Epistemology of measurement EpisteÂmologie de la mesure Olivier Martin
Les origines philosophiques et scienti®ques de  orie repre  sentationnelle de la mesure la the theorie representationnelle (1930±50) ReÂsumeÂ. La possibilite de mesurer les faits humains a souvent eÂte controverseÂe. En particulier les recherches en psychologie s'inteÂressant aÁ l'eÂtude des capaciteÂs sensorielles humaines ont eÂte critiqueÂes sur le bien-fonde du recours aÁ la quanti®cation et aÁ la mesure. Le psychophysicien ameÂricain Stanley S. Stevens a proposeÂ, aÁ partir des anneÂes 1940, une nouvelle conception de la mesure permettant d'eÂtendre le champ des pheÂnomeÁnes mesurables et justi®ant le recours aÁ la mesure dans les sciences humaines et sociales. Sa theÂorie de la mesure repose sur les ideÂes repreÂsentationnelles du physicien Percy Bridgman, sur une eÂpisteÂmologie opeÂrationnaliste ainsi que sur une philosophie des nombres marqueÂe par le logicisme. Cette theÂorie, qui af®rme que mesurer c'est attribuer des nombres aux choses pour repreÂsenter des proprieÂteÂs empiriques de ces choses, permet aÁ Stevens de proposer quatre niveaux de mesure, en fonction de la nature des proprieÂteÂs empiriques des choses mesureÂes. L'article retrace en deÂtail les origines philosophiques et scienti®ques de cette theÂorie repreÂsentationnelle de la mesure. Mots-cleÂs. Bertrand Russell ± Logicisme ± Mesure en psychologie ± Norman Campbell ± OpeÂrationnisme ± Percy Bridgman ± Psychophysique ± Stanley S. Stevens ± TheÂorie repreÂsentationnelle de la mesure
Une version preÂliminaire de cet article a eÂte preÂsenteÂe aÁ la journeÂe theÂmatique de philosophie des sciences sociales ``EpisteÂmologie de la mesure'', sous les auspices de l'Universite Paris I±Sorbonne et du CNRS, aÁ l'Institut d'Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques aÁ Paris, le 30 mai 2002. L'auteur remercie les participants aÁ ce colloque pour leurs questions et remarques lors de la preÂsentation orale de ce travail ainsi que les eÂvaluateurs de cet article pour les suggestions et critiques faites aÁ une premieÁre version. Information sur les Sciences Sociales & 2003 SAGE Publications (Londres, Thousand Oaks, CA et New Delhi), 42(4), pp. 485±513. 0539-0184[200312]42:4;485±513;038678
486 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 Abstract. There has been much controversy regarding the possibility of measuring human facts. In particular, the recourse to quanti®cation and measurement in psychological research into human sensory capacities has been greatly criticized. In the 1940s, the American psychophysicist Stanley S. Stevens proposed a new conception of measurement that extended the ®eld of measurable phenomena and justi®ed the use of measurement in human and social sciences. His measurement theory is based on physicist Percy Bridgman's ideas of representation, on an operationalist epistemology, and also on a philosophy of numbers marked by logicism. This theory, which af®rms that to measure is to assign numbers to objects in order to represent their empirical properties, makes it possible for Stevens to propose four levels of measurement, according to the nature of the empirical properties of the objects measured. The article describes in detail the philosophical and scienti®c origins of this representational theory of measurement. Key words. Bertrand Russell ± Logicism ± Norman Campbell ± Ooperationism ± Percy Bridgman ± Psychological measurement ± Psychophysics ± Representational theory of measurement ± Stanley S. Stevens
Introduction DeÁs les premiers travaux de Fechner, Weber et Wundt au XIXe sieÁcle, diverses voix se sont leveÂes pour critiquer le bien-fonde de l'eÂtude des sensations humaines et leur mesure, les unes refusant de voir dans les grandeurs eÂtudieÂes les vraies sensations humaines et preÂtendant que les pheÂnomeÁnes observeÂs ne sont que des jugements subjectifs des stimuli (arteÂfacts expeÂrimentaux), les autres estimant que les sensations ne peuvent pas eÃtre mesureÂes de la meÃme manieÁre que les longueurs ou les poids. Le deÂbat est donc double: un deÂbat sur la possibilite de saisir les sensations humaines et de les eÂtudier; un deÂbat sur la possibilite de mesurer, le cas eÂcheÂant, ces sensations. Au ®l des ans et malgre les deÂveloppements meÂthodologiques et institutionnels, les deux critiques adresseÂes aÁ l'eÂtude expeÂrimentale et quantitative des sensations ne disparaissent pas. Durant les anneÂes 1930, elles sont encore d'actualiteÂ. ApreÁs avoir rappele la nature preÂcise de ces deux objections (sections 1 et 2), nous allons analyser les reÂponses fournies par la communaute des psychophysiciens dans les anneÂes 1930 et 1940, et notamment par plusieurs psychologues de l'Universite de Harvard, principalement Stanley S. Stevens. Nous verrons qu'une nouvelle philosophie de la mesure est
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neÂe de ces deÂbats et re¯exions: s'appuyant sur des eÂpisteÂmologies empiristes et une philosophie russellienne des nombres (section 3), Stevens va proposer une theÂorie dite ``repreÂsentationnelle'' de la mesure (section 4). ApreÁs avoir poursuivi des eÂtudes de philosophie, de meÂdecine puis de psychologie, Stevens (1906±73)1 rejoint en 1931 l'Universite de Harvard ouÁ il soutient un doctorat (PhD) sur les capaciteÂs auditives sous la direction de Edwin G. Boring (1933). Il poursuivra sa carrieÁre au sein de cette meÃme universiteÂ, ouÁ il devient rapidement professeur de psychologie et directeur du laboratoire de psychologie expeÂrimentale essentiellement deÂdie aÁ l'eÂtude des pheÂnomeÁnes psycho-acoustiques (PAL ± Psycho-Acoustic Laboratory).2 Il est un des acteurs du renouveau de la psychologie expeÂrimentale, notamment en concourant au deÂveloppement de ses applications. Ses travaux sur les sensations auditives et sa theÂorie de la mesure lui ont confeÂre une grande notorieÂteÂ. En particulier, il est l'auteur d'un ouvrage de reÂfeÂrence en psychologie expeÂrimentale, publie en 1951 et reÂeÂdite au moins sept fois, Handbook of Experimental Psychology (1951b). Le premier texte de ce Handbook, ``Mathematics, Measurement and Psychophysics'', expose en deÂtails sa theÂorie de la mesure. Cet article fait suite aÁ un article seÂminal de Stevens, publie de manieÁre plus con®dentielle en 1946. Notre propos vise aÁ restituer les origines theÂoriques, philosophiques comme scienti®ques, de ces articles. Comment la theÂorie repreÂsentationnelle de la mesure est-elle neÂe? Comment a-t-elle eÂte justi®eÂe? L'objection aÁ l'eÂtude des sensations La critique de la ``Stimulus Error'' Des deux objections aÁ l'eÂtude des sensations et des capaciteÂs sensorielles humaines sommairement eÂvoqueÂes aÁ l'instant, la plus radicale est celle qui af®rme que ces eÂtudes sont des artefacts expeÂrimentaux et qu'il est en fait impossible d'eÂtudier l'esprit humain et les sensations humaines. Selon cette critique, ce qui est eÂtudie ne serait que la facËon dont l'individu percËoit (consciemment) le stimulus physique, pas la sensation que ce stimulus lui procure. Cette erreur scienti®que, dite ``The Stimulus Error'' (Boring, 1921; Hornstein,
488 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 1988: 5; Titchener, 1905: lxiii), consisterait donc aÁ confondre les jugements sur les stimuli et les jugements sur les sensations en assimilant les premiers aux seconds. C'est ce qu'exprimait, deÁs 1874, Franz Brentano aÁ propos des travaux de Fechner: si nous mesurons, comme Fechner le fait, les intensiteÂs de couleur, de son, etc., nous mesurons en fait les intensiteÂs des pheÂnomeÁnes physiques. La couleur n'est pas la vision, la tonalite n'est pas l'audition, la chaleur n'est pas la sensation de chaleur. (Brentano, 1874: vol.1, p. 91; cite dans Hornstein, 1988: 5)
MeÃme si la critique de la ``Stimulus Error'' n'a pas conduit aÁ une remise en cause des fondements des pratiques des psychophysiciens (notamment parce qu'ils ont deÂveloppe plusieurs interpreÂtations du processus Stimuli-ReÂponse [Martin, 1997: 262±4]), elle est toujours preÂsente, de manieÁre plus ou moins sous-jacente dans la communauteÂ. Nous pouvons notamment constater sa preÂsence dans le symposium organise en 1913 par la revue Mind, la British Psychological Society et l'Aristotelian Society (Symposium, 1913); ou dans plusieurs textes que Boring consacre non seulement aÁ la preÂsentation des objections aÁ l'eÂtude des sensations mais aussi aÁ une tentative de reÂponse aÁ ces objections (Boring, 1921, 1931, 1932, 1933).
Les arguments de la deÂfense: l'analyse opeÂrationnelle de Bridgman Face aÁ cette critique, les psychophysiciens ameÂricains et notamment Stevens vont trouver des arguments de deÂfense dans les travaux du physicien Percy Williams Bridgman sur l'analyse opeÂrationnelle. C'est en 1927 que Bridgman3 publie l'ouvrage qui ne tarde pas aÁ constituer le ``manifeste'' de l'analyse opeÂrationnelle et, plus tard chez d'autres auteurs, de l'opeÂrationnisme: The Logic of Modern Physics. Bridgman y expose les principes geÂneÂraux de ce qu'il appelle ``le point de vue opeÂrationnel'' puis les premieÁres conseÂquences, pour le travail de recherche en science et principalement en physique, du respect de ce ``point de vue''.4 Le deÂveloppement du principe d'analyse opeÂrationnelle est le fruit assez direct des bouleversements theÂoriques que connaõà t la physique dans les premieÁres deÂcennies de ce sieÁcle: l'observation et la connaissance ne sont plus penseÂes comme absolues mais sont, au contraire, percËues comme relatives aÁ l'observateur, aÁ sa position et aux proceÂdures et instruments d'observation. Pour Bridgman, ces changements, initieÂs par la theÂorie de la relativite d'Einstein et accentueÂs
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par les travaux en meÂcanique quantique, obligent aÁ reÂviser en profondeur les concepts traditionnels de la physique, en particulier les concepts fondamentaux de temps, de mouvement et de longueur (Bridgman, 1927: vii±xi; cf. aussi Israel et Goldstein, 1944: 178). Ainsi, le concept de ``temps absolu, matheÂmatique et vrai'' n'a plus d'existence certaine; la notion de ``longueur'' n'a plus de signi®cation universelle. Tous les concepts de la physique classique, tels que Newton les de®nissait dans les preÂliminaires des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (1686±7), doivent eÃtre de®nitivement rejeteÂs. Une attitude radicalement diffeÂrente s'impose: tous les concepts doivent eÃtre remplaceÂs par des notions de®nies aÁ partir de l'expeÂrience et d'elle seule. Par exemple: nous connaõà trons ce que la notion de longueur signi®e si nous pouvons dire quelle est la longueur de tous les objets, quels qu'ils soient; le physicien n'a besoin de rien d'autre. Pour deÂterminer la longueur nous devons reÂaliser certaines opeÂrations physiques. Le concept de longueur sera ®xe deÁs que les opeÂrations permettant de mesurer les longueurs seront ®xeÂes: ainsi, le concept de longueur n'est rien de plus qu'un ensemble d'opeÂrations aÁ partir desquelles les longueurs seront deÂtermineÂes. (Bridgman, 1927: 5)
De meÃme, nous ne comprenons pas la signi®cation du concept de temps absolu tant que nous ne pourrons pas deÂterminer le temps absolu de n'importe quel eÂveÂnement, i.e. tant que nous ne pourrons pas mesurer le temps absolu. (Bridgman, 1927: 6)
Ainsi, pour Bridgman les concepts de la physique doivent avoir des de®nitions opeÂrationnelles, c'est-aÁ-dire des de®nitions ne faisant intervenir que des opeÂrations ou des proceÂdures expeÂrimentales directes. ``En geÂneÂral'', eÂcrit Bridgman, ``nous n'entendons dans un concept rien d'autre qu'un ensemble d'opeÂrations [set of operations]: un concept est synonyme de cet ensemble d'opeÂrations'' (1927: 5). Selon le point de vue opeÂrationnel, utiliser un concept revient donc, tout simplement, aÁ reÂaliser la suite des opeÂrations qui le de®nissent; connaõà tre la signi®cation exacte d'un concept suppose simplement de connaõà tre ce qu'en font les hommes et non ce qu'ils en disent (cf. Bridgman, 1927: 7). Et si, comme dans le cas de la notion de temps absolu, il est impossible de concevoir une de®nition opeÂrationnelle, le concept n'est pas signi®catif (meaningless). La theÂorie de la connaissance de Bridgman est radicalement et explicitement (cf. 1927: 3) empiriste.
490 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 Le recours aÁ l'analyse opeÂrationnelle par les psychologues Stevens va deÂfendre, aÁ partir de ses lectures et de ses eÂchanges avec Bridgman, mais aussi aÁ partir des re¯exions deÂjaÁ entreprises par d'autres psychologues,5 une conception radicale de l'analyse opeÂrationnelle: l'opeÂrationnisme. Initialement concËu comme une meÂthode d'analyse et de construction de la deÂmarche scienti®que, le principe devient, notamment dans les eÂcrits de Stevens, une eÂpisteÂmologie geÂneÂrale de l'ensemble de la connaissance scienti®que, de l'eÂlaboration des concepts aux meÂthodes de mesure et d'observation des pheÂnomeÁnes, de la construction aÁ la validation des concepts eÂtudieÂs. L'adoption puis la diffusion de l'analyse opeÂrationnelle en psychologie peuvent eÃtre situeÂes dans les anneÂes 1930; dates de la publication de deux articles de Stevens proposant une preÂsentation theÂorique de l'analyse opeÂrationnelle ``The Operational Basis of Psychology'' (1935a) et ``The Operational De®nition of Psychological Concepts'' (1935b), d'un article theÂorique de Douglas McGregor, ``Scienti®c Measurement and Psychology'' (1935), et de deux articles faisant appel aux ressources de l'analyse opeÂrationnelle pour surmonter une dif®culte pratique, l'un de Stevens, ``A Scale for the Measurement of a Psychological Magnitude: Loudness'' (1936b), l'autre de Boring, ``Temporal Perception and Operationism'' (1936). Qu'offraient aux psychologues, et en particulier aÁ Stevens, les travaux de Bridgman? AÁ la fois une meÂthode de de®nition des concepts et des grandeurs eÂtudieÂes mais aussi, et par laÁ meÃme, une justi®cation de leurs pratiques expeÂrimentales et de leurs deÂmarches theÂoriques. Pour les psychologues, comme pour Bridgman, l'analyse opeÂrationnelle est une technique permettant de de®nir et de preÂciser la porteÂe des concepts utiliseÂs: le concept de longueur n'est, par exemple, rien d'autre qu'un exemple d'opeÂrations par lesquelles la longueur de tout objet est deÂtermineÂe; observer ce que les individus font lorsqu'ils eÂvoquent le concept de longueur permet de facto de connaõà tre ce concept. Mais, aÁ la diffeÂrence de Bridgman qui concevait les de®nitions opeÂrationnelles comme de simples conditions neÂcessaires aÁ l'activite scienti®que, les psychologues estiment que les concepts de®nis opeÂrationnellement sont neÂcessairement des concepts de nature scienti®que: une de®nition opeÂrationnelle est une garantie de la validite et de l'inteÂreÃt du concept. L'opeÂrationnisme est une condition non seulement neÂcessaire mais eÂgalement suf®-
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sante. C'est ce que signi®e Stevens lorsqu'il eÂcrit, en deÂformant le sens des propos de Bridgman, que ``comme Bridgman l'a montreÂ, un terme est signi®ant si et seulement s'il repreÂsente certaines opeÂrations concreÁtes qui peuvent eÃtre accomplies par un eÃtre humain normal'' (Stevens, 1936a: 93; italiques de l'auteur). Ainsi, tout concept non opeÂrationnellement de®ni est aÁ proscrire, tout concept non de®ni par des opeÂrations claires est invalide: ``la proceÂdure de [constitution des concepts de la psychologie] consiste aÁ renvoyer chaque concept aux opeÂrations concreÁtes le de®nissant et aÁ rejeter toutes les notions fondeÂes sur des opeÂrations impossibles'' (Stevens, 1935b: 517). Ce sont la qualite et la preÂcision de ces opeÂrations qui deÂterminent ``l'exactitude ou l'impreÂcision de la signi®cation d'un terme'' (Stevens, 1935a: 326). Selon Stevens, l'opeÂrationnisme permet de se deÂbarrasser de plusieurs objections faites jusqu'ici aÁ la psychologie, de la critique af®rmant que les concepts de la psychologie sont des concepts meÂtaphysiques, comme de la critique de la theÂorie de la Gestalt af®rmant que les sensations eÂleÂmentaires n'existent pas puisque seuls existent des pheÂnomeÁnes geÂneÂraux indivisibles (cf. Stevens, 1935b: 523; 1935a: 326±7, 330). De meÃme, l'objection de la ``Stimulus Error'' peut eÃtre eÂcarteÂe: ``la sensation eÂtait jusqu'ici de®nie comme une unite ou un eÂleÂment de l'expeÂrience mais, dans la mesure ouÁ aucune de®nition explicitement opeÂrationnelle n'en a eÂte donneÂe, les attaques de l'eÂcole de la Gestalt ont pu contester ef®cacement cette notion'' (Stevens, 1934: 589). Dans un article de 1936, Boring s'attache par exemple aÁ montrer que le concept de ``perception temporelle immeÂdiate'' ne peut pas eÃtre de®ni opeÂrationnellement et n'a donc aucune validiteÂ. Toute de®nition de ce concept est illusoire et repose neÂcessairement sur l'introspection: pour Boring, le deÂbat treÁs ancien sur la validite de ce concept est donc de®nitivement clos. Tout comme sont clos, plus geÂneÂralement, les deÂbats sur les donneÂes de ``perception immeÂdiate'' qui ne peuvent pas avoir de fondement opeÂrationnel. Il est parfaitement autoriseÂ, af®rme Stevens, de parler de sensations, d'intensite sonore, de conscience ou de tout autre chose deÁs que ces notions sont opeÂrationnellement et preÂciseÂment de®nies. Tous les efforts de Stevens se concentrent, dans ses articles du milieu des anneÂes 1930, dans la rede®nition des notions communeÂment utiliseÂes par les psychologues: la perception, la sensation, le son, l'intensite sonore, la hauteur sonore . . . ConsideÂrons, aÁ titre
492 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 illustratif, l'article ``A Scale for the Measurement of a Psychological Magnitude: Loudness'' (1936b) que Stevens consacre aÁ la construction de la ``Loudness Scale'', c'est-aÁ-dire aÁ l'eÂchelle de mesure de l'intensite des sons. Il y de®nit opeÂrationnellement la grandeur mesureÂe: ``Loudness est le nom que nous donnons aÁ une classe de reÂponses discriminantes de l'organisme soumis aÁ certaines conditions de stimulation'' (Stevens, 1936b: 408). L'objection aÁ la mesure des sensations La critique de la ``Quantity Objection'' De la meÃme manieÁre que la naissance de l'objection de la ``Stimulus Error'' est contemporaine des premieÁres expeÂriences, la ``Quantity Objection'' apparaõà t deÁs les premieÁres tentatives de mesure des sensations. ScheÂmatiquement, le ressort de cette critique est double. PremieÁrement (critique technique) la mesure des sensations est rejeteÂe au nom de la conception ``classique'' de la mesure: seules sont mesurables les grandeurs posseÂdant la proprieÂte d'additivite et dont il est possible de trouver une subdivision constante (l'uniteÂ) et un point de reÂfeÂrence standard (un ``zeÂro''). DeuxieÁmement (critique sur les diffeÂrences de nature et non de quantiteÂ) la mesure des sensations est rejeteÂe au nom de la theÂorie du ``Tout-ou-Rien'' (All-or-Nothing). Selon cette theÂorie, une sensation repose sur un meÂcanisme physiologique qui ne peut prendre que deux eÂtats, l'eÂtat active et l'eÂtat inactiveÂ. Sa fonction d'activation n'est donc pas continue et, ainsi, chaque sensation posseÁde une nature qui lui est propre et le changement de sensation n'est pas un changement de degre mais un changement de processus physiologique. Il est deÁs lors impossible d'appreÂcier quantitativement un changement qui n'est justement pas quantitatif mais qualitatif. C'est ce qu'exprime William James: ``notre sensation de la couleur rose n'est suÃrement pas une portion de notre sensation de la couleur eÂcarlate, pas plus que la lumieÁre d'un arc eÂlectrique ne contient la lumieÁre de plusieurs bougies en cire'' (James, 1890: 546); ou Henri Bergson: ``la mesure n'est pas possible car, les sensations eÂtant ineÂtendues et indiviseÂes, ne peuvent pas eÃtre contenues les unes dans les autres, comme un centimeÁtre dans un deÂcimeÁtre'' (Bergson, 1992: 224; 1993).
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La conception orthodoxe de la mesure des sensations Avant d'analyser les arguments avanceÂs par les psychophysiciens pour reÂpondre plus frontalement aÁ ces critiques dans les anneÂes 1930, un examen de leur theÂorie de la mesure s'impose. De facËon unanime, de Fechner aÁ Boring ou Stevens, en passant par Titchener, Thomson, Baldwin ou encore Thurstone, mesurer semble signi®er ``comparer une magnitude particulieÁre avec une unite conventionnelle de meÃme nature que la magnitude et deÂterminer le nombre de fois que l'unite est contenue dans la magnitude''. Cette de®nition de la mesure, heÂriteÂe de la physique, constitue un veÂritable paradigme (voir l'encadre 1). La conception de la mesure chez Stevens ne fait pas exception aÁ cette conception dominante. Lorsque dans ses premiers articles publieÂs vers 1935±6, il critique la meÂthode de mesure de Fechner, il le fait au nom de la conception ``orthodoxe'' de la mesure: pour lui, les uniteÂs de mesure proposeÂes par Fechner (les ``diffeÂrences justes perceptibles'' 6) ne permettent pas de mesurer puisqu'elles ne sont pas constantes (cf. Stevens, 1936b: 412). Et si les uniteÂs permettant la mesure ne sont pas toutes eÂquivalentes alors les opeÂrations matheÂmatiques ordinaires (calculs de rapports, de diffeÂrences) sur les reÂsultats des mesures ne sont pas autoriseÂes. L'actualite des enjeux de la mesure vers 1920±30 Dans les anneÂes 1930, la critique de la mesure des sensations est raviveÂe, par les travaux de la British Association for the Advancement of Science (BAAS) qui met alors en place un comite charge de conduire une re¯exion pousseÂe sur la mesure des sensations humaines. Ce comite regroupe une vingtaine de membres, aussi bien des psychologues eÂminents que des physiciens renommeÂs. Peut-eÃtre par les hasards de l'histoire, les travaux du comite de la BAAS visent directement les travaux de S.S. Stevens. L'eÂchelle de mesure des sensations auditives, la ``Sone Scale'', deÂveloppeÂe en 1936 par Stevens et rapidement devenue une reÂfeÂrence en la matieÁre, est en effet choisie par les membres du comite pour servir d'exemple d'analyse. C'est en 1939, sept ans apreÁs sa creÂation, un an apreÁs la publication d'un rapport intermeÂdiaire (BAAS, 1938), que le comite preÂsente le bilan de ses re¯exions. De ce bilan, aucun accord sur la
494 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 ENCADRE 1 Les de®nitions de la mesure chez quelques psychologues ``mesurer une quantite consiste aÁ deÂterminer combien de fois elle contient une quantite eÂleÂmentaire du meÃme type''. (Fechner, 1860: 38) ``toute fraction de®nite ou tout multiple de®ni d'une valeur qui se trouve eÃtre eÂgale aÁ une magnitude peuvent eÃtre pris comme unite permettant de mesurer la magnitude totale ou une fraction de la magnitude. . . . Toute mesure physique est baseÂe sur ce principe. Toute mesure mentale doit eÂgalement eÃtre baseÂe sur ce principe.'' (Fechner, 1987: 213) ``Quand on proceÁde aÁ des mesures dans toutes les sciences, on compare une magnitude particulieÁre avec une unite conventionnelle du meÃme type et on deÂtermine combien de fois cette unite est contenue dans cette magnitude. . . . Toute mesure neÂcessite trois choses: les deux points limites de la magnitude aÁ mesurer (le deÂbut et la ®n, le haut et le bas, l'extreÃme droite et l'extreÃme gauche, le zeÂro et le maximum) et un troisieÁme point se trouvant aÁ une unite de distance de l'un des deux points limites. . . . A®n de mesurer l'intensite ± d'une lumieÁre, d'un son, d'un bruit, d'une pression, d'un gouÃt ou d'une odeur ± nous devons, premieÁrement, eÂtablir ces deux points de facËon preÂcise et de®nitive puis, deuxieÁmement, deÂterminer une unite de mesure, une subdivisioin de l'ensemble de la ligne.'' (Titchener, 1909: 207±8) La mesure est ``la deÂtermination d'une magnitude en terme d'unite standardiseÂe''; ``pour que l'attribut d'un concept soit mesurable comme une quantite matheÂmatique il est essentiel que l'attribut soit deÂcomposable en parties discreÁtes comparables, de meÃme nature et de meÃme magnitude''. (Baldwin, 1928: 57±8) ``Les conditions essentielles de la mesure dans tout secteur expeÂrimental sont: 1o ) l'homogeÂneÂite des pheÂnomeÁnes aÁ mesurer; 2o ) la possibilite de choisir une unite permettant d'exprimer le reÂsultat de la mesure et dont la magnitude totale est un multiple ou un sous-multiple.'' (Brown et Thomson, 1921: 1) Mesurer c'est ``comparer une donneÂe quantitative quelconque avec une donneÂe, ou un standard, ®xe et constant, de facËon aÁ deÂcouvrir sa valeur numeÂrique''. MeÃme la mesure de l'intelligence y est de®nie comme ``la comparaison de la valeur quantitative de l'intelligence des individus avec une eÂchelle standardiseÂe''. (Warren, 1935)
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conception et la de®nition de la mesure ne ressort: les membres avouent ne pas avoir reÂussi aÁ trouver un point de vue commun.7 Si les membres du comite s'accordent tous pour reconnaõà tre que la reÂgularite des observations dans les expeÂriences sur les sensations humaines est la preuve de l'existence d'un pheÂnomeÁne scienti®que, ils ne peuvent s'entendre pour preÂsenter un point de vue commun sur la mesurabilite des sensations, les uns estimant que les expeÂriences et les mesures reÂaliseÂes par les psychophysiciens se justi®ent d'ellemeÃme puisqu'elles fournissent des reÂsultats coheÂrents et intelligibles, les autres estimant que les mesures produites par les psychologues ne sont pas justi®eÂes. Deux arguments principaux, non exclusifs l'un de l'autre, sont avanceÂs par ces derniers: certains estiment que seule la confusion entre un jugement intellectuel et une sensation peut conduire aÁ produire des nombres (c'est l'objection dite de la ``Stimulus Error'' analyseÂe preÂceÂdemment); d'autres critiquent le non-respect, par les eÂchelles de sensation, des reÁgles imposeÂes par la de®nition de la mesure. Cette dernieÁre critique est notamment avanceÂe par N.R. Campbell, une des principales ®gures du comiteÂ, physicien et auteur d'un ouvrage remarque sur le roÃle et la de®nition de la mesure en science physique. Sa principale critique de la mesure des sensations suit un enchaõà nement simple: il rappelle les termes de la de®nition ``traditionnelle'' de la mesure en s'inspirant directement de ses propres travaux pour montrer, sur l'exemple de la ``Sone Scale'', que les reÂsultats obtenus par Stevens et Davis ne sont pas compatibles avec ce qu'ils devraient eÃtre si les conditions de cette de®nition eÂtaient veÂri®eÂes. Campbell conclut alors que ``l'hypotheÁse [du respect des conditions de la mesure] n'est pas justi®eÂe dans les faits''.8 Plus preÂciseÂment, il montre que l'eÂchelle construite par Stevens et Davis en 1938, la ``Sone Scale'', ne respecte pas la reÁgle qui voudrait que, quelle que soit la sensation, sa mesure doit eÃtre eÂquivalente aÁ la mesure d'``un nieÁme de n fois elle-meÃme''. Au fond, en nous permettant un paralleÁle avec la mesure des longueurs, la remarque avanceÂe par Campbell revient aÁ dire que la ``reÁgle'' de mesure construite pour mesurer les ``demi-longueurs'' ne permet pas de mesurer les ``dixieÁmes de longueurs'': c'est un peu comme si la mesure d'une longueur en centimeÁtres et sa mesure en meÁtres ne permettaient pas d'aboutir, apreÁs conversion des reÂsultats aÁ une meÃme estimation de la longueur.
496 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 ENCADRE 2 La critique technique des eÂchelles de mesure en psychophysique Si x (exprimeÂe en sonies)9 est l'intensite percËue d'un son de X dB et si y est l'intensite percËue du son que les sujets estiment correspondre aÁ un dixieÁme d'un son d'intensite percËue 10.x (sonies) alors la condition x y n'est pas toujours veÂri®eÂe. C'est par exemple le cas pour l'intensite sonore percËue (aÁ 1000 Hz) de 15 sonies qui correspond en reÂalite aÁ un son d'intensite 70 dB, qui est percËue comme un son d'intensite sonore eÂgale aÁ un dixieÁme d'un son de 100 dB soit 80 sonies (d'apreÁs les donneÂes empiriques des psychophysiciens): la mesure en sonie du son de 70 dB (15 sonies) ne correspond donc pas aÁ un dixieÁme de la mesure en sonie du son de 100 dB (80 sonies 6 10 15 sonies). Source: adapte de BAAS (1940)
Vers une rede®nition de la mesure: les ressources eÂpisteÂmologiques Dans sa recherche d'une reÂponse aux critiques adresseÂes aux travaux de psychophysique, Stevens va s'appuyer sur les ressources theÂoriques ou eÂpisteÂmologiques que lui offre le contexte intellectuel des anneÂes 1930, notamment au sein de son universiteÂ, l'Universite de Harvard. Il va trouver dans son entourage quasi-immeÂdiat les outils philosophiques lui permettant de donner un sens aux recherches en psychologie expeÂrimentale des sensations et aÁ ses pratiques de mesure. ScheÂmatiquement, ces ressources sont les suivantes: la theÂorie de la ``repreÂsentation'' deÂveloppeÂe par le physicien Norman R. Campbell dans ses recherches sur la mesure; une philosophie radicalement empiriste (l'empirisme logique) qui irrigue alors la philosophie ameÂricaine (au moins dans les universiteÂs d'Harvard et Chicago); la theÂorie ``logiciste'' des nombres deÂveloppeÂe par Bertrand Russell. Ces eÂleÂments vont permettre aÁ Stevens de deÂvelopper un nouveau point de vue sur la question de la mesure et d'eÂlaborer une argumentation eÂpisteÂmologique preÂcise pour deÂfendre sa rede®nition de la mesure. C'est en 1941 qu'il soumet publiquement son travail de reconceptualisation aÁ la critique publique lors d'un congreÁs. Mais ce n'est qu'en 1946 et surtout 1951 qu'il publie des textes argumenteÂs proposant et justi®ant preÂciseÂment sa de®nition de la mesure.
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EpisteÂmologie de la mesure 497
L'ideÂe de repreÂsentation En 1920, le physicien anglais Norman Robert Campbell10 publie un ouvrage marquant un tournant par rapport aÁ la conception classique de la mesure. Cet ouvrage, Physics: The Elements, est, au moins pour deux raisons, remarquable. PremieÁrement, fait suf®samment rare aÁ l'eÂpoque pour devoir eÃtre souligneÂ, il offre dans un meÃme cadre d'analyse aÁ la fois une re¯exion theÂorique et quasiment axiomatique sur la mesure, et une re¯exion empirique sur les pratiques de mesure en sciences physiques. DeuxieÁmement, et laÁ se situe le point essentiel pour notre propos, il introduit la notion de ``repreÂsentation'': mesurer c'est, en substance, repreÂsenter des proprieÂteÂs par des nombres. Mesurer ce n'est donc plus identi®er des valeurs numeÂriques inscrites dans la nature des choses (les magnitudes), mais repreÂsenter graÃce aÁ des structures matheÂmatiques numeÂriques certaines proprieÂteÂs empiriques des objets. Il s'agit de construire une structure matheÂmatique isomorphe aÁ des proprieÂteÂs empiriques attesteÂes des objets. Selon ses propres termes, ``mesurer c'est attribuer des numeÂros pour repreÂsenter des proprieÂteÂs [Measurement is the assignment of numerals to represent properties]'' (Campbell, 1920: 267). Il appuie notamment son propos sur les travaux de Russell et de Whitehead sur les fondements des nombres et leur statut eÂpisteÂmologique. Selon les termes utiliseÂs par Russell et Whitehead, mesurer c'est attribuer un numeral, c'est-aÁ-dire un numeÂro, aÁ un objet a®n de repreÂsenter un number, c'est-aÁ-dire une magnitude reÂelle, de cet objet. A®n de pouvoir distinguer une simple numeÂrotation (des chambres d'hoÃtel ou des joueurs de basket) d'une veÂritable mesure, Campbell adjoint des conditions suppleÂmentaires aÁ sa de®nition de la mesure somme toute treÁs geÂneÂrale. Il faut, premieÁrement, qu'un ordre, c'est-aÁ-dire une relation transitive et asymeÂtrique, soit de®nissable entre les objets eÂtudieÂs (1920: 273). DeuxieÁmement, il faut qu'une opeÂration physique eÂquivalente aÁ l'opeÂration arithmeÂtique d'addition soit possible. Cette clause suppose notamment que des expeÂrimentations, indeÂpendantes des opeÂrations de quanti®cation, con®rment que les objets eÂtudieÂs sont seÂcables. Le cadre le plus naturel, celui dans lequel Campbell raisonne en premier lieu, celui dans lequel sa de®nition de la mesure prend toute sa porteÂe, est le cadre ``fondamental'' de la mesure des grandeurs extensives.11 Campbell maintient donc la contrainte d'additiviteÂ: la mesure est possible seulement si les grandeurs
498 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 eÂtudieÂes sont additives et si cette additivite peut eÃtre veÂri®eÂe expeÂrimentalement. Comme nous le verrons, Stevens va reprendre aÁ son compte cette ideÂe de repreÂsentation des proprieÂteÂs empiriques par des structures matheÂmatiques. Il abandonnera ``simplement'' l'exigence d'additivite dans sa rede®nition ainsi que la neÂcessite d'un protocole d'examen empirique des proprieÂteÂs des objets ou grandeurs candidats aÁ la mesure. La proximite de la philosophie empiriste des sciences ParalleÁlement aÁ sa formation de psychologue expeÂrimentaliste, Stevens tisse des liens avec une tradition philosophique qui est, dans les anneÂes 1930, largement preÂsente au sein de l'universite de Harvard. AÁ cette eÂpoque, le deÂpartement de philosophie de l'universite de Harvard est domine par des speÂcialistes de la philosophie de la logique et est marque par une tradition empiriste (et pragmatique) et scienti®que. Cette situation trouve ses racines plusieurs dizaines d'anneÂes en arrieÁre, lorsque Pierce, James et Royce eÂtaient les chefs de ®le de la philosophie aÁ Harvard. AÁ leur suite, Whitehead et Lewis ont maintenu voire renforce cette tradition (voir Kuklick, 1977). Notons par exemple que sur la peÂriode 1920±30 plus de la moitie des doctorats deÂcerneÂs eÂtaient des doctorats de philosophie dite ``technique'' alors que cette proportion n'eÂtait que d'un sixieÁme au deÂbut du sieÁcle (Kuklick, 1977: 476±82). La preÂgnance de cette philosophie atteint son apogeÂe lorsque plusieurs des ``empiristes logiques'' du Cercle de Vienne et de leurs sympathisants viennent s'installer aux Etats-Unis. En effet, lorsque la ``diaspora du Cercle de Vienne'',12 fuyant les reÂgimes politiques installeÂs en Europe, rejoint l'espace universitaire ameÂricain, elle trouve aÁ l'universite de Harvard un lieu de rencontre voire un lieu d'accueil durable. Aux yeux meÃme de Stevens, une des conseÂquences les plus visibles de l'arriveÂe d'un ``¯ux de philosophes europeÂens, en particulier viennois'' est ``la production d'un lieu intellectuellement treÁs fertile, l'Emerson Hall '' (Stevens, 1974: 408). D'ailleurs, les ex-membres du Cercle de Vienne organisent leur premier congreÁs ameÂricain sur ``l'Unite de la Science'' aÁ Harvard en 1939. Au total, ``Cambridge, Massachusetts, va tenir une place preÂeÂminente''13 dans le deÂveloppement de l'empirisme logique.
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EpisteÂmologie de la mesure 499
Dans ce contexte, tout concourt aÁ faire de Stevens un familier de cette tradition philosophique. En premier lieu il y a la formation qu'il est amene aÁ suivre: dans les toutes premieÁres anneÂes de la deÂcennie 1930 la psychologie n'a pas encore gagne son autonomie par rapport aÁ la philosophie, aussi un eÂtudiant en psychologie comme Stevens est-il naturellement amene aÁ suivre des enseignements de philosophie aÁ proprement parler. Il faut ensuite noter que l'organisation mateÂrielle de l'espace de travail de Stevens favorise ses eÂchanges avec les philosophes: comme celui-ci le deÂcrit dans son autobiographie ``les philosophes de Harvard sont installeÂs au rezde-chausseÂe de l'Emerson Hall '' (Stevens, 1974: 408; Stevens et Boring, 1947) et ses propres bureaux et laboratoires sont situeÂs au second eÂtage de ce meÃme baÃtiment. Stevens est assez naturellement amene aÁ participer aux confeÂrences (lectures) organiseÂes au rez-de-chausseÂe par Whitehead qui est, selon les propres termes de Stevens, le ``chef de ®le'' (Stevens, 1974: 408) des philosophes au deÂbut des anneÂes 1930 aÁ Harvard. C'est certainement dans ces lectures qu'il fait la connaissance de Percy Bridgman (Miller, 1974: 282) et de sa doctrine opeÂrationnelle. Ensuite, symbole reÂveÂlateur de la familiarite de Stevens avec les philosophes et scienti®ques sympathisants de l'ex-Cercle de Vienne, ``un jour, Rudolf Carnap monte dans [son] laboratoire et propose [aÁ Stevens] de former un club de re¯exion sur la science de la science''.14 Le physicien Philipp Frank se joint aÁ l'organisation de ce club. Richard von Mises et Herbert Feigl viendront y preÂsenter leurs analyses des probabiliteÂs; Percy Bridgman viendra y exposer sa doctrine de l'analyse opeÂrationnelle; le matheÂmaticien George David Birkhoff ainsi que Carl Hempel et Gustav Bergmann y seront eÂgalement inviteÂs. En septembre 1939 Stevens intervient dans la session ``MeÂthodologies des Sciences'' du cinquieÁme CongreÁs International pour l'Unite de la Science organise aÁ Harvard par des empiristes logiques. Bridgman, Quine, Morris, Carnap, Frank, Neurath, Reichenbach sont au nombre des organisateurs. Notons en®n que Stevens assiste, aÁ l'automne 1940, aux William James Lectures donneÂes par Bertrand Russell: Philipp Frank, Richard von Mises, W.V.O. Quine, E.G. Boring, Percy Bridgman, Herbert Feigl et I.A. Richards sont, avec Stevens, les auditeurs les plus actifs de ces lectures (Feigl, 1981: 82). Cette proximiteÂ, humaine et intellectuelle, des repreÂsentants de l'empirisme logique est une des clefs pour comprendre l'origine des positions de Stevens sur la question de la mesure et pour saisir le
500 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 sens de sa rede®nition de la mesure. La traduction concreÁte la plus visible de cette proximite est un article que Stevens publie en 1939. Cet article vise aÁ ``attirer l'attention des psychologues sur les principes critiques de la meÂthode scienti®que en jeu dans les mouvements philosophiques et scienti®ques reÂcents [positivisme logique, physicalisme, empirisme scienti®que]'' et aÁ ``examiner l'impact de ces mouvements sur les probleÁmes speÂci®ques de la psychologie'' (Stevens, 1939: 223, 251). Dans cet article, ``Psychology and the Science of Science'', Stevens tire deux principales lecËons de ces ideÂes philosophiques.15 PremieÁrement, il constate que le physicalisme permet d'eÂcarter la theÁse du dualisme psychophysique et les dif®culteÂs theÂoriques qu'elle souleÁve pour la psychologie expeÂrimentale: il est clair, graÃce au physicalisme, que le traditionnel mais quelque peu antique probleÁme du dualisme psychophysique est exclusivement un probleÁme de syntaxe. . . . Il n'est pas neÂcessaire d'avoir deux langages distincts pour deÂcrire la physique et la psychologie. (Stevens, 1939: 239±40)
La theÁse physicaliste preÂsente les meÃmes vertus que l'opeÂrationnisme. DeuxieÁmement, Stevens insiste sur la relation que doit entretenir le langage formel logiquement construit avec les propositions empiriques (cf. Stevens, 1939: 228±9, 235±8): le travail du philosophe et du scienti®que est de clari®er cette relation, de chercher les conditions dans lesquelles les propositions signi®antes peuvent eÃtre construites. En somme, l'objectif de la recherche philosophique et scienti®que est de produire des propositions eÂnonceÂes dans le langage formel et dont la relation avec les faits empiriques est assureÂe; elle est de ``traduire'' l'empirique en du formel. Dans son esprit, sa theÂorie de la mesure ne fera, comme nous allons le voir, rien d'autre que cela: offrir un cadre permettant de construire des structures formelles (en l'occurrence matheÂmatiques) re¯eÂtant les proprieÂteÂs empiriques des choses. Le statut et la nature de ces structures formelles reposent sur les theÁses russelliennes des nombres et de l'arithmeÂtique.
Le recours aÁ la philosophie russellienne des nombres Des ouvrages (abondamment citeÂs) Introduction to Mathematical Philosophy (1991 [1919]) et The Principles of Mathematics (1903) de Bertrand Russell, mais aussi des confeÂrences que celui-ci donne aÁ
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Harvard en 1940 et auxquelles Stevens participe activement, Stevens semble retenir l'ideÂe qu'il est possible de construire des systeÁmes matheÂmatiques (ensembles numeÂriques en particulier) posseÂdant des proprieÂteÂs connues et controÃleÂes (structures de groupe ou d'algeÁbre) sur des bases purement logiques, indeÂpendamment de l'expeÂrience empirique ou de l'intuition. L'úuvre de Bertrand Russell (1872±1970) (cf. Russell, 1961, 1991 [1919]; Vernant, 1993) prend sa source dans le re¯ux de l'ideÂalisme (Jacob, 1980: 32±3; Vernant, 1993: 12±13) et dans la crise que traversent les matheÂmatiques (geÂomeÂtries non-euclidiennes, abandon du reÂalisme) au XIXe sieÁcle. Comme celle de Frege (Dummett, 1991; Imbert, 1971, 1984) aÁ laquelle elle est intimement lieÂe, comme une partie de celle d'Alfred North Whitehead (Russell et Whitehead, 1910, 1912, 1913), l'úuvre de Russell peut eÃtre vue comme une tentative de reÂduire toutes les matheÂmatiques aÁ la logique pure. Cette theÁse, dite ``logiciste'', est preÂsenteÂe en ces termes par Russell: [nous examinerons dans cet ouvrage Principles of Mathematics] la preuve que toute la matheÂmatique pure utilise exclusivement des concepts de®nissables au moyen d'un treÁs petit nombre de concepts logiques fondamentaux, et que toutes ses propositions sont deÂductibles d'un treÁs petit nombre de principes logiques fondamentaux. (1903, xv)
En d'autres termes, ``le but premier des Principia Mathematica eÂtait de montrer que toutes les matheÂmatiques pures deÂrivent de preÂmisses purement logiques et n'utilisent que des concepts de®nissables en termes de logique'' (1961: 93). La theÁse du logicisme veut libeÂrer les matheÂmatiques des philosophies traditionnelles: le formalisme de David Hilbert et l'intuitionnisme (psychologisme) de Brouwer. Le logicisme, qui stipule que les matheÂmatiques, logiquement construites et sans contradiction, ont une signi®cation qui leur est propre, reproche aux deux autres conceptions de ne pas expliquer pourquoi les matheÂmatiques s'appliquent si bien aÁ certaines situations reÂelles. Techniquement, le logicisme s'appuie sur plusieurs concepts fondamentaux: le concept de proposition, celui de classe et, peut-eÃtre davantage encore, celui de relation. Le concept de relation permet de s'opposer voire de rompre avec l'ideÂe de ``substance-attribut'': ce ne sont pas les proprieÂteÂs intrinseÁques des objets (matheÂmatiques) qui deÂterminent les structures matheÂmatiques mais les relations que ces objets entretiennent entre eux.16 Comme nous verrons, Stevens
502 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 utilise dans sa justi®cation philosophique de sa theÂorie de la mesure les concepts de classe (chaque classe d'opeÂrations empiriques de®nissant un type theÂorique de mesure) et de relation (relation entre les pheÂnomeÁnes empiriques et relation entre les nombres les repreÂsentant). La theÂorie repreÂsentationnelle de la mesure En reÂponse aux attaques venues du comite de la British Association for the Advancement of Science (BAAS) et en particulier aux propos de Campbell, Stevens, qui se sent personnellement vise puisque sa Sone Scale of Loudness est directement mise en cause, va s'attacher aÁ rede®nir la notion meÃme de mesure. C'est au CongreÁs International pour l'Unite de la Science17 organise en 1941 aÁ Chicago par des ex-membres ou sympathisants du Cercle de Vienne eÂmigreÂs aux Etats-Unis que Stevens preÂsente pour la premieÁre fois en public sa rede®nition de la notion de mesure et esquisse, par laÁ meÃme, les principales lignes de ce qui deviendra sa ``theÂorie empirique universelle'' de la mesure. Une forme largement reÂviseÂe de cette intervention sera publieÂe en 1946 dans la revue Science sous le titre ``On the Theory of Scales of Measurement''. Comme les premieÁres lignes de l'article l'indiquent, ce texte veut eÃtre une reÂponse aux critiques adresseÂes par la British Association for the Advancement of Science. ReÂtrospectivement, cet article peut eÃtre juge comme le premier moment essentiel de l'histoire de la theÂorie ``stevenienne'' de la mesure. Cet article constitue les preÂmisses de la theÂorie plus compleÁte et mieux argumenteÂe exposeÂe dans un article ulteÂrieur ``Mathematics, Measurement and Psychophysics'' (1951a) publie en ouverture de son Handbook of Experimental Psychology (1951b). Dans cet article de 1946, Stevens estime que les deÂbats qui agitent la BAAS et plus largement la communaute sont avant tout des deÂbats sur la signi®cation du terme ``mesure'': ``la vraie question est . . . , aÁ coup suÃr, une question de seÂmantique'' (Stevens, 1946: 677). Il estime, deÁs lors, qu'un ``accord [au sein du comite de la BAAS] aurait pu eÃtre obtenu s'il avait eÂte reconnu que les formes de la mesure sont varieÂes''. Son objectif est justement de deÂfendre une de®nition suf®samment geÂneÂrale pour englober toutes les formes de mesure.
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EpisteÂmologie de la mesure 503
Il propose d'adopter la de®nition treÁs geÂneÂrale de la mesure suivante: ``au sens large la mesure est de®nie comme l'attribution de nombres aux objets ou aux eÂveÂnements suivant des reÁgles''.18 La paternite de cette de®nition est, volontairement, rendue aÁ Campbell: ``Au comite de l'association britannique nous nous risquons aÁ suggeÂrer, en guise de conclusion, que la de®nition la plus utile et la plus libeÂrale de la mesure est celle d'un de ses membres les plus aviseÂs: `l'attribution de nombres aux choses de facËon aÁ repreÂsenter les faits et les conventions' ''.19 Tout en placËant sa propre de®nition sous l'autorite de celle de Campbell, Stevens opeÁre en fait un changement important: il oublie la condition d'additiviteÂ. Sa de®nition de la mesure n'impose pas de condition preÂcise sur les proprieÂteÂs que doit respecter ``l'attribution de nombres aux choses''. Aucune proprieÂte n'est imposeÂe; aucune proprieÂte n'est exclue. Ces proprieÂteÂs doivent eÃtre, et c'est laÁ un point central de l'ideÂe guidant la deÂmarche de Stevens, deÂtermineÂes empiriquement. L'esprit de la theÂorie de la mesure telle qu'elle est concËue par Campbell s'en trouve donc inverseÂ: les proprieÂteÂs ne sont plus poseÂes a priori puis testeÂes empiriquement mais sont eÂtablies par l'expeÂrience; la proprieÂte d'unicite de l'attribution des nombres n'est plus la condition neÂcessaire et suf®sante pour opeÂrer des mesures puisque ce sont les opeÂrations de mesure qui permettent d'identi®er les proprieÂteÂs. L'inscription de la deÂmarche de Stevens dans la penseÂe philosophique de l'empirisme (logique) rend cette position tenable: la connaissance des pheÂnomeÁnes provient de l'observation et de l'expeÂrimentation, et non de modeÁles theÂoriques poseÂs a priori. Le second changement signi®catif que Stevens introduit concerne, comme nous l'avons annonceÂ, l'abandon du neÂcessaire examen empirique du caracteÁre quanti®able ou non des objets eÂtudieÂs. La mise en l'eÂpreuve empirique des proprieÂteÂs matheÂmatiques, qui constitue un preÂalable incontournable aÁ toute mesure selon Campbell, n'est plus une neÂcessite chez Stevens. Ce dernier postule, d'embleÂe, l'existence de proprieÂteÂs matheÂmatiques et donc la possibilite de construire une structure matheÂmatique re¯eÂtant ces proprieÂteÂs. De contrainte et de preÂalable aÁ toute eÂtude quantitative, le caracteÁre quanti®able des objets devient une simple question de mise en úuvre, de pratique expeÂrimentale. Ce sont les instruments et outils pratiques de mesure qui confeÁrent aux objets des proprieÂteÂs quantitatives. Le caracteÁre probant de la mesure ne provient pas d'expeÂriences
504 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 anteÂrieures aÁ cette mesure mais bien, directement et seulement, des opeÂrations de mesure elles-meÃmes. Stevens meÃle donc ici une position repreÂsentationnelle, qu'il heÂrite de Campbell, et une posture opeÂrationnaliste, qui lui provient de Bridgman et des usages des travaux de ce dernier par les psychologues: se sont les outils et instruments qui confeÁrent leurs proprieÂteÂs aÁ des objets et, au-delaÁ, leur de®nition.
Les eÂchelles de Stevens Une fois cette rede®nition preÂsenteÂe voire acquise, Stevens propose une typologie des formes de mesure, formes qu'il nomme eÂchelles. Ces types de mesure correspondent en fait aux diverses situations empiriques envisageables. Lorsque nous manipulons des objets nous utilisons des opeÂrations empiriques pour deÂterminer l'eÂgalite et classer, pour ordonner selon un ordre ou pour deÂterminer les conditions d'eÂgalite des diffeÂrences ou des rapports entre objets. Une seÂrie de nombres peut donner lieu aÁ des traitements tout aÁ fait analogues: nous pouvons regrouper en classes et trier les nombres, nous pouvons deÂterminer l'eÂgalite des diffeÂrences (8 6 4 2) et l'eÂgalite des rapports (8=4 6=3). L'isomorphisme entre ces proprieÂteÂs des nombres et certaines opeÂrations empiriques sur les objets permet d'utiliser la seÂrie des nombres comme un modeÁle pour repreÂsenter certains aspects du monde empirique. Le type d'eÂchelle [de mesure] obtenu deÂpend des caracteÂristiques des opeÂrations empiriques possibles. (Stevens, 1946: 677, italiques de l'auteur)
Les termes essentiels de cet extrait, ``isomorphisme'', ``modeÁle'', ``repreÂsenter'', ``eÂchelle'' et ``empirique'', fondent la conception ``stevenienne'' de la mesure: mesurer c'est repreÂsenter, graÃce aÁ un modeÁle isomorphe aux proprieÂteÂs empiriques, en d'autres termes une eÂchelle, ces proprieÂteÂs. L'eÂlaboration de ce modeÁle, de cette eÂchelle, passe par l'eÂtude expeÂrimentale des proprieÂteÂs empiriques des objets ou eÂveÂnements eÂtudieÂs. Le modeÁle ou l'eÂchelle est, chez Stevens, une ``seÂrie numeÂrique'' dont les proprieÂteÂs formelles correspondent exactement aÁ ``ce qu'il est possible de faire avec les objets [empiriques]''.20 Plusieurs proprieÂteÂs peuvent donc caracteÂriser le modeÁle ou l'eÂchelle: il y aura donc autant de types de modeÁles qu'il y a de proprieÂteÂs possibles. Une typologie des proprieÂteÂs les plus courantes, et donc les modeÁles les plus usuels, est cependant possible.
EpisteÂmologie de la mesure 505
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TABLEAU 1 Les quatre eÂchelles de Stevens EÂchelle
OpeÂrations empiriques eÂleÂmentaires
Structure matheÂmatique (groupe)
Statistiques admissibles (invariance)
Nominale
DeÂtermination de l'eÂgaliteÂ
Groupe de permutation (x0 f x ouÁ f est une bijection)
Nombre de classes Mode
Ordinale
DeÂtermination de l'ordre
Groupe isotonique (x0 f x ouÁ f bijection croissante)
MeÂdiane Fractiles
Intervalle
DeÂtermination de l'eÂgalite des diffeÂrences
Groupe af®ne (x0 ax b ouÁ a > 0)
Moyenne arithmeÂtique EÂcart type CorreÂlation lineÂaire
Rapport
DeÂtermination de l'eÂgalite des rapports
Groupe de similarite (x0 ax ouÁ a > 0)
Coef®cient de variation Moyennes
DeÁs son article de 1946, Stevens propose une classi®cation des types de mesure en fonction des ``caracteÂristiques des opeÂrations eÂleÂmentaires empiriquement possibles'' qu'il reprend inteÂgralement en 1951. Cette classi®cation, en quatre classes,21 de®nit quatre types d'eÂchelles (scale), c'est-aÁ-dire quatre types de structures matheÂmatiques susceptibles d'eÃtre isomorphes aÁ des structures empiriques (Tableau 1).
L'article de 1951: une theÂorie empirique et universelle de la mesure De sa connaissance des positions logicistes, Stevens retient essentiellement une terminologie (relation, classe), les ideÂes fondamentales associeÂes aÁ ce vocabulaire, et le souci de construire des structures logiques autonomes de l'expeÂrience, de l'intuition ou de preÂconceptions: ces structures sont, chez Stevens, les types d'eÂchelle de mesure. DeÁs les premieÁres lignes de son article ``Mathematics, Measurement and Psychophysics'' de 1951, Stevens se place dans une perspective clairement logiciste:
506 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 les matheÂmatiques ne sont pas une science au sens empirique du terme, mais un systeÁme formel, logique et symbolique; un jeu de signes et de reÁgles. La vertu qui permet aux matheÂmatiques de ne pas eÃtre purement triviales est leur capacite aÁ constituer un modeÁle pour les eÂveÂnements et les relations du monde empirique. (1951a: 1)
Cet article long d'une cinquantaine de pages reprend la de®nition de la mesure et des types d'eÂchelle proposeÂe en 1946: Au sens large, la mesure est de®nie comme l'attribution de nombres aux choses ou aux eÂveÂnements suivant des reÁgles. Et puisque les nombres peuvent eÃtre attribueÂs selon des reÁgles diffeÂrentes, il existe plusieurs types d'eÂchelle et diffeÂrents types de mesure. (1951a: 1)
Ce qui peut se reÂexprimer ainsi en termes techniques: La mesure est possible seulement parce qu'il y a une sorte d'isomorphisme entre, d'une part les relations empiriques entre les objets ou eÂveÂnements et, d'autre part, les proprieÂteÂs du jeu formel au sein duquel les nombres sont les pions et les opeÂrations les mouvements. (1951a: 1±2)
Toute l'argumentation deÂveloppeÂe par Stevens dans les trente premieÁres pages de l'article vise aÁ justi®er l'existence de cet isomorphisme, aÁ en montrer les fondements eÂpisteÂmologiques pour, in ®ne, justi®er sa theÂorie de la mesure. ScheÂmatiquement, son argumentation consiste aÁ montrer que les nombres et les opeÂrations et relations entre nombres tels que Russell et Frege ont pu les de®nir sont en correspondance ``naturelle'' avec certains pheÂnomeÁnes empiriques tels qu'il est possible de les observer: (1) il commence par montrer l'existence de cette correspondance sur un cas simple et illustratif, celui du deÂnombrement des objets graÃce aux nombres ordinaux; (2) puis il geÂneÂralise l'existence de cette correspondance en liant, d'une part les opeÂrations et relations de®nies en matheÂmatiques formelles, et d'autre part les opeÂrations empiriques sur les objets eÂtudieÂs. A la diffeÂrence de Campbell, chez qui les nombres (numerals) repreÂsentent les proprieÂteÂs individuelles des objets (ce que Campbell appelle les physical numbers), Stevens concËoit les nombres et plus exactement la structure formelle numeÂrique de mesure comme repreÂsentant les objets pris dans leur ensemble, comme une traduction des relations qu'entretiennent les objets entre eux. Quelle est, deÁs lors, la proceÂdure aÁ suivre pour mesurer? La premieÁre eÂtape est le choix de nombres pour ``eÂtiqueter'' les entiteÂs empiriques. C'est non seulement la premieÁre des eÂtapes (ce qui signi®e qu'aucune opeÂration empirique sur les objets n'est neÂcessaire
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au preÂalable) et une eÂtape libre (c'est-aÁ-dire sans reÂfeÂrence aÁ une eÂventuelle naturalite des nombres choisis). La seule reÁgle aÁ respecter est ce que Stevens nomme ``l'invariance'': cette reÁgle stipule que les nombres attribueÂs aux entiteÂs empiriques ne peuvent pas eÃtre modi®eÂs librement si la structure formelle veut pouvoir continuer aÁ modeÂliser la structure empirique. Leur modi®cation doit neÂcessairement obeÂir aÁ des reÁgles. Ainsi, par exemple, les nombres d'une structure formelle modeÂlisant des pheÂnomeÁnes empiriques sur lesquels il est possible d'eÂtablir un ordre ne peuvent eÃtre changeÂs qu'aÁ condition de respecter l'ordre sur les nombres. Tout type de transformation respectant l'ordre est possible; en termes matheÂmatiques toute fonction strictement croissante peut eÃtre appliqueÂe aux nombres de la structure formelle. Plus geÂneÂralement l'eÂtude de l'invariance des pheÂnomeÁnes passe par ``l'exploration des effets des parameÁtres'' sur les reÂsultats; en l'occurrence sur la structure formelle de mesure. Conclusion: la posteÂrite de la de®nition repreÂsentationnelle Ainsi, en mobilisant des arguments logicistes, en recourant aÁ des positions empiristes et opeÂrationnalistes, en s'appuyant sur une version radicale de l'ideÂe de repreÂsentation, Stevens rede®nit la mesure, justi®e cette manieÁre de repenser la mesure, et preÂsente un outillage theÂorique et pratique permettant de mesurer tous les pheÂnomeÁnes empiriques. En eÂtendant le spectre des pheÂnomeÁnes quanti®ables, la rede®nition de Stevens donne ou redonne aÁ la psychologie des lettres de noblesse: les sciences de la nature (physique essentiellement) ne sont pas seules aÁ pouvoir se preÂvaloir de la possibilite de mesurer, quanti®er, leurs objets.22 Cette theÂorie ``repreÂsentationnelle'' de la mesure a permis aÁ la psychologie expeÂrimentale des sensations de trouver des arguments pour deÂfendre ses travaux; elle a permis aÁ la psychologie heÂritieÁre de la psychophysique de retrouver des lettres de noblesse, non seulement au sein de son universite (Harvard) mais bien au delaÁ, aux Etats-Unis comme ailleurs. Cette theÂorie de la mesure va eÂgalement, indeÂpendamment de ses usages en psychologie, donner naissance aÁ d'importantes re¯exions sur la mesure. Durant les anneÂes 1950 et 1960, plusieurs matheÂmaticiens, philosophes, psychologues, psychiatres ou encore eÂconomistes23 vont se pencher sur la question des formes de mesure, sur les
508 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 theÂories permettant de les justi®er. Clyde Coombs, psychologue et matheÂmaticien, a par exemple cherche aÁ unir au sein d'un meÃme cadre theÂorique, les pratiques de l'eÂchelonnement psychologique et les theÂories geÂneÂrales de la mesure (1964). De son coÃteÂ, dans le prolongement des travaux de Stevens, Joseph Zinnes (cf. Suppes et Zinnes, 1963) a propose une theÂorie axiomatiseÂe de la mesure: dans cette approche, la mesure n'est plus un preÂalable aÁ la theÂorisation; ce n'est plus une question qui se pose a priori. En d'autres termes, Zinnes rompt avec un preÂsuppose qui fondait toutes les approches de la mesure: il estime que la question de la mesure est une question associeÂe aÁ la theÂorie, qu'elle est part inteÂgrante de la theÂorie. En d'autres termes, la mesure est une construction d'un modeÁle, tout comme l'ensemble des theÂories scienti®ques. Aujourd'hui encore, la theÂorie de Stevens et les perspectives qu'elle a ouvertes sont des objets de deÂbats eÂpisteÂmologiques sur la mesure en psychologie. Une des questions vives est de savoir comment valider des modeÁles numeÂriques librement constitueÂs: par des validations externes (des mesures physiologiques ou biologiques par exemple) ou par des criteÁres d'exigence empirique plus forte (cf. Kline, 2000; Michell, 1999). Au delaÁ du cercle relativement eÂtroit des speÂcialistes des theÂories de la mesure, la conception repreÂsentationnelle de la mesure et le vocabulaire propose par Stevens (notamment les quatre niveaux d'eÂchelle) ont connu une grande posteÂrite dans les manuels de meÂtrologie, dans les manuels de meÂthodes destineÂs aux scienti®ques, et dans les dictionnaires de terminologie scienti®que. L'article de 1951 est devenu une reÂfeÂrence souvent incontournable. Pour toutes ces raisons, la theÂorie repreÂsentationnelle de Stevens a profondeÂment transforme les conceptions et les repreÂsentations de la mesure. Olivier Martin, ne en 1966, diploÃme de l'ENSAE et docteur de l'EHESS, est maõà tre de confeÂrences en sociologie aÁ la Faculte des sciences humaines et sociales de la Sorbonne (Universite Paris V) et membre du CERLIS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux, Universite Paris V ± CNRS, UMR 8070). Il est co-directeur de la Revue d'Histoire des Sciences Humaines et l'auteur d'un ouvrage sur l'histoire de la psychomeÂtrie (La mesure de l'esprit, Paris: L'Harmattan, 1997) et d'un manuel sur l'analyse sociale des sciences (Sociologie des Sciences, Paris: Nathan, 2000) ainsi que de divers articles d'histoire des sciences sociales et de sociologie des usages sociaux des nouvelles technologies. Son travail porte actuellement sur l'histoire des formalismes et meÂthodes des sciences sociales (notamment la sociologie) ainsi que sur la sociologie des nouvelles technologies de communication (dans une perspective d'analyse du lien social et de ses transformations
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induites par les outils de communication). Adresse de l'auteur: CERLIS, 45 rue des Saints-PeÁres, 75006 Paris, France. [email: Olivier.martin@paris5.sorbonne.fr]
Notes 1. Sur Stevens, voir Miller, 1974, 1975; Stevens, 1974. Sur le contexte intellectuel, voir Capshew, 1999; Paicheler, 1992. 2. Sur la place et le roÃle de Stevens et de son laboratoire dans l'histoire geÂneÂrale de la psychologie ameÂricaine, voir Capshew, 1999: 147±52; Martin, 1997: 41±9, 246± 53. 3. Percy Williams Bridgman (1882±1961), eÂtudiant puis professeur aÁ Harvard, a obtenu le prix Nobel en 1946 pour ses recherches expeÂrimentales sur la physique des ultrapressions. 4. Outre cette reÂfeÂrence de 1927, voir eÂgalement Bridgman, 1936, 1938. 5. Notamment Boring, Skinner et McGregor. Pour une vue geÂneÂrale, voir Rogers, 1989. 6. Les ``diffeÂrences justes perceptibles'' ou ``seuils diffeÂrentiels de discrimination'' (habituellement noteÂes jnd pour ``just noticeable differences'') sont les eÂcarts minimums de stimulus auxquels un sujet est sensible. La loi de Fechner±Weber repose sur l'identi®cation de ces jnd et stipule que l'accroissement d'intensite du stimulus neÂcessaire pour avoir une diffeÂrence de sensation juste perceptible est une fraction constante du niveau du stimulus. 7. BAAS, 1940: 332±4; le rapport intermeÂdiaire date de 1938 et le rapport ®nal, bien que reÂdige en 1939, est publie en janvier 1940. 8. Propos de N.R. Campbell dans BAAS, 1940: 338. 9. Le sonie est l'unite de mesure proposeÂe par Stevens pour mesurer les intensiteÂs sonores percËues par l'homme. Un sonie est de®ni comme l'intensite percËue d'un son de 1000 Hz aÁ 40 dB au-dessus du seuil d'audibiliteÂ. C'est une unite de mesure devenue courante. 10. Physicien expeÂrimentaliste de formation, speÂcialiste de l'ionisation des gaz et de l'effet photoeÂlectrique, forme aÁ Eton et au Trinity College de Cambridge, Norman Robert Campbell (1880±1949) eÂtait aÁ l'eÂpoque membre des laboratoires de la General Electrical Company. 11. Campbell envisage un autre type de mesure: la mesure ``intensive'', destineÂe aux grandeurs qui, bien que non additionnables, sont lieÂes par des lois matheÂmatiques aÁ d'autres proprieÂteÂs additionnables (comme la densiteÂ, non additive, mais de®nie comme le rapport de la masse au volume). Ces mesures sont dites ``mesures deÂriveÂes'' obtenues indirectement graÃce aÁ des lois numeÂriques les liant aÁ des mesures fondamentales. La mesure deÂriveÂe revient aÁ deÂduire de mesures fondamentales une valeur abstraite mais dont la constante peut eÃtre montreÂe empiriquement. Voir Michell, 1999: 128±31. 12. Sur cette ``diaspora'' et sa reÂorganisation apreÁs l'immigration, voir Palmier, 1988: 180±208, 286±312; Soulez, 1992. Une seÂrie de congreÁs, la revue Erkenntnis (jusqu'en 1939/40), les voyages et certaines institutions permettent au groupe de continuer aÁ exister et d'eÂchanger des re¯exions et, par exemple, de publier aÁ partir de 1936 l'International Encyclopedia of Uni®ed Science. Des CongreÁs sur ``l'Unite de la Science'' furent organiseÂs par les membres ou ex-membres du Cercle de Vienne:
510 Information sur les sciences sociales Vol 42 ± no 4 Harvard en 1939 et Chicago en 1941. Ce congreÁs de 1941, le sixieÁme du nom, fut le dernier; voir Jacob, 1980: 158±9; Joergensen, 1951: 45±8. 13. Jacob, 1980: 160. Antonia Soulez con®rme le roÃle central de l'universite de Harvard dans le deÂveloppement ameÂricain de la philosophie du Cercle de Vienne; cf. Soulez, 1992: 197. 14. Le passage cite est extrait de l'autobiographie de Stevens (1974: 408). Carnap eÂvoque brieÁvement cet eÂveÂnement dans son autobiographie: Carnap, 1963: 36. 15. Pour une analyse plus deÂtailleÂe de ce contexte et de ses effets sur l'eÂpisteÂmologie de la psychologie, voir Martin, 1999. 16. Dans les Principia Mathematica Russell parle ``d'arithmeÂtique-relation'' et de ``nombre-relation'': les nombres ordinaux sont un exemple de ``nombre-relation'' (Russell, 1961: 110±26). 17. International Congress for the Unity of Science, 2±6 septembre 1941, Universite de Chicago; Feigl, 1981: 82; Miller, 1974: 284. 18. La phrase originale est: ``Measurement, in the broadest sense, is de®ned as the assignment of numerals to objects or events according to rules'' (Stevens, 1946: 677). 19. Stevens, 1946: 680; voir les propos initiaux de Campbell (BAAS, 1940: 340). 20. Stevens, 1946: 677. En 1951, Stevens parlera plutoÃt de ``structure formelle ou matheÂmatique''. 21. Plus tard, en 1959, Stevens introduira un nouveau type d'eÂchelle: l'eÂchelle d'intervalle logarithmique, modeÁle multiplicatif de l'eÂchelle d'intervalle lineÂaire (Stevens, 1959: 31±4). D'autres auteurs introduiront l'eÂchelle de type ``absolu'', modeÁle d'eÂchelle le plus contraignant puisque n'autorisant aucune transformation. 22. Sur le roÃle de Stevens et de ses positions eÂpisteÂmologiques dans la reconstruction de la psychologie expeÂrimentale et dans la deÂfense de la position de cette psychologie dans ``l'ordre des sciences'', voir Martin, 1999. 23. L'eÂconomie est essentiellement ordinaliste. La question de la mesure de l'utilite est eÂtudieÂe par Stevens dans un article de 1959: ``Measurement, Psychophysics and Utility''. L'úuvre majeure de Samuelson (1947) s'inscrit dans cette perspective ordinaliste. En psychiatrie et psychopathologie, voir les travaux de Le Moigne et Ragouet, 2003.
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