Les sens, interfaces du monde

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LES SENS

INTERFACES DU MONDE

Bastienne Ascione

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Mémoire en Design

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2018



« L'oeil n'est pas seul à percevoir le monde. Ses connexions au cerveau, couplées aux autres sens par lesquels nous ressentons chaleur, vent froid, bruit, odeurs, etc., composent une image incroyablement compacte du monde dont la plasticité et la densité sont encore enrichies par la qualité de notre état émotionnel. » Albert Renger-Platzsch


6 INTRODUCTION

12 PARTIE 1. LES INFLUENCES QUI CONDITIONNENT LES SENS

46 PARTIE 2. UNE MAÎTRISE SENSORIELLE NORMÉE,

DU CONFORT À LA CONFORMITÉ

74 PARTIE 3. L'USAGE DES SENS DANS LA CONSTRUCTION DE

L'IDENTITÉ

100 CONCLUSION

104 ANNEXES


14 A. DES SENS FILTRÉS PAR LA PERCEPTION

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76 A. LES SENS VECTEURS DE LIEN SOCIAL

GLOSSAIRE BIBLIOGRAPHIE REMERCIEMENTS

B. UNE HIÉRARCHIE SENSORIELLE AU SERVICE DE LA SOCIÉTÉ

62 B. UNE SOCIÉTÉ NORMÉE

A. LIBERTÉ, ÉGALITÉ, PRATICITÉ

ENTRETIENS

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106 126 128 134

88 B. LE RENOUVELLEMENT DES SENS

36 C. QUAND L’ÉCONOMIE S’EMPARE DES SENS


INTRODUCTION

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Dans un monde de plus en plus porté sur la technologie, nous cherchons à maîtriser notre environnement tout en protégeant notre liberté. Que cela soit notre liberté de penser, d‘agir ou encore de percevoir, ce sont les sens qui nous servent d‘interface avec le monde. Ces derniers se standardisent de plus en plus et tendent à s’automatiser. « Entre la chair de l’homme et la chair du monde, nulle rupture, mais une continuité sensorielle toujours présente », écrit David Le Breton dans son ouvrage La Saveur du monde1. En réalité, nous n‘utilisons qu‘une infime partie de nos sens et pourtant ils sont déterminants. On en vient à se demander si nos sens ne conditionneraient pas notre rapport au monde et si il n‘y aurait pas un danger à les normaliser. Selon Aristote2, l’âme est à la vie ce que la sensation est à l’animal. Ainsi, les sens constituent autant une fenêtre sur le monde que la faculté de prendre conscience de soi. Entre l’inné et le culturel, ils révèlent une autre identité de nous-mêmes. De tout temps, les sociétés se construisent en suivant un processus de normalisation des comportements, c’est à dire la mise en place de règles qui influencent notre rapport à l’environnement. Faire concorder les individus, c’est leur permettre de s’adapter dans la société pour former une cohésion sociale. 1 LE BRETON David. 2006. La Saveur du monde. Paris : Métailié. p. 13. 2 ARISTOTE. 2010. De l’âme. 1ère édition : 1988. Paris : Vrin.


Par les possibilités offertes via les nouvelles technologies, on assiste à une maîtrise grandissante de notre environnement à travers nos sens. Avec nos smartphones par exemple nous avons la gestion de nos vies au bout des doigts : une simple commande pour rechercher un itinéraire, une sécurisation digitale de nos informations, ou encore un voyage virtuel sur Google street view nous permet de visiter le monde. Pourtant, l’usage généralisé de palliatifs et autres assistances nous conduisent vers une standardisation de nos facultés sensorielles. Ces technologies définissent autant de nouvelles normes sociétales qu’elles ne permettent de les atteindre. Dans un système de plus en plus exigeant, réduire les inégalités corporelles et sensorielles entre les individus devient alors une nécessité. Mais quand on sait qu’aujourd’hui près de 71 % des Français1 possèdent une paire de lunettes de vue, on peut s’interroger sur la dépendance créée par la lutte contre les différences. L’égalité des sens mèneraitelle à une liberté individuelle? 1 Etude GFK pour le SILMO: Les tendances dans l’optique. Communiqué de Presse [En ligne]. In SILMO. Septembre 2016. [Consulté le 11/10/2017]. Disponible à l’adresse : https://www. silmoparis.com/Decouvrez-Silmo/Presse/Communiques-depresse/Etude-GFK-pour-le-SILMO-Les-tendances-dans-loptique.

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Dans un contexte économique où la question des sens est souvent refoulée à un aspect frivole et inutile, nous remarquons un nouvel intérêt de la part des industries qui y trouvent un moyen d’assujettir les individus. À l’image du neuromarketing qui utilise les sens afin d’influencer favorablement le consommateur à son insu, les nouveaux usages de l’homme moderne perturbent les informations sensorielles et déforment sa perception du monde. Nous étudierons alors dans quelle mesure la maîtrise de notre environnement par nos sens peut se transformer en un contrôle de l’individu par ses sens. Nous posons la question initiale suivante : QUELLES LIBERTÉS POUR NOS SENS ? Nous remarquons aujourd’hui une remise en question des identités humaines, filtrées et contrôlées par des artifices de plus en plus techniques. Pour mener notre réflexion nous nous appuierons sur les travaux de certains anthropologues, sociologues, philosophes et scientifiques qui ont interrogé le sujet des sens : Phénoménologie de la perception de Maurice MerleauPonty, Les Cinq sens dans la vie relationnelle de Romola Sabourin, Le Miasme et la Jonquille d‘Alain Corbin, Le Traité de l’âme d‘Aristote, La Mesure des sens de Nélia Dias et plus spécifiquement La Saveur du monde de


David Le Breton qui pose, au moyen d’anecdotes, la culture sensorielle dans des sociétés tous azimuts. Cet ouvrage anthropologique nous a donné de l’élan, appuyant les thèses tout en y apportant les ressources complémentaires nécessaires. Nous avons rencontré David Le Breton pour échanger sur les enjeux que le mémoire soulevait après la lecture de son ouvrage. Cette entrevue a permis d’apporter une relativité à ce sujet auquel il donna pour conseil, qu’un regard limité était un regard militant. Nous devons donc considérer le monde dans son ensemble, car la pluralité en fait sa diversité. Dans un premier temps, nous traiterons du conditionnement inéluctable des sens en définissant les différentes sphères qui limitent notre perception du monde. En nous appuyant sur l’étude philosophique d’Aristote, nous essaierons de comprendre l’origine de la connaissance sensorielle pour progressivement découvrir comment les normes biologiques et culturelles filtrent notre perception et formatent notre vision du monde. Puis nous verrons comment la science contribue au contrôle des individus par leur sens et dans quelle mesure cette source de pouvoir peut influencer notre capacité d’agir. Dans un second temps, nous axerons nos recherches sur la maîtrise normée de nos sens (assignées par les assistances technologiques).

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En nous basant sur « l’idéologie du confort1 », nous démontrerons l’ambivalence entre la praticité de la vie moderne (qui réduit les inégalités sensorielles tout en apportant de l’ordre) et la tendance à la norme qui uniformise les individus. Nous illustrerons ainsi la façon dont cette « discipline douce » a permis d’endiguer les individus selon des modèles universels et d’y apporter une nouvelle sensibilité du monde. Enfin, il sera question d’étudier la mesure créatrice des sens face à leur conditionnement. Nous envisagerons la nécessité du conditionnement autant dans la préservation culturelle de la communauté que dans son émancipation. Nous considérerons qu’il n’y a pas de liberté sensorielle sans conditionnement et que l’inspiration de la norme est un repère fondamental pour essayer de s’en détacher. La recherche de nouvelles formes de perception illustrera l‘importance des sens sur notre identité. C’est à travers un voyage mécanique que nous libèrerons nos sens pour leur offrir une mise à jour.

1 L’Idée de confort, une anthologie : Du zazen au tourisme spatial. 2016. Sous la dir. de CÔME Tony et POLLET Juliette. Paris : B42.


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LES INFLUENCES QUI CONDITIONNENT LES SENS

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A. DES SENS FILTRÉS PAR LA PERCEPTION

B. UNE HIÉRARCHIE SENSORIELLE AU SERVICE DE LA SOCIÉTÉ

C. QUAND L'ÉCONOMIE S'EMPARE DES SENS


L‘HOMME SE GUIDE AU QUOTIDIEN À TRAVERS SES SENS. MAIS SAIT-IL QUE SES SENS ONT UN POUVOIR LIMITÉ, ET QU’ILS SONT UTILISÉS POUR LE MANIPULER À SON INSU ? 13

LES SENS APPARAISSENT POUR BEAUCOUP COMME QUELQUE CHOSE DE PERSONNEL ET ISSU D’UN HÉRITAGE FAMILIAL, MAIS EN RÉALITÉ LE FONCTIONNEMENT DE NOS SENS EST INÉLUCTABLE.


A

Des sens filtrés par la perception

Nos sens sont la retranscription du monde qui nous entoure. Ils nous apportent les connaissances nécessaires pour l’appréhender. Pourtant les connaissances que nous avons sur eux sont limitées, d‘autant que nous posons inconsciemment des normes biologiques, culturelles et sociales pour saisir les informations qu’ils nous transmettent.

a) Des connais- « sens »

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« C’est la sensibilité qui constitue véritablement, primitivement l’être animé, l’animal1. » L’histoire des sens est indissociable de la condition humaine. Les sens sont partie prenante de notre monde et de notre corps en tant qu’être vivant. L’homme prend conscience de lui lorsque le monde sensible le traverse, car pour David Le Breton : « La condition humaine est corporelle. Le monde ne se donne que sous la forme du sensible. Il n’est rien dans l’esprit qui n’ait d’abord séjourné dans les sens2. » La sensation est la réaction biologique de l’organe sensoriel en réponse à un stimulus. Selon Aristote, tout animal vivant est un corps animé, comme tout corps est tangible

1 ARISTOTE. Trad. française par Jules Barthélémy Saint-Hilaire. 1846. Traité de l’âme. Paris : Librairie Philosophique Ladrange. Livre II chapitre 2 §4. 2 LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p. 25.


et nécessite le sens du toucher pour survivre1. Le toucher est le tout premier de nos cinq sens à se développer au cours de la vie intra-utérine et pourtant il est « le seul sens dont la privation entraîne la mort de l’animal. En effet, il n’est ni possible de le posséder sans être un animal, ni nécessaire, pour être un animal, d’en posséder un autre que celui-là »2. D’après le raisonnement aristotélicien puisque l’aliment

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est un objet tangible, le goût serait une forme de toucher. De ce fait, le toucher et le goût seraient les deux sens indispensables à l’animal puisqu’ils définissent la faculté « tangible » et « nutritive ». Contrairement aux sens de l’ouïe, de la vue ou de l’odorat, qui perçoivent les sensibles à distance, le toucher est le seul qui s’exerce par un contact direct. Sens de l’animal et donc celui de l’homme, le toucher recouvre par ailleurs presque la totalité de la surface de notre corps. Mais c’est aussi un sens généralisé, car il représente autant la sensibilité de la peau 1 ARISTOTE. De l‘âme, op. cit., p. 241. 2 Ibid. p. 245.

Dessin d'observation ©Bastienne ASCIONE


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que « « la sensation de soi » qui permet de déterminer « où et comment je suis » (sens cénesthésique*), « dans quelle position je suis  » (sens proprioceptif*), «  dans quel environnement je suis » (sens extéroceptif*) […] »1. Si le tangible est la représentation de « l’Être » au travers de la chair et du goût, les autres sens constituent des facultés moins vitales associées plutôt au « bien-être »2. Nous qualifierons de « captation » l’ensemble des informations brutes que les sens saisissent sur notre monde extérieur. Et nous définirons ensuite la « perception » comme le résultat des informations filtrées. « Notre corps est une immense oreille »3 qui capte notre environnement au moyen d’organes aussi bien externes qu’internes. Grâce à ces outils de captation incorporés, nous pouvons appréhender le monde qui nous entoure et interagir avec celui-ci, mais seulement dans la mesure où nous le percevons. Dans un passage de Aurore, Nietzsche écrit : « Mon œil, qu’il soit perçant ou faible, ne voit pas au-delà d’un certain espace, et dans cet espace je vis et j’agis, cette ligne d’horizon est mon plus proche destin, grand ou petit, auquel je ne peux échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui a un centre qui lui est propre. De même, l’oreille nous enferme dans un petit espace. De même le toucher. D’après ces horizons 1 SABOURIN Romola. 2010. Les cinq sens dans la vie relationnelle. 3ème édition. Paris : Le souffle d‘or, p.66. 2 ARISTOTE. De l‘âme, op. cit., p. 246. 3 SABOURIN Romola. Les cinq sens dans la vie relationnelle, op. cit., p. 113.


où nos sens nous enferment chacun de nous comme dans les murs d’une prison, nous nommons ceci proche et cela lointain, ceci grand et cela petit […]1. »

La perception du monde dépend des capacités sensorielles propres à l’espèce et donc à sa physiologie, mais le bon fonctionnement des organes sensoriels dépend non seulement de l’espèce, mais aussi de son environnement. Dans la théorie d’Aristote, chaque faculté sensible a un « objet » qui lui sert de réceptacle. La vue par exemple trouve son objet dans la lumière sans quoi la visibilité de l’œil serait nulle. Il en est de même pour l’ouïe et l’odorat qui produisent une sensation par l’intermédiaire d’une substance qui agira à son tour sur les organes sensoriels respectifs. L’air est le réceptacle du son, qui par son mouvement transforme le silence en un produit sonore. Le milieu environnant est donc l’intermédiaire nécessaire qui doit, d’après Aristote, créer « entre l’objet sonore et l’organe de l’ouïe, un son en acte »2. Ainsi, quand nous disons que nous entendons, c’est en réalité l’organe de l’ouïe qui perçoit une transformation de l’air capturé dans son espace délimité. Quant au milieu de l’odorat, il varie entre l’air et l’eau en fonction des espèces. L’homme par exemple, ne peut pas sentir dans l’eau, tandis que les animaux aquatiques possèdent la sensation de l’odeur dans ce même milieu. La distinction s’explique au niveau de l’équipement biologique. L’homme ne peut respirer 1 NIETZSCHE Friedrich. 1970. Aurore. Paris : Gallimard, p. 128-129. 2 ARISTOTE. De l‘âme, op. cit., p. 137.

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sans sentir. Et s’il ne respire pas dans l’humide, il ne peut distinguer des odeurs dans l’eau. À l’inverse, les poissons peuvent sentir et respirer à l’aide de deux mécanismes distincts : les narines et les branchies. Notre équipement biologique est en partie limité par notre conformation anatomique. Selon Romola Sabourin : « Notre appareil visuel réagit à une certaine gamme d’ondes lumineuses, mais l’infrarouge et l’ultraviolet nous échappent1. » De plus, le positionnement 18

frontal des yeux « limite latéralement à 180 ° notre champ visuel ; c’est peu comparé à celui de certains mammifères […]. Par exemple l’envergure du champ visuel du chat est de 287° et celle du cheval, de 340° »2. Chaque être vivant est ainsi normé selon un modèle propre à son espèce. Mais une même espèce se développant dans deux milieux distincts n’aura pas les mêmes spécificités sensorielles. L’environnement joue donc un rôle déterminant sur le développement biologique des sens. Et si les hommes sont dotés de capacités différentes, pour Romola Sabourin que leur développement sensoriel est prédéfini durant l’évolution de la vie intra-utérine. Pourtant, d’après David Le Breton : « là où l’animal dispose d’un équipement sensoriel pratiquement achevé à sa naissance [et] fixé par les orientations génétiques propres 1 SABOURIN Romola. Les Cinq sens dans la vie relationnelle, op. cit., p. 169. 2 Ibid. p. 129.


à son espèce, son appartenance culturelle et sa personnalité donnent à l’homme un éventail de régimes sensoriels sans commune mesure »1. Ainsi, l’environnement et les caractéristiques physiologiques d’une espèce sont les premières limites d’expression sensorielle et forment le premier cercle de conditionnement de l’homme dans sa sensorialité.

Identification anthropométrique au XXe siècle par Alphonse BERTILLON

b) Les sens, une aptitude naturelle ou culturelle? Nos sens sont comme des «  antennes  »2. Ils captent sans arrêt et en même temps des informations. Heureusement, nous n’avons pas conscience de tout ce que nous collectons. L’attention que l’on porte sur une stimulation sensorielle est nommée la perception. Elle est, à la différence de la captation, « la conséquence du tri »3 effectuée sur l’ensemble des données perçues par notre corps. De ce fait, nos perceptions sensorielles circonscrivent notre environnement à ce que l’on voit et à ce que l’on veut bien voir. Selon David Le Breton : « Les limites du corps, comme celles de l’univers de l’homme sont celles fournies par les systèmes symboliques dont il est tributaire. Comme la langue, le corps est une mesure du monde, un filet jeté sur la foule des stimulations qui 1 LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p. 38. 2 SABOURIN Romola. Les Cinq sens dans la vie relationnelle, op. cit., p. 70. 3 LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p. 27.

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assaillent l’individu au long de sa vie quotidienne et qui ne retient dans ses mailles que celles qui lui paraissent les plus signifiantes. À chaque instant, à travers son corps, l’individu interprète son environnement et agit sur lui en fonction des orientations intériorisées par l’éducation et l’habitude1. »

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Notons que notre perception du monde par les cinq sens est, comme le dit Romola Sabourin, limitée par « le choix de ce que nous voyons en un lieu donné et à un moment donné [qui] se fait grâce à la sélectivité que nous laissons s’exercer à notre insu »2. Le filtrage des informations se fait donc de manière involontaire et pourtant « l’entrée en jeu de la volonté peut même avoir un effet contraire : plus nous nous efforçons de ne pas entendre un robinet qui fuit, plus nous l’entendons »3. À l’inverse des autres espèces animales dont la génétique constitue une part importante de leur bagage sensoriel, l’homme acquerra des usages par la société dans laquelle il va grandir. La sélection des informations sensorielles et leurs interprétations dépendraient ainsi essentiellement de nos appartenances culturelles et sociales et comme le souligne Merleau-Ponty : « La vision n’est rien sinon un usage du regard. »4. Aussi nous pouvons nous demander quelle part a l’inné 1 Ibid. p. 26. 2 SABOURIN Romola. Les Cinq sens dans la vie relationnelle, op.cit., p. 130. 3 Ibid. p. 116. 4 MERLEAU-PONTY Maurice. 1945. Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard, p. 258.


face à l’acquis culturel et social. D’après David Le Breton, du point de vue des sciences sociales, la nature c’est la culture1. Il n’y a absolument rien d’inné, car tout est socialement construit. Il n’y a en somme pas de véritable dualité : ce n’est pas la nature d’un côté et la culture de l’autre puisque la nature n’existe qu’à travers son appropriation culturelle. On peut dire exactement la même chose des émotions, certaines existent dans une société, mais pas dans une autre, « ce qui importe, selon David Le Breton, ce n’est pas l’équipement biologique c’est ce que les humains en font »2. Même le fait de marcher, de nager, de courir est profondément marqué par le culturel. D’ailleurs si nous n’enseignons pas à un enfant comment marcher, apprendra-t-il à le faire ? Dans son ouvrage Par-delà nature et culture, Philippe Descola montre la nécessité de faire « apparaître que l’opposition entre nature et culture n’a pas l’universalité que nous lui prêtons et qu’elle véhicule un ethnocentrisme particulièrement insidieux sur la base duquel l’anthropologie s’est constituée comme science  »3. La notion de « naturalisme » est définie par l’auteur comme un produit social qui limiterait nos regards d’Occidentaux sur le monde. Pour Nathalie Chouchan : « Notre répartition 1 Entretien avec David LE BRETON. 22/09/2017. Voir annexe. 2 Ibid. 3 CHOUCHAN Nathalie. 2008. Note de lecture. « Par-delà nature et culture, Philippe Descola, Gallimard, 2005 » [en ligne]. Cahiers philosophiques, 2008/2, N° 114, p.111-125. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2008-2page-111.htm.

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Etude de Paul TOPINARD au XXe

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des êtres et des choses est devenue la norme dont nul ne peut s’exempter. Ce qui nous empêche d’accéder à la compréhension des liens qui se tissent entre les hommes dans d’autres sociétés1. » Notre conception de l’inné et du naturel nous enfermerait dans une représentation unique et stable où tout usage déviant semble être considéré comme inapproprié. Ainsi pourrions-nous admettre comme le souligne David Le Breton : « qu’il n’y a pas de vérité de la forêt, mais une multitude de perceptions à son propos selon les angles d’approche, les attentes, les appartenances sociales et culturelles2. » Il semblerait que cela soit une question d’interprétation, car «  tout homme chemine dans un univers sensoriel lié à ce que son histoire personnelle a fait de son éducation »3. Selon David Le Breton : « Rien n’est inné [...], car pour voir il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, pour entendre il ne suffit pas de tendre l’oreille, il faut aussi tout un apprentissage antérieur qui nous permet de nous approprier sensoriellement et symboliquement le monde qui nous entoure4. » En ce sens, nous pouvons nous demander dans quelle mesure l‘apprentissage sensoriel 1 Ibid. 2 LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p. 14. 3 Ibid. 4 Entretien avec David LE BRETON, op. cit., voir annexe.


détermine l’intégration sociale et culturelle. Notre formation sensorielle débuterait dès quatrième semaine de l’embryon1, lorsque nos sens commencent à se développer. Pour Romola Sabourin : « les « expériences » vécues pendant la gestation président à l’enclenchement de la plupart des processus comportementaux ultérieurs2.» Puis, quand vient la naissance, l’univers sensoriel de l’enfant est perturbé : la lumière l’éblouit, le son s’amplifie, le confort thermique disparaît, etc. Jusqu’à ce qu’il attribue des repères dans son environnement, toutes ces nouvelles informations lui paraissent codées. Selon David Le Breton c’est grâce à l’expérience sensorielle (la relation d’un sujet avec son environnement) que la « manière d’être porté, nommé, touché, de sentir les mêmes odeurs, de voir les mêmes visages, d’entendre les voix ou les bruits de son entourage mène l’enfant à un monde de significations »3. L’éducation de la vie extra-utérine façonne l’univers sensoriel par des discussions, des expériences, des relations, car « à l’origine de toute existence humaine, autrui est la condition du sens, c’est-à-dire au fondement du lien social. Un monde sans autrui est un monde sans lien, voué au non-sens »4. D’après Constance Classen : « la société conditionne ce qui est perçu et comment nous le percevons. Pour être pleinement intégré dans une culture, on doit être

1 SABOURIN Romola. Les Cinq sens dans la vie relationnelle, op. cit., p. 64. 2 Ibid. p. 65. 3 LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p. 32. 4 Ibid.

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capable d’adopter son ordre sensoriel1. » Son étude sur les enfants « sauvages » décrit comment les sens peuvent être ordonnés chez des individus ayant grandi en dehors d’une société humaine. Elle prend trois cas d’enfance bien distincte : Victor a vécu 6 ans dans la forêt, Kamala a grandi parmi les loups et Kaspar fut séquestré dans obscurité. L’étude démontre que les sens de chacun d’entre eux ont été conditionnés par leur expérience respective. Victor répond à ses besoins physiques et aux sensations issues de la forêt, tandis que Kaspar souffre au contact du monde extérieur, dû à une perception amplifiée des sensations. Quant à Kamala, la lumière la blessait, mais elle avait une acuité visuelle extraordinaire pendant la nuit. Les trois enfants avaient des habiletés olfactives hors de l’ordinaire. Victor humait tous les objets, même les cailloux. Kamala pouvait sentir la viande à une grande distance. Et l’odorat de Kaspar était si fin qu’il pouvait distinguer différents arbres fruitiers éloignés par la seule odeur de leurs feuilles. Les récits des tuteurs de chaque enfant soulignent tous une réduction de l’importance sensorielle après une période de socialisation. Le conditionnement social, selon Constance Classen, orienterait l’attention sur l’apprentissage. En reprenant l’étude de Classen, David Le Breton nous dit : « La culture détermine un champ de possibilités du visible et de l’invisible, du tactile et de l’intouchable, de l’olfactif et de l’inodore, de la saveur et de la fadeur, du pur et du 1 CLASSEN Constance. 1990. La perception sauvage. Étude sur les ordres sensoriels des enfants « sauvages ». Anthropologie et Sociétés 142, 1990, vol 14, n° 2, p. 47–56.


souillé, etc. Elle dessine un univers sensoriel particulier, les mondes sensibles ne se recoupent pas, car ils sont aussi des mondes de significations et de valeurs. Chaque société élabore ainsi un « modèle sensoriel »1.  »

À l’époque médiévale, de nombreux mythes de sorcellerie et d’histoires obscures sont au cœur des croyances communes et les témoins attestent de faits pour le moins surnaturels. Mais si l’on en croit les anthropologues comme David Le Breton : « chaque société dessine les frontières du visible et de l’invisible, de ce qu’il convient de voir et de ce qui échappe à l’œil2. » Et si le monde perçu « correspond étroitement à ce qu’ils s’attendent à y trouver au regard de leurs codes culturels »3, ce n’est plus l’imagination, mais le visuel qui serait moral et culturel. « Ce que nous nommons aujourd’hui le “surnaturel” était le “naturel” de l’époque »4. La connaissance dépend du degré d’acculturation d’une société. Mais parfois, c’est la connaissance acquise qui engendre la méconnaissance du monde sensible. Par exemple, si l’on se questionne sur le nombre de nos sens, notre première réponse sera le chiffre cinq, une réponse unanime dans la vie courante. Pourtant ce chiffre cinq fut déterminé il y a plus de 2600 ans par Aristote. Celui-ci catégorisa le nombre des sens selon les récepteurs sensoriels visibles et donc connus de l’époque. 1 LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p. 18. 2 Ibid. p. 93. 3 Ibid. p. 90. 4 Ibid. p. 92.

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Pourtant, ce critère ne comprend pas toutes nos facultés puisque l’importance du rôle du cerveau était encore méconnue. Aujourd’hui, nous savons par exemple que l’oreille interne par exemple est assignée communément à l’oreille alors qu’une partie gère notre équilibre notamment grâce à la vue, tandis que l’autre nous permet d’entendre des sons. Aristote regroupait aussi différents sens, tels que la douleur, la thermoperception*, le mouvement, la pression, sous le sens commun du toucher. Cette classification des sens selon les organes visibles reste ancrée dans les mentalités. Tout ce qu’on ne voit pas n’existe pas. Et malgré les découvertes scientifiques portées sur les liaisons cérébrales et sensorielles, il semble que la culture issue de la pensée grecque l’emporte sur l’évolution naturelle de nos sens. Les sens sont donc marqués par des limites naturelles et culturelles qui ont tendance bien souvent à se chevaucher. Et le conditionnement social et culturel a ainsi tendance à hiérarchiser l’usage de nos sens au quotidien.


B Une hiérarchie sensorielle au service de la société

Le conditionnement social est d’abord le fruit des recherches menées par des ethnologues et des scientifiques afin de comprendre le fonctionnement des sens au sein du cerveau. La découverte de différences sensorielles a donné lieu à des idéologies ségrégationnistes à l’origine d’un contrôle des individus. 27

a) Du clivage sensoriel au clivage social et racial « Voir est inépuisable, nous dit David Le Breton […] La vue est sans doute le plus économique des sens, elle déplie le monde en profondeur là où les autres doivent être à la proximité de leurs objets »1. La vue va révolutionner le monde scientifique en rendant vivant la connaissance. Dans La Mesure des sens, Nélia Dias montre que c’est à partir du XIXe siècle que les anthropologues et les scientifiques français mettent en avant la méthodologie de l’observation dans leurs analyses. Le visuel prend de la légitimité dans le domaine scientifique en offrant de nouvelles possibilités d’études offertes par la science. Les données scientifiques sont dès lors retranscrites avec exactitude 1 Ibid. p. 62.

Instrument de mesure XXe siècle


grâce à la cartographie  ; le taux d’alphabétisation augmente du côté du clergé et des sciences, remplaçant la lecture orale par la « lecture silencieuse »1. En tant que moyen de connaissance, la vision se révèle plus objective, car elle met à distance le sujet de l’objet. De plus, « à la différence de l’oreille, emprisonnée dans le son, l’œil est actif, mobile, sélectif, explorateur du paysage visuel, il se déploie à volonté pour aller au loin chercher un détail ou revenir au plus près »2. Ainsi, il n’est pas étonnant de

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découvrir que l’étymologie du mot voir vient en réalité de savoir « du latin videre, issu de l’indo-européen veda : « Je sais » »3. La science de la vision jusque-là axée sur « la dimension physiologique de l’acte de voir »4 ouvre son champ d’études au niveau cognitif. Et comme l’a montré Walter J. Ong, « l’avènement de la science moderne a été largement tributaire de la mise en équivalence entre dimension cognitive et vision, et de l’accent mis sur la notion d’observation »5. En 1861, Paul Broca découvre que la faculté du langage articulé était localisée dans le cerveau. C’est au sujet de son observation clinique du patient M.Leborgne

1 Ibid. p. 43. 2 Ibid. p. 63. 3 Ibid. p. 64. 4 DIAS Nélia. 2004. La Mesure des sens. Paris : Flammarion, p. II. 5 Cité par DIAS Nélia. La Mesure des sens, op. cit., p. 299.


que Paul Broca avance le terme d’aphémie1 pour désigner la perte de la parole suite à une lésion antérieure du cerveau. D’après Nélia Dias : « par sa découverte du siège du langage articulé, Broca se place d’emblée dans un débat controversé portant sur l’existence ou l’absence de régions séparées dans le cerveau en fonction Etude du des diverses facultés2. » Broca divise alors le cerveau en cerveau lobes* antérieurs et postérieurs : les lobes antérieurs, et XIXe siècle notamment le lobe frontal, étant associés avec l’intelligence et la raison, et les lobes postérieurs, en particulier le lobe occipital*, renvoyant aux instincts, à l’émotion et aux sensations3. De ce constat, il attribue ensuite une localisation à chacun des organes sensoriels. La vue trouve ses fonctions dans le lobe frontal et l’odorat dans le lobe occipital. Puis, en 1865, Broca s’interroge sur les facilités de la main droite par rapport à la main gauche dans le domaine de l’écriture et du dessin4. Il en conclut que l’hémisphère* gauche du 1 LACHAUX Jean-Philippe. 2013. Le Cerveau attentif. 2nd édition. Paris : Odile Jacob, p. 59. 2 DIAS Nélia. La Mesure des sens, op. cit., p. 10. 3 Ibid. p. 30 4 Ibid.

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cerveau se développe avant le droit1, et que nous utilisons par habitude cette partie du cerveau pour développer certaines facultés comme celle du langage. Broca déclare ainsi que « l’asymétrie, loin d’être innée, est bel et bien un produit culturel »2. Cette division au sein du cerveau donna lieu à des théories de supériorité de la partie gauche par rapport à l’hémisphère droit et modifia la représentation de l’être humain. L’asymétrie entre les deux hémisphères servit d’opposition entre les hommes et les femmes, mais posa aussi une dualité ethnique entre les peuples dits « civilisés » et « primitifs ». Le sens de la vue est considéré comme supérieur car il est associé à l’intellect, à l’inverse celui de l’olfaction est jugé faible et instinctif. Ainsi, en s’inspirant de faits anatomiques, Broca se basa sur la localisation des facultés sensorielles pour établir une classification des races humaines. Outre la physiologie et l’anatomie, qui soulèvent les différences fonctionnelles des hémisphères du cerveau, cette découverte bouscula d’autres domaines, notamment anthropologique, puisque Broca était le fondateur de la Société d’anthropologie de Paris (SAP)3 dès 1859. La topographie* cérébrale utilisée fut une stratégie argumentaire indéniable pour faire entendre, à partir de ces études, des conclusions transformées en 1 BROCA Paul. 1865. Du siège de la faculté du langage articulé. Bulletin de la Société d‘Anthropologie de Paris, 1865, Vol 6, numéro 1, p. 383. 2 DIAS Nélia. La Mesure des sens, op. cit., p. 31. 3 Ibid. p. 7.


Étude de Paul TOPINARD, anthropologue et disciple de Paul BROCA à la SAP.

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théories idéologiques. Malgré les critiques, les travaux de Paul Broca ne purent être remis en cause du fait de leur source anatomique, soigneusement argumentée sur des cartographies visuelles, qui garantissaient leur véracité. C’est alors que les conclusions scientifiques prirent une tournure d’endoctrinement racial qui se répercuta plus tard au niveau social et politique. Mais rassurons-nous, l’anthropologie française n’en restera pas à ces faits comme nous le dit Florence Weber : « le racisme indigène ne doit pas être combattu par des arguments scientifiques, il doit être analysé comme un fait social1. »

1 WEBER Florence. 2015. Brève histoire de l’anthropologie. Paris : Flammarion.


Dessin anatomique © Bastienne ASCIONE

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b) Le contrôle des individus par le conditionnement social Si Paul Broca utilisa l’innovation visuelle, c’est surtout son rang et son influence dans le milieu anthropologique qui firent adhérer le plus grand nombre à ces propos. Le groupe social, comme nous l’avons vu, est à l’origine de notre culture sensorielle. Nos rencontres, nos habitudes et nos expériences de groupe déterminent par la suite les règles invisibles respectées par les individus de la communauté. Mais c’est autrui qui reste le contrôleur de nos actions par le regard. Selon David Le Breton : « Dans maintes sociétés, le regard tient le monde en joug, il pétrifie pour assurer le contrôle [...] Il est prise de pouvoir, car il comble la distance et capture, il est immatériel, mais il agit néanmoins, il perce à jour1. » Une des premières études sur ce sujet a été réalisée par Shérif en 1936. Il a souhaité expérimenter le processus d’influence sociale dans lequel les individus d’un groupe 1 LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p. 67.


ont tendance à converger vers une norme commune. Il réunit pour cela des individus qui ne se connaissent pas dans un espace neutre (qui ne puisse pas suggérer de norme) et se sert de l’illusion autocinétique (un point lumineux semble se mouvoir alors qu’il reste totalement fixe). L’illusion a lieu même si le subterfuge est connu, car l’objectif est d’estimer la distance de déplacement du point. Au fur et à mesure de l’expérience, chaque participant a tendance à modifier son système de référence et à tendre vers un système commun, créé par le groupe. Ils donnent des évaluations de plus en plus similaires, puis finissent par converger vers une mesure commune. Ce processus de normalisation est créé par des groupes sociaux qui ont soit la capacité de persuader la majorité du groupe d’adhérer à ces normes, soit de les imposer. Par ailleurs, le processus de normalisation des individus peut aussi être insufflé par un conditionnement subi, et contrôlé par une autorité supérieure qui exerce son pouvoir en rendant vivant une norme qui lui semble avantageuse. Ce discours nous rappelle la dystopie* de Aldous Huxley qui illustre dans Le Meilleur des mondes le conditionnement extrême d’une société « civilisée ». Les individus sont endigués par un système de procréation strict : « En outre, nous prédestinons et nous conditionnons. Nous décantons nos bébés sous forme d’êtres vivants socialisés, sous forme d’Alphas, ou d’Epsilons, de futurs vidangeurs [...]1. » Chaque individu appartient à sa caste et s’y tient grâce à l’éducation « hypnopédique ». C’est l’un des 1 HUXLEY Aldous. 2002. Le Meilleur des mondes. Paris : Pocket, p. 37.

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fondements de cette société, reposant sur la répétition d’idées et d’opinions prises pour des vérités, et répétées des milliers de fois aux enfants pendant leur sommeil. Le personnage du Directeur de l’Incubation et du Conditionnement nous explique que : « Jusqu’à ce qu’enfin l’esprit de l’enfant, ce soit ces choses suggérées, et que la somme de ces choses suggérées, ce soit l’esprit de l’enfant. Et non pas seulement l’esprit de l’enfant. Mais également l’esprit de l’adulte – pour toute sa vie1. »

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Leur esprit s’en trouve ainsi formaté, et une fois adulte, ils s’intègrent parfaitement. Parmi les grands préceptes de cette société conditionnée, la seconde leçon hypnopédique d’hygiène élémentaire est : «  la civilisation, c’est la 2 stérilisation . » On entend aussi que : « un gramme vaut mieux qu’un mal qu’on clame3. » Le Soma est la drogue officielle et accessible à tous les membres de la société. Pour les individus, c’est le meilleur moyen d’être heureux. Sa consommation produit un sentiment de bien-être incommensurable proche de l’extase et plonge son utilisateur dans un long sommeil. On trouve une autre forme de conditionnement par apprentissage dans l’expérience du chien de Pavlov, cette fois de façon éveillée et consciente, elle se base sur l’expérience. En créant une routine avec plusieurs actions (ex. : sonner une cloche pour annoncer de la nourriture), on peut aboutir à une réaction naturelle de 1 Ibid. p. 54. 2 Ibid. p. 146. 3 Ibid. p. 153.


l’animal (saliver) qui, lorsque l’on retire une des actions (la nourriture), permet d’obtenir le même résultat (saliver) à l’écoute de la même cloche. Ainsi, Pavlov en entraînant le chien, obtient par habitude une substitution des réflexes naturels au profit de réflexes dits culturels. D’après le séminaire sur « le design de l’attention » organisé par l’Institut de recherche et d’innovation, « la captation destructrice de l’attention et du désir1 advient dans et par les sociétés de contrôle telles que Deleuze les décrivait déjà comme pouvoir non coercitif de modulation exercé sur les consommateurs par la télévision à la fin du XXe siècle, et qui apparaissent au terme de l’époque consumériste »2. À partir des années 60, nous voyons le monde à travers des images qui incarnent le réel et s‘y superposent. Elles s’intègrent sur de multiples supports virtuels : ordinateur, télévision, cinéma, photocopieuse, jusqu’à se généraliser au sein de la maison. La communication visuelle continue de se développer depuis, comme nous le dit Ivan Illich : « l’âge de l’information s’incarne dans l’œil3. » Manipulation d’image, angles de prise de vue, copie, superposition ou rognage, on peut s’interroger sur la notion de l’original et de véracité de l’information qui passe par nos sens. Sur quoi conclut David Le Breton : « La vue transformele monde en images et donc aisément en mirages »4. 1 STIEGLER Bernard, GALLIGO Igor. Le design de l‘attention-Création et automatisation [en ligne]. In Séminaire de l‘Institut de recherche et d‘innovation. 30 décembre 2014. [Consulté le 05/10/2017]. Disponible à l‘adresse : http://www.iri.centrepompidou.fr/evenement/le-design-delattention/#_ftn15. 2 Ibid. 3 ILLICH Ivan. 2004. La Perte des sens. Paris : Fayard, p. 196. 4 LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p. 63.

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C

Quand l'économie s'empare des sens

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Les sens sont les sources d’informations de notre environnement. Ensemble, ils déterminent la véracité des éléments autour de nous dans un espace donné. Mais comme nous l’avons vu avec Paul Broca, nos facultés sensorielles sont logées aussi bien dans notre cerveau que dans nos cinq organes visibles. Aujourd’hui avec les avancées scientifiques, le cerveau devient accessible et transparent, et permet d’intervenir sur des mécanismes plus complexes du corps. Et ça, les sciences du commerce l’ont bien compris.

a) Les comportements artificiels du marketing sensoriel Et si le marketing était la science de ceux qui nous font croire que 99,99€ c’est beaucoup moins cher que 100 ? Autrement dit, notre jugement est convoité par les sciences économiques modernes. Les grandes industries qui composent le paysage urbain y voient une valeur économique dans laquelle il faut investir. Pour obtenir le pouvoir d’influencer notre capacité d’autodécision, le marketing analyse désormais les besoins presque inconscients des consommateurs en manipulant leurs sens. «  L’offre crée sa propre demande  » est une formulation de l’économiste Jean-Baptiste Say, qui théorisait dans la « loi de Say » que « c’est la production


qui ouvre des débouchés aux produits »1 . Mais selon John Maynard Keynes, la « loi de Say » n’est pas toujours fondée, car les entrepreneurs doivent s’adapter à la demande. Si on étudie alors le rapport entre le revenu des ménages et les coûts d’investissement il est possible d’anticiper les ventes : c’est la demande effective. Elle permet de prévenir les risques d’investissement d’un produit sur le marché. Tout comme la théorie de Keynes, le marketing a pour objectif de concevoir l’offre d’un produit en fonction des attentes des consommateurs afin de minimiser les risques. Mais n’anticipe pas seulement nos demandes, il oriente même notre capacité à décider. Pour cela, il mise aujourd’hui sur l’inconscient des consommateurs afin de stimuler l’acte d’achat et de conforter le lien entre la marque et ses clients. Pour Bruno Daucé : « c’est donc du plaisir que les praticiens du marketing s’attachent à donner à leurs consommateurs en leur proposant une expérience riche en sensations de toutes sortes2. » Aussi, « le marketing auraitil trouvé avec les odeurs, le Graal lui permettant de mener le consommateur par le bout du nez ?3. » Le marketing sensoriel ou marketing olfactif est une « arme de séduction » qui touche aujourd’hui la plupart des lieux de contact entre le consommateur et la marque. Des 1 SAY Jean-Baptiste. 1841. Des débouchés. In Traité d‘économie politique. 6ème édition. Livre I, chapitre XV. Paris : Guillaumin, p. 138. 2 DAUCE Bruno. 2012. De nouvelles expériences avec le marketing olfactif. In SALESSE Roland et GERVAIS Rémi. Odorat et goût, de la neurobiologie des sens chimiques aux applications. Versailles : Quæ, p. 459. 3 Ibid.

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recherches en neurosciences montrent que certaines odeurs peuvent impacter le cerveau des individus grâce au lien existant entre émotion et olfaction et ainsi « susciter chez le consommateur l’état d’excitation ou de relaxation recherché »1. En effet, des études témoignent que la présence d’une odeur peut influencer le temps passé dans un magasin. Une étude relatée dans le Journal of Business Research2 en 2010 révèle que l’excitation induite par la musique et l’odeur influence les comportements des acheteurs sur le temps et l’argent dépensés en magasin. Aussi, de la même façon, l’étude réalisée par Guéguen et Petr en 20063 montre que la diffusion de l’odeur de lavande dans une crêperie augmente le temps de présence des clients ainsi que le montant de leur addition. En ce sens, on peut constater que la diffusion d’odeur peut influencer la volonté d’agir des consommateurs. Les nouveaux outils du marketing sensoriel produisent donc des comportements artificiels chez ses clients. Mais comment arrivent-ils à contrôler nos sens ?

1 Ibid. p. 462. 2 MORRISON Michael, GAN Sarah, DUBELAAR, Chris- OPPELWAL Harmen. 2010. In-store music and aroma influences on shopper behavior and satisfaction. Journal of Business Research, 06/01/2011, vol 64, n°6, p. 558-564. 3 GUEGUEN Nicolas, PETR Christine. 2006. Odors and consumer behavior in a restaurant. International Journal of Hospitality Management, 2006, vol 25, n°2, p. 335-339.


b) La capture de l‘attention Les avancées technologiques et scientifiques permettent de comprendre certains fonctionnements de notre cerveau, siège de nos émotions, de notre mémoire et des liaisons sensorielles. Aussi l’étude des mécanismes du cerveau donne la possibilité de reproduire et donc de provoquer artificiellement un comportement qui échappe à notre volonté. Selon Nicolas Malebranche : « L’esprit n’apporte pas une égale attention à toutes les choses qu’il perçoit1. » En ce sens, l’attention est la capacité du cerveau à capter son environnement en définissant la sélection de certaines informations sensorielles (auditives, visuelles, tactiles). Le phénomène, quasi mécanique, traduit l’existence d’un degré de liberté du cerveau. D’après Jean-Philippe Lachaux, directeur de recherche en neurosciences : « le cerveau est donc capable de traiter de façon privilégiée une partie de son champ visuel et de changer sa préférence à volonté en fonction de ses besoins. Cela peut paraître un détail, mais pour le joueur de tennis professionnel qui a moins qu’une demiseconde pour retourner son service, c’est important2. » Par conséquent, avoir un contrôle sur l’attention c’est avoir un contrôle sur la perception. De plus, ce mécanisme jongle entre des phénomènes de concentration et de distraction. Notre attention est ainsi capturée puis libérée afin d’être de nouveau capturée, et ainsi de suite. 1 Cité par LACHAUX Jean-Philippe. Le Cerveau attentif, op. cit., p. 24. 2 Ibid. p. 22.

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Le passage d’un état à l’autre prend au moins « une demiseconde »1, le temps minimum de la distraction. À ce processus, s’ajoute l’existence de réflexes perceptifs déclenchés par la capture de notre attention. Quand nous voyons un visage par exemple, notre regard est automatiquement attiré vers celui-ci. D’après Jean-Philippe Lachaux, ceci s’explique « simplement du fait qu’il existe des groupes de neurones spécialisés dans le traitement des visages […] apparaissant dans l’hémisphère visuel gauche  »2. Ce phénomène mécanique provenant du cerveau déterminerait la capture de notre attention à notre insu. Si on y pense, la plupart des publicités ne comportent-elles pas des visages  ? Est-ce seulement pour représenter les « bienfaits » du produit sur quelqu’un ou bien pour attirer notre regard et à visualiser le produit ? Le processus de l’attention est donc bien connu du marketing qui exploite nos failles sensorielles provenant de notre tour de contrôle : le cerveau. En combinant des images de visages à un son ou encore une odeur, notre cerveau est séduit, et ne peut résister. Si nous essayons dans un couloir du métro de regarder droit devant soi, nous constaterons la difficulté pour lutter contre l’attraction de notre regard vers les affiches en papier. Mais aujourd’hui, les entreprises vont jusqu’à installer de nouveaux affichages publicitaires animés. Cette fois, même la conscience ne suffira pas à 1 Ibid. p.167. 2 Ibid. p.35.


maîtriser notre attention. Selon Jean-Philippe Lachaux : « La mission d’un son ou d’une image est de faire parvenir son message jusqu’aux régions frontales pour éveiller la curiosité1. » Ainsi, d’autres moyens existent pour nous faire passer de l’information de manière plus inconsciente. Cette fois, au lieu de piéger notre attention, on piège aussi notre conscience. Jean-Philippe Lachaux nous dit que : « si l’image est présentée moins de 40 ou 50 millisecondes, elle est généralement subliminale*2. » L’étymologie de subliminale nous apprend que l’image serait «  au-dessous du seuil de la conscience »3. Ce type d’image est indécelable à l’œil nu, mais reste compréhensible par le cerveau. Si nous n’avons pas retenu l’image, inconsciemment nous l’avons comprise, interprétée et enregistrée. La maîtrise de notre regard nous échapperait alors autant avec une image reconnue d’une publicité qu’avec une image «  invisible ».

c) La neuroscience contrôle nos sens Nous l’avons compris les neurosciences cognitives et le marketing sont très liés dans la société de consommation actuelle. Dès lors se développent des branches de recherche sous le nom de neuromarketing, visant à mesurer 1 Ibid. p. 113. 2 Ibid. p. 101. 3 CNRTL. Disponible à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/etymologie/ subliminal.

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les comportements émotionnels par l’étude des réactions du cerveau et du système nerveux en réponse à différents stimuli sensoriels. D’après le reportage Cash investigation1 sur le neuromarketing, c’est le cas de BVA, une entreprise marketing qui développe de nouvelles techniques pour le compte des grandes marques analysant nos réactions émotionnelles au travers de nos sens. Travaillant pour différents secteurs d’activités, cette entreprise teste les nouveaux produits des agro-industriels. Dans son magasin expérimental, elle reproduit le fonctionnement d’un supermarché et réalise des simulations d’achat avec des clients équipés d’un eye-tracker. Cet outil numérique est une de paire de lunettes qui mesure les mouvements de la rétine avec des caméras infrarouges. Avec cette mesure du regard, on peut analyser ce qui se passe dans le cerveau. À notre insu, ces lunettes fournissent précisément les éléments déclencheurs de nos pulsions d’achat. Selon Eric Singler, le directeur général : « Ces outils permettent de dépasser le discours pour mieux comprendre comment fonctionne le cerveau humain et comment les individus prennent leurs décisions […] par exemple, comment ce visuel de la purée va capter mon attention. Donc là, on va être beaucoup moins à même d’expliquer ces éléments qui jouent sur notre décision, mais à un stade qui est amont de la conscience2. »

1 Cash investigation : Neuromarketing, votre cerveau les intéresse. (110’). France 2. 2012. 2 Ibid. Citation (4’30).


Cette utilisation de la vue pour atteindre le cerveau permettra par la suite de contrôler notre attention visuelle lorsque nous rechercherons les produits de notre liste de courses. Martin Lindstrom, célèbre consultant en neuromarketing, déclare que : « l’odeur est le seul sens qui outrepasse la partie rationnelle de notre cerveau et qui va directement dans la partie émotionnelle1. » McDonald’s qui consulte ce spécialiste expérimente justement des odeurs artificielles dans ses restaurants. Pour cela, des consommateurs ont été placés dans des IRM*, Imagerie par Résonance magnétique, afin de mesurer leur réponse émotionnelle positive face à une odeur qui active sur le cerveau le circuit de la récompense. Les tests réalisés en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne ont été un succès puisque la perception de la marque dans ces restaurants s’est améliorée de 7 %. Et si l’entreprise souhaite généraliser ces expériences, elle sait que l’odeur doit rester inconsciente, car « si les consommateurs ont manifestement conscience de l’odeur, leurs pensées rationnelles rejetteront l’idée »2. C’est pourquoi ces odeurs sont diluées dans les produits de nettoyage des restaurants, plus subtil, plus régulier et mieux réparti dans l’espace. Et comme nous l’avons constaté précédemment, des études démontrent qu’une odeur positive est à l’origine d’une augmentation des ventes. Le rapport entre marketing et cognition devient de plus en plus évident. 1 Ibid. Citation (22‘45). 2 Ibid. Citation (21’46).

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Bernard Stiegler dans son ouvrage sur l’Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir ajoute que : « l’attention est quelque chose qui se forme […] Je peux capter l’attention d’un animal et créer des réflexes conditionnés qui ressemblent à des attentes, comme Pavlov avec son chien — mais ce ne sont pas des attentes : ce sont des comportements réflexes et automatiques1. » Nos sens, contrôlés par le cerveau, sont piégés par des subterfuges économiques. L’utilisation d‘instruments de mesure perfectionnés tels que l’IRM ou l’électroencéphalogramme* ont conduit les neurosciences vers des études plus poussées et plus précises. De récentes expériences ont permis de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau et d’anticiper ses mécanismes pour l’apprivoiser à des fins marketing. Quand on sait que le cerveau fait le lien entre l’environnement sensoriel et la capacité de juger d’un individu, on peut s’interroger sur la liberté qu’il reste d‘une expérience conçue par des études neuromarketing. Le marché de l’économie contrôle donc les comportements des consommateurs par les sens. Comment déterminer le rationnel quand nos « antennes » de captation deviennent des outils de manipulation qui influencent notre capacité de décider ? Comment pouvonsnous juger ce qui est bon pour nous ? Autant de questions que ces nouveaux champs d’investigations soulèvent. 1 STIEGLER Bernard. 2008. Economie de l’hypermateriel et psychopouvoir. Paris : Mille et une nuits, p. 117 et 121.


Les sens sont donc inéluctablement conditionnés aussi bien au niveau génétique que socioculturel. La vision que nous avons du monde est filtrée par nos sens et par ce que nous pensons savoir d’eux. Aujourd’hui, les études en neurosciences montrent le potentiel des sens pour contrôler la capacité de décision des individus dans leurs actes d’achat. Déjà au XIXe siècle, les scientifiques se sont servis des sens pour ordonner les individus à travers une classification sociale.

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UNE MAÎTRISE SENSORIELLE NORMÉE, DU CONFORT À LA CONFORMITÉ

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A. LIBERTÉ, EGALITÉ, PRATICITÉ

B. UNE SOCIÉTÉ NORMÉE


SI LE CONDITIONNEMENT DES SENS RESTE INÉVITABLE DANS UNE SOCIÉTÉ HUMAINE, IL EXISTE DES FORMES DE MAÎTRISE SENSORIELLE QUE LE CONFORT A PERMIS DE GÉNÉRALISER.

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A Liberté Égalité Praticité

Les capacités sensorielles sont inégales entre les personnes. Les différences qu’ils existent entre les individus ont longtemps été un souci pour se sociabiliser. Les individus ont cherché à se rendre la vie plus pratique. Mais avec l’arrivée de la technologie, la perception des sens va changer. a) L’accès aux sens réduit nos différences

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Apprendre à contrôler son regard, c’est l’objectif de l’artiste Michel Paysant. Selon lui : « regarder semble mécanique, pourtant il y a plusieurs façons de le faire. On peut survoler, scruter, vouloir mémoriser ou comprendre »1. L’artiste s’interroge alors sur les mouvements de l’œil, qui selon sa façon de se déplacer, refléterait notre sensibilité. Pour son étude, il utilise la technologie du eye-tracker, qui suit notre l’attention et en capture les mouvements. Cet outil a tendance à se superposer au réel pour offrir une expérience plus artificielle qu’instinctive. Pourtant, cette technologie peut aussi avoir un tout autre usage. Michel Paysant démontre en effet à travers son travail, l’immense possibilité de l’œil. Assis, immobile, il dessine. Après avoir entraîné son regard depuis plus de dix ans, il compose des portraits à l’aide de ses yeux dont l’inspiration est 1 COUSTAL Laurence. A la FIAC, l‘artiste Michel Paysant dessine avec ses yeux [en ligne]. In Le Point. 22/10/2015. [Consulté le 09/10/2017]. Disponible à l’adresse : http://www.lepoint.fr/ culture/a-la-fiac-l-artiste-michel-paysant-dessine-avec-sesyeux-22-10-2015-1975941_3.php.


Eyedrawing principalement issue de sa mémoire Portrait factory ou son imagination. Selon l’artiste, © Michel PAYSANT dompter son regard est possible autant qu’éduquer « sa main pour écrire, on peut apprendre à regarder le monde de façon contrôlée »1. La technologie ouvre la voie à des projets de communication permettant de réduire les inégalités en favorisant l’intégration de ceux dont les capacités sensorielles sont déficientes. Nous catégoriserons les défaillances sensorielles sur trois niveaux. Tout d’abord, il existe des individus dont les capacités sensorielles sont limitées à moins de 20 %. La plupart sont atteints d’une paralysie générale et il ne leur reste que le sens de la vue. La technologie de l’eye-tracker, qui analyse le parcours de leur regard, leur permet de communiquer et de partager avec leur entourage. En ce sens, il existe des outils comme Tobii, une commande oculaire proposée sur tablette, qui accorde aux personnes dénuées du sens du toucher la possibilité de naviguer sur

1 Ibid.

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des interfaces numériques. En fixant un point sur un écran, on peut alors activer une icône, sélectionner une lettre et ainsi écrire. D’après une conférence sur le design de l’attention1, des artistes ont pu poursuivre leur passion en peignant avec leurs yeux, de la même façon que Frida Kahlo peignait à l’aide d’un miroir placé au-dessus de son lit d’hôpital. L’œil, souvent unique survivant à certains accidents graves, reste un sens très prometteur à exploiter pour rester connecté au monde. Ensuite, certaines personnes ont des déficiences sur un seul sens. Il existe pour eux des moyens technologiques permettant de compenser le manque d’un sens par l’utilisation accrue d’un autre. Ces outils sont de plus en plus développés, car ils peuvent améliorer l’insertion sociale et professionnelle de ces personnes dont le sens est défaillant. Or, en réalité ces personnes représentent une part importante. D’après l’association les Aveugles de France2, on recense aujourd’hui 200 000 individus privés du sens de la vue et presque 1 bébé sur 1000, selon la FNSF, est atteint de surdité à la naissance3. On dit souvent que la privation d’un sens entraîne le surdéveloppement d’un 1 PAYSANT Michel, LICOPPE Christian, RODA Claudia. 2015. Le design de l’attention : Cité du design. 24/03/2015. Biennale de design de Saint-Étienne. 2 Quelques chiffres sur la déficience visuelle [en ligne]. In Fédération des Aveugles et Amblyopes de France. [Consulté le 20/05/2017]. Disponible à l’adresse : http://www.aveuglesdefrance.org/quelqueschiffres-sur-la-deficience-visuelle. 3 Fédération Nationale des Sourds de France [en ligne]. In FNSF. [Consulté le 20/05/2017]. Disponible à l’adresse : http://www.fnsf. org.


autre. Certes, mais qu’en est-il de ces défaillances avec l’exponentielle utilisation du numérique ? La prééminence de la vue dans nos sociétés est aujourd’hui accentuée par l’utilisation constante du smartphone. Comment un aveugle par exemple peut-il comprendre ce qu’il se passe sur nos écrans ? De nombreuses sociétés travaillent au développement de nouvelles techniques pour suppléer aux incapacités sensorielles telles que la déficience visuelle. Des designers coréens ont mis en place un système de scanner qui traduit les images en équivalent tactile. Readot « est une interface composée de petits picots qui se soulèvent à différents niveaux selon les couleurs et les formes analysées »1. En transposant le sens de la vue dans le toucher, cette imprimante tactile donne la possibilité de « voir » et d’interpréter des images par soi-même. Même si les smartphones mettent à distance les aveugles, sa généralisation contribue aussi à leur faciliter la vie en leur donnant des moyens d’acquérir une plus grande autonomie. Le projet Braille Touch par exemple propose aux aveugles une interface pour téléphone tactile. C’est une équipe du Georgia Institute of technology aux États-Unis qui développe en 2012 cette application qui permet à l’utilisateur de taper un message sans regarder l’écran. L’interface composée de seulement six touches invite à créer des combinaisons qui formeront ensuite 1 CARAËS Marie-Haude, CALLIGARO Victoria, ECKENSCHWILLER Aurélie. 2014. A la recherche d‘un monde partagé. Accessibilité et design pour tous. Rennes : Presses de l‘EHESP. p.46.

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des mots retranscrits par message. D’après les tests, « une personne parvient à composer jusqu’à trente-deux mots par minute avec une précision de quatre-vingtdouze pour cent »1. Les ingénieurs et les designers qui composent ces entreprises s’investissent de la même façon dans l’enrichissement de la communication entre entendants et malentendants. Il existe maintenant un grand nombre de « logiciels qui autorisent le passage du texte à la voix et vice-versa […] Après l’implant cochléaire, la reconnaissance automatique de la parole est en passe de devenir la deuxième révolution technique pour les personnes sourdes »2. AVA est une application qui écoute et retranscrit justement les conversations orales pour permettre aux personnes atteintes de surdité de suivre une discussion de groupe et d’y participer. Le sens de l’ouïe, ici compensé par celui de la vue permet de faciliter les interactions des déficients auditifs. Toutes ces personnes en situation de « handicap » trouvent dans le numérique une « prothèse de la vie quotidienne »3. Enfin, on peut dégager une troisième catégorie moins fatalement marquée par les déficiences, mais dont les capacités sensorielles sont affaiblies. Selon le Ministère de la Santé, les Français victimes d’un déficit

1 Ibid. 2 Ibid. p.54. 3 Ibid.


auditif représentent 6,6 % de la population1. Une grande part de la population est touchée par une régression sensorielle légère. Et quand les sens principaux comme la vue ou l’ouïe s’affaiblissent, nous cherchons à rétablir l’équilibre sensoriel. C’est ce que nous faisons de manière instinctive. Par exemple, quand nous marchons dans l’obscurité et que la vue nous fait défaut, notre ouïe, notre toucher, notre odorat ou surtout notre sens de l’équilibre sont sollicités pour compenser le manque d’information de la vue. Nous égalisons nos sens par l’usage plus soutenu de certains plus à même de nous permettre d’avancer. Mais en restant objectif, ceci reste une solution précaire et souvent dangereuse pour l’environnement moderne de l’homme. Durant notre entretien, David Le Breton dit : « Le monde d’aujourd’hui est infiniment plus complexe et c’était sans doute beaucoup plus facile pour des hommes et des femmes du Moyen-Âge ou même des temps modernes de se déplacer dans un univers qu’ils connaissaient très bien et qui était très simple. Mais aujourd’hui sur deux pas dans Paris, sans lunettes pour beaucoup de gens ça serait difficile à tout moment. La ville est devenue incroyablement compliquée2. »

De ce fait, nous sommes nombreux à bénéficier de moyens externes pour améliorer les sens les plus faibles et nous rapprocher au plus près d’une perception « normale ». 1 La population sourde et malentendante en France [en ligne]. In UNAPEDA. 26/11/2005. [Mis à jour le 29/09/2017]. [Consulté le 07/10/2017]. Disponible à l’adresse : http://www.unapeda.asso.fr/ article.php3?id_article=83. 2 Entretien avec David LE BRETON, op. cit., voir annexe.

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Outre les individus malvoyants, 1,7 million de Français sont atteints d’un trouble de la vision1. Les lunettes sont devenues des objets banalisés. Aux multiples formes et couleurs, elles ont par leur nécessité, leur confort et leur usage généralisé, tué le ridicule jusqu’à devenir un véritable effet de mode. Chez Lunettes pour tous2, une boutique parisienne, nous pouvons nous procurer des lunettes en 10 minutes pour 10 euros. Les lunettes comportent les corrections nécessaires (myopie, presbyte, progressif, etc.) ainsi que les nouveaux traitements de verres (antireflets, rayures ou lumière bleue). Cette généralisation des lunettes s’explique par l’amplitude des avantages qu’offre la vue dans nos sociétés actuelles. Très sollicitée, la vue est symbole d’intégration, car elle permet l’accès à de nombreuses activités. Grâce aux lunettes, un grand nombre de personnes peuvent désormais lire, écrire, ou encore conduire. Sachant que la lecture représente un accès majeur à la connaissance et que conduire apporte la liberté de se mouvoir dans l’espace, on peut considérer que les lunettes, comme les appareils auditifs, outrepassent les contraintes aussi bien physiologiques que spatiales.

1 Quelques chiffres sur la déficience visuelle [en ligne]. In Fédération des Aveugles et Amblyopes de France. [Consulté le 20/05/2017]. Disponible à l’adresse : http://www.aveuglesdefrance.org/quelqueschiffres-sur-la-deficience-visuelle. 2 Lunettes Pour Tous, magasin situé au 3 Rue de Turbigo, 75001 Paris.


Après tout, nous ne sommes que de simples humains dont les capacités sont limitées. Chacun de nous, différent et donc défaillant par rapport à l’autre, peut aujourd’hui compenser ses capacités sensorielles. Plus petites, plus nombreuses, plus puissantes, et plus instantanées, les assistances technologiques nous offrent la possibilité d’accéder à des secteurs d'activités que biologiquement nous n’étions pas capables d’effectuer. Elles brisent alors les limites physiologiques de la condition humaine pour accéder à l’impossible. Désormais accessibles au plus grand nombre, ces assistances déplacent les frontières. Espace public ou espace privé, individuel ou collectif, elles créent des ponts entre les individus et leur rapport au monde. On constate que les barrières s’effacent au fur et à mesure que les outils se surpassent. N’avons-nous pas l’impression de contrôler le monde d’un simple effleurement du doigt sur nos écrans ? Les nouvelles technologies, en ouvrant l’accès au monde par le truchement des sens, semblent être vectrices de liberté et d’égalité.

b) La tendance au confort fait naître une nouvelle sensibilité Les nombreux dispositifs techniques visent à réajuster les individus pour qu’ils soient dans la coïncidence sensorielle avec leurs contemporains, d’après MarieHaude Caraes et Sébastien Riault : « L’accessibilité est une question de société qui soulève des enjeux éthiques fondamentaux : si tous les citoyens sont égaux, nous devons être capables d’aménager la civilisation à la mesure de

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tout homme1. »

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Le confort vient de « com-fortis, rendre fort et, par extension, soulager d’une peine ou d’un effort »2 avant d’emprunter à l’anglais comfort la désignation de « bienêtre physique, matériel »3. Il signifie aujourd’hui dans la langue courante des « équipements susceptibles de rendre un lieu d’habitation confortable selon les normes de l’époque actuelle »4. Dans quel contexte le confort a-til pris un autre sens ? Et comment les notions de confort et de réconfort sont-elles liées ? Tomas Maldonado nous dit que « le confort est une idée moderne »5, car durant la période précédant la révolution industrielle cette notion était réservée aux classes bourgeoises. Pour Edgar Kaufmann Jr. : « l’idée de confort, qui nous semble si naturelle aujourd’hui, est apparue au XVIIIe siècle en France, où une aristocratie oisive a fermement réagi contre

1 CARAËS Marie-Haude, CALLIGARO Victoria, ECKENSCHWILLER Aurélie. A la recherche d‘un monde partagé. Accessibilité et design pour tous, op. cit., p.192. 2 MALDONADO Tomas. 1987. L’Idée de confort. In CÔME Tony et POLLET Juliette. L’Idée de confort, une anthologie : Du zazen au tourisme spatial. 2016. Paris : B42, p.22. 3 CNRTL. Disponible à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/etymologie/ confort. 4 CNRTL. Disponible à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/definition/ confort. 5 MALDONADO Tomas. L’Idée de confort. In CÔME Tony et POLLET Juliette. L’Idée de confort, une anthologie : Du zazen au tourisme spatial, op. cit., p.22.


les exigences de l’étiquette établie à la cour de Louis XIV1. » Mais comment « le système de valeurs et de normes, définit dans l’anthologie du confort [est apparu comme] la base de notre manière, disons moderne, de concevoir les objets usuels, de préfigurer les comportements, d’articuler les espaces habitables »2 ? Durant la période victorienne de l’Angleterre, le paysage urbain est ravagé par l’industrialisation, qui se traduit par un contexte social désastreux : mortalité infantile, prostitution, mendiants, délinquance, etc. Face à cette situation, et dans une volonté de maîtriser la propagation des épidémies, des mesures d’assainissement se mettent en place : « un vaste programme d’interventions hygiénosanitaires dans les quartiers et logements populaires (percée de vastes avenues, canalisation, égouts, etc.) ; et promulgue des lois relatives à la durée de la journée de travail ainsi qu’à l’hygiène et à la sécurité au travail3. » Les mesures mises en place disciplinent les populations dans l’environnement urbain en épurant les rues et ordonnant la société jusqu’à conditionner l’espace privé du domicile. Les travailleurs des usines se voient attribuer des logements ouvriers normés selon l’idéal bourgeois. L’habitacle, proportionnellement adapté aux besoins 1 KAUFMANN JR. Edgar. 1953 « Comfort », In What is Modern Interior Design? New York : MoMA. Traduit par BIGOT Aurélien et MÉNÉTREY Laurent dans Design, l’anthologie de MIDAL Alexandra. 2013. Genève : Haute École d’art et de design / Saint-Étienne : Cité du design, p.153. 2 MALDONADO Tomas. L’Idée de confort. In CÔME Tony et POLLET Juliette. L’Idée de confort, une anthologie : Du zazen au tourisme spatial, op. cit., p.27. 3 Ibid. p.28.

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du prolétaire, transfère les préoccupations d’hygiène et de confort des classes riches aux classes ouvrières. Il rationalise les interactions de la famille et transforme sensoriellement la sphère privée : c’est le début de l’idéologie du confort. La cuisine, traditionnellement au cœur du foyer, perd sa force centrifuge et se rétrécit. Selon Tomas Maldonado : « le processus de mécanisation, de standardisation et de rationalisation de l’espace cuisine est la conséquence directe de sa spécialisation fonctionnelle1. » Jean-Paul Aron définit alors l’évolution de la « topographie alimentaire »2 comme les lieux du rituel de l’alimentation désormais « reléguée à un lieu de préparation de la nourriture et séparée du lieu où celle-ci est consommée »3. La fermeture des espaces traditionnellement ouverts rend compte d’une progressive intolérance « vis-à-vis des odeurs désagréables — du moins jugées telles dans le cadre de cette nouvelle sensibilité [...] Ce processus qui se met en place dans la salle de bain s’étend bien évidemment à toutes les autres pièces de l’habitation »4. Le confort nous conditionne vers une idéologie hygiéniste. L’intimité est, selon Maldonado, conditionnée par le confort et l’hygiène, tous deux étant « des indicateurs d’ordre. Je dirais même plus : des 1 Ibid. p.30. 2 ARON Jean-Paul. 1978. « Cucina », dans Enciclopedia. Vol IV. Turin : Einaudi, p.221. 3 MALDONADO Tomas. L’Idée de confort. In CÔME Tony et POLLET Juliette. L’Idée de confort, une anthologie : Du zazen au tourisme spatial, op. cit., p.31. 4 Ibid. p.30.


faiseurs d’ordre »1. «  Voilà qui, d’après Tony Côme et Juliette Pollet, pourrait nous faire croire que le confort, synonyme de contrainte, ne laisse aucune place à l’épanouissement de la diversité des comportements individuels, or en réalité, il trahit la naissance d’une sensibilité nouvelle »2. Alain Corbin fait de cette nouvelle sensibilité une notion phare de son ouvrage Le Miasme et la jonquille. Cette sensibilité qui apparaît à Paris entre le XVIIIe et la fin du XIXe siècle se caractérise par une transformation de l’appréciation olfactive et une opposition entre odeur saine et malsaine. La désodorisation des villes sensibilise les individus aux odeurs. On voit apparaître une réduction du seuil de tolérance face aux odeurs socialement connotées de mauvaises. Fortes émanations du corps ou du parfum, « la révolution olfactive » traduit le passage de l’époque du nauséabond à la celle de la désinfection. «  Dans la perspective de Becher, Alain Corbin nous explique que l’excrément, encore pourvu de feu vital, avait valeur thérapeutique  ; il ne paraissait pas aberrant de l’utiliser dans les compositions aromatiques,

1 Ibid. p.25. 2 MALDONADO Tomas. L’Idée de confort. In CÔME Tony et POLLET Juliette. L’Idée de confort, une anthologie : Du zazen au tourisme spatial, op. cit., p.25.

Dessin anatomique © Bastienne ASCIONE

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notamment dans la composition de l’Eau des Mille Fleurs »1. L’aseptisation globale traduira l’étonnement des nouveaux adeptes de la sensorialité face à des résistances malodorantes, comme nous dit Louis-Philippe Mercier : « Il n’y a que le Parisien au monde, pour manger ce qui révolte l’odorat2. » Une récente affaire en Italie introduit le « harcèlement olfactif » à propos de relents de friture, considérés comme un délit contre l’odorat. Le confort au travers de la sensibilité traduit une élévation de la notion de personne relevée par Marcel Mauss dans Sociologie et anthropologie et dont la privatisation du déchet a constitué l’un des aspects.3 Mais l’ascension de l’homme au-dessus de ses sensations primitives aurait été tout d’abord l’objectif d’un contrôle social. «  La généralisation progressive du confort au sein de la population n’a pas été le fruit du hasard, selon Tomas Maldonado. Il ne fait aucun doute qu’il a joué dès le début un rôle fondamental dans l’assujettissement du tissu social de la société capitaliste naissante »4. Les avancées technologies ont permis de mieux comprendre que les aptitudes sensorielles étaient différentes pour chacun. Que ce soit naturel ou accidentel, 1 CORBIN Alain. 2016. Le Miasme et la jonquille. 3ème édition. Paris : Flammarion, p.102. 2 MERCIER Louis-Sébastien. 1782. Tableau de Paris. Tome 1. Paris : Amsterdam, p.267. 3 MAUSS Marcel. 2013. Sociologie et anthropologie. 13ème édition. Paris : Presses Universitaires de France, p.361. 4 MALDONADO Tomas. L‘Idée de confort. In CÔME Tony et POLLET Juliette. L‘Idée de confort, une anthologie : Du zazen au tourisme spatial, op. cit., p.22.


la technologie a donné vie à des solutions satisfaisantes pour permettre de rétablir les inégalités sensorielles entre les individus. Ils se sont vu attribuer une plus grande autonomie et liberté d’action à travers des aides sensorielles de toutes formes. D’autre part, l’accès généralisé au confort à partir du XVIIIe siècle modifia les usages sensoriels en faisant émerger une nouvelle sensibilité, celle de la notion de personne. On peut se demander dans un contexte plus moderne, dans quelle mesure le confort nous standardise vers une société d’homme-objet ?

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B Une société normée

Dans une société où le confort et la praticité font l’objet d’une maîtrise sensorielle, les différences sensorielles qu’il peut exister entre les individus d’une même société disparaissent progressivement, et rendent compte d’une homogénéisation de nos sens. Dans quelle mesure cette société de confort nous conformise-t-elle ? a) De l’homme autonome aux sens automates

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Dans cette tendance au confort, on constate l’émergence d’une société qui généralise l’usage de palliatifs, certifiés et prescrits par le monde médical pour améliorer nos sens et nos aptitudes. Mais les palliatifs sont des assistants qui compensent nos différences, nous soignent (au sens de « s’occuper de ») sans nous guérir. Comme les lunettes, les objets d’assistances égalisent notre vision vers une normalité commune. Désormais vulgarisées auprès des populations, les lunettes homogénéisent les individus pour les faire coïncider vers une même perception sensorielle. On remarque également une certaine dépendance de ces aides sensorielles, encouragée par la société de confort et de praticité. De plus, nous avons tendance à développer de plus en plus de systèmes préventifs pour anticiper nos futures différences. Sur le même exemple, nous développons des lunettes de repos qui ne rectifient pas, mais anticipent la fatigue oculaire. Par ailleurs, lorsque nos yeux, habitués à leur nouveau dispositif correcteur, se séparent de leur


prothèse, le décalage avec la réalité rend compte d’une sensation d’insuffisance visuelle. Serait-ce véritablement une aide au service du bien-être physique ? Ou un moyen de conformer les individus vers une dépendance palliative ? Si l’accès aux soins s’améliore, le vieillissement de la population et l’utilisation grandissante des écrans numériques font croître la cécité dans le monde. Selon les calculs des chercheurs, un triplement du nombre d’aveugles et un doublement du nombre de déficients visuels serait à prévoir d’ici 20501. La cécité et la malvoyance vont devenir, avec la maladie d’Alzheimer, les fléaux du grand âge. À l’inverse du corps malade, ou imparfait, Les Techniques du corps2 de Marcel Mauss s’intéressent aux règles de gestion des corps sains, considérés comme la normalité. Tomas Maldonado, reprend dans  L’idée de confort l’étude de Marcel Mauss pour spécifier « le rôle coercitif » du confort actuel : « Par le biais de normes plus ou moins formalisées, plus ou moins explicites, il [le confort] sert à réglementer la vie quotidienne, à ritualiser les comportements, notamment les attitudes du corps, en

1 CABUT Sandrine. Le nombre de déficients visuels pourrait avoir triplé en 2015 [En ligne]. In LE MONDE. 03/08/2017 à 00h30. [Mis à jour le 03/08/2017]. [Consulté le 10/10/2017]. Disponible à l’adresse : http://www.lemonde.fr/medecine/article/2017/08/03/le-nombre-dedeficients-visuels-pourrait-avoir-triple-en-2050_5168021_1650718. html. 2 MAUSS Marcel. 1936. « Les techniques du corps ». Journal de psychologie, 1936, vol XXXII, n°3-4. Communication présentée à la Société de psychologie le 17 mai 1934.

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fonction du mobilier et des objets à usage domestiques1. » Puis, vers la fin des années 60, Jean Baudrillard interroge dans Le Système des objets la place de l’individu désormais entouré d’objets fonctionnels : «  appareils ménagers, automobiles, gadgets, dispositifs de chauffage, d’éclairage, d’information, de déplacement, tout ceci ne requiert qu’une énergie ou une intervention minimale2. » En remplaçant l’adresse de la main par l’action à distance, avec notamment l’usage des télécommandes, l’auteur faisait remarquer le début d’une nouvelle ère :

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« À la préhension des objets qui intéressait tout le corps se sont substitués le contact (main ou pied) et le contrôle (regard, parfois ouïe). […] Tous les objets modernes se veulent d’abord maniables […] Le corps humain ne délègue plus que les signes de sa présence aux objets dont le fonctionnement est par ailleurs autonome. Il délègue ses extrémités […]. Aujourd’hui, le corps de l’homme ne semble plus être là que comme raison abstraite de la forme accomplie de l’objet fonctionnel3. »

L’avènement de la société de consommation fait apparaître la notion d’autonomie qui libère l’individu de ses contraintes physiques. Norbert Wiener, mathématicien fondateur de la cybernétique, ajoute que « l’autre trait propre aux nouvelles machines est enfin d’avoir disjoint 1 MALDONADO Tomas. L’Idée de confort. In CÔME Tony et POLLET Juliette. L’Idée de confort, une anthologie : Du zazen au tourisme spatial, op. cit., p. 23. 2 BAUDRILLARD Jean. 1968. Le système des objets. Paris : Gallimard, p. 68. 3 Ibid. p. 74.


assez radicalement le sens (l’attribution de finalité) des sens, le corps humain prenant de moins en moins part à la décision et à l’activité de connaissance »1. Autrement dit, il semblerait que la nouvelle autonomie de l’homme offerte par les nouveaux mécanismes autogouvernés et de contrôle le réduirait à sa propre automatisation. Pour Jean Baudrillard l’autonomie traduite par le « gestuel de contrôle »2 se définit comme « un simple contrôle de la main, ou de l’œil, jamais l’adresse, tout au plus un réflexe »3. Ainsi la cybernétisation des gestes du corps nous renvoie à la standardisation de nos capacités sensorielles. Par ailleurs, Gérard Dubey fait remarquer « [qu‘] au moins implicitement, cela revenait à admettre que le travail gagnerait en dignité à mesure qu’il s’émanciperait des activités impliquant davantage le corps, autrement dit à minorer le rôle des sens dans la production de connaissances »4. Or, le transfert de nos connaissances sensorielles désormais relayé à la mécanique artificielle des machines « intelligentes », nous confronte parfois à une dépendance plutôt inquiétante. L’automatisation des avions a standardisé les pilotes au rang de régisseur des systèmes embarqués. Les écarts 1 Cité par DUBEY Gérard. « Autonome comme si vous l’étiez », La nouvelle revue du travail [En ligne]. 26/04/2014. [Consulté le 13/10/2017]. Disponible à l’adresse : http://nrt.revues.org/1612. 2 BAUDRILLARD Jean. Le système des objets, op. cit., p. 68. 3 Ibid. 4 DUBEY Gérard. « Autonome comme si vous l’étiez », La nouvelle revue du travail, op. cit.

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entre un très bon et un moyen pilote tendent à s’atténuer, « enfin, le fait est qu’il n’y a plus de bons pilotes. Il y a des gestionnaires, des pilotes de drones »1 selon un pilote de Mirage 2000D. Dans son article, Gérard Dubey ajoute:

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« L’œil perçoit d’un même mouvement la représentation “virtuelle” et l’environnement réel de l’avion, c’est-àdire une série d’informations spécifiques attachées à sa mission qui se superposent à ce qu’il peut voir avec ses seuls yeux sur le collimateur tête moyenne (CTM), les cartes numérisées du terrain au-dessus duquel le pilote évolue défilent sous ses yeux en même temps que s’affichent les informations en provenance des capteurs déportés, donnant l’impression d’être littéralement plongé au cœur du théâtre d’opérations, en état de symbiose avec le système d’informations 2. »

Après l’accident survenu au vol AF 447 de Rio à Paris, l’organisation internationale des pilotes de ligne (IFALPA) a conclu dans un rapport que le manque d’informations sensorielles des pilotes a contribué à la perte du contrôle de l’avion. Pourtant, il indique la nécessité de placer de « nouveaux dispositifs techniques en mesure d’alerter les pilotes sur la position réelle de l’avion dans l’espace »3. Les propos montrent une discordance entre l’assistance virtuelle automatisée et la faculté de se représenter à partir de ses propres sensations. Chez les pilotes on parle de « sens de l’air » pour qualifier cette « intelligence pratique ». À la base de la formation au pilotage, elle 1 Ibid. 2 Ibid. 3 Ibid.


détermine la maîtrise instinctive de la vitesse et de l’altitude en faisant appel à tous les sens (bruit du moteur, visuel de l’espace aérien, odeur mécanique, sensation proprioceptive du mouvement, etc.). L’automatisation des paramètres de contrôle amène les pilotes à rétroagir avec les données virtuelles, réduisant leur sens au statut d’automate. Leur regard est standardisé, calibré, rationalisé à travers une certaine vision du monde. Or, comme le rappelle la conférence sur Le design de l’attention : « Cette systématisation et standardisation conduisent inévitablement à une robotisation totale, et de l’individu et de la société. Celle-ci désintègre non seulement les structures psychiques, indispensables à l’exercice de ce qu’Emmanuel Kant appelait l’autonomie et Jean-Paul Sartre l’autodétermination, c’est-à-dire la liberté humaine1. »

Finalement la notion d’autonomie virtuelle va à l’encontre de l’autonomie humaine et sensorielle. La rétroactivité qu’engendrent les objets modernes uniformise les individus sur un même état sensoriel.

1 STIEGLER Bernard, GALLIGO Igor. Le design de l’attention-Création et automatisation [en ligne]. In Séminaire de l’Institut de recherche et d’innovation. 30 décembre 2014. [Consulté le 05/10/2017]. Disponible à l’adresse : http://www.iri.centrepompidou.fr/evenement/le-design-delattention/#_ftn15.

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b) Des modèles conformistes

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Le Modulor Le Corbusier ©Bastienne ASCIONE

La standardisation des hommes ne débuta pas avec la technologie, des normes et des modèles virent le jour dès le XVe siècle avant de s’universaliser dans le monde entier. Un des premiers modèles de 226cm référence de l’homme fut le Vitruve de Léonard de Vinci. Symbole de l’Humanisme, ce célèbre dessin représente les proportions parfaites du corps humain. À son tour, Le Corbusier entreprit de normaliser le cadre d’un bâtiment et inventa la notion architecturale du Modulor. Cette silhouette humaine standard lui permit de créer des habitats à échelle humaine, dont la hauteur sous plafond ne dépasse pas 226 cm. Cette rationalisation de l’espace de l’habitat fut mise en place notamment dans une unité d’habitation de Firminy et à la Cité radieuse de Marseille. Les sensations des individus se normalisent selon ses limites, ses habitudes, ses expériences, mais aussi selon le groupe qui l’entoure ou celui qu’il souhaite atteindre : «  Le groupe social, pour Gaëlle Lacaze, se trouve à l’origine de la création des techniques du corps. Il impose des modèles que les individus peuvent


s’approprier, rejeter ou dévier dans la forme, comme dans le contenu. Les adaptations individuelles dépendent donc de déterminations sociales1. » Dans les années 50, le sociologue Howard Becker réalise une étude par l’observation de deux groupes d’individus considérés comme déviants : les fumeurs de marijuana et les musiciens de jazz. Pour ce sociologue, être hors-norme est bien le produit d’une interaction sociale durant laquelle un accord a lieu entre un individu ayant transgressé une norme et un groupe social. Les travaux de Howard Becker dans Outsiders, Étude de sociologie de la déviance expliquent la « modélisation culturelle des sens »2 à travers l’expérience sensorielle d’un jeune Américain qui commence à fumer de la marijuana. Au départ le jeune novice apprend à reconnaître les sensations reconnues comme appropriées par le groupe, puis à y prendre plaisir, et rectifier ses attitudes pour s’identifier aux autres : « Les sensations produites par la marijuana ne sont pas automatiquement, ni même nécessairement agréables, constate Howard Becker. Comme pour les huîtres ou le Martini dry, le goût pour ces sensations est socialement acquis3. » Cet exemple illustre le « sentiment gratifiant d’être conforme »4 aux attentes d’un groupe social et la puissance de l’apprentissage dans l’intégration d’un modèle culturel. 1 LACAZE Gaëlle. TEXTE DE RÉFÉRENCE : MARCEL MAUSS, 1950, « NOTION DE TECHNIQUE DU CORPS » p. 365-386. La Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Strasbourg. 2 LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p.32. 3 Cité par : Ibid. p. 33. 4 Cité par : Ibid.

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Descartes, dans la Dioptrique, posait l’autorité de la vue sur les autres sens : « Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue est le plus universel et le plus noble1. » La vue, l’ouïe et le toucher sont les sens de la découverte et de l’apprentissage. Seulement aujourd’hui avec l’usage croissant des écrans tactiles, par les tablettes, smartphones et divers objets connectés, le visuel et le toucher sont les plus sollicités. La vue, éblouie par sa lumière artificielle, se fatigue tandis que le tactile, doté d’une multitude de nouveaux gestes, s’ennuie sur des plateformes continuellement lisses. Quand on entend le discours de psychologues sur l’appropriation des usages tactiles par les petits enfants, il est inquiétant de constater que ces derniers utilisent les glissements de doigts des écrans pour tenter d’agrandir, ou modifier des objets réels. À cet âge, ils ne font pas la différence entre réel et virtuel. Ces comportements, issus du modèle universel de l’écran, conformisent notre vue et notre tactilité à des réflexes virtuels, intransposables dans le monde sensible. Pour Gaëlle Lacaze, professeur en ethnologie : « Une personne actualise par un langage corporel des aspects de son identité, collective et individuelle, en adoptant certains modèles stéréotypés, en aménageant ou en refusant d’autres. Le corps sert à l’expression de choix individuels, pris parmi les modèles de référence

1 Cité par : Ibid. p. 46.


d’un groupe1. » C’est ce que l’on retrouve avec les effets de modes et les tendances qui dictent les façons de se vêtir et de s’apprêter. Une étude expérimentale du fascisme a été menée en 1967 par le professeur d’histoire Ron Jones avec ses élèves de lycée. Dans le cadre d’un cours sur l’Allemagne nazie, il décida, pour expliquer l’endoctrinement des Allemands au parti nazi, de reproduire une situation similaire appelée la « troisième vague ». Cette expérience inspira ensuite le livre puis le film « La Vague »2, qui illustre l’endoctrinement progressif des individus à travers une conformité ritualisée au niveau social, vestimentaire, politique. L’opinion du groupe, comme avec l’expérience de Shérif, pousse les uns et les autres à se conformer à des règles scandaleuses auxquelles la plupart n’adhèrent pas individuellement. La reconnaissance du groupe les amène à penser et à ressentir comme un groupe. Et le pouvoir qu’il soulève constitue autant une nouvelle liberté d’expression et d’action soutenues par les membres, qu’un conditionnement idéologique formaté par le groupe social. L’accès au confort a transformé la sensibilité de l’homme pour l’élever au-dessus de ses contraintes corporelles. Il s’est vu gagner en autonomie, construisant de plus en plus son environnement à son image et réduisant les inégalités à travers une plus grande accessibilité physique et sociale. La sensation de maîtrise sensorielle et corporelle se fait alors sentir à travers une société qui tend 1 LACAZE Gaëlle. TEXTE DE RÉFÉRENCE : MARCEL MAUSS, 1950, « NOTION DE TECHNIQUE DU CORPS , op. cit. 2 GANSEL Dennis. 2009. La vague. (108’).

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vers plus de confort, de praticité, et d’égalité entre les individus. Pourtant, l’individu autonome par les machines, va très bien avoir tendance à s’automatiser au travers de la technologie. Le sentiment de liberté recherché dans le but de s’égaliser avec autrui donne à l’individu une place normée et conformée auprès des autres.

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Finalement, tout le monde a accès à tout, tout le monde peut faire la même chose. Mais en même temps, tout le monde s’adapte à la même norme. Le flou de nos yeux ou le strabisme peut-être gênant pour conduire, mais ne fait-il pas toute la diversité et la richesse de notre monde ? En ce sens, si tout le monde porte des bagues pour modifier ses dents selon un modèle défini, ou si nous portons tous des lunettes, qu’aurons-nous à communiquer, à partager sur nos différences qui font la beauté des choses ?


« L'homme de Vitruve », illustré par Léonard de Vinci, XIVe siècle

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3

L'USAGE DES SENS DANS LA CONSTRUCTION DE L'IDENTITÉ

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A. LES SENS VECTEURS DE LIEN SOCIAL

B. LE RENOUVELLEMENT DES SENS


LES CAPACITÉS PHYSIQUES DE NOS SENS SONT EN PARTIE ORIENTÉES PAR LES USAGES CULTURELS DÉFINIS PAR NOS DÉCISIONS ET NOS ACTIONS. LA LIBERTÉ DES SENS NE VIENDRAIT-ELLE PAS DE NOTRE MAÎTRISE SUR LES INFLUENCES QUI NOUS ENTOURENT ? NOS INFLUENCES NOUS LIBÈRENTELLES OU NOUS ENFERMENT-ELLES DANS NOTRE INDIVIDUALITÉ ? ENFIN, L‘USAGE DE NOS SENS, QU‘IL SOIT CULTUREL, PERSONNEL, OU EXPÉRIMENTAL, NE CONSTITUE-TIL PAS LES FONDEMENTS DE NOTRE PERSONNALITÉ ?

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A Les sens vecteurs de lien social

L‘univers sensoriel de chacun se traduit sous forme de repères créés depuis la naissance. Influencé par des codes culturels, chacun intègre et s‘approprie ensuite, de manière plus ou moins personnelle, les schémas sociaux nécessaires au bon développement de l‘individu dans un environnement donné.

a) La construction identitaire de la communauté

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Les sens sont définis par des conditions culturelles spécifiques puisque toute société humaine se construit à travers des normes. Caractéristiques d’une société à l’autre, elles servent à faire coïncider les individus vers une unité commune. Les normes sont parfois définies un peu trop rapidement comme des règles à suivre, et on a souvent tendance à percevoir d’abord leur aspect contraignant. Mais si l’on considère les normes comme des outils définissant l’établissement d’un langage commun, elles sont à considérer comme des outils qui harmonisent les pratiques et la culture propre à une société. La norme signifie « l’état régulier et habituel » conforme à la moyenne. Elles sont en outre nécessaires pour former une cohésion sociale au sein d’un groupe et créer une communauté. Les individus qui la constituent utilisent ces valeurs de références pour communiquer et se développer. Les sociétés sont aujourd’hui de plus en plus complexes et s’adonnent à des normes plus définies, remplaçant celles constituées de symboliques et de traditions par d’autres, plus sociales et modernes. Dans un


entretien mené par Bernard Andrieu, David Le Breton nous dit : « la culture renvoie indéfiniment à des significations [...] des univers symboliques en équation donnée face à leur environnement1.» Mais le conditionnement des individus est à considérer aussi comme un enjeu majeur d’une culture qui veut se préserver. En Inde, la culture est fortement marquée par les croyances et les pratiques religieuses. Elle définit le quotidien en marquant des temps à chaque étape de la vie des individus. Dans la religion hindouiste, les usages se réfèrent fréquemment à l’utilisation des cinq sens. Ces derniers constituent un engagement physique et spirituel qui marque alors l’identité de l’individu dans la croyance. En effet, chanter, brûler l’encens, sentir les offrandes de fleurs et de fruits, manger, regarder, écouter les musiciens, marcher pieds nus, toucher la pierre froide des temples, déposer de la poudre colorée sur la peau, sur la pierre, etc. Tous ces rituels qui appellent au corps par les sens rapprochent les individus sur un plan finalement moins physique que spirituel. L’ensemble de ces règles et pratiques sensorielles codifie les comportements pour homogénéiser les individus dans un groupe et renforcer l‘empreinte identitaire individuelle et collective, l’un allant avec l’autre.

1 ANDRIEU Bernard. 2007. Entretien avec David Le Breton [en ligne]. Corps, revue interdisciplinaire. Janvier 2007, n° 2, p. 5-8. [Consulté le 23/09/2017]. Disponible à l’adresse : https://www.cairn.info/revuecorps-dilecta-2007-1-page-5.htm.

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Aussi, il existe des sciences pleines de symbolique pour promouvoir des lignes de conduite à adopter autant sur les lieux de rituels qu‘au quotidien. Le Vastu*, ancêtre du Feng-Shui*, est la science d’organiser l’espace de vie. Très prise au sérieux, elle représente la quasi-totalité des architectures en Inde. Selon la culture hindoue, chacun se doit d’organiser l’espace de sa maison selon des critères solaires, astrologiques et énergétiques. La cuisine est au sud-est tandis que les chambres sont à l’ouest avec la principale du côté sud et celle des invités côté nord.

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Vastu Shastra, une science sacrée de l'architecture


Ces orientations spatiales existent pour toutes les fonctions de la maison, rendant ainsi le travail des architectes indiens plus complexe. L‘objectif de cette pratique est de codifier les lignes de conduite, d’harmoniser les interactions et d’établir un équilibre entre les énergies, les humains et leur environnement. Les normes et les symboliques qui constituent les religions permettent de rassembler les fidèles et de rendre compte d’une pratique propre à la communauté. L‘ensemble des codes culturels du groupe social repose donc sur l‘usage des sens dans un contexte donné. On peut définir l‘identité comme le caractère de ce qui ne fait qu‘un ou ne représente qu‘une seule et même réalité1. Le psychologue social Serge Moscovici, théorisa en 1961 sous le nom de représentations sociales2, les constructions du réel qui permettent à l‘humain de se situer dans l‘environnement et de le maîtriser. Les représentations sociales nous guident dans la façon de nommer et de définir les aspects de notre réalité. Elles donnent une interprétation et permettent ainsi de se positionner à son égard. L‘individu se construit alors d‘après un mode de connaissance de la réalité, fondé sur des savoirs préalables, composés de valeurs et de croyances. Les influencent sensorielles issues de la culture 1 CNRTL. Disponible à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/definition/ liberté. 2 MOSCOVICI Serge. 1961, La Psychanalyse son image son public, Paris : PUF.

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sont donc nécessaires à tout individu qui interagit dans une société. Elles constituent une marque identitaire commune qui permet la préservation de la culture en question. Autrement dit, les normes sensorielles sont des repères nécessaires à la création du lien social dans une communauté. Et si la liberté est en quelque sorte la maîtrise de son environnement, la liberté des sens ne commence-t-elle pas par l‘acquisition des codes socioculturels nécessaires à la maîtrise du monde dans lequel nous vivons ?

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b) Gérer son habitus* Comme nous venons de le voir, le conditionnement des sens est inéluctable pour créer des liens entre les individus et forger une identité sociale commune. Selon David Le Breton, les modèles définis par la culture ne sont pas des formes de conditionnement, mais simplement des suggestions. C’est-à-dire que chacun d’entre nous va se les approprier à sa manière. La norme n’existe qu’à travers ce qu’en fait l’individu lui-même. Il nous dit : « Elles nous influencent sans être des rouleaux compresseurs1. » Chaque société se construit selon un ordre sensoriel propre, mais le conditionnement culturel est autant une direction pour intégrer la communauté qu’il est nécessaire à chaque individu. Inéluctablement, tout enfant qui naît depuis l’origine de l’homme entre nécessairement dans une société, une culture, un groupe 1 Entretien avec David LE BRETON, op. cit., voir annexe.


familial. D’après David Le Breton : « C’est inéluctable, vous n’échappez pas à ça, vous êtes forcément situé dans une époque, vous appartenez à une culture, à une condition sociale, vous êtes un homme ou une femme, vous avez 20 ans ou 80. La condition humaine se définit justement par ses limitations nécessaires. Vous ne pouvez pas avoir en vous l’ensemble des cultures du monde1. »

Si l‘individu est issu d‘une certaine condition humaine, l‘identité personnelle se forge aussi dans les influences qui nous traversent. L‘identité peut aussi être définie comme l‘ensemble des traits qui au regard de l‘état civil permet de reconnaître une personne et d‘établir son individualité au regard de la loi2. Pourtant, selon Simondon l‘individuation brise la logique de l‘identification3. En effet, pour l‘auteur la notion d‘individuation s‘oppose à la celle de l‘individualité. La première évoque la singularité de l‘individu sur le principe que « rien ne s’équivaut »4, tandis que la seconde représente une particularité qui est reproductible puisque « tout se vaut »5. Sur la reprise critique de Simondon, 1 Ibid. 2 CNRTL. Disponible à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/definition/ identité. 3 SIMONDON Gilbert. 2005. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Paris : Millon. 4 Individuation [en ligne]. In Ars Industrialis. [Consulté le 15/11/2017]. Disponible à l’adresse : http://arsindustrialis.org/individuation 5 Individuation [en ligne]. In Ars Industrialis. [Consulté le 15/11/2017]. Disponible à l’adresse : http://arsindustrialis.org/individuation

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« Chute et élévation. L’apolitique de Simondon », Bernard Stiegler nous dit : « l’individuation humaine est la formation, à la fois biologique, psychologique et sociale, de l’individu toujours inachevé1. » Si l‘acquisition de normes sociales est inévitable pour poser un modèle de référence à chaque individu, la construction de cette identité, personnelle et singulière que l‘on nommera personnalité, serait au contraire issue d‘un courant perpétuel d‘influences dont on est libre de choisir les impacts. Le choix de saisir, d‘adhérer ou de laisser passer une influence ou une opportunité permet d‘agir sur son environnement. Et comme nous l‘avons vu, l‘environnement c‘est la perception par nos sens de ce qui nous entoure. Avoir une maîtrise sur les sens reviendrait alors à avoir une maîtrise de son identité. Une fois que les règles socioculturelles de la communauté sont intégrées, un individu peut jouer avec celles-ci, les dépasser, les déconstruire, les remodeler pour construire sa propre personnalité. L‘origine de ce concept est à rechercher dans la pensée de Thomas d‘Aquin, qui utilisa le terme d‘habitus* pour traduire la notion aristotélicienne d‘hexis*. Par le concept d’habitus, Bourdieu dans Le Sens pratique vise à penser le lien entre socialisation et actions des individus. Pour lui, l‘habitus est le fait de se socialiser dans un peuple traditionnel, définition qu‘il résume comme un « système de

1 Cité par : Individuation [en ligne]. In Ars Industrialis. [Consulté le 15/11/2017]. Disponible à l’adresse : http://arsindustrialis.org/ individuation


dispositions réglées »1. Il permet à un individu de se mouvoir dans le monde social et de l‘interpréter d‘une manière qui d‘une part lui est propre, et d‘autre part est commune aux membres des catégories sociales auxquelles il appartient. L’habitus est constitué par l’ensemble des dispositions, schèmes d’action ou de perception que l’individu acquiert à travers son expérience sociale. En effet, par sa socialisation, puis par sa trajectoire personnelle, tout individu incorpore lentement des manières de penser, sentir et d‘agir, qui se révèlent durables. Puis avec l‘expérience, il va constituer ce que nous appellerons, des schémas d‘habitude qui se traduisent par des comportements systématiques qui peuvent être plus ou moins conscients. Lors d‘un comportement routinier, par exemple, nous effectuons d‘innombrables mouvements et petits ajustements sans y penser, car le cerveau enclenche un mode automatique qui lui évite de se concentrer sur le moindre détail. Automatique, l‘est-il vraiment ? D‘après la revue Cerveau et Psycho N°70, Kyle Smith et Ann Graybiel nous apprennent que : « si les recherches révèlent que les habitudes s‘enracinent dans les zones les plus profondes du cerveau, elles montrent aussi qu‘une petite aire corticale surveille toujours notre comportement avec attention2. » Ainsi, même quand notre cerveau se retrouve en mode économie d’énergie cérébrale, il est sous le contrôle d'un système spécifique. Avec l'aspect systématique, il reste 1 BOURDIEU Pierre. 1980. Le Sens pratique. Paris : Editions de Minuit. 2 SMITH Kyle et GRAYBIEL Ann. 2015. Le Cerveau en vacances. In Cerveau et Psycho N°70. Juillet/ août 2015.

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tout de même plus difficile de maîtriser la réalisation de nos actions quotidiennes et donc de notre univers sensoriel. Peut-être qu'une meilleure compréhension des circuits cérébraux pourrait nous aider à contrôler nos habitudes. Mais est-ce qu'un meilleur contrôle de notre cerveau entraîne plus de liberté dans l'usage de nos sens? Et finalement est-ce que la liberté de nos sens se situe dans la maîtrise, acquis par expérience et par connaissance, ou dans un certain lâcher-prise de notre conscience? Il existe d‘autres types de mécanismes systématiques comme les réflexes, qui traduisent une réponse musculaire involontaire à un stimulus. Soumis au système nerveux, le réflexe correspond à l‘ensemble des actions rapides du corps en coordination avec son environnement extérieur. Deux messages nerveux entrent en jeu dans le cas du réflexe, le message nerveux sensoriel, qui apparaît comme une question provenant des neurones sensoriels et le message nerveux moteur qui représente la réponse à cette question. Des travaux en neurosciences montrent que notre intelligence (néocortex) est très souvent inhibée par des automatismes appris (cerveau limbique) et innés (cerveau reptilien). Les stimuli sensoriels arrivent d’abord au cerveau reptilien1, l’information est traitée selon un registre de sécurité/insécurité, à savoir s’ils constituent 1 BLANCHIET Véronique. La structure de notre cerveau [en ligne]. [Consulté le 20/11/2017]. Disponible à l’adresse : http://www. vbkinesiologie.com/la-kinesiologie/comment-ca-marche/lastructure-de-notre-cerveau/


une menace physique ou psychologique pour nous-mêmes. Le système limbique prend alors le relais pour traiter ces stimuli et déterminer s’ils sont agréables ou désagréables, en cherchant dans sa mémoire. Si le réflexe évoque un acte inconscient et incontrôlé, il peut aussi permettre de garder une certaine maîtrise de soi. Aujourd‘hui, les connaissances en neurologie permettent de mettre au point des systèmes de sécurité reposant sur la rapidité de nos réflexes sensoriels. Dans le domaine de la mobilité par exemple, on voit apparaître de nouveaux dispositifs comme les systèmes d’alerte antifranchissement de ligne basés à l‘origine sur des signaux visuels ou sonores situés face au conducteur. Si la hiérarchie sensorielle de la culture occidentale repose principalement sur la vue et l‘ouïe, le sens tactile se voit de plus en plus utilisé comme un moyen d‘information. En effet, le temps de traitement d‘une image serait supérieur à celui d‘une stimulation tactile, puisque celleci serait traitée directement par notre instinct de survie, le cerveau reptilien. Les constructeurs automobiles l‘ont bien compris et ont alors créé un système de vibrations1 dans le siège du conducteur pour l‘alerter plus rapidement lorsque son véhicule ne suit plus sa trajectoire rectiligne. Notre liberté de choisir et d‘agir peut alors se trouver en conflit avec une réaction automatique de notre 1 BOYER Pierre-Edouard. Les systèmes d’alerte de franchissement de ligne [en ligne]. In CNET. 2011. [Consulté le 20/11/2017]. Disponible à l’adresse : http://www.vbkinesiologie.com/la-kinesiologie/ comment-ca-marche/la-structure-de-notre-cerveau involontaire-deligne-39762948.htm

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système de protection. C‘est pourquoi nous mettons en place des schémas d‘habitude pour anticiper des situations déjà vécues et tenter de maîtriser notre environnement. Quand nous mettons un casque audio sur nos oreilles, nous choisissons cet isolement sensoriel au profit de stimulations choisies. Cette action, issue de la technologie, nous permet de piloter notre univers sensoriel à un instant et un lieu donné et de choisir ainsi l‘impact des influences extérieures sur nos sens. La modulation de notre environnement par les sens permet de construire son identité à travers une gestion personnelle de son habitus. Et si la liberté peut se définir comme la « condition de celui, ou de ce qui n‘est pas soumis à la puissance contraignante d‘autrui »1, le fait de choisir son univers sensoriel serait une forme de liberté des sens et du milieu dans lequel on vit. C‘est pourquoi, pour mieux le contrôler, des règles sont parfois érigées pour se protéger de certaines influences. En 1770, un projet de loi fut soumis au parlement britannique pour remettre en cause l‘authenticité des mariages anglais, jugés trompés par des artifices olfactifs. D’après John Rankine Goody, il est stipulé que : « „Toute femme, quels que soient son âge, sa profession, son grade, jeune fille, épouse ou veuve, qui à compter de ce jour aura attiré, séduit et conduit traîtreusement au mariage un sujet britannique en usant de parfums, de maquillage ou d’autres lotions cosmétiques, d’une dentition artificielle, d’une perruque de laine espagnole, 1 CNRTL. Disponible à l’adresse : http://www.cnrtl.fr/definition/ liberté.


d’un corset de fer, de chaussures à talons ou de rembourrages divers, risquera les peines prévues par la loi contre la sorcellerie et autres délits semblables ; et le mariage incriminé sera déclaré nul ou non avenu”. La même terreur du parfum comme instrument quasi démoniaque de séduction amène le parlement de Pennsylvanie à adopter cette loi peu de temps après1. »

Le conditionnement des usages sensoriels apparaît ainsi comme un ensemble d‘influences nécessaires à la construction d‘un individu dans une sphère sociale. Ces influences servent de repères aussi bien au niveau collectif qu‘individuel, et bien qu‘elle soit imposée par la société, chaque individu peut s‘en servir pour forger sa propre personnalité. La construction du lien social par les sens permettrait de développer une liberté de décision et d‘action contribuant à la maîtrise de notre environnement. Aussi les schémas d‘habitude que nous construisons servent de références pour modéliser notre perception singulière du monde. C‘est pourquoi Bourdieu, dans Le Sens pratique, caractérise l‘habitus comme une « structure structurée », car il est produit par la socialisation, mais il est aussi une « structure structurante »2 puisqu‘il est générateur de pratiques nouvelles.

1 Cité par LE BRETON David. La Saveur du monde, op. cit., p. 246. 2 BOURDIEU Pierre. Le Sens pratique. Op. cit.

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B

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Le renouvellement des sens, vers une dimension créative La perception que nous avons du monde n‘existerait que par nos sens. Ces « antennes de captation » du réel nous donneraient ainsi une vision personnelle et inachevée puisqu‘elle est toujours en construction par nos influences quotidiennes. En effet, les schémas que nous avons construits, comme les règles que nous avons intégrées, sont faits pour être brisés et reconsidérés. L‘individu à travers son univers sensoriel a besoin de nouvelles inspirations pour apprendre et évoluer. C‘est pour cela que nous essayons sans cesse de sortir de notre perception initiale en recherchant de nouvelles perceptions. a) S‘inspirer de l‘ailleurs S’il est possible pour tout individu de sortir de ce conditionnement, nous pouvons questionner à quel moment nous nous détachons de ce que nous avons appris. Quand est-ce que nous échappons à notre habitus et que nous réussissons à casser nos propres schèmes pour redécouvrir notre univers sensoriel ? D‘après David Le Breton, nous sortons tout le temps de cette influence qui pèse sur nous. Nous cherchons en effet à découvrir de nouveaux contextes et de nouvelles formes de perception au travers nos rencontres, de nos « histoires de vie »1, ou encore de nos voyages. Selon lui, 1 Entretien avec David LE BRETON, op. cit., voir annexe.


on s‘évaderait en permanence de ce conditionnement culturel. Aussi, entre deux frères et sœurs, nous remarquons qu’il n’y a pas la même sensibilité. On peut avoir la même éducation, mais c’est l’expérience personnelle qui est primordiale. Tout n’est donc pas absolu dans l’éducation que l’on a reçue. Selon David Le Breton : « Tout l‘intérêt des sciences sociales ou du voyage c‘est qu‘on découvre le fruit d’innombrables conditionnements, mais que nous n‘en sommes jamais prisonniers1. » En ce sens, le voyageur, comme l‘ethnologue, se trouve face à une nouvelle culture tout en étant hors du cercle socioculturel et des règles qui l‘accompagnent. Effectivement, quand nous voyageons et que nous vivons « l‘expérience » du voyage, on fait face à « un dépaysement qui vient rompre avec les familiarités sensorielles qui 1 Ibid.

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Trying too hard © Brian VU


étaient les nôtres »1. Le manque de repères sensoriels s’explique ainsi par la découverte de nouveaux codes culturels qui nous amènent à repenser chacun de nos usages, même les plus habituels. Nous sommes alors confrontés à un nouveau regard, celui d‘une communauté inconnue, qui nous questionne implicitement ou non, sur la valeur de nos habitudes sociales, pour le meilleur comme le pire. David Le Breton nous partage un de ses souvenirs de voyage :

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« Moi je me souviens des premières fois où je voyageais en Inde, c‘est vrai qu‘on est sidéré par cet univers olfactif. À la fois pour le pire parce qu‘il y a une circulation vertigineuse, vous sentez les vapeurs d‘essence, il y a une pollution incroyable et dangereuse. Mais quand vous vous baladez du côté des temples dans les petites rues plus paisibles, alors là vous êtes envahis par tout un monde d‘odeur et de visuel également, avec tous les dessins devant les portes. Ce sont plein de choses qui vous troublent2. »

Le voyage serait une forme de musée pour nos sens. On y apprend à réapprendre ce qu‘on a toujours connu. Pour David Le Breton : « Le voyage c‘est comme un coup de pied qui serait donné à notre univers sensoriel3. » Lors d‘un voyage, nous apprenons à ouvrir nos sens autrement, à ressentir et à percevoir les choses différemment. C‘est en allant du côté de l‘inconnu que nous apprenons 1 Ibid. 2 Ibid. 3 Ibid.


finalement le plus sur soi-même. Le fait d‘ouvrir nos sens vers un autre monde permettrait, selon l‘anthropologue, de gagner en liberté. En nous questionnant sur les nouveaux éléments qui nous entourent, nous prenons en effet conscience de ce que nous percevons à travers nos sens. Ces nouvelles stimulations enrichissent alors notre répertoire sensoriel. Et parce que nous avons davantage la capacité d‘argumenter le monde qui nous entoure, il nous est possible d‘en jouir davantage. Ainsi la découverte de « l‘ailleurs » donne à l‘individu une richesse sensorielle dont il puise l‘inspiration à travers de nouveaux schémas culturels. La curiosité serait-elle la clé d‘un renouvellement des sens ? Y aurait-il ainsi une possible forme de liberté des sens dans la découverte, voir la redécouverte ? Cette découverte de l‘inconnu apparaît comme désorientée, voire chaotique, nous explique David Le Breton. Chacun essaie de s‘ajuster à ce nouvel environnement par un « bricolage personnel »1, puisque les normes nous échappent complètement. La découverte a aussi une dimension éphémère puisqu‘elle agit lorsqu‘on ne saisit pas encore les codes nécessaires à la compréhension de l'environnement, comme l'enfant à la naissance. Alors on cherche. Et c‘est pour ça aussi, d‘après l‘anthropologue, que : « Quand on revient de voyage, on lit des ouvrages de 1 Ibid.

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sociologie, d‘ethnologie des écrivains du pays pour mieux comprendre ce qui nous a échappé sur le moment. On va voir des films des cinéastes de ces pays, on écoute des musiques. On poursuit alors un travail d‘apprentissage pour mettre du sens et des significations sur ce qui nous échappé1. » Le voyage constitue une recherche de nouvelles visions du monde, et c‘est dans cet ailleurs que nous construisons notre personnalité. Le voyage c‘est ne pas être prisonnier des nouveaux codes culturels, mais au contraire de réaliser la force identitaire intégrée par nos propres normes socioculturelles. Si cette quête devait nous conduire vers l‘inconnu, elle nous ramène finalement plus connue de nous-mêmes. Les nouvelles formes d‘usage sensorielles contribuent ainsi à ouvrir nos sens et à renouveler notre univers sensoriel pour créer une perception plus personnelle du monde.

b) La recherche de nouvelles perceptions, une dimension créative des sens La découverte de nouveaux schémas sensoriels permet de se construire en tant qu‘individu à travers une perception unique constituée de notre « histoire de vie ». Cette volonté de découvrir nous amène à penser que nous aimons changer de perception. La recherche de nouvelles influences nous permet de voir autrement et de donner 1 Ibid.


une nouvelle dimension à la réalité. Comme nous l‘avons vu avec le voyage, il existe des modes de représentation, limités dans la durée, mais qui agissent de façon progressive sur notre vision initiale du monde. De la même façon, il existe des expériences sensorielles, comme la méditation, qui nous permettent de considérer différemment ce qui nous entoure. Cette pratique consiste à focaliser son attention sur soi ou sur un objet de pensée dans le but de chercher une identité spirituelle. C‘est une expérience de soi qu‘on atteint par une concentration soutenue sur l‘esprit et un détachement total du corps et des stimulations sensorielles perçues par celui-ci. Il serait alors possible de lâcher prise sur notre univers sensoriel. Mais pour atteindre ce lâcher-prise sur nos sens et notre corps, ne faudrait-il pas au contraire avoir une maîtrise absolue des sens pour atteindre l‘esprit ? Finalement, est-ce que la liberté des sens ne passe-t-elle pas par un entraînement rigoureux et un contrôle sur notre univers extérieur ? On remarque aussi la conception de nouvelles expériences où l‘individu, originellement spectateur, prend désormais une place centrale. Les musées vitrines proposent un cheminement purement visuel. Les connaissances et les objets sont à lire et à voir par le regard d‘un spectateur qui vient à leur rencontre. Aujourd‘hui, on constate la mise en avant de l‘interaction d‘un individu dans un espace. Et comme nous l‘avons vu précédemment, notre relation avec l‘extérieur interagit avant tout avec nos sens. On ne parle plus seulement de scénographie ou de regard de

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l’œil, mais de toute une expérience vécue par un individu dans un espace. L’essor des technologies numériques a permis d‘incorporer une dimension plus interactive et donc sensorielle dans le milieu de l‘information et de la connaissance. De nombreux musées comme la Cité du vin de Bordeaux ou la Cité des arts et des sciences à Valence ont radicalement transformé notre rapport au savoir, en nous permettant de pianoter sur des tablettes tactiles, de manipuler des textures, de sentir, et de jouer avec l‘information et d‘en faire une expérience digne d‘un parc d‘attractions. Si nous n‘avons qu‘une perception du monde construite par de multiples influences, nous avons la possibilité d‘expérimenter de nouvelles façons de voir et de se laisser influencer par elles. Il existe aussi des modes de perceptions plus éphémères et principalement visuels, contenus dans des objets accessoires et qui nous permettent d‘appréhender autrement le monde. Autrefois, nous inventions la loupe, le kaléidoscope*, la caméra obscura*, aujourd‘hui grâce aux avancées numériques, nous travaillons sur des casques de réalité virtuelle qui nous font voyager vers un univers imaginaire, déformé du réel. Aujourd‘hui, le cinéma propose de regarder un film autrement, par l‘ajout de lunette 3D ou par la mise en place de siège vibrant et de diffuseur d‘odeur. Cette tendance à l‘immersion révèle la volonté des individus de découvrir de nouveaux moyens de percevoir et de renouveler à travers ses sens son environnement


connu. Au cours d‘une interview, Nélia Dias nous dit que : « la liberté sensorielle c‘est quand on décide d‘avoir usage de nos sens au moment où on le veut. C‘est d‘une certaine manière arriver à contrôler ce qu‘on veut1. » L‘expérimentation de la représentation par l‘individu amène aussi les arts à développer des installations interactives ou immersives. Le projet Infinity de Refik Anadol2 exposé au festival Exit à la Maison des arts de Créteil est une installation immersive et lumineuse qui transgresse la perception standard de l’œil au contact d‘un environnement artificiel. L‘expérience interroge l‘illusion visuelle et amène le spectateur à se réapproprier l‘espace. De la même façon, Felice Varini interroge la perception de l‘individu par son travail remarquable sur les anamorphoses*3, ce sont des formes géométriques qu‘il installe dans un espace tridimensionnel et dont la compréhension 2D n‘est visible qu‘en un seul point de vue, sur un lieu précis. Son travail nous amène à penser que le monde peut être perçu par de multiples points de vue, mais le monde ne reste qu‘une perception d‘un individu à un instant donné. La liberté des sens pourrait être appréhendée comme un festival d‘influences choisies au quotidien dont l‘apprentissage et l‘expérience permettent une évasion 1 Entretien avec Nélia Dias. 09/11/2017. Voir annexe. 2 Perceptions [Festival EXIT] à la Maison des arts de Créteil. 2016 3 Panoramas. VARINI Felice. Sept 2017. Anamorphoses au centre commercial de Beaugrenelle Paris.

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permanente de notre conditionnement sensoriel. David Le Breton nous dit : « On a pu grandir dans un milieu complètement indifférent à la cuisine puis vous tombez amoureuse d’un garçon qui est un cuisinier prodigieux, vous allez tout d’un coup découvrir un monde que vous ignoriez. Ou alors vous assistez à un concert, et la musique vous émerveille et vous voulez absolument vous former à elle. C’est là où vous avez une dimension plus créative1. »

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Ce qui importe c’est que l’individu soit ajusté en quelque sorte à la culture qui nourrit sa vie quotidienne. Par contre, nul d’entre nous n’est condamné à rester ce qu’il est, c’est-à-dire qu’on peut tous apprendre. Par exemple l’œnologie, faire un stage pour apprendre le vin, et on va approfondir à l’infini notre connaissance du goût ou encore de l’odorat. On peut apprendre à jouer de la guitare et on connaîtra la musique. On appréciera alors le jeu de guitariste alors qu’avant ça nous paraissait toujours la même chose. Ainsi, aucun d’entre nous n’est prisonnier de la sensorialité, et de la culture sensorielle qu’il a acquise au fil du temps. Cette recherche de nouvelles perceptions permet à l‘individu de voir le monde autrement à travers ses sens. Elle nous donne la possibilité d‘ouvrir notre connaissance du monde en portant de « nouvelles lunettes » et de comprendre que chacun appréhende le réel à travers un regard personnel. Ces « nuances » de la réalité offrent une véritable dimension créative pour notre univers sensoriel. 1 Entretien avec David LE BRETON, op. cit., voir annexe.


Ainsi, nos sens sont l‘intermédiaire entre nous et le reste du monde. Notre perception passe donc par nos sens, interfaces de notre réalité, mais aussi de la virtualité. Unique surface d‘échange avec le monde, ils peuvent quotidiennement être modulés par un certain nombre d‘influences qui nous permettent de reconsidérer sans cesse notre réel. Leur renouvellement par des inspirations culturelles comme artistiques ajuste sans cesse notre dimension du réel avec celle d‘autrui. Enfin, l‘usage de nos sens impliquerait alors un lien direct avec la construction de notre identité. Si nous considérons les sens comme une surface d‘échange de notre réel, il constitue aussi un miroir de notre personnalité. Nos usages sensoriels influencés par la socialisation et nos « histoires de vie » seraient nécessaires au développement identitaire de chaque individu dans sa sphère sociale. Mais il est aussi à considérer comme un outil personnel et créatif que nous pouvons maîtriser, enrichir et nous approprier.

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Felice VARINI «PANOMARAS » au centre commercial Beaugrenelle ©Bastienne ASCIONE

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CONCLUSION

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L’unité de l’homme se fonde dans son rapport entre physique et sensoriel. Chaque individu est doté d’un équipement biologique spécifique qu’il convient ensuite de développer. Maîtriser son environnement, c’est ajuster les informations de nos sens à la culture qui nous entoure. De nombreux philosophes et anthropologues questionnent le rapport entre l’inné et le culturel dans l’apprentissage sociologique du monde. Il s’avère que la culture peut tout à fait adapter le corps à son environnement comme l’illustrent les études de Constance Classen sur « Les enfants sauvages  ». Autrement dit, la culture peut influencer l’inné. C’est pourquoi nous distinguons des divergences sensorielles marquées entre les sociétés. Entre contraintes biologiques et sociales, le corps traduit l’existence d‘un conditionnement inévitable qui oriente notre interprétation sensible de notre monde. L’hégémonie de la vue, sur laquelle s’appuie la connaissance, permet aux scientifiques français du XIXe siècle d’avancer l’existence de clivages entre les sens par une division anatomique au sein du cerveau. Ces découvertes ont servi par la suite de support visuel pour théoriser des disparités raciales, sexuelles et intellectuelles. Ainsi se développent une classification de nos usages sensoriels et la construction d’une hiérarchie des sens propre à notre culture occidentale. Les avancées scientifiques ont longtemps influencé les usages par des théories morales.


Aujourd’hui, les sciences ont découvert à travers un contrôle neurologique des sens, des moyens plus subtils pour influencer moralement et individuellement les populations dans leurs prises de position. Bien que les technologies permettent de découvrir les mécanismes cachés entre le corps et ses organes, notre connaissance commune des sens reste cependant arrêtée à la réflexion aristotélicienne datant d’il y a 2600 ans. Ceci expliquerait le manque de contrôle que nous avons sur notre environnement et la nécessité de trouver dans les nouvelles technologies, un moyen de compenser. Le développement des nouvelles technologies a permis aux individus dépasser leur condition d’homme et de posséder une certaine mainmise sur leur sens. Des techniques poussées donnent alors la possibilité d’acquérir des capacités dites « normales » et d’éviter l’exclusion sociale due aux différences sensorielles. Mais la « normalité » se voit de plus en plus repoussée par les facultés exponentielles des nouvelles technologiques toujours plus performantes. Elles nous permettent donc d’atteindre les normes dictées de la société, mais continuent également de les outrepasser. La tendance au confort qui naît à partir des années 60 permet aux individus d’acquérir une certaine liberté par la maîtrise de l’espace privé. Chacun semble régir son environnement sensible en cherchant à atteindre le modèle dominant, sans entrevoir un endiguement social soutenu par les pouvoirs étatiques. Poussés par l’ouverture des frontières, les modèles et leurs normes s‘universalisent à travers des outils qui standardisent les individus sur un

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même référencement. Les objets modernes s’orientent vers une optique purement fonctionnelle qui rétrograde le corps humain à un statut d’automate. L‘idéologie du confort conduit les individus vers une conformité sociale, qui toutefois fait apparaître une sensibilité nouvelle, caractéristique de la modernité. La tolérance olfactive est modifiée avec les politiques qui aseptisent les villes au nom de l‘hygiène. En outre, les tendances sociétales donnent l’illusion d’une maîtrise sensorielle qui a cependant tendance à normaliser la sensibilité et conditionner les individus dans une mécanique du geste. Souvent connoté péjorativement, le conditionnement peut toutefois prendre la forme d’une liberté. En effet, l’ensemble des règles et des normes qui tendent à nous unifier devraient être considérées, non pas comme une obligation à suivre, mais comme un contexte à prendre en compte. Le formatage de nos sens par la société et le corps sont aussi le symbole d’une identification, qu’il convient de moduler. Le conditionnement des sens est de ce fait à l’origine de la préservation culturelle de la communauté. Sans cette unité et ces sensations communes, le lien social ne pourrait être tissé par des repères fondamentaux. Alors ceux qui défient des normes et font face aux modèles socialement construits, ont nécessité tôt ou tard, d‘autres influences pour construire leur identité sociale. Le conditionnement peut alors prendre la forme d‘une direction au lieu d’une destination. Ainsi, aucune liberté ou aucun renouvellement sensoriel ne serait possible sans un conditionnement antérieur.


La découverte d’autres cultures invite les individus à reconsidérer leurs usages et à renouveler leur perception sensorielle. Le voyage, comme d’autres expériences, désoriente et perturbe les sens. Il nous conduit à nous interroger sur les codes culturels des autres. La nouveauté et la surprise agiraient donc comme un lâcher-prise sensoriel que l’individu ne peut maîtriser sans une phase de socialisation. Et quand les sens vaquent avec curiosité, ils agissent avec créativité.

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Ce mémoire nous a permis de ressortir trois problématiques autour de différents domaines dégagés tout au long de cette réflexion :

Comment en tant que designer puis-je valoriser l'implication des sens dans les décisions du quotidien? Comment en tant que designer puis-je favoriser l’intégration en société tout en conservant les différences? Comment en tant que designer puis-je me servir d'un différence de perception amenée par une déficience?


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ENTRETIENS

BIBLIOGRAPHIE

GLOSSAIRE

REMERCIEMENTS


ENTRETIEN AVEC ...

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DAVID LEBRETON David LeBreton est un anthropologue et sociologue français. Il est professeur à l'Université de Strasbourg et chercheur au laboratoire Cultures et Sociétés en Europe. Il est l'auteur de La Saveur du monde. Une anthropologie des sens, mais aussi d'un grand nombre d'ouvrages sur la sociologie du corps humain comme L'Adieu au corps. Grand voyageur et marcheur, David LeBreton s'interroge principalement sur les représentations du corps par l'analyse des conduites à risque.


L'Adieu au corps

La Saveur du monde

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Le 22 septembre 2017

1.

EST-CE

QUE

LA

NORME

EST

UNE

FORME

DE

CONDITIONNEMENT ? Alors, tout d‘abord, je dirais que dans les sociétés humaines contemporaines, il n‘y a pas une norme. Je pense qu‘il y a d‘innombrables modèles. Ils coexistent, ils sont en concurrence, et parfois même ils s‘affrontent. Et ces différents modèles je ne pense pas qu‘ils sont des formes de conditionnement, ils sont simplement des suggestions en quelque sorte. C‘est -à- dire que chacun d‘entre nous allons nous les approprier à notre manière. La norme n‘existe qu‘à travers ce qu‘en fait l‘individu lui-même. Elles nous influencent, elles ne sont pas 108

des rouleaux compresseurs.

2. EST-CE QUE LE CONDITIONNEMENT EST BÉNÉFIQUE OU RESTRICTIF POUR LES SENS DE L’INDIVIDU ? Quelles que soient nos manières de vivre, on opère une sélection sensorielle sur le monde qui nous entoure. Je pense qu‘il n‘y a ni bien ni mal en ce sens, chacun d‘entre nous voit le monde à sa fenêtre : le son, le goût, on touche en fonction de son éducation, également selon ce que nous avons fait dans notre éducation et à travers nos rencontres. Mais quand vous dîtes bénéfique ou restrictif, c‘est un peu un jugement de valeur donc je ne pourrais dire. Pourtant c‘est inéluctable, vous n‘échappez pas à ça, vous êtes forcément situé dans une époque, vous appartenez à une culture, à une condition sociale, vous êtes un homme ou une femme, vous avez 20 ans ou 80 ans. La condition humaine se définit justement par ses limitations nécessaires. Vous ne pouvez pas avoir en vous l‘ensemble des


cultures du monde. 3. QUE PENSEZ-VOUS DES EFFORTS MIS EN PLACE COMME L’USAGE DE LUNETTES POUR LUTTER CONTRE LES DÉFICIENCES SENSORIELLES ? Ce n’est pas tellement une norme, c‘est que si vous voyez mal, vous êtes mal à l‘aise, vous risquez un accident, vous allez vous cogner contre les gens qui vous entourent. C‘est aussi une question de nécessité. Parce que le monde d‘aujourd‘hui est infiniment plus complexe et c‘était sans doute beaucoup plus facile pour des hommes et des femmes du Moyen- Âge ou même des temps modernes de se déplacer dans un univers qu‘il connaissait très bien, qui était très simple. Mais aujourd‘hui sur deux pas dans Paris, sans lunettes pour beaucoup de gens ça serait difficile à tout moment. La ville est devenue incroyablement compliquée. Et dans tous les cas, c‘est vrai, vous avez raison, il y a de nombreux dispositifs techniques qui visent à réajuster les individus pour qu‘ils soient dans la coïncidence sensorielle avec leurs contemporains donc effectivement il y a les lunettes, les implants cochléaires pour les sourds. Par contre pour le toucher, c‘est inéluctable, quand on a perdu le toucher, la tétraplégie ou autre, c‘est vraiment difficile de revenir.

4-QUE PENSEZ-VOUS DE CETTE CONFORMITÉ SENSORIELLE? Dans tous les cas pour pouvoir communiquer à l‘intérieur d‘une société, il faut avoir un certain nombre de repères en commun sinon ça veut dire qu’un certain nombre de gens vont rester en décalage. Ce que vous appelez cette conformité sensorielle, elle est d‘abord voulue par les acteurs eux-mêmes qui souffrent de

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leur handicap sensoriel, qui voudrait mieux entendre, toucher, sentir goûter, le monde et puis d‘autre part elle est une nécessité d‘interaction. C‘est comme apprendre à parler à un enfant, vous ne pouvez pas vous dire, mon fils, ma fille, je ne veux pas lui apprendre à parler français [...].

5- À QUEL NIVEAU, LA NORME PEUT-ELLE DEVENIR UNE LIMITE DE CONDITIONNEMENT? La norme n’est ni positive ni négative. On est d‘accord là dessus, par contre vous avez raison dans l‘absolu, j‘ai écrit làdessus, c‘est vrai parfois on peut se sentir des humains limités, 110

j‘en parle beaucoup d‘ailleurs aux étudiants, je rappelle qu‘ils auraient pu naître femme au lieu d‘homme, être né femme au lieu d‘homme, ils auraient pu naître 20 ans avant ou dans un siècle. Ils auraient pu naître dans les montagnes des Andes ou dans un quartier chimique de Paris, et leur rapport au monde serait fondamentalement différent. Donc c‘est vrai que nous sommes faits finalement de mutilations complètement inouïes. De millions de femmes et d‘hommes que nous aurions pu être si nous étions nés ailleurs, dans une autre époque, un autre sexe, etc. Mais en même temps, ce que je vous dis là, c‘est presque une poétique du monde, parce que c‘est inéluctablement tout enfant qui naît, depuis l‘origine de l‘homme entre nécessairement dans une société, une culture, un groupe familial. Mais on est aussi fait des hasards qui se sont mis sur notre chemin, quand on y réfléchit, c‘est aussi assez vertigineux. On tombe amoureux de quelqu‘un et il suffit que l‘on reste enlacé une minute et on loupe la rencontre ou lorsqu‘on lève le nez une seconde pour regarder quelque chose et puis on est frappé par


un accident de voiture qui met la vie en l‘air. Donc nous sommes faits de tous ces hasards que nous allons saisir. On n‘est pas des boules de flippers non plus. On est ce qu‘on fait des hasards qui ont traversé nos vies. Mais forcément donc il y a une sélection, forcément il y a des limites, forcément on n’est pas la totalité des hommes et des femmes que nous aurions pu être. C‘est la condition humaine.

6- VOUS PARLEZ PRINCIPALEMENT DE CULTURE DANS VOTRE LIVRE, MAIS JE M‘INTERROGE AUSSI QUE POUVAIT AVOIR LE NATUREL , C‘EST-À-DIRE QUE LA CONDITION HUMAINE AURAIT UNE PRÉSÉLECTION AVANT LA CULTURE ? Non, mais il n‘y a pas de naturel. C‘est une des questions que vous vouliez me poser sur le rapport de l‘inné à l‘acquis. Pour les sciences sociales ou pour quelqu‘un comme moi qui travaille dans le domaine de l‘anthropologie du corps, il n‘y a absolument rien d‘inné. Tout est socialement construit. Dans La Saveur du monde, je l‘avais montré par rapport aux sens en montrant que pour voir il ne suffit pas d‘ouvrir les yeux, pour entendre il ne suffit pas de tendre l‘oreille, il faut aussi tout un apprentissage antérieur qui nous permet de nous approprier sensoriellement et symboliquement le monde qui nous entoure. Bien sûr il y a en nous d‘innombrables mécanismes biologiques en quelque sorte, mais ces mécanismes biologiques font qu‘il y aura des milliards de manières de voir, de toucher. Il n‘y a pas d‘inné dans un rapport dualiste en quelque sorte. Il n‘y a jamais pour nous en sciences sociales, la nature d‘un coté et la culture de l‘autre. La nature n‘existe qu‘à travers son appropriation culturelle.

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7-J‘ENTENDS BIEN L‘APPROPRIATION CULTURELLE, MAIS CERTAINS D‘ENTRE NOUS NAISSENT BIEN AVEC DES FACULTÉS DIFFÉRENTES ET DES DÉFICIENCES? Oui c‘est tout un appareil biologique. Ce qui importe ce n‘est pas l‘équipement biologique, c‘est ce que les humains en font. Et là d‘une société humaine à une autre, d‘une période à une autre, on n’a pas le même usage des sens, des émotions, l’inné vole en éclat à partir du moment ou un enfant naît, il est déjà coincé dans une famille, un groupe social et culturel.

8- PENSEZ-VOUS QUE LES TECHNOLOGIES NOUS PERMETTENT 112

D’ACCÉDER PLUS FACILEMENT À LA NORME CULTURELLE DE LA SOCIÉTÉ ? J‘ai déjà un peu répondu à ça. Dans la mesure où les technologies sont désirées, attendues par des personnes qui vivent des déficiences sensorielles, elles permettent de rejoindre la communauté, je ne dirais pas la norme. Mais la communauté de sens, dans les deux sens du terme au sens de significations et au sens de sensoriel. Les technologies permettent de rejoindre une communauté sensorielle et d‘être davantage en prise sur les communications sociales sur le lien social. Donc je répondrais positivement à la question.

9- COMMENT LA STANDARDISATION DES CULTURES À TRAVERS DES USAGES ET DES PRODUITS DE PLUS EN PLUS NORMÉS NUIT-ELLE À NOTRE DIVERSITÉ ET RICHESSE SENSORIELLE ? Oui et non pour cette question à la fois on peut manger des pizzas à Pékin ou à Lima, ou une soupe miso à Vancouver ou Strasbourg, il y a effectivement cet extraordinaire écrasement


des différences qu‘induit la mondialisation, mais en même temps il y a d‘innombrables formes de résistances et on ne peut pas voir le monde uniquement d‘un seul côté. Bien sûr le fast food se développe sur la planète entière et vous avez sur la planète des millions de militants qui font du slow food, qui veulent manger local, qui sont pour une promotion de la cuisine, un affinement du goût. Je crois qu‘il faut toujours prendre en compte la pluralité du monde aujourd‘hui. C‘est-à-dire ne pas projeter un regard militant qui serait un regard limitant. Voilà si vous dites le monde aujourd‘hui est complètement uniforme, etc. Bien sûr, pour un grand voyageur comme moi, je ne peux pas ne pas être d‘accord. Aujourd‘hui, les centres-ville du monde entier se ressemblent. Que l‘on soit à Rio ou à Tokyo ou à Paris on retrouve exactement les mêmes magasins, les mêmes films, on entend les mêmes musiques et on se dit, mais qu‘est-ce que je fais là, j‘aurais bien pu rester à Strasbourg. Mais, en même temps, si vous cherchez davantage vous allez voir aussi qu‘il y a des points de différences, et puis rencontrer des tas de gens qui se battent pour la préservation de leurs différences, de leurs cuisines, de leur musique, de leur danse, leur art. C‘est ce que j‘appelle la «  pluralité » des mondes contemporains. Le monde est infiniment pluriel. Mais bien sûr il faut dénoncer cette aseptisation du monde, cette aseptisation sensorielle et cette uniformisation aussi et en même temps il faut savoir chercher votre bonheur, le mien, quand on se balade et de pas être uniquement dans la déploration, dans les lamentations, sinon on ne voit qu‘un côté du monde et il faut le voir dans son ensemble. Et on en fait une diversité.

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10- DANS QUELLE(S) MESURE(S) NOS SENS SORTENT-ILS DU CONDITIONNEMENT CULTUREL ? Pour moi on en sort tout le temps, comme je vous l‘ai dit tout à l‘heure, ce que vous appelez le conditionnement culturel est plutôt une influence qui pèse sur nous; mais ce conditionnement ou cette influence vont être modulés en fonction de nos rencontres, de nos voyages, en fonction de nos histoires de vie, etc. donc en permanence on déborde de ce conditionnement culturel. On a pu grandir dans un milieu complètement indifférent de la cuisine puis vous tombez amoureuse d‘un garçon qui est un cuisinier prodigieux, vous 114

allez tout d‘un coup découvrir un monde que vous ignoriez. Ou alors vous assistez à un concert, et la musique vous émerveille et vous voulez absolument vous former à elle. C‘est là où vous avez une dimension plus créative. À quel moment sortons de ce que l'on a appris ? Et même de toute façon entre deux frères et soeurs, vous voyez bien il n'y a pas la même sensibilité. On peut avoir la même éducation, mais c'est l'histoire de vie qui fait le plus important.

11- EN CE SENS, L‘INDIVIDU EST-IL PLUS LIBRE DE SES SENS HORS DU CERCLE SOCIAL ET CULTUREL, COMME L’ETHNOLOGUE OU L’ÉTRANGER FACE À UNE NOUVELLE CULTURE ? C‘est effectivement l‘expérience du voyage, du dépaysement qui vient rompre les familiarités sensorielles qui étaient les nôtres. Moi je me souviens des premières fois où je voyageais en Inde, c‘est vrai qu‘on est sidéré par cet univers olfactif. À la


fois pour le pire parce qu‘il y a une circulation vertigineuse, vous sentez les vapeurs d‘essence, il y a une pollution incroyable et dangereuse. Mais quand vous vous baladez du côté des temples dans les petites rues plus paisibles, alors là vous êtes envahis par tout un monde d‘odeurs, et visuel également avec tous les dessins devant les portes, pleins de choses qui vous troublent. Comme au Japon c‘est pareil, vous êtes sidéré par la beauté, la proximité avec nos sociétés et l‘extrême différence et le raffinement, l‘hyper ritualisation de chaque moment de la vie sociale. 12- EST-CE QUE CE DÉPAYSEMENT EST SELON VOUS UNE FORME DE LIBERTÉ? Oui tout à fait, c‘est tout l‘intérêt des sciences sociales ou du voyage c’est qu‘on découvre le fruit d‘innombrables conditionnements, mais que nous n‘en sommes jamais prisonniers. Nous pouvons toujours nous en démarquer donc on peut décider d‘entrer davantage dans l‘univers olfactif indien ou d‘entrer dans la danse au Brésil dans la samba. Le monde nous est offert, c‘est à nous de saisir la chance. Et là, quand vous faites cette démarche sans être ethnologue vous ouvrez vos sens autrement, vous vous dites tiens c‘est étonnant, ce plat que j‘ai mangé est troublant et estce que à Paris il ya des restaurants qui vont me permettre de le retrouver, questionner le serveur sur le plat et sa particularité, et là vous êtes en train d‘ouvrir l‘un de vos sens à un autre monde et donc vous gagner en liberté parce que vous avez davantage une capacité d‘argumenter le monde qui est autour de vous et puis d‘en jouir davantage. Le voyage c‘est comme un coup de pied qui serait donné à notre univers sensoriel. Il est un peu désorienté,

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chaotique et essaie de s‘ajuster avec un bricolage personnel, d‘autant que les normes nous échappent complètement. C‘est pour ça aussi que quand on revient de voyage on lit des bouquins de sociologie, d‘ethnographie, des écrits des écrivains du pays pour mieux comprendre ce qui nous a échappé sur le moment. On va voir des films des cinéastes de ces pays, on écoute des musiques. On poursuit un travail d‘apprentissage pour mettre du sens et des significations sur ce qui nous échappé.

13- COMMENT IMAGINEZ-VOUS L’AVENIR DE NOS SENS EN OCCIDENT? 116

Une grande tendance de nos sociétés contemporaines, c‘est la dimension dominante, mais en même temps vous allez toujours avoir des gens qui s‘insurgent de cette hégémonie de la vue par exemple ou qui vont affiner la vue c‘est le cas de la marche. Des millions de marcheurs fuient une asepsie de la vue dans les villes, ils fuient cette extraordinaire uniformisation du monde dont on parlait tout à l’heure, et ils vont plutôt vers la contemplation du monde, vers la beauté, vers un monde visuel. Ils vont marcher dans des pays, dans des régions réputées pour leur beauté. On peut penser que sous une forme de résistance il y aura un renouvellement de la vue, du goût avec les slow foods dont on parlait tout à l’heure, des gens qui récusent les Macdonald‘s pour plutôt essayer de réinventer soit une cuisine personnelle, soit en bricolant avec des produits locaux, soit en fréquentant des restaurants qui sont plus créatifs.


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ENTRETIEN AVEC ...

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NÉLIA DIAS Nélia Dias est professeure associée au Département de l'Université de Lisbonne. Elle est l'auteur de deux ouvrages dont La Mesure des Sens, les anthropologues et le corps humain au XIXe siècle. Elle travaille aussi en lien avec l'École des Hautes Études en Sciences sociales de Paris où nous nous sommes rencontrées.


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Le 09 novembre 2017

1- DANS QUEL CONTEXTE AVEZ-VOUS ENTREPRIS L‘ÉCRITURE DE CET OUVRAGE LA MESURE DES SENS ? J‘écris sur le XIXe siècle, donc c‘est un siècle que je connais très bien et sur l‘anthropologie. Et c‘est en lisant les textes des anthropologues, je me suis rendu compte qu‘il faisait des références indirectes, directes à la dimension sensorielle. Et j‘avais lu aussi les travaux de Alain Corbin, que je trouve merveilleux. C‘est à ce moment-là que je me suis dit que peut-être il y avait un rapport entre la classification raciale et l‘organisation des sens. Et c‘est en partant du rapport entre les personnes soi-disant « primitives » parce qu‘elles n‘arrivaient 120

pas à distinguer les couleurs. Est-ce que c‘est parce qu‘ils n‘avaient pas de terme ou parce qu‘ils étaient incapables physiologiquement parlant de les distinguer. C‘est comme cela que je suis venue à développer ces termes.

2-

EST-CE

QUE

LA

HIÉRARCHIE

DES

SENS

ET

LA

RECONFIGURATION DES USAGES SENSORIELS DU XIXE SIÈCLE QUE VOUS DÉCRIVEZ NOUS AFFECTE-ILS ENCORE AUJOURD‘HUI? Oui absolument. Vous connaissez le numéro de la revue Hermes sur les sens ? Il y a aussi un numéro de la revue Terrains sur l‘odorat qui traite des neurologues travaillant sur ces interfaces entre dimensions neurologiques, fictives et sensorielles. Il y a tout un domaine sensoriel avec beaucoup de travaux récents que ce soit les neurologues, ou la psychologie cognitive qui ont donné un grand élan aux travaux sur les sens. Il y a toujours une hiérarchie, toujours un sens privilégié. Mais il me semble que même en Occident ce n‘est plus tellement la vision, c‘est la


vision, mais associée au tact, avec la nouvelle dimension tactile des interfaces.

3- NE PERDONS-NOUS PAS NOTRE DIMENSION TACTILE AVEC CES ÉCRANS NON TEXTURÉS ? Oui absolument ce n‘est pas la même tactilité que de toucher un tissu. Après tout, tout dépend de ce qu‘on entend pas sensibilité tactile. Il est vrai qu‘elle perd en texture peut-être, mais en même temps elle devient un adjuvant si vous voulez de la dimension visuelle. À tel point que les gens peuvent tout à fait ne pas regarder l‘écran et écrire des messages. Ils sont associés, mais séparés.

4- VOUS DISTINGUEZ DANS VOTRE OUVRAGE ILLUSION DES SENS ET HALLUCINATION, POUVEZ-VOUS M‘EN DIRE PLUS? En fait c‘était à la fois par des prises de substances, on peut avoir des mouvements psychédéliques. Comme le LSD, ces pastilles prises par tous les gens de la beach pour augmenter les sens. C’était pour pouvoir voir. Ils avaient des hallucinations visuelles, et olfactives qui étaient extraordinaires. Et même les scientifiques prenaient des drogues pour voir jusqu‘à quel point nos organes étaient stimulés par cela.

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5- VOUS PARLEZ D‘AUGMENTATION DES SENS PAR LA PRISE DE DROGUE, NE SERAIT-CE PAS UN CERTAIN LÂCHER-PRISE? Oui il n‘y a pas de contrôle absolument, mais en même temps c‘est voir jusqu‘où on peut aller dans l‘acuité des sens. Et j‘ai lu récemment dans un article, un musicien très connu qui pendant trois ou quatre jours avait essayé de prendre du LSD et qui pendant cette période était dans un trip complet. Mais il composait, il faisait des choses. Donc ces sens étaient devenus très aigus, et après quand il a atterri, évidemment il s‘est senti très mal, mais il est vrai que c‘était une façon de pousser à l‘extrême cette dimension [...]. C‘est une perte de 122

conscience, parfois au point de perdre la notion de douleur. Mais dans chaque circonstance on pèse, on mesure, on décide de quelle voie prendre si c‘est la liberté complète. Par exemple, à un moment vous laissez complètement aller vos sens avec la musique, dans d‘autres, vous vous dites il faut que je me concentre, je ne peux pas écouter de la musique. Ce sont toujours des arrangements. Faire l‘un et ne pas faire l‘autre ne doit pas être appréhendée comme de l‘ordre du sacrifice. La liberté sensorielle c‘est quand on décide d‘avoir usage de nos sens au moment où on le veut. C‘est d‘une certaine manière arrivé à contrôler ce qu‘on veut. Comme quand je lis un livre, j‘aime me concentrer uniquement sur le visuel et le tactile quand je tourne les pages, ce qui est différent encore de la lecture sur écran.


6- EST-CE QUE VOUS TROUVEZ QUE VOUS AVEZ PLUS DE LIBERTÉ À ESSAYER DE NOUVELLES EXPÉRIENCES ET À AVOIR LE CHOIX, COMME AVEC LA LECTURE? Je trouve ça très bien oui. À partir du moment où ça vous permet d‘avoir d‘autres expériences, et de voir des réalités sous d‘autres angles. J‘ai vu des spectacles de danse en 3D et c‘était merveilleux. Je n‘avais jamais vu de cette même façon ce spectacle de danse. Ça m‘a permis d‘avoir une autre perspective.

7- QUE PENSEZ-VOUS DES MESURES D‘ASSAINISSEMENT DU XIXE SIÈCLE DÉFINI PAR ALAIN CORBIN SUR LA RECONFIGURATION DE NOS SENS? C‘est ce qu‘il appelle les seuils de tolérance et c‘est intéressant puisqu‘ils varient, géographiquement et historiquement. Aujourd‘hui ont est devenus plus tolérant. J‘ai lu dans le Monde, que des Japonais avaient mis au point une application qui permettait de détecter les odeurs. Elle permet de déterminer s’il y a une mauvaise odeur qui exhale de soi-même, si cette mauvaise odeur provient de la bouche, des pieds ou de l‘aisselle. Ce n‘est pas par hasard qu‘au Japon il y a des douches partout, des gants dans le métro. L’hygiène a aussi beaucoup changé du côté des soins. Les médecins aujourd‘hui ne touchent plus les corps. Même les opérations se font à distance avec l‘ordinateur et des machines qui vont chercher. La dimension tactile a complètement disparu de la médecine alors qu‘avant c‘était fondamental. Avec toutes les implications et avec la désertification des médecins dans les campagnes, ils peuvent maintenant envoyer par mail les radios et les examens à quelqu‘un.

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Et sans avoir vu le patient, on peut faire un diagnostic. Toutes les implications sont en partie dues au développement des machines.

8- EST-CE QUE LA TECHNOLOGIE A UN IMPACT SUR LA DIVERSITÉ SENSORIELLE? Oui, mais dans le domaine de l‘histoire de l‘art. On a beaucoup critiqué le fait que la photographie nous permettait de voir autrement le tableau. Et maintenant avec les nouvelles technologies, on peut voir des détails que l‘oeil n‘aurait jamais vus et donc permet de voir autrement. 124


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GLOSSAIRE

ANAMORPHOSE : Déformation réversible d’une image à l’aide d’un système optique. CAMÉRA OBSCURA : Instrument optique qui permet d’obtenir une vue en deux dimensions. DYSTOPIE : Récit de fiction contre-utopique qui dépeint une société imaginaire aux conséquences néfastes. ÉLECTROENCÉPHALOGRAMME OU EGG : Examen de mesure de l’activité électrique du cerveau. FENG-SHUI : Art ancien qui consiste à harmoniser l’énergie environnementale.

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HABITUS : Désigne une manière d’être, un comportement acquis par habitude qui soumet les « automatismes » à la raison. HÉMISPHÈRE CÉRÉBRAL : Chacune des deux moitiés latérales du cerveau antérieur. IMAGERIE PAR RÉSONANCE MAGNÉTIQUE OU IRM : Technique d’imagerie médicale permettant d’obtenir des vues en deux ou trois dimensions de l’intérieur du corps. KALÉIDOSCOPE : Instrument tubulaire contenant un jeu de miroirs et des fragments de verre mobiles, diversement découpés et colorés, produisant des figures qui varient à chaque secousse reçue par l'appareil. LOBES : Portion divisée d'un hémisphère du cerveau délimitée par des sillons ou des échancrures nets à la surface. OCCIPITAL : Partie postérieure du crâne. SENS CÉNESTHÉSIQUE : Sentiment d’exister à travers la sensibilité organique. SENS EXTÉROCEPTIF : Sens qui concerne les informations venues de l’extérieur.


SENS PROPRIOCEPTIF : Désigne la perception consciente ou non de la position des différentes parties du corps dans l’espace. SUBLIMINAL : Ensemble des états et des opérations mentales qui ne parviennent pas au moi « conscient », et n’atteint pas un seuil suffisant pour provoquer une excitation sensorielle. THERMOPERCEPTION : Sensation de la température. TOPOGRAPHIE : Représentation sous forme de dessin ou de carte. VASTU : Architecture qui repose sur les lois du cosmos, en harmonie avec la loi naturelle. 127


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EXPOSITIONS Panoramas. VARINI Felice. Anamorphoses au centre commercial de Beaugrenelle Paris. Sept 2017. Parcours sensoriel au Grand Musée du Parfum de Paris. 2017. Perceptions [Festival EXIT] à la Maison des arts de Créteil. 2016. Visite du site LE CORBUSIER à Firminy, Saint-Étienne Métropole. 2017.

FILMOGRAPHIE Cash investigation : Neuromarketing, votre cerveau les intéresse. (110'). France 2. 2012. FOUCAULT Michel. 1966. Les mots et les choses. INA. (15’). GANSEL Dennis. 2009. La vague. (108'). NICCOL Andrew. 1997. Bienvenue à Gattaca. (106’).

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RE

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EMENTS


Merci à tous ceux qui m’ont soutenue et ainsi permis de consolider ce mémoire sur les sens. Je tiens, avant tout, à remercier ma famille, tout particulièrement mes parents, André et Marie-Line, pour les conseils avisés qu’ils m’ont apportés du début à la fin de la rédaction de ce mémoire. Merci à Loïc, pour les échanges d'inspirations et l‘intérêt qu’il porte à ce sujet. Merci à mon ami Claudio, pour sa patience et son soutien précieux tout au long de cette expérience. Merci à Augustin Besnier, mon référent de mémoire pour m’avoir conforté dans mes orientations et pour ses précieux commentaires pendant ces mois de travail ensemble. Merci à David Le Breton et à Nélia Dias pour les interviews qu’ils m’ont accordées et au cours desquelles ils ont enrichi les réflexions de ce mémoire. Merci à Damien Legois, Directeur design d'interactions, pour les entrevues dont les paroles m’ont permis de synthétiser mes pensées. Merci à Antoine Dufeu, pour son implication certaine dans l’élaboration de nos mémoires. Merci à Strate pour m’avoir donné l’opportunité de réaliser un voyage d’étude en Inde.

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LES SENS, INTERFACES DU MONDE

ASCIONE Bastienne

Dans un monde de plus en plus porté sur la technologie, nous cherchons à maîtriser notre environnement tout en protégeant notre liberté. Que cela soit notre liberté de penser, d‘agir ou encore de percevoir, ce sont les sens qui nous servent d‘interface avec le monde. Ces derniers se standardisent de plus en plus et tendent à s’automatiser. « Entre la chair de l’homme et la chair du monde, nulle rupture, mais une continuité sensorielle toujours présente  », écrit David Le Breton dans son ouvrage La Saveur du monde. En réalité, nous n‘utilisons qu‘une infime partie de nos sens et pourtant ils sont déterminants. On en vient à se demander si nos sens ne conditionneraient pas notre rapport au monde et si il n‘y aurait pas un danger à les normaliser.


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