


Résistance, routine et Organisation 17Novembre
TITRE DEDANS ET DEHORS
Résistance, Routine et Organisation 17Novembre
AUTEURS
Nadia Damianovitch, Théologos Psaradellis
MISE EN PAGE ET CONCEPTION Myrtilo – Lena Pantopoulou
COPYRIGHT 2022 Nadia Damianovitch
PREMIERE EDITION
Athènes, novembre 2022
ISBN 978-618-205-355-3
Editions OCELOTOS
Distribution centrale: Vatatzi 55 11473 Athènes, Grèce Tel. 2106431108 ocelotos@ocelotos.gr/ www.ocelotos.eu
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“…memory exists in the first person. If there isn’t a person, there isn’t a memory […] Because memory is in the first person, it can be constantly revised, and it becomes more personal with time.”
“La mémoire existe à la première personne, s’il n’y a pas une personne, il n’y a pas de mémoire (…) Parce que la mémoire est à la première personne elle peut être constamment révisée et devient davantage personnelle avec le temps”
«Pour qu’il y ait aventure, il faut être à la fois dedans et dehors»
VLADIMIR JANKÉLÉVITCH, L’aventure, l’ennui, le sérieux» 1963
Comme tous les jours ouvrés, ainsi ce jeudi 18 juillet 2002 je quitte tôt mon domicile et me dirige à pied vers la station de métro Ehtniki Amyna. La marche dure un peu moins d’une demi-heure et me sert d’exercice quotidien. Il est sept heures du matin et la chaleur n’en est qu’à ses débuts. Le parcours est en pente descendante, et les rues des quartiers résidentiels de Holargos et Papagou, bordées d’oran gers amers, d’oliviers et de lauriers-roses sont encore ombragées; c’est un parcours agréable, n’étaient les volumineuses et malodorantes crottes de chien qui le parsèment comme autant de mines antiper sonnel. Je glisse sur une de celles-ci en passant par la place de la Poste et me voilà qui m’étale de tout mon long devant un restaurant de spa ghetti récemment ouvert, mais encore fermé à cette heure-ci.
L’un des flics qui sont à mes trousses depuis quelques jours, qui ont passé la nuit dans une voiture garée devant mon immeuble, me suit à pied et à petite distance, il voit la chute mais ne vient pas m’ai der à me relever. C’est toute seule que je me remets debout et tente, tant bien que mal, avec des lingettes, de réparer le désastre causé à ma robe bleue à pois blancs -celle-là même avec laquelle j’apparaitrai ce soir au journal télévisé.
Il est tôt et il y encore des exemplaires du journal gratuit Métrora ma devant la station. J’en prends un et lis la une : on y annonce l’ar restation survenue la veille au soir du fondateur et dirigeant présumé de l’organisation terroriste 17Novembre. Il y a même une photo : un grand type, 55-60 ans, belle allure, cheveux blancs, menotté dans le dos et vêtu d’un gilet pare-balles blanc lui aussi.
J’ai déjà vu cette tête quelque part, mais où ? Ils disent là qu’il se faisait appeler Michalis Ikonomou mais que ce n’est pas son vrai nom. Bon sang, mais c’est bien sûr Michalis! «Celui qui est avec une prof de l’Ecole Française»! C’est comme ça que Théo me le présen tait à chaque fois; 3 ou 4 rencontres à plusieurs années d’intervalle. Entretemps j’oubliais de qui il s’agissait. Une fois c’était pendant la première Guerre du Golfe, lors d’une manif «contre l’agression du peuple irakien par l’impérialisme occidental». Toute la gauche était là, du PASOK aux anarchistes afin de manifester contre les Occiden
taux qui voulaient empêcher Saddam Hussein de faire main basse sur le pétrole koweïtien, parce qu’ils le voulaient pour eux. On s’était donné rendez-vous avec Théo et j’étais sortie de l’agence de voyages où je bossais alors, rue Voulis, pour le retrouver place Syntagma. A l’époque j’avais déjà pris mon virage droitier et, en mon for intérieur, je soutenais la Coalition internationale et pas Saddam Hussein. Si j’étais venue à la manif, c’était pour tirer au flanc en pleine saison touristique, et aussi pour contempler avec un malin plaisir la décon fiture de ceux que malgré tout, et à cette époque encore, je considé rais comme mes camarades. Saddam allait perdre et l’Impérialisme américain gagner encore une fois, et ils le savaient. Le dénommé Mi chalis –celui qui est avec une prof etc.- avait même fait un commen taire dont je me souviens encore: «Pauvre Saddam Hussein! Que lui dire? Tiens bon Karamichalis1?!» Mais alors, la seule et unique fois où Théo m’a dit qu’il connaissait les gens du 17 Novembre, c’était donc vrai!?Et moi qui ne l’ai pas cru, je suis une cruche alors!? J’ai hâte de connaître la suite, cette journée promet d’être intéressante.
Le dénommé Michalis, alias Alexandros Giotopoulos avait un faible semble-t-il pour les citations se référant à la guerre d’Indépen dance nationale des Grecs contre les Turcs; lors de son arrestation la veille sur l’île de Lipsos n’avait-il pas dit aux flics:
«Je ne parle pas aux Nenekos2»
Je prends le métro, descends à Syntagma et me rends à l’Ambas sade de France où je travaille depuis 5 ans en tant que standardiste. Mon père avait pour moi l’ambition que je devienne diplomate parce que j’avais le don des langues et m’intéressais à la politique; je n’ai que très partiellement satisfait l’ambition paternelle, mais voilà que der nièrement on me fait entrevoir la possibilité de passer de standardiste à traductrice au service de Presse de l’Ambassade; satisfaction pos thume pour papa.
Une petite pièce à l’entresol de l’immeuble néoclassique situé ave nue Vassilissis Sophias est le royaume ou la galère des trois standar
1 Se réfère sans doute à l’une des figures marquantes de la lutte de libération des Grecs du joug ottioman, Petrombey Mavromichalis qui pourrait également être appelé Ka ramichalis si on remplace le grec mavro (noir) par le turc kara
2 Dimitrios Nenekos était un chef de guerre qui a combattu du côté des Grecs au début de la Guerre d’indépendance puis est passé en 1885 du côté des Turcs. Il représente donc la figure du mercenaire traitre à sa patrie.
distes qui se relaient de 8h à 18h, sept jours sur sept pour prendre les appels «Ambassade de France, bonjour!», les passer à qui de droit, répondre là où elles le peuvent et gérer les ingérables, excités, com plexés et autres dérangés du cerveau qui savent qu’ils trouveront là une femme parlant français et grec, qui a l’obligation de les écou ter et de répondre calmement, ce dont ils profitent, les samedis et di manches surtout où leur solitude se fait plus pesante.
La matinée se passe à répondre aux journalistes qui appellent pour savoir ce que dit l’ambassade au sujet de Maïté Peynaud, compagne de Giotopoulos, citoyenne française, enseignante au Lycée Fran co-Hellénique d’Aghia Paraskevi. La directive du service de Presse est de les éconduire poliment; l’ambassade n’a aucun commentaire à faire pour l’instant. «Vous savez faire ça parfaitement, Nadia, on vous fait confiance»
Et puis voilà qu’il est l’heure des infos télévisées de mi-journée. J’allume le petit poste qu’on nous a installé là voici peu de temps à cet effet même : suivre les informations pour être au courant et alléger le service de Presse des questions oiseuses.
La conférence de presse de la direction anti-terroriste commence: un jeune officier, le porte-parole sans doute, annonce l’arrestation de Giotopoulos, et ensuite l’arrestation tôt ce matin au lieu-dit Hiliadou Evias de Vassilis Tzortzatos qui a avoué être membre de l’organisa tion et avoir pris part à plusieurs actions armées. L’énumération des noms, qualités et hauts faits de Tzortzatos prend une ou deux mi nutes pendant lesquelles je reste bouche bée, me demandant si je rêve, puis vient le coup final qui ne me fait pas tomber des nues, car je n’ai jamais habité les nues, mais fait s’écrouler le ciel sur ma tête: l’annonce de l’arrestation de Théologos Psaradellis, fils d’Efstratios né en 1943 à Spaides Thivon, qui nie être membre de l’organisation mais a avoué avoir pris part à un hold-up à main armée en 1989.
Une immense stupeur incrédule envahit mon cerveau et balaie tout le reste. Il me reste juste assez de synapses pour me souvenir qu’à Hiliadou Evia se trouve notre maison de campagne, que Vas silis Tzortzatos est notre ami Billy et que Théologos Psaradellis est mon mari, mon compagnon depuis 30 ans, le père de nos deux en fants Marianne et Stratis. Je me rends compte aussi que désormais il y aura un avant et un après; je ressens dans toutes les cellules de mon
Deux mémoires se souviennent, deux voix racontent deux vies.
Vies parallèles pendant leur première jeunesse: lui en Grèce, résistant de la première heure à la dictature des colonels; elle en France, une lycéenne qui se poli tise durant Mai 68.
Sa narration à lui s’arrête peu avant leur rencontre, à Paris en 1972. Bien des années plus tard, sa mémoire à elle prend le relais pour raconter leurs 50 années de vie commune en Grèce: la restauration de la démocratie, le militantisme dans l’extrême gauche trotskiste, le féminisme, la routine quotidienne qui recouvre tout, la remise en cause progressive des cer titudes de jeunesse.
Cette vie commune, un intrus menacera de la dé truire, sans y arriver: l’Organisation Révolutionnaire (terroriste) 17Novembre.
La vie commune prendra fin le 11 avril 2021, quand la mémoire et la voix de Théologos Psaradellis se tai ront définitivement.
ISBN 978-618-205-355-3
Distribution centrale:
Vatatzi 55 11473 Athènes, Grèce Tel. 2106431108
ocelotos@ocelotos.gr/ www.ocelotos.eu