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L A R E V U E D E P R O PA R C O
TROISIÈME TRIMESTRE 2023
SÉC U R I TÉ AL I ME N TA I R E
L’APP O RT DU SECT EU R P RI V É
A G R I C U LT U R E F A M I L I A L E
F I L I È R E S AG R I C O L E S
S Y S T È M E S A L I M E N TA I R E S
RÉSILIENCE
FINANCEMENTS M O B I L I S AT I O N
Une publication de Proparco, Groupe Agence française de développement, société au capital de 693 079 200 € 151, rue Saint-Honoré, 75001 Paris - France Tél. (+33) 1 53 44 31 07 Courriel : revue_spd@afd.fr Site web : www.proparco.fr Blog : www.proparco.fr/fr/revue-secteurprive-developpement Directrice de publication Françoise Lombard Fondateur Julien Lefilleur Directrice de la rédaction et rédactrice en chef Laurence Rouget-Le Clech
S O M MA IR E 04 C O N T R I B U T R I C E S ET CONTRIBUTEURS
06 C O O R D I N A T R I C E S ET COORDINATEURS
08 C A D R A G E
Appui éditorial Claudia Di Quinzio
Partenariats avec le secteur privé : une condition essentielle pour lutter contre la faim
Advisory board Jean-Claude Berthélemy, Paul Collier, Kemal Dervis, Mohamed Ibrahim, Pierre Jacquet, Michael Klein, Nanno Kleiterp, Ngozi Okonjo-Iweala, Jean-Michel Severino, Bruno Wenn, Michel Wormser Conception et réalisation LUCIOLE
Par Janvier K. Litse, Divya Mehra et Varya Meruzhanyan
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Par Emmanuel Haye, Valentine Le Clainche et Margaux Chevrier
A N A LY S E
Les politiques publiques, indispensables au développement des filières agricoles
22 C H I F F R E S - C L É S
Traduction Jean-Marc Agostini, Neil O’Brien/Nollez Ink Secrétariat de rédaction ( :? ! ; ) D O U B L E P O N C T U A T I O N Impression sur papier certifié FSC Mixte Pure Impression – ISSN 2103 3315 Dépôt légal 23 juin 2009
Répondre à l’urgence humanitaire et renforcer la sécurité alimentaire au Yémen Entretien avec Nabil Hayel Saeed Anam
33 F O C U S Mettre l’agriculture contractuelle au service du développement, de la sécurité alimentaire et de l’égalité
FOCUS
Programme Trade Finance de Proparco : une solution concrète aux défis d’approvisionnement
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30 E N T R E T I E N
Par Anne Valto
Par Matthieu Le Grix Crédits photos Couverture : Proparco / Cultural Video Éditorial : Marcelle Barbieri
Comprendre la résilience au changement climatique des exploitants agricoles Par Ellie Turner
Rédacteur en chef exécutif Pierre Tiessen
Comité éditorial Guillaume Barberousse, Axelle Bergeret-Cassagne, Laure Bourgeois, Myriam Brigui, Marianne Cessac, Jérémie Ceyrac, Fariza Chalal, Christophe Cottet, Djalal Khimdjee, Olivier Luc, Elodie Martinez, Gonzague Monreal, Gregor Quiniou, Emmanuelle Riedel Drouin, Françoise Rivière, Laurence Rouget-Le Clech, Bertrand Savoye, Samuel Touboul, Baptiste Tournemolle, Hélène Verrue
28 É T U D E D E C A S
26 E N T R E T I E N Farm Credit Armenia, une coopérative financière engagée pour la sécurité alimentaire Entretien avec Armen Gabrielyan
36 F O C U S Dérisquer le financement de l’innovation pour transformer les systèmes alimentaires Par Tim Crosby
38 T R I B U N E Des systèmes alimentaires pour nourrir la population qui croît le plus vite au monde Par Ibrahim Assane Mayaki
42 D E R N I E R S N U M É R O S
ÉDITO
Françoise Lombard Directrice générale, Proparco
A
lors que l’Organisation des Nations unies vise la « faim zéro » d’ici 2030 (le 2e des 17 Objectifs de développement durable), la garantie d'un accès équitable à une alimentation saine et nutritive pour chaque être humain demeure une préoccupation majeure. Près de 800 millions de personnes dans le monde souffrent de la faim, tandis qu’elles sont plus de 2 milliards, selon l’Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, à devoir faire face à des problèmes de malnutrition et d'insécurité alimentaire chronique. De nombreux facteurs fragilisent en effet la sécurité alimentaire1. Les impacts économiques et inflationnistes de la pandémie de Covid-19 sont encore perceptibles (hausse des matières premières agricoles et perturbation des chaînes logistiques), les facteurs géopolitiques pèsent lourds (guerres et conflits en Ukraine, au Yémen, en Éthiopie, au Soudan…) alors que les chocs climatiques s’intensifient (sécheresses au Pakistan ou en Méditerranée, par exemple). La sécurité alimentaire est un défi qui requiert la mobilisation de la communauté internationale et une coopération resserrée entre acteurs privés et publics – que ce soit les États, les organisations internationales, la société civile, les entreprises publiques et privées, le monde agricole, les coopératives et institutions financières… Chaque année, Proparco déploie 100 à 150 millions d’euros – en intermédiation financière et en direct – dans le renforcement des chaînes de valeurs agricoles en Afrique et s’est récemment impliquée dans le lancement du projet pilote « FARM Secteur privé » (voir page 11). Dans ce contexte, le secteur privé est invité à s’impliquer plus, à la fois pour répondre à des situations d’urgence et, de manière plus pérenne, pour garantir la sécurité alimentaire du plus grand nombre. Il doit pouvoir participer pleinement à la structuration des filières, en connectant les producteurs aux marchés, en participant à la création de valeur ajoutée grâce à la transformation locale, et en finançant les agriculteurs, les petites exploitations agricoles (largement majoritaires en Afrique notamment) ainsi que les entreprises agro-industrielles. Le secteur privé peut jouer également un rôle déterminant de catalyseur, en diffusant dans l’ensemble de la chaîne de valeur des « bonnes pratiques », durables et équitables, sur les aspects environnementaux, sociaux et des droits humains. Enfin, la recherche-développement et les évolutions technologiques dans lesquelles le secteur privé investit de façon croissante doivent permettre de maximiser les volumes de production sans augmenter la pression sur les ressources naturelles. En améliorant sur le long terme la résilience des systèmes agricoles et agro-alimentaires, le secteur privé joue donc un rôle clé dans le renforcement des chaînes d’approvisionnement. Face aux chocs climatiques et économiques qui impactent directement la sécurité alimentaire, il est plus que jamais indispensable de construire des systèmes durables et intégrés. Ce nouveau numéro de la revue Secteur Privé & Développement propose une réflexion collective sur le sujet et souligne la nécessité de renforcer l’implication du secteur privé pour garantir la sécurité alimentaire dans le monde.
1 Selon la Banque mondiale, la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active.
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CONTRIBUTRICES ET CONTRIBUTEURS
Ibrahim Assane Mayaki
Margaux Chevrier
Envoyé spécial pour les systèmes alimentaires, Union africaine
Chargée d’affaires Trade Finance, Proparco
Ancien directeur général de l’AUDA-NEPAD (Agence pour le développement de l’Afrique), Ibrahim Assane Mayaki a été Premier ministre de la République du Niger. En mars 2020, il est nommé coprésident du Panel FACTI (« Groupe de haut niveau sur la responsabilité financière, la transparence et l’intégrité internationales pour la réalisation de l’Agenda 2030 »). Depuis 2022, il est l’envoyé spécial de l’Union africaine pour les systèmes alimentaires.
Diplomée de SKEMA, Margaux Chevrier a eu une première expérience au sein de BPI France, puis au sein de fonds de capitalrisque à Paris. Avant de rejoindre l’équipe Trade Finance de Proparco en juin 2023, elle a réalisé un VIA au sein de la direction régionale d’Afrique australe de Proparco basée à Johannesburg. Elle travaillait dans les divisions Institutions financières et corporate.
Tim Crosby
Président, Transformational Investing in Food Systems (TIFS) Tim Crosby est cofondateur et président de TIFS. Il est aussi associé chez Thread Fund, un family office qui appuie la transformation des systèmes alimentaires. En outre, il est membre du comité de direction de la Global Alliance for the Future of Food et membre de l’Agroecology Fund. Auparavant, il a été coprésident de Sustainable Agriculture and Food System Funders, gestionnaire du Cascadia Foodshed Financing Project et directeur de Slow Money Northwest. Tim Crosby est titulaire d’un MBA en Sustainable Business et d’un BA en anthropologie.
Janvier K. Litse
Conseiller en développement financier pour l’Afrique, Programme alimentaire mondial Senior Advisor pour le Programme alimentaire mondial (PAM) depuis 2018, Janvier Litse a été pendant sept ans spécialiste de la gestion de la dette et analyste de recherche à la Banque mondiale, après plus de 25 ans passés à la Banque africaine de développement (BAD), où il a notamment occupé les fonctions de Vice-président par intérim pour les Opérations, et de Directeur général pour l’Afrique de l’Ouest. Économiste de formation, il a fait ses études à l’université du Sussex, à la San Diego State University, à l’Institut supérieur de gestion (ISG Paris) et à l’université de Lille I.
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Emmanuel Haye
Responsable du département Institutions financières pour la zone Afrique Moyen-Orient, Proparco Après 15 années d’expérience dans le secteur financier en Afrique au sein du groupe AFD, Emmanuel Haye est aujourd’hui responsable du département Institutions financières pour la zone Afrique Moyen-Orient de Proparco à Paris. Diplômé de l’EDHEC, il a commencé sa carrière chez Deloitte.
Valentine Le Clainche
Chargée d’affaires Trade Finance, Proparco Diplômée de l’Université Paris Dauphine et après une expérience à la Direction générale du Trésor dans le bureau endettement, financement international et secrétariat du Club de Paris, Valentine Le Clainche a rejoint Proparco comme chargée d’affaires début 2022. Aujourd’hui, elle participe au déploiement du programme Trade Finance de Proparco sur l’ensemble du continent africain.
CONTRIBUTRICES ET CONTRIBUTEURS
Matthieu Le Grix
Divya Mehra
Responsable de la division Agriculture, développement rural et biodiversité, Agence française de développement (AFD)
Conseillère pour les partenariats stratégiques, Programme alimentaire mondial
Ingénieur agronome, Matthieu Le Grix a occupé durant une dizaine d’années des postes de chargé de mission au sein de plusieurs agences locales de l’AFD, au Burkina Faso, au Cameroun et en Tunisie. Il a rejoint la division Agriculture, développement rural et biodiversité de l’AFD en 2018, où il a, en particulier, supervisé les opérations sectorielles au Sahel, dans le golfe de Guinée, au Maghreb, au Proche et Moyen-Orient et en Amérique latine, avant de prendre la tête de la division en 2021.
Divya Mehra est Conseillère pour les partenariats stratégiques au Programme alimentaire mondial (PAM) qu’elle a rejoint en 2012 et pour lequel elle a occupé différents postes à Rome et à New York, notamment sur les questions de nutrition, de chaînes d’approvisionnement et de partenariats. Actuellement, elle se concentre sur l’engagement du PAM auprès des institutions financières internationales en matière de développement du capital humain. Divya Mehra travaillait avant pour le Boston Consulting Group à New York.
Varya Meruzhanyan
Ellie Turner
Responsable des partenariats stratégiques, Programme alimentaire mondial
Responsable adjointe pour l’Agriculture, 60 Decibels
Varya Meruzhanyan pilote les relations avec les institutions financières internationales basées en Europe au sein du Programme alimentaire mondial. Elle était avant Conseillère auprès du Coordinateur résident des Nations unies en Arménie et a également travaillé pour différentes organisations internationales, ou issues de la société civile, sur la gestion de grands projets autour de l’éducation citoyenne, de l’engagement des jeunes et de l’engagement citoyen. Elle est titulaire d’un master de la Harvard Kennedy School et diplômée de la London School of Economics and Political Sciences.
Titulaire d’un master en Économie de l’agriculture, de l’alimentation et des ressources, Ellie Turner a 15 ans d’expérience dans la mise en œuvre et l’évaluation de programmes auprès de petits exploitants agricoles du Sud. Responsable adjointe pour l’Agriculture chez 60 Decibels, elle travaille aux côtés d’investisseurs d’impact du secteur agricole pour analyser et renforcer leur action. Précédemment, elle a participé à la mise en place du département Sécurité alimentaire et agriculture chez RTI International où elle supervisait des projets de développement agro-industriels en Afrique de l’Est.
Anne Valto
Conseillère principale en impact sur le développement, Finnfund Anne Valto est conseillère principale en impact sur le développement de Finnfund. Elle intervient depuis plus de 20 ans dans le secteur de la coopération et du développement. Dans ses fonctions actuelles, Anne Valto est spécialisée dans les secteurs forestier et agricole, l’adaptation au changement climatique, la biodiversité et les questions de genre. Elle travaille avant tout à établir des synergies entre les secteurs public et privé, la société civile et les communautés locales, tout en s’attachant à comprendre toutes les implications et les conséquences du financement du développement.
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COORDINATRICES ET COORDINATEURS
Fariza Chalal
Jean-René Cuzon
Chargée d’affaires, Proparco
Responsable équipe projet, AFD
Fariza Chalal a rejoint le groupe Agence française de développement en 2008. Elle est actuellement chargée d’affaires au sein de la division Secteur manufacturier, agro-industries et services de Proparco et intervient spécifiquement dans le financement de projets agro-industriels. Elle dispose de plus de 18 ans d’expérience dans le financement du secteur privé des pays en développement, en structuration juridique et financière.
Entré en 2009 à l’AFD, Jean René Cuzon assume depuis 2013 la fonction de responsable équipe projet (REP) au sein de la division Agriculture, développement rural et biodiversité, où il suit plus spécifiquement plusieurs projets régionaux avec la CEDEAO et le CIRAD. Il est aussi REP Coordinateur Agroécologie et sécurité alimentaire au sein de cette même division. Diplômé d'AgroParisTech, Il est ingénieur en chef des Ponts, des Eaux et des Forêts du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire.
Taos Lahbib Burchard
Alexandre Leyvastre
Ingénieure agronome, Expertise France
Chargé de mission, Proparco
Taos Lahbib Burchard a travaillé auprès de diverses institutions, programmes de développement (AFD-FIDA), centre de recherche (CIRAD), ONG, Chambre d’Agriculture, Nations unies. Elle accompagne des projets en lien avec les thématiques de l’agriculture dite durable. Aujourd’hui elle travaille avec Expertise France au sein du département Développement durable sur un projet d’émancipation des femmes en zones rurales intégrant les questions du genre dans le secteur agricole en Tunisie.
Alexandre Leyvastre est chargé de mission au sein de la division Mesure des impacts de Proparco et référent biodiversité. Ingénieur en agriculture et sciences du vivant, Alexandre Leyvastre a rejoint le groupe Agence française de développement en 2014 dans le cadre d’un VIA à l’agence du Caire. Il a par la suite été chargé de mission au sein de la division Développement durable de l’AFD avant de rejoindre Proparco en 2019.
Morgane Rocher
Chargée d’affaires, Proparco Diplômée de l’IEP de Paris (SciencesPo), Morgane Rocher a rejoint le Groupe AFD en 2015 à Johannesburg, après une première expérience à KPMG puis chez Investisseurs et Partenaires. Chargée d’affaires senior au sein de la division Industrie, agriculture et services (MAS) de Proparco, elle a été plus particulièrement en charge de projets agricoles et agro-industriels pendant près de 7 ans, avant de rejoindre l’équipe dédiée au Private Equity en Afrique et au Moyen-Orient en septembre 2023.
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Secteur Privé & Développement, la revue de Proparco sur le rôle du secteur privé en faveur du développement durable . DEPUIS 2009
39 500 400 NUMÉROS RÉALISÉS
PRÈS DE
PLUS DE
PLUS D'
ARTICLES PUBLIÉS
CONTRIBUTRICES ET CONTRIBUTEURS SOLLICITÉS
une centaine
DE COORDINATRICES ET COORDINATEURS MOBILISÉS
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CADRAGE
Partenariats avec le secteur privé : une condition essentielle pour lutter contre la faim
J anvier K. Litse, Conseiller en développement financier pour l’Afrique, Programme alimentaire mondial Divya Mehra, Conseillère pour les partenariats stratégiques, Programme alimentaire mondial Varya Meruzhanyan, Responsable des partenariats stratégiques, Programme alimentaire mondial
Pour pouvoir espérer vaincre la faim dans le monde il faudra que les systèmes alimentaires durables – comprenant les exploitations agricoles de petites taille et les entreprises locales de transformation des denrées – se structurent et se développent. Cela nécessite un engagement du secteur privé (apportant innovation et efficacité) et l’appui de financements privés responsables. Pour cela, les partenaires de développement et les Nations unies doivent aider les gouvernements à créer un environnement propice.
L
es crises alimentaires et énergétiques mondiales du fait de la perturbation des chaînes d’approvisionnement mondiales, de la pandémie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine ont encore ralenti les faibles progrès réalisés pour atteindre le deuxième Objectif de développement durable (ODD 2, « Faim zéro »). Si le coût de la transformation des systèmes alimentaires est estimé entre 300 et 350 milliards de dollars par an, on considère que la part directement liée à l’ODD 2 représente 170 à 190 milliards de dollars1.
L’aide publique au développement reste insuffisante pour couvrir ces besoins. Il est donc plus que jamais nécessaire de diversifier les sources de financement. Pour les institutions de développement, s’appuyer sur les financements privés suppose la mise en place de partenariats permettant d’identifier et de mobiliser des solutions de financement privé qui soient durables, mutuellement bénéfiques, et qui aient un impact positif en faveur de l'ODD 2.
Le renforcement de la sécurité alimentaire et la transformation des systèmes nécessitent un effort conjoint, impliquant la collaboration des différentes parties prenantes. Le rôle du secteur privé est essentiel pour établir la pérennité à long terme. 1 Source : Food and Land Use Coalition (FOLU), 2019 / ZEF, FAO
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CADRAGE
OPPORTUNITÉS DANS LE DOMAINE DE L’ALIMENTATION ET DE LA NUTRITION Par rapport à d’autres défis de développement moins tangibles que ceux de l’alimentation, ou qui nécessitent des investissements majoritairement publics, certaines composantes du système alimentaire et des chaînes de valeurs agro-alimentaires peuvent être déployées et fonctionner en s’appuyant sur des modèles innovants de partenariat public-privé. De par son expérience et son savoir-faire, une agence comme le Programme alimentaire mondial qui a aidé plus de 160 millions de personnes dans 120 pays en 2022, peut soutenir le déploiement de solutions durables à grande échelle, sur les thématiques suivantes : 1. Inclusion financière – gestion des ressources, assurance et épargne. Dans une perspective d’atténuation des chocs climatiques, le PAM aide les agriculteurs exposés et leurs familles en leur proposant une démarche de gestion des risques, qui réduit leur vulnérabilité financière et favorise leur résilience. Cette approche englobe la gestion des actifs, l’assurance, la diversification, le microcrédit et l’épargne et donne lieu à des partenariats de partage du risque avec des institutions financières et des organismes publics. 2. Accès au marché et chaînes de valeur. Les petits agriculteurs ont du mal à accéder aux marchés du fait d’infrastructures insuffisantes, d’un manque de moyens financiers et à cause d’une information de marché mal adaptée. En les aidant à se lier plus
étroitement aux marchés et à être mieux informés, le PAM contribue à renforcer à la fois les moyens de subsistance de ces petits exploitants et l’offre de produits alimentaires – tout en améliorant leur intégration dans les chaînes de valeur formelles. En appui à un développement structuré de l’agriculture à petite échelle, des agro-PME et de la transformation locale des denrées, le PAM y voit aussi l’opportunité d’attirer les financements du secteur privé par un ancrage de la demande et diverses formes d’accompagnement technique, sur toute la chaîne de valeur. 3. Soutien à la production locale d’aliments complémentaires. Le PAM a une grande expérience en matière de production locale de denrées alimentaires nutritives et de qualité, résultat de son expérience en matière de production pour les marchés de proximité et d’approvisionnement pour le compte des gouvernements. Il peut cependant s’avérer difficile de répondre à une demande d’aliments nutritifs, surtout lorsqu’ils sont spécialisés (ANS), en raison du manque de réactivité des chaînes logistiques et d’une fiabilité des approvisionnements parfois défaillante. Pour les investisseurs privés, l’installation d’une production locale d’ANS est souvent compliquée en l’absence d’incitations de marché – au-delà des achats institutionnels – et du fait du montant élevé de l’investissement initial et des contraintes réglementaires.
REPÈRES PROGRAMME ALIMENTAIRE MONDIAL Le Programme alimentaire mondial (PAM) est la plus grande organisation humanitaire au monde. Elle s’emploie à sauver des vies dans les situations d’urgence, et s’appuie sur l’aide alimentaire pour que la paix, la stabilité et la prospérité redeviennent possibles dans les zones touchées par les conflits, les catastrophes ou les effets du changement climatique. Le PAM est présent dans plus de 120 pays ou territoires. Il procure de quoi se nourrir aux personnes déplacées par les conflits ou laissées sans ressources après une catastrophe, et aide individus et communautés à trouver des solutions face aux multiples problèmes auxquels ils sont confrontés.
Comment le PAM agit pour la sécurité alimentaire Chaque année, le PAM achète pour environ 2 milliards de dollars de denrées alimentaires dans les pays en développement. Il vise à renforcer la sécurité alimentaire en se concentrant sur l’amélioration de l’agriculture à petite échelle, des PME agricoles et de la transformation locale des aliments, en collaboration avec le secteur privé. En créant de la demande pour les denrées de base produites par les petits exploitants, et en leur apportant son accompagnement technique, le PAM favorise le développement des chaînes de valeur et le déploiement d’un financement organisé.
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PARTENARIATS AVEC LE SECTEUR PRIVÉ : UNE CONDITION ESSENTIELLE POUR LUTTER CONTRE LA FAIM
UN ARTICLE DE JANVIER K. LITSE Senior Advisor pour le Programme alimentaire mondial (PAM) depuis 2018, Janvier Litse a été pendant sept ans spécialiste de la gestion de la dette et analyste de recherche à la Banque mondiale, après plus de 25 ans passés à la Banque africaine de développement (BAD), où il a notamment occupé les fonctions de Vice-président par intérim pour les Opérations, et de Directeur général pour l’Afrique de l’Ouest. Économiste de formation, il a fait ses études à l’université du Sussex, à la San Diego State University, à l’Institut supérieur de gestion (ISG Paris) et à l’université de Lille I.
DIVYA MEHRA Divya Mehra est Conseillère pour les partenariats stratégiques au Programme alimentaire mondial (PAM) qu’elle a rejoint en 2012 et pour lequel elle a occupé différents postes à Rome et à New York, notamment sur les questions de nutrition, de chaînes d’approvisionnement et de partenariats. Actuellement, elle se concentre sur l’engagement du PAM auprès des institutions financières internationales en matière de développement du capital humain. Divya Mehra travaillait avant pour le Boston Consulting Group à New York.
VARYA MERUZHANYAN Varya Meruzhanyan pilote les relations avec les institutions financières internationales basées en Europe au sein du Programme alimentaire mondial. Elle était avant Conseillère auprès du Coordinateur résident des Nations unies en Arménie et a également travaillé pour différentes organisations internationales, ou issues de la société civile, sur la gestion de grands projets autour de l’éducation citoyenne, de l’engagement des jeunes et de l’engagement citoyen. Elle est titulaire d’un master de la Harvard Kennedy School et diplômée de la London School of Economics and Political Sciences.
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UNIR SES FORCES, POUR TRANSFORMER LES SYSTÈMES ALIMENTAIRES Le renforcement de la sécurité alimentaire et la transformation des systèmes nécessitent un effort conjoint, impliquant la collaboration des différentes parties prenantes. Le rôle du secteur privé est essentiel pour établir la pérennité à long terme. Les gouvernements, l’ONU et les institutions de développement partenaires doivent travailler ensemble à créer un environnement propice à des financements privés responsables. Le secteur privé a un rôle crucial à jouer dans l’innovation, l’investissement et l’efficience des systèmes alimentaires. Les entreprises locales – les petits agriculteurs, les PME de transformation, les distributeurs et les grandes entreprises agro-alimentaires, notamment – ont un impact direct sur la sécurité alimentaire et la bonne nutrition. Un modèle public-privé, fondé sur des financements mixtes innovants et sur le partage des expertises techniques, peut s’appuyer sur les forces respectives des parties prenantes pour relever efficacement et durablement les défis de la sécurité alimentaire.
Les gouvernements ont, pour leur part, un rôle important à jouer dans l’instauration de politiques publiques et de réglementations qui créent un terrain favorable à la transformation des systèmes et à la sécurité alimentaire. Cela inclut la promotion de pratiques agricoles durables, la garantie d’accès aux terres et aux ressources, la mise en place de dispositifs de marché efficaces. Les pouvoirs publics sont à même d’assurer un environnement réglementaire clair et équitable, et de créer des incitations à l’investissement privé dans des secteurs liés au développement, en facilitant la conduite des affaires. L’ONU et les partenaires de développement peuvent quant à eux contribuer à la formulation et à l’élaboration de politiques innovantes, ainsi qu’à leur mise en œuvre et leur suivi, par le biais d’actions d’accompagnement technique, de financement, de construction et de partage de connaissances.
L’ÉVOLUTION DU CONTEXTE MONDIAL Résoudre les problèmes posés par les besoins humanitaires, par l’urbanisation, par le changement climatique et les migrations exigera une coopération mondiale et des partenariats avec le secteur privé. Ce dernier aura par exemple un rôle essentiel à jouer dans l’action climatique, par le biais d’investissements dans les énergies renouvelables et dans des technologies qui respectent l’environnement. Du fait de la croissance rapide de la population urbaine dans le monde (68 % de l’humanité en 2050), une bonne compréhension des modèles alimentaires et diététiques permettra au secteur privé de répondre à la demande et de favoriser les choix les plus sains.
Le secteur privé est donc absolument essentiel au renforcement de la sécurité alimentaire et à la transformation des systèmes d’alimentation. En stimulant l’innovation, en consolidant les chaînes de valeur, en favorisant les pratiques durables et en mobilisant les ressources financières, il est possible de créer un système alimentaire résilient et inclusif. Le Programme alimentaire mondial reste déterminé à promouvoir des partenariats responsables avec le secteur privé, et à employer au mieux la force du collectif pour bâtir un monde où plus personne ne se couche le ventre vide.
PARTENARIATS AVEC LE SECTEUR PRIVÉ : UNE CONDITION ESSENTIELLE POUR LUTTER CONTRE LA FAIM
« FARM Secteur privé », une initiative au service de systèmes alimentaires durables Les outils de financement du groupe AFD et de Bpifrance s’adressent à tous les acteurs impliqués dans la chaine de valeur agricole en Afrique – des start-up et des TPE/PME jusqu’aux entreprises agro-industrielles matures. Sur la période 2011-2021, les entreprises des secteurs agricoles et agro-industriels ont bénéficié de financements directs et indirects de la part de Proparco à hauteur de 1,6 milliard d’euros (114 projets), dont plus de 55 % sur l’Afrique. Toutefois, les besoins de financement restent insuffisamment couverts, notamment pour les phases d’amorçage de projets de petite taille et innovants – considérés traditionnellement comme très risqués. La capacité de production des systèmes alimentaires, en particulier dans les zones fragilisées, ne pourra se renforcer que si les solutions agricoles et agro-alimentaires les plus durables changent d’échelle. Face à cet enjeu, la France a lancé la première phase de l’initiative « FARM Secteur privé », mise en œuvre par Proparco et Bpifrance, et développée en partenariat avec des entreprises françaises. L’enveloppe initiale de 40 millions d’euros cible plus les financements directs des entreprises agro-alimentaires ayant des difficultés d’accès au crédit et des TPE/ PME agricoles à travers le financement de partenaires bancaires et institutions de microfinance, pour répondre aux besoins de petits tickets. Alors que Proparco déploie déjà 100 à 150 millions d’euros chaque année pour renforcer les chaînes de valeurs agricoles en Afrique, cette phase pilote permet de financer des projets dans des environnements fragiles et des milieux ruraux complexes. Désormais, Proparco est donc encore mieux outillée pour accompagner des entreprises agro-alimentaires moins solides financièrement et avec peu de sûretés mais aussi pour accompagner celles qui subissent des hausses des prix de matières premières et des problèmes d’acheminement logistiques. Proparco dispose par ailleurs de plusieurs atouts pour réduire les risques liés au financement des TPE/PME agricoles. Elle sait appuyer des institutions de microfinance qui soutiennent l’agriculture familiale ou les organisations de producteurs. Qu’il s’agisse des TPE/PME agricoles ou des entreprises agro-industrielles, Proparco approfondit ainsi, grâce à son implication dans « FARM Secteur privé », son action d’appui à des entreprises innovantes dans des zones géographiques risquées.
Résoudre les problèmes posés par les besoins humanitaires, par l’urbanisation, par le changement climatique et les migrations exigera une coopération mondiale et des partenariats avec le secteur privé.
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FOCUS
Programme Trade Finance de Proparco : une solution concrète aux défis d’approvisionnement
Emmanuel Haye, Responsable du département Institutions financières pour la zone Afrique Moyen-Orient, Proparco Valentine Le Clainche, Chargée d’affaires Trade Finance, Proparco Margaux Chevrier, Chargée d’affaires Trade Finance, Proparco
Le financement du commerce international par le système bancaire est essentiel pour faciliter les échanges entre pays. Si ce financement se fait aisément dans les économies développées, certains pays du Sud connaissent des pénuries chroniques. Sur le continent africain, par exemple, l’approvisionnement en biens essentiels – en particulier en céréales – représente un enjeu particulier et repose notamment sur des flux commerciaux (intercontinentaux et internes à l’Afrique) qui se doivent d’être facilités pour garantir la sécurité alimentaire du continent. C’est l’objectif du programme de garantie Trade Finance de Proparco.
REPÈRES PROPARCO Filiale du groupe AFD dédiée au secteur privé, Proparco intervient depuis 45 ans pour promouvoir un développement durable en matière économique, sociale et environnementale. Proparco participe au financement et à l’accompagnement d’entreprises et d’établissements financiers en Afrique, en Asie, en Amérique latine ou encore au Moyen-Orient. Son action se concentre sur les secteurs clés du développement : les infrastructures avec un focus sur les énergies renouvelables, l’agroindustrie, les institutions financières, la santé, l’éducation... Ses interventions visent à renforcer la contribution des acteurs privés à la réalisation des Objectifs de développement durable (ODD), adoptés par la communauté internationale en 2015.
L
es échanges commerciaux sont un levier central à la croissance des économies et à leur durabilité : elles tirent un bénéfice tant des exportations (via les revenus qu’elles génèrent) que des importations de produits de bases et de matériaux. Au regard de ce constat, l’intégration du continent africain sur le marché du commerce international apparaît comme une priorité. D’après la Banque mondiale, le commerce en Afrique représente 50 % du PIB du continent. Parallèlement, et bien que la part du continent africain dans les échanges mondiaux ait progressé ces dernières années, l’Afrique souffre toujours d’un fort déficit d’intégration dans les échanges internationaux et son poids reste marginal (de 2 à 5 %). Ces échanges internationaux sont pour la plupart tournés vers l’international (pour plus de 60 % vers l’Union européenne, et plus récemment
vers la Chine et d’autres régions d’Asie) et la part des échanges intra-africains dans le commerce total de l’Afrique est relativement faible (15 % en 2017). Le commerce intracontinental pourrait toutefois s’intensifier. La signature, par 44 pays africains en mars 2018 de l’Accord sur la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), pourrait mener à une augmentation des flux intra-africains et ainsi accélérer l’intégration économique de l’Afrique dans le commerce international. Malgré cette tendance encourageante, la collaboration entre les banques des importateurs implantées, dans les activités de Proparco1, en Afrique (appelées banques émettrices) et les banques des exportateurs (appelées banques confirmantes2) est parfois difficile. En effet, 21 % des demandes de financement du commerce sont rejetées dans les pays de la CEDEAO3 soit 25 % de la valeur totale des demandes : une situation
1 À ce jour, le programme garantie Trade Finance de Proparco concerne uniquement le continent africain. 2 La banque confirmante (ou encore, banque de confirmation, banque confirmatrice, banque notificatrice ou banque réalisant l’escompte, en fonction de l’instrument ouvert) est la banque de l’exportateur ; elle prend un risque sur la banque de l’importateur et sécurise alors la transaction auprès de l’exportateur qui est, en fonction de l’outil de financement utilisé, certain d’être payé. 3 CEDEAO : Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest
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FOCUS
L’Afrique reste dépendante des flux commerciaux à l’import pour répondre aux besoins essentiels des populations et des entreprises. Dans ce contexte, il est particulièrement important de disposer d’outils qui permettent de soutenir et de fluidifier le commerce international, en particulier intra-continent. C’est l’objet de la garantie Trade Finance de Proparco. qui engendre un manque à gagner de 14 milliards de dollars par an4. Ces difficultés peuvent être dues à l’absence de relation commerciale et d’historique de paiement, au risque pays, à des capacités restreintes sur ces zones géographiques au niveau des banques confirmantes, ou encore au coût trop élevé du financement du commerce (le prix moyen d’une lettre de crédit est 4 à 8 fois plus élevé dans les pays de la CEDEAO que dans les pays les plus avancés). À travers son programme de garantie Trade Finance (GTF) – voir page 17 – , Proparco cherche à faciliter ces mises en relation et intervient en
tant que garant dans la relation financière entre banques émettrices et banques confirmantes. Cela permet ainsi aux banques locales de bénéficier de limites plus importantes auprès de leurs banques correspondantes et de financer davantage de transactions, grâce à l’élargissement de leur réseau et à l’atténuation du risque réalisé par Proparco sur les lignes existantes. De nombreux besoins ont été recensés et l’intégration de banques confirmantes en Afrique de l’Ouest, Afrique de l’Est et Afrique Australe est à l’étude (permettant ainsi d’accompagner l’intensification des flux au sein de la zone ZLECAF).
SPÉCIFICITÉS DU COMMERCE AGRO-ALIMENTAIRE EN AFRIQUE D’une façon générale, si la production agricole en Afrique a augmenté de façon soutenue ces trente dernières années (elle a presque triplé en valeur, quasiment autant qu’en Amérique du Sud, et légèrement moins seulement qu’en Asie pour la même période), c’est principalement grâce à l’expansion des surfaces cultivées, à la croissance démographique sans précédent et à une main-d’œuvre agricole plus abondante. Les rendements ont, quant à eux, peu augmenté – pour les céréales, ils sont en moyenne moitié moindres que ceux obtenus en Asie. Alors que la population totale a plus que doublé, la pro-
duction céréalière n’a été multipliée que par 1,8 – d’auto-suffisante dans les années 1960, l’Afrique est devenue importatrice nette de céréales. Le fossé entre les deux tendances est encore plus grand pour la viande et les produits transformés, qui sont de plus en plus demandés par une population urbaine en expansion (multipliée par trois en trente ans). Les importations représentent 1,7 fois la valeur des exportations5. L’Afrique fait face à des défis en termes d’approvisionnement, pour subvenir aux besoins alimentaires croissants de sa population.
4 Source : Le financement du commerce en Afrique de l’Ouest, octobre 2022 / IFC, OMC https://www.wto.org/french/res_f/booksp_f/tfinwestafrica_f.pdf 5 Source : Les agricultures africaines, transformations et perspectives, novembre 2013 / NEPAD www.un.org/africarenewal/sites/www.un.org.africarenewal/files/Agriculture_Africaine.pdf
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PROGRAMME TRADE FINANCE DE PROPARCO : UNE SOLUTION CONCRÈTE AUX DÉFIS D’APPROVISIONNEMENT
Le fonctionnement de la garantie Trade Finance UN ARTICLE DE EMMANUEL HAYE Après 15 années d’expérience dans le secteur financier en Afrique au sein du groupe AFD, Emmanuel Haye est aujourd’hui responsable du département Institutions financières pour la zone Afrique Moyen-Orient de Proparco à Paris. Diplômé de l’EDHEC, il a commencé sa carrière chez Deloitte.
VALENTINE LE CLAINCHE Diplômée de l’Université Paris Dauphine et après une expérience à la Direction générale du Trésor dans le bureau endettement, financement international et secrétariat du Club de Paris, Valentine Le Clainche a rejoint Proparco comme chargée d’affaires début 2022. Aujourd’hui, elle participe au déploiement du programme Trade Finance de Proparco sur l’ensemble du continent africain.
MARGAUX CHEVRIER Diplomée de SKEMA, Margaux Chevrier a eu une première expérience au sein de BPI France, puis au sein de fonds de capitalrisque à Paris. Avant de rejoindre l’équipe Trade Finance de Proparco en juin 2023, elle a réalisé un VIA au sein de la direction régionale d’Afrique australe de Proparco basée à Johannesburg. Elle travaillait dans les divisions Institutions financières et corporate.
Le terme Trade Finance désigne les différents outils de financement du commerce international qui permettent de sécuriser des transactions d’import/export entre des entreprises implantées dans des pays différents. Plusieurs facteurs, tels que le risque pays ou l’absence de relation commerciale entre des entreprises géographiquement éloignées, peuvent entraver la réalisation de certaines transactions. Les importateurs et exportateurs font donc intervenir leurs banques respectives, qui prendront tout ou partie du risque de ces dites transactions. L’outil le plus sécurisant est la lettre de crédit (L/C). Lorsqu’une entreprise souhaite importer des marchandises, elle va se rapprocher de sa banque (« banque émettrice »), qui va alors ouvrir une lettre de crédit et notifier la banque de l’exportateur (« banque confirmante ») de cette transaction. La lettre de crédit, dans sa version confirmée, garantit à l’exportateur qu’il sera payé par sa banque confirmante, elle-même réglée par la banque émettrice, une fois les conditions de la lettre de crédit satisfaites (conditions de livraison, réception d’un set de documents attestant notamment le chargement des marchandises sur le cargo, etc.). Il s’agit donc d’un risque bancaire, car en cas de défaut de l’importateur, c’est à la banque émettrice de régler le prix de la marchandise. Conformément à la volonté exprimée par Proparco de soutenir l’insertion croissante des économies en développement dans le commerce mondial et de sécuriser l’approvisionnement en Afrique de biens essentiels, Proparco a développé un programme de garantie d’opérations de Trade Finance à partir de 2017. Au travers de ce programme, Proparco intervient en tant que garant dans la relation entre la banque confirmante et la banque émettrice : le principal produit proposé par Proparco est une garantie qui assure les banques confirmantes contre le risque de défaut des banques émettrices ayant ouvert un instrument de Trade Finance pour le compte d’un de leurs clients. À ce jour, Proparco garantit des transactions, notamment des lettres de crédit et des traites avalisées, entre une quinzaine de banques émettrices, implantées en Afrique, et une dizaine de banques confirmantes, principalement basées en Europe et en Turquie. Le portefeuille de banques émettrices est localisé en Afrique de l’Ouest et Afrique Centrale, toutefois Proparco a pour objectif d’étendre rapidement ce programme sur l’ensemble du continent. Les contreparties sont majoritairement des filiales de grands groupes bancaires panafricains et régionaux (Ecobank et Coris par exemple). Parmi les banques émettrices du programme, sept banques sont situées dans des Pays les moins avancés (PMA). Ce programme fait partie intégrante de l’initiative française Food and Agriculture Resilience Mission (FARM), car il apporte une solution concrète aux défis d’approvisionnement que rencontrent certains pays africains, en cette période de crise et de hausse du prix des matières premières alimentaires et des engrais (90 % des engrais consommés en Afrique subsaharienne sont importés1). Il permet de soutenir l’activité des entreprises fortement dépendantes des flux commerciaux à l’import.
1 Source : Banque mondiale. La transformation du marché des engrais est nécessaire pour faire face à la crise alimentaire en Afrique (2022)
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PROGRAMME TRADE FINANCE DE PROPARCO : UNE SOLUTION CONCRÈTE AUX DÉFIS D’APPROVISIONNEMENT
Sécuriser les transactions d'import et d'export entre entreprises
EXPORTATEUR
1. Les deux parties établissent un contrat commercial
7. Expédie les marchandises
2.
6.
Sollicite l'émission d'une lettre de crédit (L/C)
Notifie / confirme la L/C BANQUE DE CONFIRMATION / DE NOTIFICATION
IMPORTATEUR
3. Émet la L/C en faveur de l’exportateur
BANQUE ÉMETTRICE
4. Demande de l’émission d’une garantie (demande formulée soit par la banque émettrice, soit par la banque de confirmation)
5. Émet une garantie en faveur de la banque de confirmation Source : Proparco, 2023.
GARANTIR LES FLUX AGRICOLES POUR RENFORCER LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE L’Afrique reste dépendante des flux commerciaux à l’import pour répondre aux besoins essentiels des populations et des entreprises. Dans ce contexte, il est particulièrement important de disposer d’outils qui permettent de soutenir et de fluidifier le commerce international, en particulier intra-continent. C’est l’objet de la
garantie Trade Finance de Proparco, qui permet d’apporter des réponses rapides, tout particulièrement aux enjeux de sécurité alimentaire exacerbés en cette période de hausse du prix des matières premières induite par la guerre russo-ukrainienne6.
6 Selon la FAO, entre 2019 et le mois de mars 2022, le prix des céréales au niveau mondial a augmenté de 48 %, ceux du gasoil de 85 % et ceux des intrants de 35 %. En Afrique subsaharienne, les effets de ces hausses des prix ne sont pas les mêmes selon les pays, en fonction des capacités locales de production, de la structure des économies (pétrolière/gazière ou non), de la taille des marchés, de l’importance des produits céréaliers dans la consommation quotidienne, en particulier dans les villes, et des niveaux de dépendance aux importations.
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PROGRAMME TRADE FINANCE DE PROPARCO : UNE SOLUTION CONCRÈTE AUX DÉFIS D’APPROVISIONNEMENT
Ces flux, comme toutes les transactions commerciales internationales, nécessitent d’être financés par les banques des pays importateurs. Face à ces défis, Proparco a pris des mesures concrètes pour faciliter l’importation de denrées agricoles. Tout d’abord, la mise en place d’une tarification avantageuse sur les flux agricoles encourage les banques confirmantes à se positionner sur ces transactions. Par ailleurs, Proparco propose des pourcentages de couverture plus importants sur ces opérations, pouvant aller jusqu’à 100 % du montant total de la transaction.
Ainsi, depuis le début de l’année 2023, ce programme de garantie a contribué au financement de 74,2 millions de dollars de transactions Trade Finance à l’import, dont 50,2 millions de dollars de denrées agricoles (blé et riz), principalement à destination du Cameroun et du Liberia. Au-delà de ce programme, Proparco développe des outils de garantie sur des lignes de financement à des négociants de matières premières agricoles, permettant de sécuriser l’approvisionnement en céréales de certains pays du continent africain.
Garantir les opérations d’approvisionnement en céréales En juillet 2021, Proparco a signé une ligne de garantie Trade Finance avec la banque Afriland au Cameroun, pour un montant de 15 millions d’euros. Cette ligne permettra de garantir notamment l’importation de flux agricoles essentiels pour ce pays confronté à des problématiques d’insécurité alimentaire importantes : en effet, d’après le Programme Alimentaire Mondial au Cameroun, 11 % de la population du pays se trouverait dans une situation d’insécurité alimentaire aiguë, notamment dans les régions d’extrême Nord, du Nord-ouest et Sud-ouest du pays, encore aggravée suite à la hausse généralisée des prix des matières premières et des engrais suite au conflit en Ukraine. Depuis juin 2022, Proparco a garanti plus de 49 millions d’euros de transactions, dont 31,5 millions de denrées agricoles, notamment du riz. Ces denrées agricoles proviennent majoritairement d’Asie et sont acheminées par bateau au port de Douala, puis par camion dans les régions au Nord du pays. Proparco apporte sa garantie à d’autres opérations d’approvisionnement en céréales, denrées qui connaissent une demande croissante dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Ainsi, Proparco et la banque Bic-Bred (Suisse) SA ont débuté un partenariat en 2022, permettant d’accompagner l’établissement bancaire, filiale à 100 % du groupe français Bred-Banque Populaire, dans le financement qu’elle octroie à Céréalis, entreprise française spécialisée dans le négoce international de blé tendre à destination des meuneries en Afrique subsaharienne. Céréalis peut ainsi augmenter ses capacités d’achats de céréales et d’oléagineux auprès de ses fournisseurs et financer les créances émises sur ses clients en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale. Ce mécanisme de partage de risques vient étoffer l’offre existante de Proparco en matière de Trade Finance et permet de répondre à la demande croissante de céréales des PME meunières en Afrique subsaharienne.
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PROGRAMME TRADE FINANCE DE PROPARCO : UNE SOLUTION CONCRÈTE AUX DÉFIS D’APPROVISIONNEMENT
Les garanties aux acteurs financiers, un soutien déterminant à la sécurité alimentaire Yann Jacquemin, Responsable Garanties pour le développement, Proparco La sécurité alimentaire est un élément fondamental du maintien des populations autochtones et de la prévention des conflits d’usage. Parmi d’autres facteurs, elle permet aux populations d’avoir confiance dans l’avenir de leur territoire. En cela, les garanties apportées aux acteurs financiers (les différents produits de garanties du groupe AFD : ARIZ, EURIZ, TPE, MENA…) sont d’excellents moyens de maintenir cette confiance en les accompagnant dans leur soutien aux entreprises du secteur agro-alimentaire. La remédiation à l’insécurité alimentaire peut être notamment vue sous deux prismes, celui de l’urbanisation et de la ruralité, ou celui de son caractère exogène ou endogène. En secteur urbain, les garanties soutiennent par exemple les entreprises sur de l’investissement adapté à la transformation de matières agricoles avec, souvent, un appui à des mesures d’efficacité énergétique (crédit d’investissement). En secteur rural, les garanties pourront davantage soutenir des entreprises exposées à la saisonnalité de leur activité (crédit de trésorerie). Le second angle, lié à la causalité de la crise, distingue crise alimentaire due à un évènement endogène, spécifique à un territoire (un pays qui sort d’un conflit armé, par exemple), ou une dépendance forte à un évènement international, exogène (une inflation de prix internationaux de matières). Là aussi, les garanties ont pu jouer un rôle important d’amortissement des crises alimentaires, avec l’apport de ressources concessionnelles mobilisables rapidement, par exemple par l’État français (ressource FARM, Choose Africa Resilience, etc.), ou par le biais de fonds européens (FEDD). Elles contribuent ainsi à soutenir les acteurs financiers locaux (banques, institutions de microfinance), les seuls capables à la fois d’être présents et d’avoir une connaissance précise du contexte pour soutenir les entreprises du secteur agro-alimentaire. De manière silencieuse, en absorbant un risque donné, les garanties ont ainsi une formidable capacité à maintenir ou catalyser une activité économique cruciale dans certains territoires.
Depuis le début de l’année 2023, le programme de garantie Trade Finance de Proparco a contribué au financement de 74,2 millions de dollars de transactions Trade Finance à l’import, dont 50,2 millions de dollars de denrées agricoles (blé et riz), principalement à destination du Cameroun et du Liberia.
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A N A LY S E
Les politiques publiques, indispensables au développement des filières agricoles Matthieu Le Grix, Responsable de la division Agriculture, développement rural et biodiversité, Agence française de développement (AFD)
En Afrique subsaharienne, le développement de filières agro-alimentaires performantes passera par le renforcement de l’agriculture familiale. Formation, conseil, financement de l’agriculture, structuration des filières et contractualisation : le développement de ces fonctions critiques doit conduire à la mise en place de politiques publiques ambitieuses. Au moment où l’objectif de souveraineté alimentaire fait l’objet d’un consensus nouveau, le renforcement des politiques agricoles s’impose comme une priorité. L’ensemble des acteurs des filières, et en particulier les entreprises de l’amont et de l’aval, bénéficieront de ces investissements publics centrés sur les exploitations familiales.
UN ARTICLE DE MATTHIEU LE GRIX Ingénieur agronome, Matthieu Le Grix a pris la tête de la division Agriculture, développement rural et biodiversité de l’AFD en 2021. Auparavant, il a occupé durant une dizaine d’années des postes de chargé de mission au sein de plusieurs agences locales de l’AFD, au Burkina Faso, au Cameroun et en Tunisie. Il a rejoint la division Agriculture, développement rural et biodiversité en 2018, où il a, en particulier, supervisé les opérations sectorielles de l’AFD au Sahel, dans le golfe de Guinée, au Maghreb, au Proche et Moyen-Orient et en Amérique latine.
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A
u cours des dix dernières années, la situation alimentaire mondiale s’est dégradée de manière continue. Depuis 2020, la succession de crises de grande ampleur (pandémie de Covid-19, tensions inflationnistes liées à la reprise post-pandémie, guerre en Ukraine) a exacerbé cette tendance à la dégradation, et a mis en lumière la grande fragilité des systèmes alimentaires, tout particulièrement dans les pays en développement. Dans ce contexte, au Nord comme au Sud, l’objectif de souveraineté alimentaire semble faire l’objet d’un consensus inédit – même si cette notion n’est pas nouvelle. L’objectif de souveraineté alimentaire ne doit pas être assimilé à l’autosuffisance pure et simple de chaque pays ; il s’agit plutôt, en particulier pour les pays en développement, d’exercer une plus grande maîtrise de la disponibilité et de la stabilité alimentaire en leur sein (ou dans leur espace régional), sans exclure de recourir aux importations lorsque nécessaire. La réaffirmation de l’objectif de sou-
veraineté alimentaire n’en demeure pas moins une évolution vers un nouveau paradigme, qui questionne la spécialisation géographique de la production agricole et la capacité du commerce international à assurer la disponibilité alimentaire en tous lieux. Le corollaire de cette inflexion, dans les pays en développement et singulièrement sur le continent africain, est un appel à l’investissement massif dans le secteur agricole, afin de valoriser un potentiel productif insuffisamment exprimé. Les modalités et les objets de ce nécessaire accroissement de l’investissement dans le secteur ne font pourtant pas consensus : quels modèles d’exploitation privilégier ? Quelles places respectives pour l’agriculture familiale d’une part, et pour les exploitations agro-industrielles de grande taille, d’autre part ? Quel rôle pour l’investissement public ? Comment améliorer la durabilité de l’agriculture (sur les plans environnemental, social et économique) tout en renforçant la sécurité alimentaire ?
A N A LY S E
IMPORTANCE DE L’AGRICULTURE FAMILIALE Les exploitations familiales jouent aujourd’hui un rôle majeur dans la production agricole mondiale. C’est en particulier le cas en Afrique subsaharienne, où elles sont très largement majoritaires et constituent, de fait, le premier secteur privé agricole. En leur sein, les gains potentiels de performances technique et économique sont considérables. Souvent diversifiées, ces exploitations disposent d’importantes capacités d’adaptation aux aléas, notamment économiques ou climatiques. Leur développement est donc une condition clef de la souveraineté alimentaire. Les tendances économiques et démographiques observées en Afrique confirment qu’elles continueront à jouer un rôle majeur dans les décennies à venir. En effet, si le phénomène d’exode rural est important, les prévisions démographiques indiquent que les zones rurales poursuivront leur densification. Les conditions de développement des secteurs industriels et des services, et les problématiques liées à leur compétitivité, ne permettent pas a priori d’envisager une transformation structurelle similaire à celle opérée en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, si une grande « disponibilité de terres » est souvent mise en avant pour illustrer le potentiel de l’agriculture africaine, celle-ci doit être grandement relativisée. En effet, compte tenu de la
nécessité de préserver les puits de carbone que constituent les forêts africaines (et en premier lieu, le massif du Bassin du Congo) et les habitats les plus riches en termes de biodiversité, le potentiel d’extension des surfaces agricoles n’est en réalité pas si important. Surtout, très rares sont les terres ne faisant pas l’objet de droits fonciers légitimes, ou qui ne seraient pas déjà valorisées, par exemple par les systèmes pastoraux. La croissance future de la production agricole en Afrique subsaharienne ne pourra donc pas reposer sur le développement de vastes exploitations agro-industrielles capitalistiques.
L’objectif de souveraineté alimentaire ne doit pas être assimilé à l’autosuffisance pure et simple de chaque pays ; il s’agit plutôt, en particulier pour les pays en développement, d’exercer une plus grande maîtrise de la disponibilité et de la stabilité alimentaire en leur sein (ou dans leur espace régional), sans exclure de recourir aux importations lorsque nécessaire.
FINANCER ET RENFORCER LES SERVICES AUX PRODUCTEURS AGRICOLES Le développement des exploitations familiales agricoles, la hausse de leur productivité, la création en leur sein d’emplois de qualité, décents et rémunérés à leur juste valeur, sont donc incontournables. La disponibilité de services permettant l’amélioration de leurs performances techniques et économiques est la première condition à ce développement. Les services non financiers (formation, conseil, recherche) sont aujourd’hui extrêmement faibles ; leur finance-
ment, et l’amélioration de leur qualité, constituent un enjeu de développement majeur. Compte tenu de la faible solvabilité des exploitants agricoles, ils ne peuvent être considérés comme rentables financièrement pour des investisseurs privés. Ils doivent donc bénéficier de la mobilisation d’importants financements publics, aujourd’hui insuffisants. La disponibilité de services financiers (financement de campagne ou d’investissements) n’est pas meilleure.
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LES POLITIQUES PUBLIQUES, INDISPENSABLES AU DÉVELOPPEMENT DES FILIÈRES AGRICOLES
Le secteur agricole est objectivement risqué, car exposé aux aléas climatiques ou sanitaires. À ce risque objectif s’ajoute une perception souvent excessive du risque par les institutions financières, liée à leur relative méconnaissance du secteur. Au final, l’agriculture africaine est peu, ou pas, financée. Face à cette défaillance majeure du marché, la mobilisation d’instruments de
Les secteurs privés de l’amont (production et fourniture d’intrants, de semences, d’équipements) et de l’aval de la production agricole (transformation, commercialisation, distribution) bénéficieront du renforcement du tissu des exploitations agricoles familiales.
politique publique (banques publiques, incitations, subventions, garanties…) est également nécessaire. Les secteurs privés de l’amont (production et fourniture d’intrants, de semences, d’équipements) et de l’aval de la production agricole (transformation, commercialisation, distribution) bénéficieront du renforcement du tissu des exploitations agricoles familiales. Des exploitations plus solvables généreront des débouchés pour les entreprises de l’amont. Des exploitations mieux conseillées, financées, plus performantes techniquement et plus résilientes face aux aléas seront en mesure d’offrir aux entreprises de l’aval la quantité, la qualité et la stabilité que ces dernières recherchent. L’investissement public dans les exploitations agricoles est un facteur de développement de l’ensemble des acteurs des filières.
DÉVELOPPER LES FILIÈRES Cette approche par les filières, et en particulier l’établissement de relations équilibrées entre les acteurs les constituant, peut constituer un cercle vertueux. L’établissement de contrats entre les agriculteurs (ou leurs organisations) et les entreprises de l’aval peut permettre une juste répartition de la valeur ajoutée (et des risques), et sécurise l’approvisionnement de l’aval. L’existence de tels contrats permet de garantir le financement des exploitations agricoles par les institutions financières (banques ou institutions de microfinance). La création d’organisations interprofessionnelles permet d’instaurer un cadre de dialogue et de négociation équilibré, et de réduire les asymétries d’information et de pouvoir entre les acteurs
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des filières. L’expérience montre toutefois que l’instauration de cadres contractuels et d’organisations interprofessionnelles équilibrés est rarement spontanée. Des politiques publiques alliant régulation, incitation et mobilisation de moyens dédiés à la structuration des filières constituent un facteur clef de ce type d’approches. L’histoire des filières cotonnières en Afrique de l’Ouest et du Centre l’illustre bien. En outre, compte tenu des asymétries d’information et de pouvoir entre les producteurs agricoles et les entreprises de l’aval, la mobilisation d’acteurs tiers et neutres est souvent nécessaire pour garantir l’équilibre des contrats.
LES POLITIQUES PUBLIQUES, INDISPENSABLES AU DÉVELOPPEMENT DES FILIÈRES AGRICO LES
NÉCESSITÉ DE L’INVESTISSEMENT PUBLIC Compte tenu des spécificités du secteur agricole, le rôle des politiques publiques est donc crucial pour la mobilisation d’investissements privés. Il ne s’agit pas seulement pour les États de créer un environnement des affaires favorable aux investissements privés : l’investissement public est une condition du développement des exploitations familiales agricoles – que les entreprises agro-industrielles ne peuvent pas remplacer. Au-delà, la définition et la mise en œuvre de politiques publiques agricoles ambitieuses se justifient par le fait que ce secteur ne peut se réduire à la simple production de biens alimentaires. L’activité agricole est assise sur l’exploitation de ressources naturelles, pour partie non privatisables. L’agriculture rend par ailleurs de nombreux services (notamment environnementaux, ou d’entretien des paysages), le plus souvent non rémunérés. Le rôle de l’agriculture dans la disponibilité et la stabilité alimentaires, absolument vitales et stratégiques, ne peut être considéré comme la simple production de biens de consommation. Or, force est de constater que les politiques agricoles sont généralement sous-financées dans les pays en développement. Rares sont les pays
africains ayant tenu les engagements pris en 2014 lors de la Déclaration de Malabo1, selon laquelle 10 % des ressources publiques devaient être allouées à l’agriculture. L’observatoire des soutiens publics à l’agriculture mis en place par la Fondation FARM2 confirme le faible niveau de soutien dans de nombreux pays en développement, et souligne un paradoxe : les soutiens sont globalement plus faibles dans les pays dont l’économie dépend le plus du secteur agricole. Plus que jamais, le plaidoyer pour un renforcement des politiques publiques agricoles, auquel doivent contribuer les institutions de développement, est de mise. L’impact de cet investissement public, centré sur l’agriculture familiale, sera favorable au développement de l’ensemble des acteurs des filières agro-alimentaires.
REPÈRES AFD L’Agence française de développement (AFD) contribue à mettre en œuvre la politique de la France en matière de développement et de solidarité internationale. À travers ses activités de financement du secteur public et des ONG, ses travaux et publications de recherche (Éditions AFD), de formation sur le développement durable (Campus AFD) et de sensibilisation en France, elle finance, accompagne et accélère les transitions vers un monde plus juste et résilient. Ses équipes sont engagées dans plus de 3 250 projets sur le terrain, dans les Outre-mer, dans 115 pays et dans les territoires en crise, pour les biens communs – le climat, la biodiversité, la paix, l’égalité femmes-hommes, l’éducation ou encore la santé.
Il ne s’agit pas seulement pour les États de créer un environnement des affaires favorable aux investissements privés : l’investissement public est une condition du développement des exploitations familiales agricoles.
1 Les chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine se sont réunis en juin 2014 à Malabo (Guinée équatoriale) pour travailler sur la transformation agricole et sur la sécurité alimentaire de l’Afrique au cours de la décennie 2015-2025. 2 Voir le site de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM) : https://fondation-farm.org/observatoire/accueil/
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CHIFFRES-CLÉS
Les défis de la sécurité alimentaire Selon les Nations unies, 9,2 % de la population mondiale souffre de faim chronique, bien plus qu’avant la pandémie de Covid-19. Si les causes de la faim sont désormais bien connues – pauvreté et inégalités économiques, conflits, impacts du réchauffement climatique… –, c’est bien souvent une combinaison de facteurs qui fragilisent les populations.
Un niveau critique d’insécurité alimentaire Le nombre de personnes souffrant de faim chronique, c’est-à-dire n'ayant pas accès à une alimentation suffisante pour mener une vie active, devrait passer de 9,2 % de la population mondiale en 2023 à 8 % en 2030, soit le même nombre qu'en 2015.
EN 2023
EN 2023
18
EN 2030
783 millions
670 millions
SOUFFRENT DE FAIM CHRONIQUE
SOUFFRIRONT ENCORE DE LA FAIM
de personnes
foyers de famine
de personnes
RÉPARTIS DANS 22 PAYS – DONT 11 EN AFRIQUE –
se sont aggravés
122 millions DE PLUS
SOIT par rapport à 2019 (période pré-Covid-19)
Sources : The State of Food Security and Nutrition in the World (2023) – FAO / PAM / Unicef / OMS / IFAD
L'Afrique, continent le plus touché Part de la population mondiale touchée par l'insécurité alimentaire, en %. Insécurité sévère Insécurité modérée
Monde
Afrique 45,4
Asie
29,6 21,7
2015
17,7
2022
Sources : FAO / Le Monde
22
Amérique latine et Caraïbes
60,9
2015
2022
2015
24,2
2022
37,5 27,3
2015
2022
Amérique du Nord et Europe 9,3
8
2015
2022
CHIFFRES-CLÉS
Les conflits et la crise climatique restent les principaux facteurs de la faim
Les chocs climatiques
DÉTRUISENT DES VIES, DES RÉCOLTES ET DES MOYENS DE SUBSISTANCE, ET SAPENT LA CAPACITÉ DES POPULATIONS À SE NOURRIR ELLES-MÊMES
70 %
+ de 1/3
des personnes souffrant de la faim
des émissions de gaz à effet de serre
VIVENT DANS DES RÉGIONS TOUCHÉES PAR LA GUERRE ET LA VIOLENCE
IMPUTABLES AUX ACTIVITÉS HUMAINES DANS LE MONDE SONT CAUSÉES PAR LES SYSTÈMES ALIMENTAIRES
Source : Programme alimentaire mondial (PAM)
Nourrir la population mondiale : le défi du siècle
•
•
•
10 milliards de personnes
milliards de personnes
•
D’ICI 2050
7 pays africains
DEVRAIENT VOIR LEUR NOMBRE D’HABITANTS DOUBLER Mali
Niger
X2 Tchad République centrafricaine
•
8
•
E
2100
11
2050 EN
N 2022
EN
milliards de personnes
Somalie
République démocratique du Congo Angola
Source : World Population Prospects, ONU, 2022
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CHIFFRES-CLÉS
Le secteur privé en première ligne Soutenir le secteur privé - en particulier les petites productions familiales, qui fabriquent jusqu’à 80 % des denrées consommées dans certaines régions africaines – est fondamental. Le secteur privé peut en effet apporter une contribution notable à la lutte contre la faim et la pauvreté et promouvoir la production et la consommation des denrées alimentaires de manière durable.
L’agriculture, levier de développement économique
866 millions d’agriculteurs NOURRISSENT LA PLANÈTE
• S
OIT •
1/4 de la main d’œuvre mondiale
CES AGRICULTEURS EXPLOITENT
4,8 milliards d’hectares ET PRODUISENT
3 600 milliards de dollars
DE VALEUR AJOUTÉE
Sources : FAO. 2022. World Food and Agriculture – Statistical Yearbook 2022. Rome.
Promouvoir la croissance agricole en Afrique et en Asie
L’AGRICULTURE EST LE
premier secteur privé
Source : UNCTAD
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PLUS DE
90 %
DES EXPLOITANTS SONT DES PETITS PRODUCTEURS
CHIFFRES-CLÉS
Face à la crise climatique, moins de surfaces exploitées Entre 2000 et 2020, la surface forestière a chuté de 134 millions d'hectares (soit l'équivalent du Pérou), tandis que la surface forestière a reculé de 99 millions d’hectares (soit l’équivalent de l’Égypte).
2000
Surface forestière
–99 millions d’hectares Surface agricole
–134 millions d’hectares
2020
Source : FAO. 2022. World Food and Agriculture – Statistical Yearbook 2022. Rome
Quel poids de l'alimentaire dans le budget d’un ménage ? Part de l’alimentaire dans le budget moyen d’un ménage
DANS CERTAINS PAYS D’AFRIQUE DE L’OUEST
PLUS DE
50 %
EN AFRIQUE
38 %
RESTE DU MONDE
14 %
Sources : World Food and Agriculture – Statistical Yearbook 2022 (FAO) / PAM
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ENTRETIEN
Farm Credit Armenia, une coopérative financière engagée pour la sécurité alimentaire Entretien avec Armen Gabrielyan, Directeur général et président de Farm Credit Armenia (FCA)
FCA est le seul établissement de crédit agricole coopératif en Arménie. Grâce notamment au prêt de 1,5 million d’euros octroyé par le groupe AFD, FCA accompagne ses clients (qui sont aussi sociétaires, actionnaires, membres et bénéficiaires de la coopérative) dans leurs projets. Son engagement vise à améliorer le niveau de vie dans l’Arménie rurale, en permettant à des populations ciblées d’accéder aux services financiers, afin d’encourager un développement pérenne et durable du pays et de contribuer à sa sécurité alimentaire. ARMEN GABRIELYAN Armen Gabrielyan a une solide expérience dans le domaine bancaire et les financements agricoles. En 1995, il faisait partie de l’équipe qui a fondé d’ACBA Crédit Agricole Bank. En 2005, il rejoint l’ONG Center for Agribusiness and Rural Development (CARD) en tant que responsable du département des prêts. Depuis 2007, il est directeur général et président de Farm Credit Armenia. Diplômé de la faculté de sciences politiques et de journalisme de la Moscow Supreme School, il est également titulaire d’un master en Droit de l’université d’État de Erevan.
QUELLE EST LA SITUATION DE L’ARMÉNIE EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ? La sécurité alimentaire est un volet essentiel Cette dépendance expose l’Arménie à des de notre sécurité nationale. En Arménie, elle risques, notamment ceux liés à une éventuelle est principalement assurée par le développe- pénurie mondiale ou à une augmentation des ment de l’agriculture, la production nationale prix. Pour y répondre, le gouvernement a mis en et les importations agro-alimentaires. Certains place des politiques et des mesures visant à prosecteurs agricoles sont traditionnellement plus mouvoir la production nationale dans les secteurs développés en Arménie, et lui assurent un niveau vulnérables – subventions au financement et à d’autosuffisance relativement élevé : parmi eux, la formation des agriculteurs, développement de les fruits et légumes, l’élevage ovin et caprin, technologies et de systèmes d’irrigation modernes, les œufs, le poisson, le bœuf et le porc, ainsi etc. Pour 2020, l’indice de sécurité alimentaire que les produits laitiers. Dans d’autres caté- (Global Food Security Index) de l’Arménie était gories, en revanche, l’approvisionnement du de 59,4 %1, se décomposant comme suit : 64,9 % pays repose massivement sur les importations ; pour la disponibilité alimentaire ; 55,4 % pour c’est le cas pour la farine, le riz, le sucre et les l’accessibilité ; 65,1 % pour la qualité et la sécurité ; huiles végétales. 51,2 % pour les ressources naturelles.
COMMENT EXPLIQUER CETTE SITUATION ? Au cours de son histoire, l’Arménie a dû faire face se battent pour répondre à la demande, sur un à des enjeux de sécurité alimentaire en raison de marché dont l’évolution est rapide, qui exige sa géographie, de l’étendue limitée de ses terres de la qualité et des processus de production cultivables, et de sa dépendance aux importa- efficaces. tions. Les conditions climatiques, la dégradation Le conflit du Haut-Karabakh a également eu des sols et la faiblesse des infrastructures sont des conséquences sur la sécurité alimentaire. Il autant d’obstacles à la production agro-alimen- a perturbé les activités agricoles, conduit à des taire nationale. En outre, le pays manque de déplacements de population et endommagé les technologies et d’équipements modernes pour infrastructures, avec des effets directs sur les développer son secteur agricole. Les agriculteurs communautés rurales et leur capacité à produire
1 Source : Food Security and Poverty, January - December 2021 / Statistical committee of the Republic of Armenia (ARMSTAT) https://armstat.am/en/?nid=81&id=2461
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ENTRETIEN
de quoi nourrir la population. Le blé a été le secteur le plus touché. Mais d’autres facteurs socio-économiques – chômage, pauvreté, inégalités de revenus – contribuent aussi à l’insé-
curité alimentaire. Les populations vulnérables, et notamment les ménages à faibles revenus, ont parfois du mal à accéder à une alimentation complète et équilibrée.
COMMENT FCA CONTRIBUE-T-ELLE À LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ? La mission que s’est donnée FCA reflète son alloués à l’agriculture. FCA finance la production engagement à améliorer les conditions de vie primaire (culture et élevage de bétail), ainsi que dans l’Arménie rurale, en favorisant l’accès aux la transformation et la production de denrées services financiers de certaines populations et alimentaires. En raison de sa taille modeste, la organisations : les acteurs du secteur agricole et coopérative n’est pas en mesure de modifier de l’agro-alimentaire, les PME et les micro-em- de façon significative le niveau de sécurité aliprunteurs, les agriculteurs jeunes, débutants ou mentaire du pays, mais elle représente tout de à la tête de petites exploitations, les femmes, même 6 à 7 % du total des crédits consentis à mais aussi les minorités vivant en zone rurale. l’agriculture en Arménie. Près de 82 % du portefeuille de crédits sont
COMMENT LE PRINCIPE COOPÉRATIF DE « UN CLIENT, UN VOTE » DÉTERMINE-T-IL VOTRE FONCTIONNEMENT ? Présente à l’échelle nationale, FCA est la seule sont l’honnêteté, le respect, l’engagement, le souci institution de crédit en Arménie qui soit véri- du client, le travail d’équipe, la précision, l’effitablement une coopérative. Ses membres sont cacité, la transparence et le professionnalisme. à la fois les propriétaires, les contrôleurs et les FCA établit des relations de long terme avec ses bénéficiaires de l’organisation. Le modèle coo- clients-sociétaires, dont les besoins financiers pératif contribue à sa stabilité : les crédits sont sont souvent complexes. En ce sens, elle est un en effet accessibles aux clients et aux sociétaires prêteur socialement responsable, qui agit dans dans les périodes de prospérité comme dans les l’intérêt de tous les agriculteurs et bénéficiaires moments difficiles. Les valeurs de l’organisation de la coopérative.
QUELS IMPACTS ATTENDEZ-VOUS DU SOUTIEN DU GROUPE AFD ? Le prêt accordé par l’AFD (libellé en drams stratégique. En Arménie, le marché des crédits arméniens) joue un rôle essentiel pour nos à l’agriculture est très concurrentiel. La stratéactivités de crédit coopératif. Dans la mesure gie de FCA consiste à maintenir et accroître sa où FCA ne peut accroître ses fonds propres part de marché en se concentrant sur ses points qu’avec les contributions de ses membres, il lui forts, notamment sa flexibilité, sa tarification, est très difficile d’obtenir une croissance annuelle son service client et ses principes coopératifs. significative. Le prêt subordonné de l’AFD étant Plusieurs produits nouveaux sont en cours de comptabilisé au rang des fonds propres de caté- développement : des prêts aux activités d’agrogorie 2 (« Tier 2 »), il augmente à ce titre en tourisme et de tourisme rural, le financement des volume la capacité de crédit, et permet d’utiliser chaînes de valeur, des prêts concernant l’efficala totalité des fonds propres comme levier pour cité énergétique, mais aussi des prêts ciblant de emprunter des capitaux supplémentaires. Ce jeunes agriculteurs, débutants ou dirigeants de type de partenariat illustre le rôle crucial des petites structures – sans oublier l’introduction institutions de financement du développement, récente d’un produit de crédit-bail. et constitue un excellent exemple de partenariat
REPÈRES FARM CREDIT ARMENIA Farm Credit Armenia (FCA) est la seule institution financière d’Arménie à structure coopérative. Ses clients sont les sociétaires, les actionnaires, les membres et les bénéficiaires de la coopérative. FCA propose des crédits à des entités juridiques ou à des personnes physiques impliquées dans l’agriculture et la transformation des produits agricoles, mais aussi dans d’autres secteurs d’activité. L’ambition sociale occupe une place centrale dans les activités de FCA, ce qui explique que ses taux sont parmi les plus bas du pays sur le marché des financements agricoles.
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ÉTUDE DE CAS
Comprendre la résilience au changement climatique des exploitants agricoles Ellie Turner, Responsable adjointe pour l’Agriculture, 60 Decibels
Des chocs sans précédent – changement climatique, Covid-19, rupture des chaînes d’approvisionnement – ont récemment mis à mal la sécurité alimentaire dans le monde. Ainsi, entre 2021 et 2022, l’insécurité alimentaire dite aiguë a augmenté de 33 %.1 Les petites exploitations agricoles sont essentielles dans la résolution de cette crise, mais elles sont aussi les plus vulnérables aux chocs climatiques. Le renforcement de leur résilience climatique est donc devenu une priorité absolue pour les investisseurs du secteur, mais la démonstration de leur impact en la matière reste un défi.
UN ARTICLE DE ELLIE TURNER Titulaire d’un master en Économie de l’agriculture, de l’alimentation et des ressources, Ellie Turner bénéficie de 15 ans d’expérience dans la mise en œuvre et l’évaluation de programmes auprès de petits exploitants agricoles du Sud. Chez 60 Decibels, où elle est responsable adjointe pour l’Agriculture, elle travaille aux côtés d’investisseurs d’impact du secteur agricole, pour analyser et renforcer leur action auprès des exploitants. Précédemment, elle a participé à la mise en place du département Sécurité alimentaire et agriculture chez RTI International, un institut de recherche où elle supervisait des projets de développement agroindustriels en Afrique de l’Est.
L
es 600 millions de petites exploitations agricoles que compte la planète fournissent un tiers de la production alimentaire mondiale. La hausse des températures, le manque d’eau et la fréquence accrue des phénomènes climatiques extrêmes fragilisent cependant la production de ces petits agriculteurs. En Afrique, les rendements de cultures de base comme le blé et le maïs devraient baisser
RENFORCER LA PRODUCTIVITÉ, MAIS AUSSI LA RÉSILIENCE Entreprises sociales, ONG, pouvoirs publics et instituts de recherche s’emploient depuis des décennies à développer et à déployer des solutions pour accroître la productivité des petites exploitations – en combinant formation, financement et accès au marché. 60 Decibels travaille avec ces financeurs pour mesurer leur impact, en particulier sur la production et les revenus. Cette mesure d’impact passe par l’écoute directe des petits agriculteurs concernés. Ces trois dernières années, 60 Decibels a ainsi recueilli la parole de 18 000 petits exploitants du Sud, à partir de questions standardisées visant à établir des
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de 10 à 20 % d’ici 2050. Les petits exploitants sont particulièrement vulnérables aux événements météorologiques inattendus, parce qu’ils dépendent principalement de l’agriculture pluviale, possèdent peu de foncier, et présentent de faibles niveaux d’éducation, avec des taux de pauvreté élevés. La mauvaise récolte d’une seule saison peut ainsi avoir un impact désastreux, durable, sur leur capacité à produire des denrées alimentaires et à nourrir leur famille.
critères comparatifs, ce qui a permis de mesurer la performance en matière d’impact. Mais face à l’augmentation des risques climatiques, les financeurs ne sont plus uniquement soucieux d’accroître la production ; ils réfléchissent aussi aux moyens d’assurer la production alimentaire – et donc un revenu pérenne – dans le temps. Prenons l’exemple des sociétés qui financent les agriculteurs pour l’achat de semences de maïs de qualité. L’agriculteur contracte un emprunt, achète ses graines et plante un maïs qui lui offre un meilleur rendement. Sa production augmente, ses revenus aussi : il
1 Source : Global Report on Food Crises 2023 / Food Security Information Network (FSIN) https://www.wfp.org/publications/global-report-food-crises-2023
ÉTUDE DE CAS
peut ainsi rembourser son crédit et nourrir sa famille. Il en résulte un bénéfice sociétal et une contribution positive à la sécurité alimentaire. Si les précipitations sont insuffisantes pour que le maïs puisse germer, l’agriculteur peut n’avoir aucune autre culture d’où tirer un revenu, et risque donc de ne pas pouvoir rembourser son prêt. Il peut alors être contraint de vendre son matériel de production, ou de retirer ses enfants de l’école – avec, à long terme, des conséquences
néfastes sur sa capacité à produire de la nourriture ou à gagner sa vie. Les financeurs du secteur envisagent désormais différents scénarios possibles, pour aider les agriculteurs à renforcer leur capacité de résistance aux aléas climatiques. Le prêteur pourra alors, par exemple, assortir son crédit d’un produit d’assurance-récolte, ou mettre son emprunteur en relation avec un service météorologique de conseil qui lui indiquera le meilleur moment pour planter.
POUR AGIR SUR LA RÉSILIENCE, IL FAUT LA MESURER Pour renforcer la résilience des agriculteurs au changement climatique, – et, de ce fait, la sécurité alimentaire – il est essentiel de la mesurer. Mais comment mesurer les impacts sur tout un ensemble de scénarios – dont certains se seront produits, et d’autres non ? Il est très compliqué de prendre en compte l’intégralité des scénarios envisageables ; le financeur aurait besoin pour cela de tout savoir sur l’exploitation et la famille de son client, de connaître la probabilité de phénomènes météorologiques spécifiques, et de savoir quelles stratégies d’adaptation seront mises en œuvre par l’exploitant. Mais il n’est pas nécessaire de se lancer dans une modélisation si complexe. Pour mesurer leur impact, les financeurs doivent surtout écouter les agriculteurs : ils savent, eux, ce qui les rend plus ou moins vulnérables aux chocs climatiques et comment réagir aux aléas. Ainsi, en plus de mesurer l’impact sur les données directement observables par l’agriculteur – comme la production et le revenu –, 60 Decibels dispose aussi de critères simples et uniformisés pour recueillir la parole des exploitants et mesurer l’impact d’un financement sur la résilience climatique d’une exploitation. L’outil Climate Resilience Assessment, développé spécifiquement, mesure les variations des trois dimensions de la résilience d’une exploitation, au travers d’entretiens ciblés, réalisés à distance auprès d’un échantillon représentatif. 1. La résilience perçue : quatre indicateurs clés sont utilisés pour estimer la façon dont
une résilience individuelle a pu évoluer face à de possibles chocs futurs, du fait de l’action d’une entreprise donnée. 2. La résilience constatée : pour les ménages ayant subi un choc récemment, cinq indicateurs supplémentaires permettent de mesurer comment ils s’en sont tirés, et quel a été l’impact de l’entreprise concernée sur leur rétablissement. 3. Les ressources et éléments facilitateurs : on mesure l’évolution de l’accès de l’agriculteur aux ressources clés et aux facilitateurs dont on sait qu’ils sont des moteurs de résilience. Cela fournit des critères objectifs pour déterminer quels facteurs ont ainsi été modifiés, et l’on peut en tirer des informations exploitables sur les moyens de mieux soutenir les exploitants. Grâce à cet outil, 60 Decibels développe des critères permettant de comparer la performance en matière d’impact de résilience, sur tout un ensemble de facteurs. Les indicateurs de résilience « perçue » et « constatée » pourront ainsi être indifféremment utilisés pour mesurer (et donc comparer) les impacts des financements sur des éleveurs de volailles en Éthiopie, sur les planteurs de café en Indonésie ou sur des commerçants au Nicaragua. Ressources et facteurs de facilitation sont quant à eux conçus pour être utilisés dans des combinaisons au cas par cas, tout en restant standardisés. L’objectif de cet outil est de permettre aux financeurs de mieux mesurer la résilience et la sécurité alimentaire globales des exploitants – et donc d’agir avec un maximum d’impact.
REPÈRES 60 DECIBELS 60 Decibels propose des services destinés à mesurer l’impact d’investissements, de façon simple, évolutive et efficace. Elle collecte des informations auprès de bénéficiaires partout dans le monde, et les transforme en données fiables et comparables pour aider ses clients à démontrer et à piloter leur performance sociétale. Leader dans son secteur, 60 Decibels a mis en place une infrastructure qui lui permet de réaliser à distance des mesures d’impact rapides et de qualité, notamment à travers son réseau de plus de 1 000 chercheurs, implantés dans plus de 75 pays, qui s’entretiennent directement avec les bénéficiaires finaux.
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ENTRETIEN
Répondre à l’urgence humanitaire et renforcer la sécurité alimentaire au Yémen Entretien avec Nabil Hayel Saeed Anam, Directeur général, HSA Yémen
Dans un contexte de conflit et d’insécurité alimentaire généralisée au Yémen, le groupe HSA, originaire de ce pays, continue d’œuvrer en partenariat avec les agences de l’ONU, les institutions financières de développement (IFD) et les ONG internationales. Son travail avec Proparco, notamment, démontre l’effet positif des partenariats public-privé pour l’apport de produits et services essentiels, mais aussi en faveur du développement humanitaire et social, dans un pays durement frappé par les crises.
NABIL HAYEL SAEED ANAM Nabil Hayel Saeed Anam est directeur général de HSA Yémen et membre du conseil d’administration du groupe HSA, l’un des principaux groupes privés du Moyen-Orient. Il dispose d’une vaste expérience dans les stratégies d’adaptation et dans la gestion de crise – surtout depuis la crise humanitaire, durant laquelle il a dû gérer les activités opérationnelles du groupe. Il pilote de nombreux partenariats du groupe HSA avec des organisations internationales.
ALORS QUE PLUS DE 50 % DE LA POPULATION DU YÉMEN SOUFFRE D’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE, QUEL EST VOTRE POINT DE VUE SUR LES ÉVENTUELLES RAISONS D’ESPÉRER UN TERME DÉFINITIF AU CONFLIT ? Le Yémen connaît l’une des pires crises humanitaires au monde, avec plus de 17 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire. En outre, le pays est affecté de façon disproportionnée par les chocs extérieurs, en raison de sa dépendance aux importations. Le secteur privé joue un rôle capital en matière de sécurité alimentaire, dans la mesure où il se charge de l’essentiel des importations de denrées vers le Yémen, qui représentent 90 % du total des approvisionnements alimentaires du pays. Il doit faire face à des défis logistiques, économiques et politiques qui ont contribué – alliés à la vola-
tilité des marchés internationaux – à la baisse du pouvoir d’achat, aussi bien des entreprises que des consommateurs. Si la satisfaction des besoins immédiats des populations vulnérables constitue une part essentielle de l’aide humanitaire, elle doit être associée à une approche globale, de long terme. Il faut en effet s’attaquer aux causes profondes de l’insécurité alimentaire : dépréciation de la monnaie, manque de productions agricoles nationales et faiblesse du pouvoir d’achat liée à la stagnation économique… Ce n’est qu’en s’attaquant aux causes de l’insécurité alimentaire que l’on peut espérer y répondre.
QUELLES INITIATIVES CONCRÈTES VISANT À RÉDUIRE EN URGENCE L’INSÉCURITÉ ALIMENTAIRE AVEZ-VOUS OBSERVÉES CES DERNIÈRES ANNÉES, TANT DE LA PART DES ACTEURS PUBLICS QUE DES ACTEURS PRIVÉS ? Ces huit dernières années, le groupe HAS s’est associé à plusieurs agences des Nations unies, dont l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA) et le Pro30
gramme alimentaire mondial (PAM), autour d’un certain nombre d’initiatives d’aide destinées à des millions de Yéménites. Notre partenariat avec le PAM consistait par exemple à produire de la farine pour sa distribution à travers tout
ENTRETIEN
le pays, à fabriquer des barres à haute teneur énergétique à base de dattes pour les programmes d’alimentation scolaire, à distribuer des paniers alimentaires d’urgence et à coordonner la logistique d’acheminement de fournitures médicales vitales en réponse à la crise provoquée par la pandémie, dans le cadre de l’Initiative internationale sur le Covid-19 au Yémen (IICY). Plus récemment, toujours au Yémen, le groupe HSA s’est associé avec Tetra Pak autour d’une
Le Yémen connaît l’une des pires crises humanitaires au monde, avec plus de 17 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire. nouvelle initiative qui servira de projet pilote pour l’introduction de lait enrichi dans les programmes d’alimentation scolaire.
QUEL RÔLE SPÉCIFIQUE LE GROUPE HSA JOUE-T-IL DANS L’AMÉLIORATION À MOYEN ET LONG TERME DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE AU YÉMEN ? Dans la crise alimentaire actuelle, tous les aspects des systèmes alimentaires ont été affectés, y compris la sécurité. Pour tenter d’améliorer sur le moyen et long terme la sécurité alimentaire, le groupe HSA, aux côtés de ses partenaires, a rendu possible la mise en œuvre de projets essentiels. Nous innovons en permanence dans des domaines tels que l’emballage, en intégrant des technologies numériques pour améliorer la sécurité alimentaire. Dans certains cas, le groupe a dû faire évoluer ses activités opérationnelles afin de répondre aux besoins de ses clients. Il a notamment dû adapter le contenu de ses produits pour accroître leur valeur nutritionnelle et
leurs durées de conservation, mais aussi revoir la conception des emballages pour limiter les pertes liées à l’exposition à des facteurs environnementaux, comme le rayonnement solaire direct et prolongé, ou le transport sur des terrains accidentés. La qualité et la sécurité de nos produits restent notre première priorité. Nous pensons que la sécurité fait partie intégrante du système alimentaire dans son ensemble, et qu’elle joue un rôle critique dans la fourniture d’aliments sûrs et nutritifs à toute la population. Le groupe HSA s’engage en faveur de l’amélioration de la sécurité alimentaire des communautés, dans tout le Yémen et au-delà.
REPÈRES GROUPE HSA Le groupe HSA a été fondé au Yémen en 1938. Il emploie aujourd’hui plus de 35 000 personnes dans le monde. Il est la plus grande entreprise privée du Yémen, et l’un des principaux importateurs de denrées alimentaires et de biens de première nécessité dans le pays. Le groupe a mis en œuvre ou contribué à l’élaboration de programmes humanitaires et de développement dans son pays d’origine, souvent en partenariat avec des agences de l’ONU et des ONG internationales.
QUELS SONT LES IMPACTS TANGIBLES DES PARTENARIATS ENTRE HSA ET DES INSTITUTIONS FINANCIÈRES DE DÉVELOPPEMENT (IFD) DANS LA RÉSOLUTION DES PROBLÈMES DE SÉCURITÉ ALIMENTAIRE AU YÉMEN ? Tout au long de ses 85 ans d’existence au Yémen, le groupe HSA a pris appui sur la puissance des partenariats pour résoudre les problèmes de sécurité alimentaire et favoriser le développement durable. Nous sommes convaincus qu’une collaboration entre le secteur privé et les IFD peut aider à répondre aux problèmes de sécurité alimentaire au Yémen. Les IFD jouent un rôle essentiel de déblocage de l’investissement dans des pays fragiles et touchés par les conflits, coupés des marchés internationaux en raison de leur profil, perçu comme excessivement
risqué. Pour renforcer la sécurité alimentaire au Yémen, le groupe a mis en place un partenariat avec la Société financière internationale (IFC). Grâce à ce partenariat, des organisations comme Proparco ou la FMO ont pu investir sur le marché yéménite, nous permettant de gérer les importations de blé lorsque la volatilité des prix est élevée, afin de garantir des prix abordables au moment où cela compte le plus pour la population du pays. Il existe, pour les IFD, de réelles opportunités d’investir davantage au Yémen, en partenariat avec le 31
RÉPONDRE À L’URGENCE HUMANITAIRE ET RENFORCER LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE AU YÉMEN
Nous sommes convaincus qu’une collaboration entre le secteur privé et les IFD peut aider à répondre aux problèmes de sécurité alimentaire au Yémen. secteur privé, afin de relever les défis humanitaires immédiats, et d’ouvrir la voie à une croissance et
à un développement qui soient durables. Dans le cadre de ses Economic Developpement Initiatives (EDI), le groupe HSA a récemment publié une étude intitulée Unlocking the Potential of Yemen’s Private Sector1. Elle montre qu’une collaboration ouverte entre les secteurs public et privé et les organisations internationales aide à relever les défis du Yémen et permet de renforcer le déploiement du secteur privé dans le pays.
COMMENT CES PARTENARIATS POURRAIENT-ILS ÊTRE ENCORE AMÉLIORÉS ? Notre partenariat avec l’IFC a été un grand succès, et il a permis d’apporter de la souplesse et des financements à un marché extrêmement difficile, en soutien à des communautés de tout le pays. C’était le premier investissement de l’IFC dans l’agro-alimentaire au Yémen depuis 10 ans, et le tout premier investissement dans ce pays pour Proparco et la FMO. Malheureusement, les problèmes sous-jacents perdurent, et les IFD devront apporter à l’avenir un soutien renforcé. Il nous faudra épauler des projets qui s’attaquent aux causes plus larges de l’insécurité alimentaire, en multipliant les initiatives qui stimulent la production nationale, remédient aux déséquilibres des
importations, et intègrent la réalité des pénuries en eau. Nous ne pouvons pas compter seulement sur l’aide humanitaire pour établir la prospérité des communautés dans tout le pays. Il faut au contraire que les entreprises du secteur privé et les IFD travaillent ensemble à créer les conditions d’une croissance à long terme. En encourageant les IFD à s’engager plus avant – et à adapter leur soutien à la résolution des problèmes structurels en plus des besoins immédiats, avec une priorité donnée à la croissance de l’ensemble de la chaîne de valeur – la communauté du développement peut avoir un impact positif, concret, et bâtir un avenir meilleur en ces temps incertains.
QUELLES SONT LES RÉPERCUSSIONS DU CONFLIT UKRAINIEN SUR LES ACHATS ET SUR LA CHAÎNE D’APPROVISIONNEMENT DE HSA MAIS AUSSI, IN FINE, SUR LES POPULATIONS LOCALES CONCERNÉES PAR LES ACTIVITÉS DU GROUPE ? Les communautés concernées par nos activités sont confrontées à des problèmes exacerbés par le conflit en Ukraine. La crise actuelle de la sécurité alimentaire, le manque de financements internationaux pour les opérations humanitaires et le déclenchement du conflit en Ukraine se sont combinés pour créer l’une des pires situations possibles pour des millions de Yéménites. Depuis dix-huit mois, le groupe HSA a été confronté à des difficultés croissantes pour assurer au Yémen un approvisionnement
suffisant en denrées alimentaires financièrement abordables. Les pénuries alimentaires ont provoqué une flambée du prix des produits de base commercialisés au niveau mondial. Nous continuons de subir des perturbations dans l’ensemble de nos opérations. En des temps aussi incertains, il est de notre responsabilité, avec nos partenaires, de continuer à fournir des biens et services de première nécessité à des prix abordables aux millions de personnes qui vivent au Yémen.
1 Source : Unlocking Yemeni Private Sector’s Potential, August 2023 / HSA - https://www.hsayemen.com/media/hzmlgfti/unlocking-private-sector_en.pdf
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FOCUS
Mettre l’agriculture contractuelle au service du développement, de la sécurité alimentaire et de l’égalité Anne Valto, Conseillère principale en impact sur le développement, Finnfund
En 2022, le rapport mondial sur les crises alimentaires1 estime qu’au moins un Africain sur cinq se couche le ventre vide, et que 140 millions de personnes en Afrique sont confrontées à une insécurité alimentaire aiguë. La Corne de l’Afrique, en particulier, souffre à nouveau d’une sécheresse tenace. Les pays qui dépendent des importations de blé et d’huile de tournesol subissent l’escalade des prix entraînée par la guerre en Ukraine. Les inégalités de genre viennent aggraver les problèmes – les femmes étant exclues de bien des activités économiques.
D
e nombreux investissements de Finnfund dans l’agriculture2 comptent de petits exploitants 3 dans leurs chaînes d’approvisionnement – qui interviennent selon des modalités contractuelles très variables. L’accès aux marchés de ces petits exploitants et la sécurité alimentaire sont des impacts de développement clés pour ces investissements. D’une façon générale, en Afrique, les petites exploitations agricoles peinent à accéder à des intrants, des semences et des fertilisants de qualité, ainsi qu’à des méthodes agricoles modernes. Elles sont en outre confrontées à des difficultés d’accès au marché. Finnfund cherche à mieux comprendre les modalités d’engagement des entreprises agricoles auprès des petits exploitants : quels sont les bénéfices, risques et obs-
tacles inhérents à ces relations, et quels sont les effets de l’agriculture contractuelle4 sur la sécurité alimentaire ? Il s’agit aussi de recueillir les meilleures pratiques permettant de répondre aux problèmes qui pourraient perturber ces relations. En effet, l’augmentation de la production alimentaire n’entraîne pas automatiquement la sécurité alimentaire, l’investissement dans des cultures de rente destinées à l’exportation pouvant même la réduire. En outre, s’approvisionner auprès de petites exploitations en achetant leurs récoltes n’est pas toujours sans risque pour les entreprises. Les principales idées et les meilleures pratiques présentées ci-dessous sont tirées d’une recherche universitaire récente intitulée : « Smallholder incorporation in commercial value chains through agricultural traders and local food security », 2022 (avec E2 Research).
UN ARTICLE DE ANNE VALTO Anne Valto est conseillère principale en impact sur le développement de Finnfund. Elle intervient depuis plus de 20 ans dans le secteur de la coopération et du développement. Dans ses fonctions actuelles, Anne Valto est spécialisée dans les secteurs forestier et agricole, l’adaptation au changement climatique, la biodiversité et les questions de genre. Elle travaille avant tout à établir des synergies entre les secteurs public et privé, la société civile et les communautés locales, tout en s’attachant à comprendre toutes les implications et les conséquences du financement du développement.
1 Source : Global Report on Food Crises, 2022 / Food Security Information Network (FSIN) https://www.wfp.org/publications/global-report-food-crises-2022 2 8.4 % des investissements de Finnfund (portefeuille et engagements) concernent l’agriculture et l’agro-alimentaire. 3 Les définitions de ce qu’est une « petite exploitation » varient selon les pays (par exemple en ce qui concerne sa superficie), mais elles ont en commun le fait que le petit paysan s’appuie uniquement sur sa propre main d’œuvre pour conduire son exploitation. 4 L'agriculture contractuelle est un système de production agricole fondé sur des accords commerciaux entre les acheteurs de l'industrie agro-alimentaire et les agriculteurs et autres exploitants agricoles. Dans certains cas, cela implique que l'acheteur spécifie le niveau de qualité requis et le prix d'achat, tandis que les agriculteurs s'engagent à livrer la production à une date convenue.
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METTRE L’AGRICULTURE CONTRACTUELLE AU SERVICE DU DÉV ELOPPEMENT, DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET DE L’ÉGALITÉ
RISQUES ET AVANTAGES POUR LES AGRICULTEURS Pour les petits exploitants, prendre part à l’agriculture contractuelle est une chance d’améliorer leurs moyens de subsistance et de réduire certains risques – par exemple, de fluctuation des prix. L’urbanisation galopante induit la multiplication des commerces de détail, qui exigent des flux réguliers de matières premières de qualité – pour cela, il faut une coordination verticale entre les producteurs et les marchés. L’agriculture contractuelle peut aussi offrir aux exploitants un meilleur accès aux intrants agricoles et aux prestations de conseil. Alors que l’augmentation des revenus générés par l’agriculture contractuelle peut mener à une plus grande sécurité alimentaire et une
meilleure diversité nutritionnelle – les ménages ayant les moyens d’acheter d’autres produits sur le marché –, il n’y a pas d’automatisme en la matière. La famille concernée pourra en effet donner la priorité à d’autres dépenses, comme les frais de scolarité ou les intrants agricoles ; par ailleurs, la diversité des denrées sur le marché local peut s’avérer limitée. Il existe aussi une tendance à favoriser les agriculteurs sous contrat disposant de terres plus vastes, équipées pour l’irrigation. Côté risques, réduire la diversité des récoltes en allant vers la monoculture peut entraîner une perte de fertilité des terres et de biodiversité, d’où une exposition accrue aux phytoravageurs et aux chocs de prix.
SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET RELATIONS DE GENRE L’accès des femmes aux ressources productives que sont la terre ou les financements est traditionnellement plus limité que celui des hommes, comme l’est aussi leur pouvoir de décision à l’échelle du ménage et de la communauté. L’agriculture contractuelle peut permettre aux femmes de s’autonomiser, en leur donnant les moyens de prendre part au système et d’accéder à l’indépendance financière, augmentant de ce fait leur pouvoir de négociation au sein du foyer.
Toutefois, pour y parvenir, une sensibilisation reste nécessaire. À l’inverse, l’agriculture contractuelle pourrait fort bien renforcer les stéréotypes de genre qui existent dans la conduite de l’activité agricole. Elle peut aussi avoir des effets négatifs sur les équilibres de genre en cas de remplacement des cultures vivrières traditionnelles par des cultures de rente.
Figure 1. Propriété foncière selon le genre dans quelques pays d’Afrique subsaharienne (moyenne sur la période 2000-2020) 35
25
30,2
28,2
30
28,6
21,8
15 10
19,5
16,65
20
8,1
7,6
7,1
3,35
4,5
6,7
0 Rép. Dém. du Congo
Ghana
Kenya
Hommes possédant seuls la terre (% de la population masculine)
Sénégal
Togo
Zambie
Femmes possédant seules la terre (% des femmes âgées de 15 à 49 ans)
Source : Wamboye, Evelyn, 2021. The Paradox of Gender Equality and Economic Outcomes in Sub-Saharan Africa: The Role of Land Rights. Center for Global Development.
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METTRE L’AGRICULTURE CONTRACTUELLE AU SERVICE DU DÉVELOPPEMENT, DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET DE L’ÉGALITÉ
RISQUES ET AVANTAGES EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ ALIMENTAIRE AU NIVEAU LOCAL Les changements intervenant dans la production agricole locale ont nécessairement des effets sur la sécurité alimentaire. Tous les membres de la communauté ne bénéficieront pas des effets de l’agriculture commerciale contractuelle, d’où un risque de voir s’accroître les inégalités. En outre, la disponibilité et la diversité des aliments que l’on peut se procurer localement sont susceptibles de se réduire lorsqu’une partie des terres sont consacrées à la culture de rente, tandis que les fluctuations des prix alimentaires peuvent être amplifiées. Même en ne participant pas directement, en tant qu’exploitant, à l’agriculture contractuelle, il est toutefois possible d’en tirer des avantages, grâce aux nouvelles offres d’emploi, au développement des infrastructures, et aux démarches de responsabilité sociale des entreprises (RSE) mises en place par les entreprises impliquées. Le
développement des organisations paysannes peut aussi contribuer localement au renforcement des capacités et à la cohésion sociale. Les contextes dans lesquels s’inscrit l’agriculture contractuelle des petites exploitations sont extrêmement divers : il n’existe donc pas de solution unique qui résoudrait tous les défis liés aux partenariats impliquant de petits agriculteurs. Pour autant, l’étude mentionnée aboutit à d’importantes conclusions, qui peuvent aider à réduire les risques que posent ces accords, tant du point de vue de l’agriculteur que de l’entreprise contractante. Il s’agit notamment de tenir compte de l’héritage historique et institutionnel qui a façonné la situation locale, de professionnaliser la gestion des relations contractuelles pour renforcer la confiance réciproque et adopter une démarche axée sur le marché.
REPÈRES FINNFUND Finnfund est une institution de financement du développement finlandaise à retombées sociales. Elle cherche à construire un monde durable et à avoir un impact à long terme, en investissant dans des entreprises qui relèvent les défis du développement dans les pays du Sud. Chaque année, Finnfund investit 200 à 250 millions d’euros dans une vingtaine ou une trentaine de projets, mettant plus particulièrement l’accent sur les énergies renouvelables, la sylviculture et l’agriculture durables, et en soutenant les institutions financières ou les infrastructures numériques. Actuellement, ses engagements et ses investissements représentent un montant d’environ 1,22 milliard d’euros, dont la moitié en Afrique. Finnfund emploie une centaine de personnes, à Helsinki et à Nairobi.
Les principes d’un partenariat vertueux au Kenya L’entreprise kényane Kentegra Biotechnology s’approvisionne principalement auprès de petits agriculteurs pour produire un extrait raffiné et clarifié de fleur de pyrèthre. Le partenariat qu’elle a mis en place vise à instaurer la confiance entre les parties prenantes, par la transparence et le traitement équitable des producteurs. En un an, il a permis de tripler le nombre des exploitants sous contrat, qui est passé d’environ 7 000 à plus de 20 000. Les principes du modèle sont les suivants : •P rocessus transparent dans l’examen préalable et la sélection des agriculteurs, ainsi que pour la présentation du modèle. • Approche centrée sur le marché, fondée sur les cultures traditionnelles et la forte hausse de la demande. •P artenariat à long-terme, développement durable et capacité de mise à l’échelle. •V iabilité, pour l’entreprise comme pour l’agriculteur. Le revenu des exploitants peut être multiplié par un facteur pouvant aller jusqu’à 8 par rapport aux autres cultures de rente produites. • I ntrants fournis, de même que l’analyse des sols. •F ormation des agriculteurs, pour améliorer la performance et la qualité du produit. •A tténuation des risques, avec des cultures résistantes à la sécheresse et des méthodes d’agriculture régénératrice. Les mécanismes de fixation des prix et de paiement garantissent la stabilité des prix et la rapidité de règlement. •R elations contractuelles professionnellement encadrées, et confiance mutuelle s’appuyant sur un contrat solide. Des « Chargés de relations avec les exploitants » entretiennent le dialogue avec les associations d’agriculteurs. •P rise en compte de l’intérêt des agriculteurs lors de réunions collégiales, d’où est issue par exemple la Savings and Credit Cooperative Organisation (SACCO), une organisation coopérative de crédit et d’épargne. En matière de sécurité alimentaire, le modèle a été un véritable succès. Les agriculteurs perçoivent un revenu plus élevé et plus stable, qui leur permet de financer les frais de scolarité de leurs enfants et d’acheter de plus grandes quantités de nourriture. Ceux qui possèdent de petites parcelles – beaucoup font à peine 2 000 m² – sont également éligibles. Actuellement, 50 % de ces agriculteurs sont des agricultrices, mais l’objectif est d’atteindre 55 % d’ici 2027. Pour garantir la sécurité alimentaire des ménages, Kentegra recommande en outre à ses exploitants de diversifier leur production et de réserver un espace à l’agriculture vivrière.
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FOCUS
Dérisquer le financement de l’innovation pour transformer les systèmes alimentaires Tim Crosby, Président, Transformational Investing in Food Systems (TIFS)
Face aux impacts globalement négatifs de la production alimentaire, il est nécessaire de faire correspondre les opportunités durables qui existent dans le secteur de l’alimentation avec le capital disponible pour sa transformation. À cet effet, elles doivent être mises à la portée des investisseurs privés qui privilégient « l’impact avant tout ». Il faut pour cela des interventions gouvernementales calculées et réfléchies.
UN ARTICLE DE TIM CROSBY Tim Crosby est cofondateur et président de TIFS. Il est aussi associé chez Thread Fund, un family office qui appuie la transformation des systèmes alimentaires. En outre, il est membre du comité de direction de la Global Alliance for the Future of Food et membre de l’Agroecology Fund. Auparavant, il a été coprésident de Sustainable Agriculture and Food System Funders, gestionnaire du Cascadia Foodshed Financing Project et directeur de Slow Money Northwest. Tim Crosby est titulaire d’un MBA en Sustainable Business et d’un BA en anthropologie.
L
e coût réel de l’alimentation humaine est extrêmement élevé. Le comité scientifique du Sommet des Nations unies sur l’alimentation estimait ainsi en 2021 que le coût annuel des systèmes alimentaires en termes d’environnement, de santé publique et d’impacts économiques avoisinait les 29 000 milliards de dollars par an1, alors que la valeur économique des denrées vendues à prix de marché s’élevait à 9 000 milliards de dollars par an. Le système alimentaire mondial contribue à plus de 33 % des émissions de gaz à effet de serre2, l’agriculture étant en outre la première cause du recul de la biodiversité3. Près
de 10 % de la population mondiale souffre de la faim ou de sous-nutrition4 et les maladies liées à l’alimentation constituent un défi majeur du XIXe siècle. Le montant qu’il faut investir pour rendre les systèmes alimentaires pérennes et résilients au changement climatique est estimé entre 300 et 350 milliards de dollars par an. Ces investissements pourraient déboucher sur de nouvelles opportunités commerciales pouvant représenter jusqu’à 4 500 milliards de dollars par an d’ici 2030. Dans son rapport intitulé Mobilizing Money and Movements5, TIFS propose des exemples d’entreprises qui incarnent le mieux l’idéal que porte son réseau stratégique.
AU CENTRE, UN CHAÎNON MANQUANT Les entreprises innovantes évoquées dans ce rapport sont souvent perçues par les investisseurs institutionnels comme trop petites ou trop risquées. Cette décorrélation entre le capital disponible pour des entreprises qui ont le pouvoir de transformer le système alimen-
taire et la visibilité en matière d’opportunités pour les investisseurs nécessite, de la part des gouvernements, des interventions soigneusement préparées. TIFS se concentre aujourd’hui en priorité sur ce « chaînon manquant », qui fait défaut en matière
1 Source : The true cost and true price of food, juin 2021 / Comité scientifique du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires 2 Source : Climate financing for food systems transformation, 2022 / Alliance mondiale pour l’avenir de l’alimentation 3 Source : Food system impact on biodiversity loss, février 2021 / Chatham House 4 Source : Sécurité alimentaire et nutrition dans le monde, 2023 / FAO 5 Source : Mobilizing Money & Movements - Creative finance for food systems transformation, mai 2022 / TIFS
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FOCUS
d’investissement dans les systèmes alimentaires, c’est-à-dire sur les décalages qui rendent difficile la mobilisation des capitaux financiers nécessaires à la transformation des systèmes alimentaires. Cette question concerne en premier lieu les marchés financiers. Les marchés d’actions mondiaux allouent des capitaux, qui génèrent indirectement des externalités positives autant que négatives. En appliquant des méthodes destinées à réduire les externalités négatives (en particulier en compensant le risque et en le redéfinissant), il est possible d’améliorer l’accès au capital des entreprises qui génèrent des externalités positives. Il faut pour cela créer des précédents financiers, des exemples qui permettent de revoir les définitions de risque, de rémunération du risque, d’efficience et d’échelle,
afin d’aller vers davantage de sécurité alimentaire, de biodiversité et de résilience climatique. Par ailleurs, les PME ayant opté pour des principes de régénération et d’agroécologie ont souvent besoin de financements plus souples (notamment des garanties de prêts ou autres formes de sûretés, et des financements mixtes, mieux adaptés à leur petite échelle). Les allocateurs de capitaux peuvent les aider à en disposer alors que les bailleurs de fonds ne subventionnent pas sur la base de la pertinence commerciale et que les investisseurs se montrent réticents à l’égard de modèles inhabituels. Les besoins d’investissement de ces entreprises sociales et écologiques peuvent en outre s’avérer trop faibles pour les grands investisseurs. Il faut donc mieux calibrer la tarification du risque.
REPÈRES TIFS Transformational Investing in Food Systems (TIFS) est un réseau réunissant des intérêts privés et des organismes philanthropiques qui cherchent à rendre les systèmes alimentaires durables et équitables. En considérant la valeur de la production alimentaire de façon globale, TIFS développe et teste des outils capables d’accompagner les investisseurs. Il s’agit en particulier de les aider à orienter des fonds privés vers un ensemble d’objectifs systémiques, tout en évaluant leurs impacts. TIFS est une initiative conjointe, en particulier, de la Global Alliance for the Future of Food et de l’Agroecology Fund.
DONNÉES DES SYSTÈMES, ÉVALUATION DU RISQUE ET VÉRIFICATION DES IMPACTS Les outils de mesure et d’évaluation des systèmes alimentaires mondiaux sont principalement axés sur des paramètres de rendement et d’échelle. Pourtant, pour atteindre les ODD, il est nécessaire d’avoir des données probantes. La finance et les technologies agricoles doivent donc produire des données qui identifient et évaluent les risques financiers et systémiques. Les outils de System Investing Assessment6 mis au point par TIFS sont conçus pour l’analyse des fonds destinés à faire progresser les systèmes, et pour permettre d’appliquer les standards en cours de développement. Les politiques nationales et régionales en vigueur favorisent généralement les grands acteurs en place du système alimentaire. Dans le même temps, les entreprises qui « font bouger le système » sont perçues comme présentant un risque plus élevé. Des mesures politiques et incitatives (subventions gouvernementales, garantie des prêts, first-loss capital, et « services d’accélération », notamment) peuvent
servir à dérisquer l’innovation, afin de rétablir des règles du jeu équitables en matière de financement et, par là-même, de débloquer l’investissement privé. La Global Alliance for the Future of Food travaille avec des philanthropes à la création d’une plateforme mondiale à même d’accélérer le financement de la transition agroécologique et régénératrice. Par ses efforts en matière de développement sur le terrain, TIFS épaule cette initiative en bâtissant des communautés régionales d’innovateurs financiers orientés vers la recherche de solutions. Pour parvenir à un système alimentaire sain, résilient, équitable, renouvelable, diversifié et inclusif, il est indispensable de prendre en compte les impacts environnementaux, sociaux et sanitaires. Les opportunités d’investissement dans les systèmes alimentaires durables favorisent des formes d’agriculture écologiquement bénéfiques, une alimentation saine, ainsi que des communautés et des moyens de subsistance résilients.
6 Voir https://www.tifsinitiative.org/investing
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Des systèmes alimentaires pour nourrir la population qui croît le plus vite au monde Ibrahim Assane Mayaki, Envoyé spécial pour les systèmes alimentaires, Union africaine
Nourrir une population dont la croissance est la plus rapide au monde exige de transformer les systèmes alimentaires pour permettre leur bon approvisionnement. Sécuriser et diversifier le panier alimentaire des Africains sert à la fois des objectifs nutritionnels et de résilience qui favorisent le développement permettant à l’Afrique et à sa jeune population d’exprimer pleinement tout leur potentiel.
UN ARTICLE DE IBRAHIM ASSANE MAYAKI Ancien directeur général de l’AUDA-NEPAD (Agence pour le développement de l’Afrique), Ibrahim Assane Mayaki a été Premier ministre de la République du Niger. En mars 2020, il est nommé coprésident du Panel FACTI (« Groupe de haut niveau sur la responsabilité financière, la transparence et l’intégrité internationales pour la réalisation de l’Agenda 2030 »). Depuis 2022, il est l’envoyé spécial de l’Union africaine pour les systèmes alimentaires. Ibrahim Assane Mayaki met ainsi des décennies de leadership politique et institutionnel au service de la conduite au plus haut niveau de programmes de développement.
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eux ans après le Sommet de 2021 des Nations unies sur les systèmes alimentaires, il est évident que nous n’avons pas réussi à atteindre nos objectifs ; au lieu de reculer, les crises se sont intensifiées. Si nous voulons nous attaquer à la faim persistante et chronique, et véritablement renforcer l’approvisionnement alimentaire, nous devons aller plus loin encore que les Objectifs du développement durable (ODD). Nos systèmes alimentaires sont tels que nous les avons construits : injustes et inéquitables dans certaines régions, secouées par les chocs et les crises et bien peu préparés à y faire face, ils sont efficaces dans d’autres parties du continent. Pour affronter les crises actuelles et celles qui ne manqueront pas de survenir, il faut renforcer la résilience de nos systèmes et celle de nos populations. Dans certaines régions du monde, il est essentiel d’armer dès à présent la génération qui vient et les suivantes pour qu’elles puissent échapper au cercle vicieux de la faim. Cette réalité vient en contrepoint d’un monde idyllique basé sur l’abondance. Dans certains pays, cette fragilité fait reculer le progrès et prive de leur avenir nos jeunes qui, pour s’en sortir, sont parfois conduits à certaines extrémités : un combattant de Boko Haram gagne trois dollars par jour, lesquels lui permettent de se nourrir.
N’oublions pas que l’approvisionnement et les systèmes de transformation alimentaire doivent avant tout être gérés à l’échelon national : la première responsabilité de tout gouvernement de créer les conditions assurant à sa population un accès sécurisé à la nourriture, que ce soit par le recours aux denrées produites localement, ou par des importations. L’augmentation de nos ressources alimentaires, dans une optique responsable, va de pair avec la croissance, la prospérité économique et la protection des plus vulnérables. Collectivement, au niveau mondial, il nous faut agir, aussi. Les défis du changement climatique, par exemple, ont changé la donne, tant dans l’hémisphère nord que dans l’hémisphère sud. Les phénomènes climatiques extrêmes coûtent très cher. Ils mettent en péril la sécurité alimentaire des populations et diminuent la résilience des écosystèmes productifs naturels. Le lien entre changement climatique et systèmes alimentaires doit désormais être pleinement pris en compte. C’est indispensable pour moduler les politiques et les investissements au niveau local, pour développer des technologies agricoles mieux adaptées au changement climatique, afin de mettre en œuvre des approches et des pratiques qui tiennent compte de ces évolutions du climat, mais aussi pour renforcer la résilience, la productivité et la création de valeur ajoutée.
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En parallèle, il faut préserver la biodiversité et renforcer la gouvernance environnementale. Enfin, il est nécessaire de trouver le juste équilibre entre l’innovation technologique et les pratiques à forte intensité de main d’œuvre, afin d’augmenter la productivité et d’améliorer les performances agro-industrielles pour les rendre compétitives au niveau mondial. Ces approches se heurtent néanmoins à des d’obstacles, parmi lesquels l’accès insuffisant aux financements, le manque de dispositifs
d’agriculture et d’élevage adaptés aux évolutions climatiques, et un accès trop limité aux outils de gestion du risque. Les divers instruments de financement climatique – qui se sont multipliés à l’échelle mondiale – doivent être activement adaptés à des démarches de renforcement de la résilience, ciblées sur des catégories et des systèmes donnés. Nous savons que seulement 2 % des financements climatiques vont à des petits exploitants agricoles, alors que ces derniers constituent le socle de la production.
RÉDUIRE LA DÉPENDANCE DE L’AFRIQUE AUX IMPORTATIONS ALIMENTAIRES Les différentes crises ont mis en évidence notre manque de préparation, et l’écart qui existe entre les pays du Sud global et ceux du Nord en matière de stratégies de résilience. La crise de l’approvisionnement alimentaire a été un coup de semonce – mais aussi une opportunité. Elle a mis en lumière la nécessité pour les gouvernements à agir, et les a poussés à rechercher davantage d’autonomie en matière de production alimentaire – d’abord pour nourrir leurs propres populations, mais aussi pour prendre acte de l’interdépendance et de l’importance d’une coopération à l’échelle régionale et globale. La pandémie de Covid-19 a révélé toute l’étendue de la pauvreté et des inégalités, la plupart des ménages se retrouvant confrontés à une absence quasi totale de mesures de protection sociales et à des niveaux accrus de fragilité et de vulnérabilité. Tout cela a eu, et continuera d’avoir, des conséquences sur les systèmes et sur les individus. Lors du récent sommet de Dakar
2, par exemple, des chefs d’État africains ont clairement identifié « la résilience et la souveraineté alimentaire » comme un objectif, afin de rendre le continent moins dépendant des importations pour nourrir ses populations. L’Afrique importe, en moyenne, 40 % de ses denrées alimentaires, en vertu de conditions commerciales souvent inéquitables, qui ont éliminé les protections tarifaires aux frontières. L’absence de stabilité sur le marché régional ou continental maintient la majorité des agriculteurs dans un état de perpétuelle pauvreté. Avec 60 % du total mondial de terres cultivables non exploitées, l’Afrique occupe une position stratégique pour se hisser au rang de leader mondial de l’agriculture et de l’agro-alimentaire, et devenir un centre alimentaire et agro-industriel majeur. Il faudra pour cela des investissements et des interventions internationales volontaristes, afin d’accroître la productivité, les volumes et l’offre alimentaire, et pour consolider les chaînes de valeur.
Avec 60 % du total mondial de terres cultivables non exploitées, l’Afrique occupe une position stratégique pour se hisser au rang de leader mondial de l’agriculture et de l’agro-alimentaire, et devenir un centre alimentaire et agro-industriel majeur.
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DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES POUR NOURRIR LA POPULATION QUI CROÎT LE PLUS VITE AU MONDE
Dans les faits, cependant, le résultat n’est pas au rendez-vous. En moyenne, en Afrique, la production alimentaire par habitant a diminué, tandis que l’accroissement de la population creusait l’écart entre production et consommation. Il n’en reste pas moins que la sécurisation et la diversification du panier alimentaire de l’Afrique servira à la fois des objectifs nutritionnels et de résilience. Toutefois, en Afrique, les petits producteurs, les entreprises de transformation et les négociants sont en concurrence avec des groupes agro-alimentaires internationaux, sans pouvoir bénéficier des facteurs clés de réussite que constituent l’accès aux technologies, des services financiers adaptés, des marchés alimentaires intégrés ou la capacité d’absorber des niveaux
élevés de risque et d’incertitude. C’est la raison pour laquelle les pays africains n’ont de marché stable ni à l’échelle régionale, ni à l’échelle du continent. L’accès à l’eau et à l’énergie reste difficile, alors que le développement de sources locales de valeur ajoutée (capacités de transformation des produits agricoles) est insuffisant. Pour permettre le développement de chaînes d’approvisionnement compétitives, des cadres réglementaires et des politiques adaptées - au même titre que l’innovation numérique - sont nécessaires, non seulement pour les producteurs de denrées alimentaires et les systèmes agro-industriels à grande échelle, mais aussi à destination des systèmes de production et de transformation de petite taille.
NOUS DEVONS DONNER LA PRIORITÉ À L’IMPLICATION DES JEUNES Il convient de mettre davantage l’accent sur la participation des jeunes générations à l’exécution et à la mise en œuvre des politiques de développement, ainsi qu’aux processus de pilotage et d’évaluation des initiatives. Cela favorisera l’appropriation collective, le contrôle et la responsabilité de tous. L’Afrique est le continent dont la population jeune s’accroît le plus vite au monde (60 % des Africains ont moins de 24 ans). Les jeunes Africains doivent être convaincus qu’ils ont un rôle à jouer dans le développe-
ment du continent. Les modalités de création de l’activité économique sont des questions qui doivent être abordées par les États dans un esprit d’entraide et de coopération. C’est à la fois un problème national et un phénomène mondial. Nous assistons à un exode – non seulement des spécialistes, mais aussi des jeunes : si on ne leur donne pas des espoirs et des perspectives, la chance de les voir contribuer au développement économique africain sera gâchée.
LES POINTS CRITIQUES POUR L’AGRO-ALIMENTAIRE ET L’AGRO-INDUSTRIALISATION EN AFRIQUE Les voies de l’agro-industrialisation de l’Afrique doivent être réexaminées et réorientées de toute urgence. Des investissements sont nécessaires
Le modèle actuel d’agro-industrialisation de l’Afrique doit être réexaminé et réorienté de toute urgence. Des investissements sont nécessaires dans la science, l’innovation et le développement humain. 40
dans la science, l’innovation et le développement humain. À cet égard, l’accent doit être mis sur l’incitation à la croissance vivrière et agro-industrielle locale. Cela doit se faire tout au long des chaînes de valeur du système alimentaire, par le biais de politiques commerciales et agricoles adaptées, afin de développer la commercialisation des denrées issues des petites exploitations, d’élargir la gamme des produits vendus, et d’intégrer efficacement les agriculteurs et les PME qui sont en première ligne dans des chaînes de valeur élargies, qu’elles soient nationales, régionales ou internationales.
DES SYSTÈMES ALIMENTAIRES POUR NOURRIR LA POPULATION QUI CROÎT LE PLUS VITE AU MONDE
À l’heure actuelle, en Afrique, le taux d’adoption des derniers progrès technologiques dans le domaine agricole se situe autour de 35 % ‒ bien en dessous de son potentiel. Sur l’ensemble du continent, on estime par exemple que 33 % seulement des terres cultivables exploitées le sont avec des variétés végétales améliorées. Il faudrait en outre diffuser l’innovation numérique à l’ensemble du système, pas seulement aux grands producteurs et aux agro-industriels, mais aussi aux exploitations et entreprises de transformation de moindre envergure. La préservation de la biodiversité et la gouvernance
environnementale permettront de protéger les sols et les ressources en eau pour l’avenir. L’aquaculture, qui est un moyen de produire à moindre coût et avec de faibles émissions de carbone des protéines et des aliments très nourrissants, doit être encouragée et changer d’échelle. Des investissements supplémentaires sont en outre nécessaires dans les systèmes d’irrigation, et doivent s’accompagner de politiques visant à améliorer la gestion et l’utilisation raisonnée des ressources hydriques, l’enjeu étant de maximiser la production par des techniques d’irrigation efficientes et une meilleure gestion de l’eau.
REPÈRES UNION AFRICAINE L’Union africaine est une organisation continentale qui compte 55 États membres. Elle a officiellement été créée en 2002, en remplacement de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) qui l’a précédée (1963-1999). Elle vise à favoriser l’avancée de la démocratie, des droits humains et du développement dans toute l’Afrique, notamment en attirant plus d’investissements internationaux dans le cadre du Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD) – programme qui considère la paix et la démocratie comme les conditions préalables d’un développement durable.
UN ENVIRONNEMENT PROPICE AU CHANGEMENT Dans la transformation des stratégies et politiques relatives aux systèmes alimentaires, il est essentiel d’accorder une place centrale aux technologies numériques, afin d’exploiter pleinement leur potentiel transversal d’innovation. Pour créer des plateformes d’activités innovantes et inciter les régions à collaborer, il faut s’appuyer sur des fonds consacrés à l’innovation, sous la forme de subventions, notamment à destination des jeunes. Le bon usage de l’ensemble des marchés institutionnels, l’apport d’investissements, mais aussi la mise en œuvre des dispositifs institutionnels, politiques et réglementaires nécessaires, ainsi que le recours aux marchés publics pour stimuler l’investissement du secteur privé, favoriseront l’émergence de PME et de chaînes d’approvi-
sionnement compétitives. La sécurité alimentaire et la réglementation des repas scolaires, alliées à des incitations à « acheter local » – y compris par le biais de mesures spécifiques aux systèmes agricoles et alimentaires – entraîneront l’ouverture de nouvelles entreprises dans le secteur. Des investissements sont aussi nécessaires dans les infrastructures capitalistiques et les mécanismes de financement destinés à investir dans des entreprises nationales et transnationales, afin de soutenir ces entreprises et startups émergentes, en particulier lorsqu’elles sont créées par des femmes ou des jeunes. Dans le contexte géopolitique actuel, atteindre ces objectifs dépendra fondamentalement de deux facteurs principaux : l’intégration régionale et la mobilisation des ressources nationales.
Dans la transformation des stratégies et politiques relatives aux systèmes alimentaires, il est essentiel d’accorder une place centrale aux technologies numériques, pour exploiter pleinement leur potentiel transversal d’innovation.
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DERNIERS NUMÉROS
LA REVUE Secteur Privé & Développement (SP&D) est la revue de Proparco destinée à confronter les opinions d’experts sur des problématiques liées au rôle du secteur privé dans le développement des pays du Sud, et notamment d’Afrique subsaharienne. La revue sollicite l’expertise d’acteurs du développement dans ces géographies, et plus particulièrement des décideurs du secteur privé, des bailleurs de fonds, d’organisations internationales, d’ONG ainsi que des universitaires et des experts d’instituts de recherche sur le développement. À chaque numéro, la revue SP&D se focalise sur une thématique qui est abordée à travers une douzaine d’articles. Depuis sa création en 2009, Secteur Privé & Développement s’est ainsi imposée comme une publication de référence sur le rôle du secteur privé.
SP&D #38 ADAPTATION AU CHANGEMENT CLIMATIQUE, LE SECTEUR PRIVÉ PASSE À L'ÉCHELLE À l'occasion de la COP 27 de novembre 2022, le 38e numéro de Secteur Privé & Développement est dédié à l’adaptation au changement climatique. Il présente les leviers d’action des institutions de financement du développement et du secteur privé face aux enjeux de la crise climatique.
LE SITE Le site de SP&D réunit les contributions qui paraissent dans la revue, ainsi que les interviews vidéo d’acteurs du développement réalisées au sein de Proparco par l’équipe chargée de la coordination éditoriale de la revue. proparco.fr/fr/revue-secteur-prive-developpement
SP&D #HORS-SÉRIE LES NOUVELLES DYNAMIQUES ENTREPRENEURIALES EN AFRIQUE L’objectif de ce numéro hors-série, paru à l’occasion du nouveau Sommet Afrique-France organisé en octobre 2021, est de rendre compte de la révolution entrepreneuriale africaine et de montrer comment cette dynamique stimule les relations d’affaires entre l’Afrique et la France.
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DERNIERS NUMÉROS
SP&D #37 FACE À LA CRISE, QUELLES PERSPECTIVES POUR LE SECTEUR PRIVÉ ? La 37e édition de la revue Secteur Privé & Développement, réalisée avec l’association EDFI, donne la parole aux institutions européennes de financement du développement et présente leurs réponses face à la crise liée à la pandémie de Covid-19.
SP&D #35 PRÉSERVER LA BIODIVERSITÉ : LE SECTEUR PRIVÉ EN ACTION Ce numéro donne la parole à une vingtaine de chercheurs et de dirigeants d’entreprise, de fondation et d’ONG qui présentent, cas concrets et chiffres clés à l’appui, quelques-unes des initiatives inspirantes du secteur privé pour la préservation de la biodiversité.
SP&D #36 ACCOMPAGNEMENT TECHNIQUE, ÉLARGIR LE CHAMP DES POSSIBLES Ce numéro, paru fin 2021, propose des pistes de réflexion sur l’accompagnement technique (AT) et ses enjeux. Il donne la parole à de nombreux experts d’institutions de financement du développement, de l’Union européenne, de sociétés d’investissement, ainsi qu’à des bénéficiaires de programmes d’AT.
SP&D #HORS-SÉRIE LES BANQUES PUBLIQUES DE DÉVELOPPEMENT EN RÉPONSE AUX ENJEUX GLOBAUX Paru en novembre 2020 à l’occasion du sommet mondial Finance en commun (FiCS), ce numéro met en avant le rôle de plus en plus important joué par les institutions financières de développement européennes et aborde quelques-uns des sujets majeurs en matière de développement.
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3E TRIMESTRE 2023
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Secteur Privé & Développement (SP&D) est une revue semestrielle destinée à analyser les mécanismes par lesquels le secteur privé peut contribuer au développement des pays du Sud, et particulièrement d’Afrique subsaharienne. SP&D confronte, à chaque numéro, les idées d’auteurs issus d'horizons variés, provenant du secteur privé, du monde de la recherche, d’institutions de développement ou encore de la société civile. Un blog a été lancé dans la continuité de la revue afin d’offrir un espace de réflexion et de débats sur le secteur privé et le développement.
proparco.fr/fr/revue-secteur-prive-developpement