21 août 2017, Paris, Hazan/ Ishibashi Foundation, 2017, p. 33. 28. Akiko Mabuchi, «The Kōjirō Matsukata Collection and the National Museum of Western Art in Tokyo », in Japan’s Love for Impressionism. From Monet to Renoir, op. cit., p. 219-221. 29. En 1934, le marchand Suzuki Saitoichirô négocia un monopole en sa faveur, pour la vente de la collection Matsukata. Noyoshi Hikosaka, « Kantô no yôgashô », in Nihon yôgashô kyôdô kumiai (dir.), Yôgashô-shi, Tokyo, Bijutsu shuppan-sha, 1985, p. 356-369, cité par Cléa Patin, La Fabrique de l’art au Japon. Portrait sociologique d’un marché de l’art, Paris, CNRS Éditions, 2016, note 15, p. 37.

LA C HA MBR E M I S E À L’ABRI PUI S SO US SÉ Q U ESTR E ( 1 9 4 9 -1 9 4 5) Jusqu’en 1924, K ō jir ō Matsukata fait expédier certaines de ses œuvres au Japon. Cependant, à partir de cette date, le gouvernement japonais instaure des droits de douane sur les produits de luxe, qui atteignent jusqu’à 100 % de leur valeur 27. Face à cette taxation, qui oblige in fine à payer les œuvres d’art deux fois, Matsukata ne peut plus continuer à rapatrier sa collection dans son pays natal. Il décide alors d’en stocker une partie à Londres, au Pantechnicon ; à Paris, son ami Léonce Bénédite lui accorde la possibilité de conserver – temporairement – ses œuvres au musée Rodin 28. Matsukata n’ayant pas tenu d’inventaire, il est impossible de connaître la composition exacte de cet ensemble complexe. À cette dispersion géographique, entre le Japon, Londres et Paris, s’ajoute une dispersion physique plus importante encore : une partie de la collection est vendue aux enchères au Japon après la faillite de Matsukata en 1927 29 , et, en octobre 1939, l’incendie du Pantechnicon fait disparaître un grand nombre d’œuvres30. Une chose est sûre : à partir d’avril 1927, Matsukata ne retourne plus jamais en Europe et ne revoit plus la Chambre de Van Gogh 31. C’est son homme de confiance, K ō sabur ō Hioki, qui veille alors sur elle. En 1940, Hioki décide de mettre la collection parisienne à l’abri de la menace allemande. Il transporte les tableaux chez sa compagne, dans la propriété qu’elle possède à Abondant, dans le

À partir de 1924, le gouvernement japonais instaure des droits de douane sur les produits de luxe, qui atteignent jusqu’à 100 % de leur valeur. Face à cette taxation, qui oblige in fine à payer les œuvres d’art deux fois, Matsukata ne peut plus continuer

30. Akiko Mabuchi, « The Kōjirō Matsukata Collection and the National Museum of Western Art in Tokyo », art. cit., p. 221.

à rapatrier sa collection dans son pays natal.

31. Ibid., p. 219.

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département d’Eure-et-Loir 32 . Les sculptures, plus difficiles à évacuer, restent au musée Rodin ; la Porte de l’Enfer et le Grand Penseur demeurent dans les ateliers du fondeur Eugène Rudier, à Malakoff 33. En raison de l’impossibilité de recevoir les avoirs de Matsukata depuis le Japon, ennemi de la France, les difficultés financières s’accumulent pour Hioki. Réussit-il, comme il l’affirme dix ans plus tard, à conserver intacte la collection « malgré les offres alléchantes des occupants 34 » ? Peut-être vend-il quelques œuvres pour subvenir aux frais de conservation : la provenance d’une marine d’Édouard Manet, retrouvée dans la collection Gurlitt, laisse planer un doute 35. En juin 1944, Abondant est exposé aux bombardements et Hioki rapporte les tableaux à Paris : la plupart d’entre eux, dont la Chambre de Van Gogh, sont entreposés chez le marchand et expert André Schoeller, 13, rue de Téhéran, les autres chez l’emballeur A. Pusey, 23, rue des Petites-Écuries 36.

En 1945, Bernard Dorival, conservateur au musée d’Art moderne, écrit à Georges Salles, directeur des musées de France, et lui explique qu’« il serait donc du plus haut intérêt pour les départements de la peinture, de la sculpture,

Avec la Libération et la victoire des Alliés, la possibilité que K ō jir ō Matsukata puisse revoir la Chambre de Van Gogh semble compromise. En effet, une ordonnance gouvernementale du 5 octobre 1944 place les « biens ennemis » sous séquestre. Cette mesure est essentiellement conservatoire : l’État français obtient un simple contrôle, mais ce n’est qu’en vertu d’un accord avec les intéressés ou d’un traité qu’il pourra liquider ces biens ou en devenir propriétaire 37. Le 2 novembre, conformément aux prescriptions légales, Hioki fait une déclaration à l’administration des Domaines et au procureur de la République. Peu de temps

des dessins, de l’art moderne

32. Lettre d’Émile Thorel au directeur général des Domaines, 3 mai 1946, AN, 20150044/120. 33. Lettre du directeur des Domaines de la Seine au président de la Commission de récupération nationale des beaux-arts, 28 mai 1945, AN, 20150044/120. 34. Lettre de Kosaburo Hioki au directeur de la section Asie-Océanie, ministre des Affaires étrangères, 25 août 1953, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Hioki » 35. Édouard Manet, Marine, Temps d’orage, 1873, huile sur toile, 55×72,5 cm, Tokyo, Musée national de l’art occidental (ancienne collection Cornelius Gurlitt). Hioki aurait vendu cette marine d’Édouard Manet à Raphaël Gerard le 28 avril 1944, puis elle aurait été acquise par Hildebrand Gurlitt en 1953. Voir la notice réalisée par le Gurlitt Provenance Research Project, Object Record Excerpt for Lost Art ID: 532966, 28 février 2019 : www.kulturgutverluste.de/ Content/06_ProjektGurlitt/_ ORE/Manet_ORE_532966. pdf?__blob=publicationFile&v=10 Cependant, il est impossible de connaître, de façon exacte, le nombre éventuel d’œuvres que Hioki dut vendre pour subvenir aux frais de conservation. 36. Lettre du directeur des Domaines de la Seine au président de la Commission de récupération nationale des beaux-arts, 28 mai 1945, AN, 20150044/120. 37. Note du 28 octobre 1949, le conseiller juridique [Lucien Hubert] pour M. de Panafieu, AMAE, 131QO/118. Voir aussi Christian Dominice, La Notion du caractère ennemi des biens privés dans la guerre sur terre, Genève/ Paris, Droz/Minard, 1961, p. 113-114.

et des musées de province de se voir attribuer, sinon la totalité, du moins une partie de la collection mise sous-séquestre de Monsieur Matsoukata ». NOTO

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38. Bons d’enlèvement et de livraison, Pusey & BeaumontCrassier, 10-13 septembre 1945, AN, 20150044/120. 39. Inventaire de Bernard Dorival, 30 septembre 1945, AN, 20150044/120. La liste des œuvres et l’historique du séquestre Matsukata sont disponibles en ligne : Léa Saint-Raymond, « The Escrow of the Matsukata Collection: Inventories, Lists and Exhibitions (1945-1949) », Harvard Dataverse, 2019, dataverse.harvard.edu/dataset. xhtml?persistentId=doi:10.7910/ DVN/7OYPMN 40. Inventaire de Bernard Dorival, 30 septembre 1945, AN, 20150044/120. 41. Lettre de Bernard Dorival à Georges Salles, 30 septembre 1945, AN, 20150044/120. 42. La Peinture française moderne, de l’impressionnisme à nos jours / Moderne Französische Malerei vom Impressionismus bis zur Gegenwart, Mayence, 1946, Baden-Baden, édition Woldemar Klein, 1946. Le général Koenig avait également prévu une exposition itinérante d’art français en 1948, après la biennale de Venise, dans « différentes villes allemandes » (lettre du général d’armée Koenig au directeur des Domaines, 13 septembre 1948, AN, 20150044/120, dossier « 05. Prêts »). Néanmoins, faute de crédits suffisants, le ministère des Affaires étrangères dut renoncer à cet événement (lettre du ministre des Affaires étrangères au secrétaire d’État aux Affaires allemandes et autrichiennes, 30 janvier 1948, AMAE, FRMAE 241QO/81.

après, le l6 décembre, le président du tribunal civil de la Seine place sous séquestre les « biens ennemis » de « M. Matsoukata Kojiro, sujet japonais » et la direction des Domaines de la Seine prend en charge la collection. En septembre 1945, cette direction donne son accord pour transférer les quelque vingt-cinq caisses plombées de tableaux dans les réserves du musée d’A rt moderne 38. M. Adrey, inspecteur des Domaines, et Bernard Dorival, conservateur du musée, dressent immédiatement un premier inventaire. Lorsqu’ils ouvrent la caisse numéro 6, ils trouvent douze peintures, dont la Chambre de Van Gogh 39. Parmi les cinquante-huit sculptures conservées au musée Rodin et chez Rudier, et les trois cent trente-six tableaux, aquarelles et dessins reposant dans les réserves du musée d’Art moderne, Bernard Dorival relève l’importance de cette Chambre. Il l’estime à un million de francs, à égalité avec La Serveuse de Bocks d’Eugène Manet et Vairumati de Paul Gauguin. Pour lui, c’est la quatrième valeur estimative, après Les Parisiennes déguisées en Algériennes de Pierre-Auguste Renoir (1,5 million de francs), Les Paysans de Flagey revenant du marché de Gustave Courbet (2 millions de francs) et Les Bourgeois de Calais d’Auguste Rodin (3,5 millions de francs 40). Immédiatement, Bernard Dorival écrit à Georges Salles, directeur des Musées de France, et lui explique qu’« il serait donc du plus haut intérêt pour les départements de la peinture, de la sculpture, des dessins, de l’art moderne et des musées de province de se voir attribuer, sinon la totalité, du moins une partie de la collection mise sous-séquestre de Monsieur Matsoukata 41 ».

43. Pour le détail des œuvres, voir Léa Saint-Raymond, « The escrow of the Matsukata collection: inventories, lists and exhibitions (1945-1949) », art. cit.. 44. Jean Cassou, « Introduction », La Peinture française moderne de l’impressionnisme à nos jours / Moderne Französische Malerei vom Impressionismus bis zur Gegenwart, op. cit., p. XIII et XIX.

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UN E C H A M BR E E X POSÉ E AUX REGARDS ET AUX CON VOI T I SE S (1 9 4 6 -1 9 4 9 ) Entrée sous le contrôle des Français à la suite de la guerre, la Chambre sert d’instrument pour la construction – toute militaire – de la paix et pour le rayonnement culturel de la France. En 1946, le commandant en chef de la zone d’occupation française en Allemagne, le général Marie-Pierre Kœnig, et, sous son autorité, le « service des expositions du gouvernement militaire français en Allemagne » organisent une exposition itinérante à Baden-Baden et Mayence, intitulée « La Peinture française moderne de l’impressionnisme à nos jours / Moderne Französische Malerei vom Impressionismus bis zur Gegenwart 42 ». La direction des Domaines accepte de prêter huit œuvres principales de la collection Matsukata, dont la Chambre 43. Jean Cassou, directeur du musée d’A rt moderne, donne également son accord et rédige la préface du catalogue. « La peinture est un mode d’expression auquel la France n’a jamais cessé de recourir : il est propre à son génie », écrit-il au début de son introduction, et, grâce à Van Gogh, « on mesurera l’étendue du champ spirituel où s’est exercée la peinture française44 ». C’est un artiste néerlandais, loin d’avoir été victorieux et reconnu de son vivant, qui est instrumentalisé dans la propagande nationaliste française : à la guerre comme dans les arts, les perdants d’hier sont les vainqueurs d’aujourd’hui, comme Paul Gauguin, Paul Cézanne et Eugène Manet. Ironie de l’histoire, c’est une œuvre de ce


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dernier, La Serveuse de bocks, qui est choisie en couverture du catalogue : cette scène toute « allemande », figurant la brasserie parisienne de Reischoffen, peinte par un Français, faisait partie de la collection Matsukata et se trouvait dans la même caisse que la Chambre de Van Gogh. En avril 1947, quelques mois après le retour des œuvres à Paris 45, Georges Salles organise une « exposition d’art français », itinérante elle aussi, à Strasbourg , Nancy et Besançon, pour « initier le public alsacien à certaines formes de l’art moderne 46 ». La Chambre fait partie du voyage, avec vingt-cinq œuvres de la collection Matsukata, dont Vairumati, de Paul Gauguin, choisie pour illustrer la couverture du catalogue. Dès lors, la collection Matsukata mise sous séquestre est sollicitée pour contribuer au rayonnement culturel de la France à l’étranger 47. Sur ce point, Philippe Erlanger joue un rôle considérable. Nommé chef du service des échanges artistiques au ministère des Affaires étrangères en 1946, et directeur de l’A ssociation française d’action artistique (Afaa) depuis 1938, il est l’intermédiaire entre le ministère des Affaires étrangères et les ambassades pour mettre en œuvre les différents accords culturels bilatéraux signés après la guerre et, en particulier, pour organiser des expositions d’art français à l’étranger. Par son action, les œuvres principales du séquestre Matsukata voyagent autour du monde entre 1947 et 1955, à Bruxelles, Stuttgart, Vienne, Londres, Bâle, Copenhague, Amsterdam, Zurich, Rome, Florence, Moscou, Varsovie, mais également dans des villes d’A mérique du Nord et d’A mérique du Sud 48.

En 1948, l’Afaa organise la participation de la France à la XXIV e Biennale de Venise : l’enjeu est de taille, puisque c’est la première manifestation artistique internationale d’après-guerre – la XXIIIe biennale date de 1942. Une exposition rétrospective des peintures impressionnistes est alors envisagée, en parallèle de la présentation d’artistes modernes et d’une « section de peintres et sculpteurs de la jeune génération » : pour la rétrospective, Philippe Erlanger demande au directeur des Domaines de la Seine l’autorisation de prêter des tableaux de la collection Matsukata, autorisation qui lui est accordée 49. À cet effet, Bernard Dorival envoie au restaurateur des musées nationaux, M. Aillet, les tableaux qui « ont besoin d’un nettoyage sérieux et, certains, d’un vernissage nouveau, faute de quoi ils ne feraient pas l’effet qu’ils devraient faire et seraient même exposés à des dégradations sérieuses 50 » : avec trois œuvres de Gauguin, la Chambre de Van Gogh bénéficie des « travaux de restauration pour la remise en état 51  », avant de partir, le 29 avril 1948, pour pour la Biennale de Venise. Sur les cent deux œuvres de l’exposition rétrospective, dix sont issues de la collection Matsukata ; pour celles-ci le catalogue indique : « Parigi, Museo d’Arte Moderna » et, d’une police plus petite, mentionne « Provenenzia : Coll. Matsukata (Kobé) 52 ». La Biennale de Venise, en suscitant la comparaison entre les pavillons nationaux, déclenche le réveil français. Bernard Dorival passe à l’action pour attirer l’attention sur « l’importance unique de cette collection et l’intérêt qu’aurait la France à la garder pour ses musées 53 ». En septembre 1948, il rédige une note, listant les pièces de « cette collection, une

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45. Les tableaux prêtés en Allemagne retournent à Paris en janvier 1947. Lettre de Georges Salles au directeur des Domaines de la Seine, 21 décembre 1946, AN, 20150044/120. 46. Lettre de Georges Salles au directeur des Domaines de la Seine, 21 décembre 1946, AN, 20150044/120. M. Terrier, conservateur des musées nationaux, est également chargé de préparer cette exposition. 47. Léa Saint-Raymond, « The escrow of the Matsukata collection: inventories, lists and exhibitions (1945-1949) », art. cit. 48. Léa Saint-Raymond et Maxime Georges Métraux, « From Enemy Asset to National Showcase: France’s Seizure and Circulation of the Matsukata Collection (1944-1958) », Artl@s Bulletin, 8, no 3, 2019, https://docs.lib.purdue.edu/ artlas/vol8/iss3/2/ 49. Lettre du directeur des Domaines de la Seine à Philippe Erlanger, 17 avril 1948, AMAE, 554 INVA 1055. 50. Lettre de Dorival à Philippe Erlanger, 15 avril 1948, AMAE, 554 INVA, 1055. 51. Mémoire des travaux de restauration par M. Aillet, 19 avril 1948, AMAE, 554 INVA 1055. Cette intervention est inédite puisqu’elle n’est pas renseignée dans la fiche de santé de l’œuvre, dont le premier examen référencé date seulement de 1955 : Paris, archives du C2RMF, dossier no 368, dossier F5702, RF-1959-2, PDF 41586.


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52. Gli impressionisti alla XXIV Biennale di Venezia, Rodolfo Pallucchini (dir), introduction de Lionello Venturi, Venise, Edizioni Daria Guarnati, 1948. 53. Lettre de Bernard Dorival à Jean Chauvel, 3 novembre 1948, AN, 20150044/120. 54. Bernard Dorival, « Note sur la collection Matsukata », septembre 1948, AN, 20150044/120. 55. D’après la base Joconde et la base des collections du musée d’Orsay, les œuvres de Vincent Van Gogh entrées dans les collections des musées nationaux avant 1948 sont au nombre de six : Fritillaires couronne impériale dans un vase de cuivre, 1887, huile sur toile, 73,3×60 cm, Paris, musée d’Orsay, RF 1989. La Guinguette à Montmartre, 1886, huile sur toile, 50×64,5 cm, Paris, musée d’Orsay, RF 2243. Le Restaurant de la Sirène à Asnières, 1887, huile sur toile, 54×65,5 cm, Paris, musée d’Orsay, RF 2325. Les Roulottes, campement de bohémiens aux environs d’Arles, 1888, huile sur toile, 45×51 cm, Paris, musée d’Orsay, RF 3670. Eugène Boch, 1888, huile sur toile, 60,3×45,4 cm, Paris, musée d’Orsay, RF 1944 9. Portrait de l’artiste, 1887, huile sur toile, 44×35,5 cm, Paris, musée d’Orsay, RF 1947 28. 56. Bernard Dorival, « Note sur la collection Matsukata », septembre 1948, AN, 20150044/120. Afin d’appuyer sa demande, Dorival envoie la note à Jean Chauvel et à son ami Robert Buron, député de la Mayenne, qui la transmet à son ami Alain Poher, secrétaire d’État au Budget. Le statu quo est maintenu : selon Poher, il est « actuellement prématuré d’examiner si la requête transmise pourra être satisfaite », « tant que le sort des avoirs japonais n’aura pas été réglé, soit par traité de paix, soit par un accord entre les nations alliées » (Lettre no 2949 du secrétaire d’État au Budget, Alain Poher, au député Robert Buron, 13 octobre 1948, AN, 20150044/120).

des plus belles de France, [qui] est à peu près unique au monde » et parmi lesquelles se trouve « une des pièces capitales de Van Gogh, La Chambre de l’artiste à Arles54 ». Dorival accuse le retard français et pointe du doigt la « pauvreté » patrimoniale en chefsd’œuvre de Van Gogh. En effet, au moment où le conservateur rédige cette note, les collections nationales comptent seulement six tableaux de l’artiste 55, ce qui est très faible par rapport aux musées étrangers, au premier rang desquels le Rijksmuseum d’A msterdam et le musée KröllerMüller d’Otterlo, qui ont présenté la quasi-totalité des œuvres de Van Gogh à l’exposition rétrospective impressionniste de la Biennale de Venise. « L’acquisition de cette collection par les musées nationaux, poursuit Dorival, représente pour eux leur dernière chance de combler des lacunes qui ne pourront plus jamais l’être. » Selon lui, l’entrée de cette collection devra s’effectuer en deux temps : la « confiscation de la collection à titre de réparation des dommages de guerre causés par le Japon », puis « l’attribution de la collection ainsi confisquée aux musées nationaux 56 ». De même, en visitant la Biennale de 1948, le critique d’art Alfred Frankfurter, éditeur du journal new-yorkais Art News, s’entretient avec Jean Cassou et découvre l’existence de la collection Matsukata. Le 13 avril 1949, par avocats interposés, il écrit un courrier à Jacques Jaujard, directeur général des Arts et des Lettres, au nom d’« amis intéressés par l’achat de plusieurs centaines de milliers de dollars d’un certain nombre de tableaux impressionnistes (Monet, Renoir, Van Gogh, Manet, Gauguin, Cézanne) ». Puisque le gouvernement français ne revendique pas ces tableaux, il pourrait consentir

La Biennale de Venise de 1948, en suscitant la comparaison entre les pavillons nationaux, déclenche le réveil français. Bernard Dorival passe à l’action pour attirer l’attention sur « l’importance unique de cette collection et l’intérêt qu’aurait la France à la garder pour ses musées 52 ». En septembre, il rédige une note, listant les pièces de « cette collection, une des plus belles de France, [qui] est à peu près unique au monde » et parmi lesquelles se trouve « une des pièces capitales de Van Gogh, La Chambre de l’artiste à Arles ».

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à leur vente et à leur exportation en Amérique 57. Jean Cassou dément avoir tenu de telles déclarations, « inexactes et fantaisistes58 », et Jacques Jaujard adresse une note explicite à Georges Salles le 26 juillet 1949 : « Il y a lieu d’agir très vite, les intérêts en jeu aux États-Unis motivent cette urgence 59. » Avec le ministre de l’Éducation nationale, il décide de réunir « une commission composée de juristes et d’érudits de chacun des départements intéressés ». Georges Salles réagit dans le même sens et demande au service juridique du ministère des Affaires étrangères « d’étudier [...] par quels moyens il semblerait possible que la direction des musées de France parvînt à obtenir l’attribution de tout ou partie d’un ensemble qui représente pour nos collections nationales la dernière chance de combler des lacunes qui ne pourront plus jamais l’être60 ». C’est à ce moment que la diplomatie française entre en scène. Sous couvert du ministre des Affaires étrangères, Georges Salles charge le secrétaire à la Mission française au Japon, Jacques Chazelle, de sonder discrètement et officieusement la famille Matsukata 61.

U NE CHAMB RE «  À CO N S ERV E R À TOUT PRIX » FACE AUX HÉRITIERS M ATSUK ATA ( 194 9- 1 9 51 ) La réponse de Jacques Chazelle arrive sur le bureau de Georges Salles le 12 octobre 1949. K ō jir ō Matsukata ne s’occupe plus personnellement de ses affaires, après l’attaque d’apoplexie dont

il a été victime en août, et c’est un conseil de famille qui les prend en charge, avec à sa tête un de ses fils, Kosuke Matsukata, et son gendre, Shigeharu Matsumoto. Les premiers échanges semblent favorables à la France, écrit Chazelle : « L’un et l’autre [...] m’ont déclaré que l’intention de M. Matsukata était et demeurait de faire venir [la collection] au Japon pour y constituer un musée d’art français, ce dont il n’avait été empêché avant la guerre que par des difficultés fiscales japonaises qui, grâce à l’appui du Premier ministre, pourraient être maintenant levées. Ils m’ont cependant spontanément laissé entendre qu’ils seraient favorables à un arrangement permettant de conserver à Paris la majeure partie de la collection, si le reste pouvait être envoyé à Tokyo, sous réserve d’ailleurs qu’il ne serait pas dispersé 62. » Il est possible que les protagonistes de l’affaire aient attendu le décès de K ō jir ō Matsukata, alors âgé de 84 ans : lorsque celui-ci survient le 24 juin 1950, Bernard Dorival s’empresse d’envoyer à Georges Salles une liste d’œuvres de la collection « à conserver à tout prix » pour les musées nationaux et « dont il [lui] paraît indispensable que Monsieur Matsukata [fils] fasse don aux musées nationaux 63  ». La Chambre de Van Gogh en fait partie. Georges Salles n’attend pas et réunit, dans les locaux de la direction générale des Arts et des Lettres, les inspecteurs des Domaines et les représentants de la direction générale des Relations culturelles, de la direction de l’Asie et du service juridique, au ministère des Affaires étrangères. Le compte rendu de cette réunion du 24 juillet 1950 aboutit aux conclusions suivantes : avant qu’un traité de paix avec le Japon ne soit signé, qui pourrait

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57. Lettre de H. Compin à J. Odin, avocat à la cour, 13 avril 1949, AN, 20150044/120. 58. Lettre de Jean Cassou à Georges Salles, 2 juillet 1949, AN, 20150044/120. 59. Note DGAL/S no 398, JBS/ RB de Jacques Jaujard pour Georges Salles, 26 juillet 1949, AN, 20150044/120. 60. Lettre de Georges Salles au directeur d’Asie, ministère des Affaires étrangères, 30 juillet 1949, AN, 20150044/120. 61. Lettre de Georges Salles à Jacques Chazelle, secrétaire à la Mission française au Japon, ambassade de France à Tokyo, 20 juillet 1949, AN, 20150044/120. 62. Lettre de Jacques Chazelle à Georges Salles, 12 octobre 1949, AN, 20150044/120. 63. Lettre de Bernard Dorival à Georges Salles, 5 ou 6 juillet 1950, AN, 20150044/120. 64. Compte rendu de la réunion du lundi 24 juillet 1950 à la direction générale des Arts et des Lettres, AN, 20150044/120. 65. Lettre confidentielle JC/ab 588 RC de Maurice Dejean, ambassadeur de France, chef de la Mission française à Tokyo, au ministre des Affaires étrangères (direction générale des Relations culturelles), 13 novembre 1950, AMAE, 131QO/119


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66. Lettre no 4893/RC 2 a. du ministre des Affaires étrangères au ministre de l’Éducation nationale, direction générale des Arts et Lettres, 13 décembre 1950, AN, 20150044/120. 67. Lettre de Matsumoto, Matsukata et Kojima à Jacques Chazelle, AN, 20150044/120. 68. Note adressée à Jean Chauvel, jointe à la lettre de Jean Cassou à Georges Salles, 26 décembre 1950, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Cassou Dorival ». 69. Lettre A/V No 217 GB/HP de Germain Bazin à Georges Salles, 22 février 1951, AN, 20150044/120. 70. « Liste des œuvres du séquestre Matsukata que les musées nationaux désirent conserver pour leurs collections », 16 avril 1951, AN, 20150044/120. 71. Lettre de Yukio Yashiro à Maurice Dejean, 10 juillet 1951. AMAE, 131QO/119 : « The inventory and the list gave me a sort of mixed feeling. [...] the list gave me a genuine surprise and amazement. It contained most of the pieces I myself strongly recommended to Mr. Matsukata to acquire at any cost simply because they were indispensable for a museum of modern French art worth establishing in Japan. »

modifier l’avantage français, il est nécessaire d’aboutir à un accord rapide avec la famille Matsukata : si les héritiers font « don aux musées nationaux de quinze à vingt pièces essentielles » – celles de la liste de Bernard Dorival –, la France lèvera le séquestre et accordera une autorisation de sortie « pour le reste de la collection [qui] constituerait au Japon le musée d’art français contemporain souhaité par M. Kojiro Matsukata 64 ». À l’issue de cette réunion, l’ambassadeur de France à Tokyo, Maurice Dejean, négocie avec Shigeharu Matsumoto. « Sensible au fait que la levée éventuelle du séquestre n’était pas présentée comme subordonnée à ce don », ce dernier lui assure que « les héritiers de M. Matsukata [...] seraient tout disposés à faire don aux musées français des pièces qui pourraient manquer à leurs collections 65 ». Mais, avant de donner un quelconque accord officiel, Matsumoto réclame le 18 janvier 1951 l’inventaire de la collection, que la famille ne possède plus, ainsi que la liste des œuvres qui intéressent les musées français 66 : cette demande s’accompagne de la promesse de constituer au Japon un musée d’art moderne français à Tokyo, pour les œuvres qui retournent au Japon, et avec la demande d’une salle au nom de K ō jir ō Matsukata, pour celles qui restent en France 67. Quelles œuvres demander aux héritiers ? Bernard Dorival et Jean Cassou font des tableaux de Gauguin et de la Chambre de Van Gogh une priorité absolue : « L’entrée de la collection Matsukata dans nos collections constituerait-elle une aubaine unique, le seul moyen de combler des lacunes irréparables autrement. Quand on sait, par exemple, que le Louvre n’a

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que cinq tableaux de Gauguin et ne peut montrer à ses visiteurs aucune pièce maîtresse de Van Gogh, on mesure ce que représenterait pour lui et notre patrimoine artistique national la possession des huit ouvrages de Gauguin et du chef-d’œuvre de Van Gogh qui appartiennent à M. Matsukata 68. » À peine nommé conservateur en chef du département des peintures et des dessins du musée du Louvre, Germain Bazin place la Chambre de Van Gogh au premier rang dans sa liste de préférences 69. Finalement, la liste des œuvres du séquestre Matsukata « que les musées nationaux désirent conserver pour leurs collections » est arrêtée le 16 avril 1951. Elle est transmise le 2 mai à l’ambassadeur de France à Tokyo, pour la remettre aux héritiers de K ō jir ō Matsukata. La Chambre à Arles arrive en tête 70. La famille Matsukata transmet à Yukio Yashiro l’inventaire de Bernard Dorival et la liste des tableaux que les musées français souhaitent garder pour les collections nationales. En tant que conservateur de biens culturels, c’est lui qui répond officiellement à l’ambassadeur de France à Tokyo, au nom des héritiers. « L’inventaire et la liste m’ont donné une sorte de sentiment mitigé, écrit-il. La liste m’a vraiment surpris et étonné. Elle contenait la plupart des pièces que j’avais moi-même fortement recommandé à M. Matsukata d’acquérir à tout prix, simplement parce qu’elles étaient indispensables pour un musée d’art moderne français digne de s’établir au Japon 71. » Il ajoute : « Par exemple, si elle revenait au Japon, La Chambre à Arles [...], la seule pièce de Van Gogh de la collection, serait unique, en tant qu’œuvre représentative de Van Gogh, puisqu’il n’existe actuellement




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pas une seule pièce de Van Gogh au Japon 72. » Afin d’assurer le rayonnement de la culture française au Japon, il est donc nécessaire, conclut Yashiro, que les musées nationaux reconsidèrent le choix des œuvres qu’ils souhaitent conserver. Quatre jours plus tard, Maurice Dejean reçoit une seconde lettre officielle, rédigée par Matsumoto, qui lui demande de retirer la Chambre de Van Gogh de la liste de vœux avec La Serveuse de Bocks de Manet, Les Parisiennes habillées en Algériennes de Renoir et Les Bourgeois de Calais de Rodin73. À Paris, le ministère des Affaires étrangères prend acte du « raidissement récent des héritiers Matsukata 74 ».

A PR ÈS L E TR A I TÉ DE PAI X , UNE G ÉO POLI TI Q UE DE L A CHAMB R E ( 1 9 5 1 - 1 9 5 2 ) Très vite, la situation internationale prend une nouvelle tournure. Le 8 septembre 1951, le traité de paix avec le Japon est signé à San Francisco. Lorsqu’il sera ratifié, et conformément à l’article 1475, l’État français deviendra propriétaire du séquestre Matsukata. Néanmoins, le gouvernement japonais refuse d’abandonner toute revendication sur ces œuvres. Immédiatement après la séance de signatures, le Premier ministre japonais en personne, Shigeru Yoshida, vient trouver Robert Schuman, le ministre des Affaires étrangères, et amène la discussion vers la collection – ce qui prouve l’importance de celle-ci. Le soir même, Schuman envoie un télégramme à l’ambassade de France à Tokyo : « Enfin, [le Premier ministre japonais] a

attiré mon attention sur la situation de la collection Matsukata en insistant sur l’intérêt que son pays attachait à ce que cette collection puisse être exposée dans un musée d’art français à Tokyo. Je lui ai indiqué que j’étudierais avec bienveillance cette demande dans le but de renforcer les liens culturels entre les deux pays 76 . » Selon ce télégramme, Yoshida aurait simplement souhaité que les œuvres soient « exposées » sur le sol japonais, mais, en réalité, il s’agissait d’une véritable « demande de restitution 77 », afin de constituer les bases d’un musée français au Japon 78. Tant que le traité de paix n’est pas ratifié par le parlement français, le sort du séquestre est encore ouvert. Plusieurs avis s’opposent. L’ambassadeur Maurice Dejean « estime qu’il convient de profiter des bonnes dispositions actuelles du gouvernement [japonais] et expédier les toiles [de la collection Matsukata], si possible par la prochaine Marseillaise79 ». Au sein du ministère des Affaires étrangères, la direction d’Asie-Océanie propose d’agir avant la ratification du traité de paix, jugeant préférable que « ce délicat problème » se règle sur le plan d’une négociation « en quelque sorte privée » avec la famille Matsukata et ne se transforme pas « d’entrée de jeu en une affaire gouvernementale ». Cependant, cette direction rejette la proposition d’une restitution intégrale des œuvres : un accord de gré à gré « permet en tout cas de proposer aux héritiers que nos musées nationaux retiennent les œuvres choisies par eux 80 ». La direction générale des Relations culturelles et le service juridique, au contraire, estiment qu’il convient d’attendre la ratification du traité : si les héritiers refusent le choix des œuvres que les

72. Ibid. : « For example, La Chambre à Arles by Van Gogh, the only piece of Van Gogh in the Collection, if brought to Japan, would be unique as a representative work of Van Gogh, since there is presently not a single piece of Van Gogh in Japan. » 73. Lettre de Shigeharu Matsumoto à Maurice Dejean, 21 juillet 1951, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Ambassade de France à Tokyo ». 74. Note no 464 RC/2-L, ministère des Affaires étrangères (direction générale des Relations culturelles, services des échanges culturels) pour la sous-direction d’Asie, 5 août 1951, AMAE, 131QO/119. 75. Cet article confère « le droit de saisir, conserver, et liquider ces biens ou d’en disposer de toute autre manière, [qui] devra être exercé conformément à la législation de la puissance alliée intéressée ».

Shigeru Yoshida, Premier ministre du Japon, signe le traité de paix, dit de San Francisco, le 8 septembre 1951. 76. Télégramme no 20/21 signé par Robert Schuman, émis le 8 septembre 1951 à 17 h 56 de San Francisco, reçu le 9 septembre 1951 à 7 h 20 au ministère des Affaires étrangères, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Ambassade de France à Tokyo. 77. Lettre du ministre des Affaires étrangères à l’ambassadeur de France à Tokyo, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Ambassade de France à Tokyo ».

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78. Projet de note PC/MP, 27 janvier 1952, AMAE, 131QO/119. Note de la direction générale des Relations culturelles, service des échanges culturels, pour le ministre, 22 avril 1952, AMAE, 131QO/119. 79. Télégramme n 2163/2165 de Maurice Dejan pour les Relations culturelles, 23 octobre 1951, AMAE, 131QO/119. o

80. Note « Asie – Océanie », 14 avril 1952, AMAE, 131QO/119. 81. Note pour la direction générale des Relations culturelles, service des échanges culturels, jointe à la lettre de la direction des Relations culturelles à M. Joxe, 14 février 1952, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Joxe Bourbon-Busset ». 82. « Compte rendu de la réunion interministérielle qui s’est tenue le mardi 6 mai 1952 à 11 h 30 au département », ministère des Affaires étrangères, Asie-Océanie, AMAE, 131QO/119. 83. Lettre de Georges Salles à Germain Bazin, 20 mai 1952 AN, 20150044/120. 84. « Liste des œuvres du séquestre Matsukata Kojiro que les musées nationaux désirent conserver pour leurs collections », 17 juin 1952, AN, 20150044/120. Léa Saint-Raymond, « The escrow of the Matsukata collection: inventories, lists and exhibitions (1945-1949) », art. cit. 85. Lettre no 360/RC, Maurice Dejean, ambassadeur de France au Japon, au ministre des Affaires étrangères, direction des Relations culturelles, 1er juillet 1952, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Ambassade de France à Tokyo ».

musées nationaux désirent conserver, le traité placera la France dans une position beaucoup plus forte 81. Les services n’auront pas à s’accorder sur une décision à prendre : les semaines passent, tout comme les échanges de lettres et de notes, et le traité de paix finit par entrer en vigueur le 28 avril 1952. L’État français est désormais propriétaire de l’intégralité du séquestre et, donc, de la Chambre de Van Gogh. Quelques jours après l’entrée en vigueur du traité de paix et en l’absence de Robert Schuman, une réunion interministérielle est organisée au ministère des Affaires étrangères pour statuer sur le « règlement définitif du sort de la collection Matsukata ». Afin d’entretenir de bonnes relations diplomatiques avec le Japon, redevenu indépendant, et d’assurer le rayonnement culturel de la France, le service des Domaines propose une solution de compromis, rapidement adoptée et transmise à l’ambassadeur de France à Tokyo : « La collection serait alors divisée en deux parts : une part (en principe dix-huit pièces) destinée à rester à Paris ; une part qui serait envoyée au Japon en dépôt emphytéotique. Ultérieurement, on examinerait quelle forme pourrait revêtir une cession de dépôt à l’État japonais 82. » La solution d’un prêt de quatre-vingtdix-neuf ans permet ainsi à l’État français de rester propriétaire des œuvres envoyées au Japon. Le directeur général des Relations culturelles, Louis Joxe, demande à Georges Salles, directeur des musées de France, de lui envoyer « de toute urgence » la liste des œuvres de la collection Matsukata que les musées nationaux désirent

86. Note de dossier, 11 juin 1952, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Ambassade de France à Tokyo ».

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conserver83. Germain Bazin, apprenant la nouvelle, confie à Georges Salles son souhait d’augmenter les prétentions du musée du Louvre, avec en particulier l’entrée de sept tableaux de Gauguin : « Je n’ai pas besoin de vous dire combien ce séquestre Matsukata constitue pour les musées de province et le musée du Louvre un enrichissement inespéré, beaucoup plus important que tout ce que nous avons récupéré en Allemagne », écrit-il à son supérieur. De concert avec lui, Jacqueline Bouchot-Saupique, conservatrice du cabinet des dessins du Louvre, Bernard Dorival et Jean Cassou allongent la liste de leurs souhaits, qui compte désormais vingt-six peintures, dont la Chambre, six aquarelles et les Bourgeois de Calais de Rodin. La liste est transmise en juin 1952 au directeur général des Relations culturelles, puis à Maurice Dejean 84. L’ambassadeur de France à Tokyo, voyant que « la nouvelle liste, non seulement reprend la précédente, mais y ajoute un certain nombre d’autres chefs-d’œuvre », ne cache pas son inquiétude à Robert Schuman : cette liste risque de soulever des « objections plus sérieuses encore » que celles qu’avait provoquées la première auprès des héritiers Matsukata et de Yukio Yashiro 85. À partir de juin 1952, Robert Schuman s’engage personnellement et activement dans l’affaire Matsukata, se souvenant de la promesse qu’il avait faite au Premier ministre japonais. Non seulement il « n’accepte pas la formule du prêt emphytéotique », désirant que « la partie de la collection Matsukata que nous pensons restituer aux Japonais le soit en toute propriété », mais il « estime, par ailleurs, que les prétentions des musées nationaux sont excessives 86 ».


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Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, adresse un courrier officiel à Georges Salles le 13 octobre 1952 : « Certes, je comprends que les musées nationaux désirent conserver ces mêmes œuvres pour compléter nos collections nationales. Je suis sûr néanmoins que vous serez sensible à mon souci d’assurer valablement la reprise de

De manière informelle, Robert Schuman demande à Georges Salles de « renoncer à quelquesuns des tableaux et dessins figurant sur cette liste pour permettre aux autorités japonaises de constituer un musée plus représentatif de l’art français 87 ». Georges Salles transmet cet ordre tout aussi officieusement à Germain Bazin, qui n’entend pas céder : « Je vous signale que je suis extrêmement surpris de l’attitude du ministère des Affaires étrangères. La France a été tellement atteinte dans son patrimoine artistique du fait de la guerre dernière qu’il est étonnant de voir renoncer avec tant de légèreté à la compensation que nous apporte le séquestre Matsukata. » Bazin réitère point par point le choix des « œuvres essentielles », au premier rang desquelles se trouve la Chambre d’Arles : « Le Van Gogh se passe de commentaire 88. » Robert Schuman adresse un courrier officiel à Georges Salles le 13 octobre 1952 : « Certes, je comprends que les musées nationaux désirent conserver ces mêmes œuvres pour compléter nos collections nationales. Je suis sûr néanmoins que vous serez sensible à mon souci d’assurer valablement la reprise de nos relations culturelles avec le Japon et le rayonnement de notre art dans ce pays. Aussi, est-ce avec une particulière insistance que je vous demande aujourd’hui de bien vouloir réviser votre choix. » Robert Schuman somme Georges Salles « de renoncer à La Serveuse de bocks de Manet, à La Parisienne habillée en Algérienne de Renoir et aux Bourgeois de Calais de Rodin 89 ». Dans un premier brouillon, rédigé par le directeur adjoint des Relations culturelles, la Chambre faisait partie de cet ensemble. Son supérieur hiérarchique, Louis Joxe, lui fait retirer ce passage, estimant qu’il conviendrait « de ne pas faire état de La Chambre

nos relations culturelles avec le Japon et le rayonnement

87. Lettre de Germain Bazin au directeur général des Relations culturelles, 6 août 1952, AN, 20150044/120. 88. Lettre A/V 1048 GB/MC de Germain Bazin à Georges Salles, 13 août 1952, AN, 20150044/120. 89. Lettre de Robert Schuman à Georges Salles, 13 octobre 1952, AN, 20150044/120. 90. Direction des Relations culturelles, note pour M. de Bourbon Busset, 8 octobre 1952. AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Joxe Bourbon-Busset ». 91. La Chambre de Van Gogh reste physiquement en France et ne sert plus de vitrine internationale, dans des expositions d’art français à l’étranger. « Il me paraît impossible de prêter à l’exposition Van Gogh de Milan le tableau de la collection Matsukata représentant la chambre de l’artiste à Arles, car ce tableau est dans un tel état qu’un déplacement risquerait de lui être néfaste » (lettre de Bernard Dorival à Georges Salles, 14 février 1952, AN, 20150044/120). 92. Traduction du télégramme de Katsuo Okazaki, ministre des Affaires étrangères, à K. Nishimura, ambassadeur en France, 14 février 1953, AMAE, 131QO/119. 93. Lettre no 1262 RC/2-L de Robert Schuman à Georges Salles, 26 mars 1953, AN, 20150044/120. Lettre A/V no 395 GB/HP, RMN/ SA/414/MTA de Germain Bazin à Georges Salles, AN, 20150044/120. Lettre no 351/RC de Maurice Dejean, ambassadeur de France au Japon, au ministre des Affaires étrangères (direction des Relations culturelles), AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Ambassade de France à Tokyo ». 94. « Liste des œuvres du séquestre Matsukata que les musées nationaux désirent conserver pour leurs collections », 30 avril 1953, AN, 20150044/120. Léa Saint-Raymond, « The escrow of the Matsukata collection: inventories, lists and exhibitions (1945-1949) », art. cit.

de notre art dans ce pays. Aussi, est-ce avec une particulière insistance que je vous demande aujourd’hui de bien vouloir

95. Lettre RMN/SA/JHD/MTA, no 1.262 RC/2-L, du secrétaire d’État aux Beaux-Arts au secrétaire d’État aux Affaires étrangères, 4 mai 1953, AN, 20150044/120.

réviser votre choix. » NOTO

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96. Lettre A/V no 395 GB/HP, RMN/SA/414/MTA, de Germain Bazin à Georges Salles, 9 avril 1953, AN, 20150044/120. 97. « Cet exemplaire est de plus d’un caractère unique et irremplaçable, ayant été fondu par Rudier, décédé il y a deux ans environ et qui, formé par Rodin, avait conservé les traditions de l’artiste », lettre no 202/RC4a de Robert Schuman à l’ambassadeur de France à Tokyo, 18 mai 1953, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Ambassade de France à Tokyo ». 98. Lettre no 316/PIC 3 de Katsuo Okazaki à Maurice Dejean, 14 juillet 1953, AMAE, 131QO/120.

Vincent Van Gogh, Roses, 1889, huile sur toile, Tokyo, The National Museum of Western Art. 99. Avant d’être acquise par Paul Rosenberg, les Roses se trouvait dans la collection du docteur Gachet, puis dans celle de son fils. La datation de cette toile varie de l’été 1888 à mai 1889 selon les différents catalogues raisonnés : Paolo Lecaldano propose par exemple une datation en 1888 dans Tout l’œuvre peint de Van Gogh, Paris, Flammarion, 1971, vol. 2, p. 206 alors que Walter Feilchenfeldt situe la réalisation de l’œuvre en mai 1889 (Walter Feilchenfeldt, Vincent Van Gogh: the Years in France: Complete Paintings 1886-1890: Dealers, Collectors, Exhibitions, Provenance, op. cit., p. 205).

à Arles de Van Gogh, qui est [...] le tableau le plus convoité par les musées nationaux 90 ». La Chambre sort officiellement des négociations : la question de son retour au Japon ne se pose plus, elle restera propriété nationale et sur le sol français 91.

LA C HA MBR E RE ST E , LE S ROS E S PART E N T Malgré une tentative, avortée, du ministère des Affaires étrangères japonais pour « que cette restitution s’étende indistinctement à tous les articles de la collection 92 », l’ambassadeur de France à Tokyo réussit à trouver un compromis entre les Musées de France et le Premier ministre japonais 93, aboutissant, le 30 avril 1953, à une troisième et dernière « liste des œuvres du séquestre Matsukata que les musées nationaux désirent conserver pour leurs collections 94 ». Parmi les « nouveaux sacrifices consentis par les musées nationaux 95  », Germain Bazin accepte de renoncer aux Parisiennes habillées en Algériennes de Renoir, mais conserve La Serveuse de bocks de Manet, contre l’« abandon » de La Vague de Gustave Courbet96. Les Bourgeois de Calais restent en France, « cette pièce étant absolument indispensable pour le musée Rodin qui n’en possède pas d’exemplaire en bronze 97 », et le gouvernement japonais en commande officiellement une réplique, prenant en charge les frais de reproduction et de transport 98. Parmi les œuvres destinées à retourner au Japon, il est intéressant de remarquer un autre tableau de Van Gogh, Roses, que Matsukata acquit sans doute auprès de Paul Rosenberg.

100. Yuichiro Miyashita, La France face au retour du Japon sur la scène internationale, 1945-1964, op. cit., p. 525-540. 101. Projet de note contenu dans la lettre no 803/RC de Daniel Levi, ambassadeur de France au Japon, à Robert Schuman, 2 septembre 1954, AMAE, 131QO/120. 102. Télégramme à l’arrivée no 287, 23 mars 1955, AMAE, 554 INVA 1294, sous-dossier « Ambassade de France à Tokyo ».

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Contrairement à la Chambre, les Roses sont absentes des négociations et très rarement citées dans la correspondance des conservateurs et diplomates français : cette différence de traitement peut s’expliquer par l’importance respective des deux œuvres – les Roses, plus difficiles à dater, n’ont jamais été citées sous la plume de Van Gogh 99. La répartition des œuvres actée, reste à convenir des modalités du retour au Japon de celles que les musées nationaux ne retiennent pas. Les détails diplomatiques concernant le règlement de l’affaire Matsukata sont documentés par les recherches de Yuichiro Miyashita 100. Sans revenir sur les échanges de lettres et sur la procédure parlementaire en France et au Japon, il est utile de rappeler que les Japonais font appel à Le Corbusier pour construire le musée, sur le terrain d’un ancien temple dans le parc d’Ueno, à Tokyo. Son nom, initialement Musée d’art français, devient Musée national de l’art occidental sur une proposition de Georges Salles en mai 1954. L’ambassade de France et le ministère des Affaires étrangères approuvent : « Nous avons intérêt à éviter tout ce qui risque de créer dans l’opinion japonaise le sentiment que nous cherchons à faire assumer par le Japon des dépenses servant directement notre rayonnement culturel, ce qui ne manquerait pas de se produire si nous tenons au titre de Musée d’art français 101. » Le premier coup de pioche est donné le 17 mars 1955 102. Après un échange de lettres entre la France et le Japon, une ordonnance, prise le 17 décembre 1958 par le Conseil des ministres, « autorise le transfert à l’État japonais de la propriété des œuvres d’art






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dont la liste figure en annexe103 », remises officiellement aux autorités japonaises le 23 janvier 1959, au Quai d’Orsay, et, en mars, expédiées par bateau jusqu’à Tokyo. L’ouverture du Musée national de l’art occidental est célébrée le 10 juin 1959 104. Du côté français, les dix-huit autres œuvres, dont la Chambre de Van Gogh, sont classées dans le domaine public 105 par le comité des conservateurs de la Réunion des musées nationaux du 12 février 1959, le conseil du 19 février et l’arrêté du 27 mai 1959 106. Germain Bazin n’a pas attendu cette décision officielle, ni même l’expédition des œuvres au Japon, pour sortir des réserves du musée national d’Art moderne les œuvres retenues par le département des peintures du musée du Louvre, dont il est le directeur. Il prévoit, en effet, d’exposer ces dernières au moment de la réouverture de la galerie du Jeu de Paume, destinée à abriter les peintures, pastels et sculptures impressionnistes – depuis 1954, celle-ci était fermée pour une rénovation muséographique complète 107. Le 28 mars 1958, Germain Bazin demande à Bernard Dorival de faire restaurer la Chambre, qui « exige des

soins d’extrême urgence ; en effet, la toile de ce tableau est à bout, on voit le jour au travers et il est nécessaire de la rentoiler sans attendre 108 ». L’opération est effectuée entre le 21 avril et le 28 mai 1958 109 , et, immédiatement après, le Jeu de Paume ouvre à nouveau ses portes. Les visiteurs peuvent se procurer une troisième édition, augmentée, du catalogue des collections. La notice du numéro 153 mentionne la provenance suivante, pour La Chambre de Van Gogh à Arles : « Collection : [...] Prince Matsukata, Kobé (Japon) ; entré au musée du Louvre en 1952, en application du traité de paix avec le Japon 110. » En 1986, l’œuvre est affectée au musée d’Orsay. Si la lecture de son succinct cartel – « entré en application du traité de paix avec le Japon, 1959 » – ne reflète pas toute la complexité de sa trajectoire, l’histoire de la Chambre continue à s’écrire grâce aux expositions temporaires. En 2019, soixante ans après son classement dans le domaine public français, elle a été exposée pendant quelques mois au Musée national de l’art occidental de Tokyo, pour commémorer la naissance de cette institution, venant parachever le rêve de K ō jir ō Matsukata.

103. Ordonnance no 58-1246 du 17 décembre 1958 autorisant le transfert à l’État japonais de la propriété d’œuvres d’art, parue au Journal officiel de la République française, vendredi 19 décembre 1958, 90e année, no 296, p. 11422-11423. 104. Yuichiro Miyashita, La France face au retour du Japon sur la scène internationale, 1945-1964, op. cit., p. 539. 105. Lettre MC/JDL du ministre des Finances et des Affaires économiques au ministre de l’Éducation nationale, Arts et Lettres, Réunion des musées nationaux, 8 janvier 1959, AN, 20150044/120. 106. Lettre A/V No 117 JB/HP RMN/SA/119/JHD/MTA de Jeannine Baticle à Madame de La Celle, Réunion des musées nationaux, 4 février 1959, AN, 20150044/120. Voir aussi www. musee-orsay.fr/fr/collections/ catalogue-des-oeuvres/notice. html?no_cache=1&nnumid=000746&cHash=3a60ec226c C’est à ce moment que le tableau reçoit son numéro d’inventaire, RF1959-2. 107. Germain Bazin, Catalogue des peintures, pastels, sculptures impressionnistes, Paris, Musées nationaux, 1958, p. V. 108. Lettre A/V no 296 GB/HP de Germain Bazin à Bernard Dorival, 28 mars 1958, AN, 20150044/120. Voir également le PV de la commission de restauration du 27 mars 1958, Paris, archives du C2RMF, dossier no 368, dossier F5702, RF-1959-2, PDF 41588. 109. Rapport de rentoilage et de restauration, 21 avril – 28 mai 1958, Paris, archives du C2RMF, dossier no 368, dossier F5702, RF-1959-2, PDF 19756. 110. Catalogue des peintures, pastels, sculptures impressionnistes, op. cit., p. 81.

Prospectus du National Museum of Western Art de Tokyo pour l’exposition « The Matsukata Collection: A One-HundredYear Odyssey », du 11 juin au 23 septembre 2019.

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« Le musée du xxi e siècle sera un musée de société » E N T R E T I E N R É A L I S É PA R O D I L E L E F R A N C I L L U S T R AT I O N A M É L I E C L AV I E R P O U R N O T O


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

CÉLINE CHANAS D I R E C T R I C E D U M U S É E D E B R E TA G N E , À R E N N E S , P R É S I D E N T E D E L A F É D É R AT I O N D E S É CO M U S É E S E T M U S É E S D E S O C I É T É Des missions de service public

« loi Notre ») et la loi relative à la liberté de

Des territoires

la création, à l’architecture et au patrimoine (dite « loi LCAP ») –, placer l’individu et les

C’est à l’échelle des territoires que les choses

droits culturels au cœur du projet, insister

se font. Les musées, avec le Code du patri-

Les missions de service public d’un musée

sur l’engagement des personnes et des

moine, sont soumis à une tutelle scientifique

de France sont d’enrichir le patrimoine par

habitants. Cette valeur n’est pas toujours

et technique exercée par le ministère de la

l’acquisition de collections publiques (dons,

consensuelle, car la notion de communauté

Culture, qui garantit une vision d’ensemble

achats, collecte, etc.), de le conserver dans

revêt différentes acceptions en France.

de ce qu’est une politique des musées ; mais

de bonnes conditions, de le restaurer le cas

Pour un musée, l’enjeu est de contribuer

ses moyens, en particulier du service des

échéant et de le valoriser ; le musée de

à la patrimonialisation, de constituer un

Musées de France, se sont très largement

Bretagne s’inscrit pleinement dans ces ob-

patrimoine, avec ce que les habitants d’un

amoindris. La centralisation est indispensable

jectifs. Divers leviers d’action permettent la

territoire attendent et souhaitent voir défi-

pour garantir un certain nombre d’enjeux

valorisation du patrimoine et des collections,

nir comme patrimoine.

fondamentaux qui dépendent de l’interven-

dont l’événementiel : les expositions tempo-

L’apport d’un musée est bien sûr d’être au

tion du législateur – statut des collections,

raires ont été mises sur le devant de la scène

cœur d’enjeux scientifiques, de connaissance

question de leur inaliénabilité, etc. Quel est

ces trente dernières années et constituent

et de transmission d’un savoir ; c’est égale-

le rôle des musées aujourd’hui à l’échelle

une part importante de l’activité. Néan-

ment de prendre en compte les aspirations,

d’un territoire, d’une commune, d’une

moins, d’autres moyens existent, notamment

la demande sociale autour du patrimoine,

métropole, d’un département, d’une région ?

dans les musées de société, impliquant les

au travers de grands enjeux qui, nombreux,

Les possibilités d’action et l’innovation

populations, le territoire, dès la démarche

dépendent des territoires concernés. S’agis-

se rencontrent à l’échelon décentralisé.

de patrimonialisation.

sant du musée de Bretagne, il faut tenir

Demeurent des éléments à approfondir,

En effet, la question cruciale est : comment

compte de plusieurs échelles de territoires :

comme la coopération entre musées. En

le faire et avec qui ? Les valeurs portées par

la métropole de Rennes et ses mutations

Bretagne, vaste territoire, des partenaires

les écomusées depuis plus de cinquante ans

– car c’est un musée métropolitain –,

partagent les mêmes enjeux, les mêmes ob-

rejoignent les récentes évolutions législatives :

l’ensemble de la Bretagne, notre ère de

jets, réunis dans des réseaux professionnels,

faire appel à la notion de communauté –

rayonnement et de réflexion scientifique.

comme l’association Bretagne musées.

notamment la loi portant nouvelle organi-

Les réseaux nationaux peuvent travailler

sation territoriale de la République (dite

sur d’autres aspects : ainsi, la Fédération des

NOTO

123


C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

écomusées et des musées de société est un

aussi sur notre musée virtuel, notre base de

d’historiens de l’art, de démographes, où

réseau national très hétérogène, très diver-

données en ligne, pour qu’ils soient connus

les artistes, les habitants doivent pouvoir

sifié, qui partage un ensemble de valeurs

au-delà d’un projet d’exposition temporaire

trouver leur place dans une relation équili-

communes sur le rôle social du musée, au

et qu’ils constituent une collection pérenne

brée avec les professionnels.

service du développement des territoires.

et collaborative – peut-être d’autres que

La question de la diversité des publics est

Elle regroupe de petites associations, fonc-

nous s’en empareront-ils à l’avenir.

centrale. Les études montrent des différences

tionnant uniquement avec des bénévoles,

de sociologie entre musées des beaux-arts

comme de très grosses structures, tels des

et musées de société ; la représentativité

musées nationaux : le musée national de

professionnelle des visiteurs de ces derniers

l’Histoire de l’immigration, le musée du Sport, mais aussi des musées de société en région comme le musée de Bretagne. Les enjeux

La diversité des publics

de chacun sont différents, mais nous parta-

est plus en phase avec la structuration de la société. Le musée de Bretagne est situé en centre-ville de Rennes, dans l’espace culturel Les Champs libres, un bâtiment

geons des valeurs, un état d’esprit de partage

Nous voyons de plus en plus de musées

contemporain. La fréquentation de l’éco-

et de solidarité.

prendre en compte des questions sociétales :

musée du Pays de Rennes, plus excentré,

Comment prendre en considération ces

diversité, place des femmes dans les collec-

situé dans une ancienne ferme, est plus

territoires au sens large, en fonction de

tions, etc. Nous ne pouvons que nous en

populaire, plus familiale : des barrières sym-

demandes et de partenariats fixés – par

réjouir. Le musée du xxie siècle n’est-il pas un

boliques subsistent. Nous travaillons à les

exemple, accueillir les propositions de dons

musée de société ? Parce qu’il dépasse tous

abattre – tâche de longue haleine menée

et gérer la relation aux donateurs ? On peut

les clivages, c’est un musée au sens large. Il

par l’équipe de médiation. J’y tiens beaucoup.

refuser certaines propositions de dons,

ne faut pas créer de barrières entre musées,

Je viens du monde de la médiation cultu-

notamment si nos collections recèlent déjà

les dresser les uns contre les autres. Pendant

relle, je suis convaincue que, dans les postes

de nombreux éléments d’une typologie ou

longtemps, les musées de société ont été

de direction et dans la vision pratique du

si nous ne les estimons pas suffisamment

mis au ban des musées, déconsidérés par

musée, on est avant tout au service des

intéressantes ou documentées au regard

une certaine caste de conservateurs. Au-

usagers. Ma priorité est d’aider les gens, pas

de notre patrimoine. En revanche, sur un

jourd’hui, l’Institut national du patrimoine

les collections. Les collections, si elles consti-

certain nombre d’enjeux nouveaux relatifs

forme l’ensemble des conservateurs, il n’y a

tuent l’essence du musée, n’existent que

au contemporain, des objets qui n’étaient

plus de problème de mésestime. La ques-

parce qu’elles sont en relation avec une

pas patrimoniaux il y a dix ou vingt ans

tion est celle de la place des musées de

société, sa capacité de création, sa docu-

le deviennent et provoquent la création d’une

société dans les politiques culturelles. Les

mentation, sa transmission...

politique de collecte de biens matériels ou

musées de société sont au cœur des enjeux

La culture pour tous et par tous – ce pour-

immatériels : commande auprès d’un anthro-

de transformation de la société, je les vois

rait être mon credo – est le fruit de mon

pologue pour mener une série d’entretiens

comme des espaces de connaissance et de

parcours professionnel ; depuis des années,

sur la collecte de mémoire, auprès d’un

débats des grands sujets de société. Ces

je suis inspirée par des personnalités de

photographe pour une création artistique,

musées sont indispensables pour penser

la mouvance des musées de société. Nos

etc. Dès la constitution de ces différents

l’avenir. Ce sont des lieux où se croisent

valeurs sont la culture en partage et le partage

objets patrimoniaux, nous les valorisons

les travaux de géographes, de sociologues,

de la culture ; le participatif et le contributif

NOTO

124


CÉLINE CHANAS

en sont des notions inhérentes. Une manière

Images/Usages. Le portail des cultures de

fallu faire évoluer les métiers et se remettre

de renouveler le concept de musée et de

Bretagne Bretania.bzh a aussi organisé des

en cause. Il n’y a pas beaucoup de formation

musée de société trouve naturellement son

rencontres thématiques sur l’ouverture des

dans les musées sur ces thèmes ; il fallait

expression dans l’ouverture des contenus

données culturelles dès 2013. Nous y avons

innover, se tourner vers le monde des biblio-

culturels à l’ère du numérique : le travail de

participé. Les premiers contributeurs de

thèques et des archives.

mise en ligne des collections constitue une

Bretania ont été les bibliothèques et les

Quand nous avons lancé notre portail en 2017,

part très importante du projet scientifique

archives – les musées sont à la traîne !

160 000 images étaient disponibles, avec

et culturel du musée de Bretagne, encore

Avant la mise en ligne de nos collections

gratuité de téléchargement et de réutilisa-

assez solitaire dans cet engagement parfois

en 2017, nous proposions un accès à nos

tion. Aujourd’hui, il propose 237 000 images ;

taxé de militantisme.

collections très classique et verrouillé, avec

notre objectif est la mise en ligne de 50 000

un système de redevance d’utilisation et de

images par an. Nous nous sommes lancés

recettes provenant de la vente des images

dans cette démarche, car le musée de

– nous perdions notre temps à éditer des

Bretagne possède un patrimoine immense,

factures de quelques dizaines d’euros pour

très hétérogène, très peu valorisé dans le

Données ouvertes

envoyer des images. Est-ce notre mission ?

musée physique : on compte moins de trois

Ouvrir nos données grâce aux supports nu-

Ne devions-nous pas nous engager dans la

mille objets de collection présents sur le

mériques est l’un des axes majeurs de notre

valorisation des collections, donc les faire

parcours des expositions permanentes. Les

projet scientifique et culturel, qui s’inscrit

vivre, et affecter différemment les moyens

deux expositions temporaires annuelles sont

dans la volonté de la collectivité de favoriser

humains ? Automatiser quand c’est possible

l’occasion de présenter deux cents à trois

des données ouvertes, librement réutilisables.

et confier aux collaborateurs des missions

cents objets. La majorité de notre patrimoine

Notre territoire dispose de ressources pour

plus intéressantes de relations aux usagers ?

reste donc en réserve. Nous avons voulu

nous accompagner : Rennes a un écosystème

Ce projet est porté par l’équipe de conserva-

aller à contre-courant de l’image du musée

de communautés contributives, avec une

tion, car il est relié à la gestion documentaire

poussiéreux qui garde tout pour lui et ne

communauté Wikipédia très forte, ainsi

des collections. C’est un projet stratégique,

montre rien, et donc créer un musée virtuel.

qu’une pratique ancienne et bien implantée

qui a conduit à une inflexion importante de

Exposer notre patrimoine en ligne permet

d’ouverture des données culturelles dans

nos activités. Auparavant, l’équipe de conser-

de lier ce chantier à d’autres, invisibles mais

les bibliothèques et dans les archives. Le fait

vation travaillait essentiellement sur la

importants : la numérisation et le catalogage.

que le musée de Bretagne soit situé au sein

préparation des expositions temporaires,

Par exemple, notre collection d’arts gra-

des Champs libres a été décisif pour porter

la rédaction d’articles, l’acquisition et la

phiques, cataloguée et numérisée entre

ce projet : mes collègues de la bibliothèque

conservation des collections. Une partie de

2015 et 2018, sera en ligne après une phase

étaient immergés dans ces questions d’ou-

l’équipe a été dédiée à ce projet pendant

de travail de sécurisation juridique sur les

verture de leurs collections dès le début

près de trois ans ; sa principale mission était

contrats, prévue dans notre méthodologie :

des années 2000. Cela m’a convaincue que

de décrire les besoins pour la base docu-

renégociation, collection par collection, avec

c’était la voie dans laquelle les musées

mentaire et le portail, puis de le mettre en

les auteurs et les ayants droit pour les œuvres

devaient s’engager. Nous avons rencontré

œuvre avec le prestataire retenu. Ce travail

qui ne sont pas tombées dans le domaine

d’autres collègues de l’Institut national

considérable relève davantage de l’ingénierie

public. De ce point de vue, un musée de

d’histoire de l’art, en lien avec le projet

documentaire, technique sur laquelle il a

société a plus de facilité que le musée

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C U LT U R E E T P O L I T I Q U E

d’Orsay ou le musée Picasso, car une

débats sur les enjeux de société, le musée

souvent des détournements humoristiques.

grande partie de ses objets sont des arté-

virtuel, avec l’ensemble de ses ressources,

Nous ne sommes pas en mesure de dire

facts et non des œuvres d’art, ou bien sont

offre la possibilité de revenir, de garantir

combien il y a d’utilisations commerciales :

tombés dans le domaine public depuis très

l’accès à des savoirs qui s’enrichissent au fil

une agence immobilière qui se sert de nos

longtemps – nos collections remontent au

du temps.

collections pour illustrer le lien au patrimoine,

néolithique. Il y a en revanche plus de travail

Nous mesurons l’évolution des relations

par exemple. Les éditeurs demandent encore

pour les photographies et nos 400 000 néga-

avec les publics par différents outils de

s’ils ont droit de réutiliser les images – preuve

tifs ! Pour les collections qui ne sont pas

fréquentation du portail, par le nombre de

que les habitudes anciennes perdurent !

tombées dans le domaine public, nous avons

retours d’usage et la relation aux commu-

Le numérique n’est pas la seule solution à

mis en place des licences Creative Commons,

nautés contributives que nous avons créées.

la culture pour tous et par tous : il y aura

que nous préconisons, car elles correspondent

Le bilan est extrêmement positif. Ne pas

toujours des personnes exclues du numé-

aux valeurs du musée et traduisent le sou-

contrôler les réutilisations relève d’une

rique, avec des zones blanches en milieu

hait que l’argent public investi pour ce vaste

décision prise dès le début, parce que nous

rural, par exemple. Mais ces nouvelles

projet bénéficie au plus grand nombre ; nous

ne connaissons pas l’ensemble des usages.

formes d’action permettent de rajeunir le

laissons toutefois aux auteurs vivants ou

Dans nos statistiques de fréquentation du

public. Nos contributeurs sont souvent de

aux ayants droit le choix et la possibilité de

portail, les visiteurs les plus nombreux sont

jeunes chercheurs. Nous tâchons aussi de

rester en droits réservés.

situés en région parisienne : ce n’est donc

passer de la communauté numérique à la

pas le territoire le plus proche. Le temps de

communauté réelle : nous avons déjà réuni

connexion est de huit à dix minutes, ce qui

nos contributeurs, afin de connaître leur

est assez long. Depuis début 2020, on

pratique du portail. Il nous faudra réunir les

compte 13 000 usagers différents par mois,

ayants droit, qui ont donné leur accord et

65 000 pages vues mensuelles. Parmi les

partagent nos valeurs : ce sont nos nouveaux

usages identifiés comme bénéfiques, l’enga-

ambassadeurs.

Vers le musée virtuel

gement des internautes sur l’indexation Le numérique fait partie de notre monde,

des collections est un levier que nous en-

le musée ne peut s’en affranchir. Le musée

courageons : nos collections sont en ligne,

réel offre des expériences qui ne sont pas

et les visiteurs contribuent.

liées qu’à la connaissance : l’accueil, le cadre,

Les premières communautés à s’emparer

la muséographie – expériences sensibles

des collections sont les communautés du

dont on se souvient ; mais un musée est

libre, comme Wikipédia, avec lesquelles le

aussi un endroit très vaste où l’on revient.

musée avait déjà des relations partenariales ;

On ne visite pas un musée en une seule fois,

après usage, elles ont indiqué ce qui fonc-

on n’en fait jamais le tour. Si on veut posi-

tionnait et ce qu’il fallait améliorer. Très

tionner le musée, au-delà de l’expérience,

rapidement, nos images ont été utilisées

comme un espace de transmission des

pour illustrer des articles dans Wikipédia.

connaissances et d’éducation, de formation

C’est très positif en matière de visibilité.

à des valeurs citoyennes, de sens critique, de

Les réutilisations grand public concernent

NOTO

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« Le petit livre idéal pour s’initier aux mythes grecs » ADRIEN GOETZ

« Un livre qui sous une forme simple traduit une grande culture » ALAIN CORBIN

Pourquoi les méduses portent-elles le nom de Méduse ? En quoi l’anthologie a-t-elle tout à voir avec des couronnes de fleurs ? Le délogement d’Éole, maître des vents, est-il une explication au changement climatique ? Avec Pour l’intelligence de poètes, Françoise Frontisi-Ducroux retrace l’évolution sémantique des mots et fait apparaître, en jouant avec eux, dans leurs métamorphoses, les mythes et les légendes grecs. Une invitation à garder son imaginaire bien ouvert. En librairie et sur www.noto-revue.fr


Une ébriété littéraire Bien plus qu’un chef-d’œuvre, c’est un ouvrage qui a accompagné une saison, une période, un combat. Les souvenirs s’y sont fixés et établissent notre relation sensible aux livres – objets de notre mémoire intime et de nos ivresses littéraires.

Lors du confinement, je n’ai pas vraiment lu. Ce qui s’appelle lire. Au début je passais sous mes yeux quelques ouvrages de philosophie dans le but académique d’en tirer une thèse. J’ai aussi commencé des romans dont aucun, pourtant beau, ne m’a gardé jusqu’à son terme. Il a fallu le déconfinement des esprits sous un signal de l’autorité, plus que celui des activités et des corps, pour que je me risque jusqu’à ma boîte aux lettres, Avis de passage, puis vers la Poste, Gel hydroalcoolique, Masque et File d’attente, j’ai enfin eu en main le paquet promis par une amie de l’Est au tout début de la Grande Réclusion. J’ouvre le bonbon : Métamorphoses d’un mariage de Sándor Márai ! Je n’avais jamais lu Márai avant. Ni aucun autre Hongrois. J’avais, il y a quelques années, partagé une amitié amoureuse et littéraire avec une écrivaine de ce pays. On ne parlait que d’auteures françaises. De la langue hongroise, j’ai pour toute connaissance qu’elle est très belle à la bouche, visuellement, le mouvement des lèvres, et je n’en identifie guère un traître mot. Mais là (ce « mais » n’est pas « de contradiction », puisque tout ceci n’a rien à voir), là, de lire Sándor Márai, je découvre et me plonge dans quelque chose d’inhabituel :

NOTO

Les écrivains peuvent aussi être des peintres – voilà du déjà-dit ! –, des peintres, pour le coup, qui ne dessinent pas que des traits. Ils peuvent faire émerger toute une toile de fond. Peinture de la psychologie la plus profonde, la plus sous-jacente. Celle qui se cache loin derrière la volonté et les décisions. Plus loin que les perceptions elles-mêmes. Ce voile inconscient qui est levé, par exemple, avec le déconfinement (avilissant notre dépendance à l’autorité) et qui est constitutif de la vie en société. Voile de couleurs différentes, de constitutions différentes, existant en toute autre circonstance. Voile ne faisant que changer de compositions. Constamment. Collectif. Individuel. J’avais déjà lu le fin psychologue qu’est Stefan Zweig. Je découvre le profond peintre des toiles de fond, presque métaphysique, qu’est Márai. Et ceci dans un moment où, justement, j’avais besoin de comprendre, de sentir qu’il se passe des choses derrière les choses. Des histoires, du sentiment, derrière les histoires, et les sentiments. Je suis en plein Márai. Et je lis. Ce qui s’appelle lire.

Néhémy Pierre-Dahomey, poète, écrivain, philosophe

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« En explorant une facette inédite de la condition féminine, Camille FroidevauxMetterie pose un nouveau jalon pour l’émancipation des corps féminins. » Le Nouveau Magazine littéraire


L’emblème du goût Ruinart par la photographe Elsa Leydier

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


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