A la recherche de Pierre Schaeffer extraits du livre

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Caroline Grivellaro

Ă€ la recherche de Pierre Schaeffer. Portrait(s)





Caroline Grivellaro

À la recherche de Pierre Schaeffer. Portrait(s) Avec le soutien de la Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France Ministère de la Culture et de la Communication



À la recherche de Pierre Schaeffer. Portrait(s) Titre original En busca de Pierre Schaeffer. Retrato(s)

Version française éditée sous la direction de Jocelyne Tournet-Lammer conception graphique Olaf Mühlmann · rübimann design


Remerciements (version espagnole) Je remercie Daniel Teruggi et le GRM ainsi que Roger Cochini. Le CMMAS pour sa première édition en langue espagnole ainsi que l’ensemble de 2M-MA pour son aide et son soutien. Un remerciement particulier pour tous ceux et celles qui ont écrit un témoignage inédit sur Pierre Schaeffer lors de la réalisation de ce livre. Je remercie Jocelyne Tournet-Lammer pour avoir rendu possible cette version en français du livre. Les membres de l'association Mémoire de Mondes- Mémoires d'avenir et le groupe PS- Post Scriptum. Un remerciement spécial à Jacqueline Schaeffer pour son inestimable appui. Caroline Grivellaro 2013


Gratitude et remerciements (version française) Tout d’abord, mes remerciements vont à Caroline Grivellaro qui a accepté de nous confier la version française de son ouvrage ainsi qu’à Jacqueline Schaeffer qui nous a fait confiance. Ensuite, si traduire les écrits de Pierre Schaeffer dans une autre langue n’est pas facile, la traduction en langue française d’écrits sur Pierre Schaeffer ou sur son approche n’est pas plus aisée. Je tiens ici à témoigner ma reconnaissance principalement à Régina Oziel, qui a accepté de se consacrer à cet exercice avec conviction, rigueur, assiduité… sourire et curiosité. Je la remercie chaleureusement. Je remercie également tous les auteurs ayant apporté un témoignage ou un éclairage pour le livre en espagnol et qui ont bien voulu que leur texte soit publié en français. Je remercie également toutes les personnes qui ont contribué d’une façon ou d’une autre à la réalisation de cette édition, traitement des images, conseils, soutien, disponibilité. Au risque d’oublier quelques noms, je citerai notamment, Roger Cochini, Christine Groult, Beatriz Ferreyra, Daniel Teruggi ainsi que Jean-Luc Lammer, Thierry Tournet et bien sûr Olaf Mühlmann. Ma reconnaissance va à tous les adhérents et bienfaiteurs de Mémoire de mondes-Mémoire d’avenir, car sans eux ce livre n’existerait pas. Enfin, je n’oublie pas les différentes aides, institutionnelles notamment, qui, d’une façon ou d’une autre, ont favorisé les diverses réalisations effectuées à l’occasion du double anniversaire déjà cité ou en lien direct avec elles. Jocelyne Tournet-Lammer Février 2014

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PROLOGUE À LA VERSION FRANÇAISE par Jocelyne Tournet-Lammer, Février 2014

In memoriam… L’année 2010, était l’occasion de célébrer le centième anniversaire de la naissance de Pierre Schaeffer tout autant que la création, cinquante ans plus tard, du Service de la Recherche11, Une double célébration s’imposait, rendre hommage au chercheur connu et reconnu pour avoir inventé la musique concrète, honorer l’ensemble de son œuvre et commémorer l’une de ses créations originales à laquelle beaucoup d’entre nous sommes très attachés. En effet, durant quinze années, tandis que Pierre Schaeffer poursuit ses recherches sur les sons, les images, ce lieu unique d’observation sur les 1.\ De la RTF (Radiodiffusion télévision française) puis de l’ORTF (Office de radiodiffusion télévision française). En effet, sa fondation, rendue officielle le 1er janvier 1960, restera pendant quinze ans, un organe de simulation, de production, d’enseignement, de recherche, d’archivage, fruit d’une réflexion et d’expérimentations exercées dans les créations précédentes.

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médias, sur l’homme, sur la société va, produire, coproduire, transmettre et sensibiliser le public à des sujets jamais abordés encore à la télévision. Nouveau laboratoire d’expérimentation dans le domaine de la communication, de la pédagogie, lieu de réflexion pionnière et pluridisciplinaire, de recherche institutionnelle, cette structure disparaît en 1974, lors de la partition de l’Office à l’issue de laquelle naîtront sept sociétés dont l’Institut national de l’audiovisuel, largement inspiré par Pierre Schaeffer. Mettre à l’honneur l’homme de communication, le théoricien, l’auteur, le créateur d’institutions, le philosophe… le novateur hors pair, devenait une priorité pour beaucoup de ceux qui l’avaient connu, ou avaient étudié l’homme et son œuvre. Ceci fut confirmé par le Haut Comité des Célébrations nationales qui accepta de l’inscrire sur ses listes (2010). Dès lors, le concept d’Archéologie future, la traversée d’un siècle, que j’avais conçu naguère, pouvait en partie prendre forme. Le sujet en valait la peine pourtant il ne fut pas simple de mettre en place le projet. En dépit de contraintes et atermoiements, des manifestations, colloques, conférences ont eu lieu, restées souvent trop confidentielles (à mon goût). Je remercie à nouveau tous ceux qui m’ont aidée, écoutée et soutenue. Parmi les personnes souhaitant prendre part à l’hommage rendu, Caroline Grivellaro. Française, musicienne vivant au Mexique depuis de nombreuses années, elle s’est attachée à choisir de larges extraits de différents écrits de Pierre Schaeffer pour les transmettre en langue espagnole, outre atlantique. C’était à la fois faire ressurgir des textes dont quelques-uns furent écrits

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par le chercheur lors de voyages au Mexique, en Amérique du Nord ou du Sud, et ainsi de les rendre accessibles à une population n’ayant pas forcément la possibilité de les découvrir dans la langue d’origine. Par ailleurs, son approche consistant à faire connaître l’auteur à travers son œuvre et non plus uniquement l’auteur au travers de ce qui est écrit par d’autres, ou dit sur lui, nous a séduits. D’où l’idée de proposer ses choix à un large public de langue française. Ne pas le faire paraissait inconcevable. La version espagnole a été publiée au début de l’année 2013.2Il a fallu une année pour mettre au point la version française. Quel pourrait donc être le public visé ? Imaginons qu’au-delà des « schaeffériens », des habitués, inconditionnels ou non, qui pourraient être attirés par cet ouvrage, l’objectif serait de sensibiliser quelques étudiants et universitaires curieux d’un « passé mal connu ou méconnu », d’une expérience hors d’atteinte, désireux de s’y intéresser, de s’informer, d’approfondir leur connaissance, d’où la nécessité d’apporter quelques indications supplémentaires. En règle générale, on les trouvera en note avec la mention NDÉ (note de l’éditeur). Quelques rares sources manquent encore, quatre ou cinq tout au plus, toutefois, dans le but de ne pas retarder davantage la publication, nous avons choisi de les laisser malgré l’absence de précisions. J’espère que le lecteur me pardonnera et qui sait peut-être donnera quelque éclairage pour une prochaine mise à jour ou la mise à jour de sites où parfois, certaines citations se retrouvent, sans leur source.

2.\ Pour plus d’informations, consulter le site http://www.2m-ma.asso.fr

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Plus profond nous pénétrons en nous, plus sûrement nous atteignons l’universel. Quels sont donc les échanges au travers de cette mince surface qu’on appelle soi-même ? Par quels fonds communiquent ces lacs de solitude ? Pierre Schaeffer


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Henri et Lucie, parents de Pierre Schaeffer. Collection privĂŠe Jacqueline Schaeffer


AVANT PROPOS de Caroline Grivellaro

L’œuvre tentaculaire de Pierre Schaeffer a une vision, une méthodologie, celle du chercheur qui se réfléchira sur d’autres miroirs  ; ceux de la musique et de la théorie, de la production radiophonique et audiovisuelle, de la création d’institutions et enfin, de la littérature. Ce point central, la recherche, unira progressivement les différentes parties du kaléidoscope. Sa pensée, loin d’être dogmatique se révèlera dans l’expérimentation et la recherche d’un moyen d’expression toujours plus intense car l’écriture ne lui suffit pas. Depuis un an, je ne fais qu’écrire. J’ai envie de changer. On écrit toujours pour dire quelque chose. Brusquement, on s’aperçoit qu’il faudrait écrire pour ne plus rien dire. Je suis obligé, si j’écris, d’être moral ou immoral, comique ou tragique, symbolique ou naturaliste. C’est alors que me prend la nostalgie de la musique, dont Roger Ducasse dit qu’il l’aime parce qu’elle ne veut rien dire.1 1.\ Premier journal de la musique concrète 1948-1949, dans À la recherche d’une musique concrète, Seuil, Paris, 1952.

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C’est donc entre deux voyages, au printemps 1948 et lors des conférences internationales sur le partage des longueurs d’ondes que Pierre Schaeffer commence son premier journal de la musique concrète et s’aventure dans des terrains qu’il qualifiera d’hasardeux. Visionnaire, cet explorateur des temps modernes dérangera l’intelligentsia de son époque. Sans peur d’être politiquement incorrect. Prenant toujours des risques. Un soir d’automne 1991, je le rencontrais pour la première fois chez lui lors d’une soirée organisée en son honneur, j’étais alors jeune étudiante en piano. Un peu plus tard, je le revis une seconde fois, il m’avait alors demandé d’interpréter une fugue de Bach et me fit ce commentaire : N’insistez pas pour souligner les différentes voix, elles se manifestent d’elles-mêmes. Lors de l’élaboration de cet ouvrage, j’ai choisi de transporter le sens de cette phrase et d’en appliquer son concept à la structure même du livre. Laisser parler Pierre Schaeffer sans donner plus de poids à l’une ou l’autre des facettes de son œuvre, qui se révèle d’elle-même.

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SOMMAIRE

BIOGRAPHIE 27

RÉFLEXIONS 33

Textes de Pierre Schaeffer

Les interdisciplines 35 37 39 41 44

L’expérience musicale conduit à l’expérience humaine La science La problématique du progrès L’idiot hémisphérique Le mythe de la coquille

Les instruments de communication 46 Pollution mentale 49 À propos de la télévision 50 Les mass media 51

Quelques citations de Pierre Schaeffer

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L’EXPÉRIMENTATION MUSICALE 57

Textes de Pierre Schaeffer

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Manifeste du Service de la Recherche

63 Exploration de l’objet sonore  ; « Le langage des choses », extraits de À la recherche d’une musique concrète 77

Techniques de la musique concrète : extraits de Entretiens avec Pierre Schaeffer, de Marc Pierret

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La rencontre avec Pierre Henry en 1949

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La musique et l’instrument

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Vers une musique expérimentale

106 Création du Groupe de recherches musicales, extraits de Expériences musicales 112 Une expérience collective 116 Hommage à Edgar Varese 117 Pensée interdisciplinaire 127 De l’expérience musicale à l’expérience humaine, textes choisis

L’HÉRITAGE DE PIERRE SCHAEFFER AU XXIe SIÈCLE 145

Textes inédits de Jean-Claude Risset, Enrique Belloc, Carlos Palombini, Ivan Naranjo, Rodrigo Sigal, Guillermo Galindo, Roger Cochini, Beatriz Ferreyra, Jocelyne Tournet, Manuel Rocha, Daniel Teruggi.

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ROMANS ET NOUVELLES ESSAIS ET RÉCITS DE CONFÉRENCES CORRESPONDANCES INÉDITES 195 Exercices de style 197 Prélude, Choral et Fugue, extraits du roman 212 Amérique nous t’ignorons, extraits de l’essai 218 Excusez-moi je meurs, nouvelles 221 Récits de conférences internationales 222 La Mouche, nouvelle inédite

Mémoires mexicains

235 Le Gardien de volcan, extraits du roman 244 Aztèques au grand cœur, essai inédit

Correspondances inédites

248 Edgar Varese 250 Nadia Boulanger

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ANNEXES Deux influences majeures 259 Musicale : l’enseignement de Nadia Boulanger. Récits et dédicaces de Pierre Schaeffer 262 Spirituelle : Georges Ivanovitch Gurdjieff. Entretien et récits de Pierre Schaeffer Témoignages de ses proches 270 Sa femme Jacqueline et sa fille Justine Schaeffer

REPÈRES BIBLIOGRAPHIQUES SUR L’ŒUVRE DE PIERRE SCHAEFFER 279

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BIOGRAPHIE Pierre Schaeffer naît à Nancy, le 14 août 1910 d’un père violoniste et d’une mère professeur de chant. Il suivra les cours du Conservatoire de Nancy où il obtiendra un prix de violoncelle. En 1929, il est admit à l’École polytechnique et en sortira ingénieur en 1934, affecté à la Direction régionale des Télécommunications de Strasbourg. Durant l’année 1932, il fréquente la classe d’analyse musicale de Nadia Boulanger à à l’École normale de musique de Paris qui lui fera « redécouvrir la musique ».(1) Fervent catholique, il partage ses aspirations avec des camarades de Polytechnique et fonde avec eux en 1931, le Clan des rois mages. En février 1935, il se marie avec Élisabeth Schmitt qui donne naissance à leur fille Marie-Claire en décembre de la même année. En 1939, la guerre éclate et Pierre Schaeffer sera nommé lieutenant des transmissions dans l’Est de la France où il y tiendra son Journal de guerre. En novembre 1940, il participera à la création de Jeune France, association qui se propose d’accueillir des projets artistiques et culturels et de donner aux artistes chômeurs des possibilités de travail. Jeune France connaîtra un vif succès. En effet, en 1941, près de la moitié de la production théâtrale française sera issue de cette organisation mais elle sera dissoute, en mars 1942, par le gouvernement de Vichy. En juin 1941, sa femme Élisabeth Schmitt décède des suites d’une maladie. À partir de cet épisode douloureux, il deviendra l’un des disciples de Georges Ivanovitch Gurdjieff qui lui apportera un soutien spirituel important.(2)

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Annexes page… / (2) Annexes page …

Pierre Schaeffer pendant une représentation théâtrale à Nancy. Collection privée Jacqueline Schaeffer

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Dans un bureau de la radiodiffusion française à Marseille, il commencera une réflexion sur l’esthétique et la technique des arts-relais puis fondera, en juillet 1942, le Studio d’Essai, situé au 37 rue de l’Université à Paris où se concrétisera la formation de techniciens et la réalisation de programmes. Grâce à la mise au point clandestine d’émetteurs, il diffusera le 22 août 1944, l’Appel aux armes pour la libération de Paris. Nommé à la Libération directeur général de la Radio, Pierre Schaeffer n’occupera ses fonctions que quelques semaines car en désaccord sur l’organisation même de cette institution. Il réintègrera le Studio d’Essai et sera nommé « conseiller technique en matière d’études et de recherches». En février 1945, il part pour l’Amérique enquêter sur les deux cents stations de radio des États-Unis (USA) et y retournera en 1947, cette fois pour représenter le Maroc et la Tunisie, protectorats français, à la conférence sur les longueurs d’ondes d’Atlantic City. D’autres conférences suivront : Copenhague, Mexico, Torquay, Florence et Rapallo. Durant ces voyages, en 1948, il commencera ses recherches sur la musique concrète  ; naîtront alors ses premières études : Étude aux chemins de fer, Étude aux tourniquets, Étude noire, Étude violette, Étude pathétique. En 1949, de retour au Club d’Essai (nouveau nom donné au Studio d’Essai), il composera les Variations sur une flûte mexicaine et la Suite pour 14 instruments. C’est aussi à cette date que Pierre Henry fait son apparition au Club d’Essai. Ensemble ils composeront la Symphonie pour un homme seul, qui vaudra à la musique concrète une célébrité mondiale. Dès 1952, Pierre Schaeffer réalise Dix ans d’essais radiophoniques (19421952), une anthologie de la radio que la Radio télévision française (RTF) ne publiera qu’en 1955. En 1953, Pierre Schaeffer s’intéresse aux problèmes de décentralisation de la radio en outre-mer et crée la Société de radiodiffusion de la France d’outre-mer (Sorafom), il y restera jusqu’en 1957. De nouveau écarté par le gouvernement, il prendra la tête du Groupe de recherche de musique concrète (GRMC) qui, réorienté et réorganisé deviendra, en 1958, le Groupe de recherches musicales (GRM).

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Le 1er janvier 1960, Pierre Schaeffer dirige le Service de la Recherche qu’il assure jusqu’à son démantèlement en 1974. Il a pour mission de « promouvoir des études d’ensemble, plus précisément portant sur l’interdépendance des aspects techniques, artistiques et économiques de la radio et de la télévision  ; d’animer des centres expérimentaux dans certains domaines spécialisés où il apparaît que de nouveaux moyens techniques conduisent à de nouveaux moyens d’expression  ; d’entreprendre l’application des résultats à l’intérieur et à l’extérieur de la Radio télévision française (RTF) ». En 1962, il se remarie avec Jacqueline de Lisle (3) et leur fille Justine (4) naît en 1967. Pierre Schaeffer s’éloigne de la composition et se consacre à l’écriture du Traité des objets musicaux (1966) suivi peu après du Solfège des objets sonores. En 1968, il préside durant quatre ans la commission de recherche du Conseil international du cinéma et de la télévision (CICT) de l’Unesco. En 1971, il préside durant quatre ans la Commission de recherche du CICT de l’Unesco. En 1974, il devient membre du Haut Conseil de l’audiovisuel et part l’année suivante à la retraite après le démantèlement de l’Office de radiodiffusion télévision française (ORTF). Il se consacre alors à l’écriture de nombreux essais et articles publiés notamment dans La Revue musicale. Dans les années 1980, il réaffirme sa vocation d’écrivain sacrifiée à la recherche musicale et aux engagements institutionnels. Des prix lui seront décernés dont la distinction de Membre honoraire de la faculté des arts de l’université de Tel Aviv, en 1982  ; le prix Mc Luhan, en 1989  ; officier de l’ordre national du Mérite, en 1990. Le 19 août 1995, Pierre Schaeffer s’éteint dans sa maison des Milles, près d’Aix-en-Provence.

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Annexes page…/ (4) Annexes page…

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Pierre Schaeffer Ă Saint-Vincent-les-Forts, sept.1971, collection Jacqueline Schaeffer.


RÉFLEXIONS Textes de Pierre Schaeffer

La musique n’est pas seulement un code : c’est le langage du vent, du volcan ou de la mer, c’est aussi ce que nous percevons, à demi intraduisible, des langages animaux : leur « reste », qu’ils nous donnent, eux aussi, à entendre. De l’expérience musicale à l’expérience humaine, La Revue musicale, n° 274-275, Éditions Richard-Masse. Paris, 1971.

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Les interdiscilplines

L’expérience musicale conduit à l’expérience humaine De l’expérience musicale à l’expérience humaine, La Revue musicale, n° 274-275, Éditions Richard-Masse. Paris, 1971.

Tout est dans tout1 Parmi les fruits les plus précieux de l’expérience, je partage avec quelques ancêtres l’idée que « tout est dans tout ». Cette idée, comme toutes les idées simples, est particulièrement difficile à exposer  ; comme toutes les évidences, elle est quasi indémontrable. Démontrer veut dire en effet, non seulement qu’on montre à quelqu’un d’autre, mais que ce quelqu’un n’a qu’à assister à la démonstration pour être convaincu, et même, en géométrie grecque, on le suppose ratiocineur et finassier : il est là pour objecter. La sorte de démonstration que je désire faire, la seule qui soit possible requiert une toute autre attitude. Non de crédulité, mais d’espérance. La crédulité signifie qu’on se fie à quelqu’un, qu’on se laisse séduire. L’espérance ou la foi signifie qu’on postule un objectif, quitte à douter des chemins et du guide. Le doute, qui est l’envers de la foi, revient au même. C’est le sentiment qui inspire beaucoup de héros, d’aventuriers. S’ils ne doutaient pas tant, ils n’iraient pas si loin dans l’aventure pour savoir enfin si leur but existe ou non. Seules, l’indifférence et la passivité s’écartent de mon propos. Cette sorte d’indifférence (intellectuelle) ou de passivité (émotionnelle) qui marquent la plupart des activités contemporaines : fausse objectivité du savoir, faux détachement de l’art. Cette fois, opposé à « tout est dans tout », c’est « rien n’est dans rien ». La proposition à laquelle je m’attache contient sa réciproque : l’expérience musicale conduit à l’expérience humaine, et inversement. Remarquons qu’il s’agit bien de deux « tout », et non du fait que l’un serait partie de l’autre : si tout est dans tout, il n’y a pas de petit tout dans un grand TOUT.

1.\ NDÉ : In partie III, De l’épiphanie à l’apocalypse, op. cit.

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L’EXPÉRIMENTATION MUSICALE Textes de Pierre Schaeffer

Certains recherchent l’Art lui-même, d’autres ses prolongements. Certains ne voient que le présent, d’autres portent leur regard vers le futur. Le papillon voltige au-dessus de la prairie et l’aigle traverse les mers. Johann Heinrich Füssli

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Manifeste du Service de la Recherche, 1960. Ce qui est en question : On parle de culture, outre fatiguée, vide le plus souvent, si ce n’est d’officielles intentions. Où se nourrit-elle ? Des friches du passé, de mémorables restes, voire fardés de son et de lumière ? De nos antennes et de nos écrans c’est là qu’il faut chercher si elle existe, si elle persiste ou si elle en crève. Et si l’on parle d’esthétique, il faut peut-être aussi parler d’éthique ; d’élite, il faut aussi penser public ; du peuple, il faut savoir si l’on donne à ce mot un sens vulgaire ou noble. Il n’est pas question de Recherche pure. Pure ou impure, ce qui est aussi en question, c’est la recherche d’une probité professionnelle, d’une morale de groupe. Pierre Schaeffer

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« Où réside l’invention? Quand s’est elle produite? Je réponds sans hésiter : quand j’ai touché au son des cloches. Séparer le son de l’attaque constituait l’acte générateur. Toute la musique concrète était entretenue en germe dans cette action proprement créatrice sur la matière sonore. Je n’ai aucun souvenir particulier de l’instant où cette prise de son a été réalisée. La trouvaille est d’abord passée inaperçue. Je rends grâce à mon entêtement. Quand on s’entête contre toute logique, c’est qu’on attend quelque chose d’un hasard, que cette logique n’aurait pas su prévoir. Mon mérite est d’avoir aperçu, entre cent expériences, celle, apparemment aussi décevante que les autres, qui créait l’évasion. Encore fallait-il avoir l’audace de généraliser. » 1 À la recherche d’une musique concrète, Le Seuil, Paris, 1952.

1.\ NDÉ : « Premier Journal », ch. 1

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Pierre Schaeffer au Studio d’Essai, 1953. Archives Ina- GRM

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Exploration de l’objet sonore ; le langage des choses l

Premier journal de la musique concrète 1948-1949, in À la recherche d’une musique concrète, Seuil, Paris, 1952.

Le phénomène musical Si j’extrais un élément sonore quelconque et si je le répète sans me soucier de sa forme mais en faisant varier sa matière, j’annule pratiquement cette forme, il perd sa signification  ; seule sa variation de matière émerge, et avec elle le phénomène musical. Tout phénomène sonore peut donc être pris, (tout comme les mots du langage) pour sa signification relative, ou pour sa substance propre. Tant que prédomine la signification, et qu’on joue sur elle, il y a littérature et non musique. Mais comment est-t-il possible d’oublier la signification, d’isoler l’en-soi du phénomène sonore ? Deux démarches sont préalables : - distinguer un élément (l’entendre en soi, pour sa texture, sa matière, sa couleur), - le répéter. Répétez deux fois le même fragment sonore : il n’y a plus événement, il y a musique.

Définition de la musique concrète Ce parti pris de composition avec des matériaux prélevés sur le donné sonore expérimental, je le nomme, par construction, musique concrète, pour bien marquer la dépendance où nous nous trouvons, non plus à l’égard d’abstractions sonores préconçues, mais bien des fragments sonores existants concrètement, et considérés comme des objets sonores définis et entiers, même et surtout lorsqu’ils échappent aux définitions élémentaires du solfège.

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Opposition/relation de la musique abstraite et de la musique concrète MUSIQUE HABITUELLE (dite abstraite)

MUSIQUE NOUVELLE (dite concrète)

Phase I Conception (mentale)

Phase III Composition (matérielle)

Phase II Expression (chiffrée)

Phase II Esquisses (expérimentation)

Phase III Exécution (instrumentale) (de l’abstrait au concret)

Phase I Matériaux (fabrication) (du concret à l’abstrait)

Le qualificatif d’abstrait est appliqué à la musique habituelle du fait qu’elle est d’abord conçue par l’esprit, puis notée théoriquement, enfin réalisée dans une exécution instrumentale. La musique « concrète », elle, est constituée à partir d’éléments préexistants, empruntés à n’importe quel matériau sonore, bruit ou son musical, puis composée expérimentalement par un montage direct, résultat d’approximations successives, aboutissant à réaliser la volonté de composition contenue dans des esquisses, sans le secours, devenu impossible, d’une notation musicale ordinaire.2 Ces deux tableaux peuvent tout d’abord être considérés dans leur foncière opposition. Ils peuvent aussi être considérés dans leur relation. C’est-àdire qu’on peut y voir, préfiguré, le mouvement d’échange qui pourrait se produire quelque jour, entre les anciens et les modernes. Il s’agirait de considérer, non plus deux démarches égales et de signes contraires, mais un cycle qui peut être figuré ainsi :

2.\ NDÉ : ch. III, op.cit.

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I MUSIQUE ABSTRAITE

MUSIQUE CONCRÈTE II

La flèche numéro I figure la réaction possible des expériences de musique concrète sur l’imagination d’un musicien se contentant d’employer l’orchestre habituel. On pourrait même dire que, son imagination en défaut, le musicien emprunterait aux trouvailles concrètes les points de départ de son inspiration. La flèche numéro 2 représente, pour le compositeur concret, l’apport préalable des moyens classiques. Enfin l’usage simultané des deux domaines et le fonctionnement normal du cycle apportent, éventuellement, à d’autres types de compositeurs l’aller et le retour systématique et répété du préconçu à l’expérimental. Je voyais assez bien pour ma part comment utiliser la flèche numéro 1. J’eusse été compositeur, qu’à partir de l’Étude noire ou Pathétique, j’aurais aimé écrire une œuvre originale, l’étude concrète ayant servi à la fois de maquette sonore et de climat d’inspiration. Je voyais plus difficilement comment mettre les ressources de la musique abstraite au service de la musique concrète et pourtant il le fallait. Des résultats intéressants avaient été obtenus à partir de bruits grossiers, on pouvait donc en espérer de meilleurs en appliquant la même méthode à une matière sonore plus noble. Fallait-il dans ce cas composer une partition préalable ? Pouvait-on se servir de n’importe quelle œuvre existante pour en tirer des fragments dont on savait qu’ils allaient devenir méconnaissables ? La flèche numéro 2 représentait, pendant mon inaction forcée, la ligne de force de ma curiosité. Elle m’indiquait la voie dans laquelle j’allais me précipiter bientôt avec un certain aveuglement, dès que mon retour en France me permettrait de disposer d’un studio. La flèche numéro 2 menait à la Suite 14.

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ConfĂŠrence en 1949. Archives Ina-GRM


Conférence à l’Unesco en 1951. Archives Ina-GRM.

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[…] J’étais un ingénieur, j’étais d’une famille musicienne et je travaillais dans un studio ; je faisais marcher des tourne-disques, j’expérimentais sur le son et sur l’acoustique, comment n’aurais-je pas rencontré, avec un peu de chance, quelque accident imprévu – comme le sillon fermé, comme la coupure des objets sonores à l’aide du ciseau et du magnétophone- , quelque chose qui, probablement, serait passé inaperçu pour quelqu’un de moins vigilant, de moins curieux, et mon seul mérite a été d’être attentif, de reconnaître, par exemple, que ce qu’on appelait « percussion » et qu’on continue depuis vingt ans d’appeler sottement « percussion » pouvait être transformé en son continu. Le passage du continu au discontinu, cela se fait en studio, par un coup de ciseaux, il ne faut pas de grands laboratoires : On voit donc bien que c’est l’idée qui est importante, plus que l’appareil […] L’Avenir à reculons 3, Casterman-Poche, Paris, 1970.

3.\ NDÉ : « L’Expérience concrète en musique », op. cit.

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Le devenir de la musique concrète Sans aucune intention de faire œuvre de chef d’école, ni de musicologue, sans aucun titre à de telles prétentions d’ailleurs, je me suis efforcé de rédiger ces notes dans l’esprit même de la nouvelle démarche musicale qu’il m’était advenu de découvrir. Je n’ai pas de théorie à apporter, ni de nouveau système musical. J’ai le sentiment d’avoir pénétré, plus ou moins par effraction, dans de nouveaux greniers de cette ancienne demeure. J’ignore, et sans doute ignorera-t-on longtemps encore, si ces greniers sont habitables, s’ils ne constituent qu’un cachot provisoire ou de futurs appartements. […] À vrai dire, s’il doit y avoir une école « concrète » il va de soi que le mot concret ne servira que de pavillon provisoire, ou plutôt d’étiquette partielle. L’aspect concret de la musique concrète apparaît assez clairement pour qu’on puisse ensuite insister sur les démarches d’abstraction qu’elle requiert. Au contraire, si la musique concrète n’avait tendu qu’à poursuivre la « concrétisation » de la musique, continuant en cela l’évolution historique où luthiers et compositeurs, facteurs de clavecins, de violes, d’ondes et de trautonium, rivalisent d’ingéniosité, il n’y aurait eu rien de plus que des instruments nouveaux, étoffant plus ou moins heureusement des schémas conventionnels. La musique électronique allemande illustre assez clairement cet aspect.

La musique électronique Je me méfie des instruments nouveaux, ondes ou ondiolines, de ce que les Allemands appellent pompeusement l’elektronische Musik. Devant toute musique électrique j’ai la réaction de mon père violoniste, de ma mère chanteuse. Nous sommes des artisans. Mon violon, ma voix, je les retrouve dans tout ce bazar en bois et en fer blanc, et dans mes trompes à vélos. Je cherche le contact direct avec la matière sonore, sans électrons interposés.

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Paris, le 26 mai 1952 Cher Monsieur, Votre beau concert d’hier donnait à la musique une fraîcheur de timbres et une perspective sonore qui m’avaient jusqu’alors échappé à l’occasion des auditions par disque et par radio. On comprend ainsi bien mieux ce que vous cherchez à atteindre et ce que si souvent, vous avez réussi. Toutes mes félicitations pour cette belle démonstration, et tous mes remerciements pour m’avoir permis d’y assister. J’espère vous revoir à mon retour des États-Unis c’est-àdire à l’automne. En attendant je vous prie de me croire, très sympathiquement, vôtre. Claude Levi-Strauss

Lettre de Claude Levi-Strauss adressée à Pierre Schaeffer commentant ce concert de musique concrète de mai 1952 Inédite.

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c Compositeurs lors de l’exposition mondiale des musiques expérimentales de Bruxelles en 1958. De gauche à droite, debout : Henk Badings, André Boucourechliev, Bruno Maderna, Henry Pousseur, Marina Scriabine, Luc Ferrari, Pierre Schaeffer   ; à genou  : Mauricio Kagel, Earle Brown, Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen ; couché: John Cage. Collection privée, photo de Darker.

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page suivante Franรงois Bayle et Pierre Schaeffer au GRM, Centre Pierre Bourdan, 1973. Photo de Laszlo Ruszka, archives Ina-GRM.

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Pierre Schaeffer au GRM, Centre Pierre Bourdan, 1970. Photo de Laszlo Ruszka, Archives Ina-GRM.

« Je préfère une expérience, même ratée, à une œuvre réussie ». Marc Pierret, Entretiens avec Pierre Schaeffer, Éditions Pierre Belfond, Paris, 1969.


De gauche à droite, François Bayle, Pierre Schaeffer, Bernard Parmegiani au GRM, Centre Pierre Bourdan, 1973. Photo de Laszlo Ruszka, archives Ina-GRM.

« L’important est d’être ici et là, de poursuivre l’ubiquité. D’obtenir enfin d’autres yeux et d’autres oreilles, d’autres équivalences. De concevoir un système autre ». De l’expérience musicale à l’expérience humaine, La Revue musicale, n° 274-275, Éditions Richard-Masse, Paris, 1971.

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ROMANS ET NOUVELLES ESSAIS ET RÉCITS DE CONFÉRENCES CORRESPONDANCES INÉDITES

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Pierre Schaeffer en Corse, pâques 1973, collection Jacqueline Schaeffer.

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Pierre Schaeffer au Mexique, juillet 1969, collection Jacqueline Schaeffer.

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Pierre Schaeffer en Bretagne, ao没t 1986, collection Jacqueline Schaeffer.

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En 1948, Pierre Schaeffer invente ce qu’il nomme la « musique concrète ». Bien connu du grand public pour ses travaux sur les sons et pour son Traité des objets musicaux 1, il l’est moins pour l’ensemble de son œuvre. À partir d’une sélection de ses écrits théoriques, philosophiques et littéraires en partie inédits et dans leur majorité traduits pour la première fois en espagnol, ce livre propose au lecteur de mieux connaître la pensée toujours renouvelée et insoumise de ce visionnaire, combattant le dogme, qui dérangera souvent l’intelligentsia de son époque. « Je préfère les aventuriers de droit commun, ceux qui trichent à visage découvert, à ces arrangeurs résignés, à ces diplomates craintifs ou cauteleux. Dernière contradiction, donc: au comble de la fidélité aux idées, rompre avec la ligne; au comble de cet abandon du groupe, rester fidèle aux destins qui le méritent. Et malheur à qui se servirait de ce propos pour dissimuler sa turpitude, envelopper sa trahison tout court. Trahir et rester fidèle. Changer et demeurer. Conserver et détruire. C’est la vie. » 2 Caroline Grivellaro, 2013 La version française de cet ouvrage s’imposait aussi. En effet, dans la droite ligne des hommages rendus en 2010 à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Pierre Schaeffer, ces pages commémorent certains aspects de l’homme. Un seul recueil ne peut certes pas tout offrir. En revanche, il contribue à rappeler quelques-unes des préoccupations pluridisciplinaires du chercheur, curieux des mécanismes humains, des grands problèmes contemporains, de la société toute entière. Sa vie consacrée à la recherche institutionnelle, à l’écriture, à la création, à la réflexion sur les médias, laisse des traces dans tous les domaines. Ce livre est une belle approche, éloquente, espérons que le lecteur sera avide d’en savoir davantage ! Jocelyne Tournet-Lammer, 2014

1.\ Seuil, Paris, 1966. 2.\ Réflexions de Pierre Schaeffer, « La Revue musicale », Éditions Richard-Masse, Paris, 1969.

conception graphique Olaf Mühlmann · rübimann design

ISBN 978-2-9547280-0-1

19,50 € (France)


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