À propos des origines et enjeux de la démographie (XVIIe-XVIIIe siècles)

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Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2002, 6, 189-199.

NOTE CRITIQUE

À propos des origines et enjeux de la démographie (XVIIème-XVIIIème siècles) Olivier MARTIN LE BRAS (Hervé) – Naissance de la mortalité. L’origine politique de la statistique et de la démographie – 2000, Paris, Gallimard/Le Seuil, collection « Hautes Études », 384 pages, bibliographie, index nominum, 150,00 FF. ROHRBASSER (Jean-Marc) – Dieu, l’ordre et le nombre – 2001, Paris, PUF, collection « Philosophies », 128 pages, bibliographie, 49,00 FF. SÜßMILCH (Johann Peter) – L’ordre divin dans les changements de l’espèce humaine, démontré par la naissance, la mort et la propagation de celle-ci (texte intégral de l’édition de 1741, traduit et annoté par ROHRBASSER Jean-Marc) – 1998, Paris, INED, collection « Classiques de l’économie et de la population », CXXIV + 358 + cxxiv pages, index nominum, des ouvrages mentionnés, des noms de lieux, des matières ; glossaire allemand-français, 12 illustrations hors-texte, 260,00 FF. Voici trois ouvrages de nature et statut différents. Le premier, signé par le démographe et historien Hervé Le Bras, propose une analyse historique détaillée de l’origine de la démographie et notamment d’un de ses concepts centraux, la mortalité, dans l’Angleterre du XVIIème siècle. Il constitue non seulement une contribution à l’histoire de la démographie, mais aussi une réflexion sur l’histoire de cette histoire et sur la nature de la démographie. Il se situe incontestablement sur le terrain difficile des études mêlant l’analyse historique, l’étude historiographique poussée et la réflexion sur les conséquences contemporaines des conditions de naissance de la démographie. Son ambition ultime, sur laquelle nous reviendrons, est de s’interroger sur le statut de la science démographique : est-ce une discipline politique ou bien une science naturelle ? Le deuxième, signé par le philosophe et germaniste Jean-Marc Rohrbasser, Dieu, l’ordre et le nombre, propose en cent vingt-huit pages une présentation synthétique de la théologie physique, courant philosophique des XVIIème et XVIIIème siècles, notamment allemand. Le troisième, L’ordre divin, est une traduction d’un ouvrage paru en 1741 à Berlin, signé par un théologien allemand, Johann Peter Süßmilch, né en 1707 près de Berlin, mort en 1767, auteur d’une dissertation sur l’attraction newtonienne, premier


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pasteur à Saint-Pierre de Berlin, proche du tout puissant roi de Prusse Frédéric II, membre de l’Académie royale des sciences de Prusse dans la classe des belles-lettres, histoire et philologie. Cette traduction, intégrale, est largement commentée, illustrée et complétée d’un abondant appareillage critique. Cet ouvrage, de plus de 600 pages, s’ouvre sur une préface de Jacqueline Hecht et surtout sur une longue introductionprésentation de Jean-Marc Rohrbasser (une centaine de pages), qui est aussi le traducteur 1. Süßmilch apparaît comme un des principaux représentants de la physicothéologie évoquée ci-dessus. Ces trois ouvrages se distinguent non seulement par leur forme mais aussi par leur fond : le premier cherche à saisir les conditions politiques et institutionnelles des débuts de la démographie et s’interroge sur le statut de cette « science » ; les deuxième et troisième offrent des pièces importantes pour comprendre les origines philosophiques et théologiques de quelques idées princeps de cette science. Nous allons voir qu’ils fournissent, chacun à leur manière, de substantiels éclairages à l’histoire de la démographie et, au-delà, à l’histoire des savoirs sur l’homme et sa vie en société.

Süßmilch théologien… Évoquer ici, dans une revue consacrée à l’histoire des sciences humaines et sociales, la traduction d’un ouvrage du XVIIIème siècle constituant pour l’essentiel un traité de théologie peut surprendre. En quoi l’œuvre de Süßmilch intéresse-t-elle l’histoire des sciences humaines et sociales ? La visée de Süßmilch est, en effet, essentiellement théologique : il se donne pour but essentiel « [de] fonder une preuve indiscutable de l’action de la providence et de la manifestation du gouvernement divin dans la nature, et en particulier dans les phénomènes humains qui y appartiennent de plein droit ». Pour cela, il cherche, « au moyen de nombreuses données », à « établir qu’un ordre est à l’œuvre dans les phénomènes changeants que sont la naissance, la mort et la propagation de l’espèce humaine 2 ». Mais s’il utilise les calculs et les outils de l’arithmétique politique, c’est comme un simple instrument, un outil nécessaire mais seulement intermédiaire à son projet théologique. L’arithmétique politique permet d’établir l’existence d’un ordre, de régularités dans les faits naturels mais aussi humains ; de cet ordre et de ces régularités, Süßmilch déduit le rôle et l’omniprésence de la Providence divine. Il ne s’agit évidemment pas de prouver l’existence de Dieu (puisque cette question ne se pose pas) mais de mesurer sa grandeur, sa bienveillance et la perfection de son action. L’ordre divin est présent derrière le chaos des événements naturels et des comportements humains : il s’observe sur les longues durées et les grands nombres, et dans des domaines très variés. Dans L’Ordre divin, 1 Saluons au passage cette entreprise d’édition (et en l’occurrence de traduction) de textes anciens, difficilement accessibles à la communauté large des chercheurs s’intéressant à l’histoire de la démographie, de la statistique, de l’économie et des mathématiques sociales. Après, notamment, l’édition de textes de Boisguilbert, Condorcet, Graunt, Malthus ou Moheau, formulons ici le vœu que cette entreprise d’édition critique, conduite par l’INED, continuera. Elle est si précieuse et si rare dans l’édition française. 2 ROHRBASSER J.M., Introduction à L’Ordre divin, XXV-XXVI.

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Süßmilch s’intéresse exclusivement aux changements de l’espèce humaine (naissances, morts, propagation) même si l’ordre règne partout. Il s’exprime ainsi dès les premières pages de son ouvrage (préface, 15) : « Dieu, non seulement maintient l’édifice entier du monde et tous les corps célestes dans leur cours et leur ordre, mais encore veille particulièrement sur les habitants du globe terrestre et sur les continuels changements auxquels nous sommes assujettis ». Sur Terre, « tout est ordonnancé selon certains nombres et certaines proportions » (idem). Ainsi, par exemple, « l’espèce humaine croît constamment et se multiplie » (chapitre 1, § 2), « les garçons sont toujours avec les filles une certaine proportion » (chapitre 5, § 44), « les hommes naissent et meurent mais toujours dans une certaine proportion » (préface), « on trouve une certaine proportion entre les morts et les vivants dans chaque division des âges de l’homme » (chapitre 8, §102). Même si la figure du savant du XVIIIème siècle est celle du « polyhistor » c’est-àdire du savant universel, Süßmilch est avant tout pasteur et théologien : Rohrbasser le montre de façon convaincante. Son œuvre et son objectif sont ceux d’un homme dont la foi est profonde : il se veut serviteur de Dieu. Et pour servir son créateur, il estime que la recherche physico-théologique est la voie la plus sûre.

… et démographe Donc, pourquoi s’intéresser, en historien des sciences sociales et humaines, à l’œuvre de Süßmilch et à sa physico-théologie ? Parce qu’au fond, celles-ci ne se réduisent pas à leurs seuls aspects théologiques ; parce qu’elles s’inscrivent, peut-être involontairement, dans l’histoire de la démographie ; parce que son œuvre déborde des aspects de pure métaphysique théologique... Soyons plus précis. Le premier argument faisant de Süßmilch un acteur de l’histoire des savoirs sur l’homme et sa société est que celui-ci s’inscrit pleinement dans l’histoire des idées et techniques démographiques : son œuvre de théologie déborde la seule théologie et fait suite aux travaux « démographiques » de John Graunt, William Petty, Edmund Halley, John Arbuthnot, Bernard Nieuwentyt ou encore Nicolaas Struyck. Süßmilch connaît les travaux de ces différents auteurs et notamment celui de John Graunt, dont il fait le plus grand éloge. Le deuxième argument, symétrique du premier, est que, dès sa première édition (1741), L’Ordre divin a connu une large diffusion dans l’Europe des XVIIIème et XIXème siècles. Elle va influencer et faire réagir Kant, d’Alembert, Condorcet, Quetelet… Mais, chose surprenante, cette traduction est une première en langue française : bien que célébrée et connue pour constituer une contribution essentielle à l’histoire des idées et techniques démographiques, la première édition de l’Ordre divin n’avait jamais été traduite en français et les éditions allemandes étaient très rares. C’est donc une première qualité de cette publication : elle vient compléter un manque criant, plus de deux cent cinquante ans plus tard. Elle vient offrir aux chercheurs français un accès plus aisé à cette œuvre de philosophie, de théologie mais aussi de démographie fondamentale. Une réédition de L’Ordre divin, la principale, celle publiée initialement en 1761-1762, avait partiellement été traduite en français

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par Maurice Kriegel, amplement commentée par Jacqueline Hecht et publiée par l’INED en 1979-1984 3. Mais, bien que ces deux éditions, celle de 1741 et celle de 1761-1762, présentent, comme l’écrit Jean-Marc Rohrbasser (LXIII, LXXIX…), de fortes similitudes et qu’elles soient marquées par le même projet philosophique et théologique, la publication intégrale de l’édition de 1741 s’imposait : les idées principales sont déjà présentes, et les influences comme les positions « empiristes » y sont plus clairement identifiables. L’édition de 1741 n’est pas un brouillon mais bien une œuvre à part entière. Le troisième argument faisant de Süßmilch un acteur de l’histoire de la démographie se trouve dans le fait que celui-ci met en œuvre les outils innovants de l’arithmétique politique anglaise au service d’une analyse des données statistiques sur les naissances et les décès en Allemagne. De ce point de vue, il est considéré comme le père de la démographie allemande. Il est un de ceux qui recourent aux grands nombres et au calcul des probabilités pour établir ses analyses. Il a concouru à l’élaboration de la notion de « mortalité » et à l’établissement des tables de mortalité (après l’oubli dans lequel elles étaient tombées, suite aux travaux de Graunt-Petty). Et il a directement contribué à l’établissement de la notion « d’espérance de vivre » ou de « vie présomptive » (après les premiers travaux d’Halley). D’ailleurs, dans un texte qui constitue un des tous premiers textes d’histoire de la mathématisation et de la quantification des faits humains, Paul F. Lazarsfeld ne s’y était pas trompé : il avait fait de Süßmilch une des figures clefs de l’histoire de la recherche statistique en sciences sociales 4. Il est un des principaux maillons entre l’arithmétique politique anglaise et la science « statistique allemande », essentiellement faite d’énumérations et de descriptions. Süßmilch est un de ceux qui montrent qu’il existe des régularités dans les faits humains, comme le feront aussi, plus tard, Quetelet, Durkheim… « Lorsque la théologie physique, cet extraordinaire décor, cette machinerie des changements auxquels est soumise l’espèce humaine, aura disparu dans les coulisses de l’histoire, paraîtra l’homme moyen de la physique sociale de Quetelet, « modèle », preuve « idéale » de l’existence de la loi générale 5 ». Süßmilch s’inscrit donc, naturellement, dans l’histoire des sciences de l’homme. Enfin, corrélativement, un argument supplémentaire réside dans le fait que Süßmilch a été un des tous premiers à utiliser les registres paroissiaux pour établir les données nécessaires à ses démonstrations, et à prôner la plus grande rigueur dans la tenue de ces registres (chapitre 9 de L’Ordre divin). Il met en avant un empirisme fort, voire même un expérimentalisme : son premier souci est de rendre compte des « faits ». Même si le terme n’est pas encore couramment utilisé à l’époque, Süßmilch est donc un « statisticien 6 ». Il a contribué à forger la conception moderne des 3 SÜßMILCH J.P., 1979-1984, « L’Ordre divin » aux origines de la démographie, édité et commenté par Jacqueline Hecht, Paris, INED, trois volumes. 4 LAZARSFELD P.F., 1970, Notes sur l’histoire de la quantification en sociologie : les sources, les tendances, les grands problèmes, Philosophie des Sciences Sociales, Paris, Gallimard, 75-162 (spécialement, 82-83). 5 ROHRBASSER J.M., 2001, Dieu, l’ordre et le nombre, 96. 6 Ce terme, qui signifie « renseignements de l’État » en allemand (Staatenkunde), sera progressivement vulgarisé au XVIIIème siècle, comme l’affirme Rohrbasser (introduction, LXI).

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statistiques. Il fait en tout cas reposer son argumentation et ses démonstrations sur de nombreuses données ; et sait en faire un usage critique. L’Ordre divin apparaît donc comme une œuvre centrale pour mieux comprendre le développement des savoirs démographiques, leurs usages et les enjeux qui y sont associés. Au carrefour de plusieurs influences philosophiques, scientifiques et religieuses, elle irrigue la pensée des siècles suivants ; aussi bien la pensée savante que la pensée en acte des administrateurs et gestionnaires. C’est sans doute sur ce dernier aspect que le lecteur restera sur sa fin. Rohrbasser analyse avec beaucoup de soin les diverses pensées dont Süßmilch hérite pour écrire son œuvre, mais il laisse de côté l’essentiel de l’étude des influences de L’Ordre divin sur les penseurs des siècles suivants. Cette critique est un regret, non le constat d’une lacune historiographique ou d’une faiblesse démonstrative car Rohrbasser n’avait pas cette ambition dans son commentaire de L’Ordre divin. C’est simplement regrettable. Reste que la longue introduction de Rohrbasser offre une description précise de la façon dont l’œuvre de Süßmilch de 1741 est marquée par une grande diversité de courants philosophiques et de pensées théologiques. Sans cette introduction (et plus marginalement la préface de Jacqueline Hecht), cette traduction perdrait de son intérêt. Le lecteur serait sans aucun doute aveuglé par la dimension théologique de ce travail et n’y verrait pas les aspects intéressant l’histoire des idées démographiques. Ce même lecteur serait surtout obligé de reconstruire, à ses propres frais, l’histoire des sources utilisées par Süßmilch et de la complexité des influences qu’il subit. Les principaux déterminants de son travail sont : l’arithmétique politique anglaise de Petty et de Graunt ; les conceptions théologiques de William Derham. À ces influences majeures, il faut ajouter « le courant philosophique allemand de l’Optimisme Finaliste (Leibniz notamment) », le « courant piétiste », et enfin le courant de la « théologie luthérienne en mathématiques et physique expérimentale ». De ce dernier courant, comme de Derham et des Petty-Graunt, il emprunte le souci de quantification et de mathématisation : toute connaissance doit se construire sur un substrat mathématique. Nous pourrions ajouter : sur un substrat logique. Dans L’Ordre divin, le schéma démonstratif suivi par Süßmilch est rigoureux et systématique : dans un premier temps, il prouve qu’il existe un ordre mathématique (statistique) dans les faits humains (les hommes naissent et meurent selon un certain ordre) et que cet ordre est identique d’un moment à l’autre ou d’un lieu à l’autre ; puis il montre que cet ordre constitue un optimum et non un simple hasard ou une simple contingence ; il en conclut enfin que cet ordre, cette loi de la nature, est le résultat de la providence de Dieu et que Dieu est l’arithméticien suprême, le grand calculateurordonnateur du Monde. Dans la seconde moitié de son introduction, Rohrbasser reprend et analyse en détail divers cas utilisés par Süßmilch pour étayer sa démonstration.. Au total, Süßmilch s’inscrit incontestablement dans le courant de physicothéologie c’est-à-dire dans le courant qui, essentiellement à partir du XVIIe siècle, « translate Dieu, qui est nombre, à la Nature7 ». Sur ce point, son principal inspirateur est William Derham, qui avait publié en 1713 une analyse de nombreuses données 7

J. HECHT, dans sa préface à L’Ordre divin, XVII.

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météorologiques et astronomiques qu’il avait collectées dans Physico-Theology or a Demonstration of Being and Attributes of God from his Work of Creation. La physique théologique, qui fait l’objet de l’autre ouvrage de Rohrbasser analysé ici, Dieu, l’ordre et le nombre, constitue en fait une philosophie de transition entre la pensée théologique et l’esprit positif des Lumières, une philosophie assise entre les recherches exégétiques et la philosophie de la Nature. C’est, aussi surprenant que cela puisse paraître aujourd’hui, une « foi fondée par l’étude empirique ou expérimentale de la nature ». Les thèses qu’elle défend sont claires, mais le tissu d’influences dans lequel elle s’insère est d’une grande complexité. C’est un des mérites de cet ouvrage que d’avoir pu restituer ce moment de l’histoire de la philosophie allemande de façon synthétique (qualité qui n’est pas synonyme de simplification). Ce parcours dans la physico-théologie s’ordonne en cinq temps et prend comme principal fil conducteur la vie et l’œuvre du pasteur Süßmilch (essentiellement dans leurs dimensions théologiques et philosophiques). Pour cette raison au moins, cet ouvrage constitue un complément fort utile à l’édition de L’Ordre divin. Ses deux premiers chapitres s’intéressent à l’idée selon laquelle l’étude de l’ordre et du nombre est une voie conduisant à Dieu. L’ordre et le nombre sont les pendants de la révélation : ils constituent, comme elle, une preuve de l’action de la providence divine, de la main de Dieu. L’ordre numérique du monde, qui est le plus bel ordre possible, l’ordre optimum, révèle la bienveillance du Seigneur : Dieu est nombre et chiffre ; les nombres, les chiffres et leur harmonie sont la marque de Dieu. Cette physicothéologie est marquée par l’optimisme de Leibniz, par son providentialisme du « meilleur des mondes » (et s’oppose donc aux pensées de contemporains comme Voltaire). Elle engage également une certaine conception de Dieu et de la soumission de l’homme à la Parole divine : l’ordre divin est non seulement une perfection mais aussi un commandement. Le troisième chapitre offre une présentation précise des arguments mathématiques et statistiques utilisés par Süßmilch et les autres physicothéologiens pour établir l’existence de l’ordre dans les phénomènes humains. Diverses études de cas illustrent les modes de raisonnement utilisés : par exemple, puisqu’il existe une parité des sexes à l’âge du mariage, la polygamie n’a aucun fondement naturel. « Si la polygamie était une loi et un droit naturels, il faudrait bien que chaque homme puisse avoir au moins deux femmes s’il le désire, donc que [Dieu] ait ordonné les choses afin de chaque homme puisse se conformer à la loi naturelle ; puisque ce n’est pas le cas, la polygamie n’a pas de fondement dans la nature » (56). De l’analyse numérique, la physico-théologie déduit la volonté divine et donc la règle morale à respecter. Ce même chapitre expose la façon dont Süßmilch défend, par le calcul, les écritures saintes. Quant aux deux derniers chapitres, ils exposent les aspects apologétiques des recherches de physico-théologie. Regrettons ici, comme précédemment, que l’analyse précise du devenir de cette philosophie et de ses conséquences sur les pensées postérieures (notamment celles des démographes et statisticiens) ne soit pas menée. La pensée et son ascendance sont décrites ; pas sa descendance. Finalement, la situation et les positions défendues par Süßmilch montrent de façon éclatante, si besoin en était, que des savoirs se présentant comme empiriques ou positifs peuvent avoir comme contexte des doctrines religieuses. La démographie et la

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statistique puisent une partie de leurs racines non seulement, comme cela est souvent écrit, dans les recherches de science pour le gouvernement des hommes, mais aussi dans la pensée religieuse et théologique ; y compris dans ses périodes relativement récentes. Alexandre Koyré l’avait bien vu et écrit dans Du Monde clos à l’univers infini (1957) lorsqu’il avait décrit la révolution spirituelle et scientifique des XVIème et XVIIème siècles. D’ailleurs, comme nous le verrons plus loin, ces deux origines ne sont pas indépendantes l’une de l’autre. En fin de compte, surtout si nous ajoutons à cette édition traduite de L’Ordre divin et à cet ouvrage Dieu, l’ordre et le nombre les divers articles d’accès aisés relatifs à Süßmilch et au courant de physico-théologie récemment publiés par Jean-Marc Rohrbasser8, tout chercheur dispose aujourd’hui d’une solide présentation en français de l’œuvre du pasteur et de son contexte philosophique. Félicitons-nous qu’un manque relatif de l’histoire de la démographie soit ainsi comblé 9.

Avant Süßmilch : le débat des origines Süßmilch n’était pas le premier à entreprendre de démontrer qu’un ordre est à l’œuvre dans les phénomènes de naissance, de mort et de reproduction de l’espèce humaine. Avant lui, il y avait eu des recherches hollandaises sur la régularité de la mortalité ainsi que des travaux anglais en arithmétique politique. Les recherches hollandaises avaient une visée essentiellement pratique : il s’agissait d’améliorer les méthodes de calcul économique et financier (rentes viagères, emprunt d’État…). Quant aux travaux anglais, leur nature et leur origine font l’objet d’un débat entre historiens de la démographie. Tous sont d’accord pour considérer que l’ouvrage paru en 1662 à Londres sous le titre Observations naturelles et politiques sur les bulletins de mortalité de la ville de Londres (1662) constitue « la première discussion moderne sur des données statistiques, la première table de mortalité, et l’énoncé des premières régularités de la structure des populations 10 ». La table de mortalité est une véritable nouveauté ; comme l’est la notion de mortalité qui y est associée. C’est sur le nom de l’auteur réel de cet ouvrage que la controverse surgit. Certains l’attribuent à John Graunt, son auteur officiel. D’autres, comme Hervé Le Bras dans Naissance de la mortalité, estiment que l’auteur principal des Observations n’est pas Graunt mais William Petty. John Graunt aurait été un prête-nom et n’aurait contribué que

8 Comment un théologien devient « démographe ». Présentation de J.P. Süßmilch de ses lecteurs et de sa méthode, Population, 1996, 4-5, 979-1004 ; Un pasteur actuaire ? Ordre de la mortalité, durée de vie et rentes viagères dans L’Ordre Divin de Johan Peter Sussmilch, Revue de Synthèse, 1997, 4, 385-417. 9 Signalons les articles liminaires que Jacqueline Hecht avait consacré à Süßmilch, au moment de la publication de l’édition partielle de la seconde édition de L’Ordre divin en 1979-1984 : Johann Peter Süßmilch, point alpha ou oméga de la science démographique naïve, Annales de Démographie Historique, 1979, 101-134 ; Johann Peter Süßmilch (1707-1767) aux origines de la démographie ?, Population, 1980, 35, 667-679. Entre ces articles pionniers et les recherches de Rohrbasser, vingt ans s’étaient écoulés sans que de nouvelles publications en français soient venues changer significativement la situation. 10 Le BRAS H., 2001, 7.

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marginalement à l’élaboration et rédaction de l’ouvrage (quatre chapitres non déterminants). Le Bras estime que ce débat en paternité n’est pas anecdotique ou secondaire : « si les Observations naturelles et politiques avaient été écrites par Petty, on ne pourrait plus les lire comme la prose d’une personne désintéressée et objective [comme la littérature le décrit, de façon hagiographique], mais sous l’angle de l’économie, de la science politique et de la raison d’État ». Par conséquent, « il faudrait […] interpréter différemment l’apparition et le développement de la statistique et de la démographie » puis « se demander si leurs formes actuelles n’en portent pas la trace11 ». Il espère en effet que son travail d’analyse historique éclaire les usages et les débats actuels de la statistique et de la démographie. Vaste programme, que Le Bras respecte à la lettre : il étudie en détail, non seulement le contexte historique de la publication des Observations, mais aussi ses diverses réceptions, depuis 1662 jusqu’à aujourd’hui, chez les démographes comme chez les historiens de la démographie. Cette analyse lui fournit l’occasion de relire ces divers historiens et d’offrir au lecteur une perspective d’ensemble stimulante. Notons au passage que le style incisif et vivant de Naissance de la mortalité rend sa lecture très agréable, malgré la complexité des situations étudiées et le jeu de va-et-vient dans l’ensemble du corpus historiographique. Quels sont, pour Le Bras, les arguments militant en faveur d’une paternité de Petty (partie I) ? Il étudie l’ensemble des témoignages directs sur la publication des Observations, qu’il complète par une analyse de l’ensemble des publications et travaux de l’un et l’autre des prétendants (analyse externe). Puis il conduit une analyse interne de l’ouvrage, en essayant d’identifier le cheminement et les modes de raisonnement utilisés, notamment dans la constitution de la table de mortalité. Sur ce dernier point, il montre que cette table ne peut pas être l’œuvre de Graunt, dont les connaissances et habitudes sont celles d’un comptable ordinaire ; elle est le produit des réflexions d’un mathématicien et économiste familier des philosophies de Bacon et de Hobbes : Petty (chapitres 1 à 5). Si Petty est le véritable auteur des Observations, pourquoi n’a-t-il pas signé ? En substance, c’est pour désamorcer une crise entre la Royal Society (dont il est un des membres fondateurs) et le pouvoir royal : la parution des Observations et l’entrée de Graunt à la Royal Society sont un gage de la bonne volonté de la Society qui admet, comme le souhaite la royauté, les praticiens en son sein. En même temps, l’ouvrage plait aux membres de la société royale, qui y voient le mode de construction et de gestion de l’État qu’ils recommandaient (chapitre 6). Pour Le Bras, Petty a minutieusement orchestré cette publication et l’arrivée de Graunt : Petty est donc le véritable penseur et acteur de ces débuts de la démographie ; qui apparaît comme un compromis entre des questions de philosophie politique et des démarches empiriques empruntées aux sciences de la nature. Une fois ceci acquis, les propos de Le Bras s’orientent dans deux directions principales : premièrement, l’analyse des relations entre les tables de mortalité, telles que Petty les a conçues, et les questions des rentes viagères (partie II). Étudiant les travaux continentaux et surtout hollandais sur les rentes viagères (Huygens, Jean de 11

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Ibid., 8-9.


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Witt, Leibniz), il montre qu’ils n’entretiennent aucun lien avec les recherches de Petty : « le rendez-vous de la démographie avec les rentes viagères et le calcul des probabilités a été raté » (167). Au fond, les techniques d’analyse de la mortalité, qui concerne les populations, se révèlent inefficaces pour gérer la mort individuelle. Les questions de gouvernement et de gestion de l’État n’ont pas de liens directs avec celles de la gestion marchande et des intérêts économiques individuels. Le deuxième point abordé par Le Bras concerne la notion de mortalité et son évolution suite à la publication des Observations : « avant 1662, mortalité signifie une mort en masse et exceptionnelle, causée par une épidémie et une guerre. Mais la mort normale, habituelle, celle qui frappe quotidiennement les populations, n’obéit pas à la mortalité, et tout simplement n’obéit pas à une régularité de masse. À partir de 1662, l’idée de mortalité collective va en fait prendre la place d’une conception hautement individualiste de la mort en rapport avec l’astrologie, l’alchimie et la magie blanche » (256). La nouvelle façon de concevoir la mort, l’idée de « mortalité » véhiculée par Petty dans les Observations, matérialise le point de vue de l’État et de son action publique. C’est une prise de pouvoir « symbolique et politique » sur les existences individuelles. Parmi les transformations, Le Bras évoque l’émergence de la volonté de contrôler les facteurs externes de la mortalité : « alors que la [renaissance] voulait reculer les bornes de l’existence, considérant que l’espace qui les précédait était soumis à des aléas incontrôlables, [l’âge classique] s’est concentré sur ces aléas qui sont devenus la cause même des limites de la vie. Alors que l’une privilégiait les causalités internes au corps et donc la volonté du sujet de les dominer, l’autre s’est fixée sur les causes externes, celles dont l’État pouvait prétendre au contrôle » (342). Ces nouvelles conceptions de la vie et de la mort ont permis aux États de mettre en place des politiques d’hygiène, de santé publique et de surveillance des conditions de vie. Ainsi, la démographie, telle que la décrit Le Bras, n’est pas née d’une demande sociale et économique des particuliers (celle liée aux sociétés d’assurances, aux établissements de crédit et aux rentes viagères). Elle répond à la volonté de l’État, au souci de constituer des outils pour l’expertise et pour le conseil au Prince. Elle accompagne des transformations essentielles du regard que les hommes et le pouvoir portent sur la société. Il ne s’agit donc pas d’une science naturelle, mais bien, Le Bras l’affirme haut et fort, d’une discipline du politique. En affirmant que cette propriété séminale caractérise encore la démographie contemporaine, peut-être néglige-t-il les processus d’autonomisation et de professionnalisation, le travail de conquête de marges de liberté fournis par les savants et scientifiques au fil des années… La situation anglaise est-elle radicalement différente de celle connue plus tard par Süßmilch ? L’itinéraire de ce dernier et le réseau d’influences dans lequel s’insère son œuvre montrent de façon limpide que les questions démographiques sont liées à des enjeux politiques : ils concourent à mieux informer le souverain, le roi ou le prince, de la situation de son Royaume et l’informe des règles morales à respecter. La « démographie » de Süßmilch est, au moins partiellement, une science politique. L’Ordre divin n’échappe pas à cette règle, même si cette règle se conjugue ici avec préceptes religieux : comme le montre Rohrbasser, le plan de L’Ordre divin suit scrupuleusement le commandement « croissez et multipliez ». Pour Süßmilch, il ne s’agit pas seulement de recueillir les faits (en bon « statisticien ») et de révéler le dessein de

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Dieu (en bon théologien) mais aussi de montrer que sa « démographie » peut constituer une science de gouvernement (une science caméraliste). Se faisant, il ne quitte pas sa mission de pasteur et théologien puisque les lois dégagées dans L’Ordre divin sont les lois de Dieu et Süßmilch ne fait que les identifier et les exprimer pour mieux pouvoir les respecter. Comme l’écrit Rohrbasser, « un théologien peut se mêler, sans outrepasser ses droits, des affaires politiques et économiques. Seul en effet le théologien entrevoit les tenants et les aboutissants de la science caméraliste qui n’est sans cela que science trop humaine » (Introduction, LXV). Süßmilch, ou plutôt son œuvre principale, L’Ordre divin, sera le conseiller du prince. C’est une œuvre utile, tout en étant essentiellement apologétique. À la vue des situations évoquées ici, il ne fait guère de doute que la démographie est, originellement au moins, une discipline du politique. Le Bras estime même que toute la démographie, celle d’hier comme celle d’aujourd’hui, a hérité de ce trait issu des conditions de sa naissance. Nous nous permettons sur ce point précis, une question : toute discipline ou tout savoir est-il définitivement marqué par ses conditions de naissance au point de ne pas pouvoir, malgré les mouvements d’autono-misation progressive et l’élaboration graduelle de conditions d’indépendance, se détacher partiellement de ses racines ? La question mérite à nos yeux d’être traitée sérieusement.

L’égalité comme principe nécessaire à la démographie Terminons par un point essentiel, intéressant l’ensemble de l’histoire des sciences humaines et sociales. La situation rencontrée par Graunt et Petty au XVIIème siècle en Angleterre comme celle que connaîtra Süßmilch au XVIIIème siècle en Allemagne ne sont guère différentes : dans un cas comme dans l’autre, les données, c’est-à-dire les listes recensant les naissances ou les décès sont rares. Tous les auteurs de ces siècles buttent sur le manque de données, ou sur leur caractère trop approximatif. Ils préconiseront d’ailleurs, aux souverains qui leur accordent crédit, d’améliorer la collecte des informations statistiques sur les faits démographiques. Historiquement et logiquement, le développement des connaissances et techniques démographiques va de pair avec le développement de l’enregistrement statistique et l’amélioration de la fiabilité des données collectées. À ce propos, Hervé Le Bras défend fort adroitement la thèse selon laquelle la démographie est née, non pas en même temps que les premières pratiques de collectes statistiques mais en même temps que celles portant, sans distinction aucune, sur tous les individus en même temps c’est-à-dire en même temps que les idées d’égalité par nature entre les hommes (126-128). Les premiers recensements, les premiers actes d’enregistrement statistique sont en effet aussi vieux que les premiers empires de l’Antiquité : on peut en trouver la trace dans les civilisations sumérienne, mésopotamienne égyptienne, ou encore chinoise 12. Mais les collectes ne 12 HECHT J., 1987, L’idée de dénombrement jusqu' à la révolution, Pour une histoire de la statistique, vol. 1, INSEE & Economica, 21-81. Pour une présentation synthétique de l’histoire des enregistrements statistiques, cf. MARTIN O., 2001, Da estatística política à sociologia estatística. Desenvolvimento e transformações da análise estatística da sociedade (séculos XVII-XIX) (De la statistique politique à la

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Note critique

portaient que sur certains aspects et ne concernaient jamais tous les individus, indifféremment : il s’agissait de compter les hommes en état de porter les armes, d’inventorier les individus soumis à un impôt, ou encore de dénombrer les passages de frontières pour lever les taxes sur les hommes ou les marchandises. Les opérations de comptage reproduisaient le caractère foncièrement inégalitaire des sociétés de l’époque : les populations n’étaient pas pensées en bloc, de façon homogène, car les individus avaient des statuts et des identités très différentes. Pour que la démographie puisse voir le jour, il fallait pouvoir ranger les hommes dans une même catégorie, quels que soient leur identité ou leur statut. « À partir du moment où leurs membres n’étaient pas considérés comme des égaux, [les sociétés] pouvaient les énumérer mais non les compter et les manipuler en bloc » (127). Une certaine idée d’égalité, l’égalité par nature, est nécessaire à l’émergence des idées démographiques. Elle est nécessaire pour pouvoir les compter, les classer, les regrouper ; pour pouvoir les penser et les manipuler en bloc, c’est-à-dire ensemble. Le Bras souligne ici le rôle essentiel des idées politiques et philosophiques de Hobbes et de son Leviathan, dans ce mûrissement de l’idée d’égalité dans l’Angleterre du XVIIème siècle (chapitre V).

Des histoires pour une histoire Rohrbasser et Le Bras nous offrent donc des textes de nature et statut différents. Le premier prône une histoire philosophique des sciences humaines, visant à saisir leurs racines situées dans les diverses pensées philosophiques, métaphysiques, théologiques ou spéculatives ; le second prône une histoire politique visant à saisir les contextes et enjeux politiques du développement des sciences humaines et sociales. Deux conceptions de l’histoire sont en œuvre, mais, au moins dans les cas qui nous occupent, ces deux conceptions ne sont ni inutiles ni incompatibles pour comprendre tous les ressorts de l’histoire de la pensée humaine. L’essor de la démographie ne saurait se réduire au développement d’une science politique ou d’une science de gouvernement, ni à celui d’un discours purement spéculatif et désintéressé des enjeux sociaux et politiques immédiats. Il est dès lors indispensable de ne pas chercher à restreindre trop étroitement ce que doit être l’histoire de savoirs sur l’homme et ses sociétés. Au final, malgré leurs différences de statut et de perspective, ces trois ouvrages fournissent un solide éclairage à l’histoire de la démographie (au début de cette histoire en fait). Chacun à sa manière, ils éclairent des pans entiers de l’histoire de la démographie. Leur lecture, croisée, est stimulante. Olivier MARTIN Université Paris V-Sorbonne – CERLIS-CNRS olivier.martin@paris5.sorbonne.fr

sociologie statistique. Développement et transformations de l’analyse statistique de la société, XVIIèmeXIXème siècles), Revista Brasileira de História, vol. 21, nº 41, 13-34.

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Revue d’Histoire des Sciences Humaines

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