34 L A R E V U E D E P R O PA R C O
TROISIÈME TRIMESTRE 2020
LE SECTEU R I N DU STR I E L À L’HE U R E D U D É VELOPPEME N T D U R A BLE : Q U EL S E N JE U X ?
COVID-19
E M P L O I T R A N S I T I O N É N E R G É T I Q U E
MADE IN
A C C O M PA G N E M E N T T E C H N I Q U E
34 Une publication de Proparco, Groupe Agence Française de Développement, société au capital de 693 079 200 €
151, rue Saint-Honoré, 75001 Paris - France Tél. (+33) 1 53 44 31 07 Courriel : revue_spd@afd.fr Site web : www.proparco.fr Blog : blog.secteur-prive-developpement.fr
Directeur de publication Grégory Clemente
TA B L E DE S MAT IÈ R E S
04 C O N T R I B U T R I C E S ET CONTRIBUTEURS
30 É T U D E D E C A S Dolidol : l’atout du « Made in Morocco » Par Jalil Skali
Fondateur Julien Lefilleur
Directrice de la rédaction et rédactrice en chef Laurence Rouget-Le Clech
Rédacteur en chef exécutif Romain De Oliveira
Comité éditorial Axelle Bergeret-Cassagne, Christel Bourbon-Seclet, Laure Bourgeois, Myriam Brigui, Marianne Cessac, Fariza Chalal, Johann Choux, Christophe Cottet, Xavier Echasseriau, Pierre Forestier, Thomas Hofnung, Djalal Khimdjee, Olivier Luc, Elodie Martinez, Gonzague Monreal, Gregor Quiniou, Françoise Rivière, Laurence Rouget-Le Clech, Bertrand Savoye, Camille Severac, Hélène Templier, Samuel Touboul, Baptiste Tournemolle, Hélène Verrue
Advisory board Jean-Claude Berthélemy, Paul Collier, Kemal Dervis, Mohamed Ibrahim, Pierre Jacquet, Michael Klein, Nanno Kleiterp, Ngozi Okonjo-Iweala, Jean-Michel Severino, Bruno Wenn, Michel Wormser
Conception et réalisation LUCIOLE
Crédit photo (couverture) Fabien Dubessay/AFD
06 C A D R A G E
32 F O C U S
Pas de miracle dans le développement économique de l’Asie, de l’industrie !
Indications géographiques et labels de qualité : des outils efficaces pour faciliter l’accès des PME industrielles aux marchés
Par Jean-Raphaël Chaponnière et Marc Lautier
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A N A LY S E
Les questions clés des politiques dans l’industrialisation africaine Par Pierre Jacquemot
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FOCUS
Industrie et climat : compatibles ? Par Gilles David
20 O P I N I O N Industrie textile : vers un nouveau modèle économique pour enrayer les violations des droits humains au travail Par Nayla Ajaltouni
Traduction Jean-Marc Agostini, Neil O’Brien/Nollez Ink, Sam O’Connell
24 É T U D E D E C A S
Secrétariat de rédaction ( : ? ! ; ) D O U B L E P O N C T U A T I O N, www.double-ponctuation.com
Participer à la lutte contre la Covid-19 et diversifier ses activités : le cas de la SERMP au Maroc Par Badre Jaafar
Impression sur papier certifié PEFC 70 % Pure Impression – ISSN 2103 3315 Dépôt légal 23 juin 2009
Par Fabio Russo
36 A N A L Y S E Impacts à court terme de la crise Covid-19 sur l’industrie manufacturière en Afrique Par Michaël Goujon et Édouard Mien
42 A N A L Y S E La diversification des chaînes d’approvisionnement entraînée par la Covid-19 profitera-t-elle à l’Afrique ? Par Franziska Hollmann
46 F O C U S Renforcer la compétitivité des exportations dans le secteur du textile et de l’habillement pour les pays en développement Par Matthias Knappe
50 E N S E I G N E M E N T S DU NUMÉRO
26 C H I F F R E S - C L É S
Romain De Oliveira et Amélie Pierre Milon
ÉDITO
L
Grégory Clemente Directeur général, Proparco
es débats sur les effets de la mondialisation, autrefois réservés aux économistes, intéressent désormais davantage de citoyens. Ils interrogent nos façons de consommer et d’échanger des biens industriels dans un monde interconnecté, et mettent en lumière les préoccupations grandissantes à l’égard des enjeux climatiques. Panacée d’une Afrique en manque d’emplois ? Miracle asiatique ? Responsable du changement climatique ? Outil d’une (in)dépendance et d’une résilience nationale ? Si l’industrie est l’objet de nombreuses controverses, elle est aussi souvent présentée comme une étape indispensable au développement économique. Dans ce contexte, le Groupe AFD, via Proparco (sa filiale dédiée au financement du secteur privé), a pris le parti de soutenir des projets privés rigoureusement sélectionnés dans des secteurs industriels porteurs : biens de consommation, emballage, textile, matériaux de construction, notamment. L’accompagnement de ces secteurs suppose d’encadrer de façon stricte les risques environnementaux et sociaux induits. C’est pourquoi Proparco se concentre sur un nombre restreint d’acteurs connus pour leurs bonnes pratiques et sélectionne des projets à fort impact, autour de thèmes tels que l’efficacité énergétique, la création d’emplois décents et la mise à niveau des pratiques environnementales aux standards internationaux. Dans cette perspective, Proparco fait le choix d’accompagner les acteurs de certains secteurs vers leur transition énergétique (le ciment) ou vers le progrès social (le textile). Les enjeux liés aux secteurs industriels demeurent complexes et multiples. Ils conduisent à s’interroger sur les transformations nécessaires pour encourager le respect de normes sociales et environnementales exigeantes, garantes d’un développement durable et plus équitable (création d’emplois décents, utilisation de technologies propres, innovations partagées). Ces transformations participent de la mise en œuvre de l’Accord de Paris pour la préservation de l’environnement. La crise sanitaire et économique provoquée par l’épidémie de Covid-19, en plus de mettre à l’épreuve les économies du monde entier, est venue exacerber l’acuité de ces questions. Dans cette édition de la revue Secteur Privé & Développement, Proparco se propose, sans prétendre à l’exhaustivité, d’éclairer ces thématiques en laissant la parole à des chercheurs, entrepreneurs, ONG ou spécialistes de l’assistance technique. Bonne lecture !
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CONTRIBUTRICES ET CONTRIBUTEURS
Nayla Ajaltouni
Déléguée générale, Collectif Éthique sur l’étiquette Économiste du développement de formation, Nayla Ajaltouni coordonne depuis 2007 le Collectif Éthique sur l’étiquette, ONG qui œuvre pour la défense des droits humains au travail dans les chaînes de sous-traitance mondialisées de l’habillement et pour un encadrement contraignant de l’activité des multinationales.
Michaël Goujon
Jean-Raphaël Chaponnière
Gilles David
Chercheur et économiste, Asie 21
Cofondateur et PDG, Enertime
Jean-Raphaël Chaponnière a notamment été ingénieur de recherche au CNRS, chercheur à l’ISEAS (Institute of Southeast Asian Studies, Singapour) expert au NESDB (National Economic and Social Development Board, Thaïlande) et à Asia Centre (INSEAD), ou encore économiste au département Asie de l’AFD. Il est rattaché à Asie 21-Futuribles et participe à Asialyst.
Cofondateur d’Enertime et PDG, Gilles David est ingénieur électricien de formation. Il a passé la majeure partie de sa carrière dans l’industrie de l’énergie, notamment aux Philippines. De retour en France, il crée l’activité énergie distribuée-bioénergie au sein d’Alstom T&D, qui deviendra Areva Bioénergies.
Franziska Hollmann
Badre Jaafar
Enseignant chercheur, CERDI
Directrice Entreprises pour l’Afrique, DEG
Directeur, SERMP
Michaël Goujon est économiste du développement, spécialisé notamment sur les questions d’intégration à l’économie mondiale, de financement du développement ou encore des vulnérabilités face au changement climatique et aux catastrophes naturelles.
Franziska Hollmann est directrice du département Corporate pour la région Afrique de DEG (Deutsche Investitions-und Entwicklungsgesellschaft, membre du Groupe KfW) où elle y travaille depuis 20 ans. Elle cumule plus de 13 ans d’expérience dans le financement structuré de projets agro-industriels, forestiers ou alimentaires.
Badre Jaafar est directeur de la SERMP (Société d’étude et de réalisations mécaniques de précision), filiale du Piston français, depuis 2016. Il a auparavant occupé plusieurs postes au sein de la maison mère française. Badre Jaafar est diplomé des Arts et Métiers ParisTech.
Pierre Jacquemot
Matthias Knappe
Économiste et diplomate, maître de conférences à Sciences Po Paris
Senior Officer et directeur de programme, ITC
Ancien Ambassadeur de France, ancien directeur du développement au ministère français des Affaires étrangères et ancien chef de mission de coopération, Pierre Jacquemot est actuellement maître de conférences à Sciences Po Paris. Il est l’auteur de L’Afrique des possibles, les défis de l’émergence, (Karthala, 2016).
Matthias Knappe dirige le programme du Centre du commerce international (ITC) pour les fibres, les textiles et l’habillement. Il travaille avec les acteurs du secteur textile et de l’habillement partout dans le monde, pour renforcer la compétitivité de leurs exportations.
04
Marc Lautier
Professeur d’économie, université Rennes 2 Marc Lautier est professeur d’économie à l’université Rennes 2, où il dirige le master Commerce et relations économique Europe-Asie (CREEA). Avec Jean-Raphaël Chaponnière, ils ont publié Économie de l’Asie du Sud-Est (2019, 2e édition, éd. Bréal) et Les Économies émergentes d’Asie, entre l’État et le marché (2014, éd. Dunod).
COORDINATRICES ET COORDINATEURS
Édouard Mien
Amélie Pierre Milon
Doctorant, CERDI
Chargée d’affaires senior, Proparco
Édouard Mien est doctorant en économie du développement. Ses recherches portent sur le lien entre ressources naturelles et transformations structurelles et compétitivité en Afrique. Il est diplômé de la Paris School of Economics et de l’École normale supérieure de Paris-Saclay.
Amélie Pierre Milon est en charge de l’instruction de dossiers et du suivi de clients en portefeuille au sein de la division MAS (Manufacturing, Agrobusiness and Services). Elle a débuté sa carrière en fusionsacquisitions avant de rejoindre le bureau régional Proparco de Johannesbourg, puis celui de la DEG où elle a instruit des projets en Afrique australe et de l’Est. Amélie est diplômée du Master in Management Grande École de l’ESCP Business School.
Fabio Russo
David Chetboun
Fabio Russo travaille au sein du département Numérisation, technologie et innovation de l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI). Il pilote le programme de l’ONUDI sur les consortiums d’exportation et appellations d’origine regroupant des PME.
David Chetboun est économiste au sein du département Diagnostics économiques et politiques publiques (ECO) de l’Agence française de développement (AFD). Il travaille sur les vulnérabilités économiques et financières de plusieurs pays d’intervention de l’AFD, en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Avant d’intégrer ECO, il était économiste aux Instituts d’émission d’outre-mer (IEDOM-IEOM) où il travaillait sur les facteurs de croissance et le suivi de la conjoncture économique. David est diplômé de l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE).
Senior Officer, ONUDI
Jalil Skali
Économiste, AFD
Stéphane His
Directeur général, Dolidol
Expert changement climatique senior, AFD
Jalil Skali est directeur général de Dolidol depuis 2011 et vice-président général de l’Association marocaine des industries du textile et de l’habillement (AMITH) depuis juin 2019. Il est diplômé de l’École centrale de Lyon et titulaire d’un DEA en électronique et informatique.
Ingénieur chimiste de formation, Stéphane His a développé une expertise reconnue dans l’évaluation technico-économique et environnementale des alternatives aux énergies fossiles. En 2008, il devient vice-président de la ligne de produits Biocarburants et Énergies renouvelables chez Technip. Il y développe l’offre en matière de biocarburants, d’énergies solaire et marine, de géothermie et de techniques de capture et stockage du carbone. Il crée en particulier l’activité Éolien en mer du groupe. En 2016, après un master en Management d’unité stratégique à HEC Paris, il met son expertise au service de la division Climat de l’AFD.
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CADRAGE
Pas de miracle dans le développement économique de l’Asie, de l’industrie ! J ean-Raphaël Chaponnière, chercheur et économiste, Asie 21 Marc Lautier, professeur d’économie, université Rennes 2
Lorsque l’on étudie les dynamiques de développement industriel et leurs impacts sur l’économie, à l’échelle globale, le modèle asiatique peut incontestablement être cité en exemple. Plus que les politiques d’ouverture, ce sont les efforts portés sur l’investissement dans l’industrie qui ont permis des changements structurels rapides au sein des économies asiatiques. À travers le prisme asiatique, Marc Lautier et Jean-Raphaël Chaponnière analysent l’impact de l’industrie sur le développement des économies.
D
epuis le rattrapage du Japon et le décollage des « nouveaux pays industriels » (NPI), puis l’émergence de l’Asie du SudEst et de la Chine, le développement de l’Asie bouleverse les structures de l’économie mondiale. Il constitue le principal changement intervenu dans le monde en développement au cours des cinquante dernières années. Cette lame de fond, qui a sorti près de la moitié de la population mondiale de la pauvreté, est souvent présentée comme une succession d’épisodes conjoncturels, voire « miraculeux ». L’Asie n’est cependant pas une addition d’exceptions mais une référence pour l’économie du développement, et les dynamiques d’industrialisation sont au premier plan de ces processus. À la période des indépendances, l’Asie semblait pourtant mal partie pour le développement et
1 J. Reday, Japan Times, 2 mai 1964
06
l’« Asie pessimisme » dominait. En 1960, la Corée du Sud était plus pauvre que le Ghana, à Séoul les conseillers américains désespéraient de son avenir et, en 1964, un journaliste économique concluait ainsi son analyse : « La Corée est une nation très pauvre et une série de miracles, de même qu’un bon jugement et beaucoup de travail seront nécessaires pour doter ce pays d’une économie viable »1 ; le revenu par habitant à Taïwan était inférieur à celui du Brésil et quatre fois plus faible qu’en Argentine ; Hong Kong et Singapour étaient à peine plus riches. Au cours de cette décennie, ces quatre économies entrent progressivement dans une dynamique de croissance sans précédent : en moins d’une génération (1960-1980), le revenu par habitant est multiplié par quatre. Plus spectaculaire encore que celle du Japon, la croissance s’accélère au cours des années 1980, considérées en Amérique latine et en Afrique comme une (première) décennie perdue. À
CADRAGE
l’aube des années 1990, Taïwan et la Corée du Sud ont réalisé le développement économique le plus rapide de l’histoire ! La diffusion de la croissance se poursuit en Asie dans les pays qui ne pratiquent pas l’isolement, marquée ainsi dans les années 1980 par l’émergence de l’Indonésie, de la Malaisie, de la Thaïlande, puis au cours des deux décennies suivantes par la croissance
de la Chine et du Vietnam. Au cours des trois dernières décennies, la croissance a été près de trois fois plus rapide en Asie de l’Est qu’en Amérique latine ou en Afrique subsaharienne. Elle s’est accompagnée d’une amélioration des indicateurs de développement humain, qui se situent désormais aux premiers rangs du monde en développement.
ESSOR ET DYNAMISME DES INDUSTRIES EN ASIE Le dynamisme de la région a longtemps surpris. Il n’était pas prévu par les experts et contredisait la plupart de leurs prévisions, ce qui a entraîné beaucoup de confusion dans les interprétations. En effet, ces décollages bousculent les paradigmes traditionnels, marxistes (l’inconcevable développement de la périphérie) comme orthodoxes, qui prévoient un avenir brillant aux grands pays abondants en matières premières puis à ceux dont la « gouvernance » et les institutions ressemblent le plus à celles des États-Unis. Cet embarras explique l’insistance sur la singularité, le caractère exceptionnel, voire conjoncturel, des expériences de croissance rapide en Asie, qui est illustré par l’addiction au terme de « miracle ». Après le « miracle » japonais de l’après-guerre, on évoque en effet les « miracles » de la Corée, de Taïwan, de Singapour, puis celui de l’Asie de l’Est en général, dans un ouvrage éponyme de la Banque mondiale (1993), qui n’intègre pourtant pas encore le décollage de la Chine ! Rare et, surtout, inexplicable, un miracle n’est pas reproductible et il est difficile d’en tirer des leçons, de politique économique par exemple. Pourtant, ces dynamiques ont le même moteur et utilisent des recettes similaires. L’essor des pays pauvres d’Asie de l’Est repose sur l’expansion des investissements, de la production et des exportations dans le secteur manufacturier. Dans une perspective comparative, les économies d’Asie de l’Est se distinguent par leur industrialisation rapide et une diversifica-
Au cours des trois dernières décennies, la croissance a été près de trois fois plus rapide en Asie de l’Est qu’en Amérique latine ou en Afrique subsaharienne. Elle s’est accompagnée d’une amélioration des indicateurs de développement humain. tion industrielle soutenue. Le développement industriel de Singapour, qui dépasse le niveau américain (alors leader industriel mondial) dès les années 1990, est encore plus rapide que celui de la Corée. Aussi peu industrialisées que l’Afrique du Nord dans les années 1970, la Malaisie et la Thaïlande dépassent désormais le Brésil ou l’Argentine, pourtant beaucoup plus avancés initialement. En Indonésie, au Vietnam et au Cambodge, la production industrielle décolle également. Au début des années 1990, la valeur ajoutée manufacturière coréenne représentait la moitié de celle de la France, elle lui est désormais supérieure de 50 % (en dollars courants) ; de même, la valeur ajoutée manufacturière thaïlandaise était la moitié de celle de l’Argentine à la fin des années 1980 et représente le double actuellement, alors que la Chine est devenue dès 2010 le premier pays industriel, devant les États-Unis.
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PAS DE MIRACLE DANS LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE DE L’ASIE, DE L’INDUSTRIE !
UN ARTICLE DE JEAN-RAPHAËL CHAPONNIÈRE Chercheur et économiste, Asie 21 Jean-Raphaël Chaponnière a été ingénieur de recherche au CNRS, chercheur à l’ISEAS (Institute of Southeast Asian Studies, Singapour) expert au NESDB (National Economic and Social Development Board, Thaïlande) et à Asia Centre (INSEAD), conseiller économique à l’ambassade de France en Corée et en Turquie, économiste au département Asie de l’AFD. Il est rattaché à Asie 21-Futuribles et participe à Asialyst. Il a notamment écrit, avec Marc Lautier, Asie du Sud Est, carrefour de la mondialisation (Bréal, 2018) et Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché (Dunod, 2014).
En résumé, alors que les situations initiales étaient souvent proches dans le sous-développement industriel, les niveaux d’industrialisation en Asie
de l’Est dépassent désormais largement ceux de l’Amérique latine, de l’Afrique du Nord, de l’Inde et, bien sûr, de l’Afrique subsaharienne.
L’INDUSTRIE COMME MOTEUR DU DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE De Smith à Kaldor, les économistes ont depuis longtemps identifié, et explicité, le rôle moteur de l’industrie (manufacturière) dans le changement structurel et le développement économique. Celui-ci repose sur l’augmentation de la productivité du travail. Sur ce plan, les transformations engendrées par l’industrialisation n’ont pas d’équivalent : les économies d’échelle et la dynamique de la division du travail produisent des gains de productivité élevés, dont le potentiel apparaît illimité ; l’innovation est concentrée dans l’industrie, qui est également le champ de diffusion privilégié du progrès technique, avant son transfert dans les autres secteurs ; la demande internationale pour les biens manufacturés est particulièrement dynamique en tendance longue, etc. La croissance du secteur manufacturier entraîne celle de la productivité dans les autres secteurs de l’économie et permet un processus cumulatif de croissance de la production et de la produc-
tivité. Pour un pays pauvre, la transition de l’agriculture vers l’industrie offre ainsi l’opportunité de créations d’emplois massives, avec une productivité supérieure au niveau initial. La convergence entre les créations d’emplois dans l’industrie et l’augmentation de la productivité est d’autant plus étroite que la discipline du commerce international s’exerce. Conséquence logique de ce rôle directeur du secteur manufacturier, on observe une corrélation étroite entre la production industrielle et le revenu par habitant. La Suisse et Singapour, les deux pays aujourd’hui les plus riches en termes de revenu par habitant, sont également ceux dont la valeur ajoutée per capita est la plus élevée au monde. Si le secteur manufacturier ne contribue plus aujourd’hui qu’à une part modeste de leur PIB, il a été à l’origine de leur essor économique. À l’opposé, les pays les plus pauvres sont les moins industrialisés.
LES CLÉS DE LA TRANSFORMATION INDUSTRIELLE La question clé ne porte donc pas sur la direction ou le moteur du développement économique, mais sur celle de la mise en œuvre. La transformation d’une économie pauvre à dominante agricole en une économie plus avancée repose sur la diversification industrielle. La vitesse de cette transformation dépend du taux d’investissement et de la qualité de l’investissement. Les expériences de l’Union soviétique ou de la Chine maoïste montrent que l’augmentation, même massive, de la quantité d’investissement produit de médiocres résultats si la qualité de ces investissements, c’est-à-dire leur productivité, est insuffisante.
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En Asie de l’Est, le décollage des taux d’investissement se réalise tôt : dès les années 1970 en Corée et dans les années 1980 en Malaisie, Thaïlande et Indonésie. Krugman avait ironisé sur « la croissance par transpiration », soit l’accumulation de travail et de capital, et le manque « d’inspiration » du développement en Asie. Sa critique éludait le point essentiel : comment les pays d’Asie ont-ils pu mobiliser autant de ressources productives ? Pourquoi l’investissement est-il aussi dynamique en Asie, en particulier l’investissement industriel privé, alors qu’il est atone dans la plupart des régions en développement ?
PAS DE MIRACLE DANS LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE DE L’ASIE, DE L’INDUSTRIE !
Revenu par habitant en % du niveau des Etats-Unis (PPA) 100 90 Taïwan 80 70
Corée du Sud
Chine Corée du Sud
60
Taïwan Thaïlande
50
Malaisie
Malaisie Indonésie
40
Vietnam Thaïlande Chine Amérique du Sud Indonésie
30 20
Amérique du Sud
Vietnam
10 0 1980
1983
1986
1989
1992
1995
1998
2001
2004
2007
2010
2013
2016
Part des produits manufacturiers dans les exportations 100
Taïwan Corée du Sud Chine Singapour Malaise
90 80
Thaïlande 70 Chine Corée du Sud
60 Indonésie
Taïwan Thaïlande
50
Malaise Indonésie
40
Singapour 30 20 10 0 1967
1970
1973
1976
1979
1982
1985
1988
1991
1994
1997
2000
Source : Cepii, Comptes harmonisés sur les échanges et l’économie mondiale (Chelem)
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PAS DE MIRACLE DANS LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE DE L’ASIE, DE L’INDUSTRIE !
UN ARTICLE DE MARC LAUTIER Professeur d’économie, université Rennes 2 Marc Lautier est professeur d’économie à l’université Rennes 2, où il dirige le master Commerce et relations économique Europe-Asie (CREEA). Avec Jean-Raphaël Chaponnière, ils ont publié Économie de l’Asie du Sud-Est (2019, 2e édition, éd. Bréal) et Les Économies émergentes d’Asie, entre l’État et le marché (2014, éd. Dunod).
Derrière la dynamique d’investissement et d’industrialisation de l’Asie, on retrouve des politiques industrielles qui, sans être identiques ni aussi efficaces partout, partagent plusieurs traits structurels communs. La politique industrielle a pour objectif d’orienter l’économie vers des activités à plus forte productivité. Initialement, ces industries « dans l’enfance » sont moins compétitives et moins rentables que les activités plus traditionnelles. Leur manque de compétitivité justifie la protection et leur faible rentabilité dissuade les banques et les investisseurs privés de les financer. Le marché oriente ses financements vers les activités (traditionnelles) où les profits sont connus et attractifs, plutôt que vers des secteurs inconnus et incertains. Or la vitesse du changement sectoriel dépend de l’effort d’investissement dans les nouveaux secteurs et donc du financement dont il bénéficie. En l’absence d’intervention publique, il sera faible. Le principal enjeu de la politique industrielle est donc d’offrir des incitations pour stimuler l’investissement des entreprises dans l’industrie, où elles ont peu d’expérience et de compétitivité, tout en évitant de les placer en situation de rentes et en les contraignant à améliorer
leur productivité, leur niveau technique et leur compétitivité. Pour atteindre simultanément ces objectifs, les États asiatiques ont mis en œuvre des combinaisons de mesures, qui comprennent toujours un ciblage sectoriel précis, un appui financier, une dose de protection et une orientation systématique, de degré variable, à l’exportation. La « discipline » des exportations s’est exercée avec plus (Corée, Taïwan) ou moins (Malaisie, Thaïlande) d’intensité. Elle permet de réduire un inconvénient habituel des politiques interventionnistes, celui de cibler et de soutenir les « mauvais » entrepreneurs (peu efficaces mais proches du gouvernement) et les mauvais secteurs (pour lesquels le pays ne dispose pas de potentiel de compétitivité) et de gaspiller des ressources rares. Si elles n’ont pas partout connu le même succès, les politiques industrielles ont été plus cohérentes et plus efficaces en Asie que dans les autres régions en développement, notamment qu’en Amérique latine. Du Japon à la Chine, en passant par la Corée, la Malaisie, ou Singapour, l’Asie de l’Est offre ainsi une variété d’expériences et de leçons à tirer pour les politiques de développement.
CONCLUSION Ces expériences confirment que ce n’est pas l’ouverture qui provoque l’industrialisation et la croissance rapide. L’Afrique de l’Ouest ou le Moyen-Orient ont eu une ouverture plus précoce et parfois plus marquée. C’est l’effort d’investissement industriel, dont le rendement est stimulé par les opportunités de l’ouverture, qui engendre le changement structurel et le rattrapage. La question principale ne porte pas sur la nécessité de la politique industrielle, mais sur sa mise en œuvre et son efficacité. En son absence, l’ouverture commerciale ne conduit qu’à la spécialisation primaire, en Afrique, au Moyen-Orient comme en Argentine ou au Brésil.
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Ces expériences rappellent également qu’aucun pays n’a émergé à partir des services. En Asie, comme ailleurs, aucun pays n’a connu une croissance forte et durable et atteint un haut degré de richesse et de développement sans industrialisation ; et les pays à croissance rapide ont des secteurs industriels en expansion. De même, il n’y a à ce jour aucun exemple de pays qui s’est développé par une transition directe du secteur agricole ou primaire vers le secteur des services (à l’exception des paradis fiscaux).
A N A LY S E
Les questions clés des politiques dans l’industrialisation africaine Pierre Jacquemot, Économiste et diplomate, maître de conférences à Sciences Po Paris
Enjeu majeur du développement économique en Afrique, l’industrialisation du continent est aujourd’hui au cœur des préoccupations des gouvernants, bailleurs de fonds et investisseurs. Encore balbutiante, l’industrialisation en Afrique laisse entrevoir des perspectives importantes pour absorber les millions de nouveaux actifs qui arrivent sur le marché du travail africain chaque année et contribuer à l’aprèsCovid-19. Encore faut-il que ce développement industriel s’accorde avec les enjeux de décarbonation de l’industrie, le respect de la biodiversité et des préoccupations écologiques.
J
amais les appels en faveur de l’industrialisation du continent africain ne se sont faits aussi pressants. Gouvernants, investisseurs, consultants, bailleurs de fonds : chacun reconnaît son potentiel. Avec deux enjeux de
taille : réduire la dépendance du continent en biens manufacturés et contribuer à l’emploi. Or, ni l’agriculture ni les services ne pourront absorber les millions de nouveaux actifs arrivant chaque année sur le marché du travail1.
LE NOUVEAU PACTE INDUSTRIEL La grande majorité des pays africains font face à un contexte pénalisant. La dépendance quasi-exclusive aux matières premières, la volatilité des prix et le modeste niveau d’intensité technologique des activités manufacturières entretiennent la vulnérabilité du continent. Hormis les cas du Maghreb et de l’Afrique du Sud, les pays du continent ont une valeur ajoutée manufacturière (VAM) inférieure à 100 dollars par habitant2. Et cette VAM africaine est directement associée soit aux ressources naturelles, soit aux activités « low-tech » avec des niveaux
de productivité limités. Pour autant, un argument fait son chemin : le retard de l’Afrique dans le processus d’industrialisation ne devrait plus être considéré comme un handicap mais plutôt comme un atout. Le fait de ne pas avoir franchi les étapes de l’industrialisation fait qu’il n’y a pas de pesanteurs héritées du passé : le saut technologique permet de passer directement à des méthodes de production plus conformes aux normes sociales du travail décent, de sobriété en carbone et de résilience aux effets des dérèglements du climat3.
UN ARTICLE DE PIERRE JACQUEMOT Économiste et diplomate, maître de conférences à Sciences Po Paris Ancien ambassadeur de France (Kenya, Ghana, RDC), ancien directeur du développement au ministère français des Affaires étrangères, et ancien chef de mission de coopération (Burkina Faso, Cameroun), Pierre Jacquemot est actuellement maître de conférences à Sciences Po Paris. Il est également membre du Conseil national du développement et de la solidarité internationale (CNDSI) et président du Groupe initiatives, un collectif de 13 ONG de développement. Il est l’auteur de L’Afrique des possibles, les défis de l’émergence, (Karthala, 2016).
1 Les arrivées annuelles sur le marché du travail devraient passer de 20 millions en 2020 à 30 millions en 2050 (Banque mondiale, Africa’s Pulse, n° 18 : An Analysis of Issues Shaping Africa’s Economic Future, Washington, 2018). 2 La valeur ajoutée manufacturière correspond à la valeur des revenus issus de la vente des biens fabriqués moins le coût des matières et fournitures utilisées. 3 L. Signé, “The Potential of Manufacturing and Industrialization in Africa. Trends Opportunities and Strategies”, The Bookings Institution, 2018.
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LES QUESTIONS CLÉS DES POLITIQUES DANS L’INDUSTRIALISATION AFRICAINE
L’industrialisation est devenue un thème majeur dans tous les programmes associés à « l’émergence africaine »4. Elle est centrale, notamment pour la réalisation de l’objectif de l’Agenda 2063 (« L’Afrique que nous voulons ») adopté par l’Union africaine. Ce nouvel engouement pour la stratégie industrielle se retrouve dans les plans ou stratégies industrielles de tous les pays : Industrial Policy action Plan (2014-2030) d’Afrique du Sud, Plan directeur d’industrialisation (Vision 2035) du Cameroun, Kenya National Industrial Policy Framework (Vision 2030) du Kenya, Plan d’accélération industrielle du Maroc, Industrial Policy Implementation and Strategic Framework (2012-2030) de Namibie, Rwanda Industrial Plan (Turning Vision 2020 into Reality) du Rwanda, Integrated Industrial
Development Strategy (2011-2025) de Tanzanie… Ces stratégies ont des caractéristiques identiques comme celles de capitaliser sur les ressources minières, forestières ou agricoles, de créer les conditions nécessaires à l’amélioration du climat des affaires (procédures de création d’entreprise, guichet unique, digitalisation de la fiscalité…), de miser sur des partenariats publics-privés, d’encourager les opérations de co-production ou encore de s’appuyer sur les technologies de la révolution industrielle 4.05. Trois thématiques sont au cœur de la réflexion sur l’industrialisation future du continent. Les réponses qui sont apportées exercent une influence sur les orientations des États.
LE RETOUR DE L’IMPORT SUBSTITUTION Face aux contraintes de l’insertion dans les chaînes de valeur mondiales, l’industrialisation par substitution aux importations (ISI) retrouve des partisans. À présent, le modèle de référence se conçoit le plus souvent sur une base régionale. Le mouvement est prometteur, avec le lancement en 2019 de la Zone de libre-
échange continentale (ZLEC). La Commission économique pour l’Afrique (CEA) a exhorté en mars 2020 les États à accélérer le processus d’opérationnalisation de la zone de libre-échange continentale africaine, à lutter contre les impacts négatifs de la pandémie du coronavirus, en limitant la dépendance du continent à l’égard de
Face aux contraintes de l’insertion dans les chaînes de valeur mondiales, l’industrialisation par substitution aux importations (ISI) retrouve des partisans. À présent, le modèle de référence se conçoit le plus souvent sur une base régionale.
4 Voir à ce sujet le numéro Afrique contemporaine intitulé : Les trajectoires incertaines de l’industrialisation, n°266, 2018/2, Agence française de développement (AFD). 5 J.-M. Huet, Industrie en Afrique, les raisons d’un renouveau, Bearing Point, 2019.
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LES QUESTIONS CLÉS DES POLITIQUES DANS L’INDUSTRIALISATION AFRICAINE
partenaires extérieurs, en particulier dans les produits pharmaceutiques et agroalimentaires. L’opportunité d’inventer un nouveau modèle de développement est clairement exposée. La réduction des entraves réglementaires et douanières devrait y contribuer, et l’éclosion de la classe moyenne devrait participer à la formation d’un véritable marché intérieur qui pèse déjà 250 milliards de dollars6. Plusieurs pays mettent en œuvre des clusters tournés vers le transfert vertical de technologie et la réduction des coûts de transaction, notamment fiscaux, dans un espace offrant un climat industriel favorable à l’innovation. Les projets peuvent prendre des modalités très diverses. Les zones économiques spéciales (export processing zone, ZES) constituent la forme la plus aboutie. On en compte une centaine dans 20 pays, comme en Algérie, en Égypte, en Éthiopie, à Maurice et en Zambie. Les ZES sont un outil couramment utilisé notamment par la Chine en Afrique. Le
La plupart des conventions en matière industrielle prévoient l’obligation pour l’entreprise exploitante d’avoir recours en priorité à des fournisseurs nationaux, sous réserve que leurs prix, qualités, quantités, conditions de livraison […] ne les rendent pas plus onéreuses. regroupement d’entreprises d’Otigba dans la zone résidentielle de Lagos au Nigeria constitue un modèle différent. Créé spontanément par les acteurs concernés, il est centré sur les technologies de l’information et la promotion de PME. Les clusters ne sont toutefois pas la panacée quand la concurrence entre pays voisins conduit au nivellement par le bas et quand ils deviennent des zones de non-droit pour les travailleurs.
LA PRIORITÉ AU CONTENU LOCAL Le contenu local fait référence aux mesures qui exigent que des investisseurs étrangers utilisent une certaine proportion de ressources locales pour la production de biens ou la prestation de services. Les obligations de contenu local se sont surtout développées en Afrique dans le cadre des codes d’exploitation minière et pétrolière. La plupart des conventions en matière industrielle prévoient l’obligation pour l’entreprise exploitante d’avoir recours en priorité à des fournisseurs nationaux, sous réserve que leurs prix, qualités, quantités, conditions de livraison, comparés aux fournitures disponibles à l’étranger, ne les rendent pas plus onéreuses. La plupart des conventions contiennent des clauses visant à employer des nationaux et à assurer leur formation. Il est au minimum prévu que l’entreprise exploitante embauche en priorité et à qualification égale,
la main-d’œuvre locale. Dans certaines conventions, le remplacement progressif des expatriés par les nationaux est prévu. Allant plus loin, certaines législations imposent des quotas de nationaux, à l’instar du Cameroun qui, depuis 2016, impose un quota de 90 % de ressortissants nationaux pour les postes ne nécessitant pas de qualifications spécifiques. Le contenu local trouve sa traduction dans tous les dispositifs régionaux en faveur de l’industrialisation (cf. encadré). Ils reposent sur le principe des règles d’origine. Au sein de certains espaces régionaux, les entreprises qui y sont installées, souvent liées à des groupes internationaux, importent plus facilement des produits transformés qu’elles emballent sur place et estampillent ensuite comme fabriqués dans l’Union, avant de les distribuer dans la zone. Un « cheval de Troie » dont le Nigeria s’estime
6 Avant la crise pandémique, il était estimé que les « consommateurs solvables » seront 240 millions en 2040 et constitueront un marché de 1 750 milliards de dollars, soit davantage que les 300 millions de Chinois urbains qui consomment aujourd’hui de 1 300 à 1 400 milliards de dollars par an.
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LES QUESTIONS CLÉS DES POLITIQUES DANS L’INDUSTRIALISATION AFRICAINE
La préférence locale Utilisation des ressources nationales
Résulats attendus
SECTEUR INFORMEL
CRÉATION DE TPE-PME
Obligation de faire appel à la sous-traitance locale
MAIN-D’ŒUVRE Entreprises industrielles
Obligation de recourir à la main-d’œuvre locale
MATIÈRES PREMIÈRES Obligation de transformer sur place
Le défi de l’industrialisation de l’Afrique ne pourra être relevé qu’avec des institutions publiques efficaces et une approche coordonnée entre secteur public et secteur privé. Elle gagnera à intégrer une forte composante d’emplois décents et à introduire les préoccupations écologiques en amont des options technologiques.
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CRÉATION ET QUALIFICATION DE L’EMPLOI
CRÉATION DE VALEUR AJOUTÉE MANUFACTURIÈRE
par exemple la victime, au point de fermer ses frontières depuis août 2019 aux importations des pays voisins. Si ces produits bénéficient des mêmes avantages fiscaux que ceux qui sont produits localement, la préférence régionale perdra totalement sa signification et sa portée. La riposte existe pourtant. Ainsi dans l’espace CEDEAO, un produit peut bénéficier de l’origine communautaire s’il a bénéficié dans sa fabrication de matières premières hors CEDEAO dont la valeur ajoutée manufacturière ne dépasse pas 30 % du prix de revient ex-usine et si les entreprises qui le produisent atteignent un niveau souhaitable de participation de nationaux. Mais la prudence s’impose. Si les règles d’origine sont restrictives, elles peuvent empêcher non seulement les importations d’intrants intermédiaires en provenance de pays tiers, risquant ainsi de compromettre la spécialisation et la compétitivité. Pour ces raisons, une règle simple, telle que 50 % de la valeur ajoutée devant être originaire d’Afrique, sera probablement retenue pour la ZLEC. L’objectif est de faire des règles un instrument de développement du commerce régional, de création d’emplois et d’innovation.
LES QUESTIONS CLÉS DES POLITIQUES DANS L’INDUSTRIALISATION AFRICAINE
LE VERDISSEMENT DE L’INDUSTRIALISATION L’Afrique peut-elle devenir l’héroïne d’un modèle de développement industriel décarboné et soucieux de la biodiversité ? La Commission économique africaine (CEA) y croit7. Elle identifie quatre mesures à mettre en œuvre : 1) l’inclusion de normes environnementales dans les réglementations nationales ; 2) le « verdissement » des infrastructures publiques et l’incorporation des éléments de résilience dans les ouvrages et les normes ; 3) l’abandon des subventions aux énergies fossiles ; 4) le lancement du processus de « découplage » entre croissance économique et consommation de matières premières et d’énergies fossiles. Dans la conception de la CEA, l’État doit jouer un rôle central dans la formulation et la promotion d’une vision industrialiste d’un nouveau genre et dont l’horizon est fixé à 2030.
Le défi de l’industrialisation de l’Afrique ne pourra être relevé qu’avec des institutions publiques efficaces et une approche coordonnée entre secteur public et secteur privé. Elle gagnera à intégrer une forte composante d’emplois décents et à introduire les préoccupations écologiques en amont des options technologiques. La mise en place de plateformes de partage des meilleures pratiques pourrait être, dans la phase post-crise Covid-19 qui s’annonce difficile, un choix pertinent s’appuyant sur de puissantes dynamiques régionales.
La préférence locale La politique de la « préférence locale » trouve de nombreuses applications, avec un certain succès. Ainsi, le Ghana a-t-il lancé en 2016 une politique de promotion du Made in Ghana, assortie d’une politique de « revitalisation » industrielle sous le titre « One District, One Factory » pour promouvoir une industrialisation à ancrage local. La loi sur le local content accorde la priorité aux entreprises ghanéennes sur les marchés publics. Elle oblige les investisseurs étrangers à ouvrir leur capital à hauteur de 30 % à des entreprises du pays. Les clauses de préférence nationale fleurissent dans de nombreux autres États. Au Gabon, qui exporte une soixantaine d’essences vers l’Asie, l’Europe et le Moyen-Orient, la première transformation locale du bois de grumes est obligatoire depuis 2010. Dans la zone économique spéciale de Nkok (réalisée avec le groupe singapourien Olam), où l’on compte 72 unités de production, des opérations de sciage, de placage et de fabrication de meubles en bois massif portent désormais sur 2,5 millions de mètres cubes, avec un doublement du nombre des emplois. Pour combler son retard industriel, la Côte d’Ivoire cherche à transformer intégralement son cacao pour le premier maillon du beurre et de la pâte de cacao et à 30 % pour le second, le chocolat, dans des délais courts. Au Botswana, la taille et le polissage des diamants sont réalisés dans le pays, employant plusieurs milliers de travailleurs, alors qu’ils étaient auparavant exportés à l’état brut. Des PME mozambicaines ont pénétré la chaîne de valeur de l’aluminium de la fonderie de Mozal (un des plus gros complexes industriels en Afrique australe), alimentée par des intrants importés (alumine d’Australie, coke des États-Unis et électricité d’Afrique du Sud).
7 Commission économique pour l’Afrique, Rapport économique sur l’Afrique 2016 : vers une industrialisation verte en Afrique, Addis-Abeba, 2016.
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FOCUS
Industrie et climat : compatibles ? Gilles David, cofondateur et PDG, Enertime
Grand consommateur d’énergies fossiles, le secteur industriel est le principal secteur émetteur de gaz à effet de serre (GES). Pourtant, les projets d’efficacité énergétique dans le secteur de l’industrie, principal levier de réduction d’émissions de GES, ne sont pas aussi nombreux qu’ils pourraient l’être – et l’accès aux financements n’est pas le seul frein à leur développement, même s’il est l’un des principaux. Comment, dans ces conditions, favoriser la transition énergétique du secteur industriel, en particulier dans les pays en développement ?
UN ARTICLE DE GILLES DAVID Cofondateur et PDG, Enertime Cofondateur d’Enertime et PDG, Gilles David est ingénieur électricien de formation. Il a passé la majeure partie de sa carrière dans l’industrie de l’énergie : chez Cegelec, il s’occupait d’équipements de production d’énergie hydroélectrique avant d’intégrer, puis de diriger, Alstom Philippines. De retour en France, il créé l’activité Énergie distribuée-bioénergie au sein d’Alstom T&D, qui deviendra Areva Bioénergies.
L’
industrie représente, à l’échelle mondiale, 25 % de la consommation d’énergie finale. Mais, du fait de ses besoins importants en électricité, souvent liés à l’utilisation de combustibles fossiles, l’industrie consomme environ 40 % de l’énergie primaire mondiale. Elle est donc, à ce titre, l’une des activités les plus émettrices de gaz à effet de serre. Pour réduire ces émissions, l’accent est en général mis sur l’efficacité énergétique des bâtiments ou sur la production d’énergie renouvelable intermittente – mais cette dernière ne suffira pas à alimenter l’industrie de demain, en particulier dans les pays en voie de développement. En parallèle, la décarbonation des procédés industriels avance lentement, faute de marché et de moyens.
La part de l’industrie dans le PIB français a été divisée par deux en 40 ans, suivant une tendance générale dans pratiquement tous les pays de l’OCDE. Ce déclin conduit à un désintérêt pour les innovations industrielles, supplantées par l’innovation dans le secteur numérique et les services. Ce déficit d’intérêt pour l’innovation dans les technologies « bas carbone » se traduit aussi par l’échec de son financement (Gaddy et alii, 2016). Le système de crédits carbones mis en place dans le cadre de l’accord de Kyoto n’est pas suffisamment incitatif et aujourd’hui, les mécanismes d’aide à l’investissement ou au financement d’équipements destinés à décarboner l’industrie ou la production d’énergie des pays en développement n’existent quasiment plus. La question du financement est centrale et constitue un des principaux freins à la transition énergétique du secteur industriel. Mais il n’est pas le seul.
Pour réduire ces émissions, l’accent est en général mis sur l’efficacité énergétique des bâtiments ou sur la production d’énergie renouvelable intermittente – mais cette dernière ne suffira pas à alimenter l’industrie de demain, en particulier dans les pays en voie de développement.
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FOCUS
LES FREINS AU CHANGEMENT L’efficacité énergétique industrielle n’est pas encore réellement au cœur des priorités des acteurs du secteur de l’énergie. Ce manque d’intérêt touche aussi bien les activités liées à la production d’énergie (en particulier dans le pétrole et le gaz) que la préférence qui est en général donnée à la création de nouvelles capacités de production. Dans les pays en développement, les industriels produisent souvent l’énergie dont ils ont besoin. L’économie réalisée grâce à l’efficacité énergétique électrique concerne uniquement, dans ce contexte, le combustible qui est économisé pour produire de l’électricité. Et comme les centrales sont en général thermiques, qu’elles fonctionnent au charbon ou au fuel lourd, le combustible n’est en général pas très coûteux, rendant les gains liés à l’efficacité énergétique peu attractifs. Le principal obstacle au remplacement des combustibles fossiles par des sources sans CO2 est donc le faible coût de ces combustibles. Pour que les projets de décarbonation de l’industrie voient le jour, il faut que leur rentabilité s’améliore. Si, dans le principe, la levée d’une taxe carbone pourrait y concourir, les pays en développement n’ont pas les moyens de taxer les combustibles fossiles. Il est donc indispensable que les mécanismes d’appui isolent les nouvelles filières technologiques, pour les protéger des fluctuations du prix du pétrole. Au moins pour un temps. La concentration de l’activité industrielle ne favorise pas non plus toujours la mise en œuvre de solutions innovantes en matière d’économie d’énergie. Cela s’explique de multiples façons : les industriels sont réticents à mobiliser des compétences et des technologies externes, et à collaborer avec des PME industrielles souvent fragiles. Pour se déployer, les technologies industrielles d’efficacité énergétique et de production de combustibles décarbonés ont, de toutes façons, besoin
Pour que les projets de décarbonation de l’industrie voient le jour, il faut que leur rentabilité s’améliore. Si, dans le principe, la levée d’une taxe carbone pourrait y concourir, les pays en développement n’ont pas les moyens de taxer les combustibles fossiles de prescripteurs. Certains ingénieurs-conseils savent identifier les besoins et les ressources, connaissent les nouvelles technologies et peuvent conseiller les industriels. Faute de premiers contrats leur permettant d’acquérir les références utiles et les compétences nécessaires, ces prescripteurs sont aujourd’hui rares et peu formés. À l’autre bout de la chaîne, les industriels ont besoin de sociétés de service énergétique (ESCO, pour Energy service company) pour mettre en œuvre et exploiter ces nouvelles technologies. Nombreuses en Chine, les ESCO sont aujourd’hui rares ailleurs et ne capitalisent que très peu sur une offre technologique innovante et ciblée. Que ce soit pour remplacer le coke par de l’hydrogène sans CO2 dans les hauts-fourneaux, transformer du gaz torché en électricité ou récupérer la chaleur fatale1 sur les cheminées d’une cimenterie, le déploiement de nouvelles technologies est risqué. Les rares sociétés ESCO et les industriels eux-mêmes ne sont pas bien placés pour porter seuls les risques. Il faut mettre en œuvre les financements qui leur permettent de supporter les risques liés à ces projets, pour leur permettre par exemple de collaborer dans la durée avec de nouvelles filières technologiques – ce qui leur permettra de se renforcer.
REPÈRES ENERTIME Enertime est une PME industrielle d’Île-de-France qui conçoit, fabrique (en France) et fournit des turbomachines et des systèmes thermodynamiques favorisant l’efficacité énergétique industrielle et la production décentralisée d’énergie renouvelable. L’offre se compose essentiellement de machines à cycles organiques de Rankine (ORC) pour la géothermie électrique et la valorisation de la chaleur industrielle fatale en électricité, de pompes à chaleur à haute température et forte puissance pour la production de chaleur renouvelable, et de turbines de détente de gaz.
1 L’énergie fatale (ou énergie de récupération) est la quantité d’énergie inéluctablement présente ou piégée dans certains processus ou produits, qui parfois - au moins pour partie - peut être récupérée et/ou valorisée. Ces énergies peuvent prendre différentes formes (chaleur, froid, gaz, électricité). Source : Wikipédia, article Énergie de récupération, consulté le 05/09/20.
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INDUSTRIE ET CLIMAT : COMPATIBLES ?
DES CONDITIONS FAVORABLES POUR DÉVELOPPER L’EFFICACITÉ ÉNERGÉTIQUE INDUSTRIELLE Il semble inévitable que la décarbonation du secteur passe, au moins sur une période donnée, par des mécanismes de subvention qui permettent de rentabiliser l’investissement dans des technologies peu rentables aujourd’hui. Ce soutien, qu’il prenne la forme d’un tarif de rachat, d’une taxe, de droits de douane carbone, ou d’un certificat d’économie d’énergie, a pour seule alternative la contrainte réglementaire, que les industriels ne souhaitent pas. Les « green bonds » et les fonds impacts semblent peu efficaces dans ce domaine, s’ils ne sont pas associés à ces mécanismes2. Il faudrait aussi financer des études de faisabilité permettant de souligner les bénéfices liés à l’amélioration de l’efficacité énergétique de certaines industries dans les pays où l’approvisionnement en énergie est contraint. Un programme d’assistance aux projets d’efficacité énergétique dans l’industrie, similaire à celui qu’on trouve dans le bâtiment avec le PEEB (Program for Energy Efficiency in Buildings), donnerait une impulsion réelle au domaine.
L’efficacité énergétique industrielle ne se déploiera pas non plus sans t iers-financement3, que rendent possible par exemple les ESCO, sociétés de service énergétiques spécialisées capables de déployer rapidement des technologies complexes (voir Encadré). Il faut appuyer la création et le financement de ce type d’acteurs, faute de quoi les nouvelles technologies d’efficacité énergétique industrielle ne se développeront pas. La Chine a aujourd’hui un rôle pionnier dans ce domaine en enregistrant, en 2017, 58 % de l’activité mondiale de l’efficacité énergétique sur le modèle ESCO, pour un montant de 17 milliards de dollars (IEA, 2019). L’Europe devrait mettre en place et favoriser des partenariats avec la Chine dans ce domaine, pour développer ensemble les solutions compétitives dont les industries des pays du Sud ont besoin. Les concentrations industrielles en cours depuis des décennies ont créé de grands groupes à vocation mondiale ; ils devraient être sensibles à une approche globale de la maîtrise de leur consom-
Un projet d’efficacité énergétique en Thaïlande Enertime a fourni à la société Bangkok Glass, en partenariat avec la société thaï Ensys, une machine thermodynamique à cycle organique de Rankine (ORC, Organic Rankine Cycle) produisant 1,8 MW, implantée sur le site d’une verrerie située à Kabin Buri, en Thaïlande. La chaleur est récupérée à la sortie du four à verre pour produire de l’électricité ; celle-ci est revendue à l’usine, avec un rabais par rapport au prix du réseau. Développée par une société ESCO, Bangkok Glass Energy, filiale de Bangkok Glass et portée par une société de projet dédiée, cette initiative illustre parfaitement ce que peut être la mise en place de solutions performantes en matière d’efficacité énergétique industrielle. La société de projet dédiée (ou aussi Special purpose vehicle, SPV), créée pour l’occasion et financée par Bangkok Glass Energy et Ensys porte également un projet de centrale solaire qui vend aussi son électricité à l’usine.
2 Voir à ce sujet : https://www.xerficanal.com/economie/emission/Anton-Brender-Le-capitalisme-ne-s-adaptera-au-defi-climatique-que-par-lacontrainte_3748380.html (consulté le 05/09/20). 3 Le concept de « tiers-financement » consiste à proposer une offre de rénovation énergétique qui inclut le financement de l’opération et un suivi post-travaux, de telle sorte que le propriétaire n’a rien à financer car les économies d’énergies futures remboursent progressivement tout ou partie de l’investissement (source : http://www.planbatimentdurable.fr/tiers-financement-r210.html, consulté le 05/09/20).
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INDUSTRIE ET CLIMAT : COMPATIBLES ?
mation d’énergie, en particulier dans le cadre de partenariats avec des acteurs du développement comme Proparco, avec des PME technologiques, des ESCO et des ingénieurs-conseils. Ce type de partenariat combinerait le cofinancement d’études à la mise en œuvre de projets en tiers-financement, via des sociétés ESCO. Ils pourraient contribuer, à travers une obligation de réserver une partie des économies d’énergie, à alimenter les installations publiques établies aux alentours des sites industriels.
D’ailleurs, il faudrait que tous les nouveaux investissements industriels, lorsqu’ils sont financés ou garantis par des organismes bilatéraux, proposent les meilleures technologies en matière d’efficacité énergétique. Ainsi il ne devrait pas y avoir de scierie, rizerie ou huilerie sans cogénération biomasse, pas de centrale diesel, incinérateur ou station de compression de gaz sans valorisation de la chaleur fatale, etc.
RÉFÉRENCES Gaddy, Benjamin ; Sivaram, Varun et O’Sullivan, Francis, 2016. Venture Capital and Cleantech : The Wrong Model for Clean Energy Innovation. En ligne : https://energy. mit.edu/wp-content/uploads/2016/07/ MITEI-WP-2016-06.pdf (consulté le 05/09/20). International Energy Agency, 2019. World Energy Outlook report. En ligne : https://www.iea.org/reports/ world-energy-outlook-2019 (consulté le 05/09/20)
CONCLUSION Industrie et climat sont donc compatibles. Il ne faut pas oublier, en effet, que si l’industrie est grande consommatrice d’énergie, elle est ellemême, potentiellement, une source d’énergie « circulaire ». C’est déjà le cas par exemple dans l’agro-industrie, où la balle de riz, la bagasse de canne à sucre ou les tiges de coton représentent des ressources énergétiques importantes qui peuvent être valorisées localement. Dans le secteur du ciment, du verre ou dans le transport du gaz naturel, c’est l’énergie perdue dans les fumées qui peut se transformer en chaleur et en électricité.
Ce potentiel sera pleinement exploité si les pouvoirs publics, les organisations internationales, les entreprises, les pays concernés, leurs populations et les ONG travaillent ensemble à favoriser les projets d’efficacité énergétique. Prendre en compte à la fois les besoins de l’industrie et l’urgence climatique sera d’autant plus possible si la Chine et l’Inde participent, dans le cadre de partenariats internationaux, au déploiement de technologiques innovantes participant à l’indispensable transition énergétique. L’environnement est un bien commun qui a besoin que toutes les parties prenantes avancent de manière concertée pour le protéger.
Les concentrations industrielles en cours depuis des décennies ont créé de grands groupes à vocation mondiale ; ils devraient être sensibles à une approche globale de la maîtrise de leur consommation d’énergie, en particulier dans le cadre de partenariats avec des acteurs du développement comme Proparco, avec des PME technologiques, des ESCO et des ingénieurs-conseils.
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OPINION
Industrie textile : vers un nouveau modèle économique pour enrayer les violations des droits humains au travail Nayla Ajaltouni, Déléguée générale, Collectif Éthique sur l’étiquette
L’industrie du textile emploie des millions de personnes dans les pays en développement. Pourtant, son modèle économique (pression sur les coûts et les délais, volumes importants, renouvellement fréquent des collections, prix bas) engendre de nombreuses violations des droits humains au travail. Pour responsabiliser les entreprises du secteur et leur permettre de participer pleinement au développement des pays où elles sont implantées, des législations voient peu à peu le jour.
UN ARTICLE DE NAYLA AJALTOUNI Déléguée générale, Collectif Éthique sur l’étiquette Économiste du développement de formation, Nayla Ajaltouni travaille dans le secteur de la solidarité internationale depuis une quinzaine d’années. Elle a mené pendant plusieurs années, au sein de la plateforme Dette et développement, des activités de plaidoyer sur la question du financement du développement. Elle a également coordonné pour des ONG et des plates-formes diverses campagnes nationales de plaidoyer. Depuis 2007, elle coordonne le Collectif Éthique sur l’étiquette, ONG qui œuvre pour la défense des droits humains au travail dans les chaînes de sous-traitance mondialisées de l’habillement et pour un encadrement contraignant de l’activité des multinationales.
D
ans les pays en développement, l’industrie du textile est une importante source d’emplois. Si elle a permis de sortir de l’extrême pauvreté plusieurs millions de travailleurs et de travailleuses – les femmes constituent 85 % de la main-d’œuvre mondiale du secteur – ces derniers sont venus grossir les rangs des travailleurs pauvres à travers le monde. L’extension des chaînes de valeur, encouragée par la mondialisation libérale, l’externalisation pratiquée par les multinationales, à la recherche des plus bas coûts de production, l’absence de régulation et la trop grande confiance dans l’action volontaire des entreprises ont aussi conduit à la persistance de violations systémiques des droits fondamentaux au travail. Au niveau
national comme international, poussées par les consommateurs et la société civile, des législations contraignantes voient le jour et devraient, à terme, être la condition de l’émergence d’une industrie responsable. Cette évolution est indispensable car, dans le textile, le déploiement de la sous-traitance s’est traduit par une dégradation massive des conditions de travail et une stagnation des salaires dans les pays de production. La fin des Accords multifibres, en 20051, a achevé de libéraliser le secteur et a accéléré la mise en concurrence des travailleurs et le dumping social. Ce sont les droits humains au travail, encadrés en particulier par les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui sont le plus souvent bafoués.
1 Mis en place par le GATT, les Accords régissaient le commerce mondial du textile par le biais de quotas d’importations.
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OPINION
VIOLATIONS GÉNÉRALISÉES DES DROITS HUMAINS AU TRAVAIL L’effondrement du Rana Plaza2 en 2013 au Bangladesh est emblématique des promesses trahies de l’industrie textile. Disposant d’une main d’œuvre à très faible coût et d’une grande capacité de production, le pays s’impose dans les années 2000 comme le nouvel eldorado des donneurs d’ordres internationaux3 ; le salaire minimum du secteur reste, encore aujourd’hui, un des plus bas au monde (80 dollars mensuels). Le drame du Rana Plaza interroge la pertinence des modèles de développement car, au lieu d’investir dans une industrie créatrice d’emplois rémunérateurs, le Bangladesh, encouragé par des accords de libre-échange bilatéraux, a fondé son avantage comparatif sur le coût de sa main d’œuvre. En effet, si, en 2012, l’industrie textile représentait 45 % de l’emploi industriel, elle ne contribuait qu’à hauteur de 5 % au revenu national du pays. Ce modèle montre les limites de l’hyperspécialisation, encouragée par la mondialisation libérale, de pays dans des secteurs à faible valeur ajoutée, tournés vers l’exportation. La persistance de violations massives des droits humains au travail dans les pays de sous-traitance textile montre l’échec des politiques de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Le drame du Rana Plaza survient près de 20 ans après la généralisation des codes de conduite et des audits sociaux, suscitée par le scandale Nike en 19964. Les codes de conduite des grands donneurs d’ordre internationaux, non contraignants, font en général peser le risque et la responsabilité sur le tiers, fournisseur ou sous-traitant. En refusant de toucher au modèle économique du secteur – pression sur les coûts et les délais, flux tendus, volumes, etc. –, très lucratif, les initiatives volontaires de RSE ne se sont ainsi traduites que par des améliorations mineures. De plus, les salaires de pauvreté sont la norme dans les pays de production, bien en deçà du
Il est essentiel aujourd’hui de doter [le secteur textile] de règles contraignantes pour permettre l’émergence d’une industrie responsable. salaire vital – qui permet au travailleur de subvenir à ses besoins fondamentaux et à ceux de sa famille (logement, santé, nourriture, éducation, transport, épargne, etc.). Selon le Fair Wage Network, quel que soit l’indicateur de salaire vital choisi, les salaires minimums dans les pays de production textile sont ainsi inférieurs de deux à cinq fois au salaire vital. Les salaires de pauvreté sont intrinsèquement liés au modèle économique actuel de l’industrie textile, qui repose sur la production de collections à bas prix constamment renouvelées – la fast fashion –, donc à faible coût de production. L’actualité nous rappelle sans cesse les violations des droits des travailleurs qui existent dans le secteur. En 2019, le think tank Australian Strategy Policy Institute (ASPI) dévoilait ainsi dans le rapport5 Uyghours for sale l’existence de travailleurs forcés ouïghours produisant en Chine des vêtements pour des enseignes majeures du marché occidental. La pandémie de Covid-19 a en outre rappelé l’extrême vulnérabilité des ouvrières et ouvriers de l’industrie textile : en Asie, plusieurs millions d’entre eux6, privés de salaires suite à l’annulation de commandes, se trouvent aux portes de la famine. Dès lors, la capacité du secteur textile à participer à l’émancipation des populations des pays en développement est légitimement remise en question. Il est essentiel aujourd’hui de le doter de règles contraignantes pour permettre l’émergence d’une industrie responsable.
2 Cet immeuble de la banlieue de Dacca, qui hébergeait des ateliers textiles, s’effondre le 24 avril 2013, causant la mort de 1 138 ouvrières du textile. De grandes enseignes internationales y sous-traitaient leur production. 3 Un donneur d’ordre est une entreprise ou une entité économique qui place des commandes auprès du sous-traitant. 4 Dans une enquête de 1996, Life magazine dévoilait le travail d’enfants pakistanais pour la marque Nike, payés quelques cents de l’heure. 5 https://www.aspi.org.au/report/uyghurs-sale (consulté le 05/09/20) 6 Il est difficile d’avoir une estimation chiffrée au niveau mondial, mais plusieurs ONG ont documenté ce fait : https://www.workersrights.org/issues/ covid-19/ ; https://cleanclothes.org/news/2020/live-blog-on-how-the-coronavirus-influences-workers-in-supply-chains (consultés le 05/09/20)
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INDUSTRIE TEXTILE : VERS UN NOUVEAU MODÈLE ÉCONOMIQUE POUR ENRAYER LES VIOLATIONS DES DROITS HUMAINS AU TRAVAIL
UN CADRE CONTRAIGNANT POUR CHANGER DE MODÈLE Face à l’insuffisance des mesures volontaires pour prévenir les atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement, la nécessité de régulations contraignantes tend à faire consensus, mais nombre d’acteurs économiques y résistent encore. L’absence de responsabilité juridique existant entre le donneur d’ordre et sa chaîne de sous-traitance est, dans ce contexte, une aberration7. La loi française relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, adoptée en mars 2017, apporte une première réponse à cette défaillance. Elle s’appuie sur les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme. Adoptés en 2011, ils établissent la responsabilité des États à protéger les populations
des atteintes liées aux activités économiques, et celle des entreprises à respecter les droits fondamentaux. Surtout, ils reconnaissent aux multinationales une obligation de vigilance sur l’ensemble de leurs relations d’affaires. Ainsi, la loi française impose désormais aux grandes entreprises présentes en France8 d’identifier et de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement résultant de leurs activités, mais aussi de celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Pour le Collectif Éthique sur l’étiquette, la mise en œuvre de leurs obligations dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance devrait d’ailleurs constituer une condition à tout soutien financier public aux entreprises concernées.
POUR QUE L’INDUSTRIE DU TEXTILE CONTRIBUE AU DÉVELOPPEMENT DES PAYS REPÈRES COLLECTIF ÉTHIQUE SUR L’ÉTIQUETTE Le Collectif Éthique sur l’étiquette (ESE) a été créé en 1995, à l’initiative d’un groupe d’ONG, de syndicats et d’associations de consommateurs français. L’objectif du Collectif est de faire évoluer les pratiques des multinationales de l’habillement pour que les droits humains au travail soient respectés le long des chaînes de sous-traitance, et de renforcer l’encadrement contraignant de l’activité des multinationales.
Sur la base de ce nouveau cadre international et national, le Collectif a formulé un ensemble de recommandations destinées aux multinationales9. Elles doivent mettre fin à l’opacité entretenue sur les chaînes de valeur, qui encourage les mauvaises pratiques et ne permet pas au consommateur de faire des choix éclairés. Il faut au moins fournir une information claire et détaillée sur le niveau des salaires pratiqué, la durée hebdomadaire travaillée, les heures supplémentaires, la présence d’organisations syndicales. Ces informations doivent concerner l’entreprise et l’ensemble de leurs fournisseurs et sous-traitants. Par ailleurs, les multinationales doivent mettre en œuvre leur devoir de vigilance, des procédures visant à identifier, prévenir et remédier aux atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement sur l’ensemble de leur chaîne de valeur.
Elles doivent publier une cartographie exhaustive des risques, pays par pays. La sous-traitance en cascade et les salaires de pauvreté font partie des risques inhérents au modèle économique mis en place par les donneurs d’ordres de l’habillement – ils doivent donc être identifiés. Aucune entreprise ne peut prétendre assurer son devoir de vigilance sans identifier de quelle manière son modèle permet, encourage ou tire profit des situations de moins-disant social dans les pays où elle opère. Une question cruciale : les multinationales doivent assurer le droit à un salaire vital aux ouvrières et ouvriers de l’habillement, en cessant les pratiques d’achat conduisant à une pression sur les salaires. Elles doivent fixer leurs prix en se basant sur le salaire vital, qui peut être déterminé à partir d’un indicateur crédible et transparent, comme celui développé par l’Asia
7 https://www.ituc-csi.org/IMG/pdf/frontlines_scandal_fr.pdf (consulté le 05/09/20) 8 https://ethique-sur-etiquette.org/Devoir-de-vigilance-des-multinationales (consulté le 05/09/20) 9 Voir le rapport : https://ethique-sur-etiquette.org/IMG/pdf/etude_devoir_de_vigilance_annee_1-2.pdf (consulté le 05/09/20)
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INDUSTRIE TEXTILE : VERS UN NOUVEAU MODÈLE ÉCONOMIQUE POUR ENRAYER LES VIOLATIONS DES DROITS HUMAINS AU TRAVAIL
Floor Wage Alliance10 et encourager les négociations tripartites permettant l’augmentation des salaires dans les pays de production. Plus largement, c’est le modèle économique reposant sur la fast fashion qu’il faut enrayer. Elles doivent enfin permettre le respect de la liberté syndicale et du droit à la négociation collective : l’expérience montre que les mécanismes de surveillance les plus efficaces sont ceux qui incluent les représentants des travailleurs. Les accords internationaux et les accords sectoriels, comme celui signé en 2013 sur la sécurité des usines au Bangladesh11, sont des outils d’amélioration des droits. Les donneurs d’ordre doivent user de leur influence pour exiger l’exercice de ces droits chez leurs fournisseurs et s ous-traitants, ou privilégier ceux dans lesquels existent des syndicats indépendants. C’est aux niveaux européen, à travers une directive sur le devoir de vigilance, et international, à travers le traité sur les multinationales
Ainsi, la loi française impose désormais aux grandes entreprises présentes en France d’identifier et de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement résultant de leurs activités, mais aussi de celles de leurs filiales, sous-traitants et fournisseur. et les droits humains en négociation depuis 2014 au sein des Nations unies, que se discute désormais l’élaboration de normes responsabilisant les acteurs économiques. Plutôt que d’en entraver le développement, ces derniers ont tout intérêt à soutenir les initiatives visant à encadrer la mondialisation, au risque de se trouver à contre-courant d’une prise de conscience internationale.
CONCLUSION Afin qu’elle puisse se traduire par une élévation du niveau de vie des populations les plus vulnérables, une transformation radicale de l’industrie est nécessaire. Au-delà du devoir de vigilance, il faut remettre en cause les modèles fondés sur le couple faible coût/gros volumes, qui conduisent, pour privilégier la performance financière, à la généralisation des violations des normes internationales du travail et des atteintes à l’environnement.
Aujourd’hui synonyme d’impacts sociaux et environnementaux considérables, l’industrie du textile peut pourtant, comme le montrent de nombreuses initiatives, aussi être le creuset de modèles alternatifs et de pratiques exemplaires. Les consommateurs ne s’y sont pas trompés, ils se détournent de plus en plus des enseignes dont les modèles ont un impact trop important sur l’être humain et l’environnement, pour encourager celles aux pratiques responsables.
10 https://asia.floorwage.org (consulté le 05/09/20) 11 https://bangladeshaccord.org/ (consulté le 05/09/20)
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ÉTUDE DE CAS
Participer à la lutte contre la Covid-19 et diversifier ses activités : le cas de la SERMP au Maroc Badre Jaafar, Directeur, SERMP
Entreprise de sous-traitance aéronautique marocaine, le SERMP subit, comme l’ensemble du secteur, les répercussions économiques de la crise de la Covid-19. À la fois pour participer à l’effort national et pour diversifier ses activités, la SERMP s’est lancée avec succès dans la production de respirateurs artificiels, au sein d’un regroupement d’entreprises aux compétences complémentaires. L’entreprise réfléchit désormais à développer ses activités dans le domaine médical.
UN ARTICLE DE BADRE JAAFAR Directeur, SERMP Badre Jaafar est directeur de la SERMP (Société d’étude et de réalisations mécaniques de précision), filiale du groupe Le Piston Français, depuis 2016. Il a auparavant occupé plusieurs postes au sein du groupe. Badre Jaafar est diplômé des Arts et Métiers.
L
a Société d’étude et de réalisations mécaniques de précision (SERMP) réalise pour des avionneurs, des motoristes et des équipementiers des pièces et des ensembles mécaniques aéronautiques. En forte croissance depuis sa création il y a 20 ans, la SERMP a plus que doublé ses installations industrielles, faisant preuve du même dynamisme que sa maison mère, Le Piston français – présente sur six sites en France et en Pologne, et employant environ 700 personnes.
Avec un chiffre d’affaires multiplié par 1,6 depuis 2012, le groupe profitait alors de la bonne santé de l’industrie aéronautique ; avec une hausse annuelle du trafic de l’ordre de 6 % par an1, la demande des avionneurs, principaux donneurs d’ordre du groupe, était soutenue. Les investissements, réalisés à la fois pour accroitre la capacité de production et pour innover (en particulier en matière environnementale, pour réduire l’impact carbone des moteurs, par exemple), étaient importants. Mais la crise de la Covid-19 est venue bouleverser cette dynamique.
PRODUIRE LOCALEMENT POUR RÉPONDRE À L’URGENCE DES BESOINS Les scénarios les plus optimistes tablent désormais sur un délai de trois ans pour retrouver le niveau de trafic de 2019. Par ailleurs, la demande d’avions devrait baisser d’environ 50 % dans les cinq années à venir2, entrainant une profonde recomposition du secteur aéronautique. C’est toute une chaine de valeur, dont de nombreuses PME/ETI, qui est touchée.
Dans ce contexte, la SERMP a souhaité relever un double défi : répondre à l’urgence de la situation en participant à l’effort national de lutte contre la pandémie, et reconfigurer sa stratégie pour faire face à la crise. Selon la Banque mondiale, la réponse des autorités marocaines fut « rapide et décisive »3. Bien
1 https://theconversation.com/trafic-aerien-mondial-une-croissance-fulgurante-pas-prete-de-sarreter-116107 (consulté le 05/09/20) 2 https://www.latribune.fr/entreprises-finance/services/transport-logistique/transport-aerien-dix-ans-au-mieux-pour-rattraper-la-courbe-decroissance-d-avant-crise-844872.html (consulté le 05/09/20) 3 http://documents1.worldbank.org/curated/en/597241594813779418/pdf/Morocco-Economic-Monitor.pdf (consulté le 05/09/20)
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ÉTUDE DE CAS
que la première récession du pays depuis 1995 se profile (-5,8 %4 attendus), de nombreuses mesures ont été mises en place pour soutenir à la fois les activités fragilisées par la crise et les personnes en situation de précarité, et mobiliser l’industrie marocaine pour contribuer à la lutte contre la Covid-19. De nombreux projets ont vu le jour pour produire localement les produits de protection : gel hydro-alcoolique, visières de protection, masques… Il s’agissait de répondre à la demande locale sans accentuer les tensions croissantes sur les chaines d’approvisionnements mondiales. C’est dans ce contexte que la SERMP, Aviarail (société d’engineering) et d’autres partenaires de l’industrie aéronautique, sous la direction
du ministère de l’Industrie et coordonné par le Gimas5, ont décidé de produire un respirateur artificiel « Made in Morocco ». Une idée devenue un projet industriel collaboratif autour duquel se sont fédérés une quinzaine d’entreprises ainsi que des chercheurs, des universitaires et des médecins. Il fallait développer et produire des respirateurs en un temps court – la première version a été conçue en une semaine, et six semaines de plus ont permis la réalisation de la quatrième version – tout en fabricant l’ensemble des pièces et en se fournissant en composants localement, compte tenu de la fermeture des frontières et des tensions mondiales sur l’approvisionnement de ces produits.
REPÈRES SERMP La SERMP est une filiale du groupe Le Piston français (LPF), spécialiste de l’usinage des métaux durs et de l’assemblage mécanique. L’usine de Casablanca, troisième usine aéronautique au Maroc, emploie 181 personnes et a réalisé un chiffre d’affaires de 23 millions d’euros en 2019. Depuis sa création en 1999, la SERMP a connu une belle progression, passant d’un atelier déporté à une usine autonome ; elle est devenue leader de son domaine, employant un personnel 100 % marocain.
RÉUNIR LES COMPÉTENCES : CLÉ DU SUCCÈS Pour atteindre cet ambitieux objectif, il a été nécessaire de constituer une équipe pluridisciplinaire, capable d’apprendre rapidement et efficacement à fabriquer un équipement médical. Les rôles des différents intervenants ont été soigneusement définis. La SERMP s’est chargée de la gestion du projet, du design du mécanisme à l’assemblage final du respirateur et à la réalisation des contrôles et des tests, en passant par la production des pièces (en interne et en s’appuyant sur deux autres usineurs, UMPM et Halmes). Aviarail s’est chargée de
l’ingénierie électronique (conception et design de la carte electronique) et du développement logiciel, en partenariat avec Tronico. Crouzet a travaillé sur le schéma pneumatique et a développé le moteur du respirateur, Valtronic a fabriqué les cartes électroniques, OB électronique a travaillé sur le câblage et Efoa s’est chargé de la production de l’habillage, des emballages et du traitement antibactérien des pièces mécaniques. Enfin, les centres techniques Cetim, Cerimme et Cetiev ont pris la responsabilité d’homologuer ces respirateurs afin d’obtenir les certifications et les qualifications aux normes « CE Médical ».
RÉINVENTER LA STRATÉGIE D’un projet visant à répondre à une urgence à une opportunité de diversification, le médical et le biomédical pourraient devenir une branche d’activité pérenne pour la SERMP. D’autant plus que le carnet de commandes dans l’aéronautique est fortement impacté par la crise et que la diversification devient une obligation pour la survie de beaucoup d’entreprises. L’expérience marocaine a d’ailleurs fait des émules et d’autres filiales du groupe Le Piston français réfléchissent à une telle diversification.
Afin de pérenniser cette production de respirateurs 100 % marocains et d’envisager l’avenir à plus long terme, la SERMP a d’ailleurs contribué à la création d’un « cluster » MMI – Moroccan Medical Biomedical Industry – afin de lancer des projets industriels collaboratifs et innovants dans le domaine médical et de développer cette industrie au Maroc.
4 http://pubdocs.worldbank.org/en/954841597690094449/Note-Strate%CC%81gique-conjointe.pdf (consulté le 16/09/20). 5 Groupement des industries marocaines aéronautiques et spatiales, organisme interprofessionnel rassemblant 97 % de la chaîne logistique aéronautique marocaine.
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CHIFFRES-CLÉS
CHIFFRES-CLÉS
Industrie, de quoi parle-t-on ? L’industrie désigne les activités de production liées à la transformation plus ou moins sophistiquée de la matière au moyen de machines. Elle recouvre donc des réalités très diverses : industries extractives, manufacturières, production d’électricité, etc. Cette revue se concentre principalement sur les activités manufacturières, qui incluent, notamment, l’industrie de l’habillement, l’agroalimentaire, la métallurgie, les matériaux de construction, l’emballage (verre, plastique, carton, etc.) ou encore le ciment.
…qui a notamment besoin d’un développement des infrastructures Le retard pris par l’Afrique en matière d’industrie s’explique notamment par le manque d’infrastructures (électriques, de transport, TIC, etc.) sur le continent. Celles-ci ont une incidence directe sur la productivité, la croissance économique ainsi que le développement durable de la région. Selon la BAD, le manque d’infrastructures représenterait ainsi « entre 30 et 60 % des impacts négatifs sur la productivité des entreprises africaines ».
Une production manufacturière inégalement répartie au niveau mondial La Chine représente à elle seule 28,4 % de la production manufacturière mondiale, et les États-Unis 16,6 %.
1,8 %
ROYAUME-UNI
5,8 %
1,9 %
Un fort potentiel pour l’emploi des jeunes en Afrique
CHINE
FRANCE
2,3 %
ÉTATS-UNIS
ITALIE
7,8 %
3 % IINDE
LE MANQUE D’INFRASTRUCTURES REPRÉSENTERAIT AINSI ENTRE
30 et 60 % DES IMPACTS NÉGATIFS SUR LA PRODUCTIVITÉ DES ENTREPRISES AFRICAINES
L’Afrique subsaharienne pâtit encore de lacunes en matière de production manufacturière locale, enjeu très important en matière de création d’emplois, de réduction de la pauvreté et de création de valeur ajoutée. Selon les données de la Banque mondiale, en 2018, les importations de biens manufacturés en Afrique subsaharienne s’élevaient ainsi à près de 62 % du total des marchandises importées. Source : Banque mondiale, 2020.
Secteur industriel et emploi
28,4 %
ALLEMAGNE
16,6 %
Source : Banque africaine de développement (BAD), Le financement des infrastructures en Afrique a atteint un niveau record en 2018, dépassant les 100 milliards de dollars (ICA), novembre 2019. Disponible ici : https://bit.ly/2YG3Y6f (consulté le 11/09/20).
Une production manufacturière locale encore trop peu développée
JAPON
3,3 %
CORÉE DU SUD
1,5 %
Selon les projections formulées par la Banque mondiale, les arrivées annuelles sur le marché du travail en Afrique devraient passer de 20 millions en 2020 à 30 millions d’ici 2050. Dans ce contexte, le secteur industriel est ainsi perçu comme un levier majeur afin d’absorber une partie de cette future main-d’œuvre. Source : Banque mondiale, Africa’s Pulse n°18, Une analyse des enjeux façonnant l’avenir économique de l’Afrique, octobre 2018.
20
MILLIONS EN 2020
à 30
MILLIONS D’ICI 2050
MEXIQUE
L’industrie, passerelle vers l’emploi formel ?
78 %
DES EMPLOIS ÉCHAPPENT À TOUTE LÉGISLATION NATIONALE
Source : Division de la statistique des Nations unies, 2020. Disponible ici : https://bit.ly/3lRLtWe (consulté le 11/09/20).
L’emploi informel a encore de beaux jours devant lui. Rien qu’en Afrique, en 2018, 78 % des emplois échappaient encore à toute législation nationale, selon un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT). Face à l’informalité du travail sur le continent, le développement d’une industrie locale est perçu comme une étape majeure contribuant à la création d’emplois formels, comme ce fut le cas en Asie du Sud-Est. D’autre part, l’industrie (et notamment le textile) permet également l’emploi de personnes non qualifiées qui sont ainsi formées et bénéficient in fine d’un emploi formel tout en développant des compétences professionnelles ; un atout dans les pays en voie de développement où la population est souvent peu qualifiée et peut présenter des difficultés à entrer dans le monde du travail. Source : Organisation internationale du travail (OIT), Women and men in the informal economy: A statistical picture, 2018.
En Afrique, un socle industriel à bâtir… Sur la période 1990-2015, l’Afrique apparaît comme ayant le plus faiblement contribué à la valeur ajoutée manufacturière (VAM) mondiale : 1,6 %. En retirant l’Afrique du Sud et le Maghreb, la contribution du continent à la VAM mondiale tombe à environ 1 % des Nations unies pour le Développement (PNUD).
Source : PWC, Industrialisation en Afrique : réaliser durablement le potentiel du continent, 2019. Disponible ici : https://pwc.to/3burKY4 (consulté le 11/09/20).
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1 %
1,6 % AFRIQUE
1 %
EN RETIRANT L’AFRIQUE DU SUD ET LE MAGHREB
85 millions D’EMPLOIS À FAIBLE QUALIFICATION POURRAIENT QUITTER LA CHINE DANS LES ANNÉES À VENIR
Afrique, nouvel Eldorado industriel face à la Chine ? Selon certains experts, le renchérissement du coût de la main-d’œuvre en Chine pourrait amener près de 85 millions d’emplois à faible qualification à quitter le payscontinent dans les années à venir. Le sujet fait débat mais certains estiment que les pays africains, avec leurs faibles coûts de la main-d’œuvre, se placeraient en bonne position pour absorber une partie de cette main-d’œuvre industrielle délocalisée. Source : Eric Olander and Cobus van Staden, In The Future, ‘Made In China’ Could Become ‘Made In Africa’, Huffington Post, 2016. Disponible ici : https://bit.ly/2R2zjvv (consulté le 11/09/20).
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CHIFFRES-CLÉS
CHIFFRES-CLÉS
Secteur industriel et Covid-19
Secteur industriel et climat
Quel impact de la Covid-19 sur la production industrielle ?
L’industrie, l’un des principaux secteurs émetteurs de gaz à effet de serre…
À l’échelle européenne, la crise sanitaire liée à la Covid-19 a eu un fort impact sur la production industrielle. En mars et avril 2020, au plus fort de la crise et des mesures de confinements, la production industrielle a respectivement chuté de 10,8 % et de 18,2 %. Malgré un rebond en mai et juin derniers, la production industrielle en Europe enregistre ainsi une baisse globale de 11,1 % depuis le mois de février 2020.
Selon les données du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), l’industrie (pétrochimie, industries lourdes, industrie manufacturières, etc.) est l’un des principaux secteurs émetteurs de gaz à effet de serre dans le monde. Elle contribue ainsi à hauteur de 21 % des émissions.
La production industrielle européenne enregistre une baisse globale de
25%
24%
11,1 % Source : Eurostat, 2020.
14% 10%
6%
depuis février 2020
Electricité et production de chaleur
Les économies africaine et asiatique face à la Covid-19 Comme attendu, la crise sanitaire de la Covid-19 aura un lourd impact sur les économies africaine et asiatique. Selon les projections de la Banque africaine de développement (BAD) réalisées entre le début de la crise et l’été 2020, le PIB du continent devrait lourdement chuter en 2020 : contraction de 1,7 % selon le scénario le moins pessimiste, ou de 3,4 % selon le scénario le plus pessimiste. Pour les économies émergentes, la Banque asiatique de développement prévoit, quant à elle, une contraction du PIB de -0,7 % en 2020, une première depuis les années 1960. A elle seule, la zone Asie du Sud-Est devrait observer un recul de son PIB de 3,8 %.
Contraction de Contraction de
1,7 %
du PIB africain selon le scénario le moins pessimiste,
0,7 %
Agriculture, foresterie et autres utilisations des sols
Construction
Transport
Industrie
Autres énergies
Source : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), Working Group III Contribution to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, 2014. Disponible ici : https://www.ipcc.ch/report/ar5/wg3/ (consulté le 11/09/20).
…ce qui explique les enjeux derrière la récupération d’énergie (ou chaleur fatale) La chaleur fatale ou énergie de récupération (évoquée en p. 16-19 de la revue), est la quantité d’énergie issue d’un processus industriel (sous forme liquide, de vapeur d’eau, de rayonnement de chaleur, etc.) mais non utilisée, qui peut être en partie récupérée et valorisée. L’un des enjeux du secteur industriel en matière de transition énergétique est ainsi de mettre en œuvre les processus nécessaires pour récupérer cette chaleur fatale.
Chaleur utile pour la production
du PIB asiatique, une première depuis les années 60
ou 3,4 % selon le plus pessimiste
L’industrie contribue à hauteur de 21 % des émissions des gaz à effets de serre
Chaleur fatale définitivement perdue Chaleur fatale valorisée en externe Chaleur fatale récupérée en interne
(préchauffage, autre procédé, remontée thermique...)
Consommation de combustibles
Chaleur fatale évitée
Les réseaux de chaleur La production d’électricité Les actions d’efficacité énergétique sur site
(optimisation, isolation, fermeture des portes ...)
Chaleur fatale
Chaleur fatale valorisable
Source : Ademe, Séminaire « Efficacité énergétique dans l’industrie, R&D et l’innovation au service de la transition énergétique », 2016. Disponible ici : https://bit.ly/3hDXTyq (consulté le 11/09/20).
Source : Banque africaine de développement (BAD), 2020 ; Banque asiatique de développement (BAD), 2020.
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ÉTUDE DE CAS
Dolidol : l’atout du « Made in Morocco » Jalil Skali, Directeur général, Dolidol
Le directeur général de Dolidol revient sur l’attachement des Marocains à un produit traditionnel, le salon marocain (composé de banquettes à ressorts et formant un « L » ou un « U »), et à une marque locale, en particulier en période de crise. Si le « Made in Morocco » est indéniablement un facteur de succès à part entière, des défis économiques importants attendent l’entreprise dans la décennie à venir. Elle compte y faire face en renforçant sa politique de marque et en consolidant sa rentabilité, tout en continuant d’innover et de se développer.
UN ARTICLE DE JALIL SKALI Directeur général, Dolidol Jalil Skali est directeur général de Dolidol depuis 2011 et vice-président général de l’Association marocaine des industries du textile et de l’habillement (AMITH) depuis juin 2019. Il a entamé sa carrière en tant que consultant pour Klee Group et Deloitte Paris, avant de rejoindre le Maroc en 2004, à la Caisse de dépôt et de gestion, puis en tant que directeur général adjoint à l’Office national des pêches. Jalil Skali est diplômé de l’École centrale de Lyon et titulaire d’un DEA en électronique et informatique.
L
e Maroc a subi de plein fouet les conséquences économiques de la crise sanitaire de la Covid-19 : plus de 1 648 décès ont été recensés1 et le pays devrait connaître en 2020 sa pire récession depuis 1996 avec une contraction de plus de 5,8 % de son PIB, selon les dernières estimations de la Banque mondiale2. La quasi-totalité des industries marocaines se sont retrouvées en arrêt d’activité sans préavis, engendrant ainsi une profonde récession économique. Paradoxalement, il s’agit également d’une période unique de remise en question et de réflexion stratégique. En effet, nombre d’industriels en
mesure de supporter la crise financière liée à la Covid-19 ont dû repenser leur stratégie pour s’adapter aux évolutions conjoncturelles et aux nouvelles habitudes de consommation. Au même titre que d’autres industriels, Dolidol a été fortement impacté par cet épisode sanitaire sans précédent. Au plus fort de la crise, les 80 boutiques de l’entreprise ont été fermées pendant deux mois et l’usine de Casablanca pendant un mois et demi. Du fait de sa position de leader national sur la mousse polyuréthane, le matelas et le salon marocain, l’entreprise doit, en période délicate, capitaliser sur ses atouts, réviser son organisation et ses processus pour renforcer davantage le poids de sa marque.
L’ATTACHEMENT AU « MADE IN MOROCCO » Dans le contexte de la crise sanitaire, les industriels marocains comme Dolidol ont su adapter leur outil de production dans un délai record pour fabriquer des masques. Cette période a ainsi accentué l’attachement des Marocains aux marques « Made in Morocco ».
Pendant la période de confinement, de mi-mars à mi-juillet, tous les Marocains ont pu profiter de leur maison, rendant le salon marocain encore plus central dans les foyers. Bien que produit de façon industrielle, le salon marocain est toujours considéré comme un produit artisanal, fabriqué sur mesure et adapté in fine par un tapissier selon le goût des clients.
1 Selon les données du ministère de la Santé du Maroc disponibles au 16 septembre 2020. 2 http://pubdocs.worldbank.org/en/954841597690094449/Note-Strate%CC%81gique-conjointe.pdf (consulté le 16/09/20).
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ÉTUDE DE CAS
Aujourd’hui, l’engouement pour l’achat de salons marocains faits sur mesure est indéniable. C’est un avantage comparatif qui renforce le lien existant entre les consommateurs et la marque Dolidol.
L’image de marque est d’ailleurs au cœur de la stratégie de l’entreprise : le « capital confiance » accordé par les consommateurs est un atout sur lequel capitaliser.
ÉVITER DE DÉLOCALISER LA FABRICATION DE PRODUITS LOCAUX EMBLÉMATIQUES De par son ancrage dans la culture nationale, le salon marocain est une spécificité locale, bien ancrée dans les foyers et considéré par beaucoup comme un emblème patrimonial. À ce titre, il serait difficile de délocaliser sa fabrication. En matière d’emplois, la chaîne de valeur du salon marocain fait appel à un nombre important d’étapes de fabrication, qui nécessite une main d’œuvre abondante. Elle génère directement ou indirectement environ 40 000 emplois, que ce soit dans l’industrie ou dans l’artisanat. Bien que copié par certains pays à faible coût de production, le salon marocain « Made in Morocco » garde une place privilégiée dans les habitudes de consommation des Marocains. S’agissant d’un véritable investissement, l’achat du salon
nécessite conseil et contact humain. Le processus d’achat de ce mobilier est généralement composé de plusieurs étapes, les clients sollicitant fréquemment l’avis des voisins, d’amis, de la famille avant de se décider sur un modèle ; la production sur mesure tout comme l’intervention finale du tapissier/décorateur nécessitent, elles aussi, un accompagnement des acheteurs. Dans les faits, les familles investissent davantage dans l’acquisition du salon marocain que dans les autres espaces de vie de leurs foyers. Espace de réception, il se doit de donner la meilleure image possible de la famille, dans un souci de valorisation et de distinction sociale.
INNOVATION ET INVESTISSEMENTS POUR MAINTENIR LES EMPLOIS La politique de marque est au cœur de la stratégie du groupe Dolidol ; elle constitue un atout immatériel considérable qui répond aux trois objectifs stratégiques de l’entreprise : incarner la culture et le patrimoine marocain, renforcer la rentabilité économique et se développer en innovant. Pourtant, la décennie à venir s’annonce pleine de défis économiques. Dans ce contexte, l’entreprise se doit de sauvegarder les emplois créés tout en préservant une rentabilité conforme aux objectifs arrêtés avec les actionnaires. Ce défi est rendu possible grâce à un consommateur de plus en plus conscient de ces enjeux, ce qui se traduit par son engouement croissant pour le « Made in Morocco » dans ses réflexes d’achat. En parallèle, les processus de fabrication sont revus régulièrement pour les adapter aux aléas conjoncturels. Cet équilibre n’est pas toujours
évident à maintenir, mais l’innovation et les investissements dans des machines à forte valeur ajoutée permettent à l’entreprise de faire preuve de résilience. C’est ainsi que, malgré la crise de la Covid-19, Dolidol a réussi à préserver son écosystème, voire même à continuer d’investir pour mieux préparer l’avenir. Un ambitieux plan de développement de 90 millions d’euros est ainsi en réflexion, visant à renforcer les investissements dans les activités amont (recyclage de bouteilles PET en fibre polyester) et dans les produits pour le secteur automobile – alors que l’entreprise, par ailleurs, renforce son implantation en Afrique subsaharienne via des acquisitions d’unités industrielles de mousse polyuréthane et de matelas.
REPÈRES DOLIDOL Fondé en 1973, Dolidol est le leader marocain du matelas et des produits en mousse polyuréthane. Ses 1 400 salariés produisent 300 000 matelas par an dans son complexe industriel en banlieue de Casablanca, pour un chiffre d’affaires en 2019 de 85 millions d’euros.
31
FOCUS
Indications géographiques et labels de qualité : des outils efficaces pour faciliter l’accès des PME industrielles aux marchés Fabio Russo, Senior Officer, ONUDI La production agroalimentaire reste au cœur de l’industrie africaine, représentant respectivement 18 % et 30 % des revenus industriels de pays comme la Tunisie et le Maroc, par exemple. La demande de produits locaux a offert des opportunités aux producteurs africains. La concurrence est limitée, et les résultats sont au rendez-vous. Les consommateurs ont toutefois besoin de pouvoir identifier et différencier ces produits, ce qui est rendu possible par les indications géographiques (IG) et les labels de qualité certifiée. Ces dispositifs font partie des outils et méthodologies utilisés par l’ONUDI pour aider au développement des chaînes de valeurs en Afrique et faciliter l’accès au marché. Le soutien aux producteurs permet un développement industriel durable et inclusif. En partenariat avec des programmes conduits par les pays, l’ONUDI soutient les chaînes de valeur agroalimentaires au Maroc et en Tunisie.
Cet article a été rédigé en collaboration avec Ebe Muschialli, Nuria Ackermann et Manuela Eyvazo, spécialistes projets à l’ONUDI.
D
ans la plupart des pays d’Afrique, l’agroalimentaire est le principal sous-secteur industriel, et il a le potentiel pour être le moteur du développement socioéconomique du continent. La construction d’une industrie agroalimentaire inclusive et durable demeure un défi du développement, mais constitue aussi une opportunité pour les PME africaines. Les consommateurs s’intéressent de plus en plus aux produits traditionnels, profondément enracinés dans un territoire d’origine. Cette tendance représente une belle opportunité pour les producteurs (en particulier les PME), car elle
évite la pression d’une concurrence frontale avec des produits génériques et standardisés. Elle récompense les producteurs qui font ce qu’ils ont toujours su faire : produire des denrées traditionnelles dont la qualité, les spécificités et la renommée sont liées à des savoir-faire ancestraux et à leur lieu de production. Sur le marché, ces produits liés à une origine géographique1 peuvent atteindre des prix plus élevés, à condition d’être différenciés et clairement identifiables par le consommateur. Les indications géographiques (IG) et les labels de qualité certifiée sont des outils qui peuvent permettre aux producteurs d’accéder à toute la valeur ajoutée de ces « produits de terroir ».
UNE APPROCHE HOLISTIQUE POUR LA RECONNAISSANCE D’UNE TRADITION L’ONUDI encourage le développement industriel pour lutter contre la pauvreté et promouvoir une mondialisation inclusive et durable. Elle
apporte depuis longtemps son assistance technique au développement des chaînes de valeur, en Afrique et ailleurs dans le monde – en créant
1 Les produits liés à une origine géographique ou « produits de terroir » sont des produits locaux dotés d’une identité et d’une réputation inhérentes à un terroir et/ou des produits issus de techniques de production particulières dont la qualité, la renommée ou les spécificités sont attribuables à leur provenance géographique.
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FOCUS
des liens entre les activités, en renforçant les exigences de qualité, en améliorant la productivité et en favorisant l’accès aux marchés. L’ONUDI s’appuie sur une expérience acquise dans plus d’une vingtaine de pays, pour développer des outils et des méthodologies visant à préserver et promouvoir les produits de terroir, avec en ligne de mire un développement industriel inclusif et durable. Son approche permet aux PME de maximiser le potentiel des produits agroalimentaires concernés, et assure la redistribution équitable des bénéfices perçus sur toute la chaîne de valeur. Lancé en 2013, le Programme d’accès aux marchés des produits agroalimentaires et de terroir (PAMPAT), est financé par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) de la Confédération suisse. Il vise à améliorer la performance, l’accès aux marchés et la situation socioéconomique des PME intervenant dans différentes chaînes de valeur, au Maroc et en Tunisie. L’action du programme cible le renforcement organisationnel des chaînes de valeur concernées, l’amélioration de la productivité, le développement produit et les exigences de qualité au niveau des PME et, enfin, la consolidation de leur positionnement
sur les marchés intérieurs et d’exportation. Le PAMPAT permet aussi d’assurer la conformité de ces produits avec les exigences des indications géographiques et critères de qualité, afin de les positionner sur certains marchés de niche – grâce à quoi les producteurs peuvent obtenir des prix plus élevés et augmenter leurs revenus. Le programme renforce également les capacités nationales ou régionales de développement et de promotion des produits locaux. Dans le cadre de ses activités, le programme a ainsi soutenu, au Maroc et en Tunisie, la mise en place et l’organisation de concours de produits du terroir, facilitant ainsi les retours d’expérience et l’échange des meilleures pratiques dans la région. Dans la mise en œuvre de programmes tels que le PAMPAT, l’ONUDI recourt à une approche holistique, qui comprend des domaines d’intervention, largement reliés entre eux (cf. schéma ci-dessous). Le point clé dans ce schéma correspond au critère « Qualité et origine », qui implique la conformité avec les spécifications de qualité et de sécurité, et la promotion des labels sur l’ensemble de la chaîne de valeur, mais aussi vis-à-vis des acheteurs et auprès des consommateurs.
UN ARTICLE DE FABIO RUSSO Senior Officer, ONUDI Fabio Russo travaille au sein du département Numérisation, technologie et innovation de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI). Depuis son arrivée en 1992, Fabio Russo a été chargé de multiples projets de développement du secteur privé à travers le monde. Son principal domaine d’expertise concerne les réseaux ou regroupements de PME et le développement des chaînes de valeur. Il pilote le programme de l’ONUDI sur les consortiums d’exportation et appellations d’origine regroupant des PME. À ce titre, il a établi plusieurs partenariats avec d’autres agences des Nations unies, des universités et diverses organisations internationales, dans le but de promouvoir des produits liés à une origine géographique.
L’approche holistique de l’ONUDI
GOUVERNANCE Renforcement des capacités des acteurs publics et privés. Mise en place d’un groupe de travail réunissant les acteurs clés de la chaîne de valeur, pour établir une vision partagée et un plan d’action commun.
COMPÉTITIVITÉ Optimisation des différents maillons de la chaîne de valeur (amélioration de la qualité, optimisation de l’utilisation des ressources, augmentation des capacités de production et de la productivité).
MISES EN RELATION Renforcement des alliances (ex. : coopératives, consortiums), et formalisation des liens entre les différents acteurs de la chaîne de valeur (ex. : contrats d’approvisionnement).
QUALITÉ ET ORIGINE Veiller à la mise en conformité avec les labels de qualité, d’origine, et de sécurité alimentaire. Promouvoir ces labels auprès des acteurs de la chaîne de valeur, des acheteurs et des consommateurs.
MARKETING Améliorer l’accès au marché et le mix marketing des entreprises individuelles ou des regroupements (de la stratégie de marque à la négociation de nouveaux contrats de commercialisation, en passant par le développement produit).
DIVERSIFICATION Diversification et innovation sur toute la chaîne de valeur (y compris création de nouvelles initiatives d’entreprenariat et développement de nouveaux produits).
Source : ONUDI, 2020.
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INDICATIONS GÉOGRAPHIQUES ET LABELS DE QUALITÉ : DES OUTILS EFFICACES POUR FACILITER L’ACCÈS DES PME INDUSTRIELLES AUX MARCHÉS
Dans le développement des chaînes de valeurs de produits « typiques », une approche centrée sur les IG et les labels de qualité permet aussi de se rapprocher des Objectifs de développement durable. AIDER À RESPECTER LES NORMES POUR L’HUILE D’ARGAN MAROCAINE Au Maroc, l’ONUDI a appliqué cette démarche à la chaîne de valeur de l’huile d’argan, dans le but de promouvoir une Indication géographique protégée (IGP). Dans ce pays, l’ONUDI a ainsi accompagné la Fédération interprofessionnelle de la filière de l’Argane (FIFARGANE) pour le développement d’un logiciel de traçabilité permettant d’assurer le respect, par les producteurs, du code de bonnes pratiques correspondant à l’IGP. Le logiciel garantit que toutes les étapes de la chaîne de valeur respectent les codes de l’IGP, assurant notamment que les producteurs ont été formés conformément aux exigences de l’IGP et aux réglementations nationales en matière d’hygiène et de sécurité alimentaire. Des évaluations ont été menées et, souvent, une amélioration des installations de production s’est avérée nécessaire. Grâce au partenariat et à la coordination mise en place avec le ministère de l’Agriculture, les producteurs ont pu
REPÈRES ONUDI L’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI) est l’agence spécialisée de l’ONU chargée de promouvoir un développement industriel inclusif et durable. Sa mission correspond au neuvième Objectif du développement durable (ODD 9), qui appelle à « bâtir des infrastructures résilientes, favoriser une industrialisation inclusive et durable, et encourager l’innovation ». Le programme de l’ONUDI s’articule autour de quatre priorités stratégiques : créer une prospérité partagée ; faire progresser la compétitivité économique ; préserver l’environnement ; consolider les connaissances et les institutions.
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procéder à ces mises à niveau et le nombre de producteurs certifiés IGP a augmenté de 150 % entre 2013 et 2019. Le programme a également mis l’accent sur le développement d’une marque collective, afin d’accroître le potentiel d’accès au marché pour les PME, les coopératives et les regroupements de producteurs qui fournissent des produits de haute qualité et certifiés IGP. Un exemple de cette intervention est la création du consortium Vitargan, dont le développement, la stratégie marketing et la promotion de la marque ont été soutenus par le PAMPAT. En outre, le programme a également formé des femmes à l’entrepreneuriat et au marketing afin de soutenir les coopératives de femmes, ce qui a un impact sur les moyens de subsistance de leurs membres.
IDENTIFIER UNE « NICHE » EN TUNISIE En Tunisie, la démarche a été appliquée à la chaîne de valeur de la figue de Barbarie (cactus), pour positionner les produits dérivés sur des marchés de niche et permettre au pays d’exploiter le potentiel de ce secteur. En 2014, la Tunisie ne comptait que cinq sociétés de transformation de la figue de Barbarie. En 2019, elles étaient plus de trente, essentiellement dans les secteurs des cosmétiques et de la parapharmacie bios. Pour parvenir à ce résultat, le PAMPAT a aidé les entrepreneurs à établir leur business plan, accéder aux financements et améliorer leurs compétences en matière de production,
de marketing et de vente. Environ un millier d’emplois ont ainsi pu être créés. L’augmentation du nombre d’entreprises de transformation dans ce secteur a développé la demande de figues de Barbarie certifiées bio. Le Programme a donc mis en relation les fabricants de produits bios avec des cultivateurs, et accompagné ces derniers dans l’obtention de leur certification d’agriculture biologique, d’où un doublement de la surface plantée en cactus certifiés bio et du prix payé aux cultivateurs.
INDICATIONS GÉOGRAPHIQUES ET LABELS DE QUALITÉ : DES OUTILS EFFICACES POUR FACILITER L’ACCÈS DES PME INDUSTRIELLES AUX MARCHÉS
Une initiative a également été lancée pour la promotion du produit phare, l’huile de pépins de figues de Barbarie, sous le label collectif « Huile bio de pépins de figue de Barbarie – Origine Tunisie ». La structuration progressive du secteur a conduit à la mise en place de l’Association nationale pour le développement du cactus (ANADEC), qui représente l’essentiel des entreprises concernées. Aujourd’hui, les produits dérivés de la figue de Barbarie se classent au cinquième rang des exportations tunisiennes de produits bios.
L’amélioration de la demande et de l’accès aux marchés pour ces produits du terroir a des effets vertueux sur l’accroissement des revenus et les opportunités d’emploi, en vue d’une croissance économique inclusive et durable (ODD 8).
ATTEINDRE LES ODD Dans le développement des chaînes de valeurs de produits « typiques », une approche centrée sur les IG et les labels de qualité permet aussi de se rapprocher des Objectifs de développement durable (ODD). Les produits du terroir sont en effet souvent fabriqués par des populations marginalisées, notamment des femmes. Le soutien qui leur est apporté aura donc des effets favorables sur la réduction de la pauvreté (ODD 1) et l’égalité entre les sexes (ODD 5). Alliées à une conscience des enjeux de la biodiversité et de l’utilisation raisonnée des ressources pour valoriser les atouts d’un territoire, les structures de
gouvernance et la décision collégiale contribuent au développement régional, tout en préservant les patrimoines naturels et culturels. L’amélioration de la demande et de l’accès aux marchés pour ces produits du terroir a des effets vertueux sur l’accroissement des revenus et les opportunités d’emploi, en vue d’une croissance économique inclusive et durable (ODD 8). Dernier point, et non des moindres, cette démarche contribue à un développement industriel inclusif et durable (ODD 9).
La Stratégie continentale pour les indications géographiques en Afrique 2018-2030 a été mise en place à la demande de l’Union africaine et développée conformément à la vision des leaders du continent pour une Afrique prospère, fondée sur la croissance inclusive et le développement durable, avec trois objectifs principaux : renforcer les liens entre les différents acteurs des IG au niveau national, protéger et promouvoir les produits traditionnels sur les marchés intérieurs et les positionner sur les marchés internationaux. La Stratégie définit le cadre global des politiques qui permettront au continent africain de protéger ses produits et d’en tirer parti dans le cadre des IG et de la protection de la propriété intellectuelle. En matière de résultats, son plan d’actions présente une approche par phases dans l’articulation de trois domaines stratégiques clé qui sont interdépendants et se renforcent mutuellement, à savoir : production et productivité ; agroalimentaire, agro-industrie et marchés agricoles ; et gestion durable de l’environnement.
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A N A LY S E
Impacts à court terme de la crise Covid-19 sur l’industrie manufacturière en Afrique ichaël Goujon, Enseignant-chercheur, CERDI M Édouard Mien, Doctorant, CERDI
Les premiers rapports et données portant sur les impacts de la crise de la Covid-19 entre mars et juin 2020 montrent une relative résilience des pays africains face à la crise sanitaire, en comparaison avec d’autres pays émergents, comme le Brésil. Si la crise économique touche globalement l’ensemble des secteurs (hormis celui de la santé), le secteur manufacturier semble, comparativement, bien résister – voire bénéficier d’une certaine reprise, dans certains pays, à fin juin 2020.
UN ARTICLE DE MICHAËL GOUJON Enseignant-chercheur, CERDI Michaël Goujon est économiste du développement, spécialisé sur les questions d’intégration à l’économie mondiale, de financement du développement, des vulnérabilités face au changement climatique et aux catastrophes naturelles, ainsi que sur les économies insulaires. Il a également été consultant pour l’AFD, la Banque mondiale, le GDN et responsable du programme Indicateurs à la FERDI.
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a vulnérabilité du secteur manufacturier africain à la crise née de la pandémie de la Covid-19 est un phénomène complexe ; il est difficile d’utiliser l’expérience des autres continents pour le comprendre, tant le contexte pèse lourd dans son analyse.
Les pays africains ayant été touchés plus tardivement, les informations disponibles sont encore parcellaires. En outre, le continent est moins « couvert » par les données internationales, et les données nationales sont produites moins rapidement qu’ailleurs. Cependant, certaines tendances semblent se dégager déjà, au terme de cette première vague qui aura touché l’Afrique entre mars et juin 2020.
Les pays africains ayant été touchés plus tardivement, les informations disponibles sont encore parcellaires. En outre, le continent est moins « couvert » par les données internationales, et les données nationales sont produites moins rapidement qu’ailleurs.
A N A LY S E
UN PREMIER BILAN Au printemps 2020, les premiers rapports du FMI, de la Banque mondiale ou des Nations unies montrent que les pays africains restent, pour la plupart, relativement épargnés par les impacts sanitaires de la crise. Cela s’explique par leur moindre intégration dans l’économie mondialisée, une population plus jeune, d’une densité moindre que les autres continents et des mesures de prévention prises rapidement (FMI, 2020 et Banque mondiale, 2020). Ainsi, au 1er avril, 28 des 50 pays africains pour lesquels les informations étaient disponibles avaient mis en place des mesures de confinement, au moins au niveau local, et huit d’entre eux incitaient leurs populations à rester confinées (UNECA, 2020). Même si elles diffèrent grandement entre pays, les perspectives à moyen terme sont plus problématiques, du fait de la relative faiblesse des systèmes de santé et de la difficulté de faire respecter le confinement ou les gestes barrières à une population en situation de pauvreté. Mais dans ces premiers mois, le choc semble tout de même plus économique que sanitaire. La demande internationale des matières pre-
Même si elles diffèrent grandement entre pays, les perspectives à moyen terme sont plus problématiques, du fait de la relative faiblesse des systèmes de santé et de la difficulté de faire respecter le confinement ou les gestes barrières à une population en situation de pauvreté. mières qui sont exportées par l’Afrique faiblit, les productions nationales qui nécessitent des intrants importés souffrent parfois de la rupture des chaînes de production et d’approvisionnement, et les revenus issus de l’étranger (investissements, aide internationale, revenus des migrants) devraient diminuer. Enfin, les États disposent de moins de moyens financiers pour soutenir les entreprises, alors que celles-ci souffrent des mesures sanitaires.
UN ARTICLE DE ÉDOUARD MIEN Doctorant, CERDI Édouard Mien est doctorant en économie du développement. Ses recherches portent sur le lien entre ressources naturelles et transformations structurelles et compétitivité en Afrique. Il est également diplômé de la Paris School of Economics et de l’École normale supérieure de paris-saclay.
UNE INDUSTRIE MANUFACTURIÈRE RELATIVEMENT MOINS IMPACTÉE ? Si cette crise touche quasiment tous les domaines de l’activité économique, le secteur manufacturier semble cependant moins touché que les services – notamment le tourisme et les transports –, ou que les matières premières. La Banque mondiale (2020), à l’aide d’un modèle de simulation économique pour l’Afrique subsaharienne, estimait même en avril que l’impact de cette crise sur la valeur ajoutée serait positif en 2020, avec un gain de +5 % pour la production du secteur manufacturier – en raison d’un remplacement de produits importés par des produits locaux –, alors que l’agriculture perdrait environ 3 %, les services 6 % et le secteur de l’énergie 21 %.
Toutefois, cet impact positif est à relativiser, car le secteur manufacturier a une place réduite dans l’activité économique en Afrique. Il est sans doute moins exportateur (notamment vers les marchés chinois et européens), moins intégré aux chaînes de valeur et plus informel qu’ailleurs, même si, en la matière, une grande diversité caractérise le continent (Afrique contemporaine, 2018).
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IMPACTS À COURT TERME DE LA CRISE COVID-19 SUR L’INDUSTRIE MANUFACTURIÈRE EN AFRIQUE
Graphique 1 - Évolution de l’Indice des directeurs d’achat (PMI) entre mars et juin 2020 60
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Afrique du Sud Turquie Brésil Vietnam
Afrique du Sud Brésil Égypte Inde
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Indonésie
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Inde Kenya
Kenya
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Nigéria
Nigéria 40
Indonésie Mexique
Mexique Thaïlande Turquie Vietnam
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25 Janvier 2020
Février 2020
Mars 2020
Avril 2020
Mai 2020
Juin 2020
Source : auteurs, à partir des données de https://tradingeconomics.com/country-list/manufacturing-pmi (consulté le 05/09/20)
L’indice des directeurs d’achat (Purchasing Managers’ Index, PMI) pour l’activité manufacturière est un indicateur composite avancé construit à partir d’enquêtes mensuelles sur les perspectives de développement des entreprises. Une valeur inférieure à 50 indique une tendance dominante à la contraction, une valeur supérieure à 50 indique une tendance dominante à l’amélioration. Quatre pays africains sont couverts par l’indice : l’Égypte, le Kenya, le Nigéria et l’Afrique du Sud (par ailleurs tous très touchés par l’épidémie). Pour les pays représentés dans le graphique, l’évolution générale du PMI semble relativement similaire, avec une chute en mars-avril (tous les pays basculant alors dans la zone de contraction du secteur) et un éventuel redressement en mai-juin (les pays restant cependant, pour la plupart, dans la zone de contraction). C’est ainsi le cas du Kenya et de l’Égypte (cette dernière se situant déjà dans la zone de contraction en janvier-février), à l’image de la Thaïlande et du Vietnam (pays reconnus comme ayant bien géré la crise sanitaire). Le redressement observé au Kenya et en Égypte serait dû à l’assouplissement des mesures de couvre-feu et de confinement et à la reprise des ventes dans certains secteurs et des exportations, notamment vers l’Europe. En revanche,
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l’Afrique du Sud, qui comme l’Égypte se situait déjà dans la zone de contraction en janvier-février, ne voit pas une chute brutale du PMI, tout en restant dans la zone de contraction, mais connaît un rebond important en juin qui l’amène dans la zone de tendance dominante à l’amélioration, tout comme la Turquie. Malgré la sévérité de la crise sanitaire en Afrique du Sud, il semblerait que cela soit également l’assouplissement des règles de confinement qui expliquerait ce rebond. Le Nigéria en revanche, a la particularité de se situer très nettement dans la zone d’expansion du secteur en janvierfévrier, de connaître une chute moins rapide que les autres en mars-avril mais de ne pas connaître de redressement en mai ou juin, du fait notamment d’une chute continue des commandes de produits dédiés à l’exportation. Cette trajectoire du Nigéria est semblable à celle du Mexique qui est un des pays les plus touchés par la crise sanitaire. Ainsi, la sévérité initiale (à court terme) de la crise ou des mesures sanitaires ne semble pas provoquer une chute plus importante ni empêcher un rebond de l’indice PMI. Cette apparente déconnexion entre le niveau de crise sanitaire, et sa gestion, et l’évolution de l’indice PMI révèle les spécificités de chaque économie et la complexité des facteurs et de la dynamique d’évolution du secteur manufacturier.
IMPACTS À COURT TERME DE LA CRISE COVID-19 SUR L’INDUSTRIE MANUFACTURIÈRE EN AFRIQUE
LES ACTIVITÉS LES PLUS TOUCHÉES PAR PAYS Différentes enquêtes, conduites auprès d’entreprises, permettent de disposer d’informations sur les sous-secteurs manufacturiers les plus touchés, par pays. Au Maroc, les études de la Confédération générale des entreprises (2020) et du Haut-commissariat au Plan (2020) montrent que le textile, les industries métalliques et mécaniques (secteurs exportateurs), ainsi que la construction, ont été les plus fortement touchés. En Tunisie, le PNUD-Tunisie (2020) établit que les secteurs les plus exposés dans ce pays sont le tourisme, le transport et le textile, avec une accentuation de la fragilité financière des micro-entreprises. Au Cameroun, les travaux du Groupement inter-patronal (2020) indiquent un impact négatif pour les entreprises industrielles – plus faible, néanmoins, que pour les entreprises de services. Au Togo, l’enquête de la Chambre de commerce et d’industrie (2020) révèle les nombreuses difficultés auxquelles sont confrontées les entreprises des secteurs industriels, mines et BTP. Au Burkina Faso, l’étude « Impact Covid-19 » menée par la Chambre de commerce et d’industrie (2020) souligne que le secteur industriel est tout autant touché que les services. Enfin, les travaux du Centre de recherche « Forge Afrique » sur le Burkina Faso (2020) montrent que le secteur textile serait le plus touché parmi les activités manufacturières. Si les rapports de l’UNECA (2020) et de l’UNIDO (2020) montrent sans surprise que les grandes entreprises dont la production est dédiée à l’exportation sont les plus touchées, les analyses indiquent également que les petites entreprises (en particulier de l’artisanat) peuvent être fortement impactées, et surtout qu’elles se montrent moins résilientes que les plus grandes entreprises. C’est également ce qui ressort des études du ministère du Plan et du Développement de Côte d’Ivoire (2020), portant sur les secteurs formels et informels.
Afin de compléter ces résultats, nous avons mené une enquête auprès d’experts africains, économistes universitaires ou cadres supérieurs dans les administrations, en utilisant le réseau des anciens étudiants du CERDI. Le questionnaire avait pour but d’obtenir leurs analyses concernant l’impact à court terme de la crise sur l’industrie manufacturière de leurs pays. Entre les 14 mai et 13 juin, 86 experts africains de 19 pays1 ont ainsi répondu à ce questionnaire (Graphiques 2a et 2b).
REPÈRES CERDI Le Centre d’études et de recherches sur le développement international (CERDI) a été créé en 1976, en tant qu’unité de recherche dédiée à l’économie du développement. Les recherches conduites au CERDI se déclinent autour de trois axes : le financement du développement, les trajectoires de développement durable et l’intégration des pays en développement dans l’économie mondiale. Unité mixte de l’université Clermont Auvergne et du CNRS, le CERDI est également associé à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) depuis 2018.
Graphique 2a – Enquête auprès d’experts africains : les causes de l’impact économique PROBLÈMES DE FINANCEMENT
IMPACT SANITAIRE
BAISSE DE LA DEMANDE LOCALE
BAISSE DE LA DEMANDE ÉTRANGÈRE
RESTRICTIONS ADMINISTRATIVES
RUPTURE DES CHAÎNES DE PRODUCTION
Question posée aux participants : « À votre avis, l’impact économique dans votre pays est dû principalement… (plusieurs réponses possibles) ». En moyenne, les 86 répondants ont retenu 3 causes sur les 6 possibles. Source : Goujon et Mien, 2020.
1 Algérie, Bénin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, République démocratique du Congo, Côte d’Ivoire, Djibouti, Guinée, Mali, Madagascar, Maroc, Mauritanie, Niger, Ouganda, Sénégal, Tchad, Togo, Tunisie.
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IMPACTS À COURT TERME DE LA CRISE COVID-19 SUR L’INDUSTRIE MANUFACTURIÈRE EN AFRIQUE
BIBLIOGRAPHIE Les documents en ligne cités ici ont été consultés le 05/09/20 Afrique contemporaine, 2018. Les trajectoires incertaines de l’industrialisation en Afrique. Numéro 266. Chambre de commerce et d’industrie du Burkina Faso, 2020. Évaluation de l’impact des mesures de lutte contre le Covid-19 sur l’activité du secteur privé au Burkina Faso. En ligne : http://www.cci.bf/sites/ default/files/Rapport_impact_%20 COVID-19_sur_l%27activite_ economique_VF_MAI_2020.pdf Chambre de commerce et d’industrie du Togo, 2020. Effets de la crise sanitaire liée au Covid-19 sur les activités des entreprises du secteur privé togolais. En ligne : http://www.ccit.tg/sites/default/files/ Rapport_Impact%20Covid19%20 CCIT_compressed.pdf Confédération générale des entreprises du Maroc, 2020. Quels sont les impacts de la pandémie Covid-19 sur votre entreprise ? – Résultats préliminaires de l’enquête, version 3.0 du 24/04/20. En ligne : https://drive.google.com/file/d/1rKP4r_ koBl1vM5Eu23OiAJDsReSQf5tV/view Haut-commissariat au Plan du Royaume du Maroc, 2020. Principaux résultats de l’enquête de conjoncture sur les effets du Covid-19 sur l’activité des entreprises. En ligne : https://www.hcp.ma/ Principaux-resultats-de-l-enquete-deconjoncture-sur-les-effets-du-Covid19-sur-l-activite-des-entreprises_ a2499.html Goujon et Mien, 2020. L’impact à court terme de la crise Covid-19 sur l’industrie manufacturière en Afrique : la parole aux experts africains. Études et documents CERDI, à paraître. Groupement inter-patronal du Cameroun, 2020. Covid-19, impacts sur les entreprises au Cameroun. En ligne : https://www.legicam.cm/ index.php/p/covid-19-impact-sur-lesentreprises-au-cameroun Fond monétaire international, 2020. Regional Economic Outlook. Sub-Saharan Africa. Covid-19 : an unprecedented threat to development. Washington, En ligne : https://www.imf.org/en/Publications/ REO/SSA/Issues/2020/04/01/ sreo0420
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Graphique 2b – Enquête auprès d’experts africains : l’impact sur la production manufacturière 50
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0 >0
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<0
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<<<0
NSP
Question posée aux participants : « Quel est l’impact estimé de la Covid-19 sur la production manufacturière nationale ? ». Réponses possibles : positif (>0), nul (0), faiblement négatif (<0), négatif (<<0), fortement négatif (<<<0), ne sait pas (NSP). Source : Goujon et Mien, 2020.
Les réponses viennent globalement confirmer les tendances déjà constatées, tout en soulignant la variabilité des résultats, liée à la complexité et à la spécificité des situations (Goujon et Mien, 2020). Pour ces experts, l’impact sur la production manufacturière dans son ensemble est négatif, mais il est nettement plus important pour la production destinée à l’exportation. Par ailleurs, la production est (mais avec moins de netteté) plus affectée en milieu urbain, dans le
secteur formel et pour les grandes entreprises. Les sous-secteurs les plus affectés sont « alimentation, boissons » et « machines, équipement, matériel de transport », suivis de « matériaux de construction, ciment » et « textile, habillement, cuir ». Selon eux, les restrictions administratives et la rupture des chaînes de production sont les principaux facteurs négatifs affectant la production – avant même la baisse de la demande étrangère.
IMPACTS À COURT TERME DE LA CRISE COVID-19 SUR L’INDUSTRIE MANUFACTURIÈRE EN AFRIQUE
BIBLIOGRAPHIE
CONCLUSION Si, sur le plan sanitaire, les perspectives en Afrique sont incertaines, les conséquences économiques pourraient être dramatiques, car elles sont liées à des éléments de contexte spécifiques : fragilité économique, voire politique, importance de la part de population vivant sous le seuil de pauvreté, taux de sous-emploi important, moyens de financements limités… Les estimations du FMI datant de juin 2020 montrent que l’Afrique devrait perdre environ six points de croissance en 2020 par rapport à 2019, une perte équivalente à celle du Moyen-Orient,
de l’Asie centrale, et des pays en développement d’Asie. Mais cette perte serait moindre que celle enregistrée par les pays d’Amérique latine et les Caraïbes, et que celle des pays développés. Reste à savoir si le secteur manufacturier africain fera preuve de résilience, à moyen-terme, face à une crise d’une nature et d’une ampleur inédites. Peut-être pourrait-il même bénéficier en partie du remplacement des produits importés par ceux issus de la production locale.
Si, sur le plan sanitaire, les perspectives en Afrique sont incertaines, les conséquences économiques pourraient être dramatiques, car elles sont liées à des éléments de contexte spécifiques : fragilité économique, voire politique, importance de la part de population vivant sous le seuil de pauvreté, taux de sous-emploi important, moyens de financements limités…
Les documents en ligne cités ici ont été consultés le 05/09/20 Fond monétaire international, 2020. World Economic Outlook Update. A Crisis like no other, an uncertain recovery, Washington. En ligne : https://www.imf.org/en/Publications/ WEO/Issues/2020/06/24/ WEOUpdateJune2020 Ministère du Plan et du développement de Côte d’Ivoire, PNUD et Institut national de la statistique, 2020. Évaluation de l’impact du Covid-19 sur l’activité des entreprises du secteur formel et Évaluation de l’impact du Covid-19 sur le secteur informel en Côte d’Ivoire. En ligne : https://www.ci.undp. org/content/cote_divoire/fr/home/ library/mesure-de-l_impact-socioeconomique--du-covid-19-sur-lesconditi.html Ouedraogo, I. M., Kinda, S. R. et Zidouemba, P. R., 2020. Analyse économique des effets du Covid-19 au Burkina Faso. Forge Afrique, Policy Brief. En ligne : https://static. blog4ever.com/2016/06/819965/ Policy-Brief_FORGE-Afrique_ImpactCOVID-19--1-_8647116.pdf PNUD-Tunisie et ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale, 2020. Impact économique du Covid-19 en Tunisie, analyse en termes de vulnérabilité des ménages et des micro et très petites entreprises. Purchasing Managers’ Index (PMI), 2020. https://tradingeconomics.com/ country-list/manufacturing-pmi United Nations Economic Commission For Africa (UNECA), 2020. Covid-19 Lockdown Exit Strategies for Africa. En ligne : https://www.uneca.org/sites/default/ files/PublicationFiles/ecarprt_ covidexitstrategis_eng_9may.pdf United Nations Industrial Development Organization (UNIDO), 2020. Covid-19 effects in sub-Saharan Africa and what local industry and governments can do. En ligne : https://www.unido.org/ news/covid-19-effects-sub-saharanafrica-and-what-local-industry-andgovernments-can-do Banque mondiale, 2020. Africa’s Pulse. Assessing the Economic Impact of Covid-19 and Policy Responses in Sub-Saharan Africa, Vol. 21, Washington. En ligne : https://olc.worldbank.org/system/ files/Exec%20Summary%20-%20 COVID-19%20IN%20AFRICA%20 IMPACT%20AND%20POLICY%20 RESPONSES.pdf
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A N A LY S E
La diversification des chaînes d’approvisionnement entraînée par la Covid-19 profitera-t-elle à l’Afrique ? Franziska Hollmann, Directrice Entreprises pour l’Afrique, DEG
Face à la forte croissance de sa population, l’Afrique pourrait bien ne pas avoir d’autre choix que de développer rapidement sa base industrielle. Ce processus a été stimulé par la volonté des entreprises européennes de rapprocher leurs chaînes d’approvisionnement des producteurs – une leçon tirée notamment de la pandémie de Covid-19. Les pays africains les mieux intégrés dans les marchés mondiaux pourraient en bénéficier, de même que les pays disposant d’une main d’œuvre abondante et d’un coût du travail comparativement plus faible.
UN ARTICLE DE FRANZISKA HOLLMANN Directrice Entreprises pour l’Afrique, DEG Franziska Hollmann travaille depuis 20 ans pour DEG (Deutsche Investitions-und Entwicklungsgesellschaft, membre du Groupe KfW) et cumule plus de 13 ans d’expérience dans le financement structuré de projets agro-industriels, forestiers ou alimentaires. Elle a développé le département de crédit aux entreprises de DEG pour l’Afrique et l’Amérique latine, avec un portefeuille de financements de 700 millions d’euros. Depuis le début de l’année 2018, elle concentre spécifiquement son action sur les entreprises africaines. En sa qualité de directrice du département Corporate pour la région Afrique, elle s’investit dans le soutien à la croissance du secteur privé sur le continent africain.
L’
Assemblée générale des Nations unies a déclaré la période 2016-2025 « Troisième décennie du développement industriel de l’Afrique ». L’industrialisation et l’innovation sont aussi spécifiquement citées dans les Objectifs de développement durable (ODD) inclus dans le Programme de développement durable à l’horizon 2030 de l’ONU (ODD n° 9 : Infrastructure, industrialisation et innovation)1. Face à la forte croissance de sa population, l’Afrique pourrait ne pas avoir d’autre choix que de développer rapidement sa base indus-
trielle. Cependant, l’industrialisation va souvent de pair avec une utilisation accélérée des ressources naturelles et énergétiques, avec la pollution et la prolifération des déchets. La révolution industrielle du XIXe siècle en Europe et le « miracle économique » chinois des trente dernières années ont joué un rôle majeur dans le développement de ces régions. Mais on sait aussi qu’ils ont déclenché puis accéléré le réchauffement climatique. Il serait donc dans l’intérêt de tous les investisseurs actifs en Afrique et dans d’autres marchés émergents de pouvoir opter pour des technologies à la fois écologiques et modernes.
1 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/infrastructure/ (consulté le 06/09/20)
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A N A LY S E
RÉGLEMENTER, POUR DE MEILLEURS RÉSULTATS Les institutions de financement du développement (IFD) sont tout à fait disposées à apporter les financements adéquats pour l’investissement dans des technologies « vertes » mais, sur ce point, deux facteurs agissent à contre-courant : la dimension incitative et les coûts. En ce qui concerne les incitations, la plupart du temps, les entreprises ne sont pas directement affectées par les conséquences environnementales positives ou négatives des technologies qu’elles utilisent : investir pour limiter ses émissions de CO2 ne paie pas forcément. À moins que les gouvernements n’appliquent les réglementations idoines, il n’y a pas d’incitation à produire à un coût plus élevé. Cela nous amène au second facteur, plus important encore pour les investisseurs : les coûts. Les technologies modernes sont souvent nettement plus onéreuses que la technologie standard – alors que le budget, lui, est limité. Dans la comparaison des offres, le coût est donc un point crucial. Pour autant, la vision à court terme du coût d’investissement ne prend pas en compte les effets vertueux à long terme des économies de ressources ou d’énergie, ni la plus grande durabilité des machines et équipements, et donc la limitation des coûts de maintenance et renouvellement. Sur le terrain, DEG a pu constater que
beaucoup d’entrepreneurs africains privilégient les technologies les plus modernes – mais c’est une décision difficile lorsque le surcoût de l’investissement en question peut aller jusqu’à 30 %. Comme toutes les IFD, DEG a d’autres raisons de soutenir le choix d’une technologie moderne et écologique. Le recours aux meilleures technologies disponibles permet en effet de réduire de façon significative les risques environnementaux – y compris les évolutions réglementaires pouvant imposer des normes plus strictes et des améliorations technologiques ; les risques de réputation liés aux impacts sur les communautés et aux exigences de qualité des acheteurs ; et les risques de marché à long terme, les clients se montrant de plus en plus regardants sur les normes de production.
Les institutions de financement du développement (IFD) sont tout à fait disposées à apporter les financements adéquats pour l’investissement dans des technologies « vertes » mais, sur ce point, deux facteurs agissent à contre-courant : la dimension incitative et les coûts.
EMPRUNTER ENSEMBLE UN CHEMIN PLUS VERTUEUX Les IFD proposent plusieurs dispositifs pour inciter les entrepreneurs à investir dans les meilleures technologies possibles. Parmi ces mesures, le financement à long terme, l’accès à des réseaux, les prestations de conseil et d’accompagnement ou le cofinancement. Un financement à long terme calibré sur-mesure en matière de risque (capital, dette mezzanine ou crédit remboursable assorti d’un échéancier adapté) garantit à l’investisseur une plus grande sécurité. Les IFD sont prêtes à financer et accompagner les entrepreneurs qui veulent et peuvent investir dans des technologies de
pointe respectueuses de l’environnement – et ce, même pendant la crise du coronavirus. L’accès aux « réseaux » fait référence à un vaste réseau de fabricants européens de matériel technologique, mais aussi à d’autres entrepreneurs de pays émergents susceptibles d’aider les investisseurs potentiels à comparer les solutions technologiques, échanger avec des spécialistes et tirer parti des expériences passées. Grâce à l’appui de ces réseaux, l’investisseur peut prendre ses décisions en connaissance de cause.
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LA DIVERSIFICATION DES CHAÎNES D’APPROVISIONNEMENT ENTRAÎNÉE PAR LA COVID-19 PROFITERA-T-ELLE À L’AFRIQUE ?
Même si beaucoup d’économies traversent actuellement une profonde récession, les risques liés au réchauffement et aux bouleversements climatiques sont, à long terme, plus graves pour l’humanité. Le conseil et l’accompagnement sont proposés par le service BSS (Business Support Services) de DEG, sous différentes formes et à différents stades du projet : élaboration d’un business plan ou modélisation financière ; collecte d’informations relatives aux technologies et équipements de pointe ; conseils sur les processus de production récents, innovants et adaptés aux besoins spécifiques du client ; identification des gains potentiels d’efficacité, sobriété en ressources et réduction des coûts ; mise en relation des
entreprises avec des experts, pour élaborer des solutions sur mesure et aider le client à concevoir un projet de développement cohérent ; identification d’améliorations potentielles de l’efficacité énergétique et de la consommation de ressources, avec notamment la conception de projets d’énergie durable. Les programmes de soutien proposés par DEG permettent aux entreprises de renforcer la pérennité de leur développement. Ils peuvent financer notamment la formation continue ou des centres de formation. Les transferts de technologies et de compétences peuvent être cofinancés au moyen de fonds non remboursables, à travers le programme « develoPPP », cofinancé par le ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du Développement (Bundesministerium für wirtschaftliche Zusammenarbeit und Entwicklung, BMZ).
PERSPECTIVES SANITAIRES À LONG TERME À l’aune de la crise sanitaire du coronavirus, la question qui se pose est la suivante : les sujets qui précèdent sont-ils encore une priorité ? Les entrepreneurs ne devraient-ils pas plutôt se concentrer sur la santé de leurs salariés et sur une gestion prudente et avisée de leur trésorerie ? Dans l’immédiat, la réponse est incontestablement oui. Pourtant, pendant et après la pandémie, des opportunités vont s’offrir aux entrepreneurs africains. Pour prendre un exemple, l’un des enseignements tirés de cette crise par les industriels européens est qu’ils doivent diversifier leurs chaînes d’approvisionnement et identifier des fournisseurs plus proches des producteurs. Les pays d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne qui sont les mieux intégrés aux marchés mondiaux pourraient ainsi bénéficier de cette situation, de même que les pays disposant d’une main d’œuvre abondante et d’un coût du tra-
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vail comparativement moins élevé. De même, les producteurs africains et internationaux qui dépendaient de fournisseurs externes pour leurs achats de matières premières de produits de première transformation vont désormais privilégier un approvisionnement national – source d’opportunité pour les producteurs locaux. Même si beaucoup d’économies traversent actuellement une profonde récession, les risques liés au réchauffement et aux bouleversements climatiques sont, à long terme, plus graves pour l’humanité. Les technologies vertes et les normes écologiques ou de qualité les plus exigeantes vont devenir, pour les producteurs, une obligation vitale. En outre, le numérique s’est considérablement développé à la faveur de la crise sanitaire, créant des opportunités de « sauter les étapes », même pour des entreprises de taille modeste.
LA DIVERSIFICATION DES CHAÎNES D’APPROVISIONNEMENT ENTRAÎNÉE PAR LA COVID-19 PROFITERA-T-ELLE À L’AFRIQUE ?
REPÈRES DEG
Étude de cas : un transfert de technologie via des méthodes de construction durable L’emploi et les revenus sont des éléments décisifs lorsqu’il s’agit d’offrir aux gens des perspectives d’avenir. C’est particulièrement vrai en Afrique, où les populations sont jeunes et en forte croissance, et les économies en phase d’expansion. C’est en ce sens que l’initiative suivante peut être considérée comme exemplaire. Elle a été lancée aux côtés de DEG par Knauf International GmbH, une entreprise familiale allemande qui est aussi l’un des leaders mondiaux de la fabrication de matériaux et systèmes de construction. L’entreprise a implanté dans six pays d’Afrique (Égypte, Algérie, Ghana, Nigéria, Kenya, Tanzanie et Tunisie) un total de huit centres de formation à la construction de cloisons sèches. L’enjeu était de pallier le manque d’expertise spécialisée et de main d’œuvre qualifiée et formée dans le secteur du bâtiment, mais aussi de promouvoir des techniques de construction écologiques et durables.
Filiale du groupe KfW, DEG est une institution allemande de financement du développement consacrée au secteur privé, à l’instar de Proparco, filiale de l’Agence française de développement (AFD). Avec un portefeuille de financements d’environ 9 milliards d’euros, répartis sur à peu près 80 pays, DEG est l’un des principaux bailleurs de fonds pour le développement dans le monde.
Si on la compare à la maçonnerie classique en briques, la construction de cloisons sèches en placoplâtre est en effet considérée comme plus respectueuse de l’environnement et plus sobre en ressources, puisqu’elle ne nécessite que très peu ou pas du tout d’eau. C’est un avantage de taille dans des régions où l’eau manque régulièrement. En outre, la production de briques cuites au four consomme beaucoup d’énergie et provoque d’importantes émissions de gaz à effet de serre. Les centres de formation Knauf proposent une combinaison d’enseignements pratiques et théoriques autour de la construction à base de cloisons sèches. Les modules s’adressent à des jeunes non qualifiés, mais aussi à des étudiants, artisans du bâtiment, architectes ou formateurs. Le contenu de la formation varie selon le profil du groupe cible, et peut inclure par exemple des bases de physique, chimie et ingénierie de structure, l’installation de planchers et de plafonds, la protection phonique et anti-incendie, ou encore les normes sanitaires et de sécurité industrielle. Le premier centre Knauf a été ouvert en Algérie en 2008. Depuis, environ 8 000 participants y ont été formés. Seghier Larbi est l’un d’entre eux. À l’issue de sa formation, il a fondé sa propre entreprise de construction, où il emploie aujourd’hui vingt personnes. Avec le recul, il se félicite du caractère complet et polyvalent de la formation qu’il a reçue, et qui lui a permis de se lancer de façon indépendante, en le préparant aux défis qu’il allait devoir relever.
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Renforcer la compétitivité des exportations dans le secteur du textile et de l’habillement pour les pays en développement Matthias Knappe, Senior Officer et directeur de programme, ITC
La confection de vêtements est devenue en soi une véritable activité marchande. Cependant, les opérations de découpe et de couture ne sont pas, en tant que telles, commercialement viables. Les entreprises du secteur doivent donc proposer des services complémentaires et diversifier leurs portefeuilles de clientèle – y compris en développant, le cas échéant, leurs propres produits. Il faut donc qu’elles prennent en compte toutes les étapes de la chaîne de valeur de leur secteur, en parvenant à apporter de la valeur ajoutée à chacune d’entre elles. Le GTEX propose à cet effet une théorie du changement (la « courbe en sourire ») visant l’accroissement de la valeur ajoutée et apporte un soutien à sa mise en œuvre dans les six pays où le programme GTEX concentre son action.
Avertissement : les opinions exprimées dans cet article sont celles de son auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de l’ITC, des Nations unies ou de l’OMC. Les formulations utilisées n’impliquent en rien une quelconque prise de position de la part l’ITC en ce qui concerne le statut juridique d’un pays, territoire, ville ou région, ses autorités ou le tracé de ses frontières, pas plus qu’elles ne témoignent d’un soutien à telle entreprise ou à tel produit.
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e Programme mondial pour le textile et l’habillement (GTEX) s’attaque aux défis sectoriels que rencontrent couramment de nombreux pays en développement. Ces défis sont liés à l’évolution des
modèles commerciaux exigée par les marques et les distributeurs. Car désormais, s’appuyer essentiellement sur la proximité géographique et l’accès préférentiel à un marché ne suffit plus pour satisfaire des clients de plus en plus tournés vers une approche de coût complet, et qui
Le Programme GTEX en question Les différents projets portés par le Programme GTEX en sont à des stades divers de mise en œuvre. Si la phase 3 a déjà débuté en Asie Centrale, les travaux ont été engagés début 2018 en Tunisie, fin 2018 au Maroc, mi-2019 en Jordanie et au mois d’octobre 2019 en Égypte. Les projets, qui devaient au départ se terminer fin décembre 2021, seront vraisemblablement prorogés – notamment en raison des perturbations entraînées par l’épidémie de Covid-19. En fonction des opportunités, d’autres pays sont susceptibles d’intégrer le Programme – comme ce fut le cas de Madagascar fin 2019 – mais avec des échéances distinctes. Le programme GTEX-MENATEX est financé par le Secrétariat d’État à l’économie (SECO) de la Confédération suisse et par l’Agence suédoise de développement et de coopération internationale (Sida). Il est axé sur six pays prioritaires (Égypte, Maroc, Jordanie, Kirghizstan, Tadjikistan et Tunisie). Le projet malgache a pour sa part été financé par le Département du développement international du Royaume-Uni.
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FOCUS
souhaitent vendre à leurs consommateurs des vêtements au prix du marché, sans réduction. Et les défis sont effectivement nombreux. Dans les pays en développement, la diversification commerciale est généralement peu importante, la dépendance aux opérations de base (taille et couture) est forte, avec un niveau de service assez faible, une productivité insuffisante et des approches techniques inadaptées. Il n’y a, en outre, que très peu d’intégration en amont : les matières premières (tissus et fournitures) sont majoritairement importées. L’encadrement
intermédiaire des entreprises est souvent en grande partie constitué d’expatriés, car elles ont du mal à identifier les compétences locales pour ces postes. Les problématiques sociales et environnementales ne sont pas toujours suffisamment prises en compte. Enfin, dans le secteur, les institutions sont souvent trop faibles pour aider les entreprises à relever efficacement ces différents défis – ce qui explique que le programme GTEX intervient à la fois au niveau des entreprises et au niveau institutionnel.
UN ARTICLE DE MATTHIAS KNAPPE Senior Officer et directeur de programme, ITC Matthias Knappe a plus de 25 ans d’expérience en commerce international et en développement, aussi bien auprès d’entreprises que d’institutions ou de gouvernements. Il dirige aujourd’hui le programme du Centre du commerce international (ITC) pour les fibres, les textiles et l’habillement. Il travaille avec les acteurs du secteur textile et de l’habillement partout dans le monde, pour renforcer la compétitivité de leurs exportations. Il a conçu le programme de l’ITC pour le textile et l’habillement (Global Textile and Clothing Programme) et lancé l’Initiative pour le développement du coton africain (African Cotton Development Initiative). Il est titulaire de deux masters, l’un en économie, l’autre en économie du développement.
THÉORIE DU CHANGEMENT La théorie du changement proposée par le Programme peut être schématisée par une « courbe en sourire » (smiley curve, voir ci-dessous) ; elle vise à accroître la valeur ajoutée dans la chaîne de valeur mondiale du vêtement. La courbe montre de façon synthétique où et avec quelle offre de services les entreprises vont pouvoir capter de la valeur – et en créer davantage dans leurs opérations. Cette approche permet également
d’identifier des opportunités de collaboration plus étroite au niveau régional, afin de répondre aux problèmes de « chaînons manquants » dans cette chaîne de valeur. Les étapes les plus importantes dans la création de valeur concernent les services immatériels et les phases de préproduction (côté gauche du « sourire ») et de postproduction (côté droit de la courbe).
Théorie du changement GTEX Capter la valeur ajoutée dans les chaînes de valeur de l’habillement
e iss ro cc d’a
Développement produit
Marketing et stratégie de marque
m en ch Logistique et ar t im Approvisionnement m distribution mé les matières dia Production rs ve td n el et conformité sio av pan ale ’ex ur a d e jout ètr ée Périm Services Production (y compris dév. dur. Services social et environnemental)
Degré de maturité et d’intégration
Conception
Service après-vente et commerce de détail és du pa ys et de la r égi on
e ètr rim Pé
Valeur ajoutée économique
Recherche et développement
Mettre l’accent sur la production et la productivité est nécessaire, y compris en matière de développement durable social et environnemental, mais cela peut aussi conduire l’entreprise à manquer des opportunités d’accroissement de la valeur ajoutée.
Réseau de vente en propre
Collection maison
Expédition franco à bord (FAB)
Coupe, confection, garnitures
Source : GTEX, 2020.
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RENFORCER LA COMPÉTITIVITÉ DES EXPORTATIONS DANS LE SECTEUR DU TEXTILE ET DE L’HABILLEMENT POUR LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT
REPÈRES GTEX Le Programme mondial pour le textile et l’habillement (GTEX), avec son chapitre Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENATEX), a pour objectif la promotion des exportations de textile et de vêtements du Kirghizstan et du Tadjikistan, ainsi que de l’Égypte, de la Jordanie, du Maroc et de la Tunisie. En renforçant leur compétitivité, le GTEX entend faire progresser les exportations du secteur et, de ce fait, l’emploi.
Le simple assemblage des vêtements est devenu une activité commerciale assimilable à une matière première. La « pente » de la « courbe en sourire » s’est, de ce fait, accentuée, reflétant un recul de la part des tâches d’assemblage dans l’apport de valeur. Pour beaucoup d’entreprises, la réalisation d’opérations consistant à couper et coudre ensemble des vêtements ne constitue donc plus un positionnement souhaitable, ni viable. Si la productivité, la rationalisation des processus
et la conformité des unités de production avec les normes sociales et environnementales sont nécessaires pour consolider l’actuelle clientèle, elles ne suffisent pas non plus à assurer la croissance. Il pourrait même s’avérer dangereux de se reposer uniquement sur des avantages de coûts, nécessairement temporaires. Il faut donc aller au-delà de la production et proposer d’autres services, tout en diversifiant les portefeuilles de clients.
DÉVELOPPER LA COMPÉTITIVITÉ DES PME POUR GRAVIR LA CHAÎNE DE VALEUR Fort de ces constats, le programme G TEXMENATEX apporte son soutien aux entreprises de pays en développement pour leur permettre de renforcer leur capacité à capter plus de valeur ajoutée tout au long de la chaîne de valeur. En diversifiant leurs activités, les entreprises sont plus en mesure de passer des simples opérations de coupe et d’assemblage à une offre complète, voire, dans certains cas, au développement de leurs propres produits. L’apport de valeur ajoutée par la prestation de services débute au stade de la production : elle passe par l’introduction de techniques de fabrication optimisées et par la performance sociale et environnementale de l’entreprise. Au niveau de la préproduction, le Programme s’attache à renforcer les compétences nécessaires aux achats de tissus et d’ornements. Il propose aussi des formations sur le développement de produits, le design et la création. En postproduction, il se concentre sur l’acquisition d’expertise en marketing et en stratégie de marque, et des techniques de développement commercial. Pour glisser progressivement vers la droite, le long de la « courbe en sourire », il faut une connaissance approfondie du marché et du consommateur, une marque reconnue sur le segment de clientèle visé, et des points de vente physiques ou virtuels sur les marchés identifiés. Sur les marchés d’exportation traditionnels, très peu d’entreprises ont les compétences, les savoirfaire et les réseaux de distribution requis. C’est pourquoi le Programme accompagne certaines 48
d’entre elles dans le développement d’une offre propre, afin d’accroître la valeur économique dans la phase de postproduction, d’abord dans leur pays d’origine, puis dans la région. Au Tadjikistan – l’un des premiers pays où a débuté le Programme –, les entreprises bénéficiaires font état d’exportations supplémentaires s’élevant à 18,6 millions de dollars depuis 2018, soit 15 % de l’emploi du secteur, et une augmentation salariale qui a atteint 10,5 % en 2019. Le Programme encourage aussi la collaboration entre les entreprises, ce qui fait peu à peu évoluer les mentalités. En Tunisie, par exemple, les entreprises du secteur ont créé deux consortiums ; le premier regroupe les fabricants de lingerie pour leur permettre de mutualiser leurs achats de matières premières – ce qui s’est traduit par une baisse de 10 % du coût des intrants. L’autre consortium a mis sur pied une collection complète, en vue de sa présentation lors d’un prochain salon. Le GTEX met aussi en avant une approche fondée sur le mentoring : des industriels bien établis parrainent des entreprises de taille plus modeste. Les « parrains » profitent ainsi de nouvelles opportunités de sous-traitance et bénéficient des mesures incitatives prévues par le Programme pour la création de liens économiques avec leurs « poulains ». Cette approche innovante, d’abord perçue comme difficile à mettre en œuvre, a montré sa pertinence lors de la crise liée à la Covid-19. Au Maroc et en
RENFORCER LA COMPÉTITIVITÉ DES EXPORTATIONS DANS LE SECTEUR DU TEXTILE ET DE L’HABILLEMENT POUR LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT
Tunisie, certaines entreprises de plus grande taille, qui avaient accès aux équipements, aux matières et aux compétences nécessaires, ont
ainsi pu encadrer des entreprises plus petites pour la fabrication de masques répondant aux normes sanitaires.
UNE AMÉLIORATION DE L’ÉCOSYSTÈME INSTITUTIONNEL DU SECTEUR Dans chaque pays, le Programme ne peut travailler en direct qu’avec un nombre limité d’entreprises individuelles. Il œuvre donc également au renforcement des capacités des institutions qui soutiennent le secteur du textile et de l’habillement. Il s’engage au côté de ces institutions dans l’élaboration d’une feuille de route visant à améliorer les performances et à élargir leur offre de services aux entreprises. Les institutions universitaires et la formation continue sont également associées au secteur sur le long terme, par l’intermédiaire de partenariats renforcés. En Tunisie, par exemple, un partenariat a été mis en place entre l’association professionnelle du textile (FTTH) et une école de commerce, l’ESSECT. Il permet à des titulaires de masters et à des doctorants de collaborer avec des entreprises du secteur, avec lesquelles ils partagent ensuite les résultats de leurs recherches et analyses universitaires. De même, le Programme a facilité une collaboration entre la FTTH et l’École nationale d’ingénieurs de Monastir (ENIM) qui a permis de réorienter le diplôme d’« ingénieur en habillement », pour l’adapter à l’évolution des besoins industriels. Au Kirghizstan et au Tadjikistan, pour répondre
aux besoins du secteur, les universités locales mettent sur pied des centres de formations spécialisés dans l’habillement, qui dispensent des enseignements théoriques et techniques. Pour les pays de la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, le Programme favorise également une coopération plus étroite sur le plan régional, dans la mesure où aucun des pays concernés (sauf l’Égypte, au moins en partie) ne dispose au niveau national d’une chaîne de valeur intégrée. Cette collaboration constitue néanmoins un défi, car les acteurs du marché régional se perçoivent davantage comme des concurrents que comme des partenaires. Au niveau des entreprises, cependant, le Programme a établi un certain nombre de liens prometteurs. Par exemple, une entreprise tunisienne a pu implanter des unités de production en Égypte, ce qui lui permet d’exporter ses produits en franchise de droits de douane vers le marché américain ; des entreprises tunisiennes et marocaines s’approvisionnent désormais en Égypte pour bénéficier du cumul régional et ainsi répondre aux exigences des « règles d’origine » de l’Union européenne sur la double transformation.
RÉPONSES ET AJUSTEMENTS FACE À L’ÉPIDÉMIE DE COVID-19 La pandémie, et les conséquences qu’elle a eues sur l’offre comme sur la demande, impacte bien entendu le Programme. Si ses objectifs doivent être ajustés, l’approche d’ensemble reste néanmoins parfaitement valable : elle traite les principales faiblesses du secteur du textile et de l’habillement et vise à rendre les fabricants plus compétitifs et plus résistants à ces chocs.
La crise oblige les entreprises, les marques et les détaillants à inventer de nouveaux processus innovants et à développer des partenariats. Le Programme incite notamment les entreprises à moderniser leurs modèles d’évaluation des coûts et de fixation des prix, afin de permettre à leurs clients de vendre leurs vêtements sans réduire fortement les prix.
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ENSEIGNEMENTS DU NUMÉRO
Par Romain De Oliveira et Amélie Pierre Milon, rédacteur en chef adjoint de SP&D et coordinatrice du numéro Cette 34e édition de la revue Secteur Privé & Développement porte son regard sur les enjeux soulevés par le secteur industriel, en Afrique et ailleurs, et sa compatibilité avec un développement durable. Ces enjeux sont nombreux et les interrogations en la matière légitimes, que ce soit sur les questions de création d’emplois, de respect des droits des travailleurs, de résilience du développement économique, d’impacts sur l’environnement et le climat… Nous avons ainsi voulu mettre en avant – sans viser à l’exhaustivité – quelques-unes des questions qui se posent aujourd’hui dans ce domaine en laissant experts, enseignants-chercheurs, chefs d’entreprises ou ONG s’emparer de ces sujets. Afin d’éclairer la réflexion, nous avons souhaité adopter une perspective historique en présentant le cas de l’Asie et le rôle qu’a pu jouer l’industrialisation dans son développement économique spectaculaire depuis les années 60. Bien que ce développement ne soit pas exempt de critiques dans ses modalités, Jean-Raphaël Chaponnière et Marc Lautier rappellent (pages 6 à 10) que le modèle asiatique est souvent cité en exemple. Pour les deux chercheurs, plus que les politiques d’ouverture, ce sont les efforts en matière d’investissement industriel, notamment dans le manufacturier, qui ont permis un tel développement économique dans la région. Ils rappellent également qu’à ce jour, aucun pays n’a connu une croissance forte et durable sans passer par l’étape de l’industrialisation.
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Il nous semblait aussi important d’aborder la problématique des impacts de l’industrie sur l’environnement et le climat. Le cofondateur de la PME Enertime, Gilles David, apporte sur le sujet quelques éléments de réponses (pages 16 à 19). Selon lui, alors que le terrain semble fertile pour que des projets d’efficacité énergétique innovants voient le jour, des blocages subsistent. La question du financement est bien évidemment centrale – d’où l’importance des subventions au secteur –, mais d’autres freins demeurent : un certain manque d’intérêt du secteur sur la question de l’efficacité énergétique, ou encore une forte concentration de l’activité industrielle qui ne favoriserait pas le changement. Le constat n’est pas décourageant pour autant et Gilles David de rappeler que ce changement interviendra d’autant plus vite que « les pouvoirs publics, les organisations internationales, les entreprises, les pays concernés, leurs populations et les ONG travailleront ensemble à favoriser les projets d’efficacité énergétique ». Aborder la place de l’industrie dans les pays en voie de développement nécessitait également de s’arrêter sur la question de l’emploi et plus particulièrement des conditions de travail décentes. Le secteur textile est ainsi un pourvoyeur d’emplois important et il offre des perspectives positives quant à la formalisation du travail dans les pays émergents. Le Collectif Éthique sur l’étiquette rappelle dans son article (pages 20 à 23) que des dérives subsistent dans le textile et présente des recommandations destinées aux multinationales : droit de vigilance, respect des conditions de travail des ouvriers, transparence sur les fournisseurs. Cela afin que le secteur contribue davantage à l’amélioration du niveau de vie de ces travailleurs.
ENSEIGNEMENTS
Les acteurs industriels peuvent aller plus loin pour plus de valeur ajoutée : l’article sur le programme GTEX (pages 46 à 49) montre ainsi que les industries de confection doivent travailler sur une offre plus complète afin de peser face à leurs donneurs d’ordre. La théorie du changement développée par GTEX propose notamment que ces acteurs améliorent leur création de valeur en étoffant leurs services en amont et en aval de la production. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la pandémie de Covid-19 a déjà frappé de plein fouet toutes les économies du globe. Aussi, il nous a semblé essentiel d’intégrer cette nouvelle donne dans les thématiques abordées. À ce stade, les données sont encore trop parcellaires pour avoir le recul nécessaire à un diagnostic exhaustif de l’impact de la crise sur l’industrie. Néanmoins, en se basant notamment sur l’indice des directeurs d’achat (Purchasing Managers’ Index, PMI) en Afrique, l’analyse des deux chercheurs Michaël Goujon et Édouard Mien (pages 36 à 41) laisse à penser que le secteur manufacturier affiche une relative résilience comparé, notamment, aux secteurs des services ou des matières premières. Cet épisode totalement disruptif a aussi été l’occasion de s’adapter. Le directeur de la Société d’étude et de réalisations mécaniques de précision (SERMP) nous explique ainsi qu’en plein cœur de la crise, son entreprise s’est lancée dans la
fabrication de respirateurs artificiels (pages 24 à 25). Une manière, d’une part, de participer à la lutte contre la maladie mais aussi une opportunité de diversification de sa stratégie. L’article de l’entreprise marocaine Dolidol (pages 30 à 31) met lui en avant un impact positif qu’ils vont faire fructifier : l’attachement des consommateurs aux produits fabriqués localement, le « Made in ». Dans ce contexte, Franziska Hollmann, directrice du département Corporate de la DEG pour la région Afrique, rappelle (pages 42 à 45) que cette crise ne doit pas stopper la poursuite des investissements dans les meilleures technologies, malgré son coût additionnel. « Des opportunités vont s’ouvrir aux entrepreneurs africains », qui pourront être saisies si ces derniers sont technologiquement prêts à répondre aux besoins des industriels européens, par exemple, qui tirent de cette crise l’enseignement qu’ils doivent maintenant « diversifier leurs chaînes d’approvisionnement et identifier des fournisseurs plus proches des producteurs ». S’adapter, innover et se réinventer face aux crises. Cette pandémie offre peut-être au secteur industriel l’opportunité de montrer qu’il a toutes les clés pour répondre aux enjeux de son époque.
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3E TRIMESTRE 2020
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Secteur Privé & Développement (SP&D) est une revue trimestrielle destinée à analyser les mécanismes par lesquels le secteur privé peut contribuer au développement des pays en développement. SP&D confronte, à chaque numéro, les idées d’auteurs aux horizons variés, provenant du secteur privé, du monde de la recherche, d’institutions de développement ou de la société civile. Un blog a été lancé dans la continuité de la revue afin d’offrir un espace de réflexion et de débats continu sur le secteur privé et sur le développement.
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