Le monde doit faire face aujourd'hui à la rareté des ressources agricoles et énergétiques, après plus de deux siècles de croissance exponentielle. L'explosion démographique et les besoins qui en découlent doivent nous conduire à changer radicalement nos manières de produire et de consommer.
Energie, agriculture : le temps du monde fini commence LE ROTARIEN – OCTOBRE 2009
Les historiens ont toujours un problème quand il s'agit de raconter un siècle, c'est de déterminer exactement quand celui-ci commence et quand il se termine. En démarrant mon cours cette année, je disais à mes étudiants: "au fond est-ce que le XXe siècle ne se termine pas, est-ce que le XXIe n'a pas commencé en 2008 ?", ceci pour trois raisons.
La troisième raison, c'est le choc que les marchés ont connu en 2008, marchés de matières premières, marchés de commodités. Nous avons atteint, notamment, sur le premier semestre de 2008, des niveaux de prix que nul n'aurait imaginés. Tout le monde a en tête le pétrole à près de 150 dollars le baril. Tout le monde a en mémoire les images d'émeutes de la faim en Haïti, en Egypte, au Soudan, aux Philippines, liées à la flambée des prix agricoles. Ceux d'entre vous qui sont dans l'immobilier savent combien il était cher d'acheter du rond à béton, d'acheter du cuivre, etc. Les prix des matières premières, par rapport au niveau le plus bas qui était le leur aux alentours de 1999, avaient, en dollars courants, vu leurs prix multipliés par six jusqu'au mois de juillet 2008.
La première, les Jeux olympiques de Pékin. Les Jeux olympiques, vous me direz, il y en a tous les quatre ans, mais ceux de Pékin, quel symbole! La Chine qui représentait un tiers du PIB mondial au début du XVIIIe siècle, qui n'en représentait plus que 3 % en septembre 1976 au moment de la mort de Mao, pèse aujourd'hui trois fois plus. Symboliquement l'organisation des Jeux olympiques à Pékin, c'était l'entrée de la Chine dans la cour non seulement des À ce moment-là, Émeutes de la faim en Haïti, émergents, mais des effectivement, nous avons en, Egypte, au Soudan, aux puissances vécu une véritable rupture Philippines, liées à la flambée économiques de la et nous étions amenés à des prix agricoles planète. Deuxième nous interroger sur les limites raison, vos portefeuilles de notre modèle de la connaissent croissance, un petit peu largement, la crise comme au début des financière que nous vivons aujourd'hui, qui années soixante-dix, au moment du est incontestablement la crise la plus premier choc pétrolier, au moment des violente que le monde ait connue depuis premiers débats sur l'arme alimentaire. 1929, une crise qui marque probablement Nous avions comme livre de chevet un une rupture, d'ailleurs, dans le modèle de rapport au Club de Rome rédigé par les croissance de la sphère financière, dans la experts du MIT que l'on avait traduit en manière dont, au fond, s'est financée, ces français "Halte à la croissance". dix-quinze dernières années, la croissance économique mondiale au travers de Ce choc sur les marchés des matières l'explosion des marchés financiers et des premières, ces dernières semaines, nous marchés dérivés. Le résultat, la faillite de l'avons un peu oublié. D'abord, parce que Lehman Brothers, sa mise sous Chapter 11 très franchement tous les marchés se sont de Lehman Brothers, sa disparition, inclinés à la baisse de manière Citigroup, etc., personne ne l'avait extrêmement forte par rapport aux anticipé. sommets qui avaient été les leurs aux mois de juin et juillet.
1
Sur la plupart des marchés, la diminution des prix est de l'ordre de moitié, plus dans le cas du pétrole où l'on est passé de 147 à 50 dollars le baril. Fin de la croissance prédatrice Cette chute des prix est liée certes à l'emballement, peut-être à l'exubérance irrationnelle dont avaient fait preuve les marchés. Elle est aussi liée incontestablement aux perspectives médiocres de croissance qui sont les nôtres. Nous sommes tous aujourd'hui en récession, une récession qui promet d'ailleurs d'être probablement l'une des plus profondes de l'après-guerre, qui n'est pas pour l'instant, une dépression à la manière de 1929, tant que l'économie chinoise tient à peu près la route. II n'en reste pas moins qu'aujourd'hui, nous avons presque l'impression d'un retour à la normale. Les prix du pétrole sont retombés, ceux des produits agricoles aussi. Ceux d'entre vous qui, à la campagne, ont quelques voisins agriculteurs, savent que le blé, cette année, s'est vendu à peu près la moitié du prix de l'année dernière, qui luimême était le quadruple du prix d'il y a trois ans, toutes choses relatives par ailleurs bien entendu. Mais il est vrai que les matières premières, les marchés internationaux sont, en cet automne 2008, un peu passés au second plan par rapport à l'ampleur de la crise financière, et à cet incendie extraordinaire qui a embrasé l'ensemble des places financières de la
planète. Pourtant, je crois que nous aurions tort, nous ne ferions pas preuve de sagesse et d'esprit de prévoyance en oubliant si rapidement les craintes qui furent les nôtres en ce printemps 2008. Le titre de mon intervention est tiré d'une phrase de Paul Valéry que j'affectionne beaucoup, écrite vers 1935 et que, volontairement, j'ai sortie de son contexte. Paul Valéry disait, en 1935, dans Propos d'actualité, "le temps du monde fini commence". Je reprends totalement cette phrase. Certes, il voulait dire, en 1935, dans le contexte de l'époque, qu'il n'y avait plus de nouvelles terres, plus de points blancs sur les cartes, le temps était venu non point de découvrir et de conquérir de nouveaux empires, mais au contraire, le temps était venu des grands conflits, des empires, mais cette fois-ci des empires militaires et des idéologies qui ont marqué le XXe siècle. Ce temps-là et ce siècle-là sont bien passés, mais la phrase demeure, car au fond, en ce début du XXIe siècle nous sommes à la fin d'une extraordinaire période, au moins pour le monde occidental qui, depuis la première révolution industrielle aux alentours de 1760, nous a fait connaître 250 années de croissance. Nous sommes passés de 1 à 6,5 milliards d'êtres humains sur la planète. Chaque fois que nous avons eu des problèmes, chaque fois que nous avons eu l'impression de toucher nos limites, les hommes ont su les surmonter. Certes il y a eu des guerres, il y a eu des famines, il y a eu des folies humaines, mais en ce matin du XXIe siècle -oubliez la crise un tout petit moment- jamais les Occidentaux en tout cas n'ont été aussi heureux. En un siècle, nous avons gagné une génération d'espérance de vie dans un pays comme la France. Notre PIB per capita, la richesse produite par individu a été multipliée par cinq alors que le temps de travail était divisé par deux. Certes, tout ceci n'est pas également réparti. Il y a dans le monde aujourd'hui un milliard de super riches auxquels nous appartenons, trois milliards de personnes qui décollent et deux à 3 milliards de pauvres dont le niveau d'espérance, je pense à l'Afrique subsaharienne en particulier, est quand même extraordinairement faible. Il n'en reste pas moins que l'image du monde qui est la nôtre aujourd'hui est infiniment plus
2
positive que ce que nous avions connu au début du XXe ou même du XIXe siècle. Ceci étant, il faut reconnaître que le modèle de croissance qui a été le nôtre a été un modèle extraordinairement prédateur et ce que je résume sur ces trois siècles ou 250 ans de croissance, c'est ce terme de croissance prédatrice. Longtemps en effet, auparavant, les hommes avaient eu un certain sens de la rareté. Ils n'en faisaient pas une vertu, ils la subissaient, mais au moins ils étaient capables de vivre pratiquement en circuit fermé. Ils n'exploitaient pas les ressources de la nature de la même manière que cela a été fait à partir de la première révolution industrielle où l'homme est devenu véritablement une sorte de nouveau démiurge, le maître de l'univers et notamment le maître de la nature. Il y eut le temps du charbon, celui du pétrole, puis celui de la mine, toujours plus loin, toujours plus profond, celui de l'agriculture, toujours plus intensive, avec plus d'eau, plus d'engrais, etc.
Rareté et épuisement des ressources Objectivement, nous ne nous sommes pas souvent posé de questions sérieuses sur l'avenir. Nous ne nous sommes pas souvent demandé si nous en aurions assez. Les premiers écolos dans les années soixante, comme René Dumont, qui était d'ailleurs beaucoup plus apprécié aux États-Unis qu'en France, étaient renvoyés à leurs chères études. "Halte à la croissance", en 1972, a été tellement infirmé dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix par le choc technologique, par les
révolutions industrielles que l'on a pu penser pendant longtemps que l'homme était capable de pousser toujours plus loin ses limites. La preuve d'ailleurs, à la fin des années quatre-vingt-dix, jamais les prix des matières premières, jamais les prix des ressources naturelles n'avaient été aussi faibles. A la fin des années 1960 le pétrole valait moins de dix dollars le baril et Schlumberger vivotait gentiment dans son coin. A qui aurait dit: "Vous savez, un jour, le pétrole pourra monter à quarante dollars", on aurait répondu: "Mais vous n'êtes pas sérieux, retournez à vos universités. Le monde réel, laissez-nous-le !" Or, ce que nous avons vécu en 2008 est la leçon qu'il faut en garder, au-delà de la conjoncture, au-delà des aléas de la volatilité des marchés. C'est bien celle d'un message qui nous est envoyé, un message de rareté, un message aussi de précarité sur fond de risque climatique, sur fond de montée en puissance du risque environnemental. Lorsqu'au mois de mars dernier, le blé était à 500 dollars la tonne, le riz à 1200 dollars la tonne et qu'effectivement il y avait des gens dans les villes du tiers monde qui mouraient de faim, qui ne pouvaient pas se nourrir, estce que ce n'était pas là aussi un message de rareté? Le message était très simple: en 2070, il y aura neuf milliards d'êtres humains sur cette planète. Quel que soit le progrès technologique que l'on puisse imaginer, chaque homme en 2070 comme aujourd'hui aura besoin de manger 2500 à 3000 calories par jour, une centaine de grammes de protéines, dont la moitié d'origine animale.
2,2 milliards de tonnes, c’est l’ensemble des céréales produites dans le monde
Eh bien, ce simple défi représente la nécessité de doubler la production agricole mondiale pour répondre à nos seuls besoins alimentaires. N'est-il pas temps de payer un peu plus les agriculteurs de manière à les inciter à produire, etc., etc.? Ce que les marchés de matières premières nous ont fait passer
3
en ce printemps 2008, ce qu'ils nous feront repasser demain si nous l'oublions trop vite, c'est une phrase américaine, "there is no more freelunch", il n'y aura plus, demain, de repas gratuit, nous ne pourrons pas continuer notre fonctionnement prédateur tel qu'il a été le fondement de la croissance économique des XIXe et XXe siècles. Nous n'avons plus suffisamment de marges de manœuvre. Regardez d'ailleurs ce que nous avons sous le pied. En matière de ressources naturelles, d'énergies, c'est clair, à la fin de ce siècle, il n'y aura plus de pétrole. Il restera certes, un peu de gaz naturel. Il y aura encore beaucoup de charbon, mais c'est extrêmement polluant. Recyclage des déchets et biotechnologie On peut éventuellement avoir de nouvelles sources d'énergie, le soleil, le vent. On peut consommer moins, c'est nécessaire, mais est-ce possible dans des pays émergents comme la Chine par exemple? Il est clair que la réponse traditionnelle qui a été la nôtre - nous allons aller plus profond, nous allons aller plus loin - ne sera pas suffisante. Il est temps, largement, dans le champ de l'énergie, et dans celui des métaux aussi d'ailleurs, de changer notre vision, nos manières de produire et de consommer. C'est ce message des marchés qu'il nous faut accepter. Je ne suis pas un grand amateur de ce merveilleux exercice qui a été mené il y a un an qui s'appelait le Grenelle de l'Environnement. Entre nous, il n'y aurait pas eu de Grenelle de l'Environnement avec du pétrole à dix dollars le baril. À quatre-vingts dollars le baril, nous étions, à l'époque, relativement sages. L'exercice en lui-même était excessif, a donné peut-être à de pseudoscientifiques une place trop importante. Il n'en reste pas moins qu'en termes de prise de conscience, c'était important et que, de ce point de vue, nous avons devant nous des champs entiers dans lesquels il va falloir prospecter. Le monde produit chaque année, suivant la manière dont vous le comptez, entre cinq et dix milliards de tonnes de déchets. Pour l'instant, nous en utilisons de manière énergétique, en termes de recyclage, à peine un milliard de tonnes. Nous sommes une civilisation prédatrice au niveau mondial. Je ne dis pas que nous arriverons à reconstituer le
rêve des alchimistes médiévaux de transformer le plomb en or, de transformer nos déchets en énergies, en métaux, papiers. C'est là quand même l'un des défis majeurs qui est devant nous. Les prix agricoles avaient flambé au printemps 2008, ils ont, depuis, à peu près perdu, par rapport au sommet, la moitié de leur valeur. Ils restent à peu près deux fois plus élevés qu'en 2003-2004. C'est probablement dans le domaine agricole que la baisse des prix est la moins forte. Pourtant, la campagne 2008-2009 est tout à fait exceptionnelle du point de vue climatique au niveau mondial. Il n'y a eu pratiquement aucun accident climatique sur l'ensemble de la planète. Jamais le monde n'avait produit autant de grain et retenez simplement ce chiffre: 2,2 milliards de tonnes, c'est l'ensemble des céréales produites dans le monde, ce qui équilibre à peu près la consommation et qui a permis de reconstituer quelques stocks. Malgré cette récolte exceptionnelle, les prix restent là aussi quand même extraordinairement élevés. Pourquoi? Tout simplement parce qu'il faut prendre en compte la montée en puissance des besoins. Mon petit-fils, je sais à peu près ce qu'il mangera dans soixante ans. Je ne sais pas s'il utilisera une voiture. Je ne sais pas s'il y aura encore des voitures à ce moment -là. Je ne sais pas quel sera son mix énergétique. Je sais par contre quels seront ses besoins alimentaires et que le défi majeur va bien être de nourrir neuf à dix milliards d'êtres humains avec moins d'eau, avec des sols plus pauvres, avec aussi une augmentation des surfaces cultivées. Celle-ci sera négligeable puisqu'en même temps les villes grossissent et, lorsqu'elles grossissent, elles le font en général sur les bonnes terres qui avaient été destinées à les approvisionner dans des temps plus anciens. Nous allons avoir besoin d'un nombre considérable de ce que l'on avait appelé dans les années soixante et soixante-dix des "révolutions vertes".
Bien des conflits, bien des conquêtes se comprennent avant tout dans des logiques d'indépendance alimentaire
4
Je sais bien que nous sommes dans un pays qui a érigé en ce domaine l'obscurantisme scientifique comme une valeur absolue. Je veux parler bien entendu du principe de précaution. Je veux parler - et là, excusez-moi de faire de la politique - de cet ineffable personnage, mais qui aurait pu rester sur son Larzac en fumant sa pipe avec sa jolie moustache, de l'ineffable faucheur volontaire qui a quand même réussi à détruire l'une des grandes branches scientifiques et industrielles françaises, l'industrie de la génétique végétale.
C'est vrai que nous ne pourrons pas répondre aux défis alimentaires qui sont les nôtres pour ce siècle sans qu'il y ait (ce ne sera pas la seule réponse, mais ce sera l'une des réponses et l'une des solutions) recours aux biotechnologies et donc à ce mot tout à fait horrible, je veux parler des OGM. La crise alimentaire préoccupations
au
cœur
des
La grande leçon pour moi de cette année, incontestablement, au-delà de l'énergie, au-delà des métaux, au-delà peut-être même de la crise financière, c'est bien la crise alimentaire, la crise alimentaire qui nous montre un chemin, qui nous montre qu'il y a là un des éléments sur lesquels nous devons nous battre. Ça peut paraître très paradoxal
pour l'historien que je suis. Bien des guerres, bien des conflits, bien des conquêtes se comprennent avant tout dans des logiques d'indépendance alimentaire. Faut-il rappeler que la dernière étincelle qui va précipiter la chute de la royauté en France, ce sont des problèmes alimentaires et que lorsque le peuple de Paris va à Versailles chercher le boulanger, la boulangère et le petit mitron, c'est qu'il a faim. La recherche en biotechnologie une des solutions à la pénurie de ressources alimentaires? La dernière famine française intervient en 1848. Ce n'est pas un hasard si elle va être le phénomène déclenchant des événements de 1848. La famine, la faim, a été de tout temps une vieille compagne de l'homme. Les famines du XXe siècle ont été surtout provoquées par la folie des hommes, telle la famine ukrainienne et russe des années vingt. La dernière grande famine est celle de la Chine au temps de la révolution culturelle. Mais on pouvait penser qu'en ce début du XXIe siècle où l'homme maîtrise parfaitement l'espace, le temps, etc., des contingences aussi matérielles que l'alimentation passeraient largement au second plan. Et pourtant! La grande leçon de cette année à mon sens, a été de ramener l'agriculture, l'alimentation au rang des préoccupations essentielles. Je crois que, même si nous avons la tête ailleurs, dans le Cac 40, dans les crises financières, nous ne devons pas oublier l'autre grand message de 2008, celui sur lequel s'ouvrirait un XXIe siècle commençant en 2008, c'est -à-dire le message de la rareté. À quoi bon effectivement être plus riche, vivre plus longtemps, ce qui est notre cas, si nous ne sommes pas capables de bâtir un monde durable pour nos petits-enfants, si surtout nous ne sommes pas capables de partager notre richesse, de partager un petit peu notre cœur avec les générations à venir et pour donner du pain à ceux qui n'en ont pas? P. C.
5