TIC : les pouvoirs publics face aux défis posés par les technologies à bande passante Par Raphaël Nkolwoudou, docteur en droit Azaniaway Consulting
Au moment où le marché va entrer dans l'ère des réseaux à large bande passante, les pouvoirs publics doivent faire face à un nouveau bouleversement. L'innovation technologique installe le continent au cœur des communications électroniques. Le développement de ces installations techniques à large bande passante s'accélère grâce aux investissements internationaux et augure de nouvelles perspectives en termes de croissance des affaires.
1ère partie : Une stratégie fiscale à revoir Selon une étude réalisée par le cabinet Frontier Economics, une réduction de la taxation lourde appliquée aux produits et services de communications électroniques induirait, par les retombées indirectes, une augmentation sensible des recettes fiscales du secteur. Grâce aux câbles sous-marins à fibre optique, associés à la constellation satellitaire orbitant autour du continent, cette innovation favorise la fourniture et l'usage des services autour des plateformes dites de convergence numérique. Celle-ci se traduit concrètement par la fusion d'appareils jusque-là très différents, comme le terminal téléphonique avec la télévision ou l'ordinateur, cela grâce à la numérisation des contenus et des communications. Dès lors, il faut définir une politique de réduction de la taxation lourde appliquée aux produits, et services de communications électroniques en réaménageant des dispositions réglementaires en vigueur, afin que se mette en place un véritable marché concurrentiel. Un marché concurrentiel tel qu'on l'observe sur les continents européen, américain et asiatique est un vecteur de croissance économique, de réduction de la pauvreté et de la fracture numérique. Le taux de croissance le plus rapide au monde... Le manque d'infrastructures modernes a eu pour conséquence l'enchérissement des communications à destination et en provenance d'Afrique. Les tentatives d'ouverture qu'on observe depuis le milieu des années 1990 et l'accès de nouveaux opérateurs (téléphonie mobile) ont fait du continent un champion de plus en plus sollicité par les Financements directs internationaux (FDI). En effet, les marchés africains détiennent actuellement le taux de croissance le plus rapide au monde et les chiffres, relayés par la plupart des rapports traitant du sujet, confirment la bonne santé du marché des communications électroniques. Selon l'étude réalisée par le cabinet Frontier Economics pour le compte de la Global System for Mobiles communications Association (GSMA), il est mentionné que la téléphonie mobile emploie, directement ou indirectement, plus de 3,5 millions de subsahariens. En 2006, le secteur représentait en moyenne 4% du produit intérieur brut (PIE) des Etats africains. Selon la GSMA, les opérateurs de téléphonie mobile prévoient d'investir quelque 50 milliards de dollars dans les pays subsahariens, au cours des cinq prochaines années. La téléphonie mobile, à elle seule, pourrait dès lors générer, entre 2000 et 2012, près de 71 milliards de dollars de chiffre d'affaires. Dans ce contexte de croissance économique continue, Frontier Economics a évalué
l'impact fiscal de chaque dollar investi à 0,80 dollar en moyenne. L'étude indique notamment que le secteur de la téléphonie mobile représente 7% des recettes fiscales totales de la région subsaharienne. ... Mais une fiscalité contreproductive Toutefois, le GSMA observe que les utilisateurs de terminaux mobiles en Afrique font face à des taux de taxation parmi les plus élevés du monde. En effet, le développement de l'activité mobile en Afrique subsaharienne demeure encore fortement pénalisé par le niveau de taxation frappant les terminaux, les services de communications et les équipements télécoms. Particulièrement élevé, ce niveau de taxation limite sensiblement la démocratisation du terminal mobile et découragerait, selon les opérateurs, leurs investissements. D'ailleurs, pour échapper à cette taxation lourde, il s'est développé un marché parallèle de vente de terminaux, se consolidant jour après jour, faisant ainsi perdre à l'Etat des revenus fiscaux parfois importants. L'étude commandée par la GSMA révèle ainsi qu'un lissage des taxes appliquées au secteur en 2007 aurait engendré une progression de 43 millions du nombre d'utilisateurs de mobiles, entraînant dans son sillage un surplus fiscal de 930 millions de dollars, entre 2007 et 2012. Cette situation frappe durement les catégories les plus fragiles économiquement, limite l’expansion de la téléphonie mobile et, au bout du compte, la croissance économique du continent. Paradoxalement, elle se traduit au final par un manque à gagner fiscal significatif pour les Etats concernés. Manque à gagner Dès lors, pour mieux gérer ce risque de taxation fiscale, dissuasive par rapport à la réalisation des objectifs de croissance économique assignés aux communications électroniques, selon la Banque mondiale et la GSMA, il conviendrait de lisser les taxes ainsi appliquées au secteur. Pour les chiffres, les conclusions de l'étude évoquée ci-dessus estiment que les recettes fiscales grimperaient de 28,9 milliards à 29,9 milliards de dollars, augmentant ainsi de 930 millions de dollars, si, par exemple, les législateurs du Nigeria, du Kenya, de la Tanzanie, du Cameroun, du Ghana, de la Zambie, de la RDC, du Congo, du Gabon, de Madagascar, du Burkina Faso, du Tchad et du Malawi avaient supprimé en 2007 les taxes spécifiques en sus de la TVA. Par ailleurs, l'étude révèle que les recettes fiscales du Tchad augmenteraient de 30%, celles du Ghana de 20%, du Cameroun de 15%, du Nigeria de 15%, du Congo de 11%, du Gabon de 8%, du Malawi de 8% et de la Zambie 7%. Pour l'étude, le chiffre d'affaires prévisionnel, entre 2000 et 2012, pourrait être revu à la hausse si les gouvernements des pays africains décidaient de ne plus classer les terminaux et services mobiles dans la catégorie fiscale des produits de luxe. En conséquence, le nombre des utilisateurs de terminaux mobiles bondirait de 43 millions, portant ainsi le taux de pénétration du marché de 33% à 41 % à l'horizon 2012. A titre d'exemple, 8 Etats subsahariens appliquent une taxe relative aux produits de luxe sur les communications, 24 sur les téléphones mobiles et plus de 25 sur les équipements télécoms. Pour les experts, la manne fiscale de la téléphonie mobile devrait moins se focaliser sur le court terme et davantage être exploitée en fonction des intérêts économiques à long terme, notamment en favorisant l'accès' à ce service pour les plus démunis. Les retombées indirectes d'une approche fiscale volontariste seraient autrement supérieures à celles dont les Etats bénéficient aujourd'hui.
La fin des monopoles l'ouverture du marché des télécommunications, au milieu des années 1990, est à l'origine d'une nouvelle relation entre les pouvoirs publics et les investisseurs privés. Il a s'était agi pour les pouvoirs publics de se conformer aux engagements pris dans le cadre de l'Accord général sur le commerce et les services (AGCS), notamment l'annexe Télécoms adopté en 1997. l'accord met l'accent sur une question majeure, à savoir, le droit pour un prestataire de services des télécoms d'utiliser les réseaux et services publics en présence, sans obstacles réglementaires. En d'autres termes, le prestataire des services en quête de nouvelles parts de marché doit bénéficier de la clause du traitement national et des conditions commerciales aussi favorables que celles attribuées à l'opérateur étatique d'infrastructures ou de services en place. Il faut se rappeler que, sur ce continent comme ailleurs dans le monde, le marché des télécommunications a longtemps été dominé par les théories du monopole naturel de l'opérateur historique, démembrement de l'Etat. C’est seulement sous l'impact de l'innovation technologique et de la globalisation de l'économie que les politiques de libéralisation des marchés ont été amorcées, d'abord aux USA dans les années 1980, puis en Europe et dans le reste du monde dans les années 1990. la réforme, née du 4ème protocole annexé à l'AGCS, est la traduction technico-juridique du processus multilatéral" qui affecte le marché africain des télécommunications du point de vue de son encadrement (régulation par un organe spécialisé), de sa configuration (structuration concurrentielle des prestations de services) et de la posture des pouvoirs publics (obligation pour l'Etat de définir une règle de jeu claire, transparente et non discriminatoire) et des acteurs privés (nécessité d'une politique de concurrence efficace). C’est cette ouverture du secteur qui a permis l'arrivée sur le continent de nombreux investissements sur le marché des télécommunications, pendant la dernière décennie.
Publié dans Les Afriques – N° 123 – 3 au 9 juin 2010
2ème partie : L’innovation technologique appelle une adaptation réglementaire Il s'agit de créer et de maintenir un environnement permettant aux opérateurs et aux fournisseurs de services d'optimiser la capacité et l'efficacité des réseaux, en favorisant les dépenses d'équipements à large bande passante et l'expansion du marché au fur et à mesure de l'évolution du secteur. Les installations à large bande passante et les services des communications électroniques sont des composantes centrales des réseaux qui leur sont associés, Leur principale caractéristique est qu'ils sont réglés par des pouvoirs publics en conformité, plus ou moins, avec les best practices et des directives appropriées qui ont révolutionné les marchés dans le reste du monde. Par ailleurs, l'accélération de l'innovation technologique fait que les structures qui mettent en œuvre de nouveaux modèles économiques sur le marché des communications électroniques ne sont pas toujours des opérateurs de téléphonie dans le sens classique. La téléphonie sur Internet (VoIP) constitue un bel exemple d'innovation susceptible de désorganiser le marché et de pousser les pouvoirs publics à changer de paradigme. L'action des pouvoirs publics s'orientera également vers de nombreux domaines voisins comme les contenus, les alliances d'entreprises (fusions ou acquisitions), l'arrivée ou la sortie du marché qui fait que les effets se ressentent dans la croissance économique. On observe que les communications électroniques peuvent produire des opportunités comme l'amélioration de la productivité, de la
compétitivité, la création des richesses, et aussi donner une impulsion à l'économie basée sur le savoir. On peut citer la banque mobile, qui se développe un peu partout sur le continent avec la bancarisation qu'elle crée, en incluant dans le circuit économique formel une population habituée à garder son argent sous le matelas. L'ensemble de tous ces bouleversements pose des problèmes d'adaptation réglementaire aux pouvoirs publics. L'accès au marché: quels sont les points clés à cerner? La connexion téléphonique va progressivement être remplacée par la large bande passante, et le secteur dispose d'un riche arsenal de systèmes hertziens large bande grâce auxquels les usagers des pays développés accèdent à l'internet sur leur terminal mobile et autres dispositifs portables. Pour que l'Afrique puisse bénéficier de ces nouvelles facilités, des directives (guidelines) sont proposées aux pouvoirs publics et elles définissent les régimes d'autorisation. L'autorisation est un terme générique qui s'applique à tous les instruments juridiques (licences ou accords de concession) utilisés pour faciliter l'entrée sur les marchés. Les instruments juridico-techniques énoncent 1cs droit.' et les obligations de la partie à laquelle l'autorisation est délivrée et, dans le cas d'accords de concession, également ceux des pouvoirs publics. La convergence et la large bande passante posent une nouvelle série de problèmes pour ce qui est des autorisations. Il a souvent été question qu'une autorité donne à son titulaire le droit de fournir tel ou tel service avec telle ou telle technologie. Or, dans l'environnement des technologies convergentes, les distinctions seront vouées à disparaître. Les autorisatiol1s seront davantage des licences multiservices, neutres du point de vue des services et des technologies. Le principe ·qui soustend la neutralité technologique est que tout service devrait être fourni au moyen de tout type de technologie, dans quelque bande de fréquences que ce soit. D'ailleurs, des licences multiservices commencent à apparaître, notamment au Kenya, au Nigeria, et bientôt au Cameroun. Ce type de licence permet à son titulaire d'utiliser n'importe quelle infrastructure pour fournir ses services. Les points clés à cerner dans la définition du cadre réglementaire d'un environnement marqué par la convergence des infrastructures sont: - abolir les monopoles susceptibles de maintenir ou de créer des manœuvres dilatoires de l'opérateur dominant à l'encontre des concurrents souhaitant louer les passerelles nationales ou internationales; - adopter un guichet unique pour les diverses procédures d'autorisation à obtenir pour tout établissement ou exploitation des réseaux; - proscrire l'interdiction d'implantation dès lors qu'il est possible pour le postulant de remplir les conditions contenues dans le cahier des charges; - développer une stratégie de partage des infrastructures: cc qui signifie le partage des dépenses de génie civil pour l'insta1lation des réseaux, l'ouverture encouragée de l'accès aux infrastructures auxiliaires (pylônes, canalisation, gaines...) et installations essentielles (stations d'atterrissage de câbles sous-marins et passerelles internationales), ainsi qu'au spectre des fréquences radioélectriques et aux dispositifs des utilisateurs finaux. Le rôle déterminant du régulateur : garant et arbitre de la règle du jeu La question des différentes plateformes ne se posait pas avant la convergence. En effet, des plateformes différentes assurant des fonctions différentes ont toujours fait l'objet de
réglementations différentes pour de nombreuses raisons. Par exemple, une plateforme de téléphonie a été réglementée différemment d'une plateforme d'audiovisuel. Or, avec la convergence des technologies, une plateforme unique peut offrir toutes sortes de communications électroniques. D'où la question centrale qui se pose aux pouvoirs publics, à savoir : des régulateurs distincts devraient-ils fusionner ou demeurés distincts? Devrait-il y avoir un régulateur pour les infrastructures et un autre pour les données? Il convient d'indiquer que certains pays africains ont déjà pris l'option d'intégrer l'audiovisuel (les contenus médias) au sein d'un périmètre plus large de régulation comprenant les réseaux d'infrastructures de communications électroniques et les contenus audiovisuels. C'est ainsi qu'en janvier 2009 le gouvernement du Kenya a créé la Communication Commission of Kenya (CCK), dont la mission est de soutenir le développement du secteur de l'information et de la communication (incluant J'audiovisuel, le multimédia, les télécoms, la poste et le commerce électronique). Est-ce la meilleure option ? C'est une question non trachée et on n'a qu'à observer la problématique que pose l'affaire FCC et Comcast actuellement. En effet, il s'agit de savoir si le régulateur des accès aux infrastructures pourrait en même temps réguler les contenus. Le Kenya a fait ce choix, mais il nous semble que ce n'est qu'avec le retour d'expériences qu'il sera possible d’évaluer l'efficacité de l'option. Par ailleurs, l'on évoque davantage l'indépendance du régulateur pour lui permettre d'assurer efficacement sa mission dans un marché devant devenir plus concurrentiel en raison des nombreux acteurs en embuscade. II convient de rappeler ici que l'indépendance ne signifie pas que le régulateur devienne celui qui fixe et met en œuvre son propre programme. Selon les modules définis par les experts de l'Union internationale des télécommunications (UIT), un régulateur est considéré comme indépendant quand il peut s'affranchir des influences politiques et des arrangements institutionnels particuliers susceptibles de l'cm pêcher d'assurer ses activités au quotidien. Le régulateur met ainsi en œuvre la politique du gouvernement et ne prend de décisions qu'à l'intérieur du périmètre et des domaines relevant de sa compétence réglementaire. Toutefois, il convient d'indiquer que l'indépendance du régulateur doit être pondérée par l'obligation de bonne gouvernance qui sous-tend le management d'une telle institution. En effet, de par la mission que lui assignent les pouvoirs publics, le régulateur de l'ère de la convergence a le pouvoir important d'optimiser la richesse potentielle que regorge le marché des communications électroniques. Il convient de préciser que l'indépendance et l'autonomie du régulateur sont plus que nécessaires, eu égard à la position des opérateurs puissants (occupant un espace important sur le marché), aux arrangements parfois borderline des intérêts individuels de certains politiques et investisseurs, sans oublier les risques de corruption. A suivre… Publié dans Les Afriques – N° 124 – 10 au 16 juin 2010