UNIVERSITE SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3 École doctorale 267 – ARTS et MEDIAS
CRECI - CRIR
DE LA FINESTRA A L’IMAGE-FENTE : ETHIQUE ET ESTHETIQUE DU CADRE A PARTIR DU DECALOGUE DE KRZYSZTOF KIEŚLOWSKI
VOLUME 1 Par Olivier BEUVELET
Thèse de doctorat Esthétique et Études Cinématographiques
Sous la direction de Madame Murielle GAGNEBIN
Jury : Monsieur Bruno-Nassim ABOUDRAR, Professeur, Sorbonne-Nouvelle-Paris 3 Madame Murielle GAGNEBIN, Professeure émérite, Sorbonne-Nouvelle-Paris 3 (directrice) Monsieur André GUNTHERT, Maître de conférence, EHESS Madame Laurie LAUFER, Professeure, Université Denis Diderot - Paris 7 Madame Suzanne LIANDRAT-GUIGUES, Professeure, Vincennes-Saint Denis - Paris 8
Samedi 20 octobre 2012
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Résumés De la finestra à l’image-fente, éthique et esthétique du cadre à partir du Décalogue de Krzysztof Kieślowski Qu’est-ce qu’un cadre ? Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que donner à voir ? Partant d’une séquence du Décalogue 8 et après avoir rappelé l’importance du modèle de la finestra albertienne comme origine de l’image, en peinture, photographie et cinéma, la thèse observe son traitement par Kieślowski dans Le Décalogue. Il s’agit d’abord de mettre en relation le projet du polyptyque avec le décalogue mosaïque, d’y suivre le sort du second commandement, comme commandement-fantôme, pour voir en quoi il s’en constitue comme le commandement-racine. L’amateur est considéré et étudié comme mise en jeu de ce commandement, sa Vie d’artiste est considérée à l’aune de sa quête cinématographique du réel dans l’image et de son cheminement éthique. La thèse observe ensuite en quoi le cadre peut être considéré comme une figure de la Lettre. Apparaît alors une dialectique de la finestra et de la fessura, où se lit l’expression visuelle du conflit de la pulsion scopique et de sa contention éthique. Est ensuite menée une approche phénoménologique de l’image-fente dans Le Décalogue, partant du motif de la fente pour observer l’image-fente comme dispositif visuel et comme figure métadiscursive. Elle devient ensuite concept heuristique dont est éclairée la structure d’ouverture, sa fonctionnalité de passage puis la part du rapport à l’origine et enfin sa dimension d’objet primaire. Le concept heuristique d’image-fente aura peut-être permis de mettre en évidence le désir inconscient de fusion avec l’origine que la finestra albertienne porte en elle sous la forme de la fessura qui la hante et la déforme. Mots clé : cadre, finestra, image-fente, Kieślowski, éthique, objet primaire
From the finestra to the image slit : Frame’s ethics and esthetics in Krzysztof Kieślowski’s Decalogue What is a frame ? What is seeing ? What is giving to see ? Taking a sequence of Decalogue:VIII as a starting point and after having reminded the importance of the albertinian finestra model as origin of the image in painting, photography and cinema, the thesis explores its handling by Kieślowski in The Decalogue. To begin with, this is done by putting into relation the polyptych project with the Mosaic Decalogue. From there we follow the stake of the second commandment — as a ghost-commandment — to see how it makes up as the root-commandment. Camera Buff is dealt with and studied by means of this commandment being brought into play. Kieślowski’s Artist life is seen in the light of its cinematographic quest of the real inside the picture and of its ethical course. Next, I explore how the frame can be considered as a figure of the Letter. This is when a dialectic of the finestra and of the fessura crops up, where the visual expression of the conflict between the scopic drive and its ethical strain can be observed. I then set about a phenomenology of the image slit inside The Decalogue, taking the pattern of the slit to explore the image slit as a visual apparatus and then as a metadiscursive figure. It then becomes a heuristic concept about which I explore the opening structure and then its passage functionality to follow on with the measure of the relation to the origin and finally the primary object dimension. The heuristic concept of image slit may possibly have allowed to underline the unconscious desire of bonding with the origin which the albertinian finestra possesses within itself under the form of the fessura which haunts and distorts it. Key words : Frame, finestra, Image slit, Kieślowski, ethics, primary object
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Remerciements Mes premiers remerciements vont naturellement à Murielle Gagnebin, qui a su soutenir mon propos et ma recherche de sa confiance bienveillante et de son estime si précieuse pour les textes que je lui soumettais au fil de ce travail d’écriture inévitablement solitaire. Sa pensée en mouvement sur les œuvres et sa rigueur conceptuelle auront été pour moi les premiers cadres sur lesquels ma réflexion aura pu s’appuyer pour trouver sa propre formule. Qu’elle soit aussi remerciée de m’avoir permis d’associer la nécessaire transmission universitaire au travail de l’analyse des images. Je ne peux ici oublier la première étape de ma réflexion sur l’image-fente, initiée sous la direction de Georges Didi-Huberman dans le cadre d’un Master à l’EHESS. Il a pointé de son doigt avisé cette expression encore hésitante, me recommandant d’y consacrer du temps. L’intérêt qu’il a porté à plusieurs reprises à mes textes et son art immense de la réflexion et de l’exposition conjointes des images auront été pour moi des incitations majeures à penser à travers les images. Le troisième penseur du visuel à qui ce travail doit beaucoup de sa dynamique et de son rapport à l’image, notamment dans le domaine de la photographie, c’est bien sûr André Gunthert, qui a ouvert, à travers la plate-forme Culture Visuelle, un espace d’échanges où j’ai eu de nombreuses fois l’occasion de tester ou de confronter des idées et des hypothèses, et où s’est forgée chez moi un certain goût de l’approfondissement des questions sous l’effet du questionnement d’autrui. Nos discussions régulières ont été pour moi à la fois un apprentissage précieux de la discussion scientifique et une source intarissable d’idées et de matière. Mais c’est davantage encore la rigueur de son approche iconographique et la précision de sa pensée, qui m’auront servi de fanal dans ce voyage au long cours. J’ai eu aussi la possibilité de pouvoir travailler sur leurs propres images avec deux réalisateurs dont la pensée visuelle du cadre, éthique et intransigeante, a largement nourri la réflexion que je menais à partir de celle de Krzysztof Kieślowski. Que Nurith Aviv et Jonathan Nossiter soient très affectueusement remerciés pour leur accueil bienveillant et leur goût de la discussion. Pour son soutien amical, ses invitations à parler ou à publier et les échanges que nous avons pu avoir sur les enjeux psychanalytiques de l’image-fente, je tiens aussi à remercier le psychanalyste Antoine Masson de l’Université de Namur ainsi que l’éminent linguiste Jean Giot dont la sympathie et l’érudition ont été pour moi des biens précieux.
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Dans le domaine de la découverte du cinéma de Krzysztof Kieślowski et de sa façon de vivre et de travailler, c’est d’abord Alain Martin, chercheur indépendant, passionné, que je tiens ici à remercier, d’abord pour les informations et documents qu’il m’a permis d’obtenir ou de consulter plus facilement, ensuite pour sa présence régulière et son intérêt pour ma recherche. Je remercie aussi chaleureusement Anna Szczepanska, pour le prêt de son mémoire de maîtrise inédit sur Le Décalogue, ainsi qu’Irène Jacob, pour sa grande gentillesse et son témoignage précieux sur la manière dont Krzysztof Kieślowski habitait le cadre de ses images. Je remercie enfin Tatiana Marchelska, pour l’aide précieuse qu’elle m’a apportée dans la compréhension de la culture et de la langue polonaises, qui ne m’étaient pas familières et qu’il a fallu que je sonde parfois au cours de ce travail. C’est souvent à travers de nombreux échanges de vive voix et par textes interposés, qu’une recherche esthétique se construit, de signalements en remarques, de conseils en partage de regards. Dans ce registre, je tiens à remercier les membres avisés du CRIR, en particulier Julien Milly, Virginie Foloppe et Rosine Bénard, pour leurs précieuses suggestions de lecture et leurs réactions à mes textes, ainsi que l’équipe si dynamique du LHIVIC qui fait vivre sur internet une très féconde communauté de chercheurs passionnés et généreux, en particulier Pier-Alexis Vial, Alain François, Audrey Leblanc, Gaby David, Alexie Geers et Patrick Peccatte, avec qui j’ai eu l’occasion de partager de nombreuses réflexions et qui m’ont apporté de nombreuses références. Ayant dû mener ce travail parallèlement à mes activités professionnelles, comme de nombreux doctorants de Sciences Humaines, je tiens à dire l’importance qu’ont pu avoir des collègues, des amis, des membres de ma famille, dans ce parcours de jongleur. Merci à MarieLaure Durand, à Catherine Verdonnet, à François-Marie Lemonnier, à Catherine Hamon, à Valérie Maillard, à Suzanne Muller-Truffaut, à Vincent Boumard, à Fatihia Saïdi, pour leurs lectures, leur soutien, leurs conseils et leur amitié. Merci à Guy Baudon pour son coup d’œil cinématographique de praticien et de penseur du cinéma et à Olivier Brumelot pour ses très précises traductions en anglais. Enfin, j’adresse un immense merci à Camille ainsi qu’à Quiterie et Marie, à qui je dédie le désir qui m’a animé dans cette recherche.
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A ma mère,
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« Qu’est-ce donc que peindre, sinon embrasser avec art la surface d’une fontaine ? » Leon Battista Alberti in La peinture, texte latin, traduction française, édition de Thomas Golsenne et Bertrand Prévost, revue par Yves Hersant, Seuil, p. 101.
« Le tableau n’est pas à lire, comme le disent les sémiologues d’aujourd’hui, Klee disait qu’il est à brouter, il fait voir, il s’offre à l’œil comme une chose exemplaire, comme une nature naturante, disait encore Klee, puisqu’il fait voir ce qu’est voir. Or il fait voir que voir est une danse. » Jean-François Lyotard, in Discours, figure, (1971) Paris, Klincksieck, 2002, p.14.
« De nouveau le cinéma apparaîtrait comme intimement lié à la vie de l’inconscient, n’était une objection de taille : assis dans son fauteuil, le spectateur de l’écran blanc tète peut-être, mais avec les yeux. » Murielle Gagnebin, in Authenticité du faux, lectures psychanalytiques, Paris, (Le fil rouge) Presses Universitaires de France, 2004, p. 29
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SOMMAIRE
INTRODUCTION : Qu’est-ce qu’un cadre ? (Une question posée à Krzysztof Kieślowski)
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I-SUR LE SEUIL DE LA FINESTRA 1) L’instabilité du cadre dans Le Décalogue 8 et la question de l’éthique 2) Sur la dimension éthique du cadrage 3) Le concept de finestra et sa fessura 4) La fenêtre de Nicéphore Niépce 5) La fenêtre de Louis Lumière 6) La fenêtre de Krzysztof Kieślowski 7) Où l’on entre par la fenêtre 8) De la finestra à l’image-fente
p.29 p.29 p.36 p.46 p.57 p.62 p.70 p.75 p.83
II-LE PROJET ETHIQUE DU DECALOGUE : QU’EST-CE QUE VOIR ? QU’EST-CE QUE DONNER A VOIR ?
p.88
1) Du commandement-fantôme au commandement-racine, la question de l’éthique dans Le Décalogue 2) De la « dramaturgie du réel » au renoncement au cinéma, itinéraire éthique de Krzysztof Kieślowski a) Vie et vocation b) Questionnements et renoncements - La quête cinématographique - La place du réalisateur et « l’art du choix » c) L’effroi des larmes et la pudeur du cinéaste d) L’intrusion dans l’intimité de l’autre dans les films de Kieślowski e) La question de la responsabilité du cinéaste 3) La place du second commandement dans Le Décalogue a) Des films sur les films, des images sur les images b) Dix fois la représentation de la représentation 4) L’amateur ou le second commandement a) Un récit initiatique b) Un cinéaste familial c) Un cinéaste amateur d) Un cinéaste indépendant 5) Le Décalogue, un dispositif de dispositifs a) Dispositif et dispositif cinématographique b) Une série ou un polyptyque ? 6) Enonciation visuelle et énonciation verbale, la Lettre du cadre a) Cadrer, c’est nommer b) Le cadre et la Lettre
p.88 p.106 p.106 p.112 p.113 p.120 p.125 p.135 p.143 p.149 p.152 p.159 p.187 p.187 p.188 p.192 p.198 p.206 p.207 p.211 p.222 p.222 p.229 7
c) My father, my Lord de David Volach, éthique et idolâtrie de la Lettre d) Traduire de Nurith Aviv, de la Lettre à la fenêtre
p.241 p.248
III-L’IMAGE-FENTE DANS LE DECALOGUE
p.264
1) Qu’est-ce qu’une image-fente ? 2) Le motif de la fente 3) L’image-fente comme dispositif visuel 4) L’image-fente comme figure métadiscursive a) Le regard à la caméra b) Les embrasures de portes - Embrasures 1 : Corps sur le seuil - Embrasures 2 : Vue à travers la porte et dialectique du reflet et de l’ouverture - Embrasures 3 : La caresse ou la promesse de l’embrasure c) Images avec marges d) Objets interposés e) Persiennes et jalousies f) La cadre tremblant de la caméra portée g) Ouverture, passage, origine… et objet primaire
p.264 p.273 p.280 p.291 p.292 p.305 p.308
Volume 2
p.340
IV-L’IMAGE-FENTE COMME CONCEPT HEURISTIQUE I (PHENOMENOLOGIE DES USAGES DE LA FENTE)
p.341
1) L’image-fente comme ouverture a) L’Index photographique est pointé vers le corps du réel b) Le trou du guichet dans Le Décalogue 6, ou la greffe de réel c) Les guichets chez Kieślowski ou la rencontre ajournée d) L’iris dans Le Décalogue 5 et Tu ne tueras point 2) L’image-fente comme passage a) Passage à travers le guichet et échange des places dans Le Décalogue 6 et Brève histoire d’amour b) Passage du regard-corps c) Où la fenêtre est une porte d) Le personnage-regard, une figure du passage e) L’absorbement comme entrée du regard-corps dans l’image
p.313 p.318 p.321 p.325 p.328 p.332 p.338
p.343 p.344 p.367 p.373 p.386 p.400 p.400 p.409 p.413 p.419 p.428
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V-L’IMAGE-FENTE COMME CONCEPT HEURISTIQUE II (PSYCHANALYSE DES ENJEUX DE LA FENTE)
p.432
1) L’image-fente comme origine a) Image de l’origine, origine de l’image b) La fente de Fontana ou la fessura de l’indice pur c) Le doigt dans la fente et le retour à l’origine du monde d) La représentation de l’accouchement dans le cinéma documentaire e) La photographie dans l’œuvre de Kieślowski ou le lien « ombilical » 2) L’image-fente comme objet primaire a) La lactation dans Le Décalogue b) L’allégorie de la lactation chez Eisenstein et Truffaut c) La brève histoire de mains de Kieślowski - La main manipulatrice du regard - La main caressante du regard - La main intrusive du regard - La main coupable du regard
p.434 p.435 p.440 p.444 p.454 p.460 p.470 p.476 p.487 p.501 p.504 p.506 p.509 p.512
CONCLUSION : Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que donner à voir ? (Une question posée à l’image-fente)
p.517
ANNEXE 1 (Apostille) : Article sur Mondovino de Jonathan Nossiter ANNEXE 2 : Filmographie de Krzysztof Kieślowski ANNEXE 3 : Sources vidéographiques, numériques et bibliographiques ANNEXE 4 : Liste des extraits présents dans le montage d’accompagnement ANNEXE 5 : Index des auteurs cités ANNEXE 6 : Table des figures
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INTRODUCTION Qu’est-ce qu’un cadre ? (Une question posée à Krzysztof Kieślowski) « Le cadre est d’abord une forme. Une forme qui encadre d’autres formes, les limite, les cerne. C’est donc une forme active. Le cadre est mutilation aussi bien qu’exaltation. Nous, spectateurs, qui hallucinons les images projetées sur l’écran, nous préférons ne pas voir ce cadre mutilant, que néanmoins nous ne pouvons pas ne pas voir, puisque nous voyons à travers lui. »1
La question du cadre pose problème au niveau même de sa formulation, tant le terme a d’acceptions voisines dans notre parole quotidienne. Citons à titre d’exemples de cette diversité sémantique ; le cadre référentiel (le cadre du règlement, du protocole, de l’analyse) ; le cadre environnemental (bucolique ou géographique…) ; le cadre social (familial, professionnel, relationnel…) ; le cadre matériel, ouvragé, qui entoure le tableau, la porte ou la gravure, le cadre qui comprend toute la représentation (bord et surface) et qu’on pose sur le bureau ; le cadre (moyen, commercial, administratif ou supérieur) de l’entreprise, et enfin, le cadre que dessinent les bords de la camera obscura (appareil photographique/caméra) qu’on utilise pour ouvrir un champ et par où peuvent « entrer » et « sortir » des personnes, des comédiens ou des éléments parasites. Nous vivons dans un monde qu’une rationalité cartésienne -et peut-être un mouvement inconscient qu’il s’agirait ici de mettre au jour- découpe en parcelles visibles, ou visualisées, que délimitent des cadres plus ou moins abstraits, contextes, références, monde sur lequel notre emprise rationnelle s’exerce à travers la confection, la manipulation, la connaissance ou l’instauration de ces cadres de niveaux différents. Il est intéressant de remarquer à ce titre que face à l’informe d’une force ou d’une énergie vitale qu’il s’agit de penser, le philosophe ou plus généralement le théoricien a recours au modèle quaternaire du cadre qui en donne les quatre côtés et en contient ainsi le mouvement ou la fluidité. Ainsi peut-on compter Aristote et ses quatre causes2, Kant et les quatre moments de son analytique du beau3, Freud et sa 1
Jean-Louis Comolli, Corps et cadre, Paris, Verdier, 2012, p. 17. 1) Cause efficiente (motrice) : le mouvement qui crée la chose, 2) cause formelle : ce qui rend la chose définissable, son essence, 3) cause matérielle : la matière même de la chose, 4) cause finale : la raison d’être de la chose, son but. 3 1) Point de vue de la qualité : « Est beau ce qui plaît de façon désintéressée », 2) point de vue de la quantité : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept », 3) point de vue de la relation des fins : « La beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue en celui-ci sans représentation d’une fin », 4) point de vue de la modalité de la satisfaction résultant de l’objet : « Est beau ce qui est reconnu sans concept comme objet 2
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théorie des pulsions 4 , Lacan et les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse 5 , Foucault et ce qu’il représente de la conception médiévale de la similitude6 dans Les mots et les choses, ou encore, plus récemment, le modèle métapsychologique quaternaire de la création artistique de Murielle Gagnebin qui translate le modèle aristotélicien de la causalité sur le terrain de l’économie psychique de la création 7 . A chaque fois qu’une énergie insaisissable est l’objet d’une réflexion, et particulièrement celle de l’origine de l’activité poïétique ou de l’impression esthétique, le modèle du cadre, avec ses quatre côtés, vient borner l’objet énergétique par essence informe, fuyant, qu’on ne peut que contenir à défaut de pouvoir véritablement le saisir. Au cœur de cette expansion du champ sémantique du mot cadre, le cadre des images a lui-même des définitions différentes selon le médium évoqué et l’usage qu’en fait le sujet imageant8. Le cadre en peinture n’est pas exactement le cadre en photographie ou en cinéma, et son usage varie selon qu’il sert à délimiter une aire où l’image se constituera à partir d’un centre vers où tout converge (force centripète du cadre en peinture/composition) ou qu’il sert à découper et prélever à partir d’un bord décisif, une portion de l’apparence de la réalité matérielle pour en constituer une image (force centrifuge du cadre de l’image filmique/cadrage). Dans la peinture, la main créatrice « entre » dans l’aire délimitée initialement à l’aide du cadre pour y faire l’image qu’elle compose, dont elle pose ensemble les éléments, dans les arts issus du paradigme photographique, elle tient le cadre et en fait non pas seulement la limite mais l’instrument même de l’opération imageante, elle cadre le visible pour en faire du visuel. Il y a bien sûr de la composition dans le cadrage et du cadrage dans la composition, mais il est possible de différencier le modus operandi des deux médiums à partir de cet usage du cadre. En passant de la peinture à la photographie, nous passons globalement de la d’une satisfaction nécessaire » (« Analytique du beau » in Critique de la faculté de juger, traduction de Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1993, p. 63-116.) 4 1) La source, 2) le but, 3) l’objet, 4) le moyen. 5 1) l’inconscient, 2) la répétition, 3) le transfert, 4) la pulsion. 6 1) Convenientia, le voisinage qui associe des choses et crée des ressemblances, 2) aemulatio, ressemblance à distance, 3) analogia, superposition de formes qui dévoile une ressemblance, 4) sympathia, ressemblance par affinité, par fusion. 7 1) La cause matérielle correspondant à la quantité pulsionnelle, 2) la cause formelle liée à la bisexualité psychique, 3) la cause finale liée à la capacité à faire des deuils, 4) la cause efficiente liée à la sublimation. 8 J’utiliserai les termes proposés par Marie-José Mondzain de sujet imageant pour désigner celui qui fait l’image et de sujet regardant pour celui qui la regarde, sachant qu’il peut s’agir de la même personne prise dans une position différente.
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composition au cadrage, et c’est plus particulièrement perceptible dans la photographie animée qu’est le cinéma. Alors, de quoi parle-t-on lorsqu’on emploie le mot « cadre » au sujet d’une image ? La littérature qui aborde cette question est vaste et diffuse, vaste parce que nombreux sont les historiens de l’Art, les critiques ou les esthéticiens, qui ont abordé la question du cadre en étudiant spécifiquement une image, ou en parlant plus généralement des images prises dans leur apparaître. Diffuse, parce que, répartie sur des champs séparés (cadre en peinture, photographie ou cinéma) au point qu’il est difficile d’y trouver une théorie générale du cadre, à une histoire du cadre, à une sémiologie complète du cadre qui en ferait autre chose qu’un objet marginal auquel on prête occasionnellement une importance. De par sa nature d’ajout à l’œuvre (parergon) et de seuil, le cadre est souvent l’objet d’une mise à l’écart ou d’une évanescence, il est traité à côté de l’image, en marge de son analyse ou au mieux comme un de ses « bas morceaux ». Le cadre est rarement placé au centre d’une réflexion sur les images. Si certains auteurs venus d’horizons différents, comme Georg Simmel 9 , Meyer Schapiro 10, Jacques Derrida11, Gérard Wajcman12, Louis Marin13, Jean-Louis Comolli14 ou très récemment Louise Charbonnier 15 , lui ont consacré des ouvrages ou des articles entiers, ces approches le considèrent rarement comme une figure en soi ou un objet d’étude autonome qui aurait sa propre histoire à travers celle des différents médiums. Concentrées sur la nature distinctive du support et isolées dans leurs disciplines respectives, histoire et esthétique de la peinture, de la photographie ou du cinéma, ces approches ont rarement suivi l’évolution du cadre d’un médium à l’autre, considérant ces histoires respectives comme liées par des jeux d’influence mais distinctes dans leur essence. L’idée de départ de ce travail de thèse est que le cadre et les 9
Georg Simmel, « Le cadre. Un essai esthétique » in Le cadre et autres essais, traduit et préfacé par Karine Winkelvoss, Paris, (Le cabinet des lettrés), Le promeneur, 2003. p. 29 – 40. 10 Meyer Schapiro, « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques » in Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, p. 7 – 34. 11 Jacques Derrida, « Parergon » in La vérité en peinture, Paris, (Champs) Flammarion, 1978, p. 21 – 168. 12 Gérard Wajcman, Fenêtre. Chronique du regard et de l’intime, Paris, Verdier, 2004. 13 Louis Marin, « Le cadre de la représentation » in De la représentation, (Hautes Etudes) Gallimard / Le Seuil, p. 342 – 363. 14
Jean-Louis Comolli, Corps et cadre, op. cit. Louise Charbonnier, Cadre et regard. Généalogie d’un dispositif, Paris, (Histoire et idées des arts), L’harmattan, 2007. 15
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usages éthiques et esthétiques qu’il induit chez le spectateur sont fondamentaux dans l’histoire des images héritières de la finestra d’Alberti, et que c’est une même histoire, son histoire, qui, suivant ses métamorphoses d’un support à l’autre, pourrait être racontée de la finestra à sa dissolution contemporaine dans ce symptôme que j’appellerai ici l’image-fente. Peut-être peut-on suivre un destin du cadre, allant de la peinture illusionniste au cinéma, à la technologie de la « 3 D » et aux enjeux esthétiques du cadrage par le sujet dans les jeux vidéo, en suivant une histoire des emplois du cadre depuis la Renaissance, à travers ses usages picturaux, photographiques, cinématographiques et vidéo-ludiques. L’usage du cadre serait alors à considérer comme le révélateur d’un moteur puissant de l’évolution et des transformations propres aux différents supports. C’est en effet sur lui que s’exerce le désir d’image et c’est par lui que se joue le rapport à l’image. Il passe de la main albertienne du sujet imageant aux manettes du joueur qui cadre lui-même le champ de son investigation. Il est le terrain sur lequel s’établit le rapport à l’image et constitue l’élément essentiel du jeu du regard sur l’image « albertienne ». Le plaisir pris à regarder, ou plutôt à user d’une image picturale, photographique ou cinématographique, tient pour une bonne part à la présence efficiente du cadre, au fait de pouvoir plonger son regard dans l’ouverture qu’il offre et de pouvoir l’en ressortir en s’accrochant à la rigidité de ses montants. Le cadre est le premier élément permettant au sujet regardant de tenir l’image sous son regard avide. Il s’agira donc ici de ne plus le voir simplement comme un intermédiaire entre l’image et le spectateur, en fonction de la tradition d’une discipline liée à un médium particulier, mais plutôt de le considérer comme un élément essentiel et fondamental des arts visuels qui l’utilisent, comme Alberti l’a si bien formulé, en tant que base de la représentation et en dévoilent progressivement le chiffre fantasmatique, la puissance désirante, l’enjeu essentiel ; son image-fente. Ainsi, ce que je propose dans ce travail sur l’image-fente qui est une émanation théorique de la fragilisation, de l’effritement, voire de la dissolution contemporaine du cadre des images en peinture, photographie ou cinéma, c’est de partir d’une mise en évidence de sa position centrale dans l’opération imageante, d’en faire, à partir de la finestra d’Alberti, le fondement même de l’image, la condition de son apparaître, la base matérielle et symbolique de son énonciation, pour observer son lien à la notion d’éthique, en m’appuyant essentiellement sur une œuvre cinématographique qui lui a accordé une place centrale ; Le Décalogue de Krzysztof Kieślowski, afin de mettre au jour les enjeux inconscients qui le 13
hantent et le grignotent, à travers ce que j’appellerai une dialectique de la finestra et de la fessura. Ces enjeux inconscients se retrouveront formulés dans l’élaboration du concept d’image-fente, qui est l’objectif central de ce travail, dont la conception initiale trouve sa première formulation dans la dimension métacinématographique du Décalogue de Kieślowski. Le cinéma de Krzysztof Kieślowski, toujours fréquenté par des spectateurs souvent sensibles à la finesse et à la générosité de son regard sur l’être humain, toujours soutenu par les professionnels qui ont travaillé avec lui, se trouve actuellement trop peu questionné, à mes yeux, par la critique et l’université françaises, pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de définir ici, mais qui tiennent certainement au souci éthique de son auteur de ne pas être affilié à un courant idéologique de l’histoire et de se refuser à toute doctrine morale. Ni chrétien, ni communiste, ni idolâtre du médium cinématographique, préférant l’abstraction symbolique de l’éthique aux prises avec le concret de l’existence aux postures discursives de la morale de position, son cinéma se trouve ainsi pris entre les « innovations » morales des années 60 (cinéma direct, cinéma-vérité, Free cinéma, Nouvelle Vague…) et celles, plus esthétiques, des années 90 (dogme 95…) qu’il a reliées à même son œuvre. Une œuvre qui se constitue en voyage initiatique allant de la foi dans la vérité de l’image filmique (photographique) du documentaire se voulant démystificateur à la découverte de la puissance allégorique de la composition et du montage puis à l’abandon du médium au profit de l’écriture seule… Kieślowski, mort en mars 1996, peu de temps après avoir annoncé son retrait du cinéma en pleine gloire, en 1994, se présente comme un artiste apostat, amant passionné et sceptique devant l’image filmique, ce qui donne à son questionnement du cinéma une intensité critique que beaucoup semblent avoir éludée au profit de ce que Télérama a appelé la « passion Kieślowski ». Or cette passion était avant tout une passion du doute. Adhérer et rompre, croire et ne pas croire, jouir de l’illusion et s’en départir, tels sont les éléments Ainsi, au cœur de sa pensée de l’image en films, cette mine intarissable de réflexion et de recherche que constitue Le Décalogue a donné vie à de nombreuses hypothèses et systèmes interprétatifs, mais semble avoir découragé l’analyse au long cours de son mécanisme métadiscursif, de son travail métacinématographique, et, à l’exception du travail approfondi de Véronique Campan, il a fait l’objet d’articles ponctuels surtout relatifs aux enjeux métaphysiques et moraux du projet, sans que ses images mêmes en soient véritablement étudiées comme appartenant à une réflexion visuelle sur les images.
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Un des objectifs de ce travail est de rendre ce polyptyque à ses images, et aux images en général puisque tel en est son enjeu essentiel, selon l’approche qui sera suivie ici, ainsi que de déplacer la question du rapport verbe – image du point de vue de la comparaison séparatrice vers celui d’une synergie énonciative, en mettant en évidence le rôle du cadre dans les modalités de la présence du référent dans son signe, qu’il soit verbal ou iconique. Il apparaîtra alors que ce qui se joue dans le décalogue des paroles mosaïques comme dans Le Décalogue16 des images Kieślowskiennes, c’est la nature du rapport à la présence du référent (de l’objet) dans le signe, la mise à distance symbolique et le jeu que propose et permet ce qui, dans l’usage même du cadre, élude et dispose en même temps, l’objet si précieux du regard. Véronique Campan a écrit un très beau livre17 entièrement consacré au Décalogue (il s’agit de la publication de son mémoire de DEA par Jean-Louis Leutrat), en suivant une approche philosophique à partir de la question de la représentation et en accordant une place symbolique importante à l’absence du second commandement dans les sous-titres de la série. C’est ici le principal travail d’analyse entièrement consacré au Décalogue dans une perspective éthico-esthétique qui puisse nous servir de point de départ à une réflexion sur les enjeux du cadre dans le polyptyque. C’est donc le flambeau de son questionnement que je reprendrai ici, pour ce qui est de mon approche du Décalogue comme mise en jeu du second commandement de la loi mosaïque. Le propos qu’elle formule à la fin de son travail peut ainsi figurer au début du mien ; « Le but de ces pages était de formuler pourquoi et comment les dix films du Décalogue traitent les limites de la représentation et, plus précisément, de ce qui marque la limite de toute représentation, ce lieu où s’origine la vision. L’interdit de la représentation qui hante si fort cette série n’est pas traité sur le ton de l’horreur sacrée ; ce n’est pas l’existence de Dieu que Kieślowski interroge. »18 Cependant, et c’est la particularité de ce travail qui suit un double chemin, l’horizon de ma recherche sera plus lointain dans la mesure où Le Décalogue ne sera pas pour moi simplement un objet à analyser mais aussi et surtout une source théorique dont le métadiscours cinématographique propose une pensée visuelle à partir de laquelle j’envisagerai le cadre (finestra) et sa fente (fessura), qui constituent, dans leur dialectique
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Je distinguerai par cette graphie le décalogue de Moïse et le titre du polyptyque de Krzysztof Kieślowski. Véronique Campan, Dix brèves histoires d’image. Le Décalogue de Krzysztof Kieślowski, Paris, (L’œil vivant), Presses de La Sorbonne Nouvelle, 1993. 18 Ibidem, p. 126. 17
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formelle, l’objet même de cette recherche. C’est ainsi en tant que théoricien visuel du cinéma et surtout du regard, que j’entends donner à Krzysztof Kieślowski une place centrale dans ce travail. Plus récemment Slavoj Zizek a abordé l’œuvre de Kieślowski à partir des larmes19 décisives de Premier Amour (1974), proposant au passage une réflexion intéressante sur Le Décalogue, mais en restant surtout axé sur les scénarios, comme j’ai pu le montrer et en discuter avec l’auteur lors d’une rencontre à Namur en 201020. Slavoj Zizek s’intéresse essentiellement à la parabole, au scénario imaginaire du film, et s’il est très habile dans l’art de faire parler les scénarios, il n’accorde peut-être pas assez d’importance à l’image ellemême. Véronique Campan comme Slavoj Zizek se fondent essentiellement sur les propos allégoriques des films de Kieślowski considérés comme des apologues, j’essaierai ici de partir des images elles-mêmes et de leurs relation métadiscursive au médium cinématographique et au-delà, selon mon approche trans-supports, aux images encadrées en général. Mais avant de présenter plus avant la démarche suivie dans ce travail, repartons du mot cadre, qui est le point de départ de cette enquête. Prenons pour commencer la définition qu’Etienne Souriau en donne dans son Vocabulaire d’esthétique : « Bordure, entourage, étymologiquement de forme carrée (cadre vient de l’italien quadro, objet carré du latin populaire quadrum) (…) » Le cadre est ainsi considéré dans sa définition même comme un ajout, un « entourage », un parergon, une pièce étrangère au monde de la représentation et pourtant intégrée à cette dernière par sa fonction d’intermédiaire. D’autre part, il est étymologiquement, génétiquement en somme, lié au chiffre quatre et au carré, malgré sa forme souvent rectangulaire ou même ronde (les tondi…), il encadre l’image, dans le sens où il l’« enquatre », la cloître. Souriau précise, concernant l’emploi du terme dans les Arts Plastiques : « le cadre est une sorte de bordure dans laquelle on place un tableau, une photographie, un bas-relief… Bref, une œuvre à deux dimensions. Il se distingue des bordures comme celles des tapisseries, en ce qu’il ne fait pas corps avec l’œuvre encadrée ; il est une chose indépendante, dans
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Slavoj Zizek, Lacrimae rerum, Paris, Editions Amsterdam, 2005. Pour un compte rendu de cette communication où il est question du rapport du philosophe au cinéma, voir le billet en ligne « Zizek et les images ou la mise au jour par le film » in Parergon, Culture Visuelle (http://culturevisuelle.org/parergon/archives/71) 20
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laquelle on la met. » Cette définition est une définition restrictive, classique et traditionnelle du cadre qui l’aborde par son versant matériel, sa manifestation visuelle, sans prendre en compte son autre versant, celui-là même qu’ont développé les arts de l’image photographique et de l’image cinématographique, le cadre comme pure limite, comme coupure. Mais qu’il soit coupure ou ajout protecteur, la question portant sur le rapport d’inclusion ou d’exclusion du cadre vis-à-vis de l’image est toujours au cœur de sa manifestation. Est-il le bord du mur qu’ouvre l’image ? Est-il la fin de la surface de l’image ? C’est peut-être la définition que Souriau donne du cadre en architecture (il distingue ces deux emplois) qui peut nous apporter des éléments de réponse à cette question ; « Le cadre a des fonctions techniques (…) ; mais il a aussi la fonction esthétique de faire ressortir et de marquer la forme et les proportions des panneaux ou des ouvertures : il donne à leur tracé une épaisseur qui le convertit de simple limite en chose. »21 Le cadre en architecture correspondrait ainsi davantage au cadre de l’image photographique ou filmique, en tant que réification de la limite d’une ouverture avec laquelle on peut jouer d’effets de cadrage en se déplaçant, c’est-à-dire comme bord d’un vide donnant sur un autre espace22. Cette approche du cadre en architecture, qui s’intéresse plus au cadre comme limite mise en scène qu’au cadre comme objet ajouté, ou réceptacle, nous amène ainsi à voir, par rapprochement, dans l’image filmique, un équivalent de la fenêtre, voire de la porte… La mobilité du cadre au cinéma qui désolidarise le champ de ses montants, établit le cadre luimême comme un lieu de passage d’un espace à l’autre. Le cadre n’est plus une bordure mais le contour d’un trou carré, donc d’une ouverture. Je ne séparerai pas, pour ma part, la notion de limite, de contour, de bord, de la notion d’objet, de bordure, de corniche, voyant dans le cadre, tel qu’il nous intéresse ici, une sorte d’objectivation de la limite par les différentes formes de ses manifestations. Le cadre est en effet une réification de la limite, réification par l’ornement ou la matérialisation de la limite, dans les arts picturaux, ou d’une autre manière, réification par son mouvement, son emprise sur l’image elle-même dans les arts photographiques et surtout cinématographiques, quand il devient l’instrument du cadrage.
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Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, PUF, 1990, p. 295. On peut en effet « cadrer » un objet dans une pièce adjacente en jouant à se déplacer devant l’embrasure d’une porte tout comme on peut le faire avec une fenêtre. Ce qui n’est pas possible avec un tableau dont le champ et solidaire des montants du cadre. 22
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Le champ de mon investigation dans la pensée esthétique du cadre s’étend du « quadrilatère » inaugural qu’Alberti évoque dans son De Pictura (1435) que j’utiliserai souvent sous le terme de finestra, à des passages du récent Corps et cadre de Jean-Louis Comolli (2012). On peut aussi citer le très intéressant livre de Louise Charbonnier, Cadre et regard (2011), qui développe la notion intéressante de couture sémiotique pour qualifier le double travail de liaison et de séparation opéré par le cadre, ainsi que le fameux Fenêtre de Gérard Wajcman (2004) qui pousse la méditation éclairée sur la notion albertienne jusqu’en ses replis les plus inconscients. Jacques Derrida, quant à lui, définit ainsi le cadre sous la notion plus étendue de parergon ; “Un parergon vient contre, à côté et en plus de l’ergon, du travail fait, du fait, de l’œuvre mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni entièrement dehors ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord.”23 Dans son approche des différentes marges de la peinture, Derrida a repris et amplement développé à partir de la troisième critique de Kant dans son essai La vérité en peinture (1978) cette notion qu’il identifie aussi bien au vêtement de la statue qu’au cadre du tableau. Son approche dialectique aura contribué à me faire saisir l’importance des ambiguïtés du cadre et de ses contradictions fécondes qui en font par exemple aussi bien une fermeture qu’une ouverture, à l’instar de la Lettre. Il faut aussi citer la fameuse comparaison du cadre au cache qu’André Bazin développe dans son célèbre article « Peinture et cinéma » publié dans son recueil Qu’est-ce que le cinéma ? (1958-1962), rouvrant ainsi la voie eisensteinienne 24 à des études comparatistes entre ces deux arts de l’image encadrée, voie que suivront par exemple Jacques Aumont dans L’œil interminable, cinéma et peinture (1989) et plus tôt, Pascal Bonitzer dans Décadrages, peinture et cinéma (1985) et plus récemment Alain Bonfand dans son livre Le cinéma saturé, essai sur les relations de la peinture et des images en mouvement (2007). Ces approches toutes très fécondes présentent cependant l’inconvénient de ne pas considérer la texture photographique du film, autant qu’il m’a semblé être important de le faire pour saisir les caractéristiques propres à l’image filmique. Ramener l’image du film sur celle du tableau en circonscrivant son aspect photographique à une dimension essentiellement technique 23
Jacques Derrida, « Parergon » in La vérité en peinture, op. cit. p. 63. Je pense ici à Cinématisme ou à l’étude qu’il fait du MutterLieb dans MLB, à travers les peintures de Degas notamment, dans MLB, plongée dans le sein maternel, traduit et présenté par Gérard Conio, Paris (Arts & esthétique), Hoëbeke, 1999. 24
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semble être un moyen de nier, sans doute à juste titre, la dimension « documentaire » de l’image filmique, essentiellement comprise dans sa dimension artistique comme image fictionnelle, mais surtout de protéger ainsi son efficacité illusionniste en n’envisageant que sa dimension narrative, son historia. Peinture et cinéma se retrouvant par-dessus la photographie en tant qu’arts narratifs. Cependant, en inventant la figure du cache, cadre dynamique, pour distinguer le cinéma de la peinture, André Bazin se place sur ce point précis dans une conception « photographique » de l’image cinématographique, où le cadre est l’outil principal du prélèvement de l’apparence lumineuse des objets et des êtres. Fasciné par l’effet de réel de la texture photographique de l’image cinématographique, André Bazin privilégie ainsi la valeur documentaire du cinéma sur sa valeur fictionnelle, mettant la première au service de l’efficacité de la seconde, comme nous le montrera son article sur l’ontologie de la photographie et son goût pour le réalisme et le plan-séquence. Mais il reste que la question du cadre, lorsqu’elle est posée au cinéma, emmène très fréquemment la réflexion sur le terrain de la peinture, auquel le cadre semble appartenir ontologiquement depuis Alberti, et où l’on trouve la majorité des textes qui lui sont consacrés. Ainsi, dans le champ plus précis de la sémiologie de la peinture, Louis Marin dans Détruire la peinture25 (1977), dans « Le cadre de la représentation »26 (1987) ou encore dans son article « Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture » 27(1992), Meyer Schapiro dans son fameux article « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques » (1969) ou plus récemment Daniel Arasse dans son article « Fonctions et limites de l'iconographie : sur le cadre et sa transgression »28 (2002) ont consacré des pages très importantes au cadre, cet « appareil fait pour attirer et centrer l’attention »29 grâce auquel « les rayons de l’œil sont enclos dans l’espace du tableau »30 31, et qui vient « délimiter et fixer le lieu de la représentation et fonder
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Louis Marin, Détruire la peinture, Paris, (Champs) Flammarion, 1997. Louis Marin, « Le cadre de la représentation » in De la représentation, op. cit. p. 342-363. 27 Louis Marin, « Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture », Rivista di Estetica n°12, Ornamento, 1982. p. 16-36. Repris en partie dans Opacité de la peinture, 1989 p. 51-72 et 2006 p. 63 – 94. 28 Daniel Arasse, « Fonctions et limites de l’iconographie. Sur le cadre et sa transgression », in Die Methodik der Bildinterpretation. Les méthodes de l’interprétation de l’image, Wallstein, p. 551-567. 29 Meyer Schapiro, « Sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques » in style artiste et société, op. cit. p. 12. 30 Louis Marin, Détruire la peinture, op. cit. p. 46. 31 Evoquons aussi dans ce registre la célèbre recommandation de Poussin à Chantelou auquel il a envoyé La Manne et à qui il demande, en 1639 « de l’orner de corniche » pour que « en le considérant en toutes ses parties, les rayons de l’œil en soient retenus et non point épars au dehors. » in Nicolas Poussin, Lettres et propos sur l’Art, Paris, Hermann, 1994 p. 45. 26
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du même coup l’autonomie de ce lieu par rapport à l’espace qui l’environne »32 . Sans avoir recours à leurs textes dans leurs lettres, l’esprit de leur approche méthodique de la signification et de l’effet du cadre aura largement marqué le seuil de ma recherche sur l’image-fente. Récemment, Patricia Signorile publiait un essai intitulé Le cadre de la peinture33 (2009), où elle abordait sous le terme de « cadre » l’ensemble des conditions de production et de diffusion du tableau, élargissant le champ sémantique du terme « cadre » à la notion d’environnement physique, du bois doré au musée, ou épistémologique, de l’idée de représentation à la matérialité des œuvres… Cette extension, qui a le mérite de bien « encadrer » la représentation picturale, s’inscrit dans la tradition de l’analyse sociologique des conditions sociales et politiques de production des signes qui caractérisait les approches panofskyennes, bourdivines ou francasteliennes… Elle fait du cadre le lieu où se croisent les instances sociales en présence dans le processus d’apparition du tableau au mur du musée. Loin de négliger les enjeux sociologiques et anthropologiques du cadre « culturel » des images, nous limiterons (recadrerons) notre analyse à la compréhension du cadre « matériel » des images, c’est-à-dire de la forme (quadrilatère), de la limite, de l’objet, de la fonction déictique, de la signification et de l’effet visuel et par là psychologique, du cadre « matériel » (pièce de bois, ligne de partage des espaces, zone d’échange entre visible et invisible). C’est au cadre en tant que limite et en tant que signe que nous consacrerons l’essentiel de notre étude. Dans le champ des études cinématographiques, la question du cadre fait place à celle du cadrage comme l’explique Jean-Pierre Esquenazi dans son article « Du cadre au cadrage » où il écrit notamment ; « Il y aurait donc deux façons de problématiser les questions liées aux limites de l’image. La première, qui traite celles-ci comme un substantif, confronte le Cadre compris comme le lieu des opérations filmiques, au champ, compris comme un monde représenté. La seconde, qui traite au contraire les limites de l’image comme un prédicat, s’intéresse au cadrage compris comme l’opération de construction de l’image filmique. »34 Cette approche vient rétrospectivement interroger la peinture et la photographie, où s’exerce déjà une sorte de cadrage coupant, sur le modèle photo-cinématographique du pris sur le vif, 32
Daniel Arasse, « Fonctions et limites de l’iconographie. Sur le cadre et sa transgression », in Die Methodik der Bildinterpretation. Les méthodes de l’interprétation de l’image, op. cit. p. 556-557. 33 Patricia Signorile, Le cadre de la peinture, Paris, Kimé, 2009. 34 Jean-Pierre Esquenazi, « Du cadre au cadrage » in Penser, cadrer : le projet du cadre, Paris, L’Harmattan, p. 181.
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notamment chez Degas et Bonnard comme l’a bien montré Murielle Gagnebin dans son livre sur Czapski35. Mais loin de voir dans le cadrage des peintres impressionnistes les prémisses du cinéma, je me propose de voir le cinéma comme la conséquence d’une prise en main et une exploration des possibilités du cadre de l’image, tel qu’il a été instauré théoriquement par Alberti. Plus que le bord d’un support accueillant l’image, c’est un outil essentiel que devient le cadre au fil de l’histoire des images depuis son assomption par Alberti. Inaugurant la fabrication de l’image par le tracé de son quadrilatère, Alberti annonce l’avènement du cadrage comme propos, comme forme d’énonciation, que les techniques de la photographie puis du cinématographe rendront de plus en plus opératoire. Je me placerai ainsi dans la perspective d’une continuité de l’art visuel à travers différents supports et de la poursuite d’un même désir de l’œil, désir de voir et désir de montrer conjointement, dont la compréhension sera d’ailleurs un des enjeux essentiels de ce travail. Le cinématographe comme image animée, écriture du mouvement, a toujours existé, des ondulations de l’image primitive sous l’effet de la flamme projetant sa lueur vive sur la paroi de la caverne, à la camera obscura de Giacomo Della Porta (1535-1615)36 dans laquelle s’installaient des spectateurs venus voir des images vivantes inversées, de la scène de théâtre d’ombres aux montages du polyptyque chrétien, le cinéma, comme écriture du mouvement et montage d’images, a toujours été présent de manière latente dans l’histoire des images. Cependant, ce que le cinéma semble accomplir, en tant que médium particulier et en tant que geste imageant, c’est l’avènement du cadre comme opérateur mobile d’une coupe dans un ensemble plus vaste, comme bord d’une ouverture donnant sur un espace voisin plus vaste, et donc comme lieu de passage potentiel entre l’espace plus vaste de la représentation et le monde réel du spectateur. Enfin, à travers son mouvement même, parfois involontaire ou très spontané, le cadre au cinéma se constitue comme une zone d’indétermination et d’échanges où l’image s’effrite. Eisenstein distinguait deux régimes du cadre au cinéma selon qu’il servait à composer une image ou, au contraire à tailler dans une aire plus vaste. Il dit ainsi, opposant l’école russe à la voie japonaise ; « Les japonais agissent de façon inverse. Voici une branche de cerisier, ou un paysage avec voiliers. Dans cet ensemble l’élève découpe en carré ou en rond, ou en 35
Murielle Gagnebin, Czapski. La main et l’espace, Lausanne, L’âge d’homme, 1974. Cette expérience est racontée par Laurent Mannoni dans son livre Le grand art de la lumière et de l’ombre, Paris, Nathan, 1994. 36
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rectangle, son unité compositionnelle. Choisit son cadrage ! (…) Notre école, c’est la méthode expirante de l’organisation spatiale du phénomène devant l’objectif (…). Et les japonais c’est l’autre méthode, l’ « appréhension » par la caméra, l’organisation par elle. On taille un morceau de réalité par les moyens de l’objectif »37 A partir de cette distinction s’établissent les deux termes d’une dialectique au niveau même du cadre de l’image filmique ; celle du cadre comme base et du cadre comme coupure, celle de la composition et du prélèvement, de la force centripète et de la force centrifuge. La composition part du cadre alors que le prélèvement, lui, part de l’objet mis au centre du cadre qui coupe alors une aire définissant un centre où il se constitue en son nom propre. Le cadre sert à définir un centre, ou au contraire s’en éloigne, le centre, sert à définir un cadre38. Dans L’œil interminable39, Jacques Aumont, soucieux lui aussi de suivre le chemin qui mène de la peinture au cinéma, en enjambant souvent la photographie, aborde la question du cadre et en fait le tout premier lien entre peinture et cinéma, dans ses trois grandes acceptions de dispositif matériel, de limite de l’image et d’ouverture pour le regard. Jacques Aumont parle ainsi de cadre-objet, d’abord, c’est-à-dire du cadre comme mise en scène (ou traitement) matérielle du bord de l’image, il s’agit de l’objet cadre, ce par quoi l’on peut tenir l’image dans sa main, grâce à quoi on peut aussi la montrer, le bois doré du tableau ou l’obscurité de la salle de projection. Il aborde aussi le cadre-limite ; comme fin de l’image, comme coupure, comme bord, à la fois bord du monde du spectateur et bord du monde de la représentation, lieu où ces bords se bordent et se confondent, lieu d’un passage (lien) et d’une solution de continuité en même temps et enfin comme cadre-fenêtre, comme ouverture au regard, comme espace voué au regard du spectateur, orienté vers ce qu’il faut regarder. Cette approche s’appuie sur la polysémie du mot « cadre », elle propose une terminologie qui a l’avantage d’affiner l’emploi du terme en lui adjoignant un second nom placé en épithète et restreignant son champ sémantique, isolant ainsi le dispositif matériel de présentation de l’image, la limite de l’image et la surface où s’ouvre l’image. Mais ces trois termes ne témoignent pas de ce qu’opère sur le regard ce mode de représentation particulier qu’est l’image dans un cadre et qui, du tableau à l’écran de cinéma en passant par la photographie qu’on garde par devers soi, 37
S.M. Eisenstein, « Hors cadre » in Les cahiers du cinéma, n° 215, septembre 1969. Cité par Dominique Villain in L’œil à la caméra, Paris, Cahiers du cinéma, 2001. 38 La cinéaste Nurith Aviv qui a été chef opératrice durant de longues années, m’a expliqué qu’elle enseignait aux jeunes cadreurs à poser leur cadre en regardant les bords, sans se soucier du centre, de façon à soigner le cadrage à partir de sa limite. Il est vrai qu’elle cadre souvent des visages et mots, les paroles des sujets qu’elle écoute avec sa caméra et à qui son cadre offre un habitat confortable. 39 Jacques Aumont, L’œil interminable, Paris, La différence, 2008, p. 123 – 126.
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propose à l’œil un certain type de relation. Les trois cadres distingués par Jacques Aumont n’agissent jamais seul, il est impossible de désigner le cadre-limite sans convoquer avec lui le cadre-fenêtre et s’il est possible de distinguer le cadre-objet, des deux autres, c’est parce qu’il est un élément exogène à la représentation et qu’il n’est donc pas sur le même plan logique que la « limite » ou la « fenêtre » qu’on ne peut pas séparer de l’image. Pour le cadre-objet, il eût été préférable, peut-être, de parler d’encadrement. Des différentes approches du cadre que j’ai pu observer, je propose une synthèse et dégage quatre dimensions significatives (afin de faire un quadro et d’encadrer le cadre). Précisons ici que je ferai du cadre des images - picturales, photographiques ou cinématographiques- l’objet essentiel et le terrain central de mon analyse ; c’est ainsi à une analyse du cadre des images dans ses rapports avec l’œil et le désir du spectateur, et non du cadre au cinéma ou du cadre chez Kieślowski, que nous nous proposons de nous livrer ici, à partir de ce qu’en disent Le Décalogue dans sa dimension métacinématographique et éthique, et, autour de lui, d’autres films de Kieślowski ou d’autres cinéastes ainsi qu’un certain nombre d’images de « natures » différentes que nous présenterons à la lumière de son propos théorique. J’ai ainsi dégagé quatre côtés du mot « cadre » qui me serviront de repères implicites dans l’approche des images du Décalogue : 1- Le parergon : Le cadre comme objet détaché entourant l’image elle-même, ornement matériel, mise en évidence du bord, ajout marginal devenu à la fois interne et externe à l’image, il opère comme un seuil dans une mise en scène visuelle de la limite par différents moyens. 2- La coupure : Le cadre comme fin de l’image, simple ligne de partage entre la représentation et son environnement réel, fin de sa surface, il interrompt l’image et témoigne d’un acte de circoncision. 3- Le déictique : Le cadre comme signe indiciel, comme acte premier de l’énonciation visuelle (Alberti) ; comme déictique, comme doigt pointé sur ce qu’il faut regarder, dans son ambivalence sémantique d’élément à la fois extérieur et intérieur à l’image, d’objet plein et vide, comme processus d’apparition de l’image, comme opérateur de sélection. 4- le corps : Le cadre, enfin, comme contenant, comme enveloppe de la représentation, dans son apparition même, appréhendé non au niveau du sens mais au niveau de son effet sur le spectateur. On parle alors d’un intérieur du cadre où se tiendrait l’image. C’est là que se joue la tension du cadre, c’est en tant que contenant qu’il est travaillé par la fente. 23
Cependant, afin de conférer à mon approche du cadre une dimension conceptuelle qui ne se limite pas à une redéfinition sémantique et pour ne pas séparer artificiellement les différentes dimensions du cadre des images puisqu’elles se retrouvent prises ensemble et simultanément dans la relation de l’œil à l’image, c’est donc le terme de finestra d’Alberti que je retiendrai ici comme nom du concept qui me permettra d’évoquer le travail du cadre. Pour dire les choses plus simplement ; par souci de synthèse et pour ne pas trop fragmenter notre objet et en saisir toute la vigueur, j’ai pensé qu’il serait plus fructueux d’utiliser un terme synthétique et pertinent sur le plan historique, une comparaison devenue métaphore qui hante aussi bien la peinture que la photographie ou le cinéma. La finestra est là qui n’attend que nous, rouvrons-là ! Il convient alors de distinguer le concept de finestra de ce que Jacques Aumont appelle le cadre-fenêtre, qu’il qualifie surtout par sa fonction imageante : c’est ainsi selon lui le cadre considéré comme « l’opérateur d’une certaine vue »… et comme une « ouverture sur la vue et l’imaginaire »40. Le cadre-fenêtre serait ainsi le nom de l’opération de porter à la visibilité, de faire advenir au regard… La finestra d’où nous partirons, celle d’Alberti, comme l’a bien montré Gérard Wajcman dans son très fécond Fenêtre, dans la première partie duquel il explore le champ sémantique du terme, sera tout à la fois une incarnation de ces trois fonctions du cadre et le concept qui réunit le mieux ces deux temps de la vie de l’image ; celui où le sujet imageant la façonne « D’abord j’inscris sur la surface à peindre un quadrilatère… » et celui où le sujet regardant la regarde « … qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée… ».41 Voir et donner à voir sont ainsi réunis dans ce même geste de formulation visuelle du cadre, mais c’est en tant que finestra qu’il opère ce partage et cette union des regards. Je considérerai cette finestra comme une conception particulière du cadre, une conception de ce que doit être un cadre dans la modernité représentationnelle qu’elle inaugure symboliquement, à l’occasion de cet « examen tout à fait nouveau de l’art de peindre »42 que propose Alberti. Tracé quadrangulaire, plus ou moins renforcé, plus ou moins orné, qui tend la surface et tient fermement le support, limite ferme et solide du champ qu’elle ouvre entre ses quatre montants et ouverture réelle / imaginaire sur ce que Foucault appelle un « espace
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Jacques Aumont, L’œil interminable, Paris, La différence, 2008, p. 123-126. Leon Battista Alberti, La peinture, texte latin, traduction française, édition de Thomas Golsenne et Bertrand Prévost, revue par Yves Hersant, Seuil, p. 83, 85. 42 Ibidem, p. 103. 41
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voisin » dans son analyse des Ménines43. La finestra en tant que modus operandi et opus operatum, est un type de cadre qui réunit en elle les opérations de création et de réception, accrochée entre l’espace de la représentation et celui du spectateur, créant ainsi un lien étroit entre la poïétique et l’esthétique de l’image, elle incarne une conception du cadre qui s’invente à l’aube de notre modernité spéculaire, retournée sur ses propres moyens représentationnels, inaugurant un métalangage pictural que l’instauration du tableau développera de manière très fine et très prodigue comme l’a très rigoureusement montré Victor I. Stoichita dans son essai L’instauration du tableau44. La finestra est ainsi l’instrument de la conversion du voir l’image en faire l’image et du faire l’image en voir l’image. Enfin, dans le champ fécond de réflexion qu’ouvre la Fenêtre de Gérard Wajcman, nous n’oublierons pas qu’une finestra est d’abord un élément architectural qui s’attache à la rectitude et à la rigidité du mur, et qu’à ce titre elle se présente comme la base « solide » et « trouée » de la représentation en tant qu’objet et en tant que processus, qui ne se conçoit alors que comme une ouverture (terme désignant à la fois l’action d’ouvrir et le résultat de cette action) donnant sur un espace voisin dont le statut reste incertain pour l’œil et l’esprit du spectateur. C’est en bonne partie sur le statut de cet espace de la représentation que je porterai aussi la réflexion en y cherchant quelques traces d’une origine que l’image mettrait en jeu. Dans cette élaboration du concept heuristique d’image-fente -but ultime de cette thèseje m’appuierai donc de préférence sur le dispositif de la finestra que j’emprunterai à Alberti et que je définirai (dans la première partie) à partir de son texte, plutôt que sur celui de « cadre », qui, de par sa trop grande « volatilité » sémantique, risque de devenir vaporeux dans son utilisation. Je mettrai aussi en évidence une dialectique de la finestra et de la fessura, nom italien que je donnerai, par soucis de distinction, à la forme de la fente et je développerai ensuite le concept heuristique d’image-fente qui va au-delà de la forme (fessura) et ouvre d’autres horizons. Dans mes emplois du terme de cadre, je me limiterai à une acception formelle, héritée de son étymologie ; « quadro ». Le cadre est donc, dans l’usage que j’en ferai, un modèle quaternaire, l’assemblage des quatre montants qui délimitent la surface de l’image, la séparent de ce qui n’est pas elle et la tiennent « droite ». 43
Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 21. Victor I. Stoichita, L’instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Genève, Droz, 1999. 44
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L’image-fente ainsi que la finestra seront à considérer comme des conceptions particulières de ce cadre de base. Et nous verrons plus loin que l’image-fente se présente comme un moyen de mettre en lumière une affection de la finestra par sa fessura, symptôme qui porte au jour un désir qui hante la finestra et parcourt son destin dans les arts visuels. Dans une première partie, nous partirons donc du cadre, du cadre qui tombe, qui s’effrite, pour aller vers une conception de l’image comme fente. Penser la part de la fessura dans la finestra, ce sera donc partir de la finestra, théorie de la représentation formulée par Alberti dans son fameux De pictura, en 1435, et suivre son destin dans l’évolution des supports d’images, de la peinture au cinéma, en passant par la photographie, où le cadre est investi par le sujet imageant d’un rôle « énonciatif », où il transfigure le visible en visuel, le monde en chose vue et à voir, par sa capacité à rendre le visible lisible par le sujet regardant, et à articuler ensemble des éléments visibles pour en faire un énoncé visuel. Voir le cadre comme un objet et comme un signe, comme présentation et comme représentation. C’est entre l’effet visuel (de la coupe et de l’enveloppement constituant l’ambivalence de la limite) et l’établissement d’un signifié (l’image s’arrête là, regarde ici !) que le cadre travaille le regard du spectateur, en tant qu’effet-sens.45 La première partie aura aussi pour enjeu de mettre en évidence la pertinence d’une conception « trans-supports » de la finestra albertienne en pointant son rôle originaire dans la photographie chez Niépce et dans le cinéma chez Louis Lumière, avant de voir comment Kieślowski l’utilise dans deux œuvres qui constituent le cœur de sa réflexion métacinématographique, L’amateur (1979) et Le Décalogue (1989). Nous passerons ensuite par un éclaircissement des enjeux éthiques du Décalogue, afin de mettre en relation la forme du cadre et le thème de l’éthique tel qu’il est mis en jeu par le polyptyque. Il s’agira tout d’abord de mettre en relation le projet éthique du polyptyque avec le parcours de Krzysztof Kieślowski tel qu’il est généralement présenté, à partir de son apostasie, afin de saisir sa place dans le grand récit de sa vie d’artiste, qui est une composante essentielle de sa façon de faire du cinéma. Ensuite, il s’agira de le mettre en relation avec le décalogue mosaïque, d’y suivre le destin du second commandement, portant justement sur les images et présent dans le polyptyque comme commandement-fantôme, pour voir en quoi il se constitue comme le commandement-racine du projet, tout comme il l’est, selon le Freud de 45
Je dois cette expression aux travaux du séminaire de Jérôme Baschet sur les chapiteaux des églises romanes (année 2006/07).
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L’homme Moïse et la religion monothéiste de ceux du Pentateuque. L’amateur (1979) sera alors considéré et étudié comme une mise en jeu ouverte de ce commandement par le réalisateur. La notion de dispositif sera ensuite mise en relation avec celle d’éthique, le décalogue mosaïque étant lui-même le premier des dispositifs, au sens où Foucault puis Agamben l’entendent. Nous verrons ensuite en quoi le cadre de l’image peut être considéré, dans sa fonctionnalité éthique, comme une figure de la Lettre et en particulier de la Lettre carrée dans laquelle le Talmud estime que le décalogue mosaïque a été transmis aux Hébreux. Partant d’une séquence précise du Décalogue 1, nous nous appuierons alors sur des écrits théoriques et des films extérieurs à l’œuvre de Kieślowski, qui travaillent visuellement cette conception. Sera alors mise au jour une dialectique de la fente et de la fenêtre, que nous appelons dialectique de la finestra et de la fessura, pour y lire l’expression visuelle du conflit de la pulsion scopique et de sa contention éthique sur lequel s’équilibre, grâce au cadre, la jouissance du film. Dans la troisième partie de ce travail, le cadre éthique du Décalogue ayant été délimité, nous aborderons plus directement la question de la fente comme forme visuelle et affection du cadre (finestra vs fessura). C’est à une phénoménologie précise de l’image-fente dans Le Décalogue que nous nous appliquerons méthodiquement, partant du motif formel de la fente ou de la fissure pour observer ensuite une première image-fente comme dispositif visuel puis une seconde, très abondante dans le polyptyque, comme figure métadiscursive, conférant au Décalogue sa dimension théorique et éthique. Ensuite, ayant mis au jour cette figure et son importance réflexive, nous la verrons se transformer en concept heuristique dont les quatre dimensions seront particulièrement observées dans Le Décalogue, en particulier dans les épisodes 5 et 6 et leur versions longues, et dans d’autres images appartenant à la peinture (au sens large), à la photographie ou au cinéma. Tout d’abord, dans une quatrième partie portant sur la phénoménologie des usages de la fente, il s’agira de voir la structure d’ouverture de l’image-fente, dans laquelle la nature photographique de l’image filmique et le dogme de l’Index jouent un rôle important, puis de comprendre sa fonctionnalité de passage où le regard est considéré comme partie du corps. Ensuite, dans la cinquième partie, à travers une approche psychanalytique et une observation des mises en jeu de la fente originaire et des sollicitations de la bouche (pulsion orale) et de la main (pulsion haptique), notamment à travers des lactations et des mises en jeu 27
du contact et de la caresse dans des images, il s’agira de comprendre la part du rapport à l’origine que le concept heuristique d’image-fente met en lumière, ainsi que, pour finir, sa dimension d’objet primaire. In fine, le concept heuristique d’image-fente aura peut-être permis de mettre en évidence le désir inconscient que la finestra albertienne porte en elle sous la forme de la fessura qui la hante et la déforme, et dont elle est aussi, en tant que figure de la Lettre et de la coupure éthique (signifiante), une contention. L’oscillation du regard entre illusion et conscience de l’illusion, croire et ne pas croire, impression de présence et conscience de l’absence, est alors conçue comme une forme de jeu subtil de l’œil avec la ligne plus ou moins claire du cadre, bord d’une ouverture et fin d’une surface plane, solution inventée pour satisfaire en toute sécurité ce que Lacan appelle l’« appétit de l’œil » que la peinture, la photographie et le cinéma viennent satisfaire.
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I- SUR LE SEUIL DE LA FINESTRA « Regardez Le port de la Rochelle avec une lunette qui embrasse le champ du tableau, et qui exclut la bordure ; et oubliant tout à coup que vous examinez un morceau de peinture, vous vous écrierez, comme si vous étiez placé au haut d’une montagne, spectateur de la nature même : O le beau point de vue ! »46
1) L’instabilité du cadre dans Le Décalogue 8 et la question de l’éthique Dans Le Décalogue 8 de Krzysztof Kieślowski, un même geste apparemment sans importance ni signification dans l’économie narrative du film, se produit à trois reprises et attire notre attention sur le destin d’un tableau qui, après avoir été redressé par un personnage, perd son équilibre, glisse sur un côté le long du mur sur lequel il est accroché et se retrouve penché, déstabilisé, sans aucune raison apparente. Le cadre s’affaisse sans qu’aucun des deux personnages du film ne puisse lui redonner définitivement son équilibre. Le cadre tombe, inéluctablement soumis à une force invisible qui le travaille. (Voir Extrait 1) Ce phénomène purement visuel, n’est à aucun moment évoqué verbalement par les personnages du film. Ni Zofia47 l’éthicienne de renom qui étudie avec ses étudiants des cas réels de choix difficiles auxquels sont confrontés des sujets dans des situations morales complexes, ni Elzbieta, sa traductrice américaine, plus jeune, venue la rencontrer à Varsovie, ne parlent de ce cadre qui perd obstinément son équilibre. Chacune d’elles, à trois moments différents du film, redresse le cadre en silence, sans rien dire, dans un geste presque compulsif, presque secret. Elles semblent ne pas supporter la vision de ce cadre penché sur le côté. L’éthicienne et sa traductrice, femmes de lettres et de parole ne laissent pas tomber le cadre, mais le cadre tombe, inéluctablement. Le scénario ne dit rien, lui non plus, de ce phénomène récurrent qui, situé ainsi au-delà des mots, manifeste une puissance indicible parce qu’inconsciente et prend, dans sa répétition même, la force d’un symptôme ; obstinément le cadre redressé par Zofia puis par Elzbieta glisse et se désaxe, reprend sa place « anormale », « pathologique », et acquiert ainsi, pour nous, spectateurs devenus observateurs de phénomènes purs, cliniciens, la manifestation d’un déséquilibre organique de l’image exposée aux regards.
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Denis Diderot, « Salon de 1763 », Salons, Paris, Folio, p. 88. Tout au long de ce texte, l’orthographe des noms des personnages sera conforme à celle qui figure dans la traduction du scénario des dix épisodes du Décalogue effectuée par Malgorzata Smorag et Beata CanesBoussard, pour les Editions Balland en 1989. 47
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D’où vient-il ? Que manifeste-t-il au juste ? Pourquoi le cadre de l’image dans l’image, ce tableau de paysage mis en abyme dans le plan de Kieślowski, tombe-t-il obstinément sur sa droite ? Pourquoi ce phénomène a-t-il lieu dans l’épisode du Décalogue qui traite spécifiquement de l’éthique ? Le cadre et l’éthique travaillent-ils le regard de la même manière ? La valeur éthique du cadre et sa déhiscence sont-ils ici visuellement mis en jeu ? Ce sont ces premières questions qui nous permettront de franchir le seuil de ce polyptyque qui constituera notre corpus principal au fil de cette recherche aux bords des images et ainsi d’entrer de plein pied dans cette réflexion sur le « cadre » de l’image et sur son affection, réflexion qui prendra la forme de l’élaboration et de la définition du concept d’image-fente considéré à travers ses divers aspects, dans sa relation dialectique, en tant que fessura avec la notion albertienne de finestra. Mais avant d’avancer plus loin dans cette recherche, revenons sur ce symptôme qui vient ponctuer la narration du Décalogue 8 et observons attentivement ses occurrences. Une première fois, au début du film, Zofia, professeur d’éthique à l’Université de Varsovie, constate en rentrant chez elle qu’un tableau est mal accroché au mur de sa salle à manger et le remet en place machinalement (la répétition est déjà signifiée dans l’aspect « habituel » de son geste) puis quitte la pièce pour se rendre dans celle qui la jouxte. Sans que le plan ne s’interrompe, le cadre glisse une nouvelle fois, hors-champ, reprenant sa position initiale penchée - on entend un son off de glissement qu’on n’identifie pas tout de suite - avant d’être redressé à nouveau par Zofia qui, ayant compris la signification du bruit, est revenue sur ses pas dans la pièce où se trouve le cadre et l’a redressé une seconde fois.
Figures 1 et 2 : Le Décalogue 8 (03 :36 et 03 :43) (Extrait 1)
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Ce premier redressement du cadre (figures 1 et 2) est ainsi répété dans un même plan, nous laissant penser que cet équilibre est important pour Zofia, professeur d’éthique. Mais après la seconde intervention, la caméra ne revient plus dans la salle à manger ni sur le cadre, elle suit Zofia dans la chambre d’ami où elle va disposer un bouquet de fleurs, une nature morte, dans un vase. Le tableau est censé être resté en place. Mais on a déjà senti que quelque chose dans l’image résiste à la volonté de l’éthicienne, quelque chose revient et cherche à se dire dans cette chute du paysage, dans ce déséquilibre du cadre, et Zofia, toute maîtresse d’elle-même qu’elle soit, ne peut que se plier à la force irréfragable du symptôme. Cette première répétition du geste de redresser et d’équilibrer le cadre va se rencontrer une nouvelle fois, plus loin dans le film, lorsque Elzbieta, invitée chez Zofia, remarque le cadre penché et s’en approche naturellement pour le redresser.
Figures 3 et 4 : Le Décalogue 8 (32 :36 et 32 :39) (Extrait 1)
Dans cette deuxième intervention pour redresser le cadre, c’est en effet Elzbieta qui se charge de rétablir un équilibre. Elle est venue à Varsovie pour retrouver celle qui lui a refusé son assistance, un soir de 1943, alors qu’elle était une petite fille juive persécutée par la machine de mort nazie et que son protecteur l’avait menée chez un couple qui devait la parrainer pour son faux baptême chrétien. La femme en question - Zofia - avait finalement refusé d’être sa marraine arguant devant ceux qui étaient venus la trouver qu’elle ne pouvait mentir devant son Dieu en parrainant une jeune juive, en falsifiant un certificat de baptême. En réalité elle lui avait refusé son aide pour protéger le réseau de résistance auquel elle appartenait avec son mari, la famille prévue pour accueillir et cacher l’enfant fraîchement baptisée ayant eu, selon certaines informations, des liens avec la Gestapo, ce qui s’avèrera faux par la suite. Elle prétendait donc devant le protecteur et l’enfant vouloir respecter le
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commandement portant sur l’interdit du faux témoignage48 (pourtant mal utilisé ici puisque le respecter revenait à condamner l’enfant à une mort très probable) alors qu’elle protégeait son réseau en sacrifiant (ou en abandonnant) l’enfant juive. Un choix maquillé par un mensonge provoqué lui-même par un « témoignage mensonger » puisque la famille soupçonnée d’accointance avec la Gestapo était parfaitement honnête. C’est ce qu’Elzbieta va découvrir et l’on comprend vite comment et pourquoi Zofia est devenue une spécialiste des questions d’éthique et de choix, elle qui a dû choisir entre la vie d’un enfant et la cause qu’elle défendait. C’est d’ailleurs au cours d’une de ses séances de travaux pratiques à l’Université, baptisées « l’enfer éthique », qu’Elzbieta va raconter ce « cas d’espèce » dans lequel Zofia reconnaîtra vite sa propre expérience ainsi que l’enfant devenue adulte, qui la narre. Le professeur d’éthique invitera sa traductrice à la suivre chez elle afin d’évoquer cet événement douloureux pour elles deux, et c’est en arrivant chez son hôte qu’Elzbieta redressera à son tour le cadre penché (figures 3 et 4). Toutes deux sont ainsi préoccupées par les questions de vérité, de précision verbale et d’équilibre, dont le cadre matériel entourant le tableau d’un paysage, est le representamen cinématographique. Redresser le cadre, c’est ici remettre les choses à leur place, rendre au monde son équilibre, rectifier son regard. Or cette vérité du regard, scellée dans l’image, est affectée d’un symptôme, le cadre chute sur sa droite, se désaxe et semble entraîner le monde comme représentation dans son affaissement. Ce que ces deux femmes redressent ici, à trois reprises, c’est l’adéquation naturelle entre le cadre, le paysage et le regard du spectateur, c’est le protocole de la représentation en perspective, formulé par Alberti, qui est restauré à chaque fois, c’est la vérité du regard humain, son honnêteté, que l’éthicienne et sa traductrice, toutes deux femmes de lettres et de fidélité, remettent en place pour le regard d’un éventuel spectateur. Elles cherchent en somme à sauver le cadre, à sauver la finestra, à sauver un regard dont l’éthique place l’homme et son œil à l’origine de toute représentation. Mais inéluctablement le cadre rechute, le symptôme reparaît et la question se pose à nouveau. Lors du second redressement, effectué par Elzbieta, on voit clairement le cadre retrouver sa position « pathologique » après qu’Elzbieta a quitté le champ, la valeur du symptôme s’accentue, et le geste des deux femmes prend toute sa dimension symbolique pour devenir, dans cette réitération, un élément fort de la fable, une allégorie du travail de l’éthique, et ici, précisément, de celui de Kieślowski posant au fil de son polyptyque les deux 48
« Tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain. »
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grandes questions soulevées par le second commandement de la loi mosaïque49, celui qui n’est justement pas attaché à un des dix épisodes, qui sera pour nous le commandement-fantôme ; qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que donner à voir ? Le tableau penché, la représentation atteinte de ce symptôme de la chute, la torsion du regard cristallisé dans le tableau à partir de son cadre, cette fragilité manifeste de la place du spectateur, mettent en jeu le rôle du cadre dans l’acte de regarder et de donner à regarder. Comme le souligne cet inéluctable répétition du symptôme, il y a quelque chose à apprendre de ce cadre affaissé qui nous rappelle que quelque chose ne va pas dans la représentation, que le processus de cadrage du monde porte un déséquilibre qui constitue lui aussi une question d’éthique. Une troisième fois, Zofia devra accomplir ce geste de réglage, redresser ce cadre qui n’arrive pas à rester en équilibre, à présenter son paysage champêtre de façon claire et juste. (figures 6 et 7). Cette fois-ci nous ne verrons pas le cadre reprendre sa place aberrante, peutêtre est-il enfin stabilisé par l’éclaircissement des regards de Zofia et d’Elzbieta sur leurs destinées respectives, peut-être ont-elles restauré un équilibre qui a levé le symptôme… Bien trop subtil pour se livrer à une démonstration, le film ne nous le dira pas, laissant le symptôme en suspens dans son questionnement de notre rapport au cadre des images.
Figures 5 et 6 : Le Décalogue 8 (45 :05 et 45 :09) (Extrait 1)
Sur le premier et le dernier plan, lorsque c’est Zofia qui relève le cadre, nous pouvons remarquer la présence d’une dague accrochée au mur à la droite du cadre. Cette dague, dans le voisinage de cet objet devenu une sorte de fil conducteur du film, prend une signification particulière ; elle devient elle-même symbole complétant et renforçant la signification du
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« Tu ne feras aucune image sculptée de rien qui ressemble à ce qui est dans les cieux là-haut, ou sur la terre ici-bas, ou dans les eaux au-dessous de la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces images ni ne les serviras… »
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cadre. Peut-être constitue-t-elle un élément de syntaxe, une sorte d’épithète du cadre, lui donnant ici une qualité particulière. Le cadre est en effet la coupure de l’image, il relève d’un choix, forcément éthique, il signifie qu’un œil a tranché dans le vif du visible pour exposer un regard. Le cadre ne marque pas la coupure de l’image de la même manière dans les arts de la peinture, où le sujet imageant remplit l’espace délimité par le cadre et dans les arts du prélèvement photographique où il s’en sert pour « avaler » une partie de la réalité dont il composera son image, et où le cadre apparaît davantage comme l’instrument d’une sélection et d’une coupure. Ainsi, le geste de cette éthicienne est en relation avec la loi symbolisée ici dans ses deux dimensions ; la culpabilité qu’on retrouve dans la dague qui porte en elle la coupure, la sanction, la castration du coupable et le cadre, la limite éthique, le surmoi qui est censé contenir les débordements pulsionnels, limiter ici l’expansion infinie du paysage. La tendance du cadre à l’instabilité, tendance que reprennent en partie les cadres très mobiles de certains épisodes du Décalogue, pourrait alors être le symptôme d’un affaiblissement de la loi humaine, se manifestant par le biais d’une fragilisation de ce qui sépare, contient, protège et désigne. En tombant, le cadre manifeste sa fragilité, le risque de sa disparition, mais dans le même temps, par le décadrage qu’il impose, il attire l’attention sur lui, et met l’image à distance du regard, il nie et dévoile en même temps le principe perspectif de la continuité entre le monde du spectateur et celui de la représentation, obligeant le spectateur à ce geste éthique de restauration et de manipulation de sa fonction de contenant. Le travail de l’éthicienne comme celui d’Elzbieta, la jeune femme devenue américaine qui revient sur les lieux mêmes de son enfance pour y établir, à la lumière de la vérité, les bases solides de son histoire personnelle, se rejoignent dans le souci qu’elles ont de relever le cadre, de restaurer un équilibre perturbé par un agent mystérieux. Aucune des deux ne cherche à fuir la vérité, à échapper aux exigences d’une prise de position éthique. Le cadre, mis en valeur par l’éclat de sa dorure, au détriment de ce qu’il montre, est la forme la plus apte à symboliser ce qui porte la loi comme « cadrage » de la vérité et du juste point de vue, ce qui se présente comme contenant de l’énergie expansive (pulsion) qui tend à s’extérioriser, à déborder le corps ; le cadre agit sur le regard comme l’éthique sur la pulsion, il impose un détour, une rupture, un intervalle… L’éthique est un cadre pour le regard, le cadrage est un geste éthique qui résulte toujours d’un choix. C’est ce que nous enseigne l’ensemble de l’œuvre cinématographique de Krzysztof Kieślowski que travaille de l’intérieur la question d’une éthique du voir et du donner à voir, et 34
bien sûr, plus particulièrement son Décalogue qui aborde frontalement la question du choix éthique, marquant, dans sa trajectoire artistique, l’abandon du documentaire pour la fiction, un choix éthique pour lui-même, comme nous le verrons dans la seconde partie de ce travail.
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2) Sur la dimension éthique du cadrage Il est très éclairant de suivre la manière dont le cadre prend de l’importance et devient l’outil principal de la fabrication de l’image dans les supports issus de l’ouverture de la finestra d’Alberti (peinture, photographie, cinéma). Le cadre devenu une « fenêtre », se séparant ainsi de la surface pour s’ouvrir progressivement sur un champ qui en excède potentiellement les limites, entre alors dans un travail avec un hors-champ dont l’accès était condamné par la solidarité irréfragable entre le cadre et le support dans la peinture médiévale. Cette séparation du champ et du cadre est sans doute le premier temps de la prise en main du cadre dans l’opération imageante. Sans que cela concerne toutes les productions d’images encadrées, on peut suivre dans l’histoire visuelle depuis la Renaissance, une tendance certaine à faire du cadre, de support en support, d’innovation en innovation, l’outil principal par lequel se fait l’image. Le destin du concept de cadrage dans les arts visuels devient alors l’indice de cette orientation qui met en avant le rapport de l’homme au visible qu’il représente, qu’il soit une fiction où un lieu réel. Choisir, sélectionner, prélever, situer le sujet regardant dans ses pas, telles sont les modalités de ce cadrage qui tend à établir une conduction subjective entre le sujet imageant et le sujet regardant qui se superposent totalement dans l’opération imageante de la finestra. Alberti, le premier, a donné au cadrage un rôle fondamental dans la constitution des images planes et encadrées. Le cadre n’y était plus seulement le parergon enveloppant l’image a posteriori et définissant ainsi sa dimension d’objet matériel, de corps plein et saisissable, mais devenait le trait initial, la base de la représentation, précédant l’avènement de l’image, l’indice implicite d’une coupe dans le mur, d’une ouverture, promesse aussi d’un passage potentiel. La finestra, à la fois bord d’un trou et fin d’une étendue plane, scande cette double dimension de l’image peinte en perspective qui sera durant longtemps l’objet même de la représentation picturale, sur l’axe de sa planéité et de sa profondeur, ainsi que sur celui de l’opacité et de la transparence de son support. Par la suite, la photographie puis le cinéma, donneront au cadre de la finestra albertienne une importance essentielle dans la confection des images ; en conservant la trace lumineuse du passage considéré comme « réel », en vertu du dogme de la vérité photographique, de la surface visible des choses à l’intérieur de la camera obscura, la
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photographie50 déplace de la surface du support de l’image vers son cadre, sa limite, le lieu où se porte la main du sujet imageant, identifiant l’action de faire l’image à celle de cadrer un champ plus qu’à celle de couvrir un support. Le support se couvre tout seul. Il reste bien sûr une part à la maîtrise de la luminosité, au choix de l’émulsion photographique et au travail de la surface par la lumière, mais la photographie n’en demeure pas moins, pour le simple usager de l’appareil, une image acheiropoïète, une image dont la ressemblance s’établirait, a priori et selon le savoir photographique commun, par un contact lumineux, qui se peindrait elle-même à partir du choix initial d’un sujet imageant. Choix cristallisé dans le cadrage. Le cadrage, opération qui consiste à déterminer un sujet, un angle de vue et une valeur de plan, n’est plus simplement une étape théorique de la représentation picturale qui consistait à le rendre visible en tant que fenêtre sur l’histoire, mais il prend dans les arts photographiques une grande importance pratique, puisque c’est sur lui que se porte la majeure partie du processus imageant. Il devient à la fois le modus operandi et l’opus operatum d’un ensemble de choix décisifs, choix qui constituent l’image elle-même. Le cadrage photographique qui se libère avec la réduction du volume des appareils, développe ainsi une des fonctions subjectives qu’Alberti assignait au cadre dans sa célèbre formule, celle de « plaire » au sujet imageant, d’être à son goût. Les arts photographiques, animés ou non, deviennent essentiellement des arts du cadrage. Le sujet imageant est avant tout celui qui cadre, c’est-à-dire celui qui choisit et saisit, et se donne ainsi comme sujet d’un cadrage forcément unique, voir idiosyncrasique. Le cadre au cinéma cède la place au processus dont il est l’instrument, il existe pleinement dans le geste qui effectue un choix, une coupe et un prélèvement dans le champ infini du visible. Alors que le cadre de la photographie, à l’instar de celui de la peinture, reste soudé au champ qu’il délimite et sur lequel il ouvre la représentation, celui de l’image filmique s’en émancipe et glisse sur le champ qu’il étire ainsi, faisant de l’acte de saisir dans un cadre, le geste même de l’énonciation visuelle. On voit très tôt comment le panorama, dans les premières vues Lumière, opère comme une révélation des possibilités de mobilité du cinéma au cinéma lui-même. La manière dont Eugène Promio, l’opérateur Lumière à qui il revient d’avoir, le premier51, fait glisser sa
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Photographie dont les premiers essais ont été faits à travers une fenêtre par Nicéphore Niépce à St Loup de Varenne. 51 Dans son livre Le cinéma des origines, Jacques Rittaud-Hutinet précise en note : « ce procédé (du panorama) avait été inventé dès le début de 1896, puisque les inondations de 1896, à Lyon, furent filmées – mais par qui ? – avec un « panorama » pris d’un train. In Jacques Rittaud-Hutinet, Le cinéma des origines, Seyssel, Champ Vallon, 1985.
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caméra sur le Grand Canal de Venise en 1896, explique à Georges-Michel Coissac, en 1925, les conditions dans lesquelles cette idée lui était venue, indique bien le processus de retournement réflexif par lequel le cinéma s’est libéré des rigidités de la finestra. Il dit ainsi : « Si la caméra immobile permet de reproduire des objets mobiles, on pourrait peut-être retourner la proposition et essayer de reproduire à l’aide du cinéma mobile, des objets immobiles. »52 Le « cinéma mobile », c’est le glissement de la fenêtre le long du champ qu’elle étire dans la durée de la vue, c’est la possibilité d’investir le hors-champ et de donner au geste de choisir par le cadre dans le champ53 à travers le zoom, le travelling ou encore le raccord dans l’axe, la valeur d’un propos et d’en faire l’inscription d’une intention. A la lumière de cet Eureka, Promio accomplit, d’une certaine manière, le désir de souveraineté subjective qu’Alberti conférait au sujet imageant. L’image filmique n’est plus seulement celle dont le champ s’anime, elle est aussi animée par (depuis) son sujet imageant qui, en maniant de plus en plus précisément le cadre, s’ouvre la voie d’une nouvelle forme d’énonciation (par le cadrage) et conjointement d’un nouveau niveau de subjectivité (par le choix et le flottement). C’est le flâneur Baudelairo-Benjaminien qui trouve les moyens de partager l’intériorité fantasmagorique de sa flânerie, c’est-à-dire un ensemble d’impressions visuelles qu’énoncent les mouvements de son œil sur la surface visible des choses. Le déplacement même du cadre dans l’opération de cadrage, devient un choix syntagmatique. Et, plus tard, dans les différentes structures paradigmatiques du montage, en tant qu’assemblage de cadrages, le film devient un propos, récit ou discours, dont le sujet énonciateur a la particularité de partager sa place avec le sujet récepteur. Le cadre qu’Alberti trace « d’abord » sur la surface à peindre, est à la fois la base de la représentation pour le peintre « qui est pour moi » et celle « à partir de laquelle » le sujet regardant va pouvoir considérer l’histoire depuis la place du sujet imageant. Le choix du verbe considérer, dans la traduction française, est assez neutre et ouvert pour accueillir l’activité créatrice du peintre et le regard du spectateur. Le peintre comme le spectateur peuvent, chacun à sa manière, considérer l’histoire représentée, le latin originel « contueatur » à la voix passive, inscrit bien l’idée d’un voir ouvert, d’un voir sans sujet défini, d’un partage du voir, qui est le propre de l’image creusée en perspective, passive devant le regard du sujet entrant dans une surface plane. Sujet imageant et sujet regardant occupent théoriquement la
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Georges-Michel Coissac, Histoire du cinématographe, de ses origines à nos jours, Cinéopse et Gauthier Villard, 1925. p. 197. 53 Geste absent du premier panorama qui ne visait qu’à retourner de dispositif et à affranchir le sujet imageant de sa dépendance au champ.
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même et unique place idéale, déterminée par le point de vue qui n’est autre que le point de fuite, autrement dit la place d’où le sujet fuit et énonce dans le même mouvement. Tout spectateur peut ainsi devenir virtuellement le sujet énonciateur du plan, puisque l’un comme l’autre regardent à partir de la fenêtre et se trouvent au même point de fuite. C’est ainsi au niveau de cette conduction subjective du point de vue du sujet imageant que se pose la question de l’éthique du cadrage. Puisque le sujet imageant détermine par son point de vue subjectif ouvert, le point de vue de l’autre sujet qu’est son spectateur, qu’il contient en quelque sorte dans son propre corps invisible, il convient de se demander où il se/le place et comment il lui montre, à partir de la finestra, le visible sur lequel son cadrage vient tenir un propos. La question de l’éthique du cadrage revient ainsi à s’interroger sur la liberté subjective que le sujet imageant va laisser au sujet regardant, par conséquent, il s’agira de voir apparaître dans le geste de cadrage lui-même, une forme d’altérité, de coupure, de contradiction ou de réflexivité, susceptibles de séparer la place du spectateur de celle de l’énonciateur. L’éthique du cadrage est donc ici à la mesure de la place laissée à cet autre qui est en partie lui-même (le spectateur) par le sujet imageant, c’est en somme son retrait, sa capacité à opérer le passage de la vue directe, illusoire, au signe visuel, au symbole ou à l’allégorie qui suppose un déplacement de signifiant et un travail d’interprétation où peut exister le sujet. Il s’agit de créer de l’intersubjectivité entre deux sujets qui partagent pourtant le même point de vue et c’est la transformation de la vue en signe par un effet de cadrage, qui opère ce passage au sein du plan. Le cadre joue ici un rôle central dans la mesure où il coupe l’image du reste du visible et l’isole, en fait un signe. La question éthique qui semble alors se poser au filmeur concerne la manière pour lui d’opérer cette coupure signifiante qui fait passer l’image du statut de vue à celui de signe, du visible au lisible, passage qui décollerait le point de vue de l’énonciateur de l’image de celui de son spectateur et poserait ainsi les bases d’une relation intersubjective. Ce passage s’appuie notamment sur la manière dont le dispositif peut être réfléchi par l’image elle-même, selon le principe de l’expérience initiale de Brunelleschi ; il faut que le dispositif se prenne lui-même en considération pour qu’il corresponde à une posture éthique, c’est-à-dire qu’il faut que l’image mette en lumière son point d’origine, son sujet énonciateur pour que son spectateur prenne conscience du fait qu’elle est un propos et non une vue naturelle, il faut qu’elle se présente pleinement comme une illusion et pleinement comme un signe, c’est-à-dire comme un espace de jeu entre ces deux états de l’image.
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Mais par son effacement, par son effritement sur ses bords dans le mouvement intempestif de la caméra qui transforme la limite ferme de la finestra albertienne en frontière poreuse, en zone d’échange entre le champ et le hors-champ, mais aussi, entre le corps du spectateur et le corps de l’image, le cadre devient une fessura ; une fente. Pour donner une forme et un terme à ce travail du cadre, nous utiliserons la notion d’image-fente. L’image-fente est l’image dont le cadre rigide est fragilisé par différents procédés qui tendent à donner l’illusion d’une continuité entre l’espace de la représentation et l’espace du spectateur. C’est une image percée, ouverte, promettant un échange physique au corps du spectateur, et c’est aussi une image aux bords incertains, troublés par le jeu d’un recadrage qui réduit le champ, le lacère parfois, à l’aide de persiennes, et le réduit par différents moyens afin de donner au spectateur l’illusion d’une vue fortuite, non apprêtée, ayant dû s’accommoder des circonstances matérielles immédiates de la prise de vue. Créant ainsi un rapport dialectique avec la finestra d’Alberti, l’image-fente est à la fois un dispositif et une figure de ce dispositif puisqu’elle apparaît elle-même à l’image en tant que figure affectant le cadre. C’est à cette seconde condition qu’elle se dote d’une dimension éthique, dans la mesure où elle met au jour l’illusion qu’elle porte en elle, à la manière des trompe-l’œil baroques qui avaient pour vocation de détromper l’œil en lui apprenant à apprivoiser l’illusion. En tant que dispositif de prise de vue, elle crée l’illusion d’une vue naturelle qu’aucune composition particulière ne vient encombrer de son ordre souverain, l’image-fente est prise à la sauvette et assigne ainsi une place au sujet regardant dans l’espace de la représentation. Si l’image n’est pas « bien cadrée », s’il y a des objets interposés, des mouvements de caméra brusques et parfois erratiques ou des éléments (persiennes, embrasures de porte, rideaux…) qui gênent la vue, c’est que l’origine énonciatrice du plan, le sujet imageant, est bien prisonnier d’un corps présent dans cet espace, qu’il est là et témoigne de son ethos54. La focalisation est ici très forte et le spectateur, soumis au point de vue du filmeur, se sent lui-même présent dans cet espace. L’image-fente a notamment cette fonction de créer la fiction d’une présence du corps du spectateur dans l’espace de la représentation et ainsi de le faire sentir ; les mouvements d’appareils intempestifs, facilités par la légèreté des caméras numériques actuelles, contribuent à accentuer cette impression, en se conformant de plus en plus à la manière dont l’œil humain parcourt naturellement l’espace visible. 54
Guillaume Soulez précise : « Il faut comprendre l’ethos comme une interprétation de l’auditoire à partir du discours entendu : par exemple, si un orateur se contredit, ou hésite, il paraîtra « peu fiable », si au contraire, un orateur anticipe des objections et les prend au sérieux, il paraîtra « sensé » ou « sensible », etc. » in Quand le film nous parle, rhétorique, cinéma, télévision, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, p. 29.
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L’esthétique dite de la caméra-mouche, fait percevoir, en creux par rapport à son champ, le corps de l’opérateur qu’un cadrage neutre, moins mobile, fait oublier plus facilement. En revanche, en tant que figure du dispositif, l’image-fente est bien dans l’image et fait signe au spectateur, l’amène à voir le cadre de l’image comme les bords qui sont mis en scène au sein même de l’image, comme un dispositif de monstration qui suppose chez lui une croyance et une illusion. Le mouvement de caméra, les recadrages du champ, les objets interposés, les lamelles des persiennes et autres embrasures de portes, deviennent, sous l’effet d’un geste réflexif, des signifiants du dispositif lui-même, et par cette opération, orchestrent le passage du visible au lisible, de la vue au signe qui est le fondement même du processus éthique. Le regard du spectateur oscille donc entre l’illusion que lui procure le dispositif et la conscience de cette illusion que lui procure la dimension réflexive de cette image-fente.
Ainsi donc, la tendance qui semble se dessiner de la fenêtre du mur au ciné-œil, ou encore à la camera-mouche de Lars Von Trier ou de Jonathan Nossiter, c’est une identification, une superposition de l’acte imageant et du regard, ou plus exactement une fusion entre l’œil et la main qui cadre d’une part et l’œil et la bouche qui parle de l’autre (et boit comme nous le verrons plus loin). L’identification du processus de cadrage à la création de l’image débouche sur une sorte d’énonciation visuelle dont l’œil du sujet imageant serait à la fois la main et la bouche ; cette dimension haptique et orale du regard constituent un point très important que nous nous proposons de développer dans l’ultime partie de ce travail de thèse. Nous postulons que cet avènement de la finestra que suit sa fragilisation au profit de la fessura, correspond au développement de la dimension haptique du regard, d’un regard qui, à l’image du Saint Thomas du Caravage, a besoin de fouiller la fente pour croire… L’enjeu de l’image-fente est ainsi celui de la crédibilité des images. C’est l’ouverture de l’image qui permet au spectateur d’authentifier la présence réelle du corps. En se séparant du champ, c’est-à-dire en accentuant les effets de cadrages, le cadre de la finestra fait croire à une ouverture, d’autant plus crédible qu’elle serait fortuite, comme s’il s’agissait d’une fessura, et donc à la présence des corps vus dans l’espace voisin autonome ainsi créé. Pour illustrer ce propos et faire sentir ce phénomène de cadrage dans une de ses premières manifestations picturale, on peut observer cette séparation entre la surface du tableau et sa finestra dans la peinture d’Andrea Mantegna, par exemple, qui joue dans son Calvaire (1459) avec un tombeau ouvert où il fait disparaître dans le hors-champ une partie
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du corps d’un légionnaire romain, et plus tard dans son St Sébastien (1480) où il « cadre » le martyr et « décadre » ainsi les archers qui viennent de le transpercer de leurs flèches.
Figure 7 : Andrea Mantegna Le calvaire (1457-1459) Bois (76 cm x 96 cm) Paris, Musée du Louvre. détail, bord inférieur
Figure 8 : Andrea Mantegna, Le martyr de Saint Sébastien, (1480-1490) Tempera sur toile (255 cm x140 cm) Paris, Musée du Louvre. détail, angle inférieur droit
De l’un à l’autre de ces tableaux où l’on voit le bord du cadre « couper » le corps d’un personnage représenté, un pas vers l’émancipation du cadre semble franchi. Dans la crucifixion, la coupe est justifiée par l’historia puisqu’un trou, au bas du cadre, explique la disparition d’une partie du corps du légionnaire, il ne s’absente de l’espace représenté qu’en empruntant un chemin lui-même représenté, l’escalier qui s’enfonce vers un sous-sol imaginaire qui appartient au monde fictif de la représentation, il disparaît ainsi dans un souschamp et non dans le hors-champ. Le cadre ne laisse rien lui échapper, il délimite le lieu de la représentation et le désigne, et c’est la fiction des lieux qui sépare le visible de l’invisible au sein de la représentation. Dans le Saint Sébastien, en revanche, la coupe est la conséquence manifeste d’un choix opéré par le peintre qui s’approprie le pouvoir de regarder et de montrer simultanément en signifiant son droit de coupe, son choix. En centrant son regard sur le corps du saint, il a écarté ses deux bourreaux, leurs corps ne sont plus cachés par un élément de l’historia, ils sont purement hors-champ, le cadre n’a plus besoin de l’appui d’un bord dans le
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champ de la représentation pour couper un corps, son coup d’œil est souverain, et il suffirait d’un mouvement de l’œil vers la droite pour que le cadre, qui correspond alors symboliquement aux limites du spectre de la vision du sujet imageant et du sujet regardant, les saisisse, les « re-cadre ». La notion de cadrage apparaît ainsi très vite à partir du moment où la perspective creuse le champ de la représentation, ou, plus exactement, transforme la représentation en champ de vision, met de l’air dans le tableau et libère illusoirement les corps représentés de leur planéité, de leur attachement matériel au support. Alberti dit à ce sujet : « Je désire donc que tous ces mouvements soient dans la peinture. Qu’il y ait quelques corps qui se dirigent vers nous, que d’autres s’éloignent, à droite ou à gauche. Puis que de ces mêmes corps quelques parties s’exposent face à ceux qui regardent, que d’autres reculent, que les unes s’élèvent en l’air, que d’autres tendent vers le bas. »55 Existant en trois dimensions dans un univers en trois dimensions, les peintres commencent à explorer les possibilités de la mobilité des corps dans l’espace représenté. Ils entrent en relation, aussi, avec le spectateur, leur volume ne dépend plus de leur valeur spirituelle ou symbolique mais de leur distance vis-à-vis du spectateur dont le regard devient l’aune de leur importance visuelle, et le cadre, profitant de son émancipation, va pouvoir – plus tard- lui aussi se mouvoir dans l’air, aller vers les corps, les contourner, s’ouvrir sur l’étendue infini des champs possibles et devenir ainsi l’instrument d’un choix, le choix opéré par le sujet imageant d’un point de l’espace infini d’où voir le corps (angle de vue) et d’une distance adoptée vis-à-vis de ce corps (valeur de plan). Le choix de ce point correspond aussi à l’établissement d’une séparation entre l’espace de la représentation et celui du spectateur, en décidant des lieux respectifs d’un sujet voyant et d’un objet vu selon le mode opératoire de la vue perspective telle que l’a étudiée Panofsky dans son célèbre texte qu’Hubert Damisch qualifie de « manière de seuil »56. Et c’est en grande partie l’art de faire ce choix qui constitue le talent propre du photographe et du documentariste57. A l’époque d’Alberti et chez Mantegna, la finestra reste
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Leon Battista Alberti, La peinture, op. cit. p. 153. Erwin Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Paris, Les éditions de minuit, 1975, p. 39 et Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Paris, (Champs) Flammarion, 1987, p. 24. 57 L’art de choisir la « bonne » distance et le bon angle pour faire une prise de vue de type photographique semble être le propre de la dimension documentaire de l’image photographique, dans la mesure où l’espace investi n’est pas recréé, factice, mais déjà donné, préexistant à l’image, et qu’il demande alors au sujet imageant de s’adapter au lieu et de trouver sa place dans la réalité, c’est donc dans l’art de regarder et de se mouvoir dans cet espace fortuit que réside le talent des tenants du document. Dans la fiction, l’espace lui-même peut être apprêté et même construit, en tant que décor, pour l’image, préalablement imaginée, dessinée et cadrée. On peut ainsi dire que dans l’image-fable le cadrage façonne l’espace concret alors que dans l’image-document, il dialogue avec lui. 56
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solidaire du mur, les deux espaces sont bien séparés, nous ne sommes pas encore dans un type de cadrage complétement subjectif, le cadrage est encore limité au choix de l’emplacement de la fenêtre dans le mur, il consiste en un glissement le long de cette paroi imaginaire et non d’un cadrage libre, mais il établit bien cette dichotomie entre objet vu et sujet voyant. Cependant, le geste de coupure des corps de personnages comme « pris par hasard » au moment où ils quittent les lieux (archers), est bien le signe d’un choix de l’œil, d’une sélection du champ, et en même temps de la dimension naturelle - parce qu’involontaire - de la vision. Sélection d’un œil qui cherche à parler dans l’infini du visible. L’Histoire des images va suivre le chemin de cette exploration et expérimentation des possibilités de jeu avec l’invisibilité qu’offre la finestra dans son rapport à l’objet représenté. Ainsi, les techniques imageantes nées de l’invention de la photographie reposent en grande partie sur une manipulation du cadre, nous l’avons déjà dit, c’est par lui que s’opère le geste imageant, la main, abandonnant la surface, ce que Louis Marin appelle le « fond »58, à la lumière, aux sels d’argent et au développement ultérieur, elle s’empare fermement du bord pour le poser sur son pied ou le faire glisser dans l’air à la recherche du point d’où la vue deviendra une image en attente. Dans le procédé photographique, « cadrer », c’est-à-dire poser le fini sur un champ infini y revient à prendre (on prend une photo, on fait une prise au cinéma, on fait une capture d’écran (image instantanée) et une captation vidéo), c’est-à-dire à « choisir » et à « prendre » l’image, à la conserver dans le but de la montrer. Il s’agit ici de ce qu’André Gunthert nomme un « prélèvement » et non encore d’une image, le prélèvement photographique ne devenant une image qu’au moment de sa monstration, au mur de la salle d’exposition ou dans la main de celui qui la tient. Un second choix a alors été opéré, un choix réfléchi, non plus celui d’un point de vue dans la continuité infinie du visible, non plus celui d’un objet à nommer visuellement en le centrant et en l’isolant, mais le choix du prélèvement qui en a déjà été fait. C’est ce choix sur la planche contact, dans la pochette, dans la boîte où les photographies attendent leur sélection pour l’album et maintenant au dos des boîtiers numériques ou dans les fenêtres de l’ordinateur, qui transforme le prélèvement photographique en image, qui en fait un médium, orchestrant le passage du voir au donner à voir. De la même manière, la prise de vue cinématographique ou vidéographique ne devient une image que si elle est choisie, c’est-à-dire montrée. Et l’on sait l’importance du cadre dans le choix des images qu’on va montrer. 58
« support matériel et surface d’inscription et de figuration par lequel toute figure advient au regard », Louis Marin, « Le cadre de la représentation » in De la représentation, Gallimard-Seuil, p. 344.
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Pour le sujet imageant prenant la photographie, voir et faire se confondent dans le geste de déclic qui fait naître ce qui deviendra, éventuellement, l’image, mais ce qu’il a vu, il n’est pas sûr de le revoir au développement, la vue n’est pour lui qu’une vue au sens strict, pas une image, et malgré une immense maîtrise de la technique, la technique lui demeure toujours, pour une part, étrangère. Contrairement au processus imageant propre à la peinture, la technique photographique sépare ainsi le moment où se fabrique ce que nous appellerons encore une vue et le moment de l’apparition de l’image, au développement dans certains cas mais surtout au moment de la monstration au public. Alors que le processus de fabrication du tableau est bien souvent progressif puisque le peintre voit l’image se former, et que l’image y naît du travail de la main qui dépose formes, lignes et couleurs à l’intérieur du quadrilatère, le processus de fabrication de l’image photographique se fait en deux temps distincts, celui du prélèvement et celui du développement. Alors que la fabrication du tableau relève de différentes techniques et savoirs possédés par la main habile de l’artiste, la fabrication de la photographie se fait essentiellement dans l’opération de cadrage qui relève certainement moins d’une technique de la main que d’un choix de l’œil, voire du corps qui déplace cet œil. Le cadre remplace ainsi le pinceau. On a pu voir dans des évolutions technologiques récentes, du polaroïd au numérique, que ces deux temps se rejoignent et que le modèle de l’image Live réunit ces deux moments, en confondant complètement l’opération de cadrage et l’exposition du fruit de ce cadrage. Le cadrage prend alors toute sa puissance, il devient le geste imageant par excellence, ouvrant une finestra sur le visible, comme un œil collectif ; il permet au sujet imageant de transformer le monde visible en « tableau » en un simple mouvement conjoint de l’œil et de la main. La dimension éthique de son activité imageante réside ainsi dans la manière dont il transforme la vue en signe à l’aide du cadrage, ce qui revient à considérer la manière dont il sollicite le regard du sujet regardant.
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3) Le concept de finestra et sa fessura De la première inscription géométrique « sur la surface à peindre » du « quadrilatère à angles droits » évoqué par Alberti à la conception « temporelle » de Godard rapportée par Jacques Aumont qui affirme que « Le cadre c’est quand est-ce qu’on commence le plan et quand est-ce qu’on le coupe »59 , le cadre est lié à l’apparition de l’image comme le trait à l’apparition de la lettre. Il fait advenir, donne corps et d’une certaine manière, définit l’espace et le moment d’une énonciation du visible, d’une transformation possible du visible en lisible. Nous allons essayer de voir, en remontant aux sources de cette comparaison, en quoi l’ouverture de la finestra est un acte d’énonciation dans le champ visuel qui fait du cadrage une forme de nomination des choses. Soit la fameuse formule d’Alberti : « D’abord j’inscris sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi grand qu’il me plaît, qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée ; puis j’y détermine la taille que je souhaite donner aux hommes dans la peinture. Je divise la hauteur de ce même homme en trois parties, que je fais proportionnelles à cette mesure appelée vulgairement « bras ». En effet, comme il ressort clairement de la symmétrie60 des membres de l’homme, la longueur du corps humain moyen est très communément de trois bras. Je divise alors à l’aide de cette mesure la ligne inférieure du quadrilatère tracé en autant de parties qu’elle compte de mesures ; et je fais cette même ligne inférieure du quadrilatère proportionnelle à la quantité transversale qui apparaît la plus proche et parallèle sur le pavement. Après cela, je place un point unique qu’on puisse voir dans le quadrilatère ; et selon moi, comme ce point occupe le lieu même vers lequel se dirige le rayon de centre, il faut l’appeler « point de centre ». La position de ce point de centre est convenable par rapport à la ligne de base lorsqu’il ne s’élève pas au-dessus de la hauteur de l’homme à peindre, car ainsi les spectateurs et les choses peintes semblent se trouver sur un même sol. Après avoir placé le point de centre, je trace des lignes droites depuis ce même point jusqu’à chacune des
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Godard cité par Jacques Aumont dans L’œil interminable, Paris, La différence, 2008, p. 290. « La symmetria, à laquelle (cette) traduction rend son double « m », n’est pas la « symétrie » : elle ne désigne pas nécessairement la correspondance entre deux points ou deux figures de part et d’autre d’un axe ou d’un point, mais plus largement une harmonie d’ensemble, une juste proportion, obtenues par le report d’une même unité de mesure. » Note des traducteurs. 60
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divisions de la ligne de base ; et ces lignes me montrent comment les quantités transversales se succèdent en changeant d’aspect presque jusqu’à une distance infinie ».61 Nous allons ici reprendre cette formule fondatrice et fondamentale en cinq points qui constitueront pour nous les cinq paramètres du concept de finestra tel que je l’utiliserai dans ce travail. Tout d’abord, comme le remarque Gérard Wajcman62, Alberti, s’il n’invente pas le cadre, dont Meyer Schapiro nous rappelle que « ce n’est pas avant la fin du deuxième millénaire avant Jésus-Christ (au plus tôt) qu’on songea à isoler l’image par un cadre continu, clôture homogène pareille à la muraille d’une cité »63, il lui donne un rôle nouveau et l’institue comme la base de la représentation, le premier moment de la création et non plus le dernier, celui de l’isolement et de la « protection » de l’image dont parle Schapiro et qu’on retrouve dans le processus de l’encadrement. Le quadrilatère d’Alberti n’est pas un encadrement d’image, c’est au contraire une ouverture, la condition de possibilité de l’image en souffrance, « l’espace où du visible va advenir »64 dit Gérard Wajcman, la fenêtre préexiste au regard et c’est par ce geste inaugural performatif que commence le tableau. Faire une ouverture pour ensuite donner à voir. Le cadre est alors tout à la fois le repérage du lieu et l’ouverture d’un champ de projection, champ de projection où l’historia viendra trouver sa place en tant qu’image et en tant que récit, c’est-à-dire en tant que prédicat lié à un thème. Avec ce tracé préalable qui repère l’image avant qu’elle n’advienne, la peinture prend conscience d’ellemême, elle sort de sa pure transitivité au service de laquelle se mettait une technique savamment travaillée par l’artisan pour s’élever au rang d’un concept nouveau à la Renaissance, celui de l’Art, conçu comme un acte de création sur le modèle d’une cosmogonie. Le tracé du périmètre du cadre opère ainsi une distinction et un isolement de la peinture en tant que médium, on peut y voir une prise d’autonomie du champ pictural luimême, prise d’autonomie qui passe par une réflexion sur ses propres conditions et par un isolement préalable que vient délimiter le cadre de la finestra. Le traité d’Alberti n’est pas un traité technique, c’est un traité théorique qui fonde un art autonome et l’acte inaugural du
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Leon Battista Alberti, La peinture, op. cit. p. 83, 85. Gérard Wajcman, Fenêtre, chronique du regard et de l’intime, op. cit. p.82. 63 Meyer Schapiro, « sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques » in Style, artiste et société, op. cit. p. 12. 64 Gérard Wajcman, Fenêtre, chronique du regard et de l’intime, op. cit. p. 85. 62
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dessin du « quadrilatère à angles droits » est une façon de délimiter la peinture, de lui donner un corps, comme l’indique le titre du traité. D’une certaine manière, Alberti, en traçant son cadre, retourne le processus de la représentation sur lui-même, écrivant un art poétique. Alors que l’encadrement peut servir à isoler l’image a posteriori et à distinguer le tableau du reste du visible pour attirer l’attention du spectateur65 sur le lieu où doit se porter son regard, le quadrilatère d’Alberti, lui, attire le regard de son lecteur et le sien propre, celui du peintre, sur le lieu où va apparaître l’image, avant même qu’elle n’existe. C’est donc le processus de la peinture que va mettre en évidence ce quadrilatère, la peinture se prend naturellement pour objet, s’observe et c’est ce processus de construction à partir du cadre qui va être l’objet du texte. En commençant par la fin, Alberti retourne le processus créatif et ouvre la peinture sur ses propres fondements, le cadre et ses enjeux deviennent alors l’instrument d’un questionnement de la création picturale. 1) Nous suivrons chez Kieślowski, cette dimension réflexive de la finestra et la réflexion que mène l’auteur sur sa propre pratique de cinéaste au moyen d’un travail spécifique sur le bord des images. Ensuite, il ne faut pas négliger l’importance du « je » à l’origine de la finestra ni celle des verbes d’action dont il est le sujet grammatical et l’agent psychologique. Alberti se donne en exemple, instaurant ainsi la prééminence de celui dont il affirmera l’importance dans la troisième partie de son traité ; le peintre. Cette démarche par l’exemple s’inscrit bien sûr dans le cadre des modalités de transmission du savoir-faire pictural tel qu’elle se pratiquait dans les ateliers du quattrocento, qui reposait sur l’imitation du maître. En disant « je », Alberti montre à ses élèves ce qu’ils doivent faire et se pose en exemple. Mais son livre n’est pas un manuel à l’usage de ses élèves, c’est un traité à vocation universelle qui sera rapidement traduit du latin vers l’italien vernaculaire, et ce qui est frappant, c’est aussi l’affirmation de l’autorité absolue du créateur, de sa capacité à choisir, sa subjectivité trouve son fondement dans cet acte premier, inaugural. Contrairement à l’artisan qui usine le réel, l’artiste le fabrique, il n’utilise pas un support donné préalablement, il se le fabrique. Déjà. Et la base de la représentation n’est pas un support matériel précis, Alberti ne parle pas de la matière à moins qu’elle n’ait une dimension signifiante (comme l’or), il travaille le point de vue, le cadrage, la relation au spectateur… 65
Schapiro parle du cadre comme d’« un appareil fait pour attirer et centrer l’attention, placé entre le spectateur et l’image ».
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Il précise : « aussi grand qu’il me plaît » au sujet de son quadrilatère, puis il ajoute : « puis j’y détermine la taille que je souhaite donner aux hommes », il se place ainsi en thaumaturge, voire en dieu créateur des hommes dans une imitation de la genèse, affirmant la souveraineté de ses décisions. Le quadrilatère est ainsi le fruit de son jugement, réfléchi ou non, il constitue un acte éthique ou tout au moins susceptible d’être questionné par l’éthique, mais en tout cas un choix devant lequel il se tient en homme libre. L’éthique est ici mobilisée dans son rôle de guide interne des choix du sujet, il ne s’agit pas d’une morale sociale de la peinture qui s’imposerait au peintre dévot, mais au contraire d’une éthique qui repose sur la capacité du sujet à agir en toute liberté et en toute responsabilité. Nulle autre règle que celle du « souhait » du créateur dont le lecteur ne doit pas imiter le geste mais le « je ». Le souhait n’est pas ici le désir mais l’expression modérée mais ferme de la volonté au point où le désir rencontre le juste, le souhaitable. 2) Nous suivrons ainsi les liens qui unissent l’acte de cadrer et l’acte de choisir, c’est à dire d’exercer son libre arbitre, abordant le cadrage dans sa dimension éthique à partir de l’itinéraire esthétique et des œuvres de Kieślowski. A bien des égards, sa carrière constitue un cheminement éthique dans lequel le travail du cadre a joué un rôle important, et c’est dans ses rapports au cadrage comme acte éthique que nous nous intéresserons à la fatigue (nous pourrions dire à l’usure) contemporaine de la finestra albertienne. Acte éthique donc, de par le choix qu’il formule, le cadre albertien est aussi trait, acte graphique, inscription, le texte latin dit « inscribo », le tracé n’est pas un pur dessin, ce n’est pas qu’une ligne séparatrice, il creuse un sillon, il dépose une formule, il est déjà dans la représentation, il dimensionne l’image et lui assigne un format, un rapport entre hauteur et largeur, et comme nous sommes ici dans le cas de la peinture a fresco, il place le spectateur dans l’espace d’un lieu particulier66. Il est une ouverture autant qu’un surgissement, il constitue le surgissement d’une ouverture du signifiant pictural, comme la voix ou le trait de la lettre sont le surgissement d’une ouverture du signifiant verbal. Quelque chose va être dit que l’emploi du terme historia amène sur le terrain de l’énonciation narrative. L’acte fondateur de la peinture à l’âge de la finestra est un acte d’énonciation visuelle. Le sujet n’est plus dans l’image, la main du peintre 66
Certes, le format du tableau s’imposera rapidement au peintre enfreignant son goût pour la « dimension qui (lui) plaît », mais ce dernier s’est en fait replié sur le maniement direct du cadre lui-même, dans le cadrage naissant et dans le choix de la distance (valeur du plan). Plus tard, avec la photographie et surtout le cinéma, cette liberté subjective s’accentuera, le sujet imageant faisant son cadre où il veut et les formats se diversifieront.
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n’est plus asservie à la valeur symbolique de l’objet qu’elle représente, elle se met au service du sujet qui formule l’énoncé visuel, elle rend possible le partage du regard subjectif du peintre. Le sujet est devant l’image, qu’il soit imageant ou regardant, (ou les deux en même temps). En d’autres termes, comme nous aurons l’occasion de le voir à partir de l’étude d’une séquence du Décalogue 1 ; cadrer, c’est nommer. Gérard Wajcman va même jusqu’à retourner la formule en affirmant ; « la fonction même du langage est de créer du distinct, c’est à dire qu’il sépare, qu’il découpe infiniment. En cela, on pourrait parfaitement soutenir que le langage opère ainsi lui-même sur le réel comme une fenêtre, un instrument de cadrage, à toutes les échelles possibles, de l’infiniment grand au plus petit. »67 3) Nous suivrons aussi le cadre dans ses rapports à l’énonciation, soucieux de percevoir, à même les images de Kieślowski, les articulations d’une énonciation du visible où l’œil s’exprime comme une bouche. Ce qui semble constituer un aspect important de la finestra, c’est aussi la manière dont Alberti la situe vis-à-vis du spectateur. Celui-ci n’est plus rejeté à l’extérieur de la représentation, il n’est plus ignoré par l’image dont la présence avait parfois plus d’importance que sa lisibilité68. La peinture dont parle Alberti est principalement une peinture de fresque, mais elle annonce et accompagne bien sûr l’essor de la tavola quadrata, elle assigne à l’image une place immuable ou tout au moins idéale, qui se situe dans une relation avec le spectateur, il est important alors de noter son soucis de la continuité qu’il doit y avoir entre l’espace représenté et l’espace du spectateur, de manière à faire croire à une vraie ouverture et de manière aussi, comme nous le verrons, à rendre possible un éventuel passage. Quand Alberti dit : « La position de ce point de centre est convenable par rapport à la ligne de base lorsqu’il ne s’élève pas au-dessus de la hauteur de l’homme à peindre, car ainsi les spectateurs et les choses peintes semblent se trouver sur un même sol », il paraît suggérer une continuité spatiale dans laquelle les pieds peuvent aller et venir et presque enjamber la fenêtre. Nous verrons plus loin le rapport qui existe entre la fenêtre et la porte, et, à partir des
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Gérard Wajcman, Fenêtre. Chronique du regard et de l’intime, op. cit. p. 240. Voir à ce sujet article de Louis Marin sur la colonne Trajane, « Visibilité et lisibilité de l’histoire : à propos des dessins de la colonne Trajane. » in De la représentation, Gallimard – Le Seuil. mai 1994. pp. 219-234. 68
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observations qu’Hubert Damisch formule dans son admirable travail sur L’origine de la perspective, nous essaierons de montrer comment la finestra se fait en réalité porte. Cette continuité illusoire entre les deux espaces voisins qu’instaure la finestra et la peinture en perspective, repose à la fois sur l’emplacement de la finestra, et sur la taille des hommes et des objets représentés en fonction de la distance imaginaire qui les sépare du spectateur. Cette distance déterminée par l’établissement du point de centre (voir plus haut) est d’ailleurs au cœur de la question éthique portée par le cadrage, elle place le spectateur à une distance mesurée autant qu’elle détermine un type de relation de proximité ou d’éloignement. Alberti dit plus loin à ce sujet : « De plus, aucune personne instruite ne niera que les choses peintes ne peuvent paraître égales aux choses vraies, sinon à une distance précisément calculée »69. Le peintre se doit d’être géomètre, ou tout au moins capable de s’engager à respecter cette égalité entre les choses peintes et les choses vraies, qui doivent s’ajuster à partir d’une mesure précise de la distance choisie. L’éthique de la finestra se tient là, dans ce principe fondamental de l’égalité entre la représentation et la chose vraie, dans le maintien de la continuité et de l’illusion avec cependant la conscience de cette illusion. L’utilisation du comparatif « comme » est alors essentielle, la finestra n’est pas une métaphore mais une comparaison, l’analogie est explicite, elle permet un jeu de l’esprit entre l’illusion et la conscience de cette illusion. Nous abordons ici l’ambivalence naturelle de l’image, et nous verrons comment la finestra permet des passages de l’une à l’autre, établissant ainsi un équilibre qui sera l’outil essentiel du développement des images dans l’occident chrétien, c’est par l’usage de la finestra que l’homme occidental apprivoise l’image et tient à distance le danger dont elle le menace. 4) Cette continuité entre les deux espaces sera bien sûr une articulation essentielle de notre analyse du Décalogue et de ses images-fentes comme elle le sera de notre analyse finale des enjeux du rapport de l’œil aux images. Enfin, le cinquième point que nous souhaitons développer à partir des propos d’Alberti s’appuie sur les mentions (et les dimensions) du corps humain dans ce passage relatif au cadre qu’il dessine. Il dit ainsi : « Je divise la hauteur de ce même homme en trois parties, que je fais proportionnelles à cette mesure appelée vulgairement « bras ». En effet, comme il ressort clairement de la symmétrie des membres de l’homme, la longueur du corps humain moyen est 69
Leon Battista Alberti, La peinture, op. cit. p. 87
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très communément de trois bras. Je divise alors à l’aide de cette mesure la ligne inférieure du quadrilatère tracé en autant de parties qu’elle compte de mesures », bien sûr, nous retrouvons ici, formulé de manière claire et pris au pied de la lettre, le topos humaniste tiré du Protagoras de Platon ; « l’Homme est la mesure de toute chose », mais ce qui retiendra notre attention ici, en dehors de cet anthropocentrisme renaissant, c’est la superposition du cadre et du corps humain en deux formules parallèles. Alberti dit ainsi : « je divise la hauteur de ce même corps en trois parties » et plus loin « je divise alors à l’aide de cette mesure (un bras) la ligne inférieure du quadrilatère tracé en autant de parties qu’elle compte de mesures ». « Divido » est utilisé à deux reprises et s’applique aussi bien au quadrilatère qu’au corps humain. Ainsi un parallèle est établi entre le cadre et le corps humain, ainsi qu’un rapport de proportionnalité puisque l’unité de mesure du corps qui est un de ses membres ; le bras, est aussi l’unité de mesure de la ligne de base (inférieure) du cadre, celle à partir de laquelle la représentation se construit. Le cadre comme fondement de la représentation est ainsi mesuré comme un corps humain. On pourrait voir ici une sorte de transfert des vertus du corps-image de la théologie Paulinienne à l’image-corps qu’instaure la finestra et le nouveau rôle qu’elle assigne au cadre-objet qui constitue lui-même le corps matériel de la représentation qui devient elle, de par l’ouverture supposée du support, un corps immatériel ; une vue unifiée par son point d’origine. Dans son retournement de l’ordre de la représentation, dans sa réflexivité même, la finestra albertienne fait de l’image un corps autonome et limité en même temps que la partie d’un tout (l’historia) à l’endroit où les corps représentés, chacun en son lieu propre, démembraient autrefois l’image dont la corporéité résidait alors dans le fond matériel. Observant le processus de dissolution du fond au profit de l’illusion de la transparence qui fonde la vérité de la représentation, Louis Marin écrit : « Tout se passe comme si le fond or de jadis s’était rétracté sur le cadre ; comme si la représentation l’avait refoulé à son bord. […] D’une fonction épiphanique du sacré à effet signifiant interne à l’œuvre peinte, effet posant la signification transcendante des saintes figures représentées, l’or passe à une fonction indicielle de la beauté propre de l’œuvre en tant qu’œuvre d’art dont l’effet signifiant ne porte plus sur ce que l’œuvre révèle, mais sur la représentation même qui la constitue en tant que telle. »
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Ainsi, l’importance donnée au cadre par sa couverture d’or
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va-t-elle
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Louis Marin, « Du cadre au décor ou la question de l’ornement dans la peinture », Rivista di Estetica n°12, 1992, p. 20. 71 Alberti dit à ce sujet : « Quant aux autres ornements artisanaux que l’on ajoute à la peinture, telles les colonnes sculptées, les bases, les corniches, je ne les désapprouve nullement, pourvu qu’ils soient d’argent et
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paradoxalement accentuer l’ouverture supposée de la représentation en renforçant le contraste entre la matérialité du cadre et l’immatérialité illusoire du fond « transparent » et, dans le même temps, donner une corporéité au tableau. Le tableau est ainsi un corps ouvert et plus un corps plein. Un signe plus qu’une présence. Dans un article portant sur la question du cadre72, Vera Beyer étudie en détail ce passage d’une conception épiphanique du tableau, dans laquelle le fond doré enveloppe et révèle le corps représenté, à une conception indicielle du tableau qui s’appuie sur l’exactitude de la vue et la transparence du support. Le fond d’or, rétracté sur le cadre n’enveloppant plus le corps représenté mais la représentation, considérée elle-même comme « corps organiquement articulé en ses parties »73 selon la formule de Daniel Arasse. Ainsi le cadre devient-il le contenant d’un corps, à l’image de la peau humaine. Le cadre de l’image cinématographique peut aussi être considéré comme une trace du corps du sujet imageant dont il épouse les déplacements et les tremblements. S’il ouvre un champ devant lui pour l’œil du spectateur, il établit un corps derrière lui comme origine de ce champ. Identifié à l’œil qui regarde et fabrique l’image en même temps, il se trouve à la jonction du corps de l’image et du corps du cinéaste, à un point d’abouchement de ces deux corps irrémédiablement collés l’un à l’autre par les bords de la finestra. 5) C’est encore une piste pour l’analyse que nous ouvre la finestra d’Alberti et que nous suivrons dans l’étude des cadrages du Décalogue. Nous essaierons de voir en quoi le cadre, en tant qu’indice et limite d’une image-corps, peut être pour le sujet regardant le support d’une projection de son propre corps, un renforcement narcissique qui apaise et restaure ses limites et nous suivrons la manière dont Kieślowski aborde cette question, notamment à travers l’usage qu’il fait de l’image-fente et la place qu’il accorde aux reflets. La place du corps du spectateur dans le dispositif cinématographique sera ainsi l’objet de notre analyse et nous verrons que Le Décalogue propose une réflexion très féconde à ce sujet. Ces cinq dimensions de la finestra, que nous prenons à son origine dans les propos d’Alberti, nous les appelons dimension réflexive (métadiscours du cadre), dimension éthique
d’or massif ou vraiment très pur. Car c’est aussi de pierres précieuses que la représentation d’une histoire est pleinement digne d’être ornée, quand elle est parfaite et achevée. » in La Peinture, p. 175. 72 Vera Beyer, "Le cadre doré : relique d'une incorporation ?", dans Images Re-vues, n° 3, 2007, (http://imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=16) 73 Daniel Arasse, « Fonctions et limites de l’iconographie. Sur le cadre et sa transgression », dans Die Methodik der Bildinterpretation. Les méthodes de l’interprétation de l’image, Wallstein, p. 566-567.
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(choix), dimension énonciative (« je » trace …), dimension phatique (continuité de l’espace, échanges/passages) et dimension corporelle (corporéité plus ou moins importante du cadre). Nous y ajoutons une dimension qui les englobe toutes et qui, en plus, constitue la base et le soutien concret de la représentation, de l’histoire, c’est la dimension qui provient de l’origine architecturale du comparant choisi par Alberti, nous l’appelons ici dimension architectonique. La finestra a une structure solide, elle consolide l’ouverture du champ et constitue en soi un signifiant générique de l’image (le quadrilatère, son ouverture, la répartition des deux espaces). Je m’appuierai sur ces dimensions dans mes analyses des œuvres particulières et surtout du Décalogue, à travers les différents supports que les techniques modernes ont offerts à la finestra et que je serai amené à étudier au fil de cette recherche ; le tableau, la photographie et l’écran de cinéma. Il va de soi, dans cette perspective trans-médium, que mon objet d’étude ne se limite pas à un support ni à une œuvre, et que le terrain de cette recherche est essentiellement la finestra et ses variations à travers les évolutions esthétiques. Ce qui nous occupe ici c’est de suivre comment cette idée de fenêtre ouverte qu’a explorée Gérard Wajcman, sans toutefois la sortir vraiment du champ pictural, a structuré notre rapport aux images photographiques et cinématographiques. Or, l’hypothèse générale de ce travail est que la finestra d’Alberti, dont il est courant de dire comme Anne-Marie Lecoq qu’elle « a symbolisé à elle seule la fin de tout un art : pictographique, conceptuel, symbolique, et le commencement – ou le recommencement – d’un autre, fondé sur l’imitation du monde visible. »74, porte en elle une fessura, un symptôme né de la dialectique d’un désir (trouver l’illusion de la présence de l’objet dans sa représentation) et d’une barrière (architectonique du cadre de la finestra qui fait signe), symptôme que nous appellerons ici l’image-fente. Cette fessura est présente dès les premières expériences de Brunelleschi sur le parvis du baptistère San Giovanni à Florence en 1425, c’est en effet par un petit trou que l’œil unique de la perspective centrale trouve sa place de sujet à l’origine de l’image comme l’a montré Hubert Damisch dans son Origine de la perspective. Sans cette ouverture dans la surface de l’image même, où point de fuite et point de vue se superposent, l’image n’aurait pu être validée par sa conformité au réel qu’elle représentait. Et c’est par ce trou qui aménage un passage de l’image à la réalité que l’œil confirme la valeur « indicielle » de l’image, comme
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Anne-Marie Lecoq, « Le motif de la fenêtre d’Alberti à Cézanne » in D’un espace à l’autre : la fenêtre, catalogue de l’exposition organisée au musée de l’Annonciade, St Tropez, du 1er juillet au 18 septembre 1978, p. 21.
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nous pourrons le voir dans la quatrième partie dans le chapitre consacré à l’ouverture de l’image-fente. Brunelleschi appelle ainsi la photographie. Alberti, lui, parle de « fissures » dans le tableau, mais ces fissures, considérées comme des défauts du tableau, sont les traits qui délimitent les corps peints sur la surface du tableau et dont il préconise la plus grande ténuité possible. « De fait à mon avis, il faut veiller tout spécialement à ce que cette circonscription soit faite de lignes le plus ténues possible et qui échappent totalement à la vue ; comme celles que le peintre Apelle avait coutume de s’exercer à tracer et qui l’ont conduit à rivaliser avec Protogène. La circonscription n’est en effet – diton – rien d’autre que le marquage des contours qui, s’il était effectué au moyen d’une ligne très visible, ne montrerait pas dans la peinture les bordures des surfaces mais des sortes de fissures. »75 Ce basculement anticipé de la « bordure » à la « fissure » est pour nous très intéressant, car il témoigne d’une menace de dislocation de l’espace unifié de son tableau, qu’Alberti sent poindre. Mais ce qui est particulièrement intéressant, c’est que le remède qu’il propose pour permettre au peintre de bien circonscrire les surfaces sans en appuyer les contours et ne pas fendre la toile, est l’utilisation du fameux voile qu’il nomme « intersecteur », « Il est ainsi fait : un voile de fils très fins au tissage lâche, teint d’une couleur quelconque, divisé par des fils plus gros en autant de carrés alignés que tu voudras, et tendu sur un cadre. Je le place entre le corps à représenter et l’œil, en sorte que la pyramide visuelle pénètre par les jours du voile. »76 Ainsi, donc, si l’on entend bien l’enjeu de ce discours de la représentation mimétique, à la « fissure » de la ligne qui circonscrit, Alberti préfère celle du « jour du voile » par où « pénètre » la « pyramide visuelle », faisant de l’entrée du regard du sujet imageant/regardant dans l’espace de la représentation, le garant même de la « vérité » de l’image. La « fissure » qu’il se fait un devoir d’éviter est en fait celle de la fragmentation de l’espace médiéval dans lequel chaque objet définit son lieu, alors que « le jour du voile » offre une unité spatiale et du fait même de la possibilité de cette pénétration (« penetret »), qui établit une continuité entre les espaces. La fente du « jour du voile » est précisément ce que j’entendrai ici sous l’expression de fessura, elle est cette continuité spatiale par laquelle se joue l’entrée du regard dans l’espace de la représentation et elle fait partie intégrante du dispositif albertien de la finestra, à l’état latent. Simplement au lieu d’être une fissure entre les objets représentés et donc un espace vide dans l’adhésion de l’œil à l’image, comme c’était le cas dans l’ordre de la représentation médiévale, plus symbolique que mimétique, cette fessura invite l’œil à entrer 75 76
Leon Battista Alberti, La peinture, op. cit. p. 117. Ibidem, p. 119.
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dans une image unifiée à y prendre ses marques. Ce qui nous intéressera le plus dans ce renversement de la limite (contour) en fissure, c’est que le cadre divisé en cadres que constitue le voile intersecteur se met au service d’une abolition de la notion de limite et de distinction tout en offrant un moyen de contenir et de mesurer ce nouvel agglomérat de formes qui se frottent. Le vide passe ainsi de l’épaisseur du trait de la circonscription à l’interface entre les deux espaces ; la disparition de cette fissure qu’est le trait noir enserrant les objets représentés, se fait donc au prix d’une ouverture complète du support, transformant le vide de la symbolisation en vide de la continuité de matière entre les choses et leur image. Or, il est important de noter que dans une fameuse gravure, Albrecht Dürer proposera une illustration de l’usage possible de ce voile intersecteur dans lequel une femme dénudée allongée sur le dos offre au peintre qui lui fait face l’ouverture de son entrecuisse. La fessura qui hante la finestra d’Alberti trouve en cela sa formulation visuelle spontanée la plus directe et la plus claire, cent trois ans seulement près sa formulation verbale. L’origine.
Figure 9 : Albrecht Dürer, Le dessinateur au nu couché, gravure, in Instruction sur la manière de mesurer ou Instruction pour la mesure à la règle et au compas (Underweysung der Messung mit dem Zirkel und Richtscheyt), Nuremberg, 1538.
Nous verrons dans la quatrième partie de ce travail en quoi cette fessura est porteuse d’un désir propre à l’usage de l’image mimétique comme désir de voir l’objet représenté en tant qu’origine.
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4) La fenêtre de Nicéphore Niépce
Figure 10 : Nicéphore Niépce, Vue du Gras, St Loup de Varennes, 1827
Si Alberti a ouvert sa finestra dans le champ de la représentation picturale, la plaçant à l’origine du processus de représentation mimétique, cette ouverture a ouvert la voix à d’autres médiums susceptibles de développer le dispositif visuel et sémiotique qu’elle instaurait. Ainsi, on peut très bien voir dans les évolutions techniques de la représentation mimétique que sont la photographie et le cinéma, des approfondissements et des aboutissements de ce que met en jeu la finestra d’Alberti. Redonner du crédit aux images tout en protégeant l’œil de la tentation idolâtrique. Établir deux espaces, aux statuts différents bien identifiés (réel/représentation) mais en continuité apparente l’un avec l’autre, faire du cadre un lieu de passage pour le regard, et, pour cela abolir la surface de la représentation et instaurer un équilibre entre l’adhésion et la distance de l’œil vis-à-vis de l’image. Le travail de la finestra, dans sa redéfinition du cadre et son traitement spécifique du bord des images, permet de restaurer l’aura de l’image qui acquiert un statut de vérité tout en substituant la notion de représentation rationnellement construite à la notion d’incarnation dans la matière de l’image, modifiant ainsi le régime de la présence de l’objet dans sa représentation. On pourrait ainsi parler d’une présence faible de l’objet dans son apparence, mais pas nulle. En effet, ce n’est sûrement pas un hasard si la première photographie, comme le premier film, ont été faits - pour des raisons différentes - à travers une fenêtre réelle, comme s’il avait fallu en repasser par cette origine pour rouvrir le champ de la représentation à l’aide d’un nouveau support ou d’une nouvelle technique. Comme s’il fallait d’abord ouvrir une fenêtre pour ouvrir le champ. Ainsi, Nicéphore Niépce en appelle-t-il à la fenêtre lorsqu’il réitère en 1827, 57
l’expérience héliographique qu’il avait faite en 1824, en remplaçant cette fois-ci la pierre lithographique qui avait donné un résultat médiocre, l’image étant à peine visible comme il l’explique à son frère Claude dans une lettre datée du 16 septembre 182477, par une plaque d’étain enduite de bitume de Judée. Ce procédé plus perfectionné lui permet de conserver le négatif et de l’inverser par la suite en positif, afin de produire une image durable du pigeonnier qui se trouvait devant sa fenêtre à Saint Loup de Varennes. C’est celle qui nous reste aujourd’hui, conservée dans la collection Helmut Gernsheim au Harry Ransom Humanities Research Center à Austin au Texas. Elle est généralement considérée par les historiens de la photographie comme la première image photographique78. Onze ans plus tôt, en 1816, il avait déjà tenté de conserver une vue de sa fenêtre par le procédé héliographique, à l’aide d’une feuille enduite de chlorure d’argent, disposée au fond d’une camera obscura, mais ce procédé ne lui avait pas permis de conserver l’image apparue un moment en négatif sur ce que qu’il appelait alors une « rétine ». Plus tard, en 1829, Niépce effectuera une prise de vue semblable aux précédentes, à travers la fenêtre de sa maison au Gras pour l’envoyer à Daguerre en vue de leur association. Dans ces quatre expériences (1816, 1824, 1827, 1829) ayant contribué à l’invention de la photographie, Niépce utilise la même fenêtre de sa maison qui apparaît discrètement sur le bord gauche de l’image qui nous est restée de 1827, et appuie ainsi son cadrage sur un élément architectural réel. Ce n’est pas uniquement pour des questions de protection de l’installation, de la camera obscura à cause de la longue durée du temps de pose que cette première image, cette ouverture de l’ère photographique79 a été effectuée à travers l’ouverture réelle d’une fenêtre. On peut y voir aussi une relève de la finestra albertienne avec les moyens qui en développent et en prolongent le désir latent, celui d’un échange concret, réel, corpusculaire, entre l’espace de la représentation et celui du spectateur. Dans Fenêtre, Gérard Wajcman rappelle qu’au temps d’Alberti, les fenêtres étaient rarement vitrées, en Italie tout au moins, et que ce qui correspond chez nous aujourd’hui à une fenêtre, une ouverture vitrée, laissant passer la vue mais pas le corps, était alors plutôt une ouverture réelle que des panneaux de bois venaient fermer quand cela était nécessaire, la 77
Helmut Gernscheim, « La première photographie au monde », in Études photographiques, mis en ligne le 15 octobre 2002. <file://localhost/URL / http/::etudesphotographiques.revues.org:index27.html.> 78 Nous verrons plus loin qu’André Gunthert, considérant la latence de l’image comme déterminante dans la définition de la photographie, se démarque de cette conception. 79 Même si l’on se range derrière la conception que propose André Gunthert de la naissance de la photographie en la datant de l’établissement d’une image latente qui sera révélée puis fixée, par Louis Daguerre qui présente son invention en 1839, il est indéniable que Niépce situe ses expériences dans le champ où advient cette invention.
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transformant à l’occasion en jalousie permettant de voir sans être vu. Un vide dans le mur. Il est probable que dans l’esprit d’Alberti, la finestra soit une ouverture réelle, c’est-à-dire pour nous une fenêtre réellement « ouverte …» comme il le souligne lui-même en évoquant sa percée dans le mur. Or, au regard du dogme de la vérité photographique, le « miracle » opéré par le procédé photographique repose en grande partie sur l’idée d’un échange réel entre l’espace extérieur à représenter et l’espace intérieur de la maison de Niépce qui double ici celui de la chambre obscure qu’il utilise. Dans le procédé photographique tel qu’il se présente, c’est l’image (et pas seulement la lumière) qui vient s’inscrire sur le fond préparé à la recevoir, elle entre et traverse l’ouverture, elle entre par la fenêtre et vient se loger dans la finestra que lui a préparé Niépce ; la surface enduite où elle se peindra. C’est ce que nous dit cette photographie initiale qui non seulement emprunte la finestra albertienne mais la montre, la met en jeu. Un seuil a été franchi dans la dissolution du fond de l’image et la constitution de l’illusion de la transparence du support, la fabrication de l’image réside désormais dans le jeu des montants du cadre et dans un passage réel de la lumière, c’est-à-dire d’un fluide, de l’un à l’autre des deux espaces répartis par l’instauration de la finestra. Certes, comme le rappelle Helmut Gernsheim dans l’article qu’il lui consacre, « la première photographie au monde » a été prise à l’aide d’une camera obscura munie de lentille achromatique et précédée d’un prisme de façon à éviter une inversion latérale de l’image due à la longueur du temps de pose, mais ces parois transparentes n’enlèveraient rien, selon Niépce, au passage et à la réception de l’image dans la camera obscura80. C’est ce que signifie cette fenêtre ouverte, choisie à plusieurs reprises pour réaliser l’opération imageante qui constituera la matrice des procédures photographiques. Niépce avait déjà réalisé des tirages par contact, à partir de gravures qu’il avait reproduites ainsi, mais ces images ne peuvent prétendre à être considérées comme des photographies, le procédé photographique (que Niépce appelle héliographie) consistant comme il le précisait lui-même dans sa notice du 5 décembre 1829 : « à reproduire spontanément, par l'action de la lumière, avec les dégradations de teintes du noir au blanc, les images reçues dans la chambre obscure ». Recevoir l’image, plus que la faire, la prélever ou la piéger dans la chambre noire où elle s’est aventurée, tel est le principe fondateur de la photographie, son idéal, qui s’appuie ici sur un passage de l’image d’un lieu à l’autre. La fenêtre ouverte, apparaissant sur le bord de cette image est ainsi là pour signifier cette opération qui, dans la mesure où elle expérimente 80
Nous verrons dans la dernière partie, dans le chapitre consacré à l’ouverture de l’image-fente, à l’aide des travaux d’André Gunthert, que ce point est contestable sur différents plans.
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un nouveau procédé plus qu’elle ne vise à reproduire la cour de la maison de Niépce, constitue une forme de métadiscours. Tout comme la peinture avec la finestra, la photographie s’interroge sur sa propre existence, dès le jour de sa naissance. On est là dans un usage de la dimension réflexive de la finestra. La première photographie au monde dit : J’existe ! J’ai réussi à conserver spontanément l’image lumineuse entrée dans une camera obscura ! Et elle se présente comme une technique d’enregistrement acheiropoïète de l’image naturelle des choses avant d’explorer ses dimensions et possibilités propres qui apparaîtront avec la découverte des possibilités du cadrage lorsque la technique de l’instantané sera mise au point et libérera l’appareil et le photographe des exigences du temps de pose. Ce qui compte dans cette photographie, ce n’est pas ce qu’elle montre du monde, ce n’est pas le pigeonnier du Gras, mais la reproduction spontanée de son image, par l’action de la lumière, avec des dégradations de teintes du noir au blanc, sur la plaque d’étain badigeonnée de bitume de Judée que Niépce a placée au fond de la camera obscura. En tant qu’expérience, cette image ne montre rien d’autre que La photographie (l’héliographie) ellemême. Ainsi le propos de cette première photographie porte sur la possibilité de la photographie. Et la fenêtre apparaissant au bord gauche nous le rappelle ; il s’agit ici de faire entrer et surtout de conserver la vue du monde extérieur dans le monde intérieur. La photographie est la mémoire du regard. Le soleil s’y fait peintre. Sans qu’on puisse relier directement et objectivement la fenêtre de Niépce à celle d’Alberti, ce recours à la fenêtre nous montre qu’elle est dans sa pratique même comme dans sa symbolique, le lieu de l’apparition de l’image et dans la perspective représentationnelle ouverte par Alberti, le lieu d’une continuité, d’un échange, entre l’espace de la représentation et l’espace du sujet regardant. La camera obscura est une sorte d’œil unique dont le bitume de Judée conservera le regard en lieu et place du pinceau et de la main. La fenêtre est ce templum où se produit l’épiphanie. Si l’on ajoute à cela, l’utilisation que faisaient les peintres de la camera obscura pour obtenir des images précises et cadrées de ce qu’ils avaient à peindre, usage dont l’importance est sûrement plus grande que ce que le culte du génie et de sa main nous laisse croire, on peut percevoir la continuité, au-delà des supports et des médiums, entre la finestra d’Alberti et la fenêtre de Niépce. Ainsi selon la mythologie de la photographie et son indicialité formulée par Rosalind Krauss, selon le noème du « ça a été » que lui donne Barthes dans La chambre
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claire81, la fenêtre de Niépce est l’ouverture réelle à travers laquelle l’image de l’objet entre et vient déposer son empreinte dans la chambre.
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Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard-Seuil, 1980, et Rosalind Krauss, « Notes sur l'index » (traduit de l'anglais par J.-P. Criqui), in L'Originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 63-91. Ces approches seront étudiées dans la dernière partie au chapitre portant sur l’ouverture de l’image-fente.
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5) La fenêtre de Louis Lumière
Figure 11 : Louis Lumière La sortie des usines Lumière, Lyon, 1895
Le « premier film » de l’histoire du cinéma est attribué à Louis Lumière, il porte le titre de « La sortie des usines Lumière » et a été réalisé durant le printemps 1895. C’est Louis Lumière en personne, qui cadre et filme cette sortie. Il se tient derrière la caméra débarrassée de son côté obscur et maintenant équipée par son technicien Charles Moisson d’un système d’entraînement de la pellicule qui lui permet d’enregistrer seize images à la seconde, de faire des « arrêts manivelle » qui laissent échapper quelques mouvements et quelques minutes, et esquissent les premiers pas du montage. Mais nous n’en sommes pas encore là. Pour l’heure, il s’agit d’y recevoir et d’y reproduire spontanément le mouvement en s’appuyant sur les progrès techniques de la photographie et notamment sur la prise de vue instantanée que les plaques « étiquette bleue » commercialisées par les usines Lumière (et que fabriquent les ouvriers filmés retournant ainsi le premier film sur les conditions de sa possibilité), ont largement contribué à développer82. Dans ce « premier film », Louis Lumière est bien présent, sa présence est probablement connue des ouvriers qui sortent, la scène a déjà été filmée le 19 mars 189583. Cependant Louis Lumière n’est pas visible de ses ouvriers parce qu’il s’est installé derrière une fenêtre au rez-de-chaussée d’un immeuble situé au 20, chemin Saint Victor, presque en 82
C’est bien sûr la conquête réussie de l’instantané qui a rendu possible l’invention du cinéma et les Lumière ont pris une grande part à cette avancée avec leurs fameuses plaques « étiquette bleue », c’est cette émulsion très efficace qui a été couchée sur des feuilles de celluloïd envoyée de New York. (Cf Bernard Chardère, op. cit. en note 84) 83 Cette première prise a été effectuée trois jours avant la première projection publique (22 mars 1895) à Paris, au 44, rue de Rennes, devant les membres de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale. C’est donc cette prise qui constitue le « premier film » projeté devant un public en France, mais c’est probablement une prise datant du 22 mai, faite dans les mêmes conditions, qui sera utilisée pour la première projection payante du 28 décembre 1895.
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face de son usine, dans l’appartement de son contremaître Vernier. Francis Doublier, un des premiers opérateurs, se souvient du dispositif ; (remarquons l’emploi de l’imparfait d’habitude qui témoigne d’une série d’essais préalables) « On installait la caméra dans une pièce au rez-de-chaussée d’un bâtiment, et les figurants n’étaient pas distraits par la vue de l’appareil. »84 La fenêtre ne joue plus ici le rôle d’une simple ouverture, elle sert aussi à dissimuler le corps de l’opérateur et son appareil, elle cache le sujet imageant autant qu’elle montre les objets représentés, elle agit comme une fente, comme une fenêtre à jalousies, elle permet de voir sans être vu. Là encore, l’usage d’une fenêtre réelle pour produire l’image à l’aide d’un nouveau support, pour inventer un nouveau médium, n’est pas liée explicitement à la finestra d’Alberti. Mais le lien n’en est pas moins fort si l’on analyse les raisons évidentes pour lesquelles Louis Lumière s’est abrité derrière cette fenêtre pour faire sa première photographie animée. L’enjeu de ce dispositif est l’invisibilité du regard imageant, et l’invisibilité du dispositif, le montant de la fenêtre n’apparaît pas dans le champ afin de laisser toute la place à la monstration qui se substitue à la représentation et qui prend légitimement le nom de vue. Et c’est une vue non vue. Alors qu’elle apparaissait assez clairement chez Niépce, et qu’elle était très vite mentionnée -ce que montre la première photographie correspond à ce qu’on peut s’attendre à voir d’une fenêtre sur cour, c’est avant même qu’on ait lu son titre, une vue de la fenêtre- la fenêtre de Lumière est ici escamotée, la vue correspond à ce que chacun pourrait voir en se tenant dans la rue de Monplaisir où elle a été tournée, rien n’évoque une vue à travers une fenêtre, et ce « premier film » n’est d’ailleurs pas souvent présenté comme tourné depuis une fenêtre. Cette fenêtre-là semble être l’objet d’un refoulement très significatif. D’une certaine manière, en effaçant la dimension réflexive du cadre sur laquelle insistait le tracé primordial d’Alberti, en dissimulant la finestra, Lumière dissimule la présence de l’opérateur, et par là même le processus imageant, donnant l’impression d’une vue qui serait le fruit d’une conscience visuelle dénuée de corps. C’est peut-être cette absence de théâtralité85, l’indifférence des ouvriers vis-à-vis du spectateur ou l’absorbement des « petits personnages agiles »86 dans leur activité spontanée
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Propos de Francis Doublier recueillis par Georges Sadoul en 1946 rapportés par Bernard Chardère, Guy et Marjorie Borgé in Les Lumière, Payot Lausanne, Lausanne, 1985, p. 70. 85 Nous parlons ici de la première vue, des saynètes jouées arriveront vite dans le catalogue des vues, renouant ainsi avec la tradition théâtrale et les images d’Epinal. Mais ce sont les vues de la vie comme elle va sans se savoir filmée qui impressionneront les tout premiers spectateurs et forgeront la réputation du cinématographe.
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qui a fait tout l’intérêt des premières projections publiques de ces photographies animées. Alors que les films diffusés individuellement dans les kinétoscopes se présentaient plutôt comme des spectacles répétitifs et clos, ceux des frères Lumière, au tout début, placent le spectateur dans la position d’un témoin involontaire et invisible qui surprendrait la réalité. La grande idée lumineuse d’Antoine Lumière étant d’avoir fait de cette délectation du regard une expérience commune et partagée, un spectacle public qui prêtait à des commentaires et à des réactions verbales, faisant de chaque spectateur un témoin public et non un voyeur isolé. On peut citer à l’appui de cette idée quelques unes des réactions publiées dans la presse au lendemain de la première projection publique payante organisée en France. Dans Le Radical du 30 décembre 1895 on peut lire notamment : « Quelle que soit la scène ainsi prise et si grand que soit le nombre des personnages ainsi surpris dans les actes de leur vie, vous les revoyez en grandeur naturelle, avec les couleurs, la perspective, les ciels lointains, les maisons, les rues, avec toute l’illusion de la vie réelle. » Dans l’édition de La Poste du même jour, on peut lire ainsi ; « C’est une porte d’atelier qui s’ouvre et laisse échapper un flot d’ouvriers et d’ouvrières avec des bicyclettes, des chiens qui courent, des voitures ; tout cela s’agite et grouille. C’est la vie même, c’est le mouvement pris sur le vif. » Enfin, Jules Claretie, académicien et directeur du théâtre français donne une première analyse de ce phénomène dans sa chronique au Temps datée du 13 février 1896 : « Chose curieuse, lorsque la scène est composée, lorsqu’on nous montre, par exemple, deux amis se querellant à propos d’un article de journal, ou un gamin posant le pied sur le tuyau d’arrosage d’un jardinier, la sensation de vérité absolue, de réalité stricte disparaît. Il faut à ces photographies animées l’instantané pris sur la vie sans pose. Au moindre apprêt, adieu illusion ! »87 Ce qui semble faire la saveur miraculeuse des vues animées, à leur naissance, c’est donc « l’instantané pris sur la vie sans pose », c’est en vertu de ce principe de rejet de la théâtralité que sera instauré le tabou du regard à la caméra aux commencements des grandes fictions dans les années 1910. Dans le même temps, chaque fois que le cadre se fera sentir, d’une manière ou d’une autre, chaque fois qu’il orchestrera un aller-retour de l’œil entre l’adhésion crédule et la coupure critique, instaurant une forme de la distanciation, le cinéma, retrouvant la dimension réflexive de la finestra sans perdre son pouvoir d’émerveillement devant l’illusion, illustrera
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L’expression est de O’Cégé. Dans Le moniteur de la Photographie, n°9, avril 1895. (cf Bernard Chardère, op. cit.) 87 Les extraits de presse ont été pris dans l’ouvrage de Daniel Banda et José Moure : Le cinéma : naissance d’un art, 1895-1920, (Champs Art) Flammarion, Paris, 2008, p. 39 et 41. Le texte intégral de Jules Claretie est disponible en ligne sur le site Gallica de la BNF à l’adresse : <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k75881n.pdf.>
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la formule de Walter Benjamin qui veut qu’ « au cinéma le public ne sépare pas la critique de la jouissance. »88 C’est peut-être sur la ligne du cadre que l’œil se tient en équilibre. C’est par la conscience qu’il a des limites et des possibilités de la finestra (ici la matérialité de l’écran et l’effet des cadrages) que le spectateur devient un expert. Dans les premières vues, c’est le passage des personnages du champ vers le horschamp qui rappelle la présence de la limite, réduite à la fine ligne de démarcation entre le vu et le non vu. Par ailleurs, la fixité du cadrage, liée à la fois aux conditions matérielles et techniques de la prise de vue et au poids esthétique de la fixité des images issues du modèle de la finestra, immobile forcément, renforce cette impression de force du cadre. On pourrait ici parler de la dimension architectonique de la finestra, dimension appuyée sur la dimension maçonnée de la fenêtre réelle. Mais alors même que les montants de l’image ne perdent rien de leur rectitude, ils s’arrachent du fond, se désolidarisent de la surface de l’image pour lui substituer la notion de champ, d’ouverture soumise aux dimensions du cadre. Ce champ, donnant lui-même naissance au hors-champ et au contrechamp, espace anciennement condamnés dans la peinture (sauf à utiliser des miroirs). On est ici proche de la conception bazinienne du cadre conçu comme un cache qui devient, à la lumière de cette dissimulation mise au jour, un cache regard. En effet, ce qui caractérise le traitement cinématographique de la finestra, c’est que le regard imageant y est considéré comme invisible, qu’on y oublie la main officiant au profit de l’œil, qui recherche cette invisibilité pour mieux témoigner du réel sans avoir recours à la théâtralité, c’est-à-dire à quelque chose qui serait de l’ordre de l’écriture, du jeu et du signe. Le dispositif cinématographique abolit la distance entre le spectateur et la finestra, la salle de projection plongée dans l’obscurité efface tous les repères qui pourraient permettre à l’œil d’évaluer la distance, et si le spectateur choisit sa place, c’est peut-être plus une taille d’écran qu’une distance qu’il recherche. La finestra du cinéma ne vient pas couper verticalement la pyramide visuelle dont le sommet gît dans l’œil, elle se présente comme la source du regard. L’œil du spectateur est par principe collé à l’écran. On devrait plutôt dire que l’écran est la surface de l’œil quand le corps est purement et simplement devenu inutile. La vue Lumière réalise ce fantasme de l’ubiquité du spectateur et de la séparation de l’œil du corps. La limite imposée au regard par son ancrage charnel est abolie par cette ouverture sur un ailleurs rendu présent par l’énonciation visuelle de la caméra et d’un sujet imageant qui disparaît au moment même de sa manifestation à travers ce qu’il voit. 88
Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (version de 1939), Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 301.
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La fenêtre réelle utilisée par Louis Lumière pour cette première vue, témoigne ainsi de ce désir de voir sans être vu qui sera la condition de crédibilité du cinématographe et de son paradigme réaliste, tant vanté par André Bazin, mais elle opère aussi une innovation sur le plan de la question du passage et de l’ouverture réelle de la finestra inaugurée par Niépce. Nous avons vu que dans son principe fondateur, la première photographie laissait passer la lumière provenant de l’objet lui-même, que Niépce et bien d’autres considèrent comme l’image même de l’objet, et entrant dans l’espace du spectateur (chambre de la maison et chambre noire, réceptacle représentant l’œil), dans le cas de la « première » image cinématographique, ce n’est plus seulement la lumière qui entre en traversant le cadre, ce sont les corps qui passent. Ce passage des corps se manifeste de deux façons dans cette première vue. D’une part, abolissant la présence et la conscience du cadre chez le spectateur au profit d’une vision partielle d’un champ illimité en haut, à droite, à gauche en bas ainsi qu’en avant, vers l’opérateur, la vue Lumière rappelle les conditions de la vision d’un sujet se tenant dans un espace illimité. Aucun mouvement de la finestra n’est encore venu explorer le hors-champ où disparaissent les ouvriers et les ouvrières filmés, le contrechamp n’existe pas encore comme lieu et outil de la disparition du corps du spectateur qui peut encore croire en sa propre présence devant la porte des usines Lumière, mais il est clair qu’un appel très fort de ces différents lieux invisibles se fait entendre dans cette vue inaugurale. Les ouvriers ont disparu parce qu’ils sont sortis du champ de vision du spectateur, il en est souvent ainsi des gens qu’il croise dans la rue et qui disparaissent sur le côté de son œil. La finestra n’est plus un contenant, ni une paroi, il ne s’agit plus de « la muraille d’une cité » dont parlait Schapiro89, les limites sont poreuses puisqu’il y a un vide entre les montants et le fond de l’image. De plus, les personnages peuvent disparaître et apparaître à l’intérieur même du champ, derrière un pan de mur ou un montant de porte. Le cadre est comme un élément d’architecture, une ouverture carrée dans l’habitacle, qui renvoie autant à la paroi du mur d’une maison qu’aux limites qu’impose le corps humain aux conditions de la vision. Au cinéma, la finestra est greffée sur le corps du sujet imageant. L’œil humain a son champ, tout comme l’image de la caméra. La conclusion qu’on peut tirer de ce constat, c’est que le spectateur est dans le champ de la représentation, il est « langé » par l’univers filmé ; l’opérateur s’installera dans la rue au milieu des passants, et plus tard dans les décors de la 89
Meyer Schapiro, « sur quelques problèmes de sémiotique de l’art visuel : champ et véhicule dans les signes iconiques » in Style, artiste et société, op. cit. p. 12.
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fiction cinématographique puis dans les lieux réels où auront lieu les tournages réalistes. Dans cette première vue, la frontalité est encore de mise, les montants de la finestra sont estompés mais ils gardent encore leur prégnance (fixité/stabilité) sur l’image, cependant aucun élément de réflexivité ne se dégage de cette image, si ce n’est la mention des usines Lumière qui fabriquent l’émulsion grâce à laquelle ces mouvements peuvent être fixés. Mais cette intention, bien que très poétique (puisqu’on filme ceux qui ont fabriqué le nouveau médium utilisé ici) est sûrement plus liée au sens de la publicité de Louis Lumière l’industriel qu’à un désir de rendre hommage aux petites mains de l’Histoire du cinéma. Cependant, au-delà de l’intention même de l’opérateur, un rapport à l’origine est mis en jeu dans cette vue originelle puisqu’on y voit l’image animée des femmes sortir de l’usine Lumière, tout comme le film lui-même. Très vite, les opérateurs vont commencer à déplacer la caméra, lui donnant le point de vue du passager d’un des nombreux moyens de transport (tramway, train, ascenseur, montgolfière, et même chaise à porteur…) disponibles pour réaliser une vue panoramique. Et plus tard, avec l’apparition du découpage et du montage (qui avait déjà commencé sommairement dans les vues Lumière à travers notamment la pratique des arrêts manivelles), c’est tout le corps du spectateur qui se retrouvera au cœur de l’espace filmé, mais il restera totalement invisible, il ne se voit pas dans l’univers représenté autrement que sous les traits des êtres auxquels il s’identifie. Le spectateur de la toile peinte comme celui de la photographie, reste devant l’image qu’il peut tenir à la main et dont il peut s’éloigner ou s’approcher à sa guise, déplaçant son œil en même temps que son corps. Le spectateur de film, lui, est séparé de son œil, il apprend vite, dans le panorama filmé, à imaginer que son œil glisse sur le champ qui s ‘étire tandis que son corps est oublié dans l’obscurité, plutôt qu’à considérer que le champ défile devant lui, comme un bandeau qu’on dévide. On retrouve d’ailleurs ici les conditions de vision qui avait cours dans les panoramas peints du XIX ème siècle, où le défilement de paysages était dû à un déplacement du corps du spectateur, prémices du travelling. Par ailleurs, la superposition du mouvement de la caméra à celui du regard dans un moyen de transport était de nature à identifier le panorama filmé à un déplacement de l’œil plutôt qu’à un défilement du paysage. Le spectateur de cinéma est le passager du film qu’il regarde. Le cinéma intègre donc le corps de l’opérateur et celui du spectateur dans l’espace de la représentation, réduisant l’espace « devant l’image » à un lieu invisible, accessible uniquement dans l’opération critique qui consiste pour l’œil du spectateur à franchir le seuil de l’image, à fréquenter le cadre et à évaluer ainsi sa distance vis-à-vis de l’écran. 67
L’autre manière dont cette vue traite la question du passage des corps est bien sûr le retournement que propose la première vue. A l’entrée de l’opérateur dans le théâtre de la représentation répond cette « sortie » qui est aussi une entrée dans le champ, un jaillissement des ouvrières et des ouvriers. On pourrait parler d’un écoulement fluide à travers la porte. A la fenêtre derrière laquelle se tient l’opérateur répond la porte par laquelle les corps parviennent à la visibilité avant de disparaître dans le hors-champ. La question du passage des corps est donc ici directement représentée, réalisant d’une certaine manière, par identification aux personnes filmées, le fantasme ancien d’entrée dans le tableau, et de promenade dans la représentation, qu’imagine par exemple Diderot dans cette ekphrasis d’une toile de Loutherbourg du Salon de 1763 ; « Voyez à gauche ce bout de forêt. (…) En sortant de ce bois et en vous avançant vers la droite, voyez ces masses de rochers, comme elles sont douces et dorées (…) Dites-moi si l’espace que vous découvrez au-delà de ces roches, n’est pas la chose qui a fixé cent fois votre admiration dans la nature ? (…) Ah, mon ami que la nature est belle dans ce petit canton ! Arrêtons-nous y. La chaleur du jour commence à se faire sentir, couchons-nous le long de ces animaux. Tandis que nous admirerons l’ouvrage du créateur, la conversation de ce pâtre et de cette paysanne nous amusera. Nos oreilles ne dédaigneront pas les sons rustiques de ce bouvier qui charme le silence de cette solitude, et trompe les ennuis de sa condition, en jouant de la flûte. »90 Les « petits personnages agiles » des vues Lumière prêtent leurs corps à ce vieux rêve du spectateur. Et ce sera là un des ressorts de la réussite des opérateurs Lumière à travers le monde, de nombreux spectateurs viendront payer leur place de cinéma dans l’espoir de se voir à l’écran. De nombreuses vues reprendront par la suite ce motif du jaillissement dans le champ et joueront parfois avec l’illusion d’une possible transgression du cadre ; arrivées de congressistes, débarquements, défilés, charges de cavalerie, sorties de trains, activité des places et des grandes rues du monde… Le motif du flux, de l’écoulement, la dimension liquide de l’image mouvante du cinématographe, un journaliste parle du « flot d’ouvriers et d’ouvrières », ce reume dont Deleuze dit qu’il « renvoie à une perception fluide ou liquide qui ne cesse de passer à travers le cadre »91, sera un des aspects marquant les modalités premières de la perception directe du mouvement à travers les vues Lumière des années 1896-97. D’ailleurs l’eau sera très souvent filmée, au titre de son mouvement et de sa fluidité que seul le cinématographe peut reproduire, qu’il s’approprie vite et auxquels il s’affilie naturellement. Chutes d’eau, aquariums, baignades, mouvements de la houle et écoulements divers seront les 90 91
Denis Diderot, Salons, op. cit. p. 84, 85. Gilles Deleuze, L’image-temps, Paris, Editions de minuit, 1985, p. 48.
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premières manifestations du fond animé des images filmiques dont la matière leur est devenue consubstantielle. C’est probablement cette approche de l’ouverture, la générosité quantitative et la fluidité insaisissable des vues Lumière comparées aux films Edison du Kinétoscope, voués à la clôture de la boîte et à la répétition, qui a permis leur essor et tout de suite rencontré l’intérêt du public. Le modèle de la finestra était plus pertinent que celui de la camera, l’ouverture plus attirante que la fermeture.
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6) La fenêtre de Krzysztof Kieślowski
Figure 12 : L’amateur (00 :04 :24)
Dans L’amateur (1979), Krzysztof Kieślowski reprend d’une manière étonnante le dispositif de la première vue cinématographique lorsqu’il met en scène son personnage de cinéaste amateur, Filip Mosz, filmant discrètement depuis une fenêtre de l’usine où il travaille un ouvrier, nain, sortant de son atelier en même temps que ses camarades. L’amateur, que nous aurons l’occasion de retrouver en différents moments de notre travail, est le film de Kieślowski qui lie le plus directement la question de la fabrication des images cinématographiques à la question de l’éthique. Il constitue un pendant au Décalogue, un vis-à-vis, en ceci qu’il illustre, lui, le second commandement de la loi mosaïque, celui-là même qui porte sur l’interdit de faire et d’adorer des images et qui est mystérieusement absent du polyptyque. On y suit pas à pas, dans un récit initiatique, « l’entrée en religion » d’un cinéaste amateur, qui, devenant père pour la première fois, s’est acheté une petite caméra et a commencé à filmer tout ce qui retenait son regard. C’est l’occasion pour l’auteur d’observer l’art de filmer dans l’innocence de ses balbutiements, Filip, en amoureux naïf et fougueux, expérimente sa caméra à la manière de ces premiers opérateurs de l’Histoire, forcément peu formés à cet exercice nouveau, qui multipliaient les expériences, inventaient des situations en s’appuyant sur un imaginaire romanesque et pictural, inventant à leur insu les premières figures d’une rhétorique nouvelle et posant les principes d’une nouvelle façon de percevoir le monde. Les différentes étapes de la jouissance et de la connaissance du filmeur font la trame narrative de L’amateur, ainsi que la manière dont ce dernier apprend à dompter l’attirance irréfragable que les images exercent sur lui en composant ses cadrages, par exemple, et en pratiquant le montage, qui joue là son rôle de coupure et d’articulation. Ayant appris à tenir ses images à distance tout en les aimant follement, Filip ira même jusqu’à voiler
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volontairement une pellicule, sacrifiant un de ses films, renonçant ainsi à intervenir sur le réel par sa représentation ambiguë. Dans le plan qui nous intéresse ici, après une première réussite remarquée en tant que cinéaste amateur, Filip décide de faire un film sur un ouvrier nain qui appartient au personnel de son usine. Un homme humble voué à sa tache et fidèle à son poste dont la vie est réglée par les nécessités de son travail. Il le suit donc au plus près, sans se faire remarquer, et soucieux de ne pas affecter les attitudes de son sujet par la présence de sa caméra, il filme sa sortie des ateliers depuis cette fenêtre qui le cache. Comme dans La sortie des usines Lumière, la fenêtre joue ici le rôle d’abri et de cache regard, légèrement penché en avant comme pour se faire plus petit, Filip se dissimule derrière la fenêtre qui dans le même temps lui ouvre le champ dans lequel surgira son personnage. Voir sans être vu, telle est la garantie d’authenticité de ce qui est vu ; c’est en naturaliste aux aguets, en espion, en œil invisible que Filip se transforme pour saisir « l’instantané pris sur la vie sans pose ». Cette situation qui s’apparente à celle du voyeur est d’ailleurs mise en tension par l’introduction d’un regard tiers, ici celui du directeur de l’usine, qui s’inquiète de ce que fait son brillant cinéaste dont le succès commence à le gêner. Mais Filip n’est pas saisi par la honte lorsque le regard de son chef le surprend sur le vif de sa dissimulation. Son regard ne fait pas retour sur lui-même dans ce que Lacan appelle « la conflagration de la honte par l’introduction du regard de l’autre »92, ce n’était pas son propre regard qu’il cherchait à sentir à travers l’usage de cette fenêtre, elle n’était pas un instrument pervers, réfléchissant le regard replié sur lui-même en position d’objet a, mais elle était sans reflet, s’ouvrait sur autre chose. Son regard est transitif, ce n’est pas ici un regard de voyeur. Par ailleurs, contrairement à ce que soupçonne son chef, c’est sans honte non plus qu’il a choisi d’orienter son film sur la figure de cet ouvrier nain. Quand son chef, après l’avoir surpris en train de filmer, caché derrière une fenêtre, lui reproche de vouloir exploiter l’« infirmité » de son sujet au risque de le ridiculiser, Filip se défend et recommande à son chef d’attendre de voir le résultat. C’est le montage qui décidera, c’est là que se formule le propos dans une écriture d’images. Juste après cet échange, Jan, l’ouvrier de petite taille, revient dans le champ pour demander si sa prestation avait convenu, façon de montrer qu’il est parfaitement d’accord et que la dissimulation de Filip n’est qu’une posture mutuellement consentie, un impératif théorique et technique sans perversité. Le regard du cinéaste est caché mais connu. Comme l’était la position de Louis Lumière qui ne cherchait pas à surprendre ses 92
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Points Seuil, 1973 p. 204.
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ouvriers mais à ne pas trop attirer leurs regards de façon à ce que la scène paraisse le plus naturel (vrai) possible. S’appuyant ici sur le paradigme naturaliste alors en vigueur dans l’esthétique romanesque, ainsi que sur l’idéal de transparence de la finestra, Lumière a fait naître l’art cinématographique par ce geste de retrait et de refus de la théâtralité. C’est la réalité devenant spectacle à son insu qui fonde la relation cinématographique de l’œil au monde. Cette séquence a mis en évidence une question éthique qui se pose alors à Kieślowski : Comment filmer le vrai sans violer la réalité ? Question dont nous verrons plus loin qu’elle débouchera sur l’abandon du documentaire au profit de la fiction. Pour l’heure, à mi-chemin entre la mise en scène de fiction et la capture de la réalité, entre l’image comme fable et l’image comme document, Kieślowski s’interroge dans sa fiction sur les conséquences que peuvent avoir les films documentaires sur la vraie vie de leurs sujets. A ce titre, c’est à une réflexion sur son art que se livre l’auteur dans ce film dans le film où se mêlent sa propre morale et son propre désir. Le petit film que tourne Filip a ainsi deux points d’ancrage avec la réalité de la carrière de Kieślowski. D’abord, il correspond à un projet de film documentaire qu’avait Kieślowski et que la fiction lui permet de réaliser sur un autre plan et notamment en en faisant un objet de réflexion. Ensuite, il ressemble beaucoup, par sa forme, à un film documentaire qu’il a réalisé deux ans plus tôt, Le point de vue du gardien de nuit (1977), dans lequel il suit la vie quotidienne et le dévouement aveugle et obsessionnel d’un gardien de nuit très autoritaire, voire fascisant. Mais alors que Kieślowski avait marqué un décalage ironique vis-à-vis du gardien de nuit, ici Filip a une véritable et sincère empathie vis-à-vis de son sujet dont l’abnégation est très éloignée de sa propre ambition personnelle de cinéaste. Mais cet écart de position ne se lit pas dans son film intitulé Un travailleur, Filip se fait simple témoin sans distance interprétative, et Kieślowski corrige dans la fiction les écarts de Kieślowski dans le documentaire. En effet, conscient du tort qu’une diffusion télé pourrait avoir sur l’image de son modèle de gardien de nuit qui avait surjoué son rôle d’ogre inhumain devant ses questions et son propre désir, Kieślowski a refusé que son documentaire soit diffusé sur les ondes hertziennes 93.
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Voir témoignage relatif à la note 179.
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En repassant, fortuitement ou non, par la fenêtre de Louis Lumière pour filmer sa sortie d’usine, Filip et derrière lui, Kieślowski lui-même, interrogent le dispositif cinématographique documentaire et en particulier l’interaction entre l’opérateur et le réel. La proximité entre cette situation et celle de Louis Lumière est très intrigante, d’autant que d’autres plans du film peuvent évoquer des vues Lumière. L’arrivée d’un train à vapeur dans une gare filmé par Kieślowski selon l’angle de vue depuis le quai souvent adopté dans des vues Lumière, et des plans de rue où passent des badauds, entrant et sortant du champ.
Figures 13 et 14 : L’amateur (00 :44 :02 et 00 :37 :02) La rue filmée par Filip (film dans le film) L’entrée du train en gare filmée par Kieślowski
De deux choses l’une, ou le dispositif de la sortie d’usine filmée depuis une fenêtre est une citation consciente du premier film, et Kieślowski veut signifier ici une sorte de retour aux sources initiatique chez son cinéaste spontané qui en repasse naïvement par les premières découvertes, les premiers états du cinéma. Ou bien il s’agit d’une coïncidence involontaire, (ou d’un acte inconscient), et alors c’est Kieślowski lui-même qui en repasse par ce dispositif initial, cette finestra cinématographique, de façon « naturelle », pour signifier cette condition première de l’authenticité de l’image filmique. La fenêtre doit cacher l’opérateur pour représenter le vrai. Dans les deux cas, qu’elle soit volontaire ou non, cette mention de la première image filmique dans ce film sur la naissance d’un cinéaste, est l’expression d’un questionnement sur l’authenticité des images cinématographiques et sur la possibilité pour le cinéaste de saisir le réel sans l’affecter de sa présence. C’est précisément la question éthique que ne cessera de poser Kieślowski dans son travail. Plus loin dans le film, Filip montre son film au réalisateur Krzysztof Zanussi, jouant son propre rôle dans la fiction, qui l’encourage à poursuivre son travail. Nous voyons alors le résultat du plan tourné depuis la fenêtre et nous constatons que cette sortie d’usine laisse apparaître subrepticement le montant gauche de la fenêtre, en amorce très légère, qui disparaît 73
très vite. Il s’agit là d’une intrusion involontaire dans le mouvement qui suggère, plus qu’elle ne montre, la présence de cette fenêtre, témoignant à la fois de la dimension réflexive de la finestra dans l’usage qu’en fait Kieślowski et des conditions réelles de la situation du point de vue du sujet qui ne règne pas sur le champ mais doit se plier aux exigences des lieux. Dans tous les cas, c’est autour de cette fenêtre filmée à travers laquelle s’exerce un regard, que Kieślowski a disposé les éléments du problème et c’est ce que nous retrouverons à de nombreuses reprises dans Le Décalogue. Nombreux sont les plans qui montrent des personnages en train de regarder à travers des fenêtres, sentinelles du visible, ils sont derrière les reflets ou derrière des persiennes à moitié cachés, à moitié visibles. La fenêtre est chez lui l’instrument du regard, allégorie de l’œil, elle médiatise le regard en lui donnant un organe visible. Lieu du contact et des échanges entre l’extérieur et l’intérieur, elle met en jeu le corps comme condition première de la vision, elle intervient en somme comme le corps allégorique de la vision. Nous aurons l’occasion de revenir à plusieurs reprises sur l’utilisation que fait Kieślowski des fenêtres dans son Décalogue. Elles y ont bien sûr une place très importante dans la mesure où l’ensemble des dix films constitue une réflexion sur le voir et sur le donner à voir, mais il peut être nécessaire d’observer dès à présent une de leurs fonctions, celle de désigner, en tant que finestra, prise dans sa fonction déictique, le lieu et les personnages dont « l’histoire représentée pourra être considérée. »
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7) Où l’on entre par la fenêtre… « Si vous regardez à travers n’importe quelle fenêtre il y a des gens derrière. Si vous voulez bien regarder de près, il y a quelque chose de très intéressant chez eux. J’ai pensé qu’on pouvait consacrer une heure à se rapprocher d’eux. Autrement dit, à l’intérieur de chacun se trouve quelque chose d’intéressant. Il faut simplement enlever le masque, quelques peaux et alors on peut rester ensemble un moment. »94 C’est ainsi que Krzysztof Kieślowski justifie son choix de situer Le Décalogue dans une seule et même cité de Varsovie, évoquant l’intérêt poétique du dispositif de la fenêtre réelle derrière laquelle se déroule la vie intérieure des gens. Cette cité d’où proviennent et où se croisent les personnages du Décalogue présente à la caméra du cinéaste les hautes façades de ses immeubles modernes, « couvertes » de fenêtres derrière lesquelles se tiennent et vivent les personnages dont le spectateur va suivre les trajectoires intérieures au fil des films. Les dix synopsis du polyptyque, que ses auteurs appellent récits, et qui mêlent de manière très sensible les notations visuelles propres au cinéma et les événements et les dialogues propres au genre de la nouvelle, présentent ainsi au début de chacun de ses épisodes, des « fenêtres » variées derrière lesquelles se trament dix histoires singulières mettant en jeu, plus ou moins explicitement, un ou plusieurs des commandements de la loi mosaïque dans une situation concrète de la vie quotidienne. Ces fenêtres initiales, à partir desquelles commencent les histoires sont aussi assimilables à des visages, point d’accès aux vies intérieures des personnages. Elles sont le lieu où affleurent des visages pensifs, tournés vers le spectateur. D’ailleurs, dans l’idée initiale des scénaristes, les films devaient ainsi commencer sur des visages pris dans la foule. « Notre idée était de commencer chaque film avec un héros choisi par la caméra un peu au hasard, un parmi d’autres. Nous avons pensé à une caméra qui s’approche d’un visage parmi cent mille autres dans un stade immense, ou alors à une caméra qui s’arrête sur un individu dans une foule de passants, l’attrape puis ne le lâche plus pendant toute la durée du film. Finalement nous avons décidé de placer l’action du Décalogue dans une grande cité avec des milliers de fenêtres identiques visibles dans le cadrage. »95 Fenêtres et visages sont ainsi les deux faces d’un même contact avec l’espace voisin. Dans l’acte de regarder, le visage qui porte les yeux se trouve ainsi ouvert à un regard en retour depuis la fenêtre qu’ouvre le regard, d’une certaine manière, les contours de mon visage sont les bords matériels de la fenêtre par laquelle 94 95
Krzysztof Kieślowski, entretien avec Michel Ciment et Hubert Niogret, Positif n°346, décembre 1989. Krzysztof Kieślowski, Le cinéma et moi, op. cit. p. 161.
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je vois l’extérieur, ce n’est pas seulement mon œil qui regarde, mais c’est mon visage entier qui fait face et ouvre en même temps mon champ de vision. Regarder c’est donc offrir son visage comme surface et regarder l’intime, c’est entrer dans l’espace voisin comme par une fenêtre devenue un visage. Le gros plan en est d’ailleurs la figure privilégiée. Notons d’abord que la disposition des fenêtres sur la façade de l’immeuble rappelle par certains aspects la disposition des dix cases composant le polyptyque médiéval (voir partie suivante) dont s’est inspiré Krzysztof Piesiewicz pour concevoir le projet du Décalogue qu’il a proposé à Kieślowski. C’est ainsi une superposition de cases dans lesquelles apparaissaient des situations différentes et pourtant contiguës, qui ont servi de matrice iconographique et narrative au polyptyque cinématographique, si bien que cet immeuble conçu par les scénaristes et qui deviendra lors du tournage une cité-cadre (immeubles disposés en carré) tient autant du tableau initial que de ce désir d’offrir des fenêtres par lesquelles accéder aux âmes qui veillent derrière. La fenêtre représente ainsi le lieu de contact entre l’intériorité d’une conscience, matérialisée par un intérieur d’appartement qui porte les traces et les projections de l’âme ou des âmes qui l’occupent et le monde extérieur, d’où vient le regard, et qui va traverser cette fenêtre réelle pour entrer dans la vie de chacun. Les façades de la cité sont ainsi les lieux d’un empilement de vies et de problématiques existentielles dont les fenêtres sont des présentations, des points d’entrée et des lieux de réflexion. Si la fenêtre est pour le spectateur un moyen de regarder à l’intérieur, elle est souvent pour le personnage qui se tient, lui, à l’intérieur, le lieu d’une pensée qui s’échappe, le lieu aussi où le regard s’interroge, renvoyant en cela au travail que le film propose à son spectateur. La fenêtre est très souvent pensive, regarder et penser, regarder penser, sont imbriqués et si les fenêtres du début nous amènent à regarder à l’intérieur, c’est pour que nous puissions nous y voir penser. Au fond, comme nous le verrons au fil de ce travail, la paroi vitrée de la fenêtre est l’objet essentiel de la réflexion, dans tous les sens du terme. Dans quelle mesure et à quoi exactement cette matière transparente qui fait la fenêtre, mais aussi le guichet et la surface de l’écran, est-elle ouverte ? Ce sera la question récurrente de notre analyse à partir des images métadiscursives du Décalogue et d’autres films ou tableaux.
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Chaque épisode s’ouvre d’ailleurs sur ces façades d’immeubles de la même cité96, on peut ainsi suivre dans le scénario, dès les premières séquences, les mentions qui en sont faites et qui dessinent, film après film, les contours d’une poétique de la fenêtre. Dans Le Décalogue 1, c’est un pigeon qui vient se poser sur le rebord d’une fenêtre et choisit ainsi le lieu de la première histoire ; « L’un des pigeons dessine une courbe et finit par se poser sur un rebord de fenêtre semblable à des centaines d’autres. Il regarde à l’intérieur. »97 Derrière cette fenêtre se tient Pawel, le jeune garçon dont la vie sera l’enjeu du premier film. Le pigeon est ici l’incarnation de la conscience visuelle du spectateur dont le rôle sera de « regarder à l’intérieur » à travers la fenêtre. Dans Le Décalogue 2, c’est un lièvre gelé, sous la neige, qui attire l’attention du concierge de cette même cité, il lève la tête et fait glisser son regard interrogatif le long de la façade ; « Il est sûrement tombé d’une fenêtre ou d’un balcon. Le concierge lève la tête, et son regard s’arrête sur un balcon qui, par son aspect, contraste avec les autres. Aménagé en loggia, grâce à des parois de verre fumé, il a été transformé en un petit jardin d’hiver. »98 Ce balcon appartient au professeur de médecine qui sera l’un des principaux protagonistes de ce second film. Au début du Décalogue 3, la façade de l’immeuble nous est présentée de loin, les fenêtres montrant chacune la même chose ; « Les fenêtres sont éclairées ; à travers les rideaux brillent les guirlandes électriques. »99 Ce qui compte ici, dans ce film qui portera, entre autres choses, sur la solitude des personnes esseulées qu’accentuent les moments de fêtes familiales, c’est l’unanimité des fenêtres, toutes décorées, chacune déclinant à sa manière la réjouissance commune. Et c’est dans sa voiture, à travers la vitre que Janusz, le personnage principal, sera abordé par le scénario, au moment où il se déguise en Père Noël pour rejoindre sa famille derrière une fenêtre… « C’est une Fiat blanche avec une enseigne de taxi. A l’intérieur, un homme d’environ quarante ans fixe à son menton une barbe de coton »100. Les voitures seront aussi souvent utilisées par Kieślowski dans Le Décalogue comme moyen de disposer de part et d’autre d’une vitre un monde intérieur et un monde extérieur. Ce sera particulièrement le cas dans Le Décalogue 3 et dans Le Décalogue 9. Au début du Décalogue 4, c’est, dans le synopsis, par une fenêtre ouverte qu’apparaît Anna ; « Le soleil s’est déjà levé, les fenêtres réfléchissent sa lumière rougeâtre. L’une de ces 96
Dans les scénarios, Kieślowski et Piesiewicz parlent d’un même immeuble, il s’agira in fine d’une même cité disposée en carré, ce qui nous intéressera à plus d’un titre. 97 Krzysztof Kieślowski et Krzysztof Piesiewicz, Le Décalogue, récits, Paris, Balland, 1991, p. 9. 98 Ibidem. p. 41 99 Ibidem. p. 67 100 Ibidem. p. 67
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fenêtres rouges s’ouvre. Une très jeune femme aspire profondément l’air printanier. »101 Nous verrons plus loin que dans le film, la fenêtre est utilisée différemment et qu’elle donne ellemême sur l’intérieur, le film traitant la question de l’inceste, mais nous ne sommes pas encore entrés dans l’interprétation des images du Décalogue. Il ne s’agit ici que de montrer et de souligner la place et le rôle du dispositif de la fenêtre comme contact entre l’intérieur et l’extérieur et comme point d’entrée dans les histoires, dès l’écriture, donc dès le projet du Décalogue, en son origine et en son principe, ce qui rapproche la fenêtre réelle qu’offre cette façade d’immeuble de la finestra d’Alberti « à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée ». Cela nous amène à regarder d’un œil particulier le début du Décalogue 5, où la fenêtre n’est évoquée que de manière indirecte. Comme c’est le cas souvent, le synopsis part de l’immeuble « que nous connaissons déjà par les récits précédents »102 d’où sort un homme qui sera un des trois personnages principaux de cet épisode (la victime). « Il s’arrête en voyant passer devant ses yeux une chose informe qui tombe sur la chaussée avec du bruit. L’homme ramasse une serpillière mouillée et lève la tête. »103 Dans cet épisode où il sera question de la plus radicale transgression du décalogue mosaïque, celle de l’interdit du meurtre, c’est ainsi non plus le cadre solide d’une fenêtre qui nous désigne et nous introduit au personnage, mais un objet informe qui tombe d’une fenêtre et qui s’y substitue symboliquement dans l’ordre qui s’était imposé depuis le début, en tant qu’objet désignant le personnage. C’est presque la fenêtre elle-même qui tombe en loque dans cet épisode entièrement filmé avec un filtre rendant l’image jaunâtre, une image rongée sur ses bords par des zones d’ombre qui la rendent parfois incertaine, loqueteuse et qui lui font perdre sa tenue quadrangulaire. Première affection de la fenêtre liée à la transgression la plus irréversible de la Loi. La version écrite du Décalogue 6, qui accordera une place très importante à la fenêtre, ainsi qu’à la surface vitrée du guichet de Tomek, s’ouvre sur une panne d’électricité qui plonge la façade de l’immeuble dans le noir. « Il fait déjà presque nuit, et la sombre masse d’un immeuble tout en longueur, sans une seule fenêtre éclairée, se découpe en un bloc noir sur un ciel d’un bleu d’encre. » La fenêtre se refuse. Plus tard, « d’un seul coup, dans l’immeuble, toutes les lumières s’allument et on entend, de toutes les fenêtres, un soupir général de soulagement. Le murmure des postes de télévision s’enfle dès que le réseau électrique retrouve sa puissance habituelle ». 104 Cette fois-ci, la fenêtre est utilisée comme un 101
Ibidem. p. 95 Ibidem. p. 127 103 Idem. 104 Ibidem. p. 163 102
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poste de télévision, une surface lumineuse qui s’offre au regard et « satisfait » un certain appétit de l’œil, il s’agit peut-être là d’une mise en abyme de la série elle-même, qui est produite par la TOR, une unité de production de la télévision polonaise. C’est le poste luimême, celui qui donne accès aux histoires, qui devient finestra, cadre où doit se porter le regard du spectateur dans cette analogie entre la fenêtre et la « petite lucarne ». Dans Le Décalogue 7, c’est encore une fenêtre qui désigne le point de l’ensemble où débute une nouvelle histoire ; « Le vent souffle. Une fenêtre claque dans la nuit. Le silence qui se prolonge est déchiré par le cri strident, tragique, d’un enfant. Une des fenêtres s’éclaire aussitôt. Le cri persiste ». 105 La fenêtre ici se fait inquiétante, c’est celle par laquelle s’introduit le voleur, celle de la surprise en pleine nuit, de la peur infantile, du cauchemar. Dans Le Décalogue 8, le scénario n’indique pas de fenêtre au commencement de l’histoire, c’est en revanche la sortie de Zofia, l’éthicienne que nous avons croisée au début de cette partie, qui désigne cette dernière, au pied de son immeuble, comme le personnage central du film. Zofia, à bien des égards, est un des doubles du cinéaste qui s’interroge lui aussi sur la question du choix éthique et des conséquences de ce choix sur l’existence, elle en a fait son métier à la suite d’une expérience très douloureuse que nous avons évoquée au début de cette partie, lui en a fait son œuvre majeure. C’est donc à partir d’un acte volontaire d’un personnage qui se situe lui-même du côté d’où vient le regard qu’elle porte sur le monde et les hommes, que débute l’histoire prenant le dispositif à contre-pied en ne posant pas un objet du regard derrière une fenêtre mais en mettant en scène un sujet regardant qui s’intéresse aux autres. D’ailleurs, à peine sortie de son immeuble, Zofia croise un voisin (le père philatéliste des deux frères qui porteront son deuil dans Le Décalogue 10) à qui elle pose des questions avec intérêt ; « Zofia : Bonjour ! Vous partez ? Vous revenez ? L’homme : Je reviens. De Szczecin, par le train de nuit. Si vous saviez… Zofia : Vous avez trouvé des timbres ? Zofia aime bien cet homme et connaît sa passion. L’homme : Une série commémorant le vol allemand au pôle Nord. L’année 1931… Polarfahrt. Zofia : Des Zeppelins ? L’homme : Oui. Trois zeppelins. Si je vous disais…
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Ibidem. p. 201
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Zofia : Il faudra que vous me les montriez, un jour. » 106 C’est ici le personnage qui se met dans la position d’observation qui sied généralement au spectateur du Décalogue. Pas de fenêtre sur le personnage qui est lui-même, de par son métier et sa réflexion d’éthicienne, une fenêtre, un cadre, le représentant de l’éthique, donnant sur les histoires des autres. Dans le récit écrit du Décalogue 9, dont la version filmée portera essentiellement sur le dispositif visuel de la jalousie comme mise en jeu d’un désir inconscient de voir l’origine107, Hanka sort de chez elle et y rentre subitement, se désignant comme le personnage central du film. La fenêtre n’est pas mentionnée et c’est un mouvement d’aller-retour très significatif en soi qui nous introduit un des personnages principaux du film ; « Hanka, la trentaine, jolie et énergique, sort de la maison. Elle marche d’un pas pressé, puis ralentit soudain, comme si elle avait oublié quelque chose. Elle fait demi-tour. D’un pas plus rapide, en courant, elle retourne à la maison».108 La fenêtre n’est pas directement mentionnée, mais nous retrouvons, dès les premières lignes du récit, la petite Ania du Décalogue 7 jouant devant l’immeuble ; « La petite Ania (celle du septième récit) joue à la poupée devant la maison ».109 Or cette scène ne sera pas intégrée au début du film mais apparaîtra plus tard, la petite fille étant vue à travers une fenêtre par Romek le mari impuissant et jaloux (voir figure 15). La présence intrigante de cette enfant dès le début du récit écrit porte ainsi, en elle, celle, cinématographique, d’une fenêtre pensive par laquelle elle sera vue dans le film et deviendra un sujet de réflexion pour l’homme impuissant qui projette alors d’adopter un enfant… Il ne s’agit plus ici de la fenêtre réelle de la façade de l’immeuble par laquelle le spectateur est amené à considérer l’histoire représentée, et à ce titre, Le Décalogue 9 fait clairement exception à ce principe initiateur des autres récits qui consiste à aller voir derrière les fenêtres d’un immeuble, mais on peut tout de même remarquer cette fenêtre pensive que le film dévoilera autour de la présence d’Ania. Dans la série des dix récits écrits, le spectateur est progressivement amené à l’intérieur de l’espace fictif de cet immeuble. Ainsi, dès Le Décalogue 5, les auteurs utilisent le « nous » pour inclure les spectateurs dans leur énonciation, nous parlant ainsi de «l’immeuble que nous 106
Ibidem. p. 231 Voir à ce sujet Olivier Beuvelet, « L’ombre d’une absence, jalousie et jalousies dans le Décalogue 9 de Krzyzstof Kieślowski » in L’affrontement et ses images, sous la direction de Murielle Gagnebin et de Julien Milly, Paris, Champ Vallon, 2009. p. 242 -260. 108 Krzysztof Kieślowski et Krzysztof Piesiewicz, Le Décalogue et autres récits, op. cit. p. 255. 109 Idem. 107
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connaissons déjà par les récits précédents »110, et conformément au souhait de Kieślowski ; « rester un moment avec eux ». De même, plus tard, les épisodes étant placés dans un ordre chronologique que vient soutenir dans la fiction l’évolution du climat témoignant de l’enchaînement des saisons, les derniers épisodes sont accessibles de plein pied, sans le truchement manifeste de la fenêtre sur le rebord de laquelle était venu se poser le pigeon initial, porteur de l’œil aérien du spectateur. Dès le huitième épisode, la fenêtre devient le regard même d’un personnage très attentif aux autres (Zofia), puis dans le neuvième, c’est la présence pensive d’un personnage déjà connu (Ania) qui se dotera d’une fenêtre au moment du passage de l’écrit à l’image… Remarquons tout de même que dans ces deux dernières occurrences, l’absence de fenêtre n’exclut pas l’immeuble, comme cadre du tableau d’ensemble, d’où sortent énergiquement Zofia qui s’ouvre à son voisin philatéliste comme Hanka qui s’arrête et retourne vers l’origine de son apparition. Si la fenêtre qui était tombée en loque dès le cinquième épisode, s’abstrait progressivement dans les instances du regard attentif ou pensif, une certaine forme de cadre demeure, la masse sombre et quadrangulaire de l’immeuble111, fantomatique, dans un rôle différent, qui n’empêche ni les jaillissements hors de lui (sorties de l’immeuble) ni les retours à l’origine. Si l’on ajoute à cela l’inclusion du spectateur dans l’espace filmique, et ce désir d’être ensemble exprimé par Kieślowski, on peut considérer que dans ces récits hors genre qui tiennent autant du scénario que de la nouvelle littéraire et qui nous éclairent sur les intentions des auteurs, la fenêtre comme finestra s’effrite progressivement, abolissant les limites entre la fiction et la réalité, la présentation et la représentation… C’est ce que « dit » peut-être la dernière première séquence écrite de la série, celle de l’épisode 10, qui après nous avoir présenté « l’immeuble où habitent tous nos personnages »112 nous amène sans transition à « l’intérieur d’un appartement : des placards en métal, fermés par des cadenas solides, couvrent les murs de la pièce, aucun tapis, aucun kilim, aucune plante. Rien que des placards, une grande table devant la fenêtre, un lit, un tabouret en guise de table de nuit et un aquarium où flottent des grands poissons rouges, ventre en l’air ». 113 La fenêtre mentionnée donne ici vers l’extérieur, nous sommes à la place du personnage, elle n’est plus vue depuis le pied de l’immeuble ou depuis l’extérieur, le retournement s’est opéré et c’est le spectateur qui hante ces lieux où règne la mort, c’est lui 110
Ibidem. p. 127. Notons tout de même qu’au début du Décalogue 9, l’immeuble est appelé « la maison » à deux reprises, alors que dans les pages suivantes, c’est le mot immeuble qui est repris pour désigner le même lieu. Il s’agit bien de l’immeuble que nous connaissons bien, l’utilisation du terme « maison » est peut-être un moyen littéraire de renforcer la dimension familière et originaire du lieu d’où sort et où rentre Hanka. 112 Ibidem. p. 293 113 Idem. 111
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qui prend la place laissée vide par le mort dans l’épisode qui sera justement sous-titré « Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui ». Ici sa vie. Commandement qui pourrait tout aussi bien s’adresser aux deux auteurs, avides de l’expérience des autres et que ce dernier épisode, qui retourne le dispositif de début de l’ensemble des films, met en jeu dans ce tout dernier plan où les deux frères, l’artiste et l’homme sérieux, se penchent sur trois timbres en s’écriant en riant « Une série ! ».
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8) De la finestra à l’image-fente « Je suis bien aise d’en voir, mais je ne veux pas qu’on me les montre »114
Figure 15 : Le Décalogue 9 (46 :22) Ania (Décalogue 7) vue par Romek.
Nous avons vu plus haut que la présence d’Ania, au début du récit écrit du Décalogue 9 se convertissait, plus loin dans le film, en une vue prise à travers une fenêtre, et nous en avons déduit que cette fenêtre, qualifiée de « pensive », était implicitement présente dans le texte écrit, en tant que modalité même de cette apparition dont la raison d’être était manifestement liée au désir d’enfant de Romek. Ania ne devient visible à l’écran que parce qu’elle est vue par Romek qui pense justement à adopter un enfant. La visualisation portant ici au jour la pensée qui accompagnait l’apparition de la petite Ania dans l’écriture du début du neuvième film. Dans le récit écrit, l’enfant ne servait manifestement que de lien entre les films, établissant par sa présence une continuité spatiale et sociale, celle du flux de la vie qui s’écoule d’un film à l’autre, comme les nombreuses réapparitions discrètes de personnages, que j’aurai l’occasion de relever au cours de mon propos, et qui lient les films et étendent l’espace voisin où se déroulent les histoires. Dans le film, elle apparaît au moment où Romek, ayant décidé d’adopter un enfant, regarde l’objet de son désir par cette ouverture fine et longue qui se superpose à l’ouverture d’une fenêtre. Il est intéressant que cette petite fille observée à son insu par un adulte désirant, soit justement Ania, le personnage du Décalogue 7, que sa mère observait elle-même depuis l’extérieur de l’école alors que celle-ci s’amusait dans la cour.
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Denis Diderot, Salon de 1765, Salons, op. cit. p.110.
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Romek observe Ania à travers la fine ouverture de la fenêtre, ce qui implique qu’il se soit déplacé pour la voir, joignant le geste à l’idée, pour la choisir et en faire son objet de pensée, dans ce recadrage, ou alors qu’elle soit entrée par hasard dans l’étroit champ de sa vision retaillé dans l’image, comme une idée surgissant de manière impromptue. Dans un cas comme dans l’autre, cet isolement de l’objet de son regard et le rétrécissement des dimensions latérales de l’image, confèrent à l’apparition de l’enfant la consistance d’une pensée intime, celle qu’on se donne dans un mouvement volontaire ou celle qu’on accueille. Elle est pure image de l’enfant qui occupe, comme objet inaccessible, l’esprit de Romek dont l’impuissance sexuelle trouble la fertilité. Dans Le Décalogue 7, la situation d’Ania est différente, plus concrète, Ania est la vraie fille de Majka que sa propre mère s’est « appropriée » pour éviter à la jeune fille une situation scandaleuse. Ici, elle formule le projet d’enlever sa propre fille, de la « voler » à sa mère dans l’espoir de (re)devenir la mère de l’enfant. Le regard caché de Majka est ainsi, pour le spectateur qui ne connaît pas encore tous les éléments de la situation, un regard prédateur, honteux de son désir, ou pour le moins incertain du désir qu’il cache et manifeste en même temps.
Figure 16 : Le Décalogue 7 (04 :41) Ania (en rouge) vue par Majka.
Des feuillages, alors, servent à abriter son regard dans l’espace de la fiction, et permettent de le médiatiser pour le spectateur qui ne peut que subir, dans ce camouflage, les contraintes matérielles qui pèsent sur le regard de Majka comme sur le sien. C’est dans son empêchement que le regard se dévoile, il est caché et devient par-là même présent, visible indirectement par le regard tiers du spectateur dans l’objet censé le dissimuler. L’enfant désiré, par sa propre mère qui a renoncé à l’être dans Le Décalogue 7, par un homme 84
impuissant qui ne pourra jamais procréer, dans Le Décalogue 9, devient ainsi l’objet d’un regard, qu’un dispositif visuel particulier qualifie, de manière imprécise, en établissant un lien entre le désir du sujet regardant et le fait qu’il cache son regard. La fente qui se superpose ici à la fenêtre, la fessura qui affecte et informe la finestra, fait du regard un objet dont la particularité est de se dévoiler en se cachant. Ce que le sujet regardant regarde caché est l’objet d’un désir lui-même caché et le dispositif de la dissimulation, qu’on pourrait considérer comme une jalousie, fait paradoxalement apparaître et disparaître le sujet regardant, comme origine évanescente d’un regard médiatisé par l’objet qui le cache. L’image-fente que je me propose de considérer dans ce travail sera la conceptualisation de ce double mouvement, tantôt opératrice d’une dissolution du sujet dans ce qu’il voit caché, tantôt bord visible soutenant un retour à lui-même dans la conscience réflexive du dispositif. Toute la subtilité du Décalogue Kieślowskien, comme nous le verrons dans la troisième partie, sera de laisser affleurer l’image-fente comme figure métadiscursive tout en l’utilisant aussi comme simple dispositif visuel. La fente vécue devenant une fente pensée. C’est ce que peut faire comprendre une comparaison entre ces deux vues dissimulées sur la petite Ania. En effet, l’usage de la fente se distingue ici de celui, plus simple, du camouflage, en ce que la fente affecte directement la forme de l’image, son cadre et son travail de cadrage, alors que le camouflage affecte plutôt son champ et sa visibilité, sans mettre en cause sa structure et son cadre, c’est-à-dire au fond sans cesser de « tenir » l’image devant l’œil du spectateur. Si les deux images semblent bien dévoiler un regard caché et témoigner d’un désir de possession de l’œil qui se cache, le statut de ces images est cependant différent. L’une est un dispositif visuel utilisé par un personnage en quête d’une compensation phallique, l’autre une figure réflexive mettant en jeu le regard du spectateur qui découvre ce champ avant de savoir qui, dans la fiction, regarde Ania (voir figures 129 et 130 ou l’extrait 8, première occurrence). Une continuité spatiale est simulée par ces feuilles entre le point où se trouve Majka et Ania, qu’elle regarde ; l’interposition des feuilles prouve que celle qui regarde est bien dans le même espace que ce qu’elle regarde, et en subit (ou en exploite) les conditions matérielles pour voir sans être vue. Le plan étant subjectif, c’est aussi le spectateur qui se trouve dans ce même espace et son champ de vision est entravé par ces taches vertes plus ou moins informes qui semblent le cacher en le privant d’une partie de son champ de vision. L’illusion représentationnelle d’une continuité voulue par Alberti dans l’élaboration de sa finestra, ce 85
que nous appelons ici la dimension phatique de la finestra, (Alberti dit : « sur un même sol ») est parfaitement opérante. Le camouflage joue sur le registre de la finestra, il en exploite la dimension phatique sans rompre pour autant avec la structure quadrangulaire de l’image. Il s’agit d’une représentation jouant sur l’illusion de la continuité de l’espace… Dans le cas de l’apparition d’Ania tirée du Décalogue 9, les espaces se répartissent clairement en un intérieur où se trouve le sujet regardant et un extérieur où se tient celle qui est regardée, soutenu par un haut et un bas, il n’est plus question ici d’un « même sol ». Mais cette discontinuité est à la fois affirmée et abolie par le resserrement du cadre qui obture une partie du champ et crée une intimité, un isolement et un face à face, au cœur de l’image, avec ce qui apparaît dans la fenêtre. La fenêtre, ici, n’est pas celle qui donne accès à un intérieur ou un extérieur spatial, construite sur le modèle de la finestra, il s’agit d’une tout autre fenêtre, travaillée sur ses deux côtés, elle est longue et fine, elle se présente comme une fente et constitue une forme d’ouverture pour le regard qui fera l’objet d’une analyse particulière dans ce travail, puisqu’il s’agit de ce que nous nommons ici une image-fente, à la fois dispositif visuel utilisé par un personnage et figure invitant le spectateur à s’interroger sur son propre regard. Ainsi, pour ce que nous en avons déjà vu, l’image-fente met en lumière une affection de la finestra par la fessura qu’elle porte en elle de manière latente, et qui correspond au régime désirant et fusionnel, c’est-à-dire au pouvoir illusionniste de la finestra, qui elle, en son principe originelle avoué, fonde un régime éthique et générateur de sujet dans l’image. Nous voyons que nous sommes ici devant l’ambivalence de l’image. L’image-fente se présente elle aussi comme un type d’image définie par son cadre ; partant du modèle de la finestra, elle en affecte la fermeté, en ronge ou en dilue les bords et en masque la vertu séparatrice. Ainsi donc, si la finestra correspond à une ouverture solide, maçonnée et voulue, dont nous avons plus haut énuméré les dimensions, l’image-fente, elle, apparaît comme une trouée informe, déjà là, (elle oblige le sujet regardant à se déplacer ou elle le surprend) donnant sur un espace voisin d’où le sujet regardant ne peut être vu tout en restant sous la menace d’un regard tiers provenant de cet espace, puisque l’ouverture y est considérée comme réelle. L’image-fente se présente ainsi comme une tendance, une structure idéale qui travaille les images encadrées formées sur le modèle de la finestra. On pourrait dire que la finestra contient (dans les deux sens du terme) la fessura qu’elle porte en elle et qui, au fil du temps, 86
s’affirme dans le champ des images mimétiques en attirant les images vers son modèle qui repose sur ces trois aspects de la fente qui donneront naissance aux quatre grandes dimensions du concept heuristique élaboré dans ce travail ; l’image-fente comme ouverture, l’image-fente comme passage, l’image-fente comme origine et l’image-fente comme objet primaire. Mais avant d’en venir à une phénoménologie précise de l’image-fente dans Le Décalogue, nous allons d’abord mettre en lumière les enjeux esthétiques et éthiques de ce grand film fait de dix films, de façon à le poser en film-cadre, en replaçant ce polyptyque dans le parcours esthétique de son auteur et dans la réflexion qu’il mène sur le rapport des images au monde et sur le rapport au monde par les images.
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II – LE CADRE ETHIQUE DU DECALOGUE : QU’EST-CE QUE VOIR, QU’EST-CE QUE DONNER A VOIR ? « Mettre des barrières permet de laisser un espace au « grignotage » inévitable des pulsions vers la zone de l’interdit, de telle sorte que ce pulsionnel soit cantonné autour de la loi et n’ait jamais accès à son noyau. » 115
1) Du commandement-fantôme au commandement-racine, la question de l’éthique dans Le Décalogue Le Décalogue, 1 Le Décalogue, 2 Le Décalogue, 3 Le Décalogue, 4 Le Décalogue, 5 Le Décalogue, 6 Le Décalogue, 7 Le Décalogue, 8 Le Décalogue, 9 Le Décalogue, 10
« Un seul Dieu tu adoreras » « Tu ne commettras point de parjure » « Tu respecteras le jour du seigneur » « Tu honoreras ton père et ta mère » « Tu ne tueras point » « Tu ne commettras pas le péché de luxure » « Tu ne voleras point » « Tu ne mentiras point » « Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui » « Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui »116
Le Décalogue de Kieślowski est un ensemble de dix téléfilms à la fois autonomes et liés les uns aux autres117, se présentant sous la forme d’une série télévisée de moyensmétrages d’une cinquantaine de minutes chacun, produits par la TOR, présentés une première fois à la Mostra de Venise en septembre 1989 et diffusés à la télévision polonaise, chaque dimanche après-midi, à partir du 10 décembre 1989. Deux de ces épisodes, le 5 (« Tu ne tueras point ») et le 6 (« Tu ne commettras pas le péché de la luxure ») seront d’abord tournés et montés en longs-métrages pour une diffusion au cinéma et sortiront tous les deux en salles en Pologne durant l’année 1988. Chaque épisode est censé se référer à un des dix commandements de la loi mosaïque. N’ayant pas de titre autonome à l’origine, les films se présentent d’abord sous la forme d’une série numérotée qui forme en elle-même, dans son étendue, un onzième film, un film à épisodes, d’une dizaine d’heures en tout, qui porte le titre général Le Décalogue et qui constitue mon corpus central dans l’élaboration du concept d’image-fente.
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Franck Alvarez-Pereyre et Aaron Eliacheff, L’idolâtrie ou la question de la part, Paris, PUF, 2011, p. 61. Cette distribution des commandements est celle de l’édition française des synopsis des dix films écrits par Krzysztof Piesiewicz et Krzysztof Kieślowski. Le décalogue, Récits, Paris, Balland, 1991. 117 Nous verrons plus loin de quelle manière. 116
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Lors de sa présentation à la presse durant la Mostra de Venise, en septembre 1989, les journalistes, désorientés par la distribution des épisodes de la série, qui ne s’appuyait que sur une numérotation, rencontrant en outre des difficultés à reconnaître les commandements en jeu dans chacun des films, ont demandé à la production de clarifier la relation entre les films de la série et les paroles de la loi mosaïque. René Prédal précise ainsi les circonstances dans lesquelles les titres sont apparus ; « le service de presse fournit au bout de quelques jours l’énoncé des commandements, Décalogue, 1 devenant désormais : « Un seul Dieu tu adoreras » ou Décalogue, 9 : « Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui ». Mais les génériques originaux ne conservent que les chiffres, si bien que le spectateur peut fort bien oublier les dix commandements qui ne sont souvent que prétextes à une description très noire de l’existence ».118 Le lien entre les épisodes et le commandement qu’ils sont censés illustrer est donc souple, voire large. C’est ce que confirme Annette Insdorf, traductrice américano-polonaise de Kieślowski, qui rapporte ainsi les propos de l’auteur au sujet de la distribution des commandements dans son Décalogue : « Certains de mes acteurs, qui étaient croyants, ne voulaient pas jouer dans Le Décalogue si je ne leur disais pas de quel commandement il s’agissait. Mais ce n’est vraiment pas important. On peut échanger le sixième avec le neuvième, le quatrième avec le septième. »119 Les titres des épisodes répondent donc plus à une demande journalistique de facilitation de la communication au moment de la première présentation des films qu’ils n’en sont véritablement des éléments éclairants, ils s’associent au contexte mais ne devraient pas orienter impérieusement la compréhension qu’on peut avoir de chaque épisode. Cependant, ces titres font aujourd’hui partie de l’œuvre, en tant que surplus accidentel, et, à ce titre, ils méritent qu’on s’y arrête, parce qu’en tant « qu’accidents » de formulation, situés au pourtour des films, dans les articles de presse, dans le scénario publié en Pologne dès 1990, mais absents des films eux-mêmes, ils offrent une voie royale vers l’inconscient de l’œuvre, non pas vers sa structure, mais vers son désir. Ils nous permettent d’envisager la relation flottante qu’entretiennent les épisodes du film avec les commandements de la loi mosaïque, c’est-à-dire de mettre au jour la nature du lien entre le décalogue de Moïse et celui de Kieślowski. Or, comme j’essaierai de le montrer, ce lien ne
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René Prédal, « Le Décalogue : Une esthétique du silence et de l’obscurité », in Etudes cinématographiques : Krzysztof Kieślowski, Paris, Lettres Modernes, 1994, p. 66. 119 Annette Insdorf, Krzysztof Kieślowski, doubles vies, secondes chances, Paris, Cahiers du cinéma, (Auteurs) 2001, p.69.
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repose pas sur une transposition mimétique mais sur une dynamique. Le Décalogue de Kieślowski n’illustre pas le premier, il ne le reflète pas, mais le met en action, en tant que structure anthropologique, dans le nœud du concret de son époque et de l’abstraction de la condition humaine, il le questionne dans son mécanisme éthique plus que dans son contenu injonctif. Quels sont les enjeux anthropologiques de l’existence de la Loi et de sa possible transgression ? Bien plus que les dix lois, c’est en effet la nature de la Loi que vient travailler la série. Celle-là même que nul sujet regardant, nul sujet imageant, n’est censé ignorer… Point de départ en tant qu’idée plus que matière première, les commandements utilisés dans les sous-titres se perdent dans les méandres des récits qui sont censés les illustrer et se retrouvent mis en jeu, ça et là, au gré de situations diverses, dans les autres épisodes… Ainsi, Rahul Hamid, chercheur à La Columbia University, a proposé, dans un texte inédit de 1997, mais partiellement repris par Annette Insdorf dans son livre120, un tableau de concordance entre les épisodes et les commandements, mettant en évidence la manière dont les commandements s’associent les uns aux autres à travers les films. Il distingue les commandements principaux, qui ont donné leur titre aux épisodes, des commandements secondaires, et établit que certains passages d’un épisode centré sur un commandement renvoient à tel et tel commandement mis en avant dans un autre épisode. Ainsi, si l’on se concentre sur l’épisode 6, « Tu ne commettras point le péché de luxure » , on peut noter que le 120
Voici la répartition proposée par Rahul Hamid (sources : Annette Insdorf in Krzysztof Kieślowski, doubles vies, secondes chances, Paris, Cahiers du cinéma, 2001, p.169.) Commandements principaux / Commandements secondaires Le Décalogue 1 ; Tu n’auras pas d’autre Dieu face à moi. / Tu honoreras ton père et ta mère. Tu ne feras pas d’idole. Le Décalogue 2 ; Tu n’auras pas d’autre Dieu face à moi. / Tu ne tueras pas. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain. Le Décalogue 3 ; Tu sanctifieras le jour du seigneur. / Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain. Tu ne tueras pas. Tu ne commettras pas d’adultère. Le Décalogue 4 ; Tu honoreras ton père et ta mère. / Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain. Tu ne commettras pas d’adultère. Le Décalogue 5 et Le Décalogue 6 ; Tu ne tueras pas. / Tu honoreras ton père et ta mère. Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain. Tu ne tueras pas. Le Décalogue 7 ; Tu ne voleras pas. / Tu honoreras ton père et ta mère. Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain. Le Décalogue 8 ; Tu n’invoqueras pas en vain le nom du Seigneur. Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain. / Tu ne tueras pas. Le Décalogue 9 ; Tu ne commettras pas d’adultère. / Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain. Tu ne tueras pas. Le décalogue 10 ; Tu ne convoiteras ni la maison de ton prochain, ni ses champs, son serviteur, sa servante, son bœuf ou son âne, ni rien qui appartient à ton prochain. / Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne tueras pas. Tu sanctifieras le jour du seigneur. Tu ne voleras pas. Tu n’auras pas d’autre Dieu face à moi. Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain. Tu honoreras ton père et ta mère. Tu ne feras pas d’idole.
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personnage de Tomek vole une lunette d’approche au début de l’épisode (commandement central du Décalogue 7 « Tu ne voleras point », qu’il ment aux employés du gaz pour les faire intervenir chez Magda, la jeune femme dont il est amoureux et qu’il passe son temps à observer à travers sa fenêtre, le mensonge étant l’objet du Décalogue 8 « Tu ne mentiras point », et qu’enfin, il tente de se suicider, enfreignant ainsi l’interdit porté par le Décalogue 5 « Tu ne tueras point ». Cependant, si pertinent que soit ce tableau dont l’intérêt essentiel est de mettre en avant le lien profond et réticulaire entre les épisodes, Rahul Hamid n’utilise pas, dans sa formulation ni dans sa distribution des commandements, exactement celle qui est proposée par Kieślowski lors de la sortie des films, mais effectue sa propre distribution, donnant aux épisodes 1 et 2 le même sous-titre : « Tu n’auras pas d’autres Dieu face à moi » et réunissant complètement les épisodes 5 et 6, sous le commandement principal « Tu ne tueras pas », sans distinguer leurs commandements secondaires. On peut ainsi dénombrer neuf commandements principaux, alors que l’ensemble des commandements (principaux et secondaires réunis) atteint étrangement le nombre de onze. Il ajoute en effet un « Tu ne feras pas d’idole » qui n’apparaît pourtant pas chez Kieślowski, ni dans cette formulation, ni dans une autre. Or ce commandement est justement celui que j’appellerai ici le commandement-fantôme du polyptyque, celui qui hante tout le projet mais n’est jamais formulé. Nous touchons là à un aspect très intéressant de la répartition proposée dans le contexte de la Mostra de Venise en 1989. Avant d’aborder spécifiquement le cas de ce second commandement présent dans l’œuvre entière en tant que fantôme, il est très intéressant de s’arrêter sur cette répartition des commandements qui a servi de complément à la série, dans l’urgence de la promotion, comme réponse à une demande de clarification émanant de la presse. Dans une conversation qu’il a avec Gérard Pangon dans le court entretien filmé intitulé De la morale de la loi à la morale de la forme, Vincent Amiel précise, suite à une remarque de son interlocuteur sur les effets de cette absence des commandements au générique : « c’est tout à fait paradoxal, on se dit que c’est tout à fait logique qu’il n’y ait pas l’énoncé des dix commandements pour qu’on ne prenne pas le film pour une illustration mais en effet ça a empêché de prendre de la distance, s’ils y avaient été, on se serait aperçu qu’à
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l’évidence ce n’était pas une illustration. »121 La répartition ainsi proposée est donc une réponse apportée à l’énigme que posait le titre de la série et la simple numérotation des épisodes mais cette réponse était apportée à une question qu’il n’aurait pas fallu se poser et que le film lui-même avait pour principe d’éviter. Les dix brèves paroles devenant « dix brèves histoires d’image » comme l’a si bien formulé Véronique Campan. La question était pourtant légitime ; où étaient ces commandements que Kieślowski voulait visiblement que les spectateurs trouvent eux-mêmes dans le film comme ils ont le loisir de le faire dans le concret de leur vie ? Cependant les commandements ainsi livrés ont donné naissance à bien d’autres énigmes, car leur répartition n’éclairait que partiellement l’ensemble du projet, accentuant l’effet signifiant du moindre élément du film qui devenait un vaste champ d’investigation. Les commandements donnés comme titres aux épisodes constituent donc une étape paradoxale sur le chemin de l’élucidation de l’énigme du rapport entre le décalogue mosaïque (titre général Le Décalogue) et les films (numérotation muette), étape censée apaiser les attentes des spectateurs mais qui a finalement donné lieu à de nombreuses spéculations interprétatives et a sûrement dirigé l’attention des critiques vers la compréhension de ce rapport
commandements
formulés-films,
remisant
au
second
plan
l’absence
du
commandement portant sur la confection et la vénération des images, que Rahul Hamid restaure « naturellement » dans son tableau. Il est pourtant très important de comprendre pourquoi cette répartition ne comporte pas la mention du second commandement, celui qui porte justement, et ce sera un point très important de notre réflexion, sur l’interdiction de la fabrication et de la vénération des images. René Prédal le remarque ainsi sans y porter un intérêt particulier : « Certes il y a d’un côté dix commandements et de l’autre dix films, mais au prix d’un accroc et d’une compensation : le deuxième (interdit de la représentation de l’image de Dieu) n’est pas traité et le dernier (« Tu ne convoiteras pas la femme et les biens d’autrui ») divisé en deux pour retomber sur le bon nombre. Finalement Kieślowski convient que l’ « on pourrait interchanger ces films » et notamment le 6 (« Tu ne seras pas luxurieux») dont l’histoire de voyeurisme concerne le corps, les actes impurs, et le 9 (« Tu ne convoiteras pas la femme d’autrui ») qui s’attache à la pureté des pensées d’un mari impuissant et jaloux, ou encore le quatrième (« Tu honoreras ton père et ta mère », situation incestueuse) et le septième (« Tu ne voleras pas »
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Jean-Pierre Dutheil, De la morale de la loi à la morale de la forme, complément in Le Décalogue, (DVD) Paris, Editions Montparnasse, 2003, (14 :16).
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avec Majka kidnappant sa fillette à sa propre mère), tant il est vrai qu’il ne s’agit pas de démonstrations fermées. » 122 Cet extrait illustre assez bien le déplacement de l’attention de l’absence du second commandement vers une observation des rapports commandements-films qui s’opère souvent chez les commentateurs du Décalogue. René Prédal prête pourtant aux scénaristes le fait d’avoir escamoté le second commandement alors que, comme nous le montrerons plus bas, cet « accroc » et cette « compensation » correspondent probablement à la répartition du catéchisme catholique romain qui s’écarte en cela de celle plus littérale de la bible Chrétienne de Jérusalem dans ses traductions de L’Exode et du Deutéronome. Il n’est donc pas sûr que ce soit un geste significatif et volontaire, mais cette absence n’en est pas moins importante dans l’interprétation qu’on peut faire du sens de l’ensemble des films. Pourtant, après l’avoir soulignée comme une chose intéressante, René Prédal n’interroge pas davantage cette absence criante et poursuit sa réflexion en la fixant sur le rapport entre les commandements d’un côté et les films de l’autre. Finalement, puisque les commandements sont mis en jeu dans différents épisodes et qu’aucun n’est strictement attribué à un seul (cela aurait été difficile voire impossible), l’absence du second passe au second plan et ne constitue pas un véritable objet d’analyse, si ce n’est dans l’interprétation de Véronique Campan, que nous rejoindrons, comme nous le verrons plus loin. Cependant, cette absence nous paraît essentielle pour comprendre le fonctionnement de l’ensemble du polyptyque comme nous allons essayer de le montrer ici. Rahul Hamid, lui, dans sa répartition personnelle des commandements mis en jeu dans chaque épisode, va jusqu’à le restaurer, il fait clairement apparaître le fantôme, et en constitue un onzième commandement pour le polyptyque. Il en trouve la trace, à juste titre d’ailleurs, dans le premier et le dernier épisode où l’idolâtrie est directement mise en jeu123, épisodes qui dessinent ainsi des limites, un cadre à la fois narratif - début et fin de la narration - et conceptuel, la mise en garde contre l’idolâtrie qui fait l’objet, justement, du second commandement et semble donc ouvrir et couper l’ensemble de l’œuvre. Mais avant d’aller plus loin dans l’interrogation de cette absence, très présente à nos yeux, demandons-nous quelles peuvent en être les raisons.
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René Prédal, « Le Décalogue : Une esthétique du silence et de l’obscurité », in Etudes cinématographiques : Krzysztof Kieślowski, op. cit. p. 67 123 Celle de Krzysztof, le père, pour la rationalité et son ordinateur et celle des deux frères (Artur et Jerzy) pour une série de timbres qui n’est pas sans évoquer la série des films du Décalogue.
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Il faut tout d’abord rappeler qu’il n’existe pas un unique décalogue mais plusieurs versions des dix paroles (deka logoï), à commencer par les deux présentes dans Le Pentateuque, celle de L’Exode (20, 2-17) et du Deutéronome (5, 6-21) qui contiennent toutes les deux l’interdit concernant les images comme second commandement après une introduction qui ne constitue pas un commandement à proprement parler mais plutôt une reconnaissance de leur source : « C’est moi Yahvé… » (Exode) et « Je suis Yahvé… » (Deutéronome). C’est au niveau de leur appropriation par l’Eglise Chrétienne naissante que se situe la disparition de l’interdiction de faire des images. Cette modification est due en grande partie à Saint Augustin, au IV ème siècle, qui dans ses Questions sur l’Exode124 précise qu’il existe deux façons de répartir les dix commandements. L’une qui, selon ses mots, fait « un commandement, à part, de ces paroles : « Tu n'auras pas d'autre Dieu que moi, » et un autre de celles-ci : « Tu ne te feras pas d'idoles etc, » qui renferment la condamnation du culte des faux dieux. Ils (ceux qui adoptent cette répartition) ne trouvent, au contraire, qu'un seul précepte dans ces paroles : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain; tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, » et tout ce qui suit jusqu'à la fin.. » et l’autre qui ne voit au contraire : « qu'un commandement dans le précepte de n'adorer que Dieu et la défense de rendre à aucune créature le culte qui est dû à lui seul ; suivant eux il y a au contraire, deux commandements dans les dernières paroles du décalogue : l'un exprimé par ces mots: « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain; » l'autre par ceux-ci : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. » Néanmoins tous s'accordent à reconnaître dix commandements, parce que l'Écriture le dit en termes exprès ». Saint Augustin penche enfin pour la seconde version de manière à ce que la répartition des commandements présente trois commandements relatifs à Dieu et sept relatifs aux hommes. Il entraînera l’Église Chrétienne dans son sillage puisque c’est lui qui recommande l’enseignement des dix commandements aux catéchumènes et que c’est sa répartition qui demeurera celle de l’Église romaine. Il dit en effet à la suite de ce qui précède : « Pour moi, je regarde comme préférable la seconde classification, parce que les trois préceptes qui ont Dieu pour objet apparaissent, quand on y regarde attentivement, comme un symbole de la Trinité. A vrai dire, qu'est-ce que la défense du culte des idoles, sinon une sorte de commentaire de ces paroles : « Tu n'auras pas d'autres dieux que moi ?»125 Ainsi, réduisant 124
D’après la traduction reconnue par l’Église et diffusée sur le site de l’Abbaye St Benoît de Port Valais : (http://jesusmarie.free.fr/augustin_heptateuque_locutions_exode.html) 125 Ibidem.
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l’interdit portant sur les images et leur vénération à une simple illustration concrète de l’injonction monothéiste, (et non à son fondement comme nous le verrons plus loin avec Freud dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste) il escamote une injonction qui pouvait entrer en contradiction avec le dogme paulinien du Christ image de Dieu et légitime ainsi la voie de la figuration dans la diffusion du christianisme. Ainsi, ce qui distingue fondamentalement les dix commandements de la tradition juive des dix commandements de la tradition chrétienne, quelles qu’en soient les formulations à travers les multiples traductions dans les langues vernaculaires, c’est d’abord cet escamotage, on pourrait dire ce refoulement, de l’interdit portant sur les images et par là de la fusion idolâtrique. Or, si cette absence du second commandement chez Kieślowski ne peut être complètement dissociée de cette tradition chrétienne, elle ne peut pas, non plus, y être simplement réduite sur le plan de l’interprétation de son œuvre. En effet, cette absence trouve un sens essentiel dans le projet de la série Le Décalogue car elle entre en congruence avec une série de choix éthiques opérés par Kieślowski autour de ce projet. Ainsi, elle peut avoir deux niveaux d’explication, l’un, sur le versant poïétique, qui tient au contexte d’urgence de l’apparition des titres et un, sur le versant esthétique de l’approche de l’œuvre, qui relève d’une
intention
plus
profonde
qu’un
choix
« automatique »
et
précipité
aurait
malencontreusement dissimulée. L’explication du choix des formules par l’immédiateté de la situation cacherait ainsi les raisons profondes de cette répartition, celles que nous allons justement considérer. Voici la version polonaise des sous-titres des films, accompagnée de sa traduction littérale126 : Dekalog 1: Nie bedziesz mial bogowych przede mna. (Tu n’auras pas d’autre dieu devant moi.) Dekalog 2 : Nie bedziesz bral imienia Pana Boga swego nadaremno. (Tu ne prononceras point le nom de l’Eternel ton dieu en vain.) Dekalog 3 : Pamietj abys dzien swiety swiecil. (Souviens-toi du jour du Shabbat.) Dekalog 4 : Czcij ojca swego i matke swoja. (Honore ton père et ta mère.) 126
NB : Cette traduction n’est pas celle de la traduction française des sous-titres présents dans l’édition française des dix récits traduits par Malgorzata Smorag et Beata Canes-Boussard chez Balland et présentés au début de cette partie et accompagnant généralement les films, c’est une traduction littérale effectuée par une amie polonaise.
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Dekalog 5 : Nie zabijaj. (Tu ne tueras point.) Dekalog 6 : Nie cudzoloz. (Tu ne commettras pas l’adultère ou Ne pas commettre l’adultère.) Dekalog 7 : Nie kradnij. (Tu ne voleras pas ou Ne pas voler) Dekalog 8 : Nie mow falszywego swiadectwa przeciw. (Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain) Dekalog 9 : Nie pozadaj zony blizniego swego. (Tu ne convoiteras point la femme de ton prochain.) Dekalog 10 : Ani zadnej rzeczy, ktora jego jest. (Ni une chose qu’il possède.) La version proposée par Kieślowski en marge de la présentation des films et dans la version sous forme de récit du scénario est précisément celle utilisée dans les livres de catéchisme polonais ; le sous-titrage à destination des journalistes était ainsi une simple transposition et projection des dix commandements les plus connus en Pologne sur les films dans les termes les plus connus du public polonais. Soit. Par ailleurs, le second commandement, tel qu’il apparaît dans les versions complètes du décalogue mosaïque dans L’Exode et dans Le Deutéronome, est, comme nous l’avons vu, absent de cette version, mis sous le boisseau, et plus ou moins subsumé dans la formule « Un seul dieu, tu adoreras », objectif affiché de la proscription des idoles. Restitution simple et directe du point de départ vernaculaire du travail d’écriture entrepris avec Krzysztof Piesiewicz (oublié en cours de route pour privilégier la structure éthique du décalogue), cette répartition ne témoigne pas d’une intention particulière de Kieślowski. Cependant cet escamotage, s’il est involontaire n’en est pas moins opportun et intriguant, puisque le second commandement, est celui qui concerne le plus Kieślowski en tant que cinéaste, fabricant et grand amateur d’images, engagé dans une réflexion éthique sur la puissance et la valeur de vérité des images de ses films documentaires, auxquels il renonce justement au moment où il entreprend Le Décalogue. Et le renoncement aux illusions du documentaire n’est-il pas en rapport avec le second commandement qui vise à libérer l’homme des leurres de l’idolâtrie ? C’est la question que je poserai au polyptyque et à toute l’œuvre du cinéaste.
Le Décalogue Kieślowskien comme le décalogue mosaïque s’enracinent dans un effort pour arracher l’homme à ses illusions et à ses attachements primaires. Ce commandement est la première injonction dans la version hébraïque du décalogue. Cette position lui donne une importance considérable dans la fondation du monothéisme que
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constitue le décalogue de Moïse et dans le projet éthique du Décalogue de Kieślowski. Ainsi, ce commandement qui est un fantôme dans Le Décalogue Kieślowskien se présente comme la racine du décalogue mosaïque dans l’interprétation qu’en fait Freud. Dans L’homme Moïse et la religion monothéiste127, Freud présente ainsi le second commandement : « Parmi les prescriptions de la religion de Moïse, il s’en trouve une qui est plus chargée de signification qu’on ne pense d’abord. C’est l’interdiction de se faire une image de Dieu, donc l’obligation d’adorer un dieu que l’on ne peut voir. Nous supposons que sur ce point Moïse a surpassé en rigueur la religion d’Aton ; peut-être ne voulut-il être que conséquent – son Dieu n’avait en effet ni nom ni visage - ; peut-être s’agissait-il d’une nouvelle mesure contre des pratiques illicites de magie. Mais si on admettait cette interdiction, elle devait nécessairement exercer une action en profondeur. Elle signifiait, en effet, une mise en retrait de la perception sensorielle au profit d’une représentation qu’il convient de nommer abstraite, un triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, à strictement parler un renoncement aux pulsions avec ses conséquences nécessaires sur le plan psychologique. »128 Il ajoute un peu plus loin : « Sous l’effet de facteurs extérieurs que nous n’avons pas à examiner ici, qui, pour une part, ne sont pas non plus suffisamment connus, il advint que l’ordre social du matriarcat fut remplacé par l’ordre patriarcal, mutation à laquelle se lia naturellement le renversement des rapports juridiques jusqu’alors existants. (…) Mais ce passage de la mère au père caractérise en outre une victoire de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, donc un progrès de la civilisation, car la maternité est attestée par le témoignage des sens, tandis que la paternité est une conjecture, est édifiée sur une déduction et sur un postulat. »129 C’est effectivement dans un refus de la séparation radicale d’avec l’instance maternelle que réside sans doute le culte des divinités maternelles, et des idoles, ces images sans cadre qu’on peut tenir dans sa main, embrasser dévotement et emporter avec soi. JeanJoseph Goux en fait une analyse très intéressante dans son essai Les iconoclastes, lorsqu’il évoque le lien entre la prohibition de l’idolâtrie par un Moïse en colère contre son peuple succombant au culte du veau d’or et la peur de l’inceste : « Ceux que menace la sublime
127
Pour une analyse de la relation de Freud avec la figure de Moïse voir l’article de Bruno-Nassim Aboudrar : « Un œil noir te regarde » in Savoirs et clinique n° 12, janvier 2010, p. 69-80. 128 Sigmund Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Folio - Essais, p. 212. 129 Ibidem. p. 213.
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colère du législateur des juifs ne sont pas n’importe quels idolâtres : ce sont ceux qui dansent autour du veau d’or. Sur ce que représente historiquement ce veau d’or, Freud reste très discret, et même muet. Or tout porte à croire, selon certains mythologues, que ce veau d’or est une vache d’or, un équivalent de l’Isis égyptienne, cette grande déesse qui était représentée en certaines circonstances (solstices d’hiver) sous la forme d’une vache d’or sous un voile noir. Pareillement, le dieu phénicien Baal s’accouple sous forme de taureau avec sa sœur, la vache sauvage, pour engendrer un taureau ; Il ne fait pas de doute, en tout cas, que l’adoration du veau d’or fût une fête sexuelle, orgiaque, pendant laquelle étaient pratiqués des rites de prostitution sacrée. Comme dans tous les rites de cette nature, un inceste symbolique était consommé avec la grande déesse mère. Ainsi ce que Moïse condamne en condamnant les idolâtres c’est bien, historiquement, le culte des divinités féminines, maternelles, et les rites d’inceste fécondant qui accompagnaient ce culte. La loi donnée au peuple juif par Moïse, quels que soient par ailleurs ses autres contenus, est d’abord une interdiction radicale non seulement de l’inceste luimême, mais de tout imaginaire de l’inceste avec la mère. »130 On peut par ailleurs ajouter à ces éléments que si la répartition et la formulation des commandements du Décalogue fournies par Kieślowski à la demande de la critique, correspondent mot pour mot à celles des bibles polonaises, elles se présentent tout de même comme le fruit d’un choix qu’il convient de comprendre – quel qu’en soit le degré d’intentionnalité - comme une création signifiante puisque ces sous-titres accompagnent désormais les films et en précèdent souvent la découverte. Ainsi, d’où qu’ils viennent, ces sous-titres exercent un travail de cadrage sémantique sur les épisodes du film, ils en orientent la compréhension. Or ils laissent le second commandement dans le hors-champ, alors que la simple numérotation choisie initialement rend son absence moins « présente » et le laisse planer sur l’ensemble du projet. Passant d’une présence diffuse au même titre que les autres commandements dans un Décalogue qui ne précisait pas ses sources textuelles précises, le second commandement est naturellement devenu un fantôme - le fantôme - lorsqu’il s’est avéré qu’il n’était pas présent parmi les sous-titres retenus. Il devient alors important de considérer comment ce choix n’empêche pas le second commandement de faire retour dans les commentaires, de manière plus ou moins consciente. René Prédal, comme nous venons de le voir ne fait que mentionner son absence pour passer à 130
Jean-Joseph Goux, « Moïse, Freud, la prescription iconoclaste » in Les iconoclastes, Paris, (L’ordre philosophique) Seuil, 1978. p. 14.
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la question de la correspondance commandements-films. Rahul Hamid le restaure naturellement dans son tableau et en fait un commandement secondaire des épisodes qui bornent (encadrent) le polyptyque. Slavoj Zizek l’intègre sans explication comme commandement principal du premier épisode et Véronique Campan, enfin, est la seule à donner un sens à son absence, mais sans aller plus avant dans son analyse comme nous le verrons plus loin. Reprenons ces approches fort instructives. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà vu, Rahul Hamid élargit la liste des commandements, en en faisant apparaître un « onzième » : « Tu ne feras pas d’Idole » qu’il place dans son tableau comme commandement secondaire au premier et au dernier épisode et qui correspond dans le décalogue juif au fameux second commandement. Ce second commandement est pourtant crucial pour comprendre Le Décalogue, Kieślowski abandonne la forme documentaire pour ne se consacrer qu’à la fiction et marque donc un recul symbolique dans la confection des images qui changent de régime de vérité en se coupant du prélèvement direct de l’apparence de l’objet réel mais sont davantage « façonnées » et se présentent sciemment comme des fictions, des artefacts. Le Décalogue répond partiellement à l’injonction du second commandement, il déplace sur le terrain de la fiction l’enjeu de la vérité des images et de leur relation au réel, il substitue définitivement les fausses larmes aux vraies, il marque le renoncement à l’illusion d’une rencontre avec le réel dans l’image comme nous le verrons plus dans la partie IV. C’est peut-être pour cette raison que Rahul Hamid le restaure, sans lui attribuer de rôle particulier, comme une évidence du premier et du dernier film du polyptyque. Il semble qu’il ait sa place naturelle, quitte à ce que la somme des commandements évoqués ne corresponde pas à dix. Dans un autre registre, le philosophe slovène Slavoj Zizek nous apporte un autre exemple du retour du commandement fantôme (refoulé). Il répond à Rahul Hamid et à ceux qui admirent la complexité du rapport entre les commandements et les films, et propose lui, une répartition « hégélienne » des épisodes, considérant, dans son essai Lacrimae rerum, que les commandements sont rigoureusement décalés. Il dit ainsi : « Quel rapport précis Le Décalogue de Kieślowski entretient-il avec les dix commandements ? La plupart des interprètes se réfugient dans l’ambiguïté présumée de cette relation, arguant qu’il ne faut pas
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corréler chaque épisode avec un seul commandement, que les correspondances sont beaucoup plus floues, que certains épisodes se réfèrent à différents commandements. Contre cette échappatoire trop facile, il faut affirmer la corrélation stricte des épisodes et des commandements ; chaque fragment du cycle se réfère à un seul commandement, mais avec « un saut de vitesse » : Le Décalogue 1 se réfère au second commandement, Le Décalogue 2 au troisième commandement, etc. jusqu’au Décalogue 10 qui nous ramène finalement au premier commandement. Ce décalage est révélateur du déplacement auquel Kieślowski soumet les commandements. Ce qu’il accomplit est en effet très proche de ce que fait Hegel dans La phénoménologie de l’esprit : il « met en scène » le commandement en question en l’actualisant dans une situation de vie exemplaire, qui permet de rendre visible sa « vérité » et de tirer de ses prémisses les conséquences inattendues qui les subvertissent. »131 Refusant l’indécision et l’ambivalence généralement admises concernant la référence des épisodes aux commandements, Zizek ramène vers son hégélianisme militant et la mécanique de sa rhétorique brillante, le travail de dissémination des signes qu’opère le réalisateur au moment du montage - moment de l’écriture proprement cinématographique – et au moment de son écriture scénaristique avec Piesiewicz – moment de la « dramatisation de la loi »132, de la mise en jeu du commandement de départ et de sa rencontre fortuite avec les autres. La démonstration que Slavoj Zizek adjoint à cette affirmation suit son idée à travers les films, repérant les enchaînements entre les commandements et passant sous silence un certain nombre d’éléments des épisodes qui renvoient inévitablement aux autres commandements. Il les traverse selon un angle directeur qui ne retient que ce qui le concerne. Or Kieślowski tenait particulièrement à ce que ses films restent polysémiques, ouverts aux diverses interprétations des spectateurs, laissant toute leur place aux images elles-mêmes, à leur matière propre, saisies entre le vide de leur ouverture et le plein de leurs signes, ainsi qu’à leur agencement rendu signifiant par le montage. C’était même sa marque de fabrique, voire l’ethos de son art, et la raison pour laquelle les épisodes de son polyptyque ne portaient pas de titres mais des numéros. Il s’agit certes d’un travail d’illustration, dans le sens où il voulait avec Piesiewicz, illustrer la place de l’éthique (incarnée par les commandements concrets) dans la société polonaise de son temps, mais il ne s’agit pas pour autant d’une série d’illustrations emblématiques des commandements. Ainsi, même si l’interprétation du philosophe slovène 131
Slavoj Zizek, Lacrimae rerum, Paris, Editions Amsterdam, 2005, p. 54. Paul Coates, in « The curse of law: The Decalogue » in Lucid Dreams : the films of Krzysztof Kieślowski Trowbridge, Flick books, 1999, p. 105. 132
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n’est pas erronée, elle n’est pas satisfaisante en ce qu’elle opère une réduction et un déplacement de son analyse du contenu vers l’enchaînement, qui prouvent bien la labilité de la signification des films et les possibilités de jeux interprétatifs qu’ils proposent. Précisons au passage que le philosophe m’a confié, lors d’une journée d’étude à Namur où je l’ai rencontré, que cette répartition « n’était pas bonne » et qu’elle était le fruit de son trop grand amour pour Hegel. Malgré cet amendement de l’auteur lui-même, il est tout de même important de relever qu’il accomplit le même geste étonnant que Rahul Hamid en restaurant le second commandement comme élément constitutif d’un épisode, qu’il évoque clairement dans les termes de la bible de Jérusalem133, en mettant en évidence, dans Le Décalogue 1, la punition des enfants dont les pères auront fauté134. Il part donc des commandements de la bible hébraïque et non de ceux qui ont été donnés par Kieślowski au moment de la Mostra et passe sous silence l’absence du second en le resituant naturellement. Si l’analyse détaillée des épisodes n’est pas contestable - Krzysztof, le père athée du Décalogue 1 est un idolâtre puisqu’il vénère son ordinateur, son fils en est précisément puni, c’est son ordinateur qui lui indique qu’il peut laisser son fils aller patiner sur l’étang gelé, Slavoj Zizek commet tout de même une erreur en faisant de ce second commandement la base d’un épisode, fût-il décalé. Soutenant que la répartition se fait selon un ordre strict et précis, le philosophe modifie ainsi la liste et introduit le second commandement en remplacement du dédoublement du dernier « Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui » qui disparaît ainsi. Il fait alors exactement le contraire de ce qu’a fait Kieślowski qui a repris la répartition de Saint Augustin en vigueur dans l’Eglise romaine. A un autre endroit dans son essai, Slavoj Zizek fait référence à ce second commandement, mais dans une partie où il évoque le refus de Kieślowski de continuer à tourner des documentaires après l’expérience des larmes réelles de Premier amour (1974) que nous étudierons plus loin. Il pose ainsi cette question essentielle : « Dans quelle mesure la prohibition des larmes réelles chez Kieślowski se rapporte-t-elle à la prohibition des images dans l’ancien testament ? »135 Mais cette question essentielle, qui met en jeu l’abandon du documentaire et la prise de conscience éthique qui l’accompagne, à travers l’évocation de la partie du décalogue qui n’est pas officiellement illustrée, n’est pas rapprochée du polyptyque, et reste, elle aussi, un fantôme très présent. 133
Dans son essai, il le présente ainsi : « Tu ne feras aucune image sculptée (…) car moi, l’éternel ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis la faute des pères sur les enfants ». 134 Précisons que dans une note, il évoque l’interprétation de Véronique Campan, selon laquelle Kieślowski a escamoté le second commandement, mais s’en tient à sa propre lecture. 135 Slavoj Zizek, Lacrimae rerum, op. cit. p.12.
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Or, le projet du Décalogue, que Kieślowski ne devait pas réaliser lui-même à l’origine et dont il confiera la fabrication des images à neuf chefs opérateurs différents, est justement le projet qui marque chez lui un renoncement définitif à la vérité des images et l’entrée dans une carrière internationale de réalisateur de films de fiction. Le Décalogue se présente alors comme le produit d’une décision éthique, d’un renoncement, comme, d’une certaine manière, une méditation des enjeux du second commandement… Pourtant, chez Slavoj Zizek comme chez Rahul Hamid, ce retour du second commandement se fait inconsciemment, comme une évidence informulable, un symptôme donnant accès à l’inconscient vivant du Décalogue qui se conçoit alors comme une méditation des deux questions que porte ce commandement-racine. Qu’est-ce que faire une image ? Qu’est-ce que regarder une image ? Nous verrons par la suite quelle peut être cette importance et quelle place nous pourrions attribuer à ce commandement-fantôme. Et pour ce faire, nous nous placerons dans le sillage de l’interprétation de Véronique Campan, que Slavoj Zizek reconnaît lui-même comme étant la plus « convaincante »136. Dans Dix brèves histoires d’image, Véronique Campan aborde la question de la disparition du second commandement en en faisant, sans doute abusivement, un choix délibéré de Kieślowski. Elle dit ainsi : « Le Décalogue, cette Loi en dix articles, donne tout naturellement lieu à dix brèves histoires, une par commandement. Mais Kieślowski n’hésite pas à contourner cette contrainte d’adaptation en oubliant d’illustrer le second commandement. Puis, il subdivise le dernier, Tu ne convoiteras point les biens d’autrui, pour combler cette lacune et retombe sur le nombre de dix. Ce tour de passe-passe met en relief les deux pôles d’attraction du Décalogue : l’être humain et ses représentations. »137 Elle ajoute plus loin : « Refusant par ailleurs toute illustration directe à l’interdit de la représentation, il choisit de poser dix fois la question essentielle des limites de la représentation. »138 Véronique Campan commet certainement une erreur historique, factuelle, en attribuant entièrement à Krzysztof Kieślowski l’effacement du second commandement dans la 136
Dans la note 53 de son essai, il écrit : « Parmi les autres conjectures sur le rapport entre la série des dix commandements et les épisodes du Décalogue de Kieślowski, la plus convaincante est l’affirmation selon laquelle Kieślowski a sauté le second commandement qui interdit les images (peut-être, en un clin d’œil réflexif et ironique au fait que le Décalogue lui-même se compose d’images mouvantes), et a scindé le dernier commandement en deux parties : tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain (Décalogue 9) ni ses biens matériels… » 137 Véronique Campan, Dix brèves histoires d’image, Le Décalogue de Krzysztof Kieślowski, op. cit. p. 65. 138 Idem.
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répartition de son Décalogue. Comme nous l’avons montré plus haut, cette opération revient initialement à Saint Augustin au IV ème siècle et constitue depuis la répartition officielle de l’Eglise catholique romaine et de son catéchisme, et donc celle qui devait être la plus familière aux scénaristes du Décalogue. Je rejoins ici la position que prend Paul Coates dans une note de son article intitulé « The curse of the law ; The Décalogue » : « Ainsi, le point de vue de Véronique Campan, pour qui la suppression du « second commandement », interdisant des images gravées, du Décalogue de Kieślowski est significative, et peut être même considérée comme une absence « structurante », élude l’hypothèse d’une disparition de ce commandement dans le système de numération catholique utilisé dans la Pologne natale de Kieślowski. »139 Mais malgré la difficulté à attribuer à cette absence une signification précise et certaine, car ses raisons se perdent dans les mystères de l’intention et dans les circonstances précises de la sortie des films, elle n’en demeure pas moins un élément essentiel et un point de départ fructueux pour sa compréhension. Et je rejoins encore Paul Coates qui conclut ainsi sa note : « Mais, bien que l’hypothèse de Campan soit fragile, sa lecture des fonctions de cette absence dans Le Décalogue est souvent sensible et féconde. »140 La vérité sur cette absence dans les films est complexe et ambiguë, elle n’est certes pas un choix délibéré des auteurs mais rien ne dit qu’elle n’a pas été méditée, qu’elle n’a pas nourri l’œuvre. Il est probable qu’elle soit proche de la seconde affirmation de Véronique Campan relevée ci-dessus, et c’est l’hypothèse que je retiendrai dans mon étude du Décalogue. En effet, ce que je cherche à étudier ici, c’est la manière dont Kieślowski « choisit de se poser dix fois la question essentielle des limites de la représentation. » Si le commandement fantôme n’est pas ouvertement illustré, ni directement cité dans la liste des dix paroles, c’est peut-être qu’il est pris en charge par l’ensemble du polyptyque. Ou plus exactement que l’ensemble du Décalogue, relatif à cette Loi déclinée en dix « articles » dont parle Véronique Campan, seraient en fait un déploiement de ce second commandement, qui passerait alors du statut de commandement-fantôme à celui de commandement-racine, retrouvant ainsi la place fondatrice qu’il occupe aux yeux de Freud dans le décalogue mosaïque. 139
« Thus, Véronique Campan’s view that the excision from Kieślowski’s Decalogue of « the second commandement » forbidding graven images is a significant, and perhaps even « structuring » absence, overlooks the commandement’s absorption into the first in the catholic numbering system employed in Kieślowski’s native Poland. ». Paul Coates, « Kieślowski and the crisis of documentary » in Lucid dreams, the films of Krzysztof Kieślowski, Trowbridge, Flicks books, 1999, p. 113. (traduit de l’anglais par Camille Beuvelet) 140 « But, although Campan’s premise is shaky, her reading of the functions of absence in The Decalogue is often sensitive and fruitful. » Idem. (Traduit de l’anglais par Camille Beuvelet)
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Ce commandement est la toute première injonction dans le décalogue de l’Exode, comme dans celui du Deutéronome, ce qui lui donne forcément un rôle fondateur. C’est la première recommandation du Dieu unique naissant, n’avoir qu’un Dieu, mais un Dieu invisible, innommable, sans support matériel… L’interdit de la représentation imagée et de l’idolâtrie qu’elle risque de susciter seraient alors les interdits essentiels, ceux qui instaurent et fondent l’éthique en affirmant le passage de l’idole au symbole, de l’image à la parole, de la présence à l’absence et spécifiquement au cinéma, de la vue au signe.
Trois questions viennent alors travailler ce postulat que nous allons pousser plus loin dans l’analyse des films afin d’éclairer les fondements éthiques du Décalogue. Qu’est-ce qui dans la vie et l’œuvre de Kieślowski nous permet de considérer que Le Décalogue est une mise en jeu du second commandement ? Comment se sont construits les principes éthiques du cinéaste ? Comment sont-ils intégrés dans sa Vie d’artiste qui accompagne son œuvre ? Quel est le destin, dans Le Décalogue même, de cet interdit de la représentation qui s’appuierait sur ce commandement-fantôme devenu un commandement-racine et de quelle manière chacun des épisodes peut-il être mis en rapport avec ce second commandement ? Enfin comment L’Amateur se place-t-il en face du Décalogue, avec dix années d’avance, comme une mise en jeu directe de la question de la représentation cinématographique de la réalité et ainsi traite par avance le second commandement ? Telles sont les trois questions qu’il me paraît indispensable de poser pour établir le cadre éthique dans lequel l’élaboration du concept d’image-fente à partir du Décalogue de Kieślowski prendra racine. Dans un premier temps, dans un détour biographique nécessaire, je m’interrogerai sur les grands tournants éthiques de la vie d’artiste de Kieślowski, à partir d’éléments biographiques souvent utilisés par la critique pour éclairer ses choix esthétiques et qui font ainsi partie de son œuvre en lui donnant un sens. Je m’arrêterai particulièrement sur ses deux grands renoncements ; renoncement au documentaire, d’abord, au moment où il entreprend Le Décalogue, puis à la réalisation de films de fiction en 1994, deux ans seulement avant sa mort soudaine en mars 1996. C’est là ce qui constitue sa « légende » d’artiste, intégrant son œuvre dans une démarche éthique qui joue un rôle important dans sa réception. Nous verrons ainsi comment la trajectoire de Kieślowski dans le métier de cinéaste peut être mise en relation 104
avec les questions que porte le commandement-racine ; Qu’est-ce que voir des images ? Qu’est-ce que donner à voir des images ? Ensuite, chacun des films du Décalogue sera mis face à ce commandement, et nous verrons alors comment ce qui est mis en jeu à chaque fois, au cœur de chaque film, c’est un attachement de type idolâtrique auquel devra renoncer un des personnages de façon à s’émanciper, de manière plus ou moins heureuse, d’une dépendance ou d’une croyance aliénante. Il ne s’agira pas de réduire les films à ces aspects, mais de montrer que l’injonction du second commandement qui est une injonction émancipatrice, est à la racine des autres. Nous verrons enfin, à partir du film L’Amateur (1979), dans lequel il utilise des éléments de sa propre expérience de cinéaste et mène une réflexion imagée sur l’acte de filmer,
que
l’illustration
de
ce
commandement-racine
a
été
prise
en
charge
cinématographiquement par ce long-métrage qui précède de dix ans les dix films du Décalogue. L’amateur peut donc ainsi être mis en relation avec le projet du Décalogue qu’il éclaire en partie et situe dans la dimension métacinématographique de son œuvre où l’imagefente prend sa dimension éthique. A l’issue de ces analyses dont la vocation est aussi de présenter précisément les enjeux du projet, je pourrai me tourner vers la question du dispositif dans lequel est inscrit le polyptyque, ainsi que vers le processus de signification opéré par le cadre qui permet à l’image de passer de la vue au signe, étape qui me permettra de mesurer le rôle que tient peutêtre encore la lettre carrée cachée, ou plutôt transmigrée, dans le cadre de l’image.
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2) De « la dramaturgie du réel»141 au renoncement au cinéma, itinéraire éthique de Krzysztof Kieślowski a) Vie et Vocation Parlant de l’œuvre de Kieślowski au début de son article sur la crise du documentaire, Paul Coates écrit : « Son travail est autobiographique en deux sens et à deux niveaux. Premièrement, il est tellement à son contact, que certains thèmes que le cinéaste choisit d’aborder correspondent à des événements équivalents dans sa vie. Un exemple est donné par Jacek Petrycki, le cadreur sur plusieurs des premiers films de Kieślowski : Petrycki remarque que Kieślowski choisit ses sujets de films à partir de son expérience propre la plus immédiate, comme s’il souhaitait les examiner et les comprendre pour lui-même. »142 Ce qui frappe ainsi au premier abord, à la lecture des différents livres publiés sur la vie et l’œuvre de Krzysztof Kieślowski, c’est que l’œuvre du cinéaste et sa vie personnelle se recoupent étroitement et se confondent souvent, réunies dans une sorte de confrontation où vocation (désir impérieux de faire des films et foi dans le cinéma) et responsabilité (mesure concrète des effets de ce désir et posture adéquate) se nourrissent dans une tension dialectique constante. Elle donnera naissance à une œuvre méditée et à une démarche cinématographique souvent amendée, en équilibre entre envie de voir et choix de ne pas voir (comme nous le verrons dans le renoncement au voyeurisme de Tomek dans Le Décalogue 6), envie de montrer et choix de ne pas montrer (comme nous le verrons dans la décision de voiler sa pellicule que Filip Mosz prend dans L’amateur143) Une œuvre et une vie dont la décision éthique est le maître mot. La question du conflit interne entre la vocation (travail intense et frénésie créatrice adossée à un désir fondamental) et l’existence (responsabilités devant les autres ; personnes filmées, collaborateurs, spectateurs, famille…) se trouve d’ailleurs directement mise en jeu dans certains de ses films - à commencer par L’amateur (1979) dont cette problématique est 141
Précisions tout de même que l’expression « dramaturgie du réel » que je reprendrai à plusieurs reprises comme l’objet d’une foi particulière dans le documentaire chez Kieślowski est une formulation de la rédaction du magazine Positif apparue dans le n° 409, de mars 1995, à l’occasion de la traduction et de la publication d’un extrait du mémoire de fin d’étude de Krzysztof Kieślowski intitulé : La réalité et le documentaire. 142 « The work is autobiographical in two sense and at two levels. Firstly, it is so at its surface, where certain themes wich the director chooses to broach and concurrent events in his life correspond. An example of this is given by Jacek Petrycki, the camera man on several of Kieślowski’s early films : Petrycki remarks that Kieślowski chose his films’subjects from his own most immediate experience, as if wishing to examine them and understand them for himself. » Paul Coates, « Kieślowski and the crisis of documentary » in Lucid dreams, the films of Krzysztof Kieślowski, op. cit, 1999, p. 32. (traduit de l’anglais par Camille Beuvelet) 143 Le choix est souvent un renoncement.
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le sujet principal, et que nous observerons plus loin - et notamment dans l’épisode 9 du Décalogue où une jeune patiente du cardiologue jaloux (Romek), chanteuse lyrique au talent prometteur, décide de se faire opérer du cœur pour pouvoir commencer la carrière artistique que sa mère souhaite pour elle, après s’être elle-même approprié le souhait de sa mère144. Ce thème de l’alternative entre l’Art et la Vie sera repris dans les mêmes termes (chœur vs cœur) et plus largement développé dans La Double vie de Véronique (1991), où Weronika, chanteuse lyrique au cœur fragile, meurt en plein concert, ayant choisi sa vocation au détriment de son cœur, de sa vie organique. Slavoj Zizek parle à ce sujet d’ « un choix éthique entre Mission et Vie »145 après avoir précisé : « La mise en scène de ce choix dans la trame narrative des films de Kieślowski est manifestement allégorique et se réfère à Kieślowski luimême. Le choix de vie qu’il fit n’est-il pas identique à celui de Weronika, la polonaise ? Conscient d’être cardiaque, il choisit l’Art/sa vocation (non pas chanter mais filmer), et mourut effectivement subitement d’une crise cardiaque. »146 La vie du cinéaste et sa mort soudaine des suites d’une opération du cœur à Varsovie alors qu’il était très fatigué, ont ainsi contribué à faire de son existence personnelle et de sa vie organique même147, une sorte de sacrifice à sa Vocation, perçue non seulement comme le fruit d’un désir impérieux mais aussi, et surtout, comme le produit d’une mission éthique, mission dont il s’agit de déterminer le contenu. Pour ma part, dans ce travail placé sous la lumière de ce commandement-fantôme devenu commandement-racine, je considérerai que la quête de Kieślowski s’apparente à une quête du réel dans et par l’image cinématographique, et au doute éthique qui l’accompagne inévitablement. Plus exactement, elle correspond à la recherche d’une réponse à la question suivante ; jusqu’où et à quel point la représentation cinématographique peut-elle porter en elle son objet ?148 Cet entremêlement de la vie et de la vocation de l’artiste dans le récit qui en est fait par la critique, se lit à travers les périodes de création, souvent liées à des rencontres personnelles et à des lieux d’installation, mais aussi à travers les sujets traités dans ses films. Le cinéaste fait ainsi de certains films des questions personnelles portant sur son propre travail, comme
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Elle affirme qu’elle veut qu’on l’entende chanter. Slavoj Zizek, Lacrimae rerum, op. cit. p. 85. 146 Slavoj Zizek, Lacrimae rerum, op. cit. p. 82. 147 Il se plaignait souvent de fatigues, de rhumes récurrents et travaillait sans relâche pendant les tournages. Le Décalogue fut particulièrement éprouvant puisqu’il faisait douze films en même temps sur une période de onze mois ! 148 C’est-à-dire sur l’objet concret qu’elle représente et sur l’objet abstrait qu’elle se donne. 145
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nous le verrons dans le chapitre suivant portant sur L’Amateur (1979) où il aborde ce thème directement. Dans les représentations hagiographiques qui en sont faites, la vie et l’œuvre du cinéaste sont ainsi présentées comme faites d’une seule et même étoffe ; celle de la Vocation ; les témoignages sont nombreux qui évoquent un Kieślowski absorbé par son travail, réalisant et montant en un seul temps continu de onze mois, les dix épisodes du Décalogue ainsi que les deux longs-métrages149 qui en ont été tirés, et travaillant à un rythme effréné, dans des conditions parfois éprouvantes. Relevons par ailleurs que l’œuvre et la vie du cinéaste s’achèvent presque en même temps, puisqu’il meurt le 13 mars 1996, soit deux ans après avoir annoncé pour la première fois, officiellement, sa décision d’arrêter de tourner des films, durant le festival de Berlin en février 1994. Cette coïncidence devient alors un signe à élucider dans la biographie d’un cinéaste qui en a disséminés de nombreux au fil de son œuvre. Elle contribue en tout cas à accentuer l’effet de ce renoncement qui n’a pas eu le temps d’être démenti par la réalité ni de permettre au cinéaste de devenir « autre chose » (ou tout simplement de vivre) en le plaçant comme l’ultime acte, l’ultime « production » de sa carrière qui, à l’instar de celle d’autres artistes apostats, comme celle de Rimbaud par exemple, pose la question de la création artistique de manière radicale ; le cinéma vaut-il la peine d’être vécu ?150 Cette question étant bien sûr liée à la précédente sur le réel dans l’image. Existe-t-il une vérité cinématographique ? Le cinéma est-il un langage susceptible de la dévoiler ? Ainsi, qu’il s’agisse d’étudier sa période « polonaise » en la différenciant de sa période « européenne » (c’est-à-dire française) ou de distinguer sa période « documentaires » de sa période « fictions » ou encore de comparer sa collaboration scripturaire avec l’avocat Krzysztof Piesiewicz avec son travail aux côtés de Hanna Krall, antérieure à Sans fin (1984), la vie et l’œuvre de Kieślowski se suivent de près, s’interpénètrent, changent ensemble et prennent, l’une avec l’autre, l’allure d’un récit édifiant, d’une « vie d’artiste » qui a des airs de celle d’un saint dont la quête d’une authenticité, d’une vérité sur le cinéma ou par le cinéma, semble être le moteur.
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Brève histoire d’amour et Tu ne tueras point. Précisons tout de même que lors d’un échange avec Irène Jacob en juin 2012, celle-ci m’a affirmé qu’elle ne croyait pas entièrement au renoncement à filmé de Krzysztof Kieślowski, qui aurait selon elle probablement décidé de réaliser au moins l’un des trois films qu’il était en train d’écrire avec Krzysztof Piesiewicz. Cette hypothèse spéculative ne remet pas en cause la valeur symbolique de ces renoncements qui, indépendamment de leur réalité, sont des signes intéressants pour nous. 150
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La récente biographie polyphonique écrite par Alain Martin à partir de très nombreuses interviews inédites des amis et collaborateurs de Kieślowski, témoigne bien de cette relation très forte entre la vie et l’œuvre du cinéaste. Tous les choix qu’il avait à faire, qu’ils soient liés à la réalisation d’un film ou à l’organisation de sa vie dans la perspective de faire des films, apparaissent comme le fruit d’un cheminement éthique dans lequel le cinéma n’est jamais isolé des conditions matérielles et sociales de sa pratique. Ainsi, très économe, soustrayant des notes de frais de la production (MK2) le pourcentage correspondant au transport de son épouse, qu’il comptait prendre à sa charge151, le cinéaste prétend-il aussi arrêter le cinéma pour laisser la place aux jeunes réalisateurs qui ont besoin d’argent dans une Pologne en pleine reconstruction. «Je vais rentrer en Pologne, prendre ma retraite, boire et fumer. J’en ai marre, je veux libérer la place, pour d’autres. »152 dit-il en 1994, au moment où il renonce à tourner. La grande particularité de la carrière de Kieślowski, telle qu’elle est généralement racontée et telle qu’elle apparaît en filigrane dans ses films, c’est de s’être articulée autour de la notion centrale de responsabilité, celle qu’il avait en tant que documentariste puis en tant que réalisateur de fictions reconnues internationalement… Responsabilité de filmeur, responsabilité de montreur d’images ; jamais pour lui le fait de faire des films n’aura été un acte purement artistique coupé de la réalité matérielle qu’il utilisait comme matière première et dont il donnait une représentation. Bien au contraire, il a longuement questionné le régime de vérité des images photographiques (photographie et film), sans verser ni dans une idolâtrie qui consisterait à croire en leur vérité absolue, c’est-à-dire dans la présence réelle de l’objet dans sa représentation, ni dans un iconoclasme qui consisterait à n’y voir qu’un mensonge, une illusion, une manipulation. Cherchant la voie d’une éthique au détriment du désir, il a toujours essayé de mesurer l’effet de ses films sur la réalité filmée ainsi que sur sa représentation dans l’esprit des spectateurs. C’est probablement là une des raisons et une des particularités de sa foi initiale dans le cinéma, foi qu’il mettra sur l’établi du doute et de la critique morale ; la réalité matérielle et d’une certaine manière, à travers elle, le réel, en tant que rencontre éternellement ajournée, auront toujours été au cœur de son œuvre, comme objet d’une quête qui se savait sans fins et sans fin.
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Anecdote rapportée par Alain Martin qui la tenait d’un membre de l’équipe de production MK2. Krzysztof Kieślowski cité par Alain Martin, in Krzysztof Kieślowski, l’autre regard, Paris, Irenka, 2010, p.259. 152
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Voir et donner à voir, les deux gestes imageants conjoints dans le procédé photographique dont est issu le médium cinématographique, les éléments de l’interdit porté par le commandement-racine, n’ont ainsi jamais été pour lui une affaire définitivement tranchée. Bien au contraire, il a souvent questionné dans ses films mêmes le rapport de ses films au réel approché, soucieux d’une part de mesurer les effets concrets de la diffusion de ses films sur la vie des sujets qu’il avait filmés, et désireux d’autre part de représenter le plus justement possible ce que l’apparence de la réalité porte au jour des mécanismes intimes de l’âme humaine. Telle est la ligne de crête sur laquelle s’est tenu Krzysztof Kieślowski, entre cette responsabilité vis-à-vis du réel et son immense désir de percer les secrets de l’intimité des autres ; entre morale et pulsion intrusive, il a cherché la voie de l’éthique dans ses erreurs et ses renoncements, comme le personnage du juge qui espionne ses voisins et se dénonce luimême, interprété par Jean-Louis Trintignant dans Trois couleurs ; Rouge, son dernier film. Appartenant au courant dit du « cinéma de l’inquiétude morale »153, Kieślowski se situe, dès ses premiers films, dans la perspective d’une réflexion sur les moyens cinématographiques de représenter la réalité telle qu’elle est vécue, dans le contexte d’un pays totalitaire où la réalité représentée doit se conformer à un discours idéologique dominant. Il s’appliquera tout d’abord à restaurer le lien d’authenticité qu’il prête à l’image filmique dans son rapport au réel, il ne cessera par la suite, de renoncements en contradictions, de chercher à cerner l’espace de vérité qui peut habiter l’image de film, la trouvant finalement dans la fiction, mais dans une fiction très largement appuyée sur l’expérience réelle et sur l’esthétique documentaire. Ainsi, pour ceux qui aiment son œuvre et cherchent à comprendre ses ressorts intimes, Kieślowski fait souvent figure de conscience morale, de cinéaste intensément travaillé par les effets de son activité sur le monde, c’est-à-dire sa matière première, l’objet réel à partir duquel il fabrique ses images. Renonçant progressivement à la part de réel dans l’image, il passera d’une foi très ancrée dans les vertus de l’image documentaire à la confection de
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« Kino moralnego niepokoju », expression inventée par Janusz Kijowski pour évoquer les cinéastes critiques à l’égard du régime communiste et de sa représentation de la réalité, parmi lesquels on compte aussi Krzysztof Zanussi, Marcel Lozinski, Edward Zebrowski, Agnieska Holland, Andrzej Wajda. D’après Kijowski lui-même, l’expression est un camouflage terminologique pour évoquer un cinéma éthique en désaccord avec la propagande… « Vous savez, les cinéastes de l’inquiétude morale, c’était une sorte de camouflage, comme nos films étaient du camouflage… On pouvait nommer cela le cinéma contre le fascisme, cinéma contre le pouvoir autoritaire, mais ces noms étaient interdits, alors c’est pour cela qu’on le nommait le cinéma de l’inquiétude morale. » propos relevés par Alain Martin et tenus dans l’émission « Les cinéastes de la liberté, le cinéma polonais » in Etoiles et toiles de Pierre-André Boutang, TF1, 8 mai 1982.
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fictions de plus en plus allégoriques, aux images de moins en moins « ouvertes », fût-ce illusoirement, sur le réel, pour finir par renoncer à l’image cinématographique elle-même. Un des axes de lecture courant de son œuvre suit ainsi ce cheminement initiatique « du documentaire à la fiction »154. Cependant cette conception courante du cheminement de l’auteur, si elle pointe un passage effectif et significatif vers une mise en suspens, à la fin de sa vie, de la représentation iconique du réel au profit de l’écriture, ne correspond pas exactement à la réalité de son œuvre. D’une part, il a réalisé des fictions à part entière dès le début de son parcours. Tout d’abord à la fin de ses études, à l’école de cinéma de Lodz, en 1966, où chaque étudiant devait réaliser un documentaire et une fiction155, puis lorsqu’il réalisera Concert de vœux (1967). D’autre part, il a souvent mêlé le documentaire et la fiction dans des œuvres qui travaillent cette frontière, en l’estompant, notamment au début des années soixante-dix lorsqu’il s’empare « officiellement » de la narration fictionnelle avec Le passage souterrain (1973). Ces œuvres sont alors des « fictions documentaires », comme Premier amour (1974) ou Curriculum Vitae (1975), dans lesquelles il développe concrètement sa théorie de « la dramaturgie du réel », en faisant jaillir le récit des faits considérés comme réels eux-mêmes. Plus qu’un trajet illusoirement linéaire du genre documentaire au genre fictionnel, il vaut peut-être mieux voir son trajet comme une exploration des différentes manières de représenter le réel de l’homme dans des images filmiques. En abordant la fiction, Kieślowski ne cherche vraisemblablement pas autre chose que la représentation adéquat et objective du monde, soit la vérité d’un énoncé visuel, qu’il cherchait déjà dans ses films documentaires. Son renoncement au documentaire est à prendre davantage comme le choix éthique de travailler avec des comédiens pour confectionner des images vraies et aller plus loin dans l’intimité de l’homme, plutôt que comme une perte de sa foi dans l’indicialité des images photographiques ou une désillusion sur le statut documentaire de l’image filmique. Mais le doute semble grandir au fil du temps, et comme nous le verrons plus loin, le guichet dans son usage peut servir à exprimer la conscience de cet échec de la rencontre du réel dans son image photographique. Sa trajectoire témoigne d’une longue prise de conscience éthique qui l’amènera à l’ultime décision d’abandonner l’image pour l’écriture, tout en gardant les mêmes objectifs. Il
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Pour reprendre le titre emblématique du mémoire de DEA de Caroline Cottier, « Krzysztof Kieślowski, 19661994, du documentaire à la fiction », Diplôme d'Etudes Approfondies (DEA) Littérature française et comparée, Arts du spectacle Cinéma. Université Montpellier III- 2002 (http://deaKieślowski.voila.net/) 155 Kieślowski réalisera dans ce cadre Le guichet (documentaire) et Tramway (fiction) en 1966.
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s’agit là d’une apostasie comme on en rencontre dans d’autres vies d’artistes ayant longuement questionné le support de leur création dans leurs œuvres elles-mêmes avant de renoncer à créer. Il convient cependant de préciser, chez Kieślowski, la nature exacte de cette apostasie qui n’est pas un rejet complet du cinéma mais au fond un recentrage sur sa part éthique, sa part scripturaire, pure, l’écriture de scénarios et le montage. Kieślowski renonce à tourner c’est-à-dire à fabriquer des images cinématographiques, sans pour autant renoncer à écrire des images, c’est-à-dire à assumer l’allégorie, la coupure du signe et la mise en symbole dans les images que d’autres feront. Cette posture de retrait vis-à-vis de la confection des images fait d’ailleurs partie du projet du Décalogue, puisqu’à l’origine de son entreprise scénaristique avec Piesiewicz, Kieślowski avait prévu de ne pas tourner les films et d’en confier la réalisation à dix jeunes réalisateurs différents, ce qu’il ne fera pas, décidant finalement de se charger de la réalisation lui-même tout en maintenant son désir de retrait initial en confiant symboliquement « l’image » de chacun des épisodes à un chef opérateur différent. Il y en aura en fait neuf puisque Piotr Sobocinski s’occupera des images du numéro 3 et du numéro 9 de la série. Entre son renoncement et son décès, Kieślowski aura eu le temps de préparer avec Krzyzstof Piesiewicz une nouvelle trilogie, Le Paradis, l’Enfer et le Purgatoire, dont seuls le premier et le second opus seront réalisés par des réalisateurs plus jeunes, comme il le souhaitait. Tom Tykwer réalisera Heaven en 2002 et Danis Tanovic, L’enfer, sur un scénario essentiellement dû à Piesiewicz, en 2006. Il aura donc fini sa vie en écrivant, accomplissant d’une certaine manière ce passage symbolique de l’image au Verbe, et répondant favorablement à la demande portée par le commandement-racine. Voyons maintenant, en reprenant les grandes questions éthiques posées par son œuvre et ses décisions dans sa vie d’artiste, comment sont évoqués et généralement interprétés les différents renoncements qui seront les jalons du cheminement éthique de Krzysztof Kieślowski, afin d’éclairer le rôle qu’y joue le projet du Décalogue. b) Questionnements et renoncements Il est frappant de voir que deux livres importants écrits par deux spécialistes français de Krzysztof Kieślowski commencent tous deux par une analyse de son abandon de la réalisation de films, comme s’il ouvrait la voie à la compréhension de son œuvre, cet ultime renoncement en est le nouveau seuil, à partir duquel tout doit être embrassé d’un même 112
regard. Pour Gérard Pangon, ce renoncement est le terme d’une œuvre marquée par le motif d’une quête cinématographique qui trouverait là sa fin, pour Vincent Amiel il est le fruit d’une volonté qui s’est toujours manifestée par des choix définitifs et il en serait ainsi l’ultime acte. - La quête cinématographique Dans la courte biographie qu’il consacre au réalisateur en 1994 en ouverture du recueil d’articles du numéro 203-210 d’Etudes cinématographiques, Gérard Pangon commence son texte « L’itinéraire de Krzysztof Kieślowski » par ces mots du cinéaste : « C’est terminé pour moi. Une chose est certaine : je ne retravaillerai plus comme metteur en scène. »156 Si Gérard Pangon resitue cette annonce dans le contexte immédiat d’une déprime de fin de film et comme la mise en œuvre d’un désir déjà ancien chez le cinéaste qui se plaignait depuis longtemps des fatigues liées à la réalisation des films, il lui donne aussi, et c’est ce qui retiendra notre attention, une signification artistique. Il dit ainsi : « Mais cette décision d’arrêter la mise en scène – Kieślowski s’y tiendra-t-il, d’ailleurs ? – n’est sans doute pas seulement due à un contexte physique et psychologique, à un coup de fatigue ou de spleen. Quand on regarde l’évolution de son œuvre, et de son discours sur le cinéma, on a l’impression que Kieślowski est arrivé, au bout d’une exploration commencée un quart de siècle plus tôt, aux limites d’un univers construit film après film : quittant le domaine du documentaire, il est passé à la fiction ; que peut-il y avoir au-delà de la fiction ? »157 La perspective que Gérard Pangon trace rétrospectivement dans l’œuvre de Kieślowski fait ainsi ressortir son « exploration » consciente des possibilités et des implications du film documentaire et ensuite du film de fiction, allant de plus en plus vers une image symbolique plus que réaliste, pour se conclure sur un renoncement à la manipulation des images de cinéma… « Qu’y a-t-il au-delà de la fiction ? » se demande Gérard Pangon. Peut-être l’imagination pure du scénariste sur laquelle il s’est replié durant les dernières années de sa vie, qui renonce à la chair(e) des images pour n’en garder qu’une matrice idéale, intouchable et incorruptible, protégée par la coupure du signe écrit. Au-delà de la question des possibilités respectives des deux grandes catégories de films traditionnellement admises (fiction et documentaire), l’exploration de Kieślowski tient 156
Interview de Kieślowski par Philippe Vecchi, libération, 26 janvier 1994, cité par Gérard Pangon in « L’itinéraire de Kieślowski », Krzysztof Kieślowski, Etudes cinématographiques n° 203-210, Paris, 1994, p. VII. 157 Gérard Pangon, « L’itinéraire de Krzysztof Kieślowski » in Kieślowski, op. cit. p. VII-VIII.
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de la recherche, de la quête esthétique, de la quête d’une vérité cinématographique, expression à entendre comme vérité du cinéma dans son rapport représentationnel au monde réel et vérité sur le cinéma en tant que médium. Cette quête l’aurait amené à chercher à rendre compte, grâce aux moyens du cinéma documentaire puis de fiction, de la réalité de la vie humaine, en allant de plus en plus en profondeur dans la représentation cinématographique des ressorts de l’âme humaine et se souciant de plus en plus des effets produits par ses films eux-mêmes sur les spectateurs et les personnes réelles filmées. Nous aurons aussi l’occasion de voir que cette vérité sur l’âme humaine concerne essentiellement son rapport aux objets d’attachement et aux images en particulier. Cette question de la quête du réel dans l’image sera au cœur de l’élaboration du concept d’image-fente, dans la mesure où celle-ci est une ouverture sur la présence réelle de l’objet dans sa représentation. Nous y reviendrons donc dans la dernière partie de ce travail, au cours de l’exploration des implications du motif, du dispositif et de la figure de la fente, pour aborder les images dont le cadre se fragilise. Nous pouvons tout de même observer dès maintenant un motif récurrent des films de Kieślowski, apte à formuler visuellement sa quête du réel dans l’image cinématographique. Il s’agit de la figure du train qui part et du geste qu’un passager, sur le quai, fait de la main pour l’attraper, en vain, ou presque, et qui sera le motif récurrent et central de ce film complexe qu’est Le hasard (1981). Dans sa biographie polyphonique du cinéaste, Alain Martin reprend un passage de La sous locataire, récit d’Hanna Krall, co-auteur de certaines des premières fictions polonaises de Kieślowski, où elle évoque son « réalisateur préféré ». « Hier, mon réalisateur préféré de fictions documentaires m’a raconté l’histoire qui était arrivée à un moine dans une gare. (…) Le réalisateur se trouvait dans un wagon, tandis que sur le quai courait un moine essoufflé, en bure couleur marron et, juste au moment où il atteignait le train, les portes se fermèrent sur lui. Le train ne partait pas tout de suite, ils pouvaient donc se regarder quelques instants encore, et mon Réalisateur vit le visage blême du moine qui touchait la porte, complètement désemparé. C’est tout. Rien d’autre n’était arrivé – un moine a juste raté son train – mais le réalisateur qui le regardait éprouva une telle douleur que, désormais, chaque fois qu’il devait exprimer des sentiments semblables, le chagrin, la pitié et bien d’autres encore, il se référait à cette grande douleur qu’il avait ressentie en regardant le visage du moine derrière la vitre. » 158 158
Alain Martin, Krzysztof Kieślowski, l’autre regard, op. cit. p. 129
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Nous pouvons comprendre ici, dans ce récit fait par une de ses plus proches collaboratrices, combien l’échec de ce moine qui cherche à attraper son train, à monter à son bord, a pu servir de support à une identification du réalisateur et combien cet échec pouvait correspondre pour lui à une perte réelle de l’objet qui laisse le sujet dans une ineffable détresse, une « grande douleur » dit-elle. Dans l’expérience du moine, les portes du train se ferment mais il reste présent, visible mais inaccessible, la fenêtre de la porte donne accès au regard, supporte la caresse mais fait écran aux désirs de l’homme qui ne peut que toucher la porte. Il voit mais ne peut entrer. Le train est à même d’incarner le statut du réel dans l’image, réel qu’on ne peut que toucher du regard sans jamais, vraiment, le rencontrer. Dès ses débuts cinématographiques, dans son tout premier film d’étudiant, Tramway (1966), Kieślowski met en scène cette situation, mais dans une version différente. Un étudiant dévore une jeune femme du regard à bord d’un tramway (sûrement nommé désir !) mais n’ose pas l’aborder directement car elle s’est assoupie. Il s’en approche, hésite. Celle-ci semblait pourtant accueillir favorablement ses regards au début de la scène. Mais c’est une fois descendu qu’il fait le geste de la réveiller en frappant sur la vitre du tramway, mais ce dernier repart tandis qu’il a la main posée sur cet écran d’occasion et que la jeune femme dort encore.
Figure 17 : Tramway (04 :11)
Nous aurons l’occasion de retrouver ce paradigme essentiel de la tuchè lacanienne comme rencontre ajournée avec le réel dans une étude des guichets dans les films de Kieślowski, guichets qui incarnent plus précisément que les départs de train le lieu de cet échec dans le visible de l’image cinématographique. Mais la situation de ce moine, désemparé devant le spectacle de ce train qui est toujours là mais va bientôt se dérober à son toucher, permet peut-être d’illustrer en une image forte et prégnante la quête cinématographique de Kieślowski. N’oublions pas, au passage, que le train est couramment associé au cinéma et 115
d’une certaine manière, c’est ici la promesse faite par le réalisme de L’arrivée d’un train en gare de La Ciotat qui se révèle comme une promesse vaine dans le départ inéluctable de ce train qu’on n’attrape pas. Le réel que le cinématographe des frères Lumière promettait de rendre accessible par l’image se dérobe ainsi comme la porte de ce train qui se ferme et laisse le cinéaste (le moine ?) désemparé devant cette présence incomplète et donc illusoire de l’objet dans sa représentation. Le vide que dévoile cette prise de conscience est vertigineux pour celui qui s’est donné pour mission de développer une « dramaturgie du réel ». Cette figure de réalisateur compatissant à la douleur d’un moine éconduit par la réalité du départ d’un train, évoquée par Hanna Krall, a donc une dimension emblématique pour Kieślowski. Cette situation sera d’ailleurs le noyau scénaristique du film Le Hasard (1981), dans lequel Kieślowski propose trois issues possibles à la course de son personnage, Witek, sur un quai de la gare de Lodz où il essaie d’attraper son train pour Varsovie. Chacune de ces trois possibilités, que le scénario rattache à un élément du hasard, donne une version différente de l’histoire qui suit et de la vie de ce personnage. Dans la première version, Witek réussit à attraper son train et rencontre à son bord un dirigeant communiste, il entre au parti et y prend du grade. Dans la seconde, il rate son train et percute violemment le chef de gare, ce qui lui vaut de subir une peine de trente jours de travaux d’intérêt général et de rencontrer des militants catholiques auxquels il se lie. Dans la troisième, il rate son train, rentre chez lui et reprend ses études de médecine. A la fin du film, il prend un avion qui explose juste après avoir quitté le sol, au moment du décollage, il pousse un cri (retour du premier plan où l’on voyait la caméra entrer dans sa bouche) et l’on comprend alors que le film était une reformulation imaginaire de sa vie à partir de ces trois hypothèses. A chaque fois, le moment crucial de la scène est le moment où l’on voit la main de Witek se tendre en direction de la poignée du train, dans un effort désespéré pour la saisir et se hisser à son bord.
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Figure 18 : Le Hasard (00 :07 :50) La main de Witek essayant de saisir la rampe du train
Le départ du train qu’on doit prendre est ce qui incarne ici le réel, dans la mesure où le voyageur ne peut avoir de prise sur lui et où il n’y a aucun moyen de négocier sa présence ou son absence. Le départ du train s’impose comme une butée au-delà de laquelle il n’y a plus rien. On le prend ou on le rate, le moment de son départ n’offre que quelques secondes durant lesquelles le voyageur potentiel peut l’atteindre. Combien de fois, dans des films, voit-on une main se tendre désespérément pour attraper la poignée d’un train afin d’y monter ? Il s’agit d’un topos cinématographique sur lequel il serait intéressant de réfléchir dans cette perspective et qui n’est peut-être pas sans évoquer la dimension haptique du regard du spectateur qui cherche à palper la présence réelle des objets dans l’image filmique. D’une certaine manière, ce train est le réel qui se dérobe toujours à la main qui veut le saisir, réel que le spectateur comme le cinéaste veulent atteindre dans l’image. Cette rencontre réussie, montrée dans la première hypothèse où Witek parvient à attraper le train, ne peut exister qu’en tant que possibilité parmi d’autres, les deux hypothèses suivantes à partir de la même scène, se superposent et reformulent au conditionnel la première où la main de Witek saisissait la poignée du train. Cependant, dans Le Personnel (1975), le personnage de Romek, attiré comme celui de Tramway par une jeune fille qu’il croise régulièrement dans un train en se rendant sur son lieu de travail, réussit à monter dans un wagon après avoir couru derrière le train. L’entrée du jeune homme dans le wagon est filmée depuis le train lui-même, il rejoint ainsi le réalisateur ainsi que le spectateur et répare ainsi l’échec du moine évoqué par Kieślowski auprès d’Hanna Krall. Sous l’effet d’un désir de contact réel avec la jeune fille (incarnation de l’objet du désir), il se hisse dans le wagon en marche mais reste coi devant celle qu’il n’ose alors entreprendre. Comme liquéfié, soudain, il se contente de la regarder et réfrène son envie de
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toucher, selon une posture « voyeuriste » qui était celle du personnage de Tramway et sera celle de Tomek dans Le Décalogue 6.
Figure 19 : Le Personnel (00 :14 :27)
Notons ici que la réussite de l’opération de Romek qui atteint effectivement son train intervient dans le film de fiction qui est le plus proche, esthétiquement et chronologiquement (un an après), de Premier Amour (1974), le film documentaire dans lequel Kieślowski ira le plus loin dans la saisie cinématographique de la « dramaturgie du réel ». On peut voir dans Le Personnel, premier moyen-métrage de fiction, une réaction aux excès intrusifs de Premier Amour, Kieślowski y remplace les vraies personnes par des comédiens, pour les rôles principaux, mais son approche cinématographique est la même, personnages et personnes réelles se mêlent, la fiction s’insinue dans un cadre filmique documentaire et le spectateur impréparé peut hésiter un temps avant de classer le film dans la catégorie des fictions. Dans une interview donnée à jacques Demeure pour le magazine Positif en 1979, Krzysztof Kieślowski précise, au sujet de ce film : « Ce qui est, je crois, intéressant dans ce film est que le théâtre y est réel : le directeur de théâtre est réellement joué par le directeur de cet opéra, tous les costumiers sont joués par les vrais costumiers. Il y a un ou deux acteurs que l’on pourrait, à l’extrême rigueur, dire professionnels, comme celui qui joue le jeune homme, mais que je préfère appeler « mes gens » : ce sont des étudiants de la section réalisation de l’école de cinéma de Lodz ; ils portent la ligne dramatique, la dramaturgie de ce petit drame, mais ce qui fait la vie de ce petit drame est réel, tout à fait réel (…). »159 On peut alors voir la rencontre avec le train en partance (métaphore de la dynamique du rapport au réel) comme l’expression de l’illusion que représente ce film pour Kieślowski qui croit alors avoir trouvé une forme filmique qui lui garantisse un contact avec le réel dans
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Entretien avec Jacques Demeure recueillis à Paris le 9 novembre 1979, publiés dans Positif, N°227, février 1980.
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l’image (éléments documentaires) et lui permette d’éviter les intrusions dans l’intimité de l’autre (jeu des comédiens au lieu des vrais émotions). En tant que fiction documentaire, ce film propose une sorte de compromis entre le désir de réel dans l’image et la pudeur éthique qui s’impose à lui depuis son effroi des larmes de Premier Amour160, équilibre qui permet à l’auteur d’atteindre cette objectivité qui devait restaurer l’aura de l’image filmique comme outil de connaissance. Le « tout à fait réel » par lequel Kieślowski qualifie son « petit drame » éclaire peut-être le fait que Romek attrape bien son train (le réel) dans cette fiction et qu’il finit par rencontrer réellement la jeune fille qui l’attirait. Kieślowski, en 1975, croit encore pouvoir saisir le réel dans l’image filmique, à la lisière du documentaire et de la fiction, dans sa « dramaturgie du réel ». Il lui faudra plus de dix années d’exploration critique des possibilités du cinéma documentaire avant le passage définitif à la fiction dont Le Décalogue marquera le seuil. Ainsi, selon notre approche, cette quête du réel dans l’image est le moteur et la limite même du cinéma de Kieślowski dont le trajet, de sa foi originelle dans une « dramaturgie du réel » jusqu’au renoncement à la réalisation, en 1994, deux ans avant son décès, est le témoin le plus sûr. Croyant initialement dans les capacités du cinéma à lui offrir une possibilité de toucher et de capter le réel pour dénoncer et supplanter par de vraies images les images officielles répétées qui mystifiaient ses concitoyens qui étaient soumis aux représentations idéologiques du régime, il a progressivement quitté le champ social et politique de la réalité, pour tourner son objectif vers l’intériorité de ses personnages devenus fictifs, vers l’invisibilité de leurs désirs et de leurs peurs, sur ce terrain où le réel a la texture du fantasme, avant de passer à l’écriture, dans la préparation de sa dernière trilogie (Paradis-EnferPurgatoire). Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que donner à voir ? Telles seront les deux questions qui se donneront pour horizon le seul réel envisageable pour un film, celui de sa propre condition de représentation, telles seront ainsi les rails sur lesquels il poursuivra sa quête sur et par le cinéma, notamment en mettant l’image filmique elle-même sur le métier à tisser de son œuvre magistrale qu’est Le Décalogue.
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Voir plus bas la sous-partie c) L’effroi des larmes et la question de la pudeur du cinéaste.
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- La place du réalisateur et « l’art du choix » « Avec la photographie, créer ce n’est plus fabriquer, mais choisir, ou plutôt cadrer. »161
En 1995, un an avant la mort du cinéaste, Vincent Amiel, commence l’ouvrage qu’il lui consacre en évoquant lui aussi ce renoncement à la réalisation. Le premier chapitre de son ouvrage commence ainsi : « Kieślowski a aujourd’hui cessé de tourner. Contrairement à ce qui se passe pour bien d’autres créateurs, il s’agit d’une décision libre et réfléchie, qui doit sans doute beaucoup plus à une pure et claire volonté qu’aux contingences d’une carrière par ailleurs constamment ascendante. Tous ses rapports au cinéma semblent avoir été marqués par des choix – esthétiques, éthiques, économiques – qui composent un parcours d’une logique et d’une rigueur rares. »162 Vincent Amiel place la décision du cinéaste sous l’éclairage non plus de sa quête artistique de vérité mais sous celui de son sens éthique et de sa réflexion personnelle sur le choix, compris comme la forme même de son expression artistique. Il ajoute en effet un peu plus loin ; « Mais chez Kieślowski le choix est un art. On peut même dire que c’est l’objet de son art, au sens où le doute, l’acte de choisir et la décision forment sans conteste le thème majeur de son œuvre. Art de vivre aussi, autant dire éthique : le comportement de Kieślowski vis-à-vis du cinéma, et à l’intérieur de ses films vis-à-vis du regard, est tout entier dicté par des considérations d’ordre moral, qui portent sur les bonnes ou mauvaises questions à poser, sur les bonnes ou mauvaises façons de le faire. » 163 Les considérations de Vincent Amiel sur le renoncement ultime de Kieślowski nous amènent donc à penser que le cinéaste a pris là une décision éthique, dont les motifs restent à éclaircir, mais dont la valeur symbolique et morale est incontestable pour ceux qui ont suivi les entrelacs de sa vie et de son œuvre ; ce n’est pas un abandon, c’est un vrai renoncement. En renonçant à tourner, Kieślowski répond de façon radicale aux questions qu’il a soulevées durant sa période de création et notamment à celles qui concernent les responsabilités du cinéaste, qu’il réalise des documentaires ou des films de fiction. Et c’est par l’exercice du choix qu’il exprime encore une fois sa souveraineté créative. Ce choix est une création.
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André Rouillé, La photographie, entre document et art contemporain, Paris, Gallimard (2005) Folio-Essais 2009, p. 394. 162 Vincent Amiel, Kieślowski, Paris, Rivages / Cinéma, 1995, p. 9. 163 Idem.
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Nous pouvons ici nous arrêter sur cette notion très intéressante que Vincent Amiel introduit dans la formule « chez Kieślowski le choix est un art » et qui en fait le thème majeur de son œuvre. Nous avons déjà vu à quel point les épisodes du Décalogue reposaient sur cette notion de choix. La trame narrative de chaque épisode s’appuie sur le moment d’un choix, plus ou moins conscient, et sur les conséquences de ce choix. Le thème central de l’éthique qui est le ressort principal du projet pose bien sûr le problème du choix et de l’acte et nombreux sont les films, en dehors du Décalogue, où des personnages de Kieślowski tranchent le nœud gordien, choisissent, agissent en fonction de leur désir et des contingences morales qui pèsent sur eux. Ainsi, pour donner un exemple parmi les nombreux moments de choix décisifs peuplant son œuvre ; nous pouvons évoquer la dernière œuvre de Kieślowski, la trilogie des Trois couleurs, tirées du drapeau français, qui offre de beaux exemples de personnages qui choisissent, de manière parfois tranchante, de rompre avec leur vie antérieure et de passer à autre chose. Dans Trois couleurs ; Bleu, Julie décide de changer de vie après la perte de son mari, dans Blanc, Karol, lui, décide de rentrer en Pologne pour se refaire, après la perte (divorce) de son épouse française. Enfin, dans Rouge, Valentine fait le trajet inverse et rompt en renouant ; subissant l’absence d’un amant invisible vivant en Angleterre, elle décide de se rapprocher de l’Autre que représente le personnage du vieux juge espionnant ses voisins et finit par rencontrer son double, en plus jeune, en la personne de Karin, jeune magistrat dont la vie semble redoubler celle du vieux juge. Le choix, la responsabilité de l’acte, qu’il soit pris dans les aléas du hasard, dans les rets de l’inconscient ou le fruit d’une volonté affirmée, ou d’une naïveté, est ainsi un thème cher à Kieślowski, en tant qu’élément de l’intrigue de ses films, en tant qu’objet de réflexion. C’est à ce premier titre que son œuvre instaure ce que Vincent Amiel appelle « un art du choix ». Mais ce n’est pas tout, pour Kieślowski, le cinéma est un art du choix dans son processus créatif même. Choix de la Vocation contre la Vie tout d’abord, comme nous l’avons vu, mais aussi choix de l’image contre une autre image, choix du plan, du cadrage, du personnage et de son interprète. Pour lui et selon sa propre pratique, le travail du réalisateur réside plus dans l’art de choisir les images que dans celui de fabriquer les images à proprement parler. Cette tâche est d’ailleurs confiée avec un blanc-seing et une grande, voire une totale, liberté aux chefs opérateurs qui sont en charge, eux, de la confection matérielle des images, images qui sont pourtant éminemment Kieślowskiennes, ne serait-ce que parce qu’elles ont été choisies et ordonnées par lui lors de sa supervision du montage. En effet, si Kieślowski ne 121
signe pas la confection de l’image, il signe cependant son articulation dans le montage et assume pleinement son propos cinématographique dans le film. C’est ici une des grandes caractéristiques du travail de Kieślowski et une des données essentielles du projet du Décalogue, puisque Kieślowski, renonçant à confier la réalisation des dix épisodes du Décalogue à dix réalisateurs différents, comme il pensait le faire au début de l’écriture du scénario, a finalement décidé d’en confier simplement l’image à neuf chefs opérateurs différents, se réservant le rôle du réalisateur qu’il indique par la même occasion ; celui de faire les choix définitifs, celui de décider de l’image diffusée sans la faire. On peut y voir une manière de négocier le commandement-racine, de faire des images sans en faire, ou tout au moins de les agencer (choix, coupe, montage) sans en être entièrement l’auteur, de les énoncer sans les façonner, façon de rendre plus diffuse la responsabilité de filmeur, de redéfinir l’autorité artistique et de se retirer sur les bords de l’image, au niveau du cadre, de la limite, de la coupe, de la décision. Le réalisateur est ainsi celui qui choisit les images, et c’est donc dans l’art de choisir ce que ses chefs opérateurs et ses comédiens lui apportent que réside son travail de réalisateur. De créateur démiurge il devient réceptacle, recueille, ou cueille plus qu’il ne produit, en cela il est resté documentariste, contemplatif, au sein même de son travail de fiction. Cette posture en retrait mais absolument souveraine n’est pas sans rappeler celle de l’artiste dans la confection du readymade qui, comme le précise la définition qu’en donne Marcel Duchamp dans le dictionnaire abrégé du surréalisme, est un « objet usuel promu à la dignité d'objet d'art par le simple choix de l'artiste ». Le simple choix de l’artiste est ici l’acte créatif à lui seul, il exclut la notion d’exécution, de virtuosité, de fabrication, pour faire de l’artiste celui qui décide d’offrir au regard des spectateurs, selon un dispositif différent d’exposition, selon un nouvel angle de vue, ce qui existe déjà sans distinction particulière dans le flux de la vie. L’art du readymade est ainsi une coupure, un prélèvement qui s’apparente dans l’ordre de la représentation en trois dimensions, dans l’ordre de la sculpture et de la statuaire, à ce qu’est la photographie dans l’ordre de la représentation en deux dimensions, l’ordre de la peinture. Dans le même ordre d’idées, André Rouillé précise dans une partie de son livre sur la photographie consacrée à la question du choix, que « dans les readymades, Marcel Duchamp introduit dans l’art ce principe fondamental de sélectionenregistrement propre à la photographie, mais contraire au fonctionnement de la peinture. »164
164
André Rouillé, La photographie, entre document et art contemporain, Paris, Gallimard (2005) Folio-Essais 2009, p. 395.
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Une homologie de structure se dégage ainsi des deux procédés qui, l’un comme l’autre, opèrent un acte de cadrage désignant un objet pris dans le flux de la vie, puis l’isolent tel quel (effet de nomination du cadrage photographique et du titrage du readymade) et le présentent au regard des spectateurs. Tout comme pour le readymade, pour la photographie, c’est la réalité matérielle qui est la matière première de l’œuvre d’art, et celle-ci, contrairement aux autres arts, ne la transforme pas, mais la présente d’une certaine manière, elle la choisit. C’est ce que souligne Siegfried Kracauer lorsqu’il fait du cinéma un art à part : « Dès lors que l’on part de l’hypothèse que le film conserve des spécificités essentielles de la photographie, il devient impossible d’accepter l’idée largement répandue et souvent revendiquée que le film est un art au même titre que les arts traditionnels. L’œuvre d’art consomme la matière première à partir de laquelle elle s’élabore, alors que le film, en tant que produit du travail de la caméra, s’attache à la faire voir. (…) Si le cinéma est un art, c’est un art pas comme les autres. Avec la photographie, c’est le seul art qui laisse plus ou moins intacte sa matière première. »165 Si l’art ne réside pas dans cette transformation de la matière première (bien que son apparence subisse un changement de dimension et les effets d’une coupe et d’un encadrement, cette réalité n’est pas touchée ni modifiée par la photographie, à moins de ne plus en être une) c’est qu’il réside désormais dans le choix, dans la décision, affirmant ainsi la souveraineté de l’énonciateur et sa libre subjectivité. Il pourrait être intéressant de pousser plus avant l’interrogation sur la place que prend l’art du choix dans la créativité moderne et de le mettre en relation avec les arts qui accordent une place centrale à l’acte de cadrer dans leur processus créatifs, mais il s’agit ici, pour le moment, de présenter la manière dont le choix est pour Kieślowski l’acte créatif par excellence, choix dont les modalités auront pu être explorées mais qui restera son geste, un geste de prélèvement et d’agencement qui s’apparente à celui qu’opère l’énonciateur dans le corpus linguistique lorsqu’il formule son énoncé. Un geste qui pour être un acte, se doit d’être définitif et clair, c’est-à-dire tranché. Kieślowski déclarait d’ailleurs à ce sujet : « Par ailleurs, j’estime que si j’opte pour une solution dans un film, si je prends une décision, je dois m’y tenir. Je ne peux pas tout changer sous prétexte que la situation a évolué. J’agis toujours selon ce principe. Cela signifie que lorsque j’accepte les coupures dans un film – ce qui m’est souvent arrivé -, je ne les garde pas dans mon armoire ou sous mon lit, dans l’espoir de les remettre un jour sur la pellicule et de montrer le film dans toute sa splendeur. Non, à partir du moment où j’accepte les coupures, 165
Siegfried Kracauer, Théorie du film, la rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, 2010, p. 15.
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je signe cette version du film, et elle est définitive, à condition que je l’aie acceptée, car il existe des versions que je n’ai pas acceptées, condamnant les films à rester au placard durant des années. »166 Le choix est pour lui, toujours, une coupure, et une coupure irréversible. Pour comprendre de manière synthétique la place du choix considéré comme une coupure et son rapport au cadrage, dans l’œuvre de Kieślowski, nous pouvons nous référer à un plan particulier de L’amateur (1979).
Figure 20 : L’amateur (01 :25 :13)
Dans ce plan, nous pouvons voir Filip Mosz choisir le cinéma plutôt que sa vie de couple en accomplissant un acte définitif comportant les différents niveaux de choix propres à l’acte cinématographique. Sa femme vient de le quitter et s’éloigne, elle quitte le domicile avec leur enfant, Filip fait alors le geste de la cadrer avec ses doigts mis en rectangle en formant des angles droits à l’aide de ses pouces et de ses index, et en les plaçant devant ses yeux en un geste rapide qu’il interrompt brutalement lorsque Irka, son épouse, se retourne et le « menace » de son regard. Le geste de cadrage, le premier degré de l’énonciation cinématographique, qui reprend la « première » parole d’Alberti167, porte en soi l’acte de choisir, c’est-à-dire de désigner et de prélever une portion déterminée de l’ensemble du champ visible. Ce geste de cinéaste par excellence, et en particulier de cinéaste documentariste, relève donc du choix souverain de l’artiste qui décide de ce qui entrera dans
166
Krzysztof Kieślowski, Le cinéma et moi, Lausanne, Les Éditions Noir sur Blanc, 2006, p. 96-97. « D’abord j’inscris sur la surface à peindre, un quadrilatère à angles droits aussi grand qu’il me plaît, qui est pour moi comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée. » Leon Battista Alberti, La peinture, Paris, Seuil, 2004, p. 83. 167
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le champ dessiné par son cadre (et donc de ce qui en sortira). Dans cette scène, au moment où sa femme le quitte, Filip Mosz choisit clairement sa vocation cinématographique dans cet acte de choisir un cadre pour transformer cette scène intime vécue dans le flux naturel de la vie en un éventuel spectacle à diffuser à ses propres yeux. Sorti de sa vie, Filip suit sa vocation, son désir, sa raison de vivre. Mais en même temps, il retient Irka, la saisit dans son cadrage, la retient, se l’approprie, donne une dimension haptique à son regard. Il passe sur un autre plan. L’image est une séparation et une conservation, un deuil et des retrouvailles. Ce geste de cadrage à la fois agressif et sans contact, sans autre contact que celui du regard, est aussi, ici, un geste de coupure, puisqu’il scelle la fin d’une relation amoureuse, or la coupure est l’autre face du choix, puisque tout choix exclut de fait les autres possibilités. Prise et coupe sont ainsi les deux bords paradoxaux du geste cinématographique qui permet de choisir l’image plus que de la faire dans un contact sans contact. c) L’effroi des larmes et la question de la pudeur du cinéaste
Figure 21 : Premier amour (45 :16) (Extrait 3) Lacrimae rerum…
Dans son essai « La théologie matérialiste de Krzysztof Kieślowski », Slavoj Zizek accorde une place importante et fondatrice à une expérience de tournage relatée par Kieślowski, dont il tirera d’ailleurs le titre de son recueil, Lacrimae Rerum. Après avoir resitué la démarche documentaire dans le contexte d’une réaction artistique à la déformation de la représentation de la réalité opérée par la propagande communiste du régime polonais, le philosophe écrit : « Vers la fin du documentaire Premier Amour (1974), dans lequel la caméra suit un jeune couple pendant la grossesse de la jeune femme, leur mariage, puis la naissance du bébé, on voit le père tenir le nouveau-né dans ses bras et pleurer ; à l’obscénité d’une telle
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intrusion illégitime dans l’intimité de l’autre, Kieślowski réagit en déclarant son « effroi des larmes réelles ». Sa décision d’abandonner le documentaire au profit de la fiction fut ainsi, au sens le plus radical du terme, une décision éthique. »168 Cette scène est évoquée par Kieślowski lui-même dans ses mémoires pour expliquer son passage définitif à la fiction, la phrase qui sert d’épigraphe à l’essai de Zizek en est d’ailleurs tirée ; « Maintenant j’utilise la glycérine ». Et dans ses mémoires le cinéaste ajoute immédiatement ; « J’ai peur des vraies larmes, je me demande toujours si j’ai le droit de les filmer. J’ai l’impression de pénétrer dans un domaine interdit. C’est surtout pour cette raison que j’ai fui le documentaire et que je suis passé à la fiction. »169 C’est en effet dans Premier Amour (1974), que Kieślowski pousse à la pointe la plus extrême des possibilités de son medium sa notion de « dramaturgie du réel » en suivant de très près, sur neuf mois, un jeune couple d’amoureux qui attend son premier enfant. Démarches administratives pour obtenir un appartement, mariage officiel, études vacillantes, travail alimentaire pour faire vivre le futur foyer, rêveries familiales dans un square… Ces moments de « vie réelle » sont filmés et montés sans commentaire, dans un flux concentré de vie filmée jusqu’à l’acmé de l’accouchement, filmé de très près par une équipe restreinte, alors que le jeune père lui-même doit attendre à l’extérieur de la salle. Comme il le précise dans ses mémoires, le film est l’occasion pour le cinéaste de mettre en œuvre les principes qu’il avait élaborés six ans plus tôt (1968), dans son mémoire de fin d’étude soutenu à l’école de cinéma de Lodz, sous la direction du professeur Jerzy Bossak et intitulé La réalité et le documentaire. « A l’issue de mes études à l’Ecole, j’ai présenté un travail de maîtrise intitulé « La réalité et le documentaire ». J’y ai émis la thèse que la vie de tout être humain pouvait être un sujet de narration. Pourquoi inventer des actions alors qu’elles existent déjà dans la vie réelle ? Il faut juste les filmer. C’était mon sujet de réflexion. Par la suite, j’ai essayé de faire des films dans cette optique. De tous mes projets, je n’en ai réalisé qu’un seul : Premier amour. »170 Dans ce mémoire portant sur l’hypothèse d’un cinéma si chaste (il parle de neutralité) qu’il se contenterait d’enregistrer et d’ordonner des prises de vue où l’histoire se déroulerait vraiment dans sa réalité matérielle, dans ses phénomènes extérieurs, perceptibles, Kieślowski ébauche les éléments pratiques de cette « dramaturgie du réel » : « Pour aborder les choses pratiquement, le sujet impose tout : le moment du début de la narration, son lieu, la longueur 168
Slavoj Zizek, Lacrimae rerum, op. cit. p. 10. Krzysztof Kieślowski, Le cinema et moi, op. cit. p. 102. 170 Ibidem. p. 81. 169
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du film. Il n’y a ni scénario ni repérages. L’équipe ne s’occupe que de l’enregistrement. Le maître du matériau, c’est l’auteur, l’homme qui connaît le déroulement des événements. Le rôle du montage n’est pas de pêcher quelques bons morceaux du point de vue du montage ; tout comme le tournage, le montage sert à bien restituer l’ambiance et le déroulement de l’événement, ainsi qu’à condenser le temps et l’espace. Il est entièrement conditionné par le rythme et le cours des événements. Il n’essaie jamais de construire, tout au mieux d’ordonner. La théorie de la « dramaturgie du réel » mène à des conclusions évidentes ; on peut parfaitement imaginer un film qui résultera de son application rigoureuse. Ce sera un film psychologique sur l’homme, un film de fiction au sens propre, réalisé strictement avec la méthode documentaire. »171 Ainsi donc, dans la perspective esthétique qui est celle du début de sa carrière et de sa quête de la réalité par la caméra, le cinéaste doit se tenir « chastement » à distance de ce qu’il filme, dans une posture de témoin invisible de façon à saisir ce qui, dans le flux de la vie, pourra être mis en histoire par l’opération du montage et de la juxtaposition des plans. Cette posture naturaliste, proche de l’idéal de la mise en récit du réel propre à Robert Flaherty s’appuie aussi sur la prise de vue à l’improviste et l’invisibilité de l’œil enregistreur (le cinéœil) de Dziga Vertov. Kieślowski cherche ainsi à renouveler le genre documentaire (ou plutôt à le révéler à lui-même) en réunissant les deux approches difficilement conciliables de la reconstitution « authentique », honnête en tout cas, de Flaherty et de la saisie au hasard ou à la volée de moments de vérité propre au cinéma de Vertov et de ses frères, qui privilégient, dans l’après-coup, le travail polyphonique et poétique du montage. Il expose ainsi son intention : « Le documentaire, fatigué et détruit par son langage, devrait puiser dans le réel, y chercher son action et sa dramaturgie, son style ; créer un langage nouveau, qui résultera d’un enregistrement de la réalité plus précis que jamais. Il s’agit là de faire un pas qui serait la conséquence de toutes les manifestations écrites par les documentaristes, qui serait la conséquence de la définition de Flaherty : « La caméra est un instrument de la création. » »172 La tache est difficile et parsemée d’écueils. Ainsi, tout d’abord, ne cherchant pas à faire rejouer les scènes de la vie de ses personnages, évitant en cela la limite fictionnelle du cinéma de Flaherty, Kieślowski va devoir intervenir en amont, manipuler ses personnages, les
171
Krzysztof Kieślowski, « La dramaturgie du réel », extrait de son mémoire de fin d’étude sous la direction de Jerzy Bossak, département de la mise en scène de l’École de cinéma de Łodz, 1968, publié dans Film Na Swiece n° 3-4 (pages 388-389), 1992. Repris dans Positif n° 409, mars 1995, et dans Krzysztof Kieślowski, textes réunis et présentés par Vincent Amiel, Paris, Positif, Jean-Michel Place, 1997, p. 26-29. Traduit du Polonais par Michel Lisowski. p. 29 172 Ibidem. p. 26
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placer artificiellement dans des situations de tension provoquées par ses soins pour les filmer correctement et au bon moment. Ainsi, il évoque dans ses mémoires, un passage du film où un policier vient inspecter la chambre minuscule où le jeune couple projette de s’installer avec son enfant en attendant un appartement. « Dans ce film précisément, il y a beaucoup de manipulations, voire des provocations. Autrement, il est impossible de réaliser ce genre de film. On ne peut pas tenir une équipe en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. (…) J’ai dû créer ou arranger des situations que les protagonistes vivaient de toute façon, mais pas nécessairement au jour ou à l’heure qui me convenaient. Je ne crois pas les avoir jamais placés dans un contexte entièrement fictif. (…) Ils logeaient dans une minuscule chambre chez la grand-mère de Jadzia. Un jour, ils ont eu l’idée de la repeindre en violet. Très bien, qu’ils la peignent en violet. Je suis venu filmer leur travail. J’ai même fait entrer un policier qui leur a reproché d’occuper le local sans être officiellement inscrits à cette adresse, c’est-àdire illégalement, au risque de se faire expulser. C’était une pure provocation. J’avais choisi un policier qui me semblait plutôt inoffensif. Cette ruse était tout de même risquée, car Jadzia était enceinte de huit mois. Les choses auraient pu mal tourner, elle aurait pu ressentir une douleur à cause de cette peur de la police. » 173 Les prises de vue sont uniques et saisissent vraiment la réalité, dans la mesure où les événements ne sont pas rejoués mais provoqués plus ou moins discrètement par le réalisateur. Mais cette réalité est « surprise » au prix d’une manipulation qui la dénature inévitablement, à l’instar de la démarche de Flaherty du documentaire mis en scène (même si ici la mise en scène est discrète et minimale). L’image n’est pas totalement exempte de l’intervention du cinéaste, et, surtout, cette intervention en coulisses fait des sujets représentés des sortes d’objets manipulés par le regard du documentariste en fonction du récit qu’il fait presque spontanément de ce qu’il voit, excluant toute subjectivité des sujets filmés, alors que la méthode de Flaherty faisait participer les sujets au récit qu’ils incarnaient, le portant dans les formes et les structures de la narration du cinéma de fiction et leur donnait ainsi une dimension subjective, puisqu’ils jouaient consciemment leur propre vie… La seconde limite tient à la dimension vertovienne de la démarche de Kieślowski qui suppose une prise de vue à l’improviste dont le montage devra livrer le sens ultérieurement. Le récit qu’il fait n’étant pas un long plan-séquence, c’est le montage qui prend le pas sur la prise de vue pour lui faire rendre sa substance en fonction des intentions du cinéaste. Son 173
Krzysztof Kieślowski, Le cinéma et moi, op. cit. p. 83.
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projet, rappelons-le, est de rendre compte d’une histoire d’amour en se tenant au plus près des émotions de ses personnages, et de représenter ainsi ce qu’ils ressentent à travers ce qu’ils vivent. Il doit pour cela se faire oublier et saisir à la fois les émotions telles qu’elles se manifestent à travers les corps, dans les formules pathétiques (lacrimae rerum !), mais aussi donner accès aux pensées des personnages qui, elles en revanche, ne sont normalement accessibles que par la parole subjective, par le témoignage qu’en donnent les sujets, en dehors des apparences. C’est donc au montage de se substituer à l’invisibilité des pensées pour figurer ses dernières et faire de cette histoire une histoire d’amour et non une âpre enquête sociologique sur les débuts d’un jeune couple dans la société polonaise des années soixantedix. C’est l’association des images et des plans qui va nous donner accès à ce que nous considérerons alors comme les pensées du personnage, comme nous pouvons le voir dans cette séquence très intéressante du début du film où Jadzia se dirige vers une cabine téléphonique et appelle Romek pour lui présenter les démarches administratives qu’ils devront faire pour se marier civilement. (Voir extrait 2, première occurrence) (22)
(24)
(23)
(25) Figures 22, 23, 24, 25 : Premier amour (05 :56 à 06 :10) (Extrait 2) Quatre photogrammes tirés d’un même plan.
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D’abord, dans un exemple de ce qui pourrait constituer un usage idéal de la caméra selon les critères de la « dramaturgie du réel », le montage se fait dans le corps même du plan, Jadzia marche dans la rue et une caméra portée à l’épaule par le filmeur la suit de face (figure 22) et, au moment où elle passe à sa hauteur, la caméra se tourne rapidement vers la gauche en face d’elle en un plan qui devient subjectif (le filmeur la perd de vue et adopte son point de vue) (figure 23) et emprunte son regard supposé se porter vers un landau poussé par une femme dans la rue, l’enfant apparaît (figure 24) et le plan devient semi-subjectif et l’on voit Jadzia réapparaître et tourner la tête vers le landau, maintenant sur sa droite, alors qu’elle s’approche de la cabine téléphonique verte sur sa gauche (figure 25). On le voit dans ce fragment de réalité ; Jadzia pense à son futur enfant, se projette en mère de cet enfant en regardant les mères dans la rue. Ici, l’association n’est pas due à un effet de montage a posteriori, effectué par l’auteur, mais à l’occasion d’une unique prise de vue à l’improviste où le filmeur opère intelligemment une succession de valeurs de plan et d’angles de vue dans le même plan. Virtuosité du filmeur et heureux concours de circonstance dans lequel le regard de la jeune fille s’attache à suivre de façon visible l’objet supposé de ses préoccupations ce qui permet au filmeur de mettre en évidence ce qu’il interprète spontanément comme ses pensées à travers ce qu’elle regarde. Ce qui rend ce regard sur l’enfant signifiant pour le spectateur, c’est ici le contexte instauré par les premiers plans montrant Jadzia chez un médecin qui lui parle de sa grossesse et qui met en perspective les regards que Jadzia porte sur les enfants. Elle va être mère et se projette dans ce rôle. Mais ce genre de situation n’est pas prévisible ni facile à mettre en récit à l’improviste, et si nous avons là, dans ce plan, un exemple de synthèse heureuse entre la démarche de Flaherty et celle de Vertov - une narration classique avec raccord par le regard au sein même d’une prise de vue à l’improviste qui authentifie la prise comme document - c’est plus souvent le montage qui permet de rendre plus claire les pensées du personnage. L’énonciation cinématographique du réel au moyen de la caméra et l’ordonnancement spontané des plans dans une même continuité filmée demeurent utopiques si l’on veut en faire le mode d’énonciation général d’un film documentaire. C’est ici l’idéal du cinéma direct, faire de l’œil un pinceau ou un stylo susceptible de transmettre le regard d’une manière directe et spontanée, mais à ceci près que dans le cinéma direct, le filmeur est visiblement présent dans l’espace du film, les mouvements de son corps correspondent à ceux du cadre, il est en interaction avec les sujets filmés, à qui il parle, il ne mime pas la narration omnisciente (ocularisation zéro) des films de fiction. L’idée de Kieślowski dans ce projet se heurte à cette 130
limite que la présence du filmeur est visible par le biais des cahots du cadre, de l’intentionnalité des cadrages et de l’intrusion des micros tout en étant niée par la posture d’homme invisible muet qu’il lui assigne. A l’exception du moment crucial de l’accouchement de Jadzia où cette dernière regarde la caméra au moment où l’enfant sort de son corps, le filmeur est ici un témoin sans corps pour les protagonistes, mais il est cependant présent par les effets de sa corporéité que nous avons évoqués plus haut. Le dessein de Kieślowski est inatteignable, dans la mesure où il souhaite filmer une histoire vraie avec les éléments et les moyens de la rhétorique falsificatrice du cinéma de fiction, cherchant à capter une « dramaturgie du réel » qui n’existe que dans le regard interprétatif du filmeur qui la recrée toujours. Il cherche en quelque sorte à parler à travers l’apparence de la réalité par les moyens de sa représentation cinématographique. Sa défense et illustration de la « dramaturgie du réel » s’appuyant sur l’idée que l’image supplantera bientôt la lettre (sans l’effacer bien sûr) dans l’ordre hiérarchique de la communication, et qu’il lui faut ici inventer un nouveau langage susceptible d’établir un nouveau régime de vérité des images. Il dit ainsi dans son mémoire de fin d’études : « Nous commençons à penser par images, par sons, par le montage. La déformation professionnelle des cinéastes d’aujourd’hui sera demain le travers de toute l’humanité. Elle deviendra alors la norme. »174 Dans la fameuse séquence des larmes que Romek verse, au téléphone, lorsqu’il apprend à sa mère qu’il vient d’avoir une fille, on peut aussi voir à l’œuvre une figure de cette rhétorique visuelle par laquelle le cinéma documentaire peut spontanément énoncer (et annoncer) la réalité. Romek parle au téléphone175 avec sa mère et le filmeur, ici un cadreur de l’équipe, opère un zoom avant sur la joue du jeune père quelques secondes avant qu’une larme n’y apparaisse et n’y coule lentement. Larme décisive qui aura un poids très important dans la réflexion du cinéaste. Cette approche spontanée de la joue où va se produire l’épiphanie de l’émotion du jeune père est à la fois un mouvement naturel du regard qui se porte sur le lieu de l’événement et un acte d’énonciation, une figure de la rhétorique cinématographique, qui cadre et nomme en même temps les larmes attendues. C’est au documentariste et à sa capacité à énoncer (et en particulier à raconter) visuellement ce qu’il voit, comme on le ferait à l’oral, que le jeune Kieślowski confère le soin d’inventer ce nouveau langage. Sa « dramaturgie du réel » serait alors un art de l’articulation
174
Krzysztof Kieślowski, « La dramaturgie du réel » in op. cit. p. 29. Le téléphone est un instrument souvent utilisé par Kieślowski pour dévoiler l’intériorité des personnages. La conversation téléphonique est un temps où le regard se perd, s’intériorise, ce qui permet à la parole d’occuper et aux pensées d’occuper l’espace. 175
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narrative des apparences de la réalité matérielle formulées par la caméra. Mais à défaut de pouvoir saisir sur le champ - et dans le champ - les occasions de cette articulation « naturelle », il recourt au montage classique pour évoquer dans un second temps les pensées de Jadzia en associant des bribes de réalité filmée dont seule sa bonne foi nous garantit l’authenticité. On le voit dans la suite de la séquence de rue où Jadzia va téléphoner à Romek, nous y voyons la jeune femme composer le numéro de téléphone de Romek pour l’appeler et lui communiquer des informations importantes. Elle lui parle sans rien regarder dans un premier temps (figure 26), puis apparaît une scène de rue où une mère différente de la précédente attend son enfant qui apprend à marcher (figure 27), un plan revenant sur Jadzia nous la montre alors en train de regarder rêveusement la scène tout en continuant d’expliquer à Romek comment ils vont administrativement devenir mari et femme (figure 28). (Voir extrait 2, seconde occurrence)
Figures 26, 27 et 28 : Premier amour (06 :24 à 07 :40) (Extrait 2) montage des pensées de Jadzia en plusieurs plans…
C’est ici l’association des plans, renforcée par le long plan précédent qui établissait le même rapport entre le regard supposé de Jadzia et ses préoccupations, ses projections, de future mère, qui permet d’accéder aux pensées de Jadzia. Regardait-elle vraiment cette scène ? Le montage lui prête-t-il cette pensée ou bien la dévoile-t-il ? Nous ne pourrons pas répondre à cette question. Le propos des images est ici identique à celui des images du plan analysé précédemment, mais l’implication du cinéaste n’est pas la même. Dans le premier plan, il énonçait une réalité dont il ne se coupait pas, plaçant son propos dans le flux même de la vie qu’il saisissait, dans la même continuité temporelle, sans « cut » et avec une distance minimale, il participait et ne maîtrisait pas les apparences de cette réalité. Dans cette séquence de la cabine, où la parole domine d’ailleurs et prend le pas sur l’image qui devient illustrative, l’implication du cinéaste est différente, il se place un cran en arrière de cette scène et formule plus consciemment son propos dans l’articulation du montage et de l’association des plans. Cette attente sera d’ailleurs accentuée par un plan où on la verra dans un parc tenant l’enfant
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d’une amie dans ses bras, anticipant ainsi sur la suite de son histoire. Elle va bientôt rejoindre la cohorte des mères qui promènent leur enfant dans les jardins publics, lieux où se montre publiquement son statut maternel. On voit donc se dessiner la limite de cette démarche qu’on pourrait appeler cinéma total qui vise à transformer la réalité en récit par le jeu de la « dramaturgie du réel » et de son énonciation visuelle spontanée. Le désir de raconter demande un travail d’énonciation, de montage, d’articulation des images plus ou moins spontané selon les situations et en même temps l’impératif vertovien de la prise de vue à l’improviste, de la capture du réel comme perçu à la volée par un œil-cinéaste, limite les possibilités de cette énonciation qui doit souvent trahir la spontanéité (montage) ou manipuler la réalité (provocations du cinéaste). Dans tous les cas, ce cinéma total peut vite devenir totalitaire et la chasteté du cinéaste est mise à rude épreuve dans la mesure où, d’une part la saisie spontanée des émotions, des mouvements de l’âme, devient forcément intrusive puisqu’elle doit se faire sur la réalité elle-même, et que, d’autre part, son regard devient le propriétaire, en tant qu’énonciateur, de l’apparence de la vie de ses sujets et touche ainsi leur liberté. Le montage intrusif qui confère à Jadzia des pensées qu’elle n’a peut-être pas est ici un acte d’appropriation, une « colonisation » de son apparence. (Voir extrait 3) L’intrusion dans l’intimité des sujets filmés et la pudeur du filmeur, le questionnement éthique, deviennent alors, conjointement, le problème majeur de ce cinéma qui met ainsi en évidence la part fictive de notre construction de la réalité. Bien que très chaste en comparaison de ce que produira, par la suite, la télévision commerciale en matière d’intrusion dans l’intimité des personnes filmées, ce film conférera une problématique éthique à la démarche documentaire de Kieślowski et constitue un tournant et une prise de conscience importante dans sa carrière de cinéaste. Arrivé aux portes de l’intériorité de ses personnages, refusant dans ce film de les interviewer directement pour rester dans le cadre d’une approche purement cinématographique de la réalité, il se trouve pris dans un conflit entre son intention de sonder les âmes de ces jeunes amoureux « réels » et la difficulté de s’en tenir aux apparences extérieures, aux manifestations extérieures de leur amour. Le résultat du conflit naissant de cette tentative extrême de documentaire intimiste est que, dans le film, les manifestations cinématographiques de ce désir d’intrusion dans l’intimité des sujets filmés ; gros plans des visages, micro long et fin qui entre dans l’image comme une lance, larmes saisies et présence du filmeur lors d’un accouchement dénoncent 133
aussi, indirectement, cette intrusion en mettant le spectateur dans une position elle-même intrusive. Le regard à la caméra de Jadzia lors de son accouchement interroge clairement la présence du filmeur et met en jeu le regard du spectateur, et la présence intrusive du micro entrant parfois dans le champ comme une arme permettant de « piquer » et de sonder le réel, est aussi une façon de dévoiler le dispositif de la fabrication de l’image et de manifester physiquement l’aspect intrusif, voire menaçant, du geste cinématographique.
Figures 29 et 30 : Premier amour (00 :37 et 00 :56) champ / contrechamp avec micro
Figures 31 et 32 : Premier amour (41 :32 et 44 :16) Regard à la caméra de Jadzia et usage intrusif du micro-lance
Le thème de l’intrusion dans l’intimité de l’autre est une préoccupation récurrente de l’œuvre fictionnelle de Kieślowski, qui se présente alors, pour une de ses parts, comme un métadiscours sur son travail de documentariste, comme une réflexion sur la représentation cinématographique de la réalité, elle met en jeu cette dialectique du désir de voir (pulsion scopique, pulsion d’investigation) et de la responsabilité éthique de l’artiste qui fait les images.
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Cette perspective sera bien sûr au cœur de mon approche de l’image-fente et de son rapport au cadre, notamment à travers la question de la place du corps du spectateur qui se superpose à celle du filmeur, mais on peut ici, pour illustrer et comprendre les préoccupations éthiques de Kieślowski, et son vœu éthique de chasteté, évoquer les moments où la question de l’intrusion dans l’intimité de l’autre est mise en jeu dans son œuvre. d) L’intrusion dans l’intimité de l’autre dans les films de Kieślowski Dans sa toute première fiction, Le passage souterrain (1973), on peut voir mise en scène une activité scopique dissimulée, une scène d’observation discrète dans laquelle le spectateur est mis à la place du « voyeur ». Les deux personnages principaux, un couple séparé qui se retrouve, se cachent derrière des feuilles de papier collées sur la vitrine de la boutique où travaille la femme, installée dans un passage souterrain du centre de Varsovie, pour suivre les passants et observer une série de situations sans être vus. On voit alors, à travers une ouverture informe constituée d’une déchirure du papier (figure 33 / Extrait 11), un de ces passants venu frapper à la porte close du magasin et l’on accède à l’expression de son visage sans qu’il ne se sache vu. On retrouve ici, la figure de l’œil collé à l’ouverture, au trou dans la toile, qui sera reprise plusieurs fois dans ses fictions et notamment dans l’utilisation des filtres rongeant les bords des images, par Slawomir Idziak, chef opérateur de ce premier film de fiction comme de l’épisode 5 du Décalogue et de Tu ne tueras point. Il s’agit en quelque sorte d’un prototype de l’image-fente, élaborée par le chef opérateur et choisie par Kieślowski pour mettre en jeu, symboliquement et physiquement, la présence du spectateur devant l’image. Nous pouvons ainsi observer, dans ce premier film de fiction, comment la réflexion de Kieślowski sur le médium cinématographique et son travail de filmeur rencontrent le travail de confection d’images percées, d’images aux bords informes, d’images déchirées, de Slawomir Idziak.
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Figure 33 : Le passage souterrain (21 :38) (Extrait 11)
L’amateur (1979) est le film dans lequel Kieślowski questionne le plus sa pratique du cinéma documentaire puisqu’il y raconte les premiers pas d’un filmeur qui découvre à la fois les possibilités de sa caméra et de l’articulation des plans dans le montage et les responsabilités qui lui échoient lors de la diffusion. Nous y reviendrons dans le détail, plus loin, en considérant L’amateur dans son rapport au Décalogue, remarquons ici que L’amateur aborde beaucoup moins la question de l’intrusion du regard (ou de l’oreille) dans l’intimité de l’autre que la prise en compte des effets et des conséquences de la réalisation de documentaires sur la réalité filmée et en particulier sur les personnes filmées. C’est en revanche dans un documentaire La Gare (1980), que cette question est remise en jeu, notamment avec la mise en scène d’une progression allant de l’image documentaire prise à la sauvette (caméra discrète ou cachée) à une image de vidéosurveillance prise par une caméra accrochée au mur et dirigée par un « vigile » depuis sa cabine de surveillance.
(34)
(35)
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(36)
(37) Figures 34, 35, 36 et 37 : La gare (08 :28 / 10 :48 / 10 :55 / 12 :03)
A l’approche discrète propre au film documentaire pris à l’improviste selon la formule de Dziga Vertov (figure 34) qui permet une proximité vis-à-vis du sujet filmé rappelant celle offerte par le dispositif de l’image trouée du film Le passage souterrain, succède une approche tout aussi discrète mais cette fois-ci, « policière » dans son intention, (figure 35), (figure 36) et (figure 37) et qui ne se distingue pas clairement de la première puisque les caractéristiques formelles sont les mêmes. C’est ici le montage, l’articulation des plans par le réalisateur, qui laisse supposer que le plan (figure 36) qui suit le plan (figure 35) portant sur une caméra qui cherche sa « cible » dans la foule, correspond à son contrechamp, c’est-à-dire à ce qui est vu par la caméra. Il y a alors confusion entre les plans strictement documentaires qui ont pour vocation de puiser une information dans la réalité matérielle sans l’altérer, à des fins purement cognitives et les plans de vidéosurveillance dont l’enquête visuelle a d’autres fins. Une image qui colonise l’intimité du sujet filmé, se l’approprie. C’est d’ailleurs sur ce film que Kieślowski a rencontré des difficultés avec la police qui confisquera certaines de ses bandes pour une enquête policière, créditant ainsi le propos critique du film. L’intrusion dans l’intimité de l’autre, dans ses pensées telles qu’elles affleurent imperceptiblement à la surface de son visage, est ici présentée comme un acte d’intrusion et d’appropriation, et c’est déjà une réflexion sur l’ambivalence de la relation du filmeur à ses sujets qui est menée ici par Kieślowski. Une exposition de l’été 2010 à la Tate Modern de Londres, intitulée « Exposed ; voyeurism, surveillance and the camera » mettait en évidence le caractère intrusif de l’acte photographique depuis l’invention de l’instantané pris sur le vif qui suppose un unseen photographer parti dans les rues pour prendre une photographie à la sauvette. L’intérêt de cette présentation et de la réflexion qu’elle proposait était de marquer la continuité entre la démarche documentaire dont la vocation est de rendre compte de la réalité matérielle prise à
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son insu – c’est-à-dire selon l’idéal documentaire - et la démarche « sécuritaire » de la vidéosurveillance dont la vocation est de dresser un rapport objectif sur la réalité matérielle afin d’en tirer non plus une « information » mais une autorité. Ainsi, la dissimulation de l’œil témoin du dispositif voyeuriste qui prévaut dans la démarche documentaire, ne prend fin dans la vidéosurveillance (qui ne se cache pas) que pour affirmer son pouvoir de propriétaire sur ce qu’il filme. La vidéosurveillance devenant l’institutionnalisation (donc une manifestation) de l’emprise supposée du regard photographique sur le monde pris à l’improviste. L’image documentaire s’invente ainsi dans l’instauration d’un dispositif visuel de type voyeur qui repose sur l’invisibilité de l’œil spectateur et capteur du réel, pour authentifier l’aspect documentaire (indiciel) de l’image. Elle n’est bien sûr document, c’est-à-dire témoin de son temps et de son objet que si elle est présentée comme prélèvement pur de toute intervention extérieure, témoin invisible de ce qui se passe lorsqu’on n’est pas présent. Jean Vigo l’expose clairement au sujet de son film A propos de Nice ; « L’appareil de prise de vues sera braqué sur ce qui doit être considéré comme un document et qui sera interprété, au montage, en tant que document. Bien entendu, le jeu conscient ne peut être toléré. Le personnage aura été surpris par l’appareil, sinon l’on doit renoncer à la valeur « document » d’un tel cinéma. »176 C’est bien sûr dans Le Décalogue que cette question sera reprise avec profondeur par Kieślowski. Le Décalogue 6 qui donnera naissance à Brève histoire d’amour est entièrement consacré à cette question, essentielle pour lui, de l’intrusion dans l’intimité de l’autre, puisqu’il raconte l’histoire de Tomek, jeune postier solitaire qui observe Magda, une femme très libre qui vit en face de chez lui. L’intrusion prendra ici la forme d’une caresse intime, puisque Magda, sensible au désir scopique de son jeune voisin, l’invitera à la caresser intimement, convertissant la tension haptique de son regard en acte érotique, ce qui déclenchera chez Tomek une éjaculation involontaire et une honte terrible qui se conclura par une tentative de suicide. Nous reviendrons à plusieurs reprises sur le dispositif de vision mis en place par Kieślowski dans ce film, notons juste, ici, que dans la version longue de l’épisode 6, l’intrusion scopique de Tomek dans l’intimité de Magda est le point de départ d’une brève mais authentique histoire d’amour, le voyeurisme du jeune homme y est présenté comme un acte amoureux, comme une vénération amoureuse de l’image de la femme, et que l’acte de s’emparer de l’intimité de
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Jean Vigo, A propos de Nice, 1930, revue Premier Plan, novembre 1961, Lyon.
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l’autre se mue progressivement chez Tomek en un amour de plus en plus chaste auquel répond Magda en devenant elle-même demandeuse de ses regards puis enfin voyeuse. Un espace de jeu amoureux s’ouvre, où les places s’échangent. Loin de cantonner la relation dans un rapport prédateur/proie, Kieślowski travaille ainsi conjointement l’intérêt porté aux autres et leur manipulation par le regard (ou pour le regard) - son personnage glissant subtilement de l’un à l’autre - sans jamais adopter un point de vue moral définitif. Amour, compassion et manipulation œuvrent de concert. Autre exemple de réflexion sur l’intrusion dans l’intimité de l’autre par le regard, dans Le Décalogue 9, Romek, devenu impuissant, espionne sa femme Hanka qu’il soupçonne de le tromper, ce qui s’avère être vrai. Il écoute ses conversations téléphoniques et va même jusqu’à écouter les ébats amoureux de sa femme avec son amant et se cacher dans un placard afin de suivre de visu une de leur rencontre dans un appartement du centre ville de Varsovie.
Figure 38 : Le Décalogue 9 (37 :34) (Extrait 8, troisième occurrence)
La séquence qui raconte cette scène s’ouvre sur un plan très intéressant qui nous montre les deux amants en train de discuter, Hanka ayant décidé de mettre un terme à leur relation (figure 37). Le spectateur est alors directement mis à la place du mari jaloux, sans explication préalable, il découvre la scène depuis un lieu en retrait dont les deux marges noires de l’image nous disent qu’il est dissimulé. L’image prend alors l’aspect d’une fente à travers laquelle la scène est approchée. Des déplacements latéraux de la caméra permettent au spectateur-mari jaloux de suivre les déplacements du couple dans la pièce, un mouvement vers la gauche permet de voir ce qui se passe à droite, et vice-versa. Ces déplacements sont la trace de la volonté de Romek, le fruit de son désir de voir, ils établissent aussi une zone intermédiaire, constituée des montants sombres de l’image, les portes d’une armoire comme
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nous le découvrirons plus tard. Ces montants instaurent une intimité entre le regardeur et les regardés, excluant, en quelque sorte, le reste du monde visible, ils resserrent le contact par l’opération du dispositif physique qu’ils établissent. Mais au-delà de l’effet de ce rétrécissement et de cette « verticalisation » de la surface de l’image, qui la rapproche de la porte (passage) plus que de la finestra, cette fente signifie aussi une intrusion dans l’espace intime des sujets observés. Formulant ainsi l’idéal du processus cinématographique de prélèvement de l’apparence de la réalité, qui suppose l’invisibilité de l’opérateur pour authentifier la « pureté » de la réalité de ce que montre l’image, la fente est ici une mise en abyme du processus même du cinéma documentaire dans lequel la réalité se présente comme indépendante de la source du regard qui la reproduit en la regardant. C’est au prix d’une dissimulation assumée et manifestée de son origine (son énonciateur visuel) que l’image se dote de vérité. En d’autres termes, c’est parce que le spectateur sait (croit) qu’il n’est pas vu grâce aux marges sombres de l’image, parce qu’il y voit sa propre invisibilité, son absence, et qu’il en déduit que les sujets filmés ne sont donc pas en représentation mais « fendus », à nu comme l’image, laissant un accès à leur intériorité, à la vérité de leurs désirs, que l’image devient pour lui intime et donc vraie. L’image « vraie » devant forcément se présenter comme indépendante de celui qui la voit (ou qui la filme), il faut mettre en scène, visualiser, la disparition de l’origine de ce regard, (filmeur et spectateur). La fente de l’image devient alors une sorte de rupture dans la séparation des espaces (espace de la représentation où se porte le regard et espace du spectateur / l’objet et son sujet) et manifeste aussi une rupture dans la séparation des corps puisque le sujet du regard se retrouve sans corps (se croit absent), rupture permettant une intrusion dans l’intimité, en tant que conscience visuelle sans corps. Mais le désir de Romek de voir l’intimité que son épouse entretient avec le jeune étudiant ne sera pas satisfait, l’intimité ne semble pas se prêter à la vue, c’est un dialogue de rupture entre la femme et son jeune amant qui la dévoilera non pas aux yeux mais aux oreilles de Romek ; au-delà des formes et des apparences, elle n’est accessible que privée de ressemblance, dans la coupure du signe verbal. Ce sera la grande leçon de cet épisode qui se conclut par des retrouvailles verbales entre les deux personnages, au téléphone, élément central et pivot narratif du film. Le téléphone est d’ailleurs lui-même un instrument qui sépare le visible de l’audible et permet ainsi à l’intime de se porter au jour. La rencontre véritable de l’autre et de son intimité, ce qui constitue l’objet de la quête de Kieślowski, ne se joue pas sur le terrain de l’image et du visible où il n’y a rien à voir que l’absence, la réalité qui se dérobe, le train qui part. La présence est dans la parole, qui, grâce au téléphone notamment, abolit les 140
distances et la séparation des corps. C’est sur cette affirmation que se conclut l’épisode 9 ; au téléphone, Hanka demande à Romek s’il est là (comprenons au bout du fil mais surtout dans la parole), il lui répond : « je suis là ». Le téléphone associé à une activité intrusive dans l’intimité de l’autre est aussi très présent dans le dernier film de Kieślowski, Trois couleurs ; rouge, où il apparaît comme un des ressorts de l’intrigue. Le personnage du juge à la retraite, Joseph Kern, espionne ses voisins grâce à un système de piratage des conversations téléphoniques. Il a ainsi accès aux préoccupations les plus intimes de ses voisins, connaît leurs secrets d’alcôve sans même les voir. Il y a ici, peut-être, un aveu du cinéaste qui admettrait la vanité de l’investigation visuelle pour connaître la vérité des autres et mettrait ainsi en avant leur connaissance par la parole et l’écoute. Cette alternative était déjà mise en scène dans Le Décalogue 9, où Romek, le mari jaloux, écoutait son épouse à l’aide d’un dispositif d’espionnage installé sur son téléphone. Il savait alors sans la voir, ce qu’elle disait à son amant au creux de leur relation intime. Mais cette connaissance auditive avait un moteur scopique, et c’est voir la scène d’amour où son épouse étreindrait son amant, qui attirait Romek dans le placard d’où il pourrait contempler la scène. Dans Rouge, Nous apprenons à la fin que le juge espion a luimême découvert sa femme en train de faire l’amour avec son amant, des années plus tôt, et que sa misanthropie provient de la vision de cette scène qui l’a littéralement mis à terre. Le personnage du jeune avocat, Auguste, (le double du vieux juge) vit la même scène en escaladant la façade de l’immeuble de sa fiancée qu’il voit faisant l’amour avec un inconnu, sans l’entendre. La perte du son ou de l’image, la perte d’une partie de l’autre et donc symétriquement de sa propre présence, tel est le prix à payer pour l’intrusion dans l’intimité de l’autre, puisqu’elle ne peut se faire que depuis un angle mort (téléphone, distance de l’objectif, dissimulation dans le placard) où le sujet de l’intrusion fait lui-même le mort. Le vieux juge se retrouvera devant un tribunal pour répondre de ses actes intrusifs et l’on y apprendra qu’il s’est lui-même dénoncé aux autorités. Ultime geste de renoncement au terme d’une pratique de l’intrusion dans laquelle Slavoj Zizek n’hésite pas à voir « l’autoportrait assez transparent de Kieślowski ». Il dit ainsi : « En écoutant secrètement les conversations téléphoniques privées de ses voisins, le juge accomplit précisément ce « péché », cet acte impardonnable : s’introduire de façon anonyme dans l’intimité de l’autre,
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entrer là où c’est interdit. Il semble ainsi que le juge réalise des documentaires qui « vont jusqu’au bout » et violent la frontière de l’intimité. » 177 On peut aussi ajouter à cette suite d’œuvres mettant en question l‘intrusion dans l’intimité de l’autre, la situation du couple formé par Véronique et Alexandre Fabbri, le marionnettiste qui la manipule pour la faire venir jusqu’à lui dans un café de la gare Saint Lazare et cherche ensuite à faire un récit de son expérience de dédoublement avec Weronica, son alter ego polonais. Le marionnettiste est ici comme un double allégorique du réalisateur lui-même, qui se saisit de la vie d’un sujet réel pour en faire celle d’un personnage de sa fiction. Véronique est pour lui un personnage et c’est en s’emparant de son intimité, cette relation très intime et ineffable à Weronica, qu’Alexandre Fabbri, le narrateur qui tire littéralement les ficelles de sa vie, franchira d’une certaine manière la limite. La mise en spectacle de sa vie, sa saisie par un regard qui, tout aimant qu’il puisse être, n’en demeure pas moins radicalement étranger à la relation intérieure qu’elle s’est découverte avec cet autre elle-même vivant à Cracovie, va entraîner la fin de la relation. Alors que Trois couleurs ; Rouge présentait le point de vue de l’intrus, La double vie de Véronique nous présente le point de vue du sujet subissant cette intrusion, puisque depuis le début du film, la narration nous place du côté de Véronique dans sa relation à Alexandre Fabbri. La séquence de la découverte des deux marionnettes est particulièrement éloquente, Véronique se lève en pleine nuit et découvrant son amant en train de confectionner une marionnette à son effigie, elle lui demande si c’est elle avec étonnement, ce à quoi il répond affirmativement. Apercevant une seconde marionnette identique à la première, son visage s’obscurcit et elle lui demande, inquiète « Pourquoi deux ? ». Fabbri la rassure alors en lui précisant que la seconde est une marionnette de rechange, mais peu de temps après lui avoir fait manipuler sa propre marionnette en guidant sa main, c’est-à-dire en la manipulant ellemême, il lui propose de lui lire le début d’un récit qu’il écrit et qui servira de base à son spectacle. Il y est question de deux femmes nées le même jour à la même heure dans des villes différentes. C’est parce qu’il lui raconte sa propre histoire, qu’il dévoile l’avidité qu’il a personnellement portée envers son histoire sans lui en demander l’autorisation, que Fabbri provoque la rupture. Cette forme d’intrusion par appropriation dans une fiction des éléments de la vie d’autrui est précisément ce que Kieślowski et Piesiewicz ont fait en écrivant les récits qui forment Le Décalogue, à partir notamment de cas que Piesiewicz avait eu à traiter 177
Slavoj Zizek, Lacrimae rerum, op. cit. p. 11.
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en tant qu’avocat. Cette mise en drame du réel se distingue d’un cran de réalité de la « dramaturgie du réel » que préconisait Kieślowski en ses jeunes années et qu’il avait tenté d’expérimenter dans ses fictions documentaires comme Le personnel ou Premier amour. Elle annonce peut-être, à l’aube de sa carrière internationale et avec la reprise de ce thème dans Trois couleurs, Rouge, son tout dernier film - comme nous l’avons vu juste avant - le second et dernier renoncement de Kieślowski, le renoncement à la fiction. Cette pulsion intrusive qu’il avait su dompter en renonçant au documentaire lui paraît ici revenir à la charge dans la captation de la vie d’autrui qu’opère la mise en récit fictif de la trame narrative d’événements vécus réellement. e) La question de la responsabilité du cinéaste Voyons d’abord le problème que posent à Kieślowski les effets du film sur les personnes filmées. L’auteur se souciait des rires parfois entendus à l’encontre de son personnage principal de gardien lors des premières projections en salles de son film Le point de vue du gardien de nuit (1977) qu’il n’a pas accepté de diffuser à la télévision pour protéger son « personnage » principal des réactions hostiles du public et d’une célébrité vécue aux dépens de l’intéressé178. Le « personnage » est en effet très antipathique et d’une rigidité réglementaire qui en fait une incarnation fascisante du régime ; tout en le laissant vanter son zèle et faire fièrement la démonstration de son sens inné de la délation (il a pour distraction de dénoncer les pêcheurs sans permis et les enfants qui ne vont pas à l’école), le film dresse un portrait ironique de ce gardien exemplaire qui proclame que « les règles sont plus importantes que les hommes ». Kieślowski expose ainsi son refus de rediffuser le film : « En 1980, la télévision tenait absolument à le passer. Et j’ai refait la même démarche qu’auparavant, j’ai dit que je n’étais pas d’accord, car je pensais que la projection de ce film à la télévision risquerait de causer du tort à son protagoniste. Ses connaissances, ses amis, ses voisins, sa fille, son fils et son épouse, tout le monde le verrait et se moquerait de lui ou le rabaisserait. C’était inutile, d’autant que je n’avais rien contre lui personnellement. J’étais contre l’attitude qu’il représentait. »179 Ce souci de ses personnages filmés pouvait aller très loin puisqu’il lui est même arrivé de refuser radicalement la diffusion d’un film, Je ne sais pas (1977), confession d’un ancien 178
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Le film sera finalement diffusé à la télévision polonaise après la mort du cinéaste. Krzysztof Kieślowski, Le cinéma et moi, op. cit. p. 96.
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directeur d’usine de Basse-Silésie qui dénonce les trafics et la corruption organisée dans son milieu. Une diffusion du film aurait pu lui porter préjudice et le réalisateur a préféré renoncer à le diffuser que de faire courir un risque à la personne qu’il avait filmée et qui semblait lui en vouloir beaucoup, encore longtemps après le tournage. De la même manière, le tournage de son documentaire La gare (1980), sur les dispositifs de surveillance de la gare de Varsovie a été l’occasion d’une autre prise de conscience pour le cinéaste ; « à l’occasion de ce film, j’ai compris que je pouvais me retrouver par hasard dans une situation que j’aurais préféré éviter. Le tournage à la gare a eu lieu la nuit. Avec une caméra semi-cachée, partiellement dissimulée derrière notre dos ou placée très loin avec un objectif long, nous avons tenté d’enregistrer les réactions des gens face aux consignes automatiques qui à l’époque étaient une nouveauté à Varsovie. »… « Un jour en rentrant aux studios comme d’habitude, à quatre heures du matin, nous sommes tombés sur la police qui nous attendait et a confisqué les scènes tournées pendant la nuit, le négatif, toute la boîte. » … « Certes, je n’étais pour rien dans cette affaire – au contraire, tout s’était passé en dépit de ma volonté -, mais j’avais la responsabilité de la bande. Si je filme en promettant aux gens la discrétion, et si la pellicule est ensuite volée, je me sens responsable de ce vol. »180 On peut ajouter à ces prises de conscience consécutives à des expériences vécues lors de réalisation de films, celle de son double cinématographique, Filip Mosz, le personnage de cinéaste amateur de son film L’amateur (1979) qui décide de voiler la pellicule de son documentaire en l’exposant au jour. Il travaillait à la dénonciation du détournement d’une somme d’argent allouée par l’État à une structure communale pour réhabiliter des logements en vue de jeux télévisés, mais, quand il apprend de son directeur d’usine que cette somme a été en fait utilisée pour refaire les abattoirs et commencer la construction d’une école maternelle, il renonce à son film qui représenterait alors une menace pour ces actions, et voile la pellicule déjà utilisée au lieu de l’envoyer au laboratoire. Son directeur lui a dit : « Il faut faire attention, quand on prend la parole, de ne rien démolir. », avertissement que la réalité adresse ici au cinéaste. Il est intéressant de voir que c’est pour une émission de télévision que cet argent avait été alloué aux autorités locales. L’argent devait servir initialement à réhabiliter des logements en vue du tournage d’un jeu télévisé, il devait donc contribuer à fabriquer des images fausses (ou tout au moins arrangées), ces images de propagande contre lesquelles s’élève justement le 180
Ibidem. p. 100.
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cinéma de Kieślowski et des cinéastes dits de l’inquiétude morale. Mais seules les façades avaient été repeintes, le reste de l’argent avait été utilisé pour des projets philanthropiques plus utiles. En renonçant à dénoncer le détournement de cet argent donnant plus d’importance à l’usage pragmatique de cet argent (œuvre d’utilité publique) qu’à son effet spectaculaire, Filip Mosz fait un pas éthique vers la responsabilité, son renoncement protège la réalité qu’il a voulu dénoncer et affirme ainsi ses priorités. L’image ne doit jamais se faire au détriment des sujets filmés. Ces extraits de ses mémoires témoignent de l’attention portée par le cinéaste à ceux qu’il filmait et illustre la manière dont devait s’exercer, pour lui, sa responsabilité. Sans prescription, et totalement liée à un engagement initial ; il ne se plaçait pas dans le creux de l’invisibilité du filmeur, innocent témoin du monde, mais se tenait, bien que parfois caché, devant ses responsabilités de montreur d’images, enveloppant le passage du tournage à la diffusion dans une série de précautions visant à relier le film à la réalité de la manière la moins conflictuelle possible. Il s’inquiètera ainsi des effets de la diffusion du film Premier amour (1974) sur le jeune couple qu’il a filmé et sera rassuré de voir que leur relative popularité ne les perturbe pas dans leur vie quotidienne et que le film aura eu l’intérêt très concret de leur procurer un logement181. Cet aspect de son travail auprès de ses modèles se trouve illustré dans L’amateur (1979) où l’on voit Filip Mosz, le double de Kieślowski, venir aux côtés de l’ouvrier nain qu’il a filmé pour assister à la diffusion du film à la télévision. C’est probablement cette exigence éthique qui finira par rendre impossible la pratique du documentaire très naturaliste - selon les principes de la « dramaturgie du réel », qui était la sienne à l’époque, dans la mesure où ce genre repose sur le mythe de l’invisibilité de la caméra et de l’immatérialité du corps du filmeur devenu pure conscience visuelle du flux de la vie, et établissant donc, d’une certaine manière, son irresponsabilité ou plus exactement cette innocence qui garantirait en retour la « pureté » de la réalité filmée. Or cette idée d’une capture innocente de la réalité matérielle dans son apparence ne résiste pas au moment de la diffusion et de la projection qui transforme en retour le prélèvement en image énoncée par un sujet imageant et donc l’apparence du réel en spectacle. Ce qui avait eu lieu sans témoin déclaré dans le flux de la vie devient une représentation, le centre de gravité de l’acte se déplace de son but (agir pour tel effet dans le contexte) vers sa forme, son apparence visuelle (l’acte devient sa propre représentation lors de sa diffusion). 181
Ces préoccupations et la manière dont il a trouvé un appartement au jeune couple sont relatées par Kieślowski dans Le cinéma et moi, p. 85 à 88.
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Aucun plan documentaire, si « authentique » soit-il, n’est innocent. Mais les effets de l’image documentaire ne s’exercent pas uniquement sur les sujets filmés qui se trouvent pris dans le dispositif de la diffusion et dans les rets du propos tenus par le sujet imageant, ils se manifestent aussi dans les rapports qu’entretiennent la caméra et la réalité matérielle qu’elle cherche à prélever telle quelle pour la représenter avec vérité. C’est qu’aussi discrète qu’elle puisse être grâce aux moyens légers de tournage, la caméra n’est pas invisible et l’image du film est « marquée » par le désir du filmeur qui pèse ainsi sur la réalité qu’il saisit. Au cours du tournage, le film commence à exister comme projet et le comportement des protagonistes s’en trouve modifié. Le gardien de nuit sur-joue son rôle, répond à l’attente du réalisateur qui a d’ailleurs fait une sélection de portiers de nuit pour son film, comme un réalisateur de fiction ferait un casting. Kieślowski explique ainsi son travail préparatoire ; « Je savais très bien quel type d’homme il me fallait. J’ai demandé à mon assistant un profil concret. Il l’a cherché durant plusieurs années. (…) J’ai trouvé le journal d’un portier, un homme dont les idées pouvaient être qualifiées d’inhumaines ou tout simplement de fascistes, et je me suis dit qu’il fallait en faire un film. Le héros était portier dans une usine. Je l’ai rencontré, mais il ne faisait pas l’affaire. Il avait trop de défauts pour qu’on puisse le filmer. Il lui manquait les dents de devant et son zézaiement le rendait pratiquement incompréhensible. Le projet étant bien avancé, le scénario écrit et l’accord du producteur signé, j’ai demandé à mon assistant de me dénicher une personne qui pourrait convenir. Il a passé au crible une cinquantaine d’usines à Varsovie. Il a rencontré cent cinquante portiers et m’en a montré dix, parmi lesquels nous en avons choisi un. »182 La réalité sur laquelle se porte le regard du cinéaste n’est donc pas fortuite, mais déjà choisie pour ses vertus « cinégéniques », elle correspond à un scénario, et dans le contexte d’un film documentaire dans lequel le réalisateur cherche à faire sortir du réel une dramaturgie imaginée et écrite à l’avance, le gardien devient un comédien, conscient que son attitude deviendra un spectacle. Slavoj Zizek pointe cette limite-là dans son essai sur le cinéaste, après avoir évoqué le fait que dans les jeux de rôles les joueurs sont plus authentiques que dans la fiction de leur vie « réelle », il remarque « le sentiment étrange que nous éprouvons en regardant les documentaires de Kieślowski : les personnes (réelles) semblent littéralement se mettre elles-mêmes en scène, jouer leur propre rôle (celui qu’elles ont dans la vie réelle). Le résultat est ainsi un étrange chevauchement du documentaire et de 182
Ibidem. p. 98.
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la fiction, dans lequel une personne « se met en scène », c’est-à-dire, dans les termes de Jérémy Bentham, fonctionne comme son « auto-icône ». Dans Le point de vue du gardien de nuit (1977), lorsque le gardien de l’usine (un fanatique de la discipline, qui étend son pouvoir jusque dans sa vie privée, essayant de contrôler tout et tout le monde) soutient que « les règles sont plus importantes que les gens », il ne manifeste pas ainsi directement sa position la plus intime ; c’est bien plutôt que, dans une attitude réflexive, il « joue son propre rôle » en imitant ce qu’il perçoit comme sa propre image idéale. »183 Entre la part de représentation de soi qui entre dans toute relation sociale et celle du rôle que le projet de film assigne plus ou moins implicitement aux personnes réelles filmées, la place de la vérité est mince et un phénomène d’interprétation, de comédie, peut entrer en jeu, et particulièrement chez ce gardien de nuit pour qui le zèle obsessionnel était une seconde nature. La présence de la caméra et du désir (ou de l’attente formulée en projet) du filmeur pèse donc sur les personnes réelles filmées qui n’ont d’autre choix que de se positionner pour ou contre le film en fonction de leur réception du désir, malgré le mythe fondateur du cinéma documentaire comme étant un enregistrement neutre et parfaitement objectif du réel, le film est dès le moment du tournage une image faite de main d’homme et non une simple vue. Le cinéaste est donc le responsable des images qu’il diffuse, qu’il les ait ou non fabriquées matériellement, il en est l’origine, la cause première, son attente formulée auprès des opérateurs et des personnages, informe les images, et c’est parce qu’il compte les montrer qu’elles existent, elles sont à la fois prélèvement et représentation, regard et objet regardé. Plus que l’auteur, il en est le responsable, celui qui en répond devant les autres et c’est de cette manière que Kieślowski a envisagé sa carrière, comme responsable des images qu’il diffuse. Ses différents renoncements entrent pour une part dans cette perspective de responsabilité. Parti très tôt dans une quête du réel dans l’image dans l’espoir de rétablir une vérité face aux mensonges visuels de la télévision d’État, il a placé sa foi dans l’image documentaire et visé une représentation totale et transparente de la réalité par les moyens réinventés du cinéma. Or cette quête d’une réalité dans l’image a été parsemée de désillusions et de constats qui ont amené Kieślowski, comme il en témoigne lui-même, a des renoncements successifs, qu’on peut comprendre, au risque de quelques simplifications qu’il faut garder à l’œil, comme 183
Slavoj Zizek, Lacrimae rerum, op. cit. p. 14-15.
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un passage éthique du visible au lisible, de l’image à l’écrit, de l’idole au symbole. Il renonce progressivement au documentaire au profit de la fiction, à la critique politique des images du régime communiste au profit de l’introspection, puis renonce à la réalisation au profit de l’écriture seule, dans un mouvement qui ne cesse pourtant d’interroger, dans et par ses films, le rapport de l’image cinématographique à la réalité qu’elle représente (question de l’illusion, de l’idolâtrie, du voyeurisme…) et d’autre part se souciant des effets réels de ses films sur les personnes filmées et sur les spectateurs.
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3) La place du second commandement dans Le Décalogue
« Se poser dix fois la question essentielle des limites de la représentation »
184
Dans l’histoire de cette exploration des possibilités du médium cinématographique que constituent l’œuvre et la vie de Krzysztof Kieślowski, Le Décalogue représente donc un tournant important, il marque l’abandon définitif du documentaire et de la « dramaturgie du réel » et propose une réflexion à deux niveaux ; sur le renoncement lui-même en tant que manifestation du choix éthique et sur l’attachement de type idolâtrique qu’il est censé rompre. Kieślowski, en prenant l’éthique à sa racine judéo-chrétienne, dans les dix paroles qui se donnent pour objectif d’orchestrer le passage, chez l’homme, de la satisfaction immédiate de la pulsion au renoncement (ou report de jouissance) éthique, va mettre en image, dix fois, le renoncement à une forme d’idolâtrie comprise comme la croyance en la présence réelle de l’objet dans sa représentation, (c’est-à-dire plus largement la croyance en une vérité des images et, au-delà, en une vérité des énoncés) faisant, au passage, le deuil d’une capture « documentaire » du réel dans l’image, qui était la grande ambition – et la grande illusion – de sa première période. Après avoir voulu substituer une réalité « vraie » à la réalité « idéologique » représentée par les instances officielles polonaises, son œuvre s’est semble-t-il tournée vers le véritable sujet de sa réflexion ; le besoin et les conditions d’une croyance aux images et la manière dont la critique de cette croyance mène à la liberté par l’exercice du choix éthique. Son cheminement permet au spectateur de partager sa propre méditation sur ces deux questions qui hantent le second commandement de la loi mosaïque ; Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que donner à voir ? Sans en fabriquer (il fait de chaque chef-opérateur le véritable facteur des images) tout en en réalisant (il reste maître des choix et du montage), avec distance donc, il réalisera des images qui apprendront à leurs spectateurs, à partir de situations narratives mettant ellesmêmes en jeu un processus de deuil ou de renoncement, à se déprendre de leur propre séduction sans pour autant, loin s’en faut, s’interdire totalement à leurs regards. Un apprentissage du regard critique, non idolâtrique, qui joue avec le bord des images et apprend
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Véronique Campan, Dix brèves histoires d’image, Le Décalogue de Krzysztof Kieślowski, op. cit. p. 65.
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à se comprendre lui-même. On peut ainsi dire que le polyptyque est à la fois une école pour le regard et un champ d’investigation théorique très riche pour une clinique du spectateur. La position de Kieślowski vis-à-vis de ses images dans Le Décalogue est donc ambivalente dans la mesure où, d’une part, il imitera souvent les images du documentaire, cherchant à donner une impression d’ouverture directe sur l’espace de la représentation, à travers l’utilisation du dispositif de l’image-fente, que j’étudierai de façon détaillée dans les parties suivantes de ce travail et que d’autre part, il fournira à ses spectateurs les moyens de comprendre le dispositif de l’image-fente en la laissant affleurer comme figure métadiscursive. A la fois dispositif et figure, L’image-fente dont nous avons pu remarquer déjà quelques occurrences et qui sera l’objet central de la suite de ce travail est à prendre comme une forme qui pense l’image cinématographique dans son rapport à la réalité matérielle qu’elle représente et dans sa relation au filmeur et derrière lui, au spectateur. L’image-fente suppose en elle une finestra à partir de laquelle elle signifie, en tant que forme, dans le mouvement d’une chute du cadre, d’une fin du tableau, un effritement des limites des corps. Ainsi le travail de Kieślowski sur l’image par l’image s’inscrit dans cette ambivalence d’une œuvre qui est pleinement fable et pleinement discours imagé sur les images de la fable. Contrairement à ses premières fictions, comme Le passage souterrain (1973) ou Le Personnel (1975) qui s’apparentent à des documentaires filmés caméra à l’épaule dans une énonciation visuelle spontanée, au point que Le Personnel peut être considéré comme un documentaire sur des personnes réelles jouant leur propre vie, Le Décalogue, lui, propose une image plus stable, qui conserve de l’esthétique documentaire les objets interposés par-dessus lesquels le regard doit passer pour atteindre l’objet ou le personnage et qui use souvent du motif de la fente (regards à la caméra, embrasures de portes, images avec marge, objets interposés, stores des jalousies, rideaux entrouverts…) et comme nous l’avons vu dans la partie précédente, conteste et met en cause le cadre des images, mais qui prend une distance vis-à-vis du travail de la fente en en faisant un objet mis à distance à la manière de ces rideaux qui, longeant le montant du cadre, ouvrent sur la représentation picturale. L’image-fente permettra ainsi de penser ce processus de dévoilement et contribuera à formaliser cette mise en abyme du dispositif, qui hante la peinture depuis l’invention du tableau185. On peut voir ainsi que, si dans les fictions documentées de ses débuts, l’image-fente est utilisée au premier degré, comme un simple dispositif (nous préciserons cette notion plus 185
Voir Victor I. Stoichita, L’instauration du tableau, op. cit.
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loin) pour donner l’illusion de la présence du corps du spectateur dans l’espace de la représentation, pour faire croire à une image documentaire, d’une certaine manière, dans Le Décalogue, l’image-fente est utilisée au second degré, comme figure mettant en abyme le dispositif, elle est mise à distance par le travail que le polyptyque impose au regard de son spectateur ; par la mise en abyme des autres dispositifs visuels, par les mouvements du cadre qui « trompent » parfois l’œil du spectateur avant de le détromper et par la position qu’il lui assigne souvent, sur le seuil de la représentation et à la place des personnages, à la manière du Vélasquez des Ménines. On peut aussi ajouter que la diversité des styles des différents chefsopérateurs impose des glissements, des changements substantiels dans la texture des images au sein même d’une continuité dans l’intention directrice qui est celle du réalisateur. L’image-fente est ici autant un dispositif de monstration qu’un moyen de mettre en jeu le dispositif lui-même, elle montre et est montrée en même temps, ce qui fait du Décalogue une méditation visuelle sur l’image et en particulier sur le cinéma. Par le fait qu’elle apparaisse comme un motif récurrent qui met en jeu le regard des personnages et met ainsi en abyme la position du spectateur, l’image-fente apparaît presque, déjà, comme un concept dans le polyptyque de Kieślowski, un moyen de mettre en jeu image et regard, c’est en tout cas, pour nous et comme nous allons essayer de le démontrer dans les parties qui seront consacrées à son élaboration et à sa compréhension, par ce motif que Kieślowski permet au spectateur de mener une réflexion purement visuelle sur le dispositif cinématographique. A cet égard, la mise en jeu de différents dispositifs visuels (Guichets, fenêtres, embrasures de portes, portes vitrées, jalousies diverses, vitres de voitures, lunette d’approche, appareil ophtalmologique…) et de différents supports (écrans de télévision, écran d’ordinateur, photographies, affiches, posters, peintures, miroirs, vitres sur lesquelles glissent des reflets…) parmi lesquels le cinéma brille par son absence 186, nous amène à penser qu’un déplacement du cinéma vers ces autres formes de dispositifs a été opéré afin d’en mettre en jeu, non pas la lettre – le dispositif concret du cinématographe - mais l’esprit – la structure relationnelle, (œil- surface/zone d’apparition- objet représenté) et la texture iconique. Si l’image et le regard, le regard porté à travers un dispositif et ce qu’il implique, sont des sujets de préoccupation chez Kieślowski, c’est qu’il est cinéaste et que son métier est de voir et de donner à voir, par les moyens du cinéma. Son œuvre, initiée par le besoin de contester des représentations déformées de la réalité en est progressivement venue à questionner profondément le médium qu’il utilisait lui-même. Le Décalogue se situe ainsi à la 186
Il est présent mais se refuse au désir de voir de Jacek dans Le Décalogue 5, qui s’en retournera vers son projet de meurtre.
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croisée des deux carrières de Kieślowski, celle de documentariste engagé et celle de cinéaste devenu un « artiste » préoccupé par les moyens et les finalités de son art. Dans cette démarche, l’image-fente, en tant qu’assouplissement de la rigidité du cadre, se présente comme une mise en cause par l’informe de la forme quadrangulaire que le cadre fixe des images, son règne sur le champ organisé (« composé » en peinture) pour lui, conférait à l’image en perspective depuis Alberti. Il sera intéressant de voir plus loin en quoi cet effritement de la limite affecte aussi la place du sujet énonciateur de l’image et, par conduction, celle du spectateur. Par l’utilisation de ces cadrages qui mettent en évidence les surfaces et les montants à travers lesquels s’exerce une activité scopique, Kieślowski donne à son polyptyque une dimension métadiscursive qui en fait une grande méditation sur le regard et ses attachements. a) Des films sur les films, des images sur les images… Ce qui hante ainsi le polyptyque dans son ensemble et dans son projet esthétique et éthique, c’est donc, selon mon approche, le second commandement de la loi mosaïque - le commandement-fantôme du polyptyque qui est aussi le commandement-racine du décalogue mosaïque, celui-là même que le polyptyque n’illustre pas directement - qui est l’objet diffus de tous les épisodes, si l’on s’intéresse à ce que les images du film disent des images filmiques. Ainsi, ce n’est pas exclusivement dans le propos de certaines des histoires où la pulsion scopique est clairement mise en jeu (Décalogue 6 ou 9) ni en montrant directement le regard, que cette méditation est menée, mais le plus souvent en guidant le regard du spectateur, en le superposant à celui d’un personnage sans instaurer clairement cette ocularisation interne (générique du Décalogue 6 et scène du placard dans Le Décalogue 9…), en le perdant dans l’espace du film (regards à travers des fenêtres au début du Décalogue 4, raccord latéral par le noir puis scène de l’ascenseur dans Le Décalogue 9…) ou en le confrontant à des images dont un élément important reste en attente et finit par se dévoiler ailleurs ou plus tard, révélant une dimension cachée au sein même de ce qui était vu. Il s’agit de jouer sur ce que le visible recèle de non-dit pourtant visible, et de mettre en friction les verbes voir et savoir. Regarder devient alors porter son œil sur une béance signifiante et rester en état d’attente de ce que le visible peut vouloir dire dans la familiarité qu’il gagne pour notre œil. Ainsi, chaque film s’ouvre sur un plan ou une séquence qui met le regard du spectateur en éveil.
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La mise en question de la vue ou de l’ouïe en tant que mode de perception de l’image filmique précède souvent la compréhension de la situation diégétique qui ouvre le film. Les images se lèvent ainsi, progressivement, elles se montrent comme image avant de s’ouvrir sur l’objet, dans un mouvement de dévoilement, de mise au point, de surprise, de questionnement ou encore d’inquiétude... Le trompe-l’œil détrompe le regard. Cette façon de commencer par dérouter le spectateur permet en effet d’éveiller son attention sur les images elles-mêmes, sur leur potentiel de signification et d’illusion, sur leur place dans le dispositif cinématographique. A chaque fois, d’une manière différente, il s’agit d’orchestrer une apparition, un surgissement qui va mettre en éveil le regard pour mieux solliciter son attention sur sa propre relation à l’image. Le premier épisode s’ouvre ainsi sur ce qui constituera le point essentiel de son intrigue ; la fonte de la glace recouvrant l’étang où le petit Pawel trouvera la mort. C’est justement cette frontière entre l’eau figée et l’eau tremblante, entre la fixité et le mouvement fluide qui est mise en avant, nous montrant en avance le lieu de la disparition et de la réapparition du corps de Pawel, autour de cette dialectique de la fixité et de la mobilité, de la vie et de la mort. Lorsqu’il voit ce point précis du plan d’eau gelé, le spectateur ne connaît pas sa signification, et ce n’est que rétrospectivement que ce premier plan pourra prendre sens, dans sa mémoire. L’image filmique est un lieu de passage et le lieu d’une apparition. Le second épisode s’ouvre sur un plan énigmatique où l’ouïe précède la vue dans un processus d’apparition dans le champ. Le champ donne sur un vide, nous voyons la grande cour de la cité où sont tournés les épisodes et le bruit de ce que l’on peut reconnaître comme étant un râteau grattant le sol, se fait entendre avant que n’apparaisse, surgissant du bord gauche du cadre, un jardinier qui ramasse les feuilles mortes. C’est ici l’effet d’attente produit par l’annonce sonore d’une apparition qui prend le temps de devenir, en soi, un objet de réflexion. Le cadre ne va pas vers son objet, mais c’est l’objet qui entre dans le champ, posant d’emblée une séparation entre le champ sonore et le champ visuel qu’on retrouvera souvent dans le polyptyque, ce premier plan attire l’attention du spectateur sur le travail du cadre et sur le rôle de son bord comme lieu de l’apparition en montrant justement sa passivité de réceptacle. Le cadre recueille l’apparition plus qu’il ne la cherche. L’image filmique est une aire scrutée jusqu’à ce qu’elle livre son secret. Le troisième épisode s’ouvre lui sur une image floue, ressemblant à une peinture abstraite, où apparaissent des taches de lumière légèrement colorées alors que les paroles d’une chanson ânonnées par un homme probablement ivre se font entendre. Une mise au 153
point de la focale, après quelques secondes, nous dévoile un paysage urbain et nocturne, vu en plongée. L’énigme posée par cette première image est levée assez rapidement, elle attire l’attention sur la qualité de la ressemblance et sur la capacité du médium photographique à tendre vers l’abstraction, rappelant que ce procédé n’est pas forcément un prélèvement fidèle de l’apparence des choses mais qu’il peut aussi les déformer jusqu’à l’informe. L’image filmique est une représentation. Le quatrième film commence par déjouer l’attente du spectateur et lui annonce ainsi, discrètement, qu’il s’ingéniera par la suite à le tromper. Apparaissant dans la pénombre de son appartement, Anna regarde à travers une fenêtre dotée de persiennes et semble projeter son regard au dehors. Le plan suivant nous place de l’autre côté de la fenêtre mais contrairement à ce que nous pourrions attendre de ce raccord, nous ne sommes pas à l’extérieur devant le visage d’Anna, mais devant une fenêtre donnant sur un intérieur, une pièce où apparaît un homme plus âgé allumant une cigarette et regardant lui aussi à travers des persiennes187. Nous restons ainsi à l’intérieur et l’enchaînement des plans, accentué par le geste de recul d’Anna qui correspond subtilement au mouvement en avant de l’homme, donne l’impression qu’ils sont chacun d’un côté de la même fenêtre (ils sont pourtant tout deux à droite dans l’image) et qu’il n’y a pas, ici, d’extérieur. La fenêtre s’ouvre sur ce que l’autre fait dans le secret de sa solitude. Le spectateur peut alors alerter son regard sur l’ambiguïté des apparences et éventuellement se préparer au contre-pied qui ne manquera de lui être fait plus loin dans le film, les apparences sont trompeuses. L’image filmique est une fenêtre intérieure. Le cinquième épisode s’ouvre sur une mise en abyme du processus même de la représentation cinématographique. Le son précède complètement l’image qui se présente comme une illustration du propos de Piotr qui apparaît, comme le faisait Anna dans l’épisode 4, sortant de l’obscurité, au milieu du cadre doré d’un miroir qui ressemble plus à un tableau (figure 52). C’est ici le processus même de l’apparition du mouvement au sein même de la peinture et la mise en jeu du cadre comme representamen de la Loi, qui sont mis en évidence. Le sixième épisode s’ouvre pour sa part sur un plan qui réserve une grande surprise au spectateur. Il voit une femme, Magda, de profil, et découvre vite, au cours d’un léger panoramique sur la gauche qui suit son mouvement, qu’elle se tient derrière la vitre d’un guichet. Un trou d’air apparaît au milieu de l’écran qui met en jeu la dimension haptique du regard, comme nous aurons l’occasion de le voir plus loin. C’est ici le dévoilement de l’illusion due à la transparence du support et l’apparition d’une ouverture à même l’image du 187
Voir l’analyse qui est faite de ce début plus loin.
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film qui attire l’attention du spectateur sur le médium cinématographique188. L’image filmique est une surface trouée. Le septième épisode débute par un travelling le long de la façade d’un immeuble de la cité où toutes les histoires prennent racine. Encore une fois, c’est de la bande-son que vient le questionnement sur cette image, un cri d’enfant se fait entendre puis une des fenêtres de la façade s’éclaire. Rappel de la règle qui préside à l’organisation du polyptyque dans les scénarios, relative au désir de Kieślowski d’aller voir derrière les fenêtres de l’immeuble. L’approche de la fenêtre éclairée en ouverture de l’épisode apparaît alors comme une mise en abyme du film lui-même. Quelque soit le degré de vérité de ce qui est montré, ce n’est jamais montré que par l’intermédiaire de la finestra. Le huitième épisode s’ouvre lui sur une image dont le statut est précaire et incertain. Filmé caméra à l’épaule, le premier plan vacillant nous montre tout d’abord le sol gris d’une cour d’immeuble dans un mouvement en avant qui nous amène sous une porte cochère. Deux mains surgissent alors de chaque bord du cadre, celle d’un adulte et celle d’un enfant, que nous suivons sans jamais voir les visages des personnages. Ce plan est un souvenir, une réminiscence du passé, l’événement qui ressurgira dans l’intrigue, puisque l’enfant et l’homme qui le tient par la main seront deux des personnages de l’épisode. Mais au moment où le spectateur découvre cette image, entrecoupée par les pages du générique sur un fond noir qui brise la continuité du mouvement, il ignore tout de ces images énigmatiques, et se trouve littéralement emporté par le mouvement, pris par la main comme l’enfant, il entre dans l’espace du film et peut ainsi s’interroger sur sa relation au filmeur, qui l’emmène dans le visible sans lui donner toutes les clés de la compréhension des images. Le neuvième épisode commence par le réveil soudain d’Hanka, devant son miroir. Tout d’abord endormie, la jeune femme se dresse soudain sur son lit et nomme son mari en se regardant dans le miroir qui se trouve face à son lit. Elle devient reflet pour elle-même au moment précis où elle nomme son mari, l’appelle au sortir de ce qu’on pense facilement être un cauchemar. « Romek ! » Le plan suivant nous le montre de face chez son médecin. La surprise est ici due au réveil soudain de la femme. Le geste du réveil, du retour de la conscience au beau milieu du rêve, du charme des images oniriques, renvoie d’une certaine manière à l’éveil du spectateur lui-même. C’est le passage de l’un à l’autre qui est ici mis en avant. Spectateur, toi aussi réveille-toi ! L’image filmique n’est qu’un reflet.
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Voir l’analyse qui en est faite plus loin.
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Enfin, le dernier épisode s’ouvre sur une véritable idole. Artur entre sur scène en courant, il est en plein concert. Un second plan rapide nous montre son frère Jerzy qui cherche à se frayer un chemin dans la foule des fans en délire et lui fait des signes de la main. Artur crie dans son micro des injonctions qui reprennent un à un les interdits du décalogue mosaïque et incite les auditeurs à les transgresser… « tout est à toi ! » hurle-t-il, mettant en avant de façon négative le principe de la loi et de la règle qu’il convient de ne pas idolâtrer non plus. Quoi de mieux, alors que de brûler la loi dans ce qu’elle a de matériel, sa consistance verbale, et ici, quoi de mieux que de ne pas suivre le principe qui préside à l’ouverture des autres épisodes. Le film commence in medias res, et l’idole des jeunes n’est pas mise à distance mais vient elle-même brûler la loi. Idole contre Loi, c’est ici directement l’éthos de la série qui est formulé dans le premier plan. Chaque début d’épisode invite ainsi le spectateur à résoudre l’énigme d’un plan qui ouvre la réflexion sur l’image comme objet d’attachement et comme lieu d’une rencontre ajournée, lieu de l’absence dans le plein même de l’apparence de la présence. Ce procédé de mise en jeu du dispositif de l’image filmique au tout début du film de fiction avait déjà été employé par Kieślowski, dans ses premières fictions, comme le signe d’une prise de conscience initiale. Ainsi le premier plan du Passage souterrain (1973) s’ouvre sur une série de vues de bâtiments de la ville de Varsovie dont on s’aperçoit vite que ce sont des cartes postales avec lesquelles jouent des enfants qui écrivent des mots à leurs parents. La première image perçue dans le dispositif filmique est ainsi une image d’une autre consistance, ayant un autre rôle, mais d’une nature proche (prise de vue photographique) qui a permis la superposition des deux supports. Kieślowski cadre ici les cartes sans grande précision quant aux bordures mais avec suffisamment de proximité pour que l’illusion soit possible. Il aménage ainsi, dès sa première fiction d’envergure, cet équilibre entre l’illusion et la conscience de l’illusion, ce jeu sur le dispositif qui le montre tout en usant de son pouvoir de dissimulation. Ici, la barre métallique du présentoir à cartes postales, joue le rôle d’un parergon qui rappelle la vraie dimension des bâtiments représentés et intercepte l’œil dans son élan dans le plan. Garde-fou qu’il dresse peut-être devant son propre regard un an avant Premier amour (1974) le documentaire qui va changer sa conception du cinéma.
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Figure 39 : Passage souterrain (00 :04)
De la même manière, sa seconde fiction, Le personnel (1975) débute par un plan dans lequel le personnage principal, Romek, se regarde dans un miroir. Son reflet occupe une large partie de l’image et constitue la figure centrale du plan que seule sa nuque, présente dans la partie droite, vient définir comme reflet. La coprésence de ces deux textures d’image, le reflet naturel pris dans l’enregistrement cinématographique de la réalité pose ainsi la question de la vérité des images. Au moment où il se regarde, dans ce théâtre où il vient d’être engagé comme costumier, Romek entend les comédiens se préparer.
Figure 40 : Le personnel (00 :00 :19)
Ce phénomène n’est plus présent au début du téléfilm Le calme (1976), ni au début de La cicatrice qui a été réalisé la même année. Mais on le retrouve de manière plus appuyée au début de L’amateur (1979), qui est justement un film dont le propos porte sur les images cinématographiques. Le premier plan y montre un épervier fondant sur un poulet qu’il dévore devant la caméra, comme dans un documentaire animalier, avant que nous ne découvrions, au plan suivant, qu’il s’agit du rêve d’Irka, la jeune épouse de Filip Mosz, le personnage 157
principal. Le degré de vérité de cette séquence pourtant très naturaliste dans les deux sens du terme, séquence qui cite d’ailleurs Kes (1969), le film de Ken Loach qu’appréciait beaucoup Kieślowski, change soudain lorsque le spectateur découvre qu’il s’agissait d’un rêve, c’est-àdire d’un leurre de l’esprit dont l’impression de réalité n’est pas étrangère au mode d’adhésion de l’œil du spectateur à l’image du film, comme l’a montré Jean-Louis Baudry189. Le dépeçage réel du poulet par l’épervier, filmé de manière documentaire devenait ainsi fictif, doublement fictif parce qu’il se présentait en fait comme un rêve, c’est-à-dire comme une scène n’ayant jamais eu lieu, même dans la fiction, et parce que le plan de fiction suivant en changeait rétrospectivement le statut. Paradoxalement, ce qui se présentait comme une image documentaire se révélait rapidement n’être qu’un rêve dans une fiction, l’ironie comme figure de montage que Kieślowski utilisera souvent dans Le Décalogue pour changer rétrospectivement le régime de crédibilité d’un plan. Notons ici que le placement du plan du rêve de l’épervier au début du film est intervenu au montage et que dans la version écrite du film, il intervient plus tard ; c’est sa femme qui le raconte à Filip. « Elle avait rêvé d’un épervier qui était en train de tuer un poulet, elle avait vu très distinctement son bec frapper sa petite tête. »190 Le récit écrit insiste déjà sur cette impression de réalité que le registre du documentaire animalier va manifester avec ses propres moyens. Rêve et documentaire naturaliste sont ainsi heureusement liés par leur effet sur la croyance qu’ils génèrent chez celui qui les voit. Il prend donc une signification particulière en ouvrant le film, à la fois comme une prémonition d’un danger qui risque de s’abattre sur son couple mais aussi comme nous le suggérons ici, comme une mise ne jeu du support lui-même par l’image, ce qui correspond au projet du film. Kieślowski marque ainsi les débuts de ses premières fictions comme le seuil pour lui d’une nouvelle réflexion sur l’image filmique dans et par l’image filmique ainsi que d’une éthique du cinéma, puisqu’il s’agit alors de conférer au film de fiction, par cette réflexivité du support, une dimension métadiscursive et de disposer sous le regard du spectateur une sorte de règle du jeu qu’on retrouve sous différentes formes au seuil du Décalogue. Cependant, le travail d’éveil du regard du spectateur effectué par Kieślowski tout au long du Décalogue ne s’arrête pas aux premiers plans de ses épisodes, qui ne sont là que pour
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Jean-Louis Baudry, « Le dispositif : approches métapsychologiques de l’impression de réalité » in Psychanalyse et cinéma, Communications n° 23, Paris, 1975, p. 56 à 72. 190 Krzysztof Kieślowski, Le hasard et autres textes, Traduit du polonais par Margot Carlier, Paris, Actes Sud, p. 111.
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mettre en garde. Il irrigue chacun des films sous la forme d’une problématisation de la relation de l’œil du spectateur à l’image du film, à partir de ce qui fait le cœur du second commandement, le rejet de l’idolâtrie comprise ici comme une croyance dans la présence de l’objet dans sa représentation et comme une fusion du sujet et de l’objet, qui revient parfois au rejet d’un fétichisme de la vérité au profit de l’acte éthique, celui qui protège la vie (cf Le Décalogue 2). Il est développé dans chaque partie du polyptyque par un questionnement plus profond sur le statut, la texture et la dynamique relationnelle des images filmiques. C’est de cette manière que le second commandement, qui n’est pas officiellement illustré, est dix fois mis en jeu et donne son sens à toute l’entreprise. Observons donc, dans le prolongement de la brillante formule de Véronique Campan, comment Kieślowski « pose dix fois la question des limites de la représentation » dans son Décalogue. b) Dix fois la représentation de la représentation Dans Le Décalogue 1, au début, une femme qu’on ne connaît pas encore regarde sur un écran de télévision placé dans une vitrine, l’image d’un enfant qui court vers celui qui le filme, il est dans un bâtiment qui ressemble à une école.
Figure 41 : Le Décalogue 1 (01 :59) Début du film.
Le spectateur ne sait pas qui elle est ni qui elle regarde, et les larmes qui affleurent aux coins de ses yeux restent énigmatiques. Sur l’écran de la télévision, l’enfant s’approche de la caméra et du spectateur en souriant, l’image passant au ralenti. Le plan revient, dans la continuité de la première section, hors contexte dramatique, à la fin de ce premier épisode et le conclut. La seconde occurrence de ce plan n’est pas une reprise des mêmes images mais la
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suite du premier, qui s’était interrompu à l’occasion d’un arrêt sur image montrant le visage de l’enfant, il reprend à la fin, et poursuit en avançant image par image, si bien que tout l’épisode semble se tenir à l’intérieur de ce plan, enchâssé entre deux photogrammes de ce film vidéo dont le spectateur a alors compris le sens.
Figure 42 : Le Décalogue 1 (51 :03) Fin du film.
L’enfant qui court est Pawel, le neveu de la femme qui pleure devant la vitrine, il est filmé dans son école le jour où la télévision est venue faire un reportage sur la campagne de santé publique offrant un verre de lait quotidien à chaque écolier. Un film de propagande donc, qui devient le tombeau de cet enfant, son mémorial… En effet, Pawel s’est tué en tombant dans une eau gelée sur laquelle son père l’avait autorisé à faire du patin à glace. Le spectateur revoit donc la même image mais avec une connaissance qui lui permet d’y voir bien autre chose que ce qu’il y voyait la première fois. Ici, l’orientation de la réflexion est double ; elle permet de comprendre qu’une image prend sens dans un contexte et que le visible seul manque à se faire comprendre sans l’intervention d’une parole qui « cadre » le regard, et amène subtilement à mettre en jeu le rapport subjectif à l’image. Pour n’importe quel passant, cet enfant n’est qu’un enfant et ce film diffusé sur un poste de télévision dans une vitrine, n’est qu’un film promotionnel de plus. Mais pour la femme qui la regarde, cette image donne sur un fantôme, l’enfant qui incarnait la vie même dans ce reportage sur les bienfaits du lait devient le spectre d’un mort, et cette image, un objet de mémoire. L’image de propagande trouve ainsi une nouvelle valeur, et d’une certaine manière, c’est tout l’épisode qui contribue à donner à cette image inaugurale sa force mémorielle. A la fin du film, Krzysztof, désespéré par la mort de son fils se rend dans une église en construction et renverse un autel de fortune sur lequel trônait une icône du Christ. L’image
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tombe et un cierge situé juste au-dessus laisse couler sa cire sur l’œil de Jésus qui semble alors pleurer… La révolte contre l’idolâtrie et l’iconoclasme de Krzysztof, qui a aveuglément cru en son esprit scientifique, idolâtrant la science (calculs par ordinateur de la vitesse de la fonte des glaces et vérification physique la veille au soir) donnent une vie purement visuelle à l’image. Elle pleure de la cire, en vertu d’une coïncidence matérielle qui devient un signe visuel…
Figures 43 et 44 : Le Décalogue 1 (49 :33 et 49 :53)
Une autre figure dans ce travail d’éveil du regard du spectateur nous est offerte par le cas d’un passage d’une texture d’image à l’autre. Dans Le Décalogue 2 une approche en deux temps de photographies accrochées sur un mur permet au spectateur de prendre conscience qu’il regarde une image et d’appréhender en même temps, la nature photographique de l’image cinématographique. Au début du film, Dorota, la femme dont le mari est mourant et qui est enceinte de son amant, écoute les messages sur son répondeur, le plan débute sur l’appareil et glisse verticalement le long d’un mur où sont accrochées des photographies représentant des paysages de montagne. A un moment, au cours de ce mouvement ascendant, le cadre de l’image filmique correspond au cadre de l’image photographique qu’elle montre (figure 45) si bien que cette dernière occupe le champ filmé et devient ainsi ce que montre le film. N’ayant plus de partie de mur ni la présence visuelle de la limite, nous sommes devant ce paysage de haute montagne photographié que rien, pas même l’immobilité puisqu’il y a mouvement d’appareil sur le champ apparemment illimité de la photographie, ne distingue d’une image filmique. C’est ici la nature photographique de l’image cinématographique qui est mise en jeu ; en l’absence de séparation entre le champ de la photographie et le mur, l’illusion est complète et le spectateur se retrouve projeté dans un autre lieu, le temps que le mouvement les décale de nouveau et fasse réapparaître la limite. (figure 46) 161
Figures 45 et 46 : Le Décalogue 2 (08 :50 à 08 :53, même plan) Travelling vertical sur des photographies.
Plus tard dans le film, vers la fin, le montage de Kieślowski établit une équivalence de texture d’image à travers un champ /contrechamp, faisant passer le spectateur d’un plan sur Dorota (figure 47) à un plan sur la photographie qu’elle regarde (figure 48), celle d’un homme au visage couvert d’un passe-montagne et de lunettes de ski, qu’on suppose être son mari. Le regard qu’elle porte sur la photographie est net et appuyé, elle tourne soudain la tête et porte son regard hors-champ, si bien que le spectateur s’attend à voir apparaître quelqu’un, or c’est ce personnage fantomatique (son mari est malade et elle croit qu’il va mourir) qui lui fait face.
Figures 47 et 48 : Le Décalogue 2 (41 :05 et 41 :07) champ / contrechamp.
Les cadres de l’image filmique et de l’image photographique se superposent, mais cette fois, sans mouvement, en un plan fixe, si bien que l’alpiniste semble être lui aussi en train de regarder Dorota. Les présences à l’image de Dorota et de l’homme énigmatique sont absolument équivalentes sur le plan visuel bien que le spectateur sache que l’une est une image d’une image alors que l’autre est un prélèvement direct. Ce savoir, mis en place par le
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plan cité plus haut qui fait savoir que le mur de l’appartement de Dorota est couvert de photographies, permet au spectateur de comprendre et de reconnaître ici la photographie placée, en équivalence, en contrechamp du plan sur le regard appuyé de Dorota et lui permet aussi de se déprendre d’une illusion. Puisque l’image d’une image est comme l’image d’une réalité, puisque une photographie s’insère naturellement dans un film, c’est que l’image du film est elle-même une pure représentation, une image et non une ouverture. Cet épisode porte précisément sur la question du mensonge, du parjure plus précisément et sur ses conséquences. Alors qu’elle est enceinte de son amant, Dorota désire savoir si son mari, atteint d’une maladie grave qui nécessite son hospitalisation, vivra ou non. Elle cherche à obtenir une réponse auprès du professeur de médecine qui s’occupe de son mari et qui vit dans son immeuble. Si son mari doit vivre, elle souhaite avorter et quitter son amant, dans le cas contraire, elle garderait l’enfant. Ici, encore, c’est la vie d’un enfant qui est l’enjeu de l’intrigue et c’est le professeur de médecine, qui a perdu sa famille dans un bombardement durant la guerre, qui a le sort de cet enfant entre ses mains. Après avoir répondu de façon honnête et professionnelle à la demande de la femme, lui indiquant que son mari avait peu de chance de survivre mais que rien n’était sûr et définitif, le professeur commettra un parjure, en lui disant de façon affirmative que son mari mourrait alors même qu’il a constaté un début de rémission dans ses analyses. S’il commet ce parjure, c’est que Dorota, livrée à ses doutes, a décidé d’avorter et de renoncer à avoir un enfant. C’est ici le fétichisme de la vérité qui est mis à distance par le choix éthique. Dorota, veux connaître la vérité pour ne pas avoir à mentir à son mari dans le cas où il survivrait, elle est ainsi prête à perdre son enfant et toute chance d’en avoir un au nom de la vérité, d’un refus du mensonge. De même, le professeur, s’il refuse de mentir, s’il s’attache trop à la vérité, c’est-à-dire au rapport entre l’énoncé et le réel, se retrouvera dans la position de condamner l’enfant. C’est pourquoi, sachant que le malade est en train de guérir, il annonce le contraire à Dorota, sur le point d’avorter, et l’enjoint à y renoncer. Il sauve ainsi la vie de l’enfant, en renonçant à une forme d’idolâtrie de la vérité. La coupure éthique est ici, très nettement source de vie. Dans Le Décalogue 3, c’est la question du mensonge et de la fiction qu’il crée qui est mise en jeu comme illusion dont les personnages, ainsi que le spectateur, apprennent à se déprendre. Avant tout, précisons que le dispositif de diffusion du film, tel qu’il a été vu par son spectateur pour la toute première fois, comporte un aspect très intéressant puisque la date à 163
laquelle il est censé se passer, une veille de Noël, un 24 décembre, correspond à la date à laquelle le film a été diffusé à la télévision polonaise. Kieślowski avait tenu à ce que les épisodes soient diffusés à partir du 10 décembre 1989 de sorte que le troisième film passe l’après-midi du dimanche 24 décembre. Cette coïncidence n’est pas une coquetterie, elle est au contraire très importante pour comprendre le rapport de continuité, d’ouverture, la fente, que le cinéaste essaie d’établir entre le réel et le film, entaillant ainsi la limite temporelle entre l’espace de la représentation et celui du spectateur qui baigne d’une certaine manière dans l’univers et l’atmosphère du film. Mais ce Noël n’est qu’une représentation et c’est justement l’art de la mise en scène et du mensonge, celui de la manipulation des signes, qui fera l’objet du film. En effet, Ewa manipule Janusz, son ancien amant, en lui faisant croire à la disparition subite de son mari. Ils ne se sont pas vus depuis leur rupture, et Janusz ignore qu’Ewa vit seule depuis lors. Elle va littéralement mettre en scène et diriger Janusz durant cette soirée qui les verra chercher, à travers une ville déserte, un homme qui n’a pas disparu. Le spectateur est assez vite mis dans la confidence puisqu’il voit Ewa garer sa voiture et faire semblant ensuite de la retrouver aux côtés de Janusz. Janusz, lui est soumis à l’illusion, mais en bon spectateur averti, il décèle vite des signes de la mise en scène (absence de neige sur le toit de la voiture, rasoir neuf dans la salle de bain d’Ewa…) mais ne rompt pas l’illusion de le tromper dans laquelle se trouve Ewa qui pense le maintenir dans l’illusion. Ainsi donc, l’illusion du spectateur « manipulé » nourrit l’illusion du « metteur en scène », Ewa, « manipulateur » qui se satisfait de ce qu’on la croit. Le pouvoir du spectateur est ici mis en jeu, son illusion est nécessaire à la fiction, comme support même de la fiction, sans elle, sans cette adhésion aux signes mensongers, la fiction s’effondre. Si Janusz, le dieu des ouvertures et donc des passages, montre à Ewa qu’il ne la croit pas, le jeu s’arrête. Après avoir découvert l’absence de mari dans la vie d’Ewa, il ne dit rien. Celle-ci en fait autant après avoir compris qu’il avait découvert la vérité. Elle sait qu’il sait mais le jeu continue. Ce contrat correspond précisément à celui que l’image filmique de fiction (et derrière elle le metteur en scène) instaure avec son spectateur. C’est ainsi à un apprentissage de la fiction comme mensonge et à un jeu conscient avec l’illusion, que le film invite le spectateur. Ce rapport entre le mensonge verbal et la fiction cinématographique est visualisé par une séquence courte de la fin du film. Après avoir dit la vérité à Janusz, dans le souterrain de la gare où ils se trouvent, Ewa lui raconte une scène qu’elle a vue alors qu’elle était dans sa voiture avant d’aller à la messe de minuit ; un enfant s’était enfui d’un hôpital en pyjama et avait été rattrapé sous ses yeux par une 164
infirmière. Au moment où elle énonce les quelques phrases de ce bref récit, le regard perdu dans le vide, un plan sur la gare en contre-plongée nous montre un enfant en pyjama, errant sur un quai désert, enfant que viennent trouver deux policiers en uniforme. Les images sont ici à la fois anachroniques, cela s’est passé plus tôt, et spatialement éloignées du couple, c’était devant un hôpital en ville, et il est impossible qu’elles correspondent au contrechamp du regard d’Ewa, comme le montage pourrait nous amener à le croire, puisqu’ils ne peuvent voir le quai d’où ils sont. Le raccord par le regard n’opère pas dans le cadre spatio-temporel concret du tunnel où prend place la scène, tandis que les images viennent illustrer, ou plutôt apportent un écho visuel aux propos d’Ewa. Elle semble regarder un film imaginaire qui correspondrait à son récit mais plus exactement à son souvenir, comme la fiction onirique. Ou alors, autre hypothèse, la scène du quai correspond à un événement actuel, fortuit, ressemblant à ses propos, qu’un montage alterné viendrait coller sous ses mots selon une séparation entre la parole et l’image. L’enfant aurait réussi à repartir et serait en train de se faire rattraper par la police dans la gare où ils se trouvent. Puisque nous sommes à la gare et que ces images montrent la gare, peut-être sont-elles contemporaines et présentées là, à la faveur d’une conduction spatiale exprimée par le montage. Le récit qu’Ewa raconte au passé est en train de se répéter au présent, la « fiction » dirait la vérité sans le savoir. Mais quel que soit leur degré de réalité au sein de la fiction, ces images semblent moins accrochées aux paroles d’Ewa, c’est-à-dire naissant d’elles, que placées dans une sorte de champ aveugle de sa parole. Il s’agit donc de deux récits parallèles, celui des mots d’Ewa et celui des images qui précèdent si subtilement ses propos qu’elles ne peuvent en être une simple illustration, et qui ne sont pas non plus le fruit de sa mémoire, car ce qu’on voit paraît éloigné de ce qu’elle dit avoir vu (aucun détail ne relie directement les deux récits), ces images sont flottantes et semblent être cette réalité qui demeure irrémédiablement en dehors de la parole. Pourtant, un plan du début du film aurait pu mettre Janusz en garde contre ses propres illusions, Ewa, qu’il avait cru apercevoir à l’église durant la messe de minuit lui apparaît cette fois-ci plein champ, dans l’encadrement de la porte de son immeuble alors qu’il allait rentrer chez lui pour passer le réveillon. Elle s’interpose ainsi entre Janusz et sa famille et l’invite à la suivre à la recherche de son mari prétendument disparu. Or, dans cette apparition, elle n’est qu’un reflet vacillant à la surface vitrée de la porte d’entrée, une simple image qui ne l’empêchera pas de rentrer chez lui à la fin du film.
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Figure 49 : Le Décalogue 3 (14 :24) Reflet dans une porte vitrée
Dans Le Décalogue 4, le spectateur est directement mis en situation d’exercer son regard devant des images de fiction dans la fiction. Mais alors que dans le troisième épisode, il était vite placé dans la confidence et savait avant Janusz qu’Ewa simulait la disparition de son mari et jouait ainsi la comédie, il est confronté dans le quatrième épisode à une manipulation dont il est autant l’objet que le personnage à qui elle s’adresse. Cette manipulation commence dès les premiers plans du film, où nous voyons une jeune femme et un homme plus âgé jouer à s’arroser avec de l’eau, le matin de Pâques, dans un appartement où manifestement, ils vivent ensemble. Ce n’est qu’en remarquant la gêne de l’homme devant la transparence de la chemise de nuit mouillée de la jeune femme, qu’on sent que le lien qui les unit n’est pas celui auquel les images avaient laissé croire de prime abord. Et l’on découvre bientôt qu’ils sont père et fille. Cette première découverte alerte le spectateur sur les ambiguïtés de l’image et l’amène à observer les plis de l’implicite… Un amour impossible, incestueux, unit les deux personnages, et il est impossible de transgresser cet interdit majeur sans y perdre quelque chose… comme la vue par exemple. Anna le sait, chez l’ophtalmologiste qu’elle consulte parce qu’elle a des hallucinations négatives, elle doit déchiffrer, lettre par lettre, le mot « father » qu’elle devine plus qu’elle ne le lit. La praticienne lui demande comment elle a deviné, Anna lui répond qu’elle regardait un avion dans lequel était son père quand elle a commencé à ressentir des troubles de la vue et à ne plus voir l’avion. Pendant l’absence de son père, parti à l’étranger pour des raisons professionnelles, Anna découvre une lettre cachetée sur laquelle elle peut lire la mention : « A lire après ma mort », c’est une lettre de sa mère décédée peu après sa naissance. Anna veut l’ouvrir, la prend avec elle, hésite, on la voit essayer d’imiter l’écriture de sa mère… Puis au retour de
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son père, sur le parking de l’aéroport, elle lui récite la lettre de sa mère, sans l’avertir, dans le flux de la conversation. On comprend qu’elle a fini par l’ouvrir et qu’elle l’a apprise par cœur. Son père la gifle et s’en va, elle vient de lui apprendre qu’elle n’est pas sa fille. Le verrou d’une filiation réelle entre ces deux êtres saute, il ne reste entre eux que l’expérience de leur histoire commune et les places symboliques qu’ils occupent. Tout le film repose sur cette hypothèse, peuvent-ils s’aimer ? L’inceste est-il possible si le destin change les places de chacun des protagonistes ? La fille exprimera la teneur de son amour et provoquera le père, le père renoncera au désir qu’il aura pourtant reconnu, résistant ainsi à l’appel de l’apparence de cette fille devenue une jeune femme sous l’effet de la révélation. A la fin, de l’épisode, après avoir purgé le fond de leurs désirs inconscients et de leurs fantasmes, Anna apprendra à son père et au spectateur également « abusé », qu’elle n’a pas ouvert la lettre, mais en a écrit une en imitant l’écriture de sa mère… avec son goût du paradoxe, Kieślowski nous montre que l’écrit aussi peut-être faux, comme une image, une imitation de la réalité, et nous découvrons que cette fois-ci, la fiction dans la fiction, la mise en scène d’Anna, n’a pas été dévoilée à l’avance et que nous avons pu admirer ce que Murielle Gagnebin appelle « l’authenticité du faux »191. D’ailleurs, c’est en jouant la comédie, de façon ouverte et déclarée, cette fois-ci, qu’Anna dévoile sa passion œdipienne ; dans le cours de théâtre qu’elle fréquente, c’est quand elle s’adresse à son professeur, un homme plus âgé, qu’elle parvient à être juste dans son jeu. Avec les jeunes de son âge, elle joue faux. Notons aussi que cette mise en abyme de la fiction dans la fiction était d’une certaine manière représentée et annoncée par les deux premiers plans du film. On y voit Anna regarder à travers les lames des persiennes, cachée dans la pénombre d’un appartement de la cité.
Figures 50 et 51 : Le Décalogue 4 (00 :46 et 00 :50) Deux premiers plans.
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La fausse lettre écrite par Anna commence d’ailleurs exactement comme la vraie lettre de sa mère qui sera brûlée à la fin du film et dont on découvrira les premiers mots : « Ton père n’est pas… » Ce qui laisse penser que le faux était vrai.
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Emergeant du noir devant les persiennes, Anna semble observer une aire extérieure à son propre espace (figure 50), elle est devant une fenêtre, ce plan rappelant d’ailleurs d’autres plans des précédents films où des persiennes orchestraient le passage du regard de l’intérieur vers l’extérieur. Or le plan qui suit immédiatement et emprunte son regard (figure 51), nous donne l’impression que les persiennes donnent sur l’intérieur d’une chambre. Une fenêtre intérieure est à même de représenter visuellement la mise en abyme du dispositif cinématographique, et, renforçant le degré d’intériorité des espaces filmés, l’intérieur d’un intérieur, elle devient propice à situer les lieux où se joueront les grands conflits de la fable, la chambre secrète des désirs inavouables entre une fille et son père. Le visage de la comédienne devient ainsi un espace intermédiaire, un lieu de passage entre l’intérieur de l’espace de la représentation et l’intériorité des âmes représentées ; dont, ici, le lit du père est le principal élément. Dès le début du Décalogue 5, la question de l’imitation de la nature qui gît au cœur du second commandement, est posée en voix-off, sur un écran noir : « Le droit n’a pas à imiter la nature, il doit la corriger », dit Piotr Bilicki, lors de l’examen de droit qui le verra obtenir le titre d’avocat. Il fait référence ici à ce qui sera le motif central de ce film âpre, l’équivalence, la symétrie, la ressemblance donc, entre l’homicide criminel et l’homicide légal, entre le meurtre sauvage et ancestral perpétré par Jacek à l’aide d’une pierre et la mise à mort par pendaison programmée et administrée par les autorités légales. Cette symétrie s’établit dans le corps même du film puisque l’histoire se déroule en deux volets de durées équivalentes qui racontent le processus qui mène à l’exécution d’un meurtre, sans qu’une transition ne soit ménagée. A 28 minutes et 46 secondes exactement, au milieu de l’épisode, juste après la séquence du meurtre commis par Jacek, le film bascule dans la seconde partie qui s’ouvre par le départ du jury juste après que la sentence de mort à l’encontre de Jacek a été prononcée. La seconde partie et le second homicide est ainsi le reflet administratif du premier, et contrairement à ce que le jeune avocat idéaliste suggérait à l’ouverture du film, le droit a, ici, imité la nature, sans la corriger. C’est le motif du reflet et l’attachement (teinté de croyance) à l’imitation de la nature qui est ici l’objet de l’apprentissage auquel le spectateur est invité. Le film s’ouvre sur une série de reflets, à travers laquelle sont présentés les trois protagonistes de l’histoire.
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Figure 52 : Le Décalogue 5 (00 :52)
Tout d’abord, dans le premier plan, Piotr apparaît dans un miroir, d’abord sombre, au milieu d’un cadre doré qui rappelle celui d’un tableau. Il est seul sur ce fond noir, à l’instar d’un portrait peint, et en mouvement, il incarne cette idée du cinéma comme animation de la peinture. Le renfort du cadre doré, à la fois classique et fort, le situe du côté de l’éthique, du côté d’un rapport maîtrisé et rationnel à l’image. Ce reflet est d’ailleurs le fruit du miroir, surface prévue à cet effet, il n’a rien de sauvage mais prend place en un endroit prévu à cet effet, un lieu dédié aux reflets et à la prise de conscience. Le second personnage traverse un reflet ; c’est le chauffeur de taxi, future victime de Jacek, il sort de son immeuble et traverse littéralement l’image des bâtiments de la cité qui se reflétaient sur la porte vitrée du hall d’où il surgit. Juste avant son apparition, au moment où l’on passe du visage de Piotr à ce plan, un mouvement en arrière de la porte de l’immeuble nous indique qu’il s’agit, au moins pour la partie droite de l’image, d’un reflet sur une vitre. La porte se referme et s’ouvre à nouveau et l’on voit apparaître le visage du chauffeur de taxi en transparence à travers le reflet.
Figures 53 et 54 : Le Décalogue 5 (01 :20 et 01 :23)
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C’est ici la superposition de la porte et de la surface réfléchissante, image plane et ouverture combinées, qui ouvre la réflexion sur la consistance de l’image filmique. Alors que dans le cas précédent, reflet et corps réel étaient nettement séparés par le cadre doré, hérité de la peinture classique, c’est la surface réfléchissante elle-même, à peine désignée comme telle par le premier mouvement de la porte vitrée, qui s’ouvre et laisse apparaître un corps réel. Le corps n’est pas lui-même réfléchi, mais le fait qu’il sorte du reflet le fait appartenir au monde des images devenues réelles, celui des fantômes et des apparitions spectrales. Il y a dans ce passage, cette sortie de l’image un élément de transgression qui annonce la suite du film et le meurtre perpétré par Jacek, car c’est ce corps sorti du reflet, jailli de la surface de l’image, qui va être l’objet du meurtre. Et l’on peut alors comprendre pourquoi, le jeune tueur improvisé que sera Jacek, masquera le visage de sa victime sous une couverture, pour faire disparaître son propre visage, sa propre réalité chranelle, sa propre nudité dont le visage de l’autre est le reflet. Le meurtre est ainsi une atteinte à son propre reflet.
Figure 55 : Le Décalogue 5 (02 :02)
Cette confusion entre le reflet et la réalité, correspondant dans ce dispositif particulier qu’est la vision de soi sur une surface réfléchissante, à une absence de limite entre l’image et celui qui la regarde et s’y voit comme objet représenté, est amenée par la manière dont le personnage de Jacek, victime de sa foi idolâtre en la présence de l’objet dans sa représentation, nous est présenté. Nous le voyons tout d’abord apparaître, devant une vitre, qui a légèrement bougé – il a cherché à la soulever pour prendre une des photographies de femme placées derrière - où se reflète son apparence sous la forme d’une silhouette sombre, et sur laquelle se dessine, à gauche, en transparence, une grande figure féminine qui paraît le regarder. Il tourne soudain la tête dans notre direction, mais, comme il est en contre-jour, nous ne savons pas précisément ce qu’il regarde. Un cut net nous amène à un autre plan, plus large,
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où nous le voyons, de loin, s’avancer vers nous et quitter cette surface réfléchissante que nous identifions alors comme la vitre d’un panneau d’affichage urbain contenant des photographies.
Figures 56 et 57 : Le Décalogue 5 (02 :09 et 02 :17, même plan) Début et fin du plan…
Il marche vers nous, et semble attiré par notre présence, au cours de sa progression, nous découvrons que son image est probablement un reflet sans que nous puissions en être sûrs ; des taches apparaissent à sa surface et un léger flottement de sa silhouette, dû à un verre légèrement déformé, nous laisse penser que nous sommes à la place de son reflet ou derrière une fenêtre à barreaux vers laquelle il vient. Quoiqu’il en soit, et même si c’est la seconde hypothèse qui s’avère être la bonne, c’est sous la forme d’une image flottant à la surface d’une vitre que Jacek vient à notre rencontre, se dirigeant vers nous comme s’il se dirigeait vers son reflet dans une vitrine derrière laquelle nous serions. Car rien ne nous dit qu’il ne se reflète pas vraiment dans cette vitre et qu’il ne vient pas à nous en pensant aller à la rencontre de son reflet, un reflet que lui seul verrait. Le spectateur est ainsi placé, dès le début, dans une relation frontale avec le personnage principal du film, frontalité qui est justement le motif central de cet épisode puisque la seconde partie consacrée au processus de la mise à mort légale de Jacek fait face à la première qui suit l’enchaînement qui le mènera au meurtre. Cette superposition du reflet de Jacek et de la place du spectateur est soutenue dans le plan qui suit immédiatement celui-ci, où l’on voit le jeune homme entrer dans un cinéma, le lieu où se trouve le spectateur192. Cette image de femme sous verre et cette fenêtre par où nous le découvrions étaient justement deux vitrines de ce cinéma, la vision de la femme sur 192
Rappelons ici que les épisodes 5 et 6 ont été tournés séparément des autres (et ils sont même constitués en grande partie d’autres plans que ceux utilisés dans la série) dans la perspective d’en faire aussi des longsmétrages pour le cinéma, ils s’adressent donc, un peu plus que les autres épisodes, à des spectateurs destinés à les voir au cinéma, sur grand écran.
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l’affiche lui a donné envie d’aller voir le film. Mais une fois à l’intérieur, une autre femme, la guichetière, l’éconduit d’un air indifférent en lui précisant que le film ne se joue que l’aprèsmidi et qu’il est « emmerdant »… Il lui demandera alors l’emplacement de la station de taxis où il ira trouver sa victime. Nous verrons plus loin la valeur des guichets dans les films de Kieślowski, pour l’heure, ce qui retiendra notre attention ici, c’est le néant auquel se trouve confronté Jacek en s’adressant à l’image cinématographique, et en particulier à l’image cinématographique de cette femme qu’il avait vue sur l’affiche. Il n’y a pas de présence pour lui dans cette image, le femme qui tient le cinéma ne le regarde même pas en lui parlant… comme le spectateur du film, ignoré par l’image, Jacek n’est pas aimé par l’image vide. Une analogie s’établit alors entre ce constat fait par Jacek et celui qu’a pu faire le spectateur dans le plan évoqué plus haut où Jacek s’approche de la vitre et semble regarder à travers. A cette expérience d’invisibilité faite par le spectateur correspond certainement celle faite par Jacek ensuite, le spectateur de film est invisible et il n’ y a rien de réel dans l’image cinématographique qui n’est qu’une série de reflets. En sortant du cinéma Jacek commence son errance à travers la vieille ville et croise sur une grande place une image et son modèle réel. Un dessinateur des rues fait le portrait d’une petite fille assise sur une chaise ; c’est d’abord l’image qui vient à nous (figure 58) puis le modèle réel, une petite fille dont on découvrira plus loin les échos mémoriels qu’elle peut avoir en Jacek. Cette fois-ci, c’est le dessinateur qui invite Jacek en lui demandant s’il veut un portrait comme celui-ci, et c’est Jacek qui refuse l’image en s’éloignant, laissant le dessinateur perplexe devant la qualité de son ouvrage. Jacek revient dans un coin du champ lui demander où se trouve la place du château Royal que lui avait indiquée la guichetière du cinéma, le lieu où il doit rencontrer sa future victime.
Figures 58 et 59 : Le Décalogue 5 (05 :33 et 05 :37)
Plus loin dans le film, au fil de son errance urbaine à la rencontre de son crime, Jacek se rend chez un photographe où il demande un agrandissement d’une photographie de sa
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petite sœur morte dans un accident de tracteur (conduit par un de ses amis avec qui il s’était enivré). On le voit, une nouvelle fois contempler des figures féminines dans une vitrine, puis entrer et s’adresser à la propriétaire des lieux qui, elle non plus, ne le reconnais pas et croit qu’il vient pour la tuyauterie parce qu’il pose sur son comptoir une corde et une barre de fer, instruments qui se révéleront être ceux de son crime.
Figures 60 et 61 : Le Décalogue 5 (10 :43 et 11 :32)
Il demande une reproduction agrandie d’une photographie de sa petite sœur, la photographe l’informe que les rayures, traces du temps et de l’usure de l’image, ne disparaîtront pas de la copie. Il lui demande alors s’il est vrai que l’on peut voir sur une photo si la personne et morte ou vivante, ce à quoi la femme répond qu’on lui a raconté des bêtises. L’idolâtrie est ainsi clairement mobilisée dans cette évocation d’une croyance animiste en une aura de vie ou de mort de l’image photographique. Jacek est en quête d’une présence, féminine, dans l’image, il ne la trouve pas au cinéma où la guichetière l’éconduit, ni dans le dessin de la fillette qu’il croise sur une place ; sa petite sœur est cet objet perdu que l’image est censée ramener au jour, il veut la faire agrandir, mais la photographe lui précise que l’image est exempte de cette présence, que la vie et la mort s’y ressemblent. C’est peut-être parce qu’il est confronté à ce néant des images qui jalonnent son parcours criminel et se dérobent une à une à sa quête de présence, le renvoyant vers la place du château royal où il rencontrera sa victime, qu’il va détruire le visage du chauffeur de taxi après l’avoir fait disparaître sous une couverture, accomplissant par lui-même ce passage de la présence au néant dans l’autre. Le Décalogue 6 est lui aussi un épisode destiné à devenir un long-métrage au cinéma, sous le titre Brève histoire d’amour, et c’est peut-être la raison pour laquelle, comme le précédent épisode, il porte directement sur la question de l’attachement aux images en s’intéressant particulièrement à la dimension haptique du regard. Mais si le néant de l’image,
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le surgissement de la pure absence à l’emplacement même où le sujet (Jacek dans le film précédent) pensait toucher la présence de l’objet dans sa représentation, débouche dans l’épisode 5 sur le meurtre d’autrui, dans Le Décalogue 6, il débouche sur une tentative de suicide et pose la rencontre réelle avec l’objet comme une forme de rencontre avec le néant de l’image. La scène qui met en lumière cet échec de la rencontre avec le réel dans l’image constitue le moment crucial du sixième épisode. Tomek, qui observe Magda depuis longtemps, à l’aide de sa lunette d’approche, la fait venir à son bureau de poste en glissant dans sa boîte aux lettres de faux avis de mandats postaux pour l’observer par le trou de la vitre de son guichet. Et c’est justement à travers ce trou que Magda passe son avant bras pour tendre à Tomek son avis, pénétrant ainsi dans son espace propre, celui du retrait protégé par la vitre de son guichet. Nous aurons l’occasion de voir plus loin que cette surface transparente des guichets, souvent filmée par Kieślowski dans différents films, peut être considérée comme une mise en jeu de l’écran sur lequel se regarde l’image cinématographique. Transparence matérialisée et pratiquement infranchissable, si ce n’est par ce trou d’air au cœur du visible, par lequel le regard peut aller directement à la rencontre de l’objet et qui constitue pour nous le point d’origine de la réflexion sur l’image-fente.
Figure 62 : Le Décalogue 6 (18 :30)
C’est à la suite de cette intrusion que Tomek va révéler à Magda le jeu de voyeurisme auquel il se livre depuis un certain temps. Après une réaction violente, Magda s’intéresse à ce jeune homme qui aime tant la regarder, et finit par l’inviter chez elle où elle se présente à lui, nue sous un peignoir et lui propose de caresser son sexe. La main de Tomek entre dans le corps de Magda par la fente de son sexe, dans un geste symétrique à celui de Magda.
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Ce contact direct avec le corps réel de celle qui n’était pour lui qu’une image dont la vitre de sa fenêtre et celle de son guichet le protégeaient, à la manière d’un écran de cinéma, provoque une vive réaction physique chez le jeune homme. L’échange, et plus particulièrement le contact, entre l’œil et l’image, à travers le passage à l’acte que représente le geste de Tomek, s’avère être un échec, une impasse, en ce qu’il détruit la part imaginaire de l’image. Le néant se tient ici dans le fait que la puissance d’illusion du fantasme et de ses images se dissipe vite au profit d’une réalité qui porte beaucoup moins de promesses que l’image. Si Jacek était confronté au néant de l’image en n’étant soumis qu’à sa dimension de reflet, d’apparence, de représentation, sans contact avec la chose (comme il l’apprend à regret, la photographie ne porte pas la trace de la vie ou de la mort des sujets photographiés), Tomek, lui, rencontre le néant dans le contact avec la chose même qui hantait son désir de voir ; le sexe de Magda, l’origine de l’image, cette fente originaire peinte par Courbet, qui fait disparaître l’image comme reflet, et dissipe le champ de ses promesses dans la concrétude du corps désiré. Nous verrons plus loin quelles sont les implications de cette rencontre avortée et comment le guichet, notamment, en tant que surface transparente trouée, figure récurrente chez Kieślowski, met en abyme la rencontre ajournée avec le réel dans l’image cinématographique, pour l’heure, considérons ici, plus simplement, ce mouvement de dévoilement d’une surface transparente qui devient soudain visible et amène le spectateur à s’intéresser très concrètement au support transparent de l’image filmique comme une surface illusoirement trouée. Car s’il y a l’écran entre le spectateur et Magda, il y a aussi un trou, un vide qui lui offre la promesse d’une rencontre tactile en invitant sa main, en sollicitant la dimension haptique de son regard193. Ainsi, on pourrait considérer qu’au sein du polyptyque destiné à une diffusion récurrente à la télévision polonaise, les deux films qui ont été convertis en longs-métrages promis à une distribution en salles (Le Décalogue 5 et Le Décalogue 6), se répondent en ce qu’ils offrent la possibilité d’une réflexion en deux temps sur les deux dimensions du support de l’image cinématographique, la ressemblance du reflet (dans le 5) d’où naît l’illusion et la promesse ajournée d’une rencontre avec l’objet dans sa représentation que manifeste la fente, ou plus exactement, dans ce sixième épisode, le trou qui apparaît dans le guichet. Le reflet et l’ouverture, l’image cinématographique comme mimésis et comme ouverture sur la réalité, 193
Cet épisode faisant l’objet de nombreuses analyses de détails dans la suite de ce travail, je ne m’y arrête pas longuement à ce stade de la découverte du Décalogue.
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sont précisément deux motifs qui reviennent souvent dans les films du polyptyque, sous l’aspect des reflets sur des surfaces réfléchissantes (miroirs, fenêtres, portes vitrées…) ou des embrasures de portes et autres « percées » dans les surfaces194. Dans Le Décalogue 7, c’est une nouvelle fois le rapport complexe entre fiction et réalité - et les illusions qu’il peut générer - qui est mis en jeu. Mais alors que dans Le Décalogue 3 et Le Décalogue 4, l’intrusion de la fiction dans la réalité, elle-même déjà fictive, du film, était le fait d’un jeu ponctuel de la part d’un des personnages - Ewa, complice du spectateur dans l’épisode 3, et Anna laissant le spectateur dans l’ignorance dans l’épisode 4 - dans cet épisode, la fiction est devenue pour les personnages eux-mêmes une réalité depuis longtemps installée alors même que chacun la sait fausse. Nulle tromperie dans ce film, c’est au contraire la capacité à se leurrer soi-même sous l’effet des apparences qui est ici mise en évidence. En effet, les rôles ont été redistribués dans la famille de Majka. Elle est la mère d’Ania, qu’elle a eue très jeune avec son professeur. Ewa, sa mère, a décidé de l’éloigner de la ville durant sa grossesse et a ensuite fait croire, avec l’accord de Majka elle-même, de son père et du professeur, qu’elle était la mère de l’enfant. Cette fiction tient depuis plusieurs années, depuis la naissance d’Ania, et a valeur de réalité pour l’enfant qui au début n’en sait pas plus que le spectateur. Au moment où commence le film, Majka a décidé de reprendre sa fille dont elle est la sœur aux yeux de la société et de l’administration, et de fuir au Canada avec elle. Mais les apparences établies, légitimées par les documents officiels, auront finalement raison de son désir, et c’est autour d’un guichet où une guichetière lit Madame Bovary, qu’elle devra rendre l’enfant à sa propre mère, farouchement décidée à ne pas se faire voler sa fille imaginaire. C’est le point de vue de l’enfant qui prime ici, elle ne sait pas la vérité, et son attachement filial s’est réellement tourné vers Ewa (sa grand-mère) alors qu’elle ne considère sa vraie mère que comme sa sœur, et la vérité révélée lui paraîtra être un mensonge, la fiction est une réalité comme une autre ! Si les représentations sont fausses, les sentiments, eux, sont vrais, on ne les change pas. C’est peut-être ce qui explique (en tout cela y fait écho) la fin du Décalogue 4 où l’on voit Anna et Michal renoncer à ouvrir la lettre maternelle qui devrait désigner le vrai père d’Anna et les libérer d’un doute. Ici comme là, les
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Ajoutons ici, que cette association entre le reflet et l’ouverture, la contiguïté entre ces deux dimensions de l’image filmique, est celle que Vélasquez a placée au cœur de ses Ménines, sa « représentation de la représentation classique » selon l’expression de Michel Foucault dans Les mots et les choses ; le miroir présente un reflet du couple royal et l’embrasure s’ouvre sur le chambellan dont Michel Foucault nous dit qu’il est bien là ; « en chair et en os, il surgit du dehors au seuil de l’aire représentée » in Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 26.
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instances inconscientes et les personnes incarnées se superposent et sont indépendantes de la réalité des statuts et des liens, seuls les sentiments sont vrais. Le père est celui qui joue le rôle de père, il en va de même pour la mère. La question de la représentation porte ici sur les apparences auxquelles l’esprit se laisse volontairement prendre, Ewa ne veut pas perdre sa place de mère qu’elle sait pourtant être fausse, Majka, elle, ne peut conquérir la place de mère dans le regard innocent de sa propre fille qui ne voit en elle que ce qu’elle croit. Les fausses réalités que sont les images finissent ainsi par devenir des vérités inébranlables. Dans Le Décalogue 8, la question de la représentation se pose dans le phénomène étrange du glissement sur le côté d’un tableau représentant un paysage, que nous avons abordé dès le début de ce travail en ouverture de la première partie. C’est d’ailleurs par la réflexion qu’il proposait que nous sommes entrés dans le polyptyque et dans sa mise en question du cadre des images. Renvoyons ici à ce seuil que constitue l’analyse du phénomène et portons ici la réflexion sur le lien qu’établit cette chute du cadre entre la représentation et l’éthique. L’épisode 8 est celui qui porte le plus directement sur l’éthique, Zophia étant professeur d’éthique à l’Université est aussi une femme minée par une décision qu’elle a dû prendre lorsqu’elle était jeune, durant la seconde guerre mondiale. Elle pense avoir livré une enfant juive au zèle persécuteur de ses bourreaux nazis en refusant de la prendre en charge clandestinement, pour protéger son réseau de résistance qu’elle croyait menacé. Professeur d’éthique pour réparer, redresser, son acte, elle connaîtra une rédemption grâce à la rencontre avec sa traductrice américaine qui n’est autre que cette enfant juive qui la hante. Le cadre est, comme nous l’avons vu au début de ce travail, ce qui figure et incarne l’éthique, dans sa dynamique séparatrice et énonciative, dans son mouvement de passage de la pulsion à la symbolisation, l’éthique se présente comme ce qui contient (limite) et permet une sublimation de la pulsion. Dans le champ de la représentation susceptible de générer de l’idolâtrie chez le spectateur, le cadre est ce qui maintient l’équilibre entre croire et douter, entre l’adhésion et la coupure. Le cadre est ce qui permet ce jeu entre absence et présence de l’objet dans sa représentation, il rappelle à l’œil la nature illusoire de la représentation en ramenant la conscience du spectateur sur la matérialité de l’image. Il marque aussi le seuil de l’aire représentée et permet ainsi, en établissant un dehors et un dedans, de contenir l’effet de l’illusion, il incarne, pour ce qui est du cadre-objet, c’est-à-dire de l’encadrement, une réalité matérielle intangible quand la toile ou l’image transfigure sa matérialité, rend transparent ce qui était opaque. Au cinéma, le cadre est lié à l’éthique du cinéaste en ce qu’il est l’instrument 177
par lequel le filmeur décide de ce qui sera rendu visible et de ce qui ne le sera pas. Il est l’instrument d’une coupe, d’un choix. Il est aussi, comme nous l’avons vu dans la première partie, la base même de l’énonciation visuelle au cinéma, l’équivalent de l’ouverture de la bouche pour la parole orale, du trait graphique pour l’écriture ; une condition matérielle indispensable, ou tout au moins essentielle, depuis Alberti, à la formulation d’un propos visuel. Par ce jeu répété du redressement et de la chute d’un tableau encadré, cet épisode attire l’attention du spectateur sur la présence et la fonction des cadres dans le polyptyque, en montrant, justement dans le film où sont directement mises en jeu l’éthique et la question de la loi, un cadre, representamen de l’éthique, qui glisse sur le côté et jamais ne conserve sa place. Cette focalisation sur le cadre en tant qu’objet instable est ici répétée comme un symptôme du déclin de la place de la « morale » dans la vie quotidienne, thème qui est à l’origine du désir commun de Piesiewicz et Kieślowski d’adapter le décalogue mosaïque pour la télévision, elle nous permet aussi d’élargir l’observation à l’ensemble du Décalogue en portant particulièrement l’intérêt sur les apparitions de cadres en tant que cadres, c’est-à-dire de cadres matériels, de cadres-objets, dans la terminologie de Jacques Aumont. L’enjeu est ici de montrer comment chaque épisode pose à sa manière la question de la représentation, restons-en au mécanisme général de la mise en jeu de la question, nous verrons plus loin comment le cadre est associé à l’éthique et à la Lettre. Dans Le Décalogue 9, la question de la représentation se pose à travers celle du regard jaloux et de la place qu’il assigne au spectateur. C’est ainsi le rapport entre la jalousie de Romek, médecin devenu impuissant, et les jalousies – fentes diverses qu’offre la configuration des lieux ; persiennes, embrasures de portes, volets entr’ouverts, fine ouverture des portes d’un placard mais aussi téléphone…- qui est mis en jeu dans l’épisode. L’épisode 9 nous permet ainsi d’observer comment s’organise une mise en forme visuelle de la jalousie et conjointement une sorte de mise en jalousie du regard du spectateur. Après avoir appris que son impuissance était irréversible, Romek s’apercevra que son épouse, Hanka, le trompe avec un jeune étudiant qu’elle retrouve dans l’appartement que sa mère lui a laissé, en centre ville. Avant de se lancer dans une enquête jalouse, Romek cherche à la sonder, lui demande si elle a un amant, mais devant la réponse de Hanka, qui lui dit que : « tout ne peut pas être dit », il renonce à la parole et opte d’une certaine manière pour la jalousie, comme dispositif visuel, il commence alors à espionner son épouse.
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Romek s’immisce clandestinement dans la relation adultérine qu’entretient Hanka en la plaçant sur écoute. Il va espionner les prises de rendez-vous très pragmatiques de son épouse et tirer une sorte de jouissance masochiste de cette situation d’éviction, comme le soulignent les termes employés par Kieślowski et Piesiewicz pour évoquer par écrit la scène d’espionnage : « La voix de Hanka est neutre, officielle, comme si Roman195 était dans la pièce. Le visage de Roman change, (Il est en train de l’écouter) un rictus de souffrance apparaît, auquel succède une sorte de curiosité masochiste qui le pousse à écouter la conversation jusqu’au bout, malgré la souffrance. »196 Romek va suivre ce que lui dicte cette trouble jouissance et se rapprocher de plus en plus des amants, sans se faire remarquer, selon le dispositif de la jalousie, il va disparaître en s’approchant, jusqu’à la scène extrême de l’appartement où il voudra se faire le spectateur effaré des ébats de sa propre femme, mais n’assistera qu’à une scène de rupture entre les amants avant d’être enfin découvert. Précisons que Romek fouille l’appartement où Hanka voit son amant à la recherche de traces, de preuves matérielles. Dans le scénario, il va même jusqu’à retrouver une trace jaune de leurs ébats sur des draps placés dans le lave-linge. Cette quête du signe visible indique bien l’importance du regard dans le cheminement de Romek qui est mu par un fantasme, du son à l’image; voir son épouse heureuse dans les bras de l’autre, ce qui reviendrait pour lui à se voir oublié, nié, absent, et sur une autre scène, à découvrir une vérité fondamentale sur son origine197, vérité qui le poussera à disparaître. Ce dernier point distingue le regard du jaloux de celui du voyeur. La jalousie emprunte en effet au voyeurisme le dispositif visuel de la fente, de la vue à travers le petit trou qui permet à celui qui regarde de ne pas être vu de celui qui est regardé, et ce n’est peut-être pas un hasard si le nom du jeune postier voyeur du Décalogue 6, Tomek, ressemble tant à celui du jaloux Romek. Mais Romek le jaloux se distingue de Tomek le voyeur en ce qu’il ne vise pas son propre regard comme objet partiel mais sa propre disparition en tant qu’origine de ce regard. Contrairement à Tomek qui s’approche par son regard, prend corps à travers lui, Romek, s’efface, disparaît, s’humilie en espionnant son épouse avec son amant qui occupe sa place comme si elle était vide ; son regard se vide quand celui de Tomek se fait chair pour luimême.
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Dans la version écrite, le personnage se nomme Roman, mais il est appelé le plus souvent Romek dans le film, nous avons respecté cette répartition. 196 Krzysztof Kieślowski et Krzysztof Piesiewicz, Le Décalogue et autres récits, op. cit. p. 266. 197 Voir dans la dernière partie le chapitre « L’image-fente comme origine ».
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C’est ainsi que la jalousie se présente comme un dispositif visuel dont la définition indique qu’elle sert à voir sans être vu et à faire de l’ombre, c’est-à-dire en somme, à faire disparaître un sujet dans son ombre. L’éclipse, la disparition dans le champ, au cœur de l’image, sont les motifs qui accompagnent ici la jalousie… A la fin de l’épisode, Romek, persuadé que son épouse est partie au ski avec son amant, a laissé une lettre sur son téléphone et pris son vélo pour aller se tuer. Il emprunte alors un viaduc en construction, après avoir contourné une barrière le lui interdisant, et il s’élance sur cette voie dont on sait comme lui qu’elle doit s’arrêter net quelque part. (Voir extrait 4)
Figures 63, 64 et 65 : Le Décalogue 9 (52 :06 à 52 :13, même plan)
Figures 66, 67 et 68 : Le Décalogue 9 (53 :04 à 53 :17, même plan)
Dans la séquence suivante, nous voyons disparaître le car dans lequel se trouve Hanka, de la même manière, au bout de la route. Elle rentre en urgence à Varsovie soupçonnant quelque chose de grave. Ces deux disparitions sur la route marquent la fin de l’histoire et le début de l’épilogue, elles annoncent aussi, par leur parallélisme, la rencontre, les retrouvailles, des deux conjoints, en dehors du visible, au-delà des images, dans la parole. D’une certaine manière, Hanka, au bout de sa route, le rejoint dans la disparition. C’est alors qu’ils vont se parler au téléphone. Immédiatement après la disparition du car, on voit Hanka rentrer chez
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elle et découvrir, après avoir cherché et appelé Romek dans tout l’appartement, la lettre posée sur le téléphone. Le téléphone sonne, elle décroche inquiète, et c’est Romek qui lui parle. -
« Ania198 ? lui dit-il.
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Tu es là, mon Dieu tu es là… lui répond-elle.
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Je suis là… » dit enfin Romek, et ce seront les dernières paroles du film.
Tout le film mène à ces retrouvailles dans la parole, à travers un chassé-croisé dans le visible à l’occasion duquel les deux personnages ne se sont jamais vraiment retrouvés ensemble. Dans l’ascenseur qui les remonte vers leur appartement au début du film, une panne d’ampoule les livre à un jeu d’éclipses et d’apparitions qui ne les réunit jamais. (Voir extrait 5)
Figures 69 à 74 : Le Décalogue 9 (04 :36 à 04 :55, même plan)
De la vue au toucher, les personnages se cherchent dans leurs corps, dans leur apparition, c’est justement là qu’ils ne sont pas susceptibles de se rejoindre… Ainsi, nous voyons leurs corps s’éclipser, apparaître à tour de rôle, objets dans la lumière et sujets dans l’ombre, dans une relation visuelle et tactile d’où l’échange intersubjectif est exclu.
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« Ania » est le nom de Hanka tel qu’il apparaît dans les sous-titres.
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Dans la suite du film, Kieślowski montrera cette impossibilité d’être ensemble par l’utilisation du flou, lorsqu’ils se parlent… Cette alternance de la mise au point de l’objectif, trouble les contours de l’un puis de l’autre, commençant à l’effacer et insistant ainsi sur le fait qu’ils ne partagent pas le même espace, ils ne sont pas au même endroit, pris dans une sorte de chiasme visuel.
Figures 75 et 76 : Le Décalogue 9 (15 :07 et 15 :19)
Autre figure de ce jeu d’éclipse et d’apparition et de cette impossibilité de réunir les deux personnages à l’image ; l’utilisation du reflet. Lorsqu’ils sont réunis dans une image, sans obstacle ou élément tiers susceptible de les éloigner, ils ne sont ensemble que dans un reflet, une image spéculaire, c’est-à-dire dans une illusion de présence.
Figures 77 et 78 : Le Décalogue 9 (06 :13 et 34 :02) Romek est reflété par le miroir de la salle de bain (78)
Cette dialectique du reflet et de la présence est d’ailleurs très bien mise en jeu dans le plan dont le photogramme ci-dessus est tiré (figure 78).
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Selon une disposition qui rappelle par sa structure celle qui se trouve au fond des Ménines de Vélasquez ou encore sous une autre forme dans La toilette de Bonnard, et que Kieślowski aime beaucoup utiliser. Kieślowski met en abyme les deux dimensions de l’image ; présence réelle d’un corps dans un champ creusé en profondeur à l’intérieur d’un cadre, celui de la porte ouverte, et reflet d’un corps sur une surface plane où il apparaît parfaitement ressemblant mais sans épaisseur. Dans le photogramme ci-dessus, on peut voir les deux corps représentés avec la même précision, la même lumière, et pourtant, le corps de Romek, reflété par le miroir de la salle de bain est moins présent que celui de Hanka qui est perçu directement par la caméra. Cette dernière va franchir un seuil et venir vers nous en changeant d’espace, comme le chambellan des Ménines qui se tient « au seuil de l’aire représentée » alors que Romek est prisonnier d’une planéité qui le condamne à n’être qu’une apparence, un fantôme. Ainsi, outre le fait qu’ils soient séparés l’un de l’autre par le schéma constructif de l’image dont les lignes verticales isolent chacun des personnages dans son espace clos, ils sont séparés aussi par la nature même de leur apparition, Hanka étant plus présente que Romek dont l’apparition est dépourvue de consistance charnelle, à l’instar de ce qui se produit dans son intimité où l’impuissance sexuelle peut être comprise, elle aussi, comme un manque de chair, un défaut d’incarnation. Romek est un fantôme quand sa femme dispose pleinement de son corps, c’est donc ailleurs, sur un autre plan qu’ils pourront se retrouver. Mais avant cela, Romek aura dû éprouver jusqu’au seuil de la mort l’attente secrète et informulable de son œil jaloux attiré par les fentes des jalousies. Le dixième épisode nous amène vers une réflexion plus large sur la question de l’idolâtrie, il touche directement au sujet qui a été progressivement travaillé par les neuf précédents films, comme une sorte de conclusion morale, il formule les choses de manière plus directe, en mettant clairement en jeu le fétichisme et l’attachement irrationnel à l’image. Le Décalogue 10 se termine sur ces mots prononcés par Jerzy : « une série ! ». Il est alors penché sur une table et regarde les deux séries de timbres sans valeur que lui et son frère Artur ont achetées séparément pour compenser ironiquement la perte de la série de timbres de grande valeur que leur père leur avait léguée à sa mort et qu’ils ont bêtement laissé partir dans l’escarcelle d’un collectionneur rival.
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Figures 79 et 80 : Le Décalogue 10 (54 :59 et 55 :34)
Après avoir prononcé ces derniers mots, Jerzy éclate d’un rire libérateur, son souffle éparpille les deux séries, son frère, Artur, rit à son tour et, se penchant sur la table, colle sa tête contre celle de son frère. La série se clôt ainsi sur le motif de la fraternité, une fraternité gémellaire que vient signifier la ressemblance entre les deux séries choisies par les deux frères, ainsi que la réunion des deux têtes, collées l’une à l’autre dans la convulsion d’un rire d’autodérision. Après la tension qu’avait fait naître en eux la valeur astronomique des timbres de leur père, ils se retrouvent libérés du pouvoir des timbres et deviennent ainsi des iconoclastes devant ces imagettes sans prix qui constituent tout de même une série, mais une série sans commune mesure avec celle qu’ils cherchaient à reconstituer. Ne sont-ce pas aussi les deux auteurs des scénarios, aux prénoms jumeaux, qui se mettent en scène ici, surplombant leur série de vignettes éclectiques, faisant voler les images dans le souffle d’un rire salvateur ? L’autodérision remplace ici la colère de Moïse, mais le résultat est le même ; les tables de la Loi, la série, sont brisées, mais la Loi, elle, demeure, dans les interstices, dans les fentes, invisible, échappant à tout fétichisme, elle est dans le souffle qui éparpille les timbres sur la table, dans les manques, les entailles, les cicatrices, elle circule d’un épisode à l’autre comme un esprit libéré de sa Lettre, ou plutôt, comme nous le verrons plus loin, comme l’esprit de la Lettre lui-même. La fin du Décalogue 10 nous rappelle que Le Décalogue n’est qu’une série télévisée, il ne faudrait pas l’idolâtrer ni trop s’y attacher, ce qui compte est entre l’œil du spectateur et l’écran, c’est la loi du regard dans toutes ses dimensions, l’apprentissage de cette mise à distance de l’attachement à l’image se fait ici au prix d’une perte organique, un rein donné à autrui en échange d’une image qui n’arrivera jamais. 184
Ainsi, la différence de valeur entre les deux séries de timbres est une construction imaginaire, un investissement idolâtrique de ces petites vignettes imagées opéré par les deux fils à la suite de leur père idolâtre, dans son sillage. Le fou rire qui les saisit devant la banalité de cette série de trois timbres, et peut-être aussi devant le mouvement intérieur qui les anime dans cette quête, les protège désormais du fétichisme qui a précédemment amené Jerzy, l’aîné, à donner un rein à un escroc dans l’espoir d’obtenir le dernier timbre de la série prestigieuse que composait le père. Le respect de la mémoire du père, respect de sa série, respect du quatrième commandement, s’était transformé en attitude idolâtrique, en une transgression du second commandement, en un attachement irrationnel à l’objet qui a été payé d’une amputation organique chez Jerzy dont le corps est ainsi puni de sa folie, mais se délivre d’une certaine manière par le travail de cette perte. Dans le même ordre d’idée, notons ici que le dernier épisode s’ouvrait sur une invitation à la transgression des différentes prescriptions qui composent le décalogue. Le film commence par ces mots chantés, voire, hurlés, par Artur sur la scène d’une salle de concerts où se produit son groupe « City Death ». -
« Tue, tue, tue !
Tue, commets l’adultère, convoite, convoite, convoite, Pendant toute la semaine ; Pendant toute la semaine, Le dimanche, bats ta mère et ton père, Bats ta sœur, bats ta mère et ton père Bats ta sœur, bats plus petit, plus faible que toi, Et vole, car tout autour de toi est à toi, est à toi. »199 Le film place ces injonctions transgressives qui établissent la loi comme ils la défont, au début du récit, alors qu’elles n’apparaissent qu’au milieu, à la quinzième scène sur trentecinq, dans la version publiée du scénario. Il s’agit d’une scène illustrant la place d’idole de la jeunesse qu’occupe Artur, son frère arrivant à travers la foule, pour le retrouver. Cette mise en épigraphe de la réunion des frères et de cette position d’idole d’Artur donne une valeur paradoxale aux paroles de sa chanson. Reprise négative des commandements (mais on sait que l’inconscient ignore la négation) elle surplombe ainsi le dernier épisode et prend la valeur 199
Krzysztof Kieślowski et Krzysztof Piesiewicz, Le Décalogue et autres récits, op. cit. p. 313
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d’une moralité qu’on pourrait presque déchiffrer comme un rébus. Puisque l’idole chante la version négative de la Loi, elle est à l’origine d’une sorte d’anti-Loi, et plus exactement d’une version retournée de la Loi. Il ne faut pas idolâtrer la loi de peur d’en faire une négation même de la Loi, à savoir, précisément une idole. Du point de vue de l’idole, la loi se formule donc à l’envers, ce qui laisse penser qu’à l’endroit, elle est tout entière tournée contre l’idole. L’ennemi de la Loi, moins que sa transgression qui la formule et la réitère (fût-ce négativement), est donc l’idolâtrie, l’attachement excessif à un objet, à une star, à un timbre ou à une série… La réflexion finale des deux frères, qui provoque ce rire libérateur et souverain, est précisément l’expression du sens de la dérision (contraire à l’idolâtrie) qui les sauve de leur échec à posséder pleinement la série du père… Notons aussi que la série de timbres de très grand prix qu’ils essayaient de reconstituer et pour laquelle Jerzy a donné un rein pour rien, était constituée de plusieurs représentations de Mercure, le messager de la mythologie latine celui grâce à qui « une lettre arrive toujours à destination » comme le dit Lacan en clôture de son séminaire sur la lettre volée. Ainsi donc, au terme de ce dixième épisode, la série prestigieuse restera incomplète tout comme le corps de Jerzy, privé d’un rein, et la série vulgaire de timbres sans prix sera éparpillée par le souffle d’un rire iconoclaste. Comme dans le bris des tables de la Loi par Moïse, le principe demeure mais l’objet matériel tombe, se brise… Ici c’est bien le souffle du rire libérateur qui brise la série. Justement parce que ces images matérielles idolâtrées que sont ces timbres n’ont pas de trou, elles ne sont pas percées, contrairement à la lettre de la parole qui a elle, la texture du souffle et demeure invisible, l’image matérielle prend le vent et s’envole. Il y a un vide, un creux, un passage, un espace à occuper pour le sujet dans la Loi, et la série est elle aussi, percée d’intervalles et d’espace à occuper pour le sujet. Entre les épisodes bien sûr, mais aussi à l’intérieur de l’image, dans l’ouverture que représente la petite lucarne où la série apparaît pour la première fois chaque dimanche. Une série est l’orchestration de cette alternance d’un plein et d’un vide. Chaque épisode se présente donc comme la bordure d’un vide, sans qu’on sache de quel côté il est exactement.
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4) L’amateur ou le second commandement Dans L’amateur, son quatrième long-métrage de fiction réalisé en 1979, soit dix ans avant Le Décalogue, Kieślowski aborde ouvertement la question de la représentation cinématographique et de l’éthique du filmeur. Il le fait cette fois-ci dans le plein de son propos et non pas seulement dans l’épaisseur de ses images, à travers un récit initiatique mettant en scène un jeune père de famille qui s’achète une caméra pour la naissance de sa fille et qui va progressivement devenir un cinéaste amateur de plus en plus reconnu dans l’univers des clubs cinéma amateurs qui ont fleuri en Pologne dans les années soixante-dix, encouragés par le régime à travers sa Fédération du Film Amateur. Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder ce film au fil de cette étude et nous ne reviendrons ici que sur la manière dont il raconte l’initiation de Filip et la naissance de son éthique de cinéaste, c’est-à-dire sur la manière dont il met en jeu le second commandement de la loi mosaïque et se place ainsi en relation avec Le Décalogue. La grande différence entre les deux projets tient au fait que réalisé en 1979, soit dix ans avant Le Décalogue, L’amateur aborde directement dans son récit la question du cinéma et de la responsabilité de celui qui filme alors que Le Décalogue le fait indirectement, en déclinant indirectement les deux questions que porte le second commandement. Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que donner à voir ? On peut considérer que L’amateur ne porte que sur la seconde question. Mais si c’est essentiellement dans le propos délibéré du film que réside ici la réflexion de Kieślowski sur le cinéma, comme nous allons le voir dans un premier temps, il faut remarquer aussi qu’un travail y est effectué dans le corps des images elles-mêmes, annonçant la manière dont Le Décalogue traitera cette question sans jamais l’aborder directement. Une pensée de l’image filmique par le film, une théorie cinématographique du cinéma est ainsi en développement. a) Un récit initiatique. Tout d’abord, la trame narrative elle-même est une mise au jour du processus initiatique en vertu duquel Filip Mosz va prendre conscience de sa responsabilité de cinéaste et va finalement décider de retourner la caméra vers lui pour devenir à la fois le sujet filmeur et l’objet filmé, c’est-à-dire commencer à raconter sa propre histoire à la première personne, prendre la parole en assumant son propos et en étant lui-même l’objet du dévoilement.
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L’histoire de Filip, l’amateur, est ainsi l’histoire d’un homme qui va progressivement devenir un filmeur conscient de ce qu’il filme et peut-être même un artiste responsable. Le film, s’appuyant en partie sur des expériences de Krzysztof Kieślowski et s’en écartant en partie (il n’a jamais été un cinéaste amateur et n’a abordé le cinéma qu’à des fins professionnelles), suit ainsi une trajectoire qui va voir Filip avancer vers son désir de faire des images depuis sa pratique familiale spontanée jusqu’à son accession au statut de narrateur à la première personne, le statut le plus indépendant et le plus « artiste » que puisse connaître un cinéaste. Ce qui nous intéresse ici c’est la manière dont le film va travailler la question de la représentation cinématographique et de la responsabilité du filmeur dans le corps même de son récit, étape par étape. On peut voir les trois grandes étapes de son initiation et de la prise en compte sérieuse de son désir à la lumière des catégories que Roger Odin a établies concernant le champ du cinéma amateur, dans un article publié en 1999 dans la revue Communications200, au fil duquel il s’appuie assez largement sur le film de Kieślowski pour illustrer son propos. Il définit ainsi trois profils et trois sphères de cinéastes amateurs : le cinéaste familial, le cinéaste amateur en club et enfin l’artiste hors circuit, le cinéaste indépendant, ce que devient probablement Filip à la fin du film en retournant la caméra vers lui et se faisant narrateur de sa propre histoire201. A travers les séquences construites autour de sa caméra, de l’usage qu’il en fait ou des mentions qui en sont faites, nous pouvons voir comment il s’affronte à des situations où son désir de filmer et son ambition artistique entrent en conflit avec sa vie familiale et ses responsabilités de mari et de père d’abord, d’employé d’usine ensuite et enfin d’artiste. Nous verrons ainsi se dégager son éthique de cinéaste au fil des situations initiatiques et à travers les trois strates d’amateurisme qu’il va traverser. Nous reprendrons ici les catégories de Roger Odin. b) Un cinéaste familial C’est à la naissance de sa fille que Filip s’achète une caméra pour filmer ses premiers instants. Il entre ainsi dans la catégorie des cinéastes amateurs familiaux et ce n’est sans doute 200
Roger Odin, « La question de l'amateur » in Le cinéma en amateur, Communications, Année 1999, Volume 68, Numéro 1, p. 47 - 89 201 Dans le film, le dernier plan se clôt sur le visage de Filip vu par sa propre caméra, alors qu’il est train de raconter sa propre expérience, l’image devient noire mais on entend encore durant le générique le son de la caméra en train de tourner. Dans le récit publié, l’histoire se clôt ainsi après que trois points de suspension ont interrompu sa narration orale : « C’est à ce moment précis que le mécanisme s’enraya et la caméra cessa de filmer. » in Krzysztof Kieślowski, Le hasard et autres textes, Traduit par Margot Carlier, Actes Sud, p. 152.
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pas anodin qu’il le fasse au seuil de sa vie de père. La prise de la caméra pour filmer dans la famille, comme le note Roger Odin représente souvent un risque pour les personnes filmées202, ici le risque est certainement formulé dans le rêve inaugural et prémonitoire d’Irena, son épouse, où un épervier fond sur un poulet et le dévore. Filip présente dès le début sa caméra à ses amis, réunis chez lui pour fêter la naissance de sa fille alors que son épouse et le nouveau né sont encore à la maternité. Il leur affirme qu’il va « photographier » sa fille mois après mois, et un de ses amis lui répond qu’elle sera contente plus tard quand elle se verra. Le projet initial de Filip est ainsi lié à sa fonction de père et au désir d’envelopper son enfant dans les images qu’il pourra faire d’elle. Il est intéressant de remarquer comment ce projet s’inscrit dans une continuité critique de l’œuvre documentaire de Kieślowski ; il pourrait s’agir là d’une reformulation du projet avorté de tourner la suite de Premier Amour (1974) en suivant pas à pas l’évolution d’Ewa, la fille de Romek et de Jadzia, dont il avait filmé la naissance au prix de certaines intrusions. En replaçant ce projet dans la sphère du cinéma familial, où on le rencontre très souvent, tout comme les larmes du jeune père dans le régime de la fiction, il tire en quelque sorte les leçons éthiques des excès intrusifs de Premier Amour cinq ans plus tôt. Lors de cette soirée festive avec ses amis, pour montrer à une de ses invités comment on se sert de l’appareil, il filme un poste de télévision qui diffuse un concert classique, un récital de piano.
Figures 81 et 82 : L’amateur (00 :07 :21 et 00 :07 :30)
En deux plans, le désir de Filip et son absence de limite sont manifestés aux yeux du spectateur. Il filme un poste de télévision qui montre un virtuose du piano qui finit son récital et salue le public. On voit ici la fascination de l’ouvrier cinéaste amateur impétrant pour le 202
Il se réfère notamment au récit qu’en fait Marie Cardinal dans Les mots pour le dire. Roger Odin, op. cit. p. 50-51.
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grand artiste reconnu, et, l’accompagnant, l’envie que son succès suscite en lui, il s’exclamera d’ailleurs à l’issue du concert, l’air un peu saoul ; « Il joue bien ! » sur un ton qui laisse poindre son propre désir. Mais au-delà du signe que représente cet artiste que Filip rencontre dès ses premiers pas avec sa caméra, la manière dont il cadre la télévision, plein champ, sans qu’on en voie les bords, nous renseigne aussi sur la relation qu’il entretient avec l’image animée et la foi qu’il place en elle. Dans le plan de droite ci-dessus, l’image télévisuelle remplace l’image filmique, le support cinématographique s’efface sous l’effet de ses points communs avec l’image animée de la télévision et l’on pourrait croire que c’est alors Filip qui filme directement le pianiste s’il n’y avait pas cette couleur bleue et ces lignes horizontales qui venaient nous rappeler la présence de l’écran. Peu importe cependant pour Filip, il est dans l’image de la télé grâce à l’usage de la caméra qui par son cadrage serré en efface les bords et lui donne soudain l’impression d’y être, d’être dans une relation directe avec ce pianiste. C’est par l’usage de sa caméra que Filip prend conscience du talent du pianiste, parce qu’en le regardant intensément à travers le viseur de sa caméra, il en a saisi l’intimité. La séquence de l’émission qu’il filme est d’ailleurs une suite de gros plans enchaînés sur le visage et les mains de l’artiste. Il plonge littéralement dans l’image bleue et y trouve une intimité avec l’être filmé, et ce plongeon et cette intimité sont manifestés visuellement par la disparition des bords de l’image filmée qui devient ainsi l’image du film elle-même. Il est d’ailleurs possible que ce plan soit précisément celui que filme Filip. En tout cas comme plan subjectif adoptant le point de vue du personnage principal, ce plan nous montre le désir de Filip ; devenir un artiste, ainsi que l’aspect illimité de son avidité visuelle ; il se plonge dans l’image au point de se retrouver, fût-ce illusoirement, dans l’espace représenté. La seconde étape de son initiation est la rencontre de sa passion privée avec l’univers public de l’hôpital où il va voir sa fille et son épouse au lendemain de l’accouchement. Il s’adresse à un médecin de l’hôpital en lui demandant l’autorisation de filmer sa fille, précisant qu’il a acheté la caméra dans cet unique but. Le secrétaire prend l’appareil, place son œil dans le viseur et, se retournant, ouvre d’un coup sec, des rideaux qui se trouvaient derrière lui. Filip et le spectateur découvrent alors l’atrium de l’hôpital et les différents étages ouverts sur le vide central, où s’agitent infirmières, médecins et patients.
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Figures 83 et 84 : L’amateur (00 :09 :12 et 00 :09 :28)
Le geste de dévoilement du médecin lorsqu’il s’empare de la caméra de Filip ouvre le champ sur une superposition d’étages qui peuvent tout à fait correspondre à une vue en coupe de l’institution elle-même, donc à une prise de connaissance ; les différentes couches étant visibles d’un seul coup d’œil dans un point de vue synoptique qui fonde ici le pouvoir du filmeur. Il peut tout embrasser de son regard. Après le plongeon dans l’image, c’est ici le pouvoir de dévoilement et de contrôle panoptique qui est mis en jeu par l’image, la caméra est l’instrument qui le permet. L’autorité du médecin, qui bondit soudain de manière théâtrale en ouvrant le rideau et en filmant l’atrium, renforce ici l’idée que Filip s’est octroyé un objet lui procurant du pouvoir, un pouvoir de dévoilement. Ce pouvoir est immédiatement présenté dans sa doublure négative comme un pouvoir d’intrusion lorsque, quelques instants plus tard, il filme sa fille alors qu’une infirmière la change sur une table à langer située derrière une baie vitrée. Malgré l’impossibilité qu’il a de toucher son enfant, la transparence de la vitre lui permet de l’approcher visuellement et de prélever son apparence, le jeune père semble d’ailleurs fasciné. Son épouse lui demande d’arrêter de filmer car elle est nue et que c’est une fille. Cette courte séquence montre bien en quoi le film de famille peut représenter une menace, fût-elle imaginaire, pour ceux qui sont filmés, comme le souligne Roger Odin dans son article. L’intrusion d’une caméra dans l’intimité pose la question de la limite entre le public et le privé. Ici, juste après avoir obtenu du médecin qui avait mis en avant le pouvoir de dévoilement de la caméra l’autorisation de filmer sa fille, Filip se retrouve confronté à cette question essentielle du respect de l’intimité de sa fille, son épouse lui indique qu’il doit y avoir une limite à son pouvoir de dévoilement.
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c) Un cinéaste de club amateur C’est par le biais d’un collègue, son supérieur hiérarchique direct, présent lors de la petite fête durant laquelle il a présenté sa caméra, que le directeur de l’usine où travaille Filip lui demande s’il a une caméra et s’il peut filmer la journée du 25 ème anniversaire de l’usine. Il lui propose aussi de créer un club cinéma dans l’usine et lui octroie ainsi le budget culturel de l’établissement. Filip passe ainsi du statut de cinéaste familial à celui d’amateur officiel, son rapport à l’image s’en trouvera ainsi modifié puisqu’il doit filmer pour répondre à une commande, satisfaire le désir d’un autre. On sent chez lui, au moment d’accepter cette promotion dans l’ordre de l’amateurisme, une crainte naturelle vis-à-vis du directeur, crainte qui peut se comprendre comme l’expression négative de son désir de filmer qu’il va lui falloir protéger du désir de représenter selon un point de vue idéologique. Peu de temps après cette proposition, rentrant chez lui, Filip expérimente dans son cadre privé le fait de faire un film de commande et le conflit qui s’installe entre son désir de filmer et son tout nouveau statut de responsable d’un club cinéma et sa vie familiale et surtout conjugale. Lorsqu’il propose à son ami Piotrek de le remercier de l’avoir transporté, avec son matériel, dans son corbillard tout neuf, ce dernier lui demande de le filmer près de son véhicule ainsi que de filmer sa mère qui apparaît à la fenêtre à cet instant. Filip s’exécute et réalise sans le savoir les dernières images que Piotrek aura de sa mère qui décèdera un peu plus tard. Au moment où il prend ces vues de son ami, son épouse lui demande pourquoi il a été choisi par sa direction pour filmer la journée anniversaire de l’usine. Il lui répond que c’est parce qu’il est le seul à avoir une caméra, ce à quoi elle rétorque qu’elle croyait que c’était pour sa fille. Sa réaction montre le conflit qui s’établit entre Irena, incarnation de la famille et le désir de Filip de filmer au-delà de ce cadre. Elle le rappelle à sa vocation de cinéaste familial quand il s’enivre devant elle de son statut de cinéaste amateur reconnu par son entreprise et à qui on a confié la réalisation d’un film d’entreprise à la frontière des mondes professionnel et amateur. Filip constate ainsi l’intérêt que suscite sa caméra auprès des autres et le rôle social qu’il commence à jouer en mettant son appareil au service de la communauté, il occupe une nouvelle place et possède manifestement le pouvoir de montrer aux autres leur propre image, c’est-à-dire de jouer un rôle dans leur intimité, de les toucher. Piotrek veut se voir à l’écran et demande à Filip de lui procurer ce plaisir. Ce pouvoir du filmeur sur celui qui est filmé, le pouvoir de le faire entrer dans le cadre et de l’exposer aux regards des autres est déjà présent à l’origine du cinéma, puisque le succès économique des opérateurs Lumière envoyés à travers 192
le monde reposait beaucoup sur le désir des badauds de venir se voir sur l’écran après l’annonce que des vues avaient été tournées dans leur quartier. La référence aux vues Lumière n’est pas anodine ici, car, comme nous l’avons déjà vu dans la première partie de ce travail, Filip filmera une sortie d’usine à travers une fenêtre ainsi que des plans fixes de rue où défilent des passants et des vues familiales, déjà présentes aux débuts du cinéma, il refait d’une certaine manière le trajet effectué par les premiers opérateurs Lumière et découvre progressivement les possibilités de sa caméra sur la saisie des événement fortuits pris dans l’apparence de la réalité matérielle. Dans cette première approche, Filip agit sans conscience des effets de ses films, on voit juste, à l’air crispé qu’il arbore lorsqu’il filme la journée anniversaire de son usine, qu’il y met bien plus que ce que demande son patron, et qu’il veut réellement saisir le réel avec sa caméra.
Figure 85 : L’amateur (00 :17 :14)
Filip veut s’approcher au plus près de la chanteuse qui égaye la soirée d’anniversaire, il se colle presque à elle et elle se tourne soudain vers lui, dans le flux de sa chanson pour le regarder en souriant. Saisi par ce regard qui le débusque, il se recule en la saluant benoîtement et arrête net sa caméra, comme s’il avait été interrompu en pleine contemplation érotique. Son épouse ne s’y trompe pas qui semble être jalouse de cet intérêt pour une autre femme que Filip dissimule à peine derrière sa caméra. Ce retournement du regard vers lui, pourtant sans agressivité de la part de la chanteuse, est pour lui comme une injonction, voire une menace, et témoigne de la part du plaisir scopique qui se glisse dans la pratique de Filip. Le regard à la caméra de la chanteuse est non seulement un geste qui risque de gâcher son plan, mais c’est aussi pour lui la fin de la relation voyeuriste puisque son regard, médiatisé par la caméra, lui revient en un éclair. Il s’agit là encore d’une limite à laquelle se heurte Filip dans les premiers temps de son initiation. 193
Une autre limite apparaîtra plus tard, alors qu’il filme des dirigeants politiques en visite dans son usine pour son anniversaire, son directeur lui demandera de ne pas filmer l’intérieur d’une salle où se tient une réunion et qui restera pour Filip comme pour le spectateur, dans le hors-champ. Ainsi arrêté sur le seuil de l’ère qu’il s’apprêtait à filmer, Filip est rétrogradé du rang de filmeur réalisateur à celui d’opérateur aux ordres d’une autorité supérieure. Pulsion scopique et censure se font ainsi face sur le seuil d’une porte et d’un champ à jamais condamnés. Immédiatement après cette censure, vient pour lui l’expérience de la mise en scène et de l’intention poétique après celle de la pulsion de filmer. La porte du bureau interdit à peine refermée, Filip voit une femme de ménage sortir d’une pièce et avancer dans la pénombre, il la filme, dans un geste instinctif très appuyé, la femme rentre vite dans une pièce, le plan ne sera pas bon et de toute manière l’obscurité des lieux était trop importante ; le geste de Filip était irréfléchi, un geste d’instinct. Mais l’intérêt dramatique de cette courte péripétie est de manifester l’énergie pulsionnelle qui habite Filip et qui vient d’être contrariée par son directeur qui lui a fermé la porte au nez. Dans un second temps, il se retourne et aperçoit sur le rebord d’une fenêtre, un pigeon qui roucoule. Remettant son œil au viseur, Filip le cadre et le pousse délicatement de la main afin qu’il s’envole. Dans la version écrite du film, cet épisode est développé plus longuement et l’on y voit Filip prendre la décision d’influencer la nature pour provoquer le plan qu’il cherche à filmer. On peut ainsi lire : « Il filma un pigeon venu se poser sur le rebord d’une fenêtre. Il attendit que le pigeon s’envole, mais rata finalement la prise lorsque l’oiseau s’élança enfin dans les airs. Il en attendit un autre, mais les pigeons n’aimaient pas se faire filmer, il émietta un morceau de pain abandonné par quelqu’un, et les pigeons arrivèrent en nombre. Il les effraya pour filmer leur envol. »203 Dans la version écrite, le passage du documentaire pur qui cherche à prendre le réel à l’improviste au documentaire mis en scène est plus marqué ; on voit naître chez Filip une attente encore timide qui se solde par la décision de mettre en scène le plan que la réalité ne lui donne pas. L’autre grande découverte que ce projet semi-professionnel lui permet de faire est celle du montage. Fier de ce qu’il a fait et encore à cheval entre le monde privé du cinéaste familial et celui du cinéaste amateur, il présente à son épouse son montage de la journée
203
Krzysztof Kieślowski, Le hasard et autres textes, op. cit. p. 98.
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anniversaire, insistant sur le passage d’un plan à l’autre, sur la suture qu’il a faite et qui fait naître un sens de l’association de deux plans.
Figure 86 : L’amateur (00 :23 :47)
Ici encore, la version écrite détaille précisément l’étape que représente pour lui ce premier montage semi-professionnel. « A cette occasion, Filip découvrit avec surprise que le sens de ce que l’on voyait sur l’écran dépendait du montage de la pellicule. Quand il mettait les dignitaires joyeux après la chanteuse, on avait l’impression qu’ils riaient à cause de la chanson. Quand il faisait le contraire, les dignitaires se moquaient de la chanson. » 204 Remarquons qu’au moment où Filip montre l’enchaînement de plans à Irena205, Kieślowski lui-même associe deux plans de manière intéressante pour nous. Alors que dans le premier Filip montre son plaisir à revoir ce qu’il a monté, dans le second, son épouse donne un biberon à son enfant, établissant un possible lien entre l’avidité scopique de Filip et le nutriment maternel. Nous aurons l’occasion de voir ultérieurement la place que tient le lait dans les films de Kieślowski ainsi que chez d’autres cinéastes, dans l’évocation de la pulsion scopique, mais pour le moment, notons simplement ce rapprochement qui est fait entre la position de spectateur (et non celle de filmeur) et le rapport au nutriment maternel. La projection de son film monté devant la direction de l’usine sera pour Filip l’occasion d’une nouvelle déconvenue et d’une nouvelle prise de conscience des limites de son pouvoir de filmeur et de la place de l’écriture cinématographique dans le film. Son directeur lui demande de retirer quatre plans qui le gênent et d’ajouter des commentaires et de la musique à certains passages. Le film qu’il a réalisé est encore à travailler, il est à corriger 204
Ibidem. p. 101. Le film est moins explicite que le texte écrit, il ne parle pas d’un changement de sens dû à l’inversion des plans mais simplement de l’enchaînement lui-même, plus simple à mettre en scène. 205
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comme on corrige un texte en en biffant certains passages. Lorsque Filip s’étonne que son directeur ait noté toutes ces modifications dans l’obscurité, celui-ci lui montre un stylo éclairant qui lui permet de prendre des notes dans le noir.
Figure 87 : L’amateur (00 :27 :45)
Il est particulièrement intéressant d’observer ici que l’instrument qui a permis, ou tout au moins, facilité, la censure des images est précisément l’instrument qui permet d’écrire, de tracer des lettres à partir des images, en relation avec elles. Mais l’écriture du patron qui recadre l’employé n’est pas seulement l’expression d’une dimension de circonscription opérée par la Lettre sur l’image, il y est aussi fait appel à la notion d’écriture filmique. L’écriture du film est elle-même en tension, par ses coupes, ses parataxes, avec la dimension expansive des images animées. D’ailleurs, lors de sa démonstration dans le noir, le directeur trace justement les lettres du mot film ; il écrit un grand « FILM » à l’aide de son stylo-lampe. Y a-t-il ici référence concrète et poétique à la caméra stylo d’Alexandre Astruc qui défend l’autorité du cinéaste sur son œuvre et prépare la venue d’une avant-garde auteuriale ? Venant de celui qui censure l’auteur naissant, ce serait un usage ironique de la notion. Mais l’ironie correspondrait peut-être à cette réalité que l’existence de la censure a donné naissance à une créativité auteuriale très riche, dans les pays où elle sévissait, comme en témoigne le cinéma de l’inquiétude morale. A moins qu’on ne considère que le censeur se fasse lui-même l’auteur du film en en récrivant des parties. En tout cas l’encre et la lumière sont très étroitement associées par ce dispositif d’écriture qui laisse le mot film sur la feuille. Un conflit est ouvert entre l’amateur passionné et son directeur pour devenir l’auteur véritable du film. Filip fait ici l’expérience de la dialectique inévitable entre la dimension collective du cinéma et la place essentielle qu’y tient l’écriture subjective.
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Une des conséquences de cette situation est que Filip, devenant « un auteur » n’aborde plus ses films familiaux comme des films familiaux mais qu’il y investit son ambition de cinéaste, refusant par exemple que son épouse apprête leur enfant pour une séance de prises de vue et allant jusqu’à demander à Irena de ne pas bouger quand le transat de sa fille tombe en arrière, entraînant un petit cri chez l’enfant. Il dirige ensuite son épouse, lui demandant de la prendre dans ses bras et de l’amener auprès de la fenêtre avant de conclure sa prise d’un « C’était superbe ! », tel un réalisateur professionnel satisfait du travail de ses comédiens. Mais sa femme lui rappelle qu’elle ne cautionne pas son élan créatif en lui demandant s’il filmerait sa fille si elle tombait du balcon. Elle pointe ainsi avec précision la déviation du désir de Filip qui se prend au jeu de la mise en scène, expérimentée de manière très éloquente avec les pigeons, pour dépasser la fabrication de souvenirs heureux et faire de belles images, de beaux plans. D’ailleurs juste après cet échange, Filip s’apprête à tourner une prise des travaux qui se déroulent au pied de son immeuble, son épouse lui conseille de la filmer depuis le balcon, ce qu’il fait en précisant : « ça fera un documentaire ». Un compromis a été trouvé entre le film familial et le film documentaire du cinéaste amateur ; filmer la rue depuis la maison ! Mais toujours dans l’espoir d’en faire autre chose, c’est-à-dire de rendre ces images publiques, de les donner à voir dans un autre contexte. Dans la séquence suivante, Filip feuillette une encyclopédie du cinéma, aux pages de Wajda (on voit un photogramme de Cendres et diamants) et de Ken Loach (on peut voir un photogramme de Kes) notamment. Et c’est d’ailleurs juste après ce plan sur une photographie du visage de Billy Casper, le personnage principal du film de Ken Loach, qu’Irena se réveille une nouvelle fois en sursaut et raconte qu’elle a fait le rêve de l’épervier, confirmant l’association et renforçant au passage l’importance prémonitoire des premières images du film. C’est l’oiseau cinématographique fascinant son mari qui risque de se retourner contre lui. La menace est bien présente, et, sans aller trop loin dans l’interprétation des rêves d’un personnage de fiction, c’est-à-dire de rêves orientés par le narrateur, on peut facilement y voir une reprise des événements « cinématographiques » de la journée et la figuration onirique de son angoisse. Le poulet pourrait bien être son époux et le prédateur son désir de filmer. D’ailleurs, juste après, alors qu’elle lui demande pourquoi il fait « tout ça », il lui répond que « c’est venu comme ça. » ; ça a fondu sur lui.
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d) Un cinéaste indépendant La dernière phase de l’initiation de Filip commence avec la venue d’Anna Wlodarczyk, responsable de la Fédération du Film Amateur. C’est son directeur qui a discrètement inscrit le club de Filip à la Fédération, de manière à lui donner une visibilité institutionnelle. Le film de Filip sur l’anniversaire de l’entreprise intéresse la jeune et jolie femme qui vient pour le voir et le sélectionner pour un festival de films d’entreprise amateur prévu à Lodz. Filip sent bien le danger ; le désir se transforme immédiatement en peur ; la femme est belle et sûre d’elle, elle a de l’intérêt pour son travail, le pas est franchi vers une carrière amateur où sa personnalité et son talent propres seront en jeu. Il cherche à décliner l’offre mais son directeur a pour le moment intérêt à ce que Filip gagne en reconnaissance, il le pousse donc à aller de l’avant en lui présentant son film, tout en lui demandant de bien faire les coupes qu’il lui avait suggérées précédemment. La projection de son film amputé des plans que son directeur lui avait demandé d’enlever est pour Filip l’occasion de prendre de l’autonomie vis-à-vis de l’autorité qui le censure. Il montre en effet le film sans les plans censurés, mais exhibe, dans le dos de son directeur, les chutes de pellicule qu’il a dû retirer du film en faisant signe à la jeune femme qu’il s’agit d’une censure. En faisant le geste de couper tout en désignant son chef, Filip coupe en réalité avec lui et se place sous une nouvelle tutelle qui va le protéger et l’accompagner sur le nouveau terrain qu’il s’est ouvert devant lui, celui du cinéma créatif indépendant. A partir de ce moment, il est en relation avec des professionnels du cinéma et donne à son travail une portée bien plus grande. C’est la naissance de l’artiste.
Figure 88 : L’amateur (00 :34 :48)
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Cette complicité autour de l’écriture filmique, que Filip a établie avec Anna sera plus clairement formulée lors de la remise des prix au festival où concourt son film. C’est elle qui lui remettra le prix du film d’entreprise en précisant : « Un regard original, d’une part nous avons le côté solennel de la cérémonie, et de l’autre ses coulisses (…) il me semble que cela témoigne d’un don de l’observation, d’une écriture cinématographique nouvelle et attachante. »206 Le cinéma devient pour lui une affaire d’écriture, donc de prise de position et de subjectivité. Par la suite, il recevra le troisième prix général et une prime de 4000 Zlotys, ce qui lui assurera une plus grande liberté créative. Le prix va faire de Filip un artiste plus indépendant et loin de prêter son talent aux besoins de sa petite usine de province, il ambitionne vite de rejoindre les préoccupations cinématographiques de son temps en voulant montrer de manière juste et originale le vrai visage de la Pologne, étant proche en cela des intentions des cinéastes de l’inquiétude morale auxquels appartenait Kieślowski lui-même ainsi que son ami et producteur à la Télévision polonaise, Krzysztof Zanussi. Lors d’une table ronde organisée pendant le festival, Andrzej Jurga interpelle justement les cinéastes amateurs présents dans la salle en leur enjoignant de prendre la liberté que leur offre leur statut non-professionnel pour raconter la réalité avec plus de fidélité. C’est ce à quoi Filip va employer son énergie puisqu’il annonce à son patron, dès son retour, qu’il va tourner deux films pour l’entreprise et un « pour nous », à savoir pour son équipe. L’emploi du « nous » ici, et en d’autres moments dans le film est l’indice que la vocation de Filip est encore collective, en tant qu’artiste, il s’inscrit dans un ensemble qui le dépasse et répond à une éthique collective, celle que Jurga a insinuée lors du festival. Il la présente à son équipe du club amateur lors de son retour triomphal à l’usine : « A présent, il faut s’y prendre autrement. Parler des gens, de ce que nous ressentons, être nous-mêmes ! » L’artiste qu’il devient se dote ainsi d’un cadre éthique qui est celui de l’authenticité et de la simplicité populaire, il s’agit de filmer au nom de l’intérêt général en visant à montrer une autre Pologne que celle qui est officiellement représentée tous les soirs au journal télévisé. Le cinéclub amateur est ainsi la base d’une prise de pouvoir populaire dans le champ de la représentation, à la manière des groupes Medvedkine qui ont fleuri en France après mai 68 ou encore du mouvement de la blogosphère au milieu des années 2000. Mais alors qu’il s’émancipe et se responsabilise dans le champ du cinéma, il devient aussi plus cavalier avec les femmes. Il est séduit par Anna, qui l’embrasse mais refuse d’aller plus loin avec lui et 206
Reprise des sous-titres du film.
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comme on le voit dans une courte séquence humoristique, il n’hésite pas à faire des plaisanteries grivoises à l’aide d’un petit dispositif visuel qui retiendra notre attention.
Figure 89 : L’amateur (00 :58 :47)
A l’aide d’une petite cuiller qu’il place sur le haut de sa main au dessus de ses doigts, il fait apparaître en reflet, sur le dos bombé et réfléchissant de l’ustensile, ce qui ressemble très précisément à une paire de fesses qu’il s’amuse à écarter et à resserrer en faisant jouer ses doigts. Illusion optique, fabrication d’images licencieuses, rapport un peu cavalier avec ses collègues, cette image-fente de l’origine du monde reformulée dans une cuiller à café, témoigne de différents éléments concernant l’évolution du personnage. Filip, est prêt à montrer ce qui ne se montre pas habituellement, il est aussi désinhibé et sexué, loin en cela du timide impétrant qu’il était lorsque Anna est venue le trouver la première fois. L’affirmation de cette nouvelle virilité passe ainsi par la maîtrise des dispositifs visuels et le droit de montrer ce qu’il ne faut pas montrer, l’envers du décor, voire, ce qu’il est interdit de montrer. C’est assez naturellement que Filip va se rapprocher d’un auteur reconnu dans le champ qu’il vient d’investir ; Krzysztof Zanussi, le vrai. A l’occasion d’un débat suivant une projection de son film Camouflage (1977), Filip va aborder le cinéaste et lui demander de venir participer à une rencontre dans son club à l’usine. L’intérêt de cette séquence est que Zanussi joue son propre rôle dans un vrai débat organisé pour le film que réalisait Kieślowski, filmé en direct, sans préparation des questions des intervenants… Kieślowski en rend compte ainsi : « Le débat a été organisé pour L’amateur, mais a été tourné comme un documentaire, car les propos des spectateurs ont été librement improvisés par eux. Il y avait des contraintes techniques, le choix d’une salle plutôt qu’une autre principalement. Mais les gens sont
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vraiment venus pour voir le film de Zanussi et discuter avec lui. Et je les ai filmés, sans intervenir. La scène n’était pas écrite à l’avance. »207 Cette rencontre du fictif Filip, filmé au milieu des vrais spectateurs venus participer à un vrai débat, face au vrai Zanussi, happé lui aussi par la fiction Kieślowskienne, est tout à fait représentative de la démarche générale du film qui vise à mettre au jour le chemin suivi par le cinéaste de l’image documentaire à la fiction. Sans les précisions de Kieślowski sur cette séquence où se mêlent l’image de fiction (Jerzy Stuhr, comédien reconnu y est pris pour Filip) et l’image documentaire (le public a vu le film et en parle sincèrement avec le vrai Zanussi), il serait impossible de percevoir cette hybridation qui débouche à l’image sur un naturalisme qui appartient, lui, au registre de la fiction. C’est la fiction qui englobe l’image documentaire parce que c’est le régime sous lequel cette dernière est présentée. Mais ici, tout comme Andrzej Jurga jouait son propre rôle, Zanussi est perçu malgré tout comme un vrai cinéaste, contrairement à Filip, et il incarne dans la fiction ce réel surgissant que Kieślowski comme son double Filip veulent atteindre par l’image. Lorsqu’il s’adresse à Zanussi, Filip, au milieu des spectateurs « réels », l’interpelle en lui demandant « Avez-vous dit la vérité ? », il veut parler de ce que le cinéaste a dit sur sa vocation. Tourné sur le vif (mais non à l’improviste) l’échange intéresse réellement les autres spectateurs qui ont visiblement eu pour consigne de ne pas regarder la caméra mais montrent leur étonnement et sourient aux réponses que le cinéaste reconnu fait au cinéaste amateur. A partir de ce moment, Filip devient plus engagé et obsédé par la question de la vérité en cinéma, authenticité de la vocation et authenticité du film. Le premier plan qu’on le voit tourner du film qu’il fait pour son propre compte et celui de son équipe du club cinéma, est précisément celui, évoqué plus haut de la sortie d’usine au milieu de laquelle se trouve l’ouvrier nain dont la vie modeste est le sujet principal du film. Ce passage par l’origine du cinéma dans la réalisation d’un premier film personnel est particulièrement intéressant si on le met en relation avec les autres mentions de l’origine dans le film. C’est ici qu’affleure une problématique que j’aurai l’occasion d’approfondir et de développer dans la dernière partie dans mon étude de l’image-fente comme origine. Pour le moment, dans le cadre de la description analytique de ce film qui porte directement sur le questionnement que véhicule le second commandement de la loi mosaïque, qu’éclaire
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Propos de Krzysztof Kieślowski repris par Vincent Amiel in Kieślowski, Paris, Payot et Rivages, 1995, p. 84.
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rétrospectivement l’étude du Décalogue, nous pouvons nous arrêter sur le lien qu’établit inconsciemment le film entre l’authenticité de l’image et la question de l’origine. Le film commence par un accouchement, non filmé208, dont nous partageons l’attente avec Filip à l’extérieur de l’hôpital jusqu’à ce qu’une infirmière vienne lui annoncer qu’il est père d’une petite fille. Cette origine-là, l’origine même en tant qu’origine, reste en dehors du champ mais elle est bien présente au début du film. Kieślowski a renoncé à voir l’origine en tant qu’origine, mais, comme dans un rêve, il va la reproduire dans son film sous différentes figures dont cette citation de la première vue Lumière et de ce qui fait historiquement office de premier film, La sortie des usines Lumière, est peut-être un exemple. Un autre exemple de figuration par déplacement est contenu dans l’effet d’optique qui montre un entrecuisse sur le dos s’une petite cuiller constituant elle-même une fente au cœur de l’image. Il va tout d’abord le faire avec un documentaire biographique sur Wawrzyniec, un ouvrier nain qui travaille dans son usine et qu’il a déjà croisé à plusieurs reprises. Le film, diffusé à la télévision grâce à l’intervention de Zanussi est une réussite, et Filip va en regarder la première diffusion chez son modèle, qu’il accompagne dans ce moment crucial et qui le remerciera chaleureusement de l’avoir ainsi fait connaître. Son directeur lui ayant exprimé ses craintes de voir l’ouvrier ridiculisé par le film en raison de sa petite taille et de la petite vie qu’il raconte humblement, en toute confiance, à Filip, ce dernier s’est engagé à faire un film digne, sans conséquence néfaste pour son modèle. On voit ici, dans le cas de ce film, la responsabilité du réalisateur vis-à-vis des personnes filmées, le « jeune » cinéaste n’est plus simplement à l’affût de l’image à faire, il assume un propos et fait preuve d’empathie envers ceux qu’il filme, il se montre responsable de son film. Mais c’est sur le projet suivant qu’il va faire l’apprentissage du décalage qui existe entre ce qu’il considère comme la vérité et l’apparence du réel que son appareil est apte à saisir. Cherchant à enquêter sur des détournements d’argent public, il va découvrir par l’intermédiaire de son directeur que cet argent a été utilisé à des fins sociales, et que la briqueterie maintenue artificiellement en vie par l’administration locale l’a été pour bénéficier à l’hôpital qui manque de subventions. De même, ce qu’il prenait pour un détournement d’argent prévu pour réhabiliter des immeubles dont seules les façades ont été embellies en vue d’un jeu télévisé (du type Intervilles), s’avère avoir été un moyen de financer une crèche… Dans les deux cas, ce qu’il prenait pour une coque vide (briqueterie) ou des effets de 208
Contrairement à celui de Premier amour qui a provoqué une prise de conscience chez Kieślowski.
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façades (immeubles), c’est-à-dire pour des tromperies visuelles, des illusions cachant des malversations qu’il voulait dénoncer en filmant l’envers du décor (arrière-cours), se retourne complètement en son contraire. Ce qui n’était qu’apparence, ce n’était pas ces effets de façades qu’il voulait dénoncer mais ce qu’il avait pris pour des actes délictueux ou immoraux. Ainsi donc, la dénonciation des apparences trompeuses reposait elle-même sur une apparence trompeuse, les masques se superposent les uns aux autres et il est ainsi vain, a priori, de vouloir toucher le réel, dire le vrai dans un film, puisqu’au fond, on n’échappe pas aux apparences et que tout point de vue est une question d’intention. Filip détruira la bobine du film qu’il avait confectionné sur les arrière-cours des immeubles de la ville et renoncera par la suite à se nourrir du lait de l’illusion d’une vérité des images en assumant sa subjectivité. Il devient alors pleinement un artiste dans ce face à face verbal avec la caméra. Le fait qu’il parle de lui tout en se filmant met en parallèle deux modes d’énonciation, verbale et visuelle, qui se superposent et se correspondent. Filip parle en filmant. Nous avions précédemment vu que c’est en accédant à une forme d’écriture cinématographique, relevée par Anna et le jury du festival auquel il participait, que Filip accédait à une forme d’autorité cinématographique. Son nom, apparaissant en grand au générique du documentaire diffusé à la télévision confirmait ce statut. Mais c’est en décidant de se filmer lui-même, en ramenant son geste cinématographique à une énonciation, à la tenue d’un propos subjectif, qu’il accède à une dimension artistique. Racontant sa propre histoire, à la première personne, il se replie sur une création qui n’engage que lui et sa parole, il renonce à cette quête du réel dans l’image qui l’animait depuis le début et tourne son regard vers son propre imaginaire, vers sa propre fonction de narration. Il s’agit bien sûr d’une mise en lumière de son propre parcours, Kieślowski lui-même passe à la fiction. Il continuera de réaliser des documentaires durant dix ans encore et n’abandonnera toute prétention à montrer directement le réel qu’en 1989, avec la réalisation du Décalogue. Le dernier plan du film est donc annonciateur des orientations que prendra le travail du cinéaste par la suite, il fait du film un manifeste cinématographique sur la responsabilité du cinéaste et porte le regard du spectateur sur la considération des rapports qu’établit le cinéma entre la réalité et son image filmique. A ce titre, le geste final de Filip est symbolique et manifeste clairement son opération d’investissement subjectif dans le film. Il répond sur le mode du récit : « Il tourna la caméra vers lui et vit son reflet dans le verre de l’objectif. »209 209
Krzysztof Kieślowski, Le hasard et autres textes, Traduit par Margot Carlier, Actes Sud, p. 152.
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est-il écrit dans la nouvelle initiale, à ce que la première séquence du film introduisait sur le mode du métadiscours cinématographique. En effet, comme nous l’avons déjà signalé plus haut en abordant la question des débuts de ses films de fiction en relation avec les débuts des épisodes du Décalogue, la séquence qui ouvre L’amateur porte en elle une dimension réflexive puisque dans un premier temps elle présente une scène comme étant une représentation naturaliste de la réalité, un épervier fondant sur un poulet et le tuant, avant de nous indiquer dans le second plan qu’il s’agissait d’un cauchemar fait par Iréna. A cet exercice concret de détrompe-l’œil qui joue directement avec le spectateur et sa croyance en l’image qu’on lui donne à voir, se superpose un métadiscours dans lequel la première image, celle qui montre une scène de la vie sauvage et se présente ainsi comme une image documentaire, se révèle n’être qu’une image de rêve. Ce qui avait toutes les caractéristiques de la tuchè lacanienne, cette rencontre de hasard avec le réel, réel particulièrement saillant ici dans cette attaque du prédateur qu’est l’épervier, se dévoile comme illusion, c’est-à-dire, comme rencontre ajournée avec le réel. Ce que le cinéma partage avec le rêve, cette impression de réalité sur laquelle repose le cinéma documentaire, apparaît ici. Ainsi, au-delà de l’éveil au doute que cet enchaînement inaugural propose au spectateur, ce début de L’amateur pose une équivalence entre l’image documentaire censée contenir ou plus exactement ouvrir au réel et le travail du rêve. Tout le film, se présente alors comme le dépliement de cette assertion initiale, comme la réalisation concrète d’un rêve originaire, et le trajet de Filip du documentaire à l’autoportrait, de l’illusoire objectivité à la subjectivité assumée, du réel au narrateur, ou plus exactement au filmeur, n’est que la mise en récit de ce concentré de signifiants fulgurants qu’est le rêve initial. Le spectateur en fait l’expérience presque physique – il prend pour argent content ce qui lui est dévoilé par la suite comme étant un rêve – avant de pouvoir éventuellement le formuler. Nous voyons donc se déployer dans ce film deux niveaux de discours sur le cinéma, l’un, direct, le plus évident, se tient dans les plis du récit considéré dans sa dimension emblématique, l’autre, indirect, se tient dans l’image elle-même, dans sa capacité à mettre en jeu sa propre réalité. Dans les deux situations, c’est le second commandement du décalogue qui est mis en jeu à travers la question du voir et du donner à voir. Kieślowski y formule les premières questions de sa remise en cause de l’image documentaire et les jalons de son autonomie de cinéaste atteignant une forme d’émancipation symbolique. A l’hystérie du voir et du montrer qui avait présidé à la réalisation de Premier amour, succède une inquiétude et une esthétique de l’asymptote. Son cinéma se fera approche délicate et peu sûre d’elle-même 204
du réel qu’il vise, de plus en plus conscient ou capable de dire son désir et de laisser accès à l’inconscient de sa forme. L’image-fente, qui avait correspondu à cette quête documentaire en tant que dispositif premier accède dans ses fictions à un second degré, en tant que figure métadiscursive. Elle sera, selon moi, l’instrument de ce saut qualitatif. Faire et montrer des images devient un sujet éthique qui engage la capacité de l’artiste à trouver sa Loi et à accepter des renoncements, c’est ce que formulera plus indirectement Le Décalogue où l’on peut suivre un effort constant et magistral pour faire passer la vue directe et naïvement percée de la fente du côté du signe réflexif. Cette opération s’opère au bénéfice de l’élaboration d’un dispositif complexe qui a entre autre pour but de se montrer comme dispositif.
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5) Le Décalogue ; Un dispositif de dispositifs… Le traitement du second commandement dans Le Décalogue se fait au niveau des images dans le champ de la relation qu’entretient le cinéaste avec son spectateur à travers le film. C’est dans une sorte d’éveil du regard des spectateurs, à la manière dont les trompe-l’œil baroques avertissent le spectateur, en ce qu’ils ne sont pas de vrais pièges à regard mais ont pour vocation d’éveiller le regard en lui faisant expérimenter la dimension illusoire de l’image et en lui révélant le processus selon lequel il se laisse abuser, et en l’amenant à reconsidérer la surface de la représentation dans le jeu de son opacité et de sa transparence, que Kieślowski met en jeu le dispositif visuel de l’image animée dans son polyptyque. Ce dernier se présente lui-même comme un dispositif particulier ; une série de dix épisodes d’une cinquantaine de minutes destinés à la télévision, dont deux auront été tournés pour le cinéma. Je vais maintenant revenir sur cette dimension, considérant le décalogue mosaïque comme le modèle même du « dispositif » tel que le conçoit Giorgio Agamben à la suite de Michel Foucault, afin de montrer comment le jeu de dispositifs du Décalogue Kieślowskien peut être considéré comme une mise en jeu et en question(s), à la fois du dispositif du langage verbal comme architectonique du monde (les dix paroles, la lettre ouverte, la lettre gravée dans la pierre…) et du dispositif de l’énonciation visuelle (en peinture, photographie et cinéma) né de la finestra albertienne, considérée ici comme paradigme de la représentation moderne. L’image-fente y est alors, comme nous l’avons déjà dit, la mise en lumière d’une affection du cadre de la finestra, elle en révèle le désir latent et en déjoue les protections, sa fessura l’affecte au point de le modifier et de s’y substituer en tant que nouveau dispositif. L’image-fente est donc un dispositif né d’une affection d’un dispositif, c’est ainsi un dispositif-symptôme mais c’est aussi, comme nous le verrons, une figure métadiscursive qui porte à réfléchir sur la crise qui touche le cadre de la représentation et sur le désir qui hante l’œil moderne, ce cadre qui s’effrite, qui tombe, dans la Bande Dessinée comme dans la peinture, dans l’architecture comme au cinéma, à l’image de ce tableau de Zophia, l’éthicienne du Décalogue 8, dont nous sommes partis.
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a) Dispositif et dispositif cinématographique Avant de montrer le rapport qui existe dans Le Décalogue entre le dispositif de la finestra et celui de l’image-fente, après avoir montré comment chaque épisode du Décalogue met en jeu (et en évidence) ce que Jean-Louis Baudry a nommé le dispositif cinématographique (appareil produisant une impression de réalité) dans son fameux article publié dans le numéro 23 de la revue Communications210 en 1975, il convient de préciser ce que nous entendons sous le terme de dispositif. Nous l’entendons ici dans le sens qu’il prend dans les sciences humaines à la suite de l’emploi qu’en fait Michel Foucault, mais aussi dans le sens plus précis qu’il prend dans la théorie cinématographique à la suite de l’usage qu’en avait fait antérieurement Jean-Louis Baudry, c’est-à-dire à la fois comme un ensemble de lois et de propriétés qui conditionnent le regard (dispositif qui dispose) et comme une mise en place du sujet regardant dans un lieu d’où voir une chose donnée à voir en vis-à-vis, d’une mise en relation du Voir et du Donner à voir (dispositif dont on dispose) selon les modalités d’une illusion subjective (Baudry parle d’une hallucination) que Platon avait déjà formulée dans le dispositif de la caverne. JeanLouis Baudry dit ainsi : « Le dispositif cinématographique aurait la particularité de proposer au sujet des perceptions « d’une réalité » dont le statut approcherait de celui des représentations se donnant comme perceptions. »211 Le dispositif cinématographique permet ainsi de rendre le rêveur conscient de son rêve tout en le rêvant, comme le remarque Christian Metz en ouverture de son article : « le film de fiction et son spectateur » : « Le rêveur ne sait pas qu’il rêve, le spectateur du film sait qu’il est au cinéma : première et principale différence entre situation filmique et situation onirique. On parle parfois d’illusion de réalité pour l’une et l’autre, mais l’illusion vraie est propre au rêve et à lui seul. Pour le cinéma, il vaut mieux s’en tenir à noter l’existence d’une certaine impression de réalité. »
212
On peut ainsi considérer que l’ensemble des règles
cinématographiques visant à protéger cette impression de réalité constituent, avec le dispositif concret de la projection dont Jean-Louis Baudry nous dit qu’il détermine un « état régressif artificiel » chez le spectateur, notre acception du terme « dispositif ».
210
« Le dispositif : approches métapsychologiques de l’impression de réalité » in Psychanalyse et cinéma, Communications n° 23, Paris, Seuil, 1975 p. 56 à 72. 211 Ibidem. p. 69. 212 « Le film de fiction et son spectateur » in Psychanalyse et cinéma, Communications n° 23, Paris, Seuil, 1975, p. 108.
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Il sera ainsi à la fois un élément abstrait, ensemble de règles implicites pesant sur le regard, et un élément concret, une installation donnée (ou plutôt une disposition d’appareils optiques) du spectateur devant l’image filmique du Décalogue. La série de films de Kieślowski se présente alors comme un dispositif qui met en jeu des règles, des valeurs, des cadres de pensées et d’actes et dans le même temps, comme les principes concrets d’une disposition d’images sous le regard du spectateur. Mais revenons à l’origine de cette notion afin d’en voir le lien avec le dispositif du décalogue mosaïque. Comme le remarquent Jean-Samuel Beuscart et Ashveen Peerbaye en 2006, dans leur article « Histoires de dispositifs », « Au cours des quinze dernières années, le dispositif s’est progressivement installé dans le lexique commun des sciences sociales. »213 Le terme de dispositif est ainsi aux années 1990-2000, ce que le terme de structure était aux années 197080, un sésame pour s’ouvrir le chemin d’une modélisation anthropologique et une nébuleuse sémantique aux contours peu clairs qui permet d’adjoindre à l’analyse structurale, la notion d’espace et d’interactions, inscrivant le sujet (usager de la structure) dans le jeu de la structure lui-même. Remarquons aussi que l’évocation de cette imprécision conceptuelle fait elle-même partie des habitudes liées à l’utilisation de ce terme que Foucault a avancé en 1976 et développé en 1977 dans une discussion avec l’équipe d’Ornicar au sujet de la parution de La volonté de savoir où il parlait du « dispositif de sexualité ». La définition qu’il en donne alors, en complément de son approche inductive et volontairement large, dans sa réflexion sur ce qui organise et régit, « dispose » les relations qualifiées de « sexuelles », est marquée par son aspect hétérogène et cumulatif. Foucault dit ainsi : « Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. »214 Le dispositif serait ainsi une structure agissante, opérante, un concept qui ne s’intéresserait pas seulement à l’architecture essentielle d’un phénomène (ce qui pourrait être ramené à sa structure), mais inclurait aussi l’espace qu’elle organise et le volume qu’elle délimite, ainsi que les habitants des lieux et leur économie… Le dispositif cinématographique 213
Jean-Samuel Beuscart et Ashveen Peerbaye, « Histoires de dispositifs » in Terrains et travaux, n° 11, 2006, p. 3 à 15. 214 Michel Foucault, « Le jeu de Michel Foucault », in Dits et écrits, T. II. Paris, Gallimard, p 299.
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est à entendre comme un réseau (comme Foucault l’entend) qui réunit les relations entre le spectateur et l’image photographique animée d’une part et l’image photographique animée et la réalité matérielle qu’elle représente d’autre part, où l’on peut distinguer le régime de la fiction de celui du documentaire, régimes qui, sans affecter le fonctionnement du dispositif, en modifient les principes fondamentaux ; la fiction est censée raconter alors que le documentaire est censé informer, l’un n’excluant jamais totalement l’autre. Dans cette acception, le dispositif cinématographique n’est pas uniquement la formule concrète de diffusion des films, adoptée par Antoine Lumière sous l’inspiration d’Emile Reynaud (projection en salle obscure devant des spectateurs assemblés comme au théâtre et ayant payé leur billet) mais c’est l’ensemble des règles qui fondent la crédibilité et l’intérêt des films pour les spectateurs et assurent les conditions psychologiques de leur réception. Ces règles dont le but est de protéger l’impression de réalité qui se présente chez Jean-Louis Baudry comme la satisfaction du désir de cinéma, s’élaborent et se réélaborent en permanence au fil de l’histoire du médium et selon les évolutions techniques et les ressorts économiques de la diffusion des films, elles affinent le dispositif pour accroître ce que Jean-Louis Baudry appelle l’effet-cinéma. L’interdit portant sur le regard à la caméra est ici un des éléments fondamentaux du dispositif cinématographique, l’invisibilité de l’opérateur aussi tout comme la règle des 180 ° ainsi que les modalités de l’ellipse temporelle et tous les autres effets de montage, de l’arrêt manivelle des premières vues Lumière au montage parallèle d’Intolérance. Dans cette perspective-ci, le dispositif cinématographique correspond à une « économie », un ensemble de règles et de pratique gouvernant la maison « cinéma », c’est-à-dire la représentation cinématographique du monde. C’est ici que le décalogue mosaïque, en tant que premier dispositif économique de l’ère monothéiste, avec son interdit fondamental portant sur la représentation et le culte des idoles, rejoint le dispositif du Décalogue Kieślowskien en tant que méditation métadiscursive sur le dispositif cinématographique. L’économie qui organise les dix récits rejoint ainsi l’économie des dix paroles mosaïques qui régissent la vie sociale, elle en est une émanation (et non une illustration) et vise à en faire sentir les arêtes paradigmatiques. Mais les lois mobilisées dans les films sont des lois mises au jour par l’événement plus que des lois appliquées par des personnages, et les films mettent en jeu au présent ce que les paroles formulent au futur, s’adressant non pas à l’homme qui les entend mais à celui qu’il deviendra après les avoir entendues… et expérimentées.
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C’est ainsi qu’on peut observer que chaque film s’attache à montrer un ou plusieurs des mécanismes de cette économie de la vie humaine partagée, mécanismes qui font loi, au sens des lois de la nature, faisant du choix individuel la forme même de l’expérimentation de ces lois, car ces lois sont celles d’une nature profonde, inconsciente, ignorée des hommes et que seul l’art (ou l’image en général) peut porter à la conscience… Ainsi, ce n’est pas tant la loi elle-même, une fois réifiée, que sa naissance (son dévoilement) toujours revécue individuellement, au moment de l’expérience du choix, et formulée rétrospectivement au futur, que les épisodes du Décalogue nous donnent à voir à l’œuvre. Cet aspect rétrospectif de la formulation des lois mises en jeu dans chaque épisode est important car il laisse une large place au spectateur qui doit les percevoir. N’oublions pas ici que les sous-titres sous forme de commandements sont arrivés à la connaissance des premiers spectateurs après les films et qu’ils n’ont jamais trouvé de place au générique… Ils ne font pas partie des films eux-mêmes, ils ne peuvent être considérés comme des titres et sont plutôt des conséquences, des suites, des conclusions éventuelles des épisodes. On pourrait ainsi chercher à établir deux types de rapports entre l’expérience des personnages et les formules gravées que les auteurs avaient sciemment tenues à distance des films et que les journalistes ont voulu retrouver lors de leur présentation. La formule existe en tant que loi, en tant que règle économique instaurée dans un futur idéal215, mais au présent elle n’est que potentielle et s’incarne aussi bien dans le négatif que dans le positif, et dans cette perspective, on peut dire que comme l’inconscient, la Loi ignore le négatif. C’est ce que nous rappelle le dernier épisode où les formules sont reprises dans une chanson rock sous forme d’injonctions immorales qui n’en sont pas moins des manières de formuler la Loi. Ainsi donc, l’expérience des personnages met en jeu, de façon négative ou positive, un ensemble de lois dont la pertinence est laissée à l’appréciation du spectateur qui, pas plus que les personnages, n’est guidé dans son interprétation. Il est au mieux alerté, à partir de la mise en jeu du second commandement dans l’ensemble du projet, sur la part illusoire du médium et sur la nécessité de chercher à mettre au jour le dispositif lui-même. On peut ainsi dire que le dispositif du Décalogue est une mise en jeu visuelle du dispositif cinématographique à travers la figure/dispositif de l’image-fente, elle-même symptôme de la fragilisation du dispositif du décalogue mosaïque, fondement même de l’éthique juive, chrétienne et musulmane. Dans son petit ouvrage intitulé Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Giorgio Agamben précise que le terme de dispositio qui a donné le mot dispositif, est la traduction latine du terme grec 215
La Loi est donnée à Moïse dans la perspective d’une alliance entre les hébreux et Yahvé et dont l’installation en Terre Promise est le gain en retour de son respect.
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d’oikonomia développé par les pères de l’Église pour fonder les rapports entre les trois substances de Dieu. Il dit ainsi : « Les « dispositifs » dont parle Foucault sont, d’une certaine manière, articulés à cet héritage théologique. Ils peuvent être reconduits à la fracture qui sépare et réunit en Dieu l’être et la praxis, la nature (ou l’essence) et l’opération par laquelle Il administre et gouverne le monde des créatures. Le terme dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l’être. C’est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. Ils doivent produire leur sujet»216 Ne serait-ce pas là le propre du Décalogue de Kieślowski et de la Loi incarnée dans le décalogue mosaïque ? Le dispositif tel que nous le concevons dans ce travail est ici, en dernier ressort, ce qui va produire un sujet, reconduit « à la fracture qui sépare et réunit », par le jeu dialectique de la finestra et de la fessura, de la vue et du signe, de la fusion et de la coupure, de la désignation et de la signification217. Voyons maintenant en quoi ce dispositif si particulier qu’est ce grand film composé de dix films est un vrai polyptyque et non une simple série. b) Une série ou un polyptyque ? Le premier dispositif dans ou par lequel se trouve disposé le spectateur du Décalogue est ainsi le dispositif matériel de la série, une série de téléfilms diffusée à la télévision polonaise, chaque dimanche à partir du 10 décembre 1989, après avoir été présentée en septembre de la même année dans un festival de cinéma : la Mostra de Venise. Bien qu’il s’agisse d’une production destinée à la télévision, Kieślowski ne distingue pas fondamentalement son travail pour la télévision de son travail pour le cinéma, les moyens techniques, les exigences artistiques et les comédiens sont d’ailleurs ceux du cinéma dans un pays où les moyens, définis par l’État, entre l’un et l’autre, ne sont pas aussi éloignés qu’ils peuvent l’être dans les économies libérales, si bien qu’il est difficile de considérer Le Décalogue comme une pure œuvre télévisuelle (en existe-t-il ?). Le réalisateur dit ainsi à ce sujet : « Quelle différence y a t-il entre un téléfilm et un film ? Je ne considère pas le téléspectateur plus bête que le spectateur de cinéma. La télévision est ce qu’elle est, non pas parce que les spectateurs sont sots, mais parce que les responsables les considèrent comme tels, c’est là tout le problème. » Il ajoute ensuite : « Les téléspectateurs ne sont pas des idiots,
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Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? Paris, Rivages poche, 2007, p. 26-27. Telles que les développe Jean-François Lyotard dans Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971.
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je les traite avec le même sérieux que mes spectateurs de cinéma. Aussi je ne distingue pas vraiment le téléfilm du film. »218 Cette ambiguïté concernant le genre auquel appartient Le Décalogue est d’autant plus importante que les versions cinématographiques des épisodes 5 (Tu ne tueras point) et 6 (Brève histoire d’amour) sont sorties en 1988219 en Pologne, alors que le tournage ou le montage de l’ensemble de la série n’était pas terminé à Varsovie. Le film Tu ne tueras point a par ailleurs obtenu le prix du jury au Festival de Cannes en mai 1988, plus d’un an avant la diffusion de l’ensemble à la télévision polonaise à partir de décembre 1989, associant intimement la série télévisée à venir au genre cinématographique où un de ses épisodes avait brillé et brouillant d’autant plus son identité générique. Films ? téléfilms ? La question a certainement un intérêt historique et sociologique pour qui cherche à travailler sur la série à partir de son médium et des conditions sociales et culturelles de sa production, mais dans la perspective qui est la nôtre ici, celle d’une analyse esthétique s’appuyant sur les images elles-mêmes, telles qu’elles sont montées pour former un dispositif, elle paraît secondaire. Nous verrons que certains aspects, certaines contraintes pesant sur sa confection proviennent de cette hybridité télévisuelle et cinématographique, mais en prenant le polyptyque comme un dispositif mettant en jeu le dispositif originaire que constituent les dix paroles de la tradition biblique, à travers celui du cinéma, nous constatons que Le Décalogue est une série cinématographique faite notamment pour la télévision. Ajoutons aussi que si Kieślowski a souvent travaillé pour la télévision en tant que documentariste, ses documentaires étaient aussi projetés en salles dans des festivals et qu’il était essentiellement considéré comme un cinéaste lorsqu’il s’est consacré à cette série. Ainsi, dans son œuvre cinématographique, la série a la même valeur que certains téléfilms réalisés par Ingmar Bergman, comme sa dernière œuvre : Sarabande (2003) qui, bien que produite par la télévision n’en est pas moins la suite pleine et entièrement cinématographique de ses Scènes de la vie conjugale tournées pour le cinéma en 1973. On peut considérer de la même manière le téléfilm Médée (1988) de Lars Von Trier, ainsi que sa série L’hôpital et ses fantômes (1994 et 1997) à travers laquelle il a élaboré cette esthétique naturaliste qu’il théorisera avec d’autres pour le cinéma sous l’étiquette du Dogme 95.
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Krzysztof Kieślowski, Le cinéma et moi, op. cit. p. 168 et 169. Tu ne tueras point est sorti en Pologne le 11 mars 1988 et Brève histoire d’amour le 21 octobre 1988.
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La série télévisée de Krzysztof Kieślowski appartient donc pleinement à sa filmographie de cinéaste et c’est d’ailleurs en tant qu’ensemble de films, projetés deux à deux en salles, en mars 1990, et non à la télévision, qu’il a d’abord rencontré le public français. Cependant, si l’œuvre appartient pleinement au genre cinématographique de par ses qualités intrinsèques et son origine, c’est au niveau des conditions concrètes de réception des films, au niveau du dispositif dans son sens le plus étroit, que Kieślowski établit la césure entre cinéma et télévision, il dit ainsi : « La différence entre le spectateur en salle et le téléspectateur est fondamentale. Le spectateur de cinéma regarde un film en groupe, en compagnie d’autres personnes. Le téléspectateur regarde souvent un film seul. La télévision, c’est la solitude, alors que le cinéma, c’est la communauté. Au cinéma, la tension se produit entre l’écran et le public dans son ensemble, non pas entre l’écran et le spectateur. La différence est capitale. C’est pourquoi il est faux de dire que le cinéma est une distraction mécanique. »220 De ce point de vue, Le Décalogue est ainsi une série télévisuelle pour ceux qui l’ont reçue sur leur écran à partir de décembre 1989 et une œuvre cinématographique pour ceux qui l’ont découvert en salles. Par ailleurs, bien qu’ils aient un certain nombre de liens les uns avec les autres, comme nous le verrons plus loin, les films de la série gardent une grande indépendance les uns vis-à-vis des autres et constituent bien dix récits autonomes, dix films, dix unités. Kieślowski précise ainsi : « La série télévisée exige que le récit soit mené de manière à susciter chez le spectateur un besoin de retrouver ses camarades ou ses bons amis. La différence entre Le Décalogue et une série télévisée, c’est que Le Décalogue est une suite de films complètement indépendants. De temps en temps seulement surgissent les mêmes personnages. Il faut être vraiment très concentré et attentif pour les reconnaître, remarquer qu’ils sont liés. C’est pourquoi, partout où j’avais une influence sur la diffusion de mes films, je demandais qu’on les passe au moins deux fois par semaine pour que les gens aient une chance de percevoir ces liens. Il n’empêche que j’ai commis une faute de style. »221 Kieślowski repère plus loin une seconde « erreur» due au fait qu’il n’a pas suffisamment tenu compte de la dimension télévisuelle de la réception initiale de son œuvre : « Dans n’importe quel cinéma, l’homme est concentré parce qu’il a payé son billet, il a fait un effort pour venir, il a dû prendre l’autobus, s’équiper de son parapluie s’il pleut, s’arranger pour être à l’heure. Pour finir, il s’est installé et en échange du prix du billet et de l’effort fourni, il veut, en toute bonne volonté, vivre quelque chose. C’est fondamental. Par 220 221
Krzysztof Kieślowski, Le cinéma et moi, op. cit. p. 170 et 171. Idem.
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conséquent il est en état de percevoir des liens plus complexes entre les personnages, des histoires ou des mises en scènes plus sophistiquées. Devant la télévision, c’est différent. Quand il regarde la télévision, l’homme reste dans son environnement habituel : l’omelette est un peu brûlée, l’eau du thé est en train de bouillir le téléphone sonne, le petit apprend ses leçons, il faut le houspiller, il y a plein de choses à faire. L’homme vit dans ce contexte tout en regardant la télévision. Aussi, à la télévision, il faut raconter lentement et parfois répéter plusieurs fois la même chose. C’est là une autre erreur du Décalogue, il faut donner à l’homme qui est allé dans la cuisine faire infuser son thé, ou qui a fait un tour dans la salle de bains, toutes les chances de comprendre. Néanmoins, je crois que si je refaisais Le Décalogue, je ne tiendrai pas plus compte de ces conventions, même si je considère qu’il s’agit d’une erreur. »222 Ainsi donc, bien que destinée à la télévision et se présentant sous l’aspect d’une série où s’inscrit une certaine chronologie, où reviennent certains personnages, Le Décalogue, dans l’esprit même de l’auteur, n’est que faiblement télévisuel, il serait une série télévisée défectueuse. Mais en s’émancipant des codes et des conventions basiques de la série télévisée, fondés sur un attachement (une idolâtrie ?) aux personnages et sur le rythme récurrent de leurs apparitions, Le Décalogue correspond davantage à l’idée, originale en l’occurrence, d’un polyptyque cinématographique plus qu’à celle d’une série télévisée. Expression qui signifierait plus clairement l’aspect synoptique de l’ensemble, bien plus qu’une série qui s’étalerait essentiellement dans le temps, Le Décalogue se développe dans un espace clos par ces barres d’immeubles varsoviens, et livre ses histoires en même temps, fenêtre par fenêtre, mais dans une présentation synoptique dont l’aspect global est le premier élément de continuité dans cet assemblage de fragments. Le premier élément de la continuité dans la série est en effet constitué par l’unité de lieu où s’inscrivent, plus ou moins fortement, les dix épisodes, et qui constitue ce que nous appellerons l’habitat du film, c’est-à-dire l’espace de la représentation, creusé et tenu par les montants du cadre qu’est cette cité disposée en carré, la demeure du projet, le lieu où s’enracine l’histoire223. La cité HLM où sont domiciliés la plupart des personnages se trouve à Varsovie, dans le quartier de Dzika, choisi pour des raisons très précises de photographie. Kieślowski indique que c’est la disposition en carré et la possibilité de cerner l’espace en plans rapprochés qui l’ont conduit à choisir ce quartier : « Les bâtiments sont placés de telle façon, que, quel que soit l’endroit où vous placez la caméra, vous pouvez faire des cadrages 222 223
Idem. Le véritable nom de cet ensemble est d’ailleurs « le cadre H. »
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serrés intéressants. »224 C’est donc pour des motifs visuels, et en particulier une question de cadrage et afin de constituer un véritable cadre, c’est-à-dire une clôture au sein de laquelle chaque récit prendra sa place tout autant qu’un décor typiquement polonais, que cette cité a été choisie pour y domicilier les personnages. Mais ce cadre constant où l’on retrouve l’idée initiale de placer l’ensemble des récits dans un seul et même immeuble225, est l’occasion de multiples variations, à l’intérieur même du cadre particulier de chaque appartement mais aussi à l’extérieur, dans la ville même ou dans la forêt qui l’entoure (épisode 7). Ainsi la cité est elle-même un cadre ouvert, une base « à partir de laquelle »226 tout peut être considéré dans un espace continu. On revient toujours à la cité, et le dernier plan de la série, mettant en abyme le projet de la série elle-même à travers une série de trois timbres et le rire des deux frères, se trouve lui-même logé dans un des appartements de la cité. Le cadre spatio-temporel du Décalogue s’appuie ainsi sur un habitat commun à tous les récits à l’intérieur et à l’extérieur duquel les différents récits vont poser leurs particularités, occuper leur propre espace, leur propre cadre, à la manière dont chaque case d’un polyptyque peut occuper sa place et fournir à l’ensemble sa figure propre. Il convient de rappeler ici qu’une des sources d’inspiration de la série, un de ses points de départ et probablement sa matrice visuelle, chez Krzysztof Piesiewicz qui a eu le premier l’idée de ce projet, est un polyptyque médiéval allemand du XV ème siècle227 qui se trouvait dans la galerie d’Art médiéval de Varsovie et provenait de la basilique de Gdansk où il a été réinstallé en 1992. Le coscénariste du Décalogue précise ainsi l’origine de son inspiration initiale dans son intervention lors d’un hommage rendu au cinéaste à l’Institut Polonais le 12 mai 2006 : « Un jour, j’ai vu un énorme tableau du XV ème siècle, découpé en dix parties, montrant dix événements de l’époque. Si un sociologue regardait ces images, il pouvait apprendre beaucoup de choses, justement, sur l’époque du XIV ème, XV ème siècle. C’était fascinant pour moi parce que, pour la première fois, je ne voyais pas une icône dans une église, mais une description sociologique, une photographie de l’époque. Je me suis dit qu’il faudrait aboutir à ce genre de fresque, de la même façon, mais en images animées. Et par chance, ce tableau… il existe, il est réussi, et des milliards de gens l’ont déjà vu, grâce au 224
Propos de Krzysztof Kieślowski dans le film A short film about Dekalog, entretien avec Eileen Anipare et Jason Wood (bonus) in Dekalog, DVD, Artificial Eye, 2002. 225 Voir le scénario qui ne parle pas d’une cité mais de « l’immeuble où habitent les personnages que nous avons vus jusqu’ici et que nous allons voir dans les récits à venir » comme les auteurs le mentionnent au début du troisième scénario ou encore « l’immeuble où habitent tous nos personnages » comme il est précisé au début du septième épisode. 226 Selon la formule d’Alberti. 227 Nous reviendrons plus loin sur cette source.
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talent de Krzysztof ! »228 Il avait déjà évoqué cette expérience initiatrice dans un entretien avec Claude-Marie Trémois en 1993 : « Vous savez au musée de Varsovie, il y a un tableau du XV ème siècle qui vient de la basilique de Gdansk. C’est une peinture sur bois, gigantesque, divisée en dix parties. En haut, on peut lire : « Les dix commandements ». Et chaque partie illustre la vie de l’époque en rapport avec un des commandements. Sur les mœurs du temps, c’est un moyen de documentation formidable pour les historiens.»229 Cette représentation verticale en dix cases équivalentes, constituant une sorte de façade sociologique de l’époque à partir d’une mise en jeu de chacune des dix paroles du décalogue peut être associée à l’idée initiale de placer les récits dans un seul immeuble où chaque fenêtre « choisie », à partir de laquelle les scénaristes avaient décidé de faire commencer chaque récit, pourrait être considérée comme la « case » du polyptyque médiéval. Le premier dispositif de la série télévisée est ainsi celui d’un polyptyque, avec la dimension visuelle synoptique qui le caractérise, plus qu’une trame narrative globale qui serait de l’ordre de l’épopée collective ou du roman choral comme c’est le cas de l’adaptation en treize films et un épilogue de Berlin Alexanderpaltz d’Alfred Döblin par Rainer Werner Fassbinder (1980) ou encore celle du recueil de nouvelles Neuf histoires et un poème de Raymond Carver par Robert Altman dans Short Cuts (1993). Il serait impossible de faire un seul film des dix représentations cinématographiques du décalogue. Ce point de départ explique certainement le fort degré d’indépendance des différents épisodes qui sont reliés les uns aux autres par le dispositif auquel ils appartiennent plus que par la trame des histoires. Kieślowski parle d’ailleurs d’un cycle plutôt que d’une série, lorsqu’il évoque la conception initiale du projet après que Krzysztof Piesiewicz l’a convaincu : « Il fallait faire Le Décalogue, même si la tâche s’annonçait difficile. Un seul film ? Plusieurs ? Et pourquoi pas dix ? Une série, ou plutôt un cycle de dix films indépendants ayant chacun pour prétexte un des dix commandements ? Cette idée semblait plus proche du décalogue lui-même. Dix phrases, dix films d’une heure. »230 Bien plus qu’un récit fragmenté en dix épisodes, Le Décalogue est un ensemble de dix récits indépendants, donnés tous ensemble - dont chacun est accessible directement - offerts au regard du spectateur à la manière dont les tables de la Loi, traditionnellement disposées cinq à cinq sous deux arches, offrent les dix paroles du décalogue mosaïque, à la manière
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Propos de Krzysztof Piesiewicz recueillis par Alain Martin lors d’un hommage rendu à Kieślowski le 12 mai 2006 à l’Institut Polonais retranscrits in Alain Martin, Krzysztof Kieślowski, l’autre regard, op. cit. p. 146-147. 229 Entretien avec Claude-Marie Trémois, in La passion Kieślowski, Télérama hors série, septembre 1993, p. 69. 230 Krzysztof Kieślowski, Le cinéma et moi, op. cit. p. 157.
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aussi dont le polyptyque initial dispose chacune de ses cases, et enfin, à la manière dont la façade d’un immeuble aux fenêtres éclairées présente ensemble différents milieux, différentes intimités, différentes problématiques, tous offerts au même regard susceptible d’embrasser l’ensemble. A ce titre, la simple numérotation des films constitue la forme minimale d’identification des épisodes, bien plus qu’un ordonnancement, comme on numéroterait des cases, c’est un point de repère plus qu’un signe, et comme nous l’avons vu plus haut, ce n’est qu’après coup que les phrases du décalogue original, oubliées en cours de route, sont revenues pour satisfaire la curiosité des journalistes. La série peut tout à fait se voir dans le désordre, dans la mesure où les retours de personnages d’un épisode dans un autre ne sont qu’anecdotiques et relèvent de l’apparition fugace. Ainsi ce n’est qu’en tant que passant hagard que Krzyzstof, le père endeuillé du premier film, apparaît sortant de son immeuble dans le troisième épisode, le spectateur comprend son air perdu à la lumière de la connaissance qu’il a du premier épisode, mais il pourrait tout aussi bien ne pas le reconnaître sans que cela change quoi que ce soit à sa compréhension des épisodes. Le médecin du second film prend silencieusement l’ascenseur avec Anna et Michal dans le quatrième épisode, il quitte la cabine et c’est le chauffeur de taxi de l’épisode 5 qui entre dans l’ascenseur chargé d’un carton, plus tard, c’est très furtivement, dans un plan large, qu’apparaît son taxi rouge qui constituera le lieu du crime du Décalogue 5. De la même manière, le couple composé de Dorota la musicienne et d’Andrzej, guéri de sa maladie, arrive auprès du chauffeur de taxi qui les éconduit impoliment, dans l’épisode 5. Dans le sixième film, c’est Romek, le cardiologue impuissant du Décalogue 9, qui croise Tomek, le jeune voyeur, en sortant de son immeuble, celui-là même où vit Magda. Dans le huitième épisode, Sophia, l’éthicienne de renom, prend le temps de discuter avec le père philatéliste des deux frères du dernier film, il lui annonce qu’il a mis la main sur le dernier élément d’une série « Polarfhart », timbre rare qui sera l’enjeu du dernier épisode. Enfin Tomek, le jeune postier voyeur du Décalogue 6, délivré de sa fascination pour Magda est celui-là même qui vendra à chacun des deux frères les trois timbres courant qui constitueront la « série » libératrice sur laquelle les deux frères se pencheront et riront à la fin de l’ensemble. Solidarité d’idolâtres. A chaque fois, quel que soit le degré d’interaction entre les personnages principaux de l’épisode et ceux qui font retour ou apparaissent avant que ne vienne leur tour dans la série, ces apparitions sont sans conséquence sur l’histoire, ils passent, échangent quelques mots et auraient pu à chaque fois être quelqu’un d’autre. 217
Chaque case du polyptyque est ainsi comme un de ces appartements où (ou près desquels) débutent les récits du Décalogue. Le polyptyque en question présente pour chaque case des paysages extérieurs ou des scènes d’intérieur dans lesquelles les éléments architecturaux servent la perspective par leur sol en damiers et des cloisons représentées selon une technique encore maladroite, et divisent chaque case en deux parties où apparaissent, à gauche un ange et à droite un démon tentateur. Cette dichotomie entre le territoire de l’ange et celui du démon au sein de chaque case de ce polyptyque s’appuie aussi, parfois, sur une distinction entre l’extérieur et l’intérieur d’un habitat ou entre deux pièces séparées par une cloison (ou une simple clôture) à l’intérieur d’un même habitat. Il est ainsi possible d’établir un lien associatif entre l’habitat comme enveloppe architecturale séparant l’intérieur d’un extérieur et servant de contenant à un propos, et un dispositif énonciatif, comme la parole, qui est à la racine de ces représentations.
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Figure 0 : Anonyme, Polyptyque allemand du XV ème siècle, Tempera sur panneau de bois (225 cm x 273 cm). Eglise de Gdansk (Au musée des Beaux Arts de Varsovie jusqu’en 1992)
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La centralité spatiale de la cité du Décalogue n’est cependant pas la seule source de continuité dans le polyptyque, elle se conjugue avec une continuité temporelle très faiblement marquée dans les films et dont la présence des signes extérieurs des saisons et quelques retours de personnages sont les principaux supports. Le premier épisode se déroule ainsi en plein hiver, quelques temps avant Noël, le numéro deux aussi, entre le premier et le second probablement, mais rien ne le situe avec précision, la veille de Noël est célébrée durant toute la durée du troisième épisode, et l’on y voit revenir Krzysztof, le père endeuillé du premier épisode, qui porte sur lui les signes de la mélancolie dans laquelle l’a probablement plongé la mort de Pawel. Le quatrième épisode se déroule encore en hiver, mais probablement vers la fin de celui-ci, la température est remontée, mais les arbres n’ont pas retrouvé leur feuillage. Il est bien antérieur au cinquième puisque le taxi qui sera l’enjeu du vol et du crime dans l’épisode suivant est encore en activité. Le cinquième épisode semble se placer à la même saison juste après les événements du quatrième. Le sixième, lui, se déroule au printemps, les arbres sont verts. Le septième épisode est très ensoleillé et si rien ne nous indique avec certitude que son histoire est postérieure à celle du sixième, la température visiblement plus clémente nous incite à le penser. Le huitième est un épisode très printanier, Zophia fait son jogging dans un parc et seuls les cours encore dispensés à l’Université nous indiquent que l’été n’a pas débuté. Le scénario de cet épisode a beau commencer par la mention « début d’automne », la clarté et la verdure des arbres nous placent plutôt dans le film à la fin du printemps. Le neuvième épisode, lui, au contraire nous amène au début de l’automne, les arbres ont encore leurs feuilles mais le vent et la pluie, la présence de neige aussi en montagne, nous indiquent que l’hiver approche. Enfin, le dernier film se déroule, lui aussi, au début de l’automne et la verdure des feuillages lors de la rencontre entre les deux frères et le vieux collectionneur qui leur propose d’échanger un timbre contre un rein, nous laisse entrevoir une atmosphère proche de celle des épisodes printaniers. Ce n’est que la présence de Tomek dans un bureau de poste différent de celui où nous l’avons vu dans l’épisode 6 qui nous permet de penser que du temps s’est écoulé depuis lors. Ainsi, la continuité temporelle entre les épisodes est-elle très faiblement marquée par ces deux éléments, et, si l’on sent indéniablement un passage de l’hiver au printemps dans la progression des épisodes, du premier au dernier, cette tendance générale n’est pas si lisible dans le passage d’un épisode à l’autre, si bien que la simultanéité ou l’enchevêtrement chronologique des récits reste au moins possible. Cette faiblesse de la continuité temporelle des épisodes mise en relation avec la force de leur continuité spatiale contribue largement à rendre plus pertinent l’usage du terme « polyptyque » par rapport à celui de série. Tout vient 220
ensemble dans Le Décalogue, les épisodes se jouxtent et dessinent ainsi une page, un panneau, un tableau sur lequel chacune des dix cases propose son histoire. On pourrait ainsi percevoir, dans le dispositif même, un cadre général composé de cadres (cases) particulières ayant pour fonction de nommer un objet, une parole - certes difficile à déterminer - qui serait celui de chaque épisode.
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6) Énonciation visuelle et énonciation verbale, la Lettre du cadre a) Cadrer, c’est nommer Comme nous l’avons souvent fait déjà, et suivant le principe d’un ancrage profond de cette réflexion dans la matière même des images et de leur pensée, nous allons partir d’une séquence du Décalogue 1 durant laquelle Pawel regarde son père Krzysztof donner un cours de linguistique portant sur la traduction de textes littéraires et sur la possibilité d’inventer un logiciel susceptible de tenir compte de la valeur culturelle, de la résonance affective des mots. Utilisant le truchement d’un appareil de projection de diapositives situé au milieu des gradins de l’amphithéâtre, Pawel s’amuse à cadrer son père, parties par parties. (Voir extrait 6)
Figures 90 et 91 : Le Décalogue 1 (25 :43 et 25 :57) (Extrait 6) champ / contrechamp
Ces deux plans du Décalogue 1 nous offrent un exemple du dispositif visuel de l’image-fente qui met en jeu le dispositif même du polyptyque en tant que visualisation d’une parole. Un personnage, ici le fils, Pawel, s’arrange pour placer son regard, en le glissant entre les pièces d’un projecteur de diapositives, afin de regarder son père, Krzysztof (prénom du réalisateur et de son co-scénariste), qui est en train de donner un cours de linguistique à l’université de Varsovie. Un premier plan (champ) sur l’œil de l’enfant le montre en train de faire le point, comme un cinéaste, fermant l’œil droit et ouvrant le gauche en réglant sa paupière avec précision afin d’obtenir un cadrage serré et précis que le plan suivant (contrechamp) dévoilera. Ce second plan est un plan subjectif dont la subjectivité a été clairement affirmée par le plan précédent, c’est ce que voit l’enfant à travers la fente qu’il a lui-même disposée au cœur de son espace. Ce procédé nous permet en premier lieu de savoir
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ce que Pawel regarde, c’est l’équivalent ici de la focalisation interne dans le roman, le regard du personnage nous est présenté dans le premier plan « Pawel regarde… », il s’agit en terme de narratologie filmique d’une ocularisation interne231. Puis le plan suivant nous montre à la fois ce qu’il regarde et ce qui constitue son centre d’intérêt propre, la portion du visible qu’il saisit dans son cadre de fortune et qu’ainsi il nomme par désignation : son père, et plus précisément, les mains de son père. Le discours de son père lui passe au-dessus de la tête alors que ses mains, les mains de cet intellectuel, l’intéressent davantage, peut-être parce qu’elles sont ici l’instrument d’une expression intime, qu’elles formulent ce qui concerne spécialement le fils dans ce que dit le père. On sait aussi, notamment grâce aux Annonciations, que la main du sujet parlant joue un rôle essentiel dans la visualisation de sa parole. C’est en second lieu ce que nous dévoile cette vue à travers une fente. Ce que je vois mal, ce que j’isole du reste, ce qui apparaît presque fortuitement dans l’ouverture étroite de la fente, c’est ce qui est de l’ordre de l’intime. Par la fente, il y a intrusion du regard dans l’espace contigu, c’est l’intimité de son père que l’enfant recherche, c’est à l’opposé du discours public du professeur omniscient qui croit tout ce que son ordinateur lui dit, qui croit tout ce que la raison lui dicte, le jeu de ses mains, leur caresse, leur poigne, c’est ce que le fils recherche. Ce travail de cadrage de Pawel sur les mains de son père, ces mains qui soutiennent son exposé (et qui seront, par la suite, incapables de sauver l’enfant d’une mort accidentelle) révèle une fonction du cadre dans le procédé imageant de la photographie où il permet, dans le travail du cadrage, d’opérer le réel, c’est-à-dire d’y faire une incision, une ouverture et une extraction sans pour autant l’altérer. Le cadre a la capacité d’isoler un objet de l’ensemble du visible auquel il est rattaché en le désignant et en le « définissant », (dans le sens aussi où on parle de définition d’image, c’est-à-dire de netteté des contours) en lui donnant ainsi une existence autonome qui rappelle celle que le signifiant verbal opère sur son référent à travers son signifié. Le dispositif installé par Pawel au cœur de son espace pour percevoir son père qui parle justement des problèmes liés à l’impossibilité de traduire la charge affective des mots, leur matérialité familière, leur opacité dirait Jean-François Lyotard. Le cadre manifeste ainsi ce que Lacan nomme le « pouvoir séparatif »232 de l’œil, cette faculté qu’il a de fixer un objet et d’en faire le centre de son attention. Cadrer un objet revient ainsi, en l’isolant dans un plan, à le nommer, on pourrait peut-être retourner la formule en 231
Voir sur ce concept de narratologie filmique François Jost. « Narration(s) : en deçà et au-delà » in Énonciation et cinéma. Communications, n°38, 1983. pp. 192-212. 232 Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Points-Seuil, 1990, p. 131.
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affirmant que nommer revient à cadrer une portion de la réalité matérielle ou immatérielle. Le signifiant « main » est ainsi un contenant dont le contenu est aussi isolé du reste que celui d’une image cadrant spécifiquement une main. Dans la nomination, c’est la ligne close sur elle-même des contours de la main qui constitue le cadre qui, dans l’image, enclot ces formes dans un espace plus large, mais tous deux donnent une peau matérielle (surface perceptible et contours) aux représentations, sonore dans un cas, visuelle dans l’autre, mais dont la coupure signifiante, le contour et la séparation sont le principe commun. Ce rapprochement entre le signifiant (dans son rôle d’apparition du signifié) et le cadre qui fait apparaître l’image comme signe, comme objet sur lequel doit se porter un regard interprétatif, dans leur fonction de sélection et de médiatisation est d’ailleurs suggéré par le contenu même du cours de linguistique que donne Krzysztof au moment où Pawel le cadre. Il évoque les difficultés de la traduction des œuvres littéraires liées à la méconnaissance de l’histoire et de la valeur sociale des mots d’une langue étrangère (c’est-à-dire le spectre insaisissable de l’efficace du mot) et imagine qu’un ordinateur ayant intégré tout le savoir sur une langue serait capable de traduire en conscience, d’« opérer une sélection, donc un choix, un acte de volonté. »233 Cette dernière phrase étant prononcée hors-champ Par Krzysztof, alors que le cadre se porte sur le visage de Pawel qui cherche lui aussi à opérer un choix en essayant différentes positions pour voir son père à travers l’appareil qui sert de base à son énonciation visuelle ; le dispositif produit son sujet. Mais ici toute la dialectique de la finestra et de la fessura se trouve résumée dans ce geste magnifique que fait l’enfant de cadrer son père avec une fente. Il nomme les mains de son père tout en déchirant le support avec les contours informes de son dispositif de fortune qui est plus une fessura qu’une finestra aux bords nets. C’est que parlant du cadrage sérieux et rationnel de traduction des mots étrangers, toujours insatisfaisante (mais Krzysztof croit à un logiciel de traduction parfaite) le père n’intéresse l’enfant que par ses mains chaleureuses que l’enfant regarde selon le dispositif d’une finestra affectée de sa fessura de désir. 233
Voici le contenu de son cours tel que nous le restituent les sous-titres français : « Zone I : Héritier, héritage, héréditaire / Zone II : malédiction, malfaçon, malentendu / Zone III : Solution, nation, ration, caution. Ce sont différents champs d’associations. Malhérédition. Un tel mot n’existe pas en français, mais nous pouvons le comprendre. Plus difficile est de le traduire. Il est rare qu’une langue étrangère vous soit vraiment personnelle, vraiment intime. Nous pouvons la connaître au niveau rationnel, disposer d’un vocabulaire très étendu, mais… justement… comment savoir ce qu’il y a derrière les mots de cette langue ? Comment découvrir son bagage culturel, ses liens avec l’histoire, la politique, la vie quotidienne ? Comment connaître et comprendre ce qui fait l’esprit de cette langue, sa métasémantique, peut-être sa métaphysique ? Eliot a dit que la poésie est ce qui ne se laisse pas traduire. Mais a-t-il forcément raison ? Imaginez un traducteur qui a engrangé tout le savoir sur une langue donnée et qui dispose d’une mémoire illustrée qu’on peut à tout moment mettre à l’épreuve. Une machine mathématique qui apparemment ne distingue que le zéro du un, peut être ce traducteur. Utilisée de façon non conventionnelle elle est douée d’intelligence et de conscience, elle sélectionne donc opère un acte de choix, voire un acte de volonté. J’estime qu’un computer dument programmé peut avoir son propre goût, ses préférences esthétiques, son individualité. »
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Cadrer c’est choisir, et cadrer à travers une fente c’est faire le choix de l’intime, du fin, du détail, et se mettre dans la position du témoin discret portant un regard clinique sur ce qu’il observe. La fente n’est pas apprêtée pour le regard, elle est toujours fortuite et l’emprunt de son ouverture par le regard relève donc d’un choix et d‘une intrusion. Ici, ce champ / contrechamp à travers les fentes de cet appareil permet de mettre en jeu le regard de l’enfant (qui s’apparente ici à celui du cinéaste) et place du même coup celui du spectateur qui observe lui aussi l’enfant à travers ces fentes. Il est alors dans la position de ce cinéaste-témoin qui travaille son regard, plisse les yeux, utilise ses mains pour dessiner un cadre234 comme le fera Magda le personnage du Décalogue 6 qui compose des tapisseries abstraites dans son appartement. Filmer, c’est ainsi choisir de regarder, à travers une fente, l’intimité, le secret humain des personnages. Mais cadrer c’est aussi nommer, c’est délimiter l’habitat du sujet, celui qui est énoncé dans le champ bâti par le cadre renvoie dans son dos à celui qui énonce dans le contrechamp, ils naissent conjointement du rapport qu’établit entre eux la bi-frontalité de l’image cadrée ; la structure du champ/contrechamp, instaurant entre le spectateur (ici Pawel) et ce qu’il regarde/énonce visuellement (ici son père) une relation intersubjective, l’objet devenant le sujet et inversement. Le sujet est le point d’origine du champ, il en est ainsi toujours le contrechamp invisible à l’autre mais qui se tient comme énoncé dans le champ visible qui devient le signifiant de son existence. Le sujet énonciateur du plan est celui d’où il énonce en disparaissant, n’existant que dans la fuite, selon le modèle de l’aphanisis lacanienne ; « Il n’y a pas de sujet, sans, quelque part, aphanisis du sujet, et c’est dans cette aliénation, dans cette division fondamentale, que s’institue la dialectique du sujet. »235 On peut ainsi dire que le sujet disparaît dans l’obscurité du contrechamp quand apparaît le champ qu’il énonce. Il est dans l’origine invisible du champ, origine à laquelle peut facilement s’identifier le spectateur puisque comme le dit Hubert Damisch, le point de vue dans l’image encadrée correspond au point de fuite. Ainsi, Hubert Damisch, précise-t-il, au sujet de la fameuse expérience de Brunelleschi devant le baptistère San Giovanni à Florence ; « Ce que l’expérience, en 234
On peut remarquer que la tombe de Krzysztof Kieślowski à Varsovie est surmontée d’une sculpture qui représente deux mains se joignant par le pouce et l’index de façon à dessiner un cadre dans l’air. Ce geste de cinéaste ou de cadreur est une belle évocation de la façon dont regard et main peuvent s’apparier dans la dimension haptique du regard. Agnès Varda dans son très beau film Les glaneurs et la glaneuse, glane des images de camions sur l’autoroute en les encerclant dans sa main qui apparaît dans l’objectif comme une sorte de pince. 235 Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le séminaire Livre XI, op. cit. p. 246.
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revanche, visait à mettre au jour, par une façon de retour réflexif du dispositif sur lui-même, n’était rien moins que le présupposé dont elle empruntait son ressort : savoir, qu’une peinture construite en perspective (…) demande à être vue depuis un certain lieu, par principe unique (uno luogo solo) astreint qu’il est à un système de coordonnées cartésiennes rectangulaires portées sur trois axes dont deux s’inscrivent dans le plan du tableau tandis que le troisième lui est perpendiculaire. »236 Selon Hubert Damisch encore, cette expérience originaire, racontée par Manetti237 en 1475 et qui prend place aux environs de 1425, soit une dizaine d’années avant qu’Alberti ne fonde sa finestra, constitue de par son dispositif spéculaire, « le stade du miroir de la peinture », un moment qu’il qualifie d’inaugural par lequel le point d’origine de la représentation s’établit dans le lieu unique du point de vue qui correspond aussi, dans la perspective centrale, au point de fuite. Il ajoute ainsi : « Ce que démontre en effet l’expérience de Brunelleschi, c’est que le point que nous nommons aujourd’hui « point de vue », ce point se trouve coïncider, projectivement parlant, avec le point dit « de fuite » : l’un et l’autre ont leur lieu commun au point d’intersection entre la perpendiculaire conduite de l’œil jusqu’au tableau et le plan où celui-ci s’inscrit. »238 Ce point de vue du spectateur, correspondant au point de fuite et donc au trou percé dans le panneau peint représentant le baptistère (pour que le peintre regarde son tableau depuis l’intérieur même - le point de fuite - de ce dernier) est aussi le point de vue du sujet qui l’énonce, et qui l’énonce dans une fuite, dans une disparition (l’aphanisis lacanienne). C’est un point qui voit, point percé où apparaît un œil que seul le miroir peut saisir dans cette expérience réflexive initiale. Voir et disparaître sont ainsi posés comme équivalents et réunis ensemble comme condition du sujet qui en vient ainsi à apparaître pour lui-même comme tableau au point où il disparaît comme corps constitué. Il est réduit à un point qui dans le dispositif de cette expérience inaugurale, est physiquement un trou, un vide, une fente où tout œil peut se coller. C’est précisément ce qui se passe avec la caméra qui énonce d’un côté (champ) le plan comme expression du sujet et de l’autre (contrechamp) l’évanouit, ou plutôt, l’ouvre, le perce, le rend vacant, c’est-à-dire disponible à toute présence. Tout spectateur peut ainsi devenir virtuellement le sujet énonciateur du plan, puisque l’un comme l’autre regardent à partir de la fenêtre et se trouvent au même point de fuite. 236
Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Paris, (Champs) Flammarion, p. 138-139. La source d’Hubert Damisch est : Antonio Manetti, Vita di Filippo di ser Brunellesco (c. 1480), in Operette istoriche edite ed inedite, édité par Gaetano Milanesi, Florence, 1887. 238 Hubert Damisch, L’origine de la perspective, op. cit. p. 139. 237
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C’est ainsi au niveau de cette conduction subjective du point de vue du sujet imageant que se pose la question de l’éthique du cadrage. Puisque le sujet imageant détermine par son point de vue subjectif ouvert, le point de vue de l’autre sujet qu’est son spectateur, qu’il contient en quelque sorte dans son propre corps invisible, il convient de se demander où il se/le place et comment il lui montre, à partir de la finestra, le visible sur lequel son cadrage vient tenir un propos. La question de l’éthique du cadrage revient ainsi à s’interroger sur la liberté subjective que le sujet imageant va laisser au sujet regardant, par conséquent, il s’agira de voir apparaître dans le geste de cadrage lui-même, une forme d’altérité, de coupure, de contradiction ou de réflexivité, susceptibles de séparer la place du spectateur de celle de l’énonciateur. L’éthique du cadrage est donc ici à la mesure de la place laissée à cet autre qui est en partie lui-même (le spectateur) par le sujet imageant, c’est en somme son retrait, sa capacité à opérer le passage de la vue directe, illusoire, au signe visuel, au symbole ou à l’allégorie qui suppose un déplacement de signifiant et un travail d’interprétation où peut exister le sujet… Il s’agit de créer de l’intersubjectivité entre deux sujets qui partagent pourtant le même point de vue et c’est la transformation de la vue en signe par un effet de cadrage, qui opère ce passage au sein du plan. Le cadre joue ici un rôle central dans la mesure où il coupe l’image du reste du visible et l’isole, en fait un signe. La question éthique qui semble alors se poser au filmeur concerne la manière pour lui d’opérer cette coupure signifiante qui fait passer l’image du statut de vue à celui de signe, du visible au lisible, passage qui décollerait le point de vue de l’énonciateur de l’image de celui de son spectateur et poserait ainsi les bases d’une relation intersubjective. Ce passage s’appuie notamment sur la manière dont le dispositif peut être réfléchi par l’image elle-même, selon le principe de l’expérience initiale de Brunelleschi ; il faut que le dispositif se prenne lui-même en considération pour qu’il corresponde à une posture éthique, c’est-à-dire qu’il faut que l’image mette en lumière son point d’origine, son sujet énonciateur pour que son spectateur prenne conscience du fait qu’elle est un propos et non une vue naturelle, il faut qu’elle se présente pleinement comme une illusion et pleinement comme un signe, c’est-à-dire comme un espace de jeu entre ces deux états de l’image. Mais par son effacement, par son effritement sur ses bords dans le mouvement intempestif de la caméra qui transforme la limite ferme de la finestra albertienne en frontière poreuse, en zone d’échange entre le champ et le hors-champ, mais aussi, entre le corps du spectateur et le corps de l’image, le cadre devient une fessura, une fente. 227
Dans le cas d’une simple nomination sans contrechamp, le rapport établi est celui d’un sujet à un objet, sans échange dialectique, sans réciproque, il vise à masquer le dispositif de la fenêtre, alors qu’ici, dans le travail de cadrage éthique de Kieślowski, le champ et le contrechamp placent conjointement l’énonciation visuelle et le dispositif subjectif qui la permet ; le spectateur est ainsi déplacé d’un côté et de l’autre du dispositif, dans la position de chacun des sujets disposés. Tel est le sens que prennent dans leur ensemble les occurrences des appareils de vision et des dispositifs visuels mis en jeu dans le polyptyque, qui rappellent sans cesse au spectateur qu’il est en train de voir un champ que lui définit un dispositif particulier, soumis à une subjectivité particulière. Et c’est la mise en évidence de l’existence de ce dispositif par l’usage fréquent de la figure de l’image-fente, qui porte le discours sur le cinéma et plus largement sur l’acte de donner à voir, qui hante, comme le second commandement, (le commandement fantôme) l’ensemble du projet. Ainsi, ce qui se présente généralement comme une vue, ou la reproduction d’une vue, apparaît ici avec son dispositif, dans un mouvement de distanciation qui transforme la vue en signe. A la manière des peintres flamands du XVII ème siècle qui installaient des fenêtres, des niches ou des embrasures de portes pour scander les montants de leurs toiles et donner à leurs peintures une dimension métadiscursive 239 , Kieślowski met en jeu le dispositif cinématographique dans l’usage qu’il fait de l’image-fente. L’image-fente est ainsi un dispositif plaçant, sur le plan de la perception sensorielle, le spectateur dans une relation perçue comme directe avec l’objet représenté, mais elle est aussi figure du dispositif cinématographique, en tant que motif récurrent identifiable, et se place alors sur le plan de la signification, comme une formulation du désir qu’incarnent les images et les images filmiques en particulier ; Ouverture, Traversée / Passage et enfin Origine et contact avec l’objet primaire. Ces trois éléments constitueront les trois parties principales du reste de notre analyse de l’image-fente. L’œil du spectateur oscille donc entre l’adhésion à la vue et la coupure du signe, le passage de l’une à l’autre s’effectue principalement autour du cadre de l’image. Cette ambivalence du regard, et ce souci éthique de coupure de la vue en signe, ce travail de mise en jeu du dispositif cinématographique au sein même du film est une des figures majeures du projet du Décalogue et, au-delà du polyptyque, de l’œuvre entière de Kieślowski. La représentation cinématographique s’accompagne souvent (et de plus en plus 239
Voir à ce sujet le livre de Victor I. Stoichita, L’instauration du tableau, op. cit.
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au fur et à mesure qu’évolue sa réflexion sur le cinéma par les moyens du cinéma), dans ses films, d’une représentation cinématographique de la représentation cinématographique, manière de séparer l’acte de montrer de l’objet montré lui-même et de mettre à distance le signifiant cinématographique dans un geste qui rappelle ici celui de la signification verbale. En remontant aux origines même de l’éthique, à la racine du travail de report de jouissance et de séparation de la chose matérielle et de son terme (le nom qui la désigne et ainsi la clôt) telle qu’elle s’opère dans le langage verbal, Kieślowski place ici sur un même plan l’acte de cadrer une portion de la réalité matérielle à l’aide d’une caméra (ou de tout autre dispositif visuel) et l’acte de nommer un objet à l’aide de l’appareil lexical. Il lie aussi le cadrage et la traduction dans le propos de Krzysztof, lien qui pourrait s’appuyer sur l’idée du passage d’un flux par l’ouverture de la lettre. C’est ici un point très intéressant qui pourrait mettre en évidence la dimension scripturaire et verbale du cadre des images. b) Le cadre et la Lettre Anne-Marie Christin, dans son ouvrage L’invention de la figure, établit un lien très fécond entre la conception albertienne de la peinture et le modèle de l’écriture et de la lettre en indiquant qu’Alberti a voulu introduire le modèle de l’alphabet écrit dans la représentation picturale : « C’est ainsi qu’Alberti conseille en 1435 aux peintres débutants, dans le De pictura, de s’inspirer de l’apprentissage de l’alphabet pour s’initier à leur art. » Elle cite ensuite l’extrait où Alberti formule ce souhait de voir le jeune peintre apprendre à écrire sa peinture : « Je voudrais que ceux qui débutent dans l’art de peindre fassent ce que je vois observé par ceux qui enseignent à écrire. Ils enseignent d’abord séparément tous les caractères des éléments, apprennent ensuite à composer les syllabes, puis enfin les expressions. Que nos débutants suivent donc cette méthode en peignant. Qu’ils apprennent séparément d’abord le contour des surfaces – que l’on peut dire les éléments de la peinture -, puis les liaisons des surfaces, enfin les formes de tous les membres.240 » Mais pour AnneMarie Christin, cette position d’Alberti repose sur une illusion : « Alberti rêvait de projeter le modèle de la lettre, comprise comme un élément alphabétique, sur la composition picturale dans son ensemble, au nom d’une cohérence qui relevait en fait beaucoup plus de l’utopie géométrique que de la création plastique. » Elle explique ensuite ce qui est à ses yeux une erreur : « Alberti s’était laissé séduire par la fonction distinctive de la lettre, en négligeant les 240
Anne-Marie Christin utilise la traduction suivante : Leon Battista Alberti, De pictura, 1435, De la peinture, traduction française de Jean-Louis Schefer, Paris, Macula, 1992, p. 217.
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valeurs visuelles qu’elle avait acquises au cours de son histoire. Cette négligence allait d’ailleurs de pair avec sa conception du support, dont il pensait qu’il ne devait pas intervenir dans un programme pictural. Il le signale à plusieurs reprises dans le De pictura, parlant de « fenêtre ouverte » à propos de l’espace du tableau, et conseillant aux artistes débutants de peindre « comme si cette surface qu’ils recouvrent de couleurs était de verre ou d’une matière translucide. 241»242 Si Anne-Marie Christin a certainement raison de distinguer fermement les éléments de la figure picturale (contours, surfaces, liaison des surfaces…) et leur articulations multiples de l’assemblage des lettres d’un alphabet pour faire le mot, le rapport entre les éléments de la figure picturale étant bien différent du rapport entre les lettres, elle passe peut-être à côté de ce qui hante le propos d’Alberti sans pour autant être explicité par lui. Il s’agit de la valeur énonciative de la finestra si on la considère comme l’ouverture d’une bouche, le geste initial de la prise de parole et conjointement comme le trait de la Lettre, ce qui la rend visible, son corps même, à la fois signe, donc coupure signifiante et figure donc liaison iconique avec le signifié. Si on observe, en somme, son pouvoir de désignation et de signification. La manière dont Alberti insiste sur la dimension aérienne (transparente comme l’air) de la surface du tableau peut tout à fait s’entendre comme une autre manière de faire des figures des mots composés d’éléments, comme elle fait à juste titre, mais on peut aussi y voir une approche des figures peintes comme mots oralisés, c’est-à-dire comme signifiants invisibles dont la finestra serait seule la lèvre et la lettre en même temps. Cadrer c’est alors nommer comme à l’oral sur le versant de la poïétique, mais sur le versant de l’esthétique de la réception, la bouche devient le bord rectiligne de la lettre pour celui qui regarde/lit l’image. Ainsi donc, si Alberti projette le modèle de la parole sur l’ensemble de l’activité picturale, selon le mouvement renaissant d’un retour à l’écriture, il le fait d’abord à partir de la finestra qui scande bien le passage de la bouche ouverte à la lettre écrite, de la vue (fessura) au signe (finestra), du visible au lisible. La figure vue serait l’équivalent du mot oralisé quand le cadre serait la trace de son écriture, de son inscription : « D’abord j’inscris sur la surface à peindre… » dit Alberti. Nous pouvons peut-être encore apporter un éclairage sur cette équivalence suggérée par cette image, entre le geste de cadrer et l’acte de nommer, en nous référant au travail de 241
Leon Battista Alberti, De pictura (1435), traduction française de Jean-Louis Schefer, op. cit. p. 101. Les trois citations viennent de Anne-Marie Christin, L’invention de la figure, Paris, (Champs Arts) Flammarion, p. 14,15. 242
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Jean-François Lyotard sur le signe linguistique dans Discours, figure, et notamment sur ce qu’il bâtit autour de la distinction qu’il opère entre la désignation et la signification. Parlant du processus de désignation dans la nomination, il dit ainsi, faisant du mot une sorte d’imagefente : « Bien loin que le mot vienne en avant de la chose en lui faisant écran, il s’efface pour la manifester. Il n’est pas un substitut qui la cache, il n’est pas lui-même un symbole qui la représenterait par ses propres substance ou forme, il est seulement dans l’expérience du locuteur une percée243 sur la chose, une ligne de mire qui la fait voir. »244 Il ajoute plus loin, en une formule qui pourrait tout aussi bien définir l’opération de cadrage : « Les mots ne sont pas des signes, mais dès qu’il y a mot, l’objet désigné devient signe : qu’un objet devienne signe, cela veut dire précisément qu’il recèle un « contenu » caché dans son identité manifeste, qu’il réserve une autre face à une autre vue sur lui, une vue qui ne pourra peut-être jamais être prise. »245 On peut ainsi établir ce lien entre le travail du cadre et la manière dont il dispose sous le regard du spectateur l’objet qu’il vise et la manière dont le signifié apparaît dans la nomination sous l’effet de la transparence du signifiant. En effet, comme le souligne JeanFrançois Lyotard, l’arbitraire du signe saussurien, le vide entre mot et chose, ne concerne que le rapport entre le terme et la chose mais pas celui qui est établi abstraitement entre le signifié et le signifiant. Le signifiant est transparent dans l’expérience qu’en a le locuteur, c’est au signifié, directement qu’il pense quand il parle, les deux étant deux faces d’une même manifestation. Le mot donne donc accès à l’objet, il le désigne (rapport d’indicialité) et en fait un signe, c’est-à-dire le rend absent et présent. Il joue en ce sens le rôle que joue le cadre de l’image perspective de la peinture depuis Alberti, de la photographie et du cinéma, qui donne accès et coupe en même temps. S’il y a quelque chose d’arbitraire dans l’image, c’est bien le cadre et le cadrage, quand ils se manifestent, qui le rappellent. On pourrait presque parler pour la fenêtre albertienne d’une double articulation de la représentation, l’une selon la planéité du tableau où s’étalent les signes et l’autre selon la profondeur de la désignation dans le « vide atmosphérique » du creusement de la perspective. A la fois, pigment, sel d’argent ou pixel, et forme identifiable d’un objet, l’image matérielle plane se creuse et devient une vue. Cette double articulation s’établit chez Alberti à partir du cadre qu’il pose comme base de la représentation, comme l’élément premier dans la représentation, le cadre est donc l’origine et la condition première de l’existence du tableau, il est l’équivalent de l’ouverture
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C’est moi qui souligne. Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 82. 245 Idem. 244
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de la bouche dans l’ordre de la profération. Alberti parle d’ailleurs d’une « ora »246 pour évoquer les contours des objets dans la peinture, qui, au moment où ils sont dessinés, jouent précisément le rôle de définition (au sens graphique) et d’identification de l’objet que joue le terme ; le cadre est lui aussi l’orée de l’image et la bouche par où advient l’objet identifié par son contour247. Mais Alberti dispose très vite après l’affirmation de l’ouverture de cet espace, une dualité où il est possible de saisir ce que Lyotard évoque dans le passage de la désignation à la signification : «comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle… ». La formule « à partir de laquelle » a été préférée à la formule « à travers laquelle » qui aurait dû s’imposer s’agissant d’une fenêtre, nous indiquant bien que la finestra reste la base de l’énonciation visuelle que constitue le tableau et qu’elle est le lieu précis où se tient le sujet. Elle est ainsi la lettre, dans son épaisseur de trait, à partir de laquelle advient le référent. Si Alberti voit l’histoire à partir de la finestra, c’est qu’elle est le lieu d’où part son regard et qu’elle constitue son corps même. Cet « à partir de … » qui vaut pour un « à travers… » nous ramène sur le plan de l’espace à la distinction entre d’une part la désignation, cette fonction déictique du cadre ; la transparence supposée du support qu’il instaure puisque la fenêtre est « ouverte », et d’autre part la signification, cette dimension signifiante du cadre qui se présente comme un corps ayant pour fonction de signifier qu’il y a représentation. Le signe est ce qui se présente comme tel, ce qui indique le lien entre le signifiant et son signifié. Pour préciser le rapport entre le premier et le second, Foucault écrit ainsi dans Les mots et les choses : « Mais il y a une condition pour que le signe soit bien cette pure dualité. En son être simple d’idée, ou d’image, ou de perception, associée ou substituée à une autre, l’élément signifiant n’est pas signe. Il ne le devient qu’à la condition de manifester, en outre, le rapport qui le lie à ce qu’il signifie. Il faut qu’il représente, mais que cette représentation, à son tour, se trouve représentée en lui. » 248 C’est au prix d’une sorte d’explicitation de l’arbitraire - c’est-à-dire de la coupure signifiante - dans le signe, que s’effectue le procès de signification. En matière visuelle, à la différence du langage verbal, en l’absence de l’indication de sa dimension représentationnelle, le signe demeure une vue (« fenêtre ouverte ») qui ne devient signe que par l’effet du cadre sur le regard, puisque que c’est « à partir de » ce dernier qu’est « considérée » l’histoire. Le cadre a donc ici le rôle de la
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Utilisé par Alberti dans son sens de limite et contour, ora est aussi le pluriel du mot latin os qui signifie la bouche et la racine étymologique du terme oralité. 247 L’oralité du cadrage, le cadrage comme aspiration du monde, et aussi comme dégustation du monde, sera travaillé plus loin à partir du film Mondovino (2004) de Jonathan Nossiter. 248 Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, (Tel), Gallimard, p. 78.
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matérialité sonore du mot (trait de la lettre et phonème) qui est l’élément indispensable à partir duquel l’objet est considéré et qui en même temps met son référent à distance. Pour Jean-François Lyotard, qui considère avec Emmanuel Benveniste que l’arbitraire du signe ne concerne pas le rapport signifiant/signifié qui ne sont guère distincts dans l’expérience qu’en a le locuteur, l’arbitraire du signe réside dans la double articulation du langage : « La première articulation à laquelle les locuteurs accèdent immédiatement est celle qui assemble des unités significatives, mais elle repose elle-même sur une couche de deuxième articulation où sont combinées de plus petites unités, exclusivement distinctives. C’est cette organisation qui isole le terme linguistique signifiant de son référent, qui lui assure son autonomie par rapport à toute motivation et qui le place dans une position indépendante de la temporalité du locuteur ou de la situation. »249 De la même manière, en transposant cette double articulation du langage sur la double dimension de l’image albertienne (transparence / opacité ou profondeur / planéité), on peut identifier la forme de l’objet représenté à l’« unité significative » d’André Martinet auquel Lyotard se réfère, et la matière même de l’image, le pigment, le grain, à son « unité distinctive ». L’image creusée illusoirement dans la surface de sa matière plane est ainsi, à la fois champ, c’est-à-dire vue directe du sens (signifié), et signe, c’est-à-dire surface opaque et séparée de son référent (signifiant). C’est précisément le cadre, en dernier ressort, qui permet à l’œil de passer physiquement de l’un à l’autre, en ce qu’il manifeste et signifie à la fois (ou successivement) la coupure du signe. Il est à l’interconnexion entre la planéité de l’image comme surface qu’il limite et son ouverture comme champ qu’il borde. En ce sens, il est comme le trait de la lettre écrite, qu’on oublie au profit du signifié en lisant250, c’est-à-dire en écoutant le propos écrit et qu’on peut voir revenir en surface, aussi, en se concentrant sur la graphie, l’orthographe ou même l’épaisseur phonique du mot. Ainsi, le cadre et le trait de la lettre se rejoignent ici dans leur double travail de contenant (d’une image pour l’un et d’un phonème pour l’autre) et de dévoilement du signe (le trait dévoile et délimite l’espace de la lettre comme le cadre celui de la représentation). Il pourrait être alors intéressant d’aborder le cadre, dans la perspective de la naissance de 249
Jean-François Lyotard, Discours, figure, op. cit. p. 85. Jean-François Lyotard écrit à ce sujet : « Lire est entendre et non pas voir. L’œil ne fait que balayer les signaux écrits, le lecteur n’enregistre même pas les unités distinctives graphiques (il ne voit pas les coquilles), il saisit les unités significatives, et son activité commence, par delà l’inscription, quand il combine ces unités pour construire le sens du discours. », in Discours, figure, Op. cit. p. 217. 250
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l’éthique dans l’image, à partir de sa forme carrée et en tant que lieu de l’écriture, voire même présence de la Lettre (en tant que signifiant) dans le tableau. Le cadre pris comme figure opère comme une translation de la forme même de la lettre de la tradition hébraïque qu’on appelle régulièrement l’écriture carrée. Et ce n’est peut-être pas un hasard si c’est dans la tradition chrétienne, et dans l’Art sacré en particulier, que le cadre a pris son ampleur en même temps que les images « illusionnistes ». L’image chrétienne s’est progressivement dotée d’un cadre fort, comme s’il avait fallu équilibrer l’illusion iconique par un rappel de la dimension sémiotique de l’image, comme s’il avait fallu qu’à la puissance synthétique (fusionnelle) de la figure s’adjoigne la distance analytique du signe incarnée par le cadre. Ne pourrait-on pas voir alors, dans le développement de l’ornementation des cadres architecturaux de l’Art sacré chrétien, ces sortes d’églises portatives, une forme de garantie de la coupure du signe, incarnée par le trait de la lettre contre la menace iconique de fusion idolâtrique ? Le Christianisme aurait trouvé ainsi, dans le traitement du cadre, dans le jeu qu’il permet sur la bi-dimensionnalité de l’image, un équilibre entre la vue et le signe, le corps et l’âme, la matière et l’idée ; équilibre susceptible de permettre cette oscillation du regard entre illusion et conscience de l’illusion, jeu salutaire qui est le cœur battant des images. Avant d’aborder ce lien possible entre la lettre carrée des tables de la Loi et le rôle du cadre de l’image, il peut être utile de s’arrêter sur la question de la signature apposée sur le cadre à partir du XIII ème siècle en Italie et plus généralement sur celle de l’écrit présent dans l’image. Anne-Marie Lecoq, dans un article historique sur la question, remarque comment le titre apparaît en Italie pré-renaissante avec l’émergence de l’artiste à l’origine de l’œuvre. Cadre et tableaux en perspective s’associent ainsi pour se répartir la tâche de faire du tableau un lieu d’énonciation. « La signature apparaît généralement sur le cadre sculpté et doré. Cette règle est constante en Toscane, dans l’Italie centrale et le Nord de la péninsule. Peinture et cadre apparaissent donc comme indissociables. La signature ne mentionne jamais le menuisier ou le sculpteur, mais seulement le peintre. Et la plupart du temps sous la forme « me fecit » ou « me pinxit », c’est-à-dire en faisant parler le tableau. »251 Le cadre est ainsi la partie du tableau par laquelle s’exprime le sujet qui l’habite, lui donnant une indépendance et une identité, le cadre se définit comme ce qui fait du tableau un autre sujet pour le peintre, séparé et autonome, probablement habité par la sainteté représentée, comme dans l’icône, il regarde encore le sujet regardant dans une perspective 251
Anne-Marie Lecoq, « Cadre et rebord » in Revue de l'Art, n° 26, 1974, p. 15.
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inversée propre à l’icône. Mais en affirmant avoir été fait par un homme singulier, il se distingue de cette dernière comme énonciation représentée, allant jusqu’à préciser qu’il a conscience de n’être qu’une peinture. On peut peut-être y voir, et ce n’est qu’une hypothèse concernant un aspect marginal de notre réflexion, une transition dans le retournement de la perspective et du point de vue à l’œuvre à l’époque où fleurissaient ces inscriptions sur les cadres. Elles signifient qu’encore habitées d’un sujet énonciateur, encore habitées par un œil représenté, celui de l’icône, ces peintures n’en sont pas moins des œuvres faites de main d’homme, des artefacts. C’est ici le cadre doré, sur lequel s’est replié le fond doré des peintures byzantines252, qui organise ce passage et instaure cet équilibre, et, chose importante, en se faisant le lieu de la parole de l’image. La Lettre de l’image253 apparaît ainsi d’abord sur le cadre avant de migrer vers les rebords ou parapets peints, à l’intérieur même de l’image. Mais ces paroles viennent y figurer un cadre interne, comme une mise en abyme du cadre réel qui enveloppe le tableau, le parapet ou le rebord sur lequel est peinte la signature est ainsi intégré à l’espace représenté, ils sont en cela différents des fonds sur lesquels apparaissent directement les signatures qui ne sont pas mises en situation dans la fiction et rappellent directement le plan de la surface. Comme ces surtitres qui viennent « signer » un film dans le générique ou situer un lieu ou une personne, ils ramènent la surface de l’image à la conscience du sujet regardant tout en étant justifiés par leur situation de gravure ou d’écriteau dans l’espace fictif. A l’interconnexion des deux dimensions du tableau, ils opèrent le passage de la vue (illusion de leur situation « naturelle ») au signe (rappelle de l’opacité du tableau et de son épaisseur de signe). Il est intéressant de noter que cette introduction de la Lettre dans l’image sert de lieu intermédiaire à l’intérieur même de l’image et permet ainsi d’en mettre en relief la fiction de la représentation et sert ainsi à prévenir le regard du spectateur contre l’illusion de la vue. Nous retrouvons là, précisément, le rôle assigné au cadre. Anne-Marie Lecoq précise ainsi : « En passant du cadre sculpté au rebord peint d’un parapet ou d’une marche, la signature a quitté une zone intermédiaire et ambiguë du tableau pour s’intégrer totalement dans l’espace de la représentation sacrée – même si elle reste discrètement placée sur le plan vertical qui fait face au profane. Du même coup, elle y introduit un élément extérieur et anachronique. L’image de la divinité, l’épisode de l’Histoire sacrée, cessent de se présenter comme le reflet direct de la vérité historique pour s’avouer fiction, reconstitution, œuvre
252
Voir l’article de Véra Beyer cité plus haut : « Le cadre doré : relique d'une incorporation ? », dans Images Re-vues, n° 3, 2007, <http://imagesrevues.org/Article_Archive.php?id_article=16> 253 Il ne s’agit pas ici des phylactères qui isolent la parole de l’image et ne se présentent pas comme une énonciation du tableau lui-même, mais comme des paroles des personnages.
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d’Art. »254 On peut penser que c’est la dimension métadiscursive de cette représentation du cadre et du nom qu’il porte au sein même de l’image qui l’amène à « s’avouer fiction », et pas seulement le fait qu’il y ait eu introduction d’un élément extérieur. Sur ces signatures à même la représentation mais encore plausibles parce qu’elles sont peintes sur une partie matérielle d’architecture qui est parallèle au plan du tableau, apparaît déjà le reflet du peintre et la dimension réflexive de la peinture que nous verrons à l’œuvre plus précisément avec l’expérience de Brunelleschi, en 1425, que Hubert Damisch qualifie de « stade du miroir de la peinture » et dix ans plus tard, avec le traité d’Alberti. Meyer Schapiro dans le chapitre « L’écrit dans l’image » de son livre Les mots et les images, fait l’inventaire des modalités d’intégration de mots à des images peintes dans des représentations qui vont de l’antiquité grecque (un vase du VI ème siècle avant J-C. où l’on voit des personnages évoquer le vol d’hirondelles et l’arrivée du printemps) au XX ème siècle (Chagall). Dans ce panorama qui enjambe les esthétiques et les conceptions de l’image, il peut être intéressant de relever deux choses susceptibles de venir alimenter cette réflexion sur le lien entre la Lettre et le cadre. Au fil de son évocation où il analyse finement une série conséquente d’occurrences de mots dans des images peintes, Meyer Schapiro distingue les mots écrits pour le spectateur, quitte à être incohérents avec l’espace plus ou moins unifié de la représentation de ceux qui sont écrits pour le personnage représenté, bien souvent celui qui les écrit (cas des évangélistes) ou qui les lit255. La lettre dans l’image est ainsi à la croisée de la surface plane de la représentation où s’inscrit la figure et de la fiction de l’espace représenté qu’« habite » le personnage représenté, tournée vers la profondeur sur un support interne à l’histoire, ou tournée vers l’extérieur sur le support de l’image elle-même. Dans l’un comme dans l’autre cas, de façon négative ou positive, elle met en jeu la surface de l’image en attirant le regard du spectateur sur le sens de présentation des lettres qui les fait osciller entre la profondeur et la planéité de la surface. Schapiro précise ainsi : « Une autre difficulté, pour inclure du texte dans l’image, vient du fait que le mot écrit n’a pas, pour l’œil, la même relation à l’espace que les signes picturaux. Par exemple, la signature de l’artiste, dans un paysage ou un intérieur peints, est d’habitude placée au premier plan de la profondeur feinte, parmi les arbres, les bâtiments ou les figures. Où se trouve-t-elle virtuellement ? Flotte-t-elle, gît-elle entre tel 254
Anne-Marie Lecoq, « Cadre et rebord » in Revue de l'Art, op. cit. p. 18. Il évoque aussi les écrits illisibles qui apparaissent comme une image de l’écriture plus que comme un écrit en soi. Nous pouvons alors considérer qu’il ne s’agit pas à proprement parler de « lettre » dans l’écrit. 255
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élément du paysage et la surface du tableau ? »256 Ainsi donc, le mot dans l’image met en jeu les deux dimensions du tableau dans sa relation au regard du spectateur, au niveau de l’articulation entre le lisible et le visible, ou ce que Schapiro appelle le signe verbal et le signe visuel, c’est-à-dire dans les termes utilisés ici, entre la vue et le signe. En cela, le mot est un lieu intermédiaire qui orchestre le passage d’un espace à l’autre, au même titre que le cadre. Le trait de la lettre adressée au spectateur, souvent rectiligne, parfois pour singer l’hébreu originel des textes sacrés, apparaît ainsi, assez souvent, sur un axe vertical ou horizontal qui suit les deux axes du cadre. En revanche, s’adressant à l’intérieur de l’image à l’un des personnages représentés, ce trait est souvent orienté en diagonale ou ondulé, semblant ignorer l’ordre géométrique instauré par le cadre, tout comme le visible à l’état « naturel ». On voit donc que jouant sur un registre de double articulation semblable à celui du cadre, la lettre peut aussi s’effacer comme lien avec le spectateur et se refermer sur la représentation en devenant à la fois l’image de la lettre (pour le spectateur) et lettre pleine et entière (mais fictive) pour le personnage qui la déchiffre ou la trace sur un support figuré lui aussi. Mais d’image de la lettre dans l’espace fictif, la représentation du texte peut devenir texte « réel » lorsque le spectateur le lit comme tel, puisque c’est à lui qu’il est véritablement adressé. L’autre aspect intéressant dans cette approche des rapports entre la lettre et le cadre concerne la période cubiste sur laquelle Schapiro s’arrête à la fin de son ouvrage. « Ces peintres, dont les œuvres ont radicalement libéré leur art de la tutelle des sujets livresques et de la perspective, ont donné dans leurs toiles une place prépondérante aux fragments d’écriture, aux étiquettes, aux coupures de presse et aux partitions musicales. Ces signes étaient souvent des segments d’imprimés directement collés sur la surface peinte. Aucun conflit ne naît ici entre les formes modelées ou la perspective d’une scène tridimensionnelle et l’écriture ou la typographie plaquée sur cette surface. Les objets de natures mortes, qui devinrent les principaux thèmes du cubisme dans les quelques années suivant 1911, alors même que le mot tracé ou adjoint entrait dans la peinture à titre d’élément, se décomposaient eux-mêmes en plans sédimentés parallèles à la surface, ou se chevauchaient sur une mince profondeur. Ils sont caractérisés par des lignes discontinues et croisées, droites et courbes, tout comme les formes alphabétiques ou la notation musicale. »257 L’ordre géométrique et architectonique de la Lettre, en tant que forme composée d’arrondis (arcades) et de traits rectilignes (piliers), devient la base de la représentation, mais dans un ordre dispersé, que Schapiro qualifie d’explosif et qu’il rattache à une immense 256 257
Meyer Schapiro, Les mots et les images, Paris, Macula, 2000, p.129. Ibidem, p. 197.
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liberté, à un caprice. L’œuvre devenant par ailleurs entièrement un métadiscours sur l’œuvre, dans sa dimension conceptuelle, l’écriture la recouvre entièrement mais la lettre y est prise en tant que figure. On peut remarquer que ces œuvres se passent généralement de cadre rigide et l’on peut souligner celle de Picasso qu’utilise Schapiro en illustration, Violon, verre, pipe et encrier (1912), qui se passe, elle, de la forme carrée du cadre et se présente dans un ovale, alors que le cadre semble déplacé à l’intérieur à travers des angles droits cubistes associés à ceux des Lettres peintes.
Figure 92 : Pablo Picasso, Violon, verre, pipe et encrier (1912) Huile sur toile (81 cm x 54 cm) Prague, Galerie Narodni.
Dans la mesure où le cubisme est une des affirmations modernes de la fin de la représentation mimétique au profit d’un discours critique sur la peinture rendue à sa nature de surface couverte de matière et de formes, on peut voir encore dans son emploi des lettres et dans la façon dont celles-ci structurent et contaminent graphiquement l’ensemble des toiles où elles sont présentes, une sorte de transfert des vertus du cadre sur la ligne de la lettre présente à l’intérieur de la peinture. Comme si le garde-fou que constitue le cadre comme rempart contre l’illusion passait du bord du tableau à la surface de la toile de manière à la présenter comme une limite infranchissable, une sorte de victoire de la puissance iconoclaste du cadre sur la puissance d’illusion de l’image peinte. Aux antipodes de l’image-fente qui représente une aspiration de la finestra en tant que bord d’une ouverture, la lettre du tableau cubiste et ses extensions plastiques pourrait être considérée comme une image-cadre, incarnant l’autre aspiration de la finestra en tant que limite d’une surface à peindre. A l’opposé de la menace d’indistinction entre le sujet et l’objet (représentation et objet représenté / signifiant-signifié)
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de la fente qui abolit le langage, la Lettre (et son arbitraire du signe) est un rempart contre la menace de la fusion idolâtrique que représente la puissance de l’illusion iconique. Cet investissement de la dimension visuelle de la Lettre n’est peut-être pas sans lien avec la graphie originelle de la Torah transmise à Moïse sur le Mont Sinaï d’après la tradition. En effet, on peut, comme l’a fait la cinéaste Nurith Aviv à la suite d’une projection de son film Traduire, (Le dimanche 15 mai 2011 aux Trois Luxembourg) dire que l’écriture carrée de l’Hébreu « est comme des petites fenêtres ». Ce parallèle est très intéressant et nous pouvons nous y arrêter. Le Talmud dit que l’écriture carrée dite « judéenne » ou « achourite » (assyrienne ou encore araméenne) s’est imposée dans la pratique de l’hébreu et dans la copie des rouleaux de la Torah, sous le prétexte purement talmudique d’être celle sous laquelle les tables de la Loi auraient été données à Moïse sur le Mont Sinaï. Or, il se trouve que leur forme carrée est dotée d’un sens que Juda Ben Salomon Ha-Cohen, talmudiste de Tolède, incite à considérer ainsi en 1245 : « L’explication des lettres hébraïques est le mystère des mystères et celui qui le connaîtra d’une connaissance juste et parfaite connaîtra tout ce qui existe, du début à la fin. Nous apprenons ces lettres dès notre enfance, nous les prononçons constamment, sans nous donner la peine de savoir ce qu’elles sont et ce qu’indiquent leurs formes, leur nombre, leur nom et leur disposition. Nous nous imaginons qu’elles sont comme des signes qui font reconnaître les mots et permettent de former le discours. Mais comment serait-il possible que les fondements des discours n’aient pas de sens et que n’aient pas de sens les formes qui ont été tracées par le doigt de Dieu sur les Tables de la Loi ? » De même, pour valoriser l’apport d’Ezra, le scribe qui a rapporté (et imposé) l’écriture carrée (achourite) de son exil à Babylone, en 459 avant Jésus-Christ, il est fait mention de l’hébreu araméen (autre nom de l’achourite, c’est-à-dire l’hébreu carré) comme ayant été celui utilisé pour écrire les tables de la Loi. Le Talmud de Babylone précise ainsi : « Ezra aurait mérité de donner la Torah à Israël si Moïse ne l’avait pas précédé. Et bien que la Torah n’ait pas été donnée par lui, elle a été changée par lui. Car il est rapporté, « et le texte de la lettre était écrit en caractères araméens et en hébreu araméen. »»258 Ezra change l’écriture de la Torah du paléo-hébreu vers l’écriture carrée, à son retour d’exil afin que les hébreux qui l’ont accompagné, et qui déchiffrent l’écriture carrée, puissent la lire. L’instauration de l’écriture carrée correspond ainsi à un mouvement de 258
Talmud de Babylone, Sanhédrin 21-22. Cité sur <http://www.esoblogs.net/5285/origine-de-l-alphabethebreu/>
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renaissance du judaïsme à Jérusalem et de retour à la Loi, période qui correspond aussi à l’érection du second temple. Ce point est intéressant car un extrait du talmud de Jérusalem précise une chose qui met en jeu la dialectique de la finestra et de la fessura en lien avec l’idolâtrie : « Rabbi Néhéma dit : la Torah a été donnée en écriture da’atz259. Mais Rabbi dit qu’elle a été donnée en achourite (araméenne) et, lorsqu’Israël a commis le péché du Veau d’Or, elle s’est transformée en écriture da’atz puis, à l’époque d’Ezra, à nouveau en achourite. Selon Rabbi Shimé’on Eléazar, c’est en achourite que la Torah a été donnée.»260 Ainsi, selon ce récit talmudique fort intéressant pour ce qu’il véhicule dans son allégorie, d’abord donnée à Moïse en lettres carrées, la Torah aurait perdu de sa rectitude formelle, ses lettres carrées se seraient transformées en lettres da’atz, c’est-à-dire « hachées », « brisées », « entrecoupées », sous l’effet de l’abandon de la Loi et de son principal et premier commandement par les Hébreux idolâtrant le veau d’or. L’idolâtrie y est clairement présentée comme un bris, un effondrement, une cassure, du cadre de la lettre carrée. Le redressement de la Torah entraînant une restauration de l’écriture carrée qui devient ainsi, comme le cadre, une figuration de l’éthique, la forme carrée dans laquelle se donne le contenant des pulsions que constitue l’éthique. Selon le récit talmudique, c’est ainsi une transmission simultanée de la Loi et de la lettre carrée qui se produit sur le mont Sinaï, lettre carrée qui, comme nous pouvons le voir avec Marc-Alain Ouaknin, aurait traversé de part en part la matière des tables, faisant concrètement de la lettre carrée un cadre ouvert, réellement, sur un espace situé derrière le dispositif. Cette conception du cadre-lettre carrée pourrait s’apparenter à une tradition talmudique rapportée par Marc-Alain Ouaknin dans son commentaire du premier commandement, intitulé « Fais exister l’infini ! ». Il dit ainsi : « Selon les maîtres du Talmud, les lettres n’étaient pas seulement gravées sur la pierre, mais elles la traversaient de part en part. Autrement dit, la matière qui constitue l’écriture de la Loi et de la révélation n’est rien d’autre que… du vide ! Les lettres des dix commandements sont faites de vide, comme on dirait « de marbre » ou « de bois ». Mais cette indication – le « vide »- est essentielle, comme nous allons le voir ». Puis à la fin de ce court chapitre, il ajoute : « Selon la tradition, un jour viendra où nous serons capables de lire les lettres blanches entre les lettres noires, les
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L’écriture da’atz est l’écriture « à forme brisée en raison de ses traits hachés et entrecoupés ». cf Joseph Cohen in « L’écriture hébraïque » article disponible en PDF : <http://www.morim.com/alphabet marseille.pdf> 260 Talmud de Jérusalem, Meguila I, 9. Cité sur <http://www.esoblogs.net/5285/origine-de-l-alphabet-hebreu/>
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« blancs », les vides entre les mots : ce sera alors la Tora du Messie. Mais en attendant, dans notre humaine condition, l’espace blanc, la coupure qui permettent de construire le sens sont essentiels. D’ailleurs, nous l’avons dit : les Dix Paroles n’étaient pas seulement gravées sur les tables, mais chaque lettre traversait de part en part la pierre, pour constituer un véritable vide dans la matière elle-même. »261 Ne pourrait-on pas voir ainsi, dans le cadre même et dans la manière dont il est investi comme contenant de l’image et lieu privilégié de l’écriture, quelque chose qui viendrait directement de l’image de la Lettre. Ainsi, la Lettre de l’image qu’est le cadre est une figure de l’image de la Lettre qu’est la forme carrée. Le cadre jouant un rôle séparateur et nominatif, en tant que partie tranchante et sélective du dispositif de monstration, rôle qu’on lui voit jouer dans cette séquence où il est justement question d’écriture et de traduction. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une éthique cinématographique, éthique qui consiste à opérer dans l’image elle-même et par le travail du cadre dans le geste de cadrage, ce passage de la vue à la signification, de l’illusion mimétique à la mise en évidence du signe, sans jamais séparer l’un de l’autre. Car c’est là un des aspects propres au cinéma et à son impression de réalité, elle se fait, puisque le rêve du spectateur de film est lucide, dans un battement entre la vue et le signe, entre l’opacité et la transparence du support. Notre hypothèse est que c’est justement le cadre qui permet ce battement, dans sa double dimension albertienne de bord d’une ouverture et de clôture de la surface plane de l’écran (ou du tableau) il est un doigt à la fois pointé sur l’objet ou l’histoire et sur la représentation en tant que telle, sur sa surface opaque. c) My father, my Lord de David Volach ; idolâtrie de la Lettre Ce lien entre mot et cadre dans son rapport au décalogue mosaïque est repris dans un film qui s’appuie très largement sur le premier épisode du Décalogue de Kieślowski, dont il transpose l’esprit dans le milieu juif orthodoxe de Jérusalem. Il s’agit du film My father, my lord (2007), de David Volach qui dit lui-même dans une interview que « L’histoire du film s’est constituée comme un dialogue avec le premier Décalogue de Kieślowski. »262
261
Marc-Alain Ouaknin, Les dix commandements, Paris, Seuil, 1999, p. 38 et 39. Interview de David Volach, Culturopoing, 23 mai 2008, <http://www.culturopoing.com/cinema/Autour+de+My+father+my+lord+Entretien+avec+David+Volach-857> 262
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Rabbi Abraham, Rabbin orthodoxe de la communauté Haredi de Jérusalem, qui enseigne dans une yeshiva ultra-orthodoxe, éduque son fils Menahem dans le strict respect de la Torah et la crainte farouche de l’idolâtrie. Lors d’une sortie au bord de la mer morte, sur une plage interdite aux femmes, il s’abîme dans une prière avec ses amis à la tombée du soir et ne voit pas son fils partir vers la mer. Le corps sans vie de Menahem sera hélitreuillé de nuit quelques heures plus tard, mort noyé comme Pawel, le fils sacrifié du Décalogue 1. Le scénario suit de près celui du premier épisode du Décalogue Kieślowskien ; le père qui régente la vie de son fils à partir de son savoir talmudique correspond au professeur d’Université Krzysztof qui se fonde sur les calculs de son ordinateur et sur son esprit scientifique pour organiser la vie de son fils. Ainsi, chacun des deux pères, croyant lutter contre l’idolâtrie, l’un par le respect religieux de la Torah et l’autre par une confiance aveugle en la science, deux instances qui s’opposent théoriquement à toute idolâtrie mais peuvent aussi en être l’objet dans leur pratique, se trouvent aveuglés par leurs certitudes et leur « adoration » d’une loi (divine ou naturelle) qu’ils pensent parfaitement connaître. Mais contrairement au récit du sacrifice d’Isaac dans lequel l’objet de la dévotion paternelle substitue un agneau à l’enfant qui doit lui être sacrifié, dans chacun des films, aucun miracle ne se produit, malgré leur immense foi et leur immense soumission à la vérité dont ils se disent dépositaires, ils verront chacun leur fils mourir, noyé dans cette substance informe qu’est l’eau, pour avoir trop cru en leurs propres certitudes, et pour avoir été idolâtre à leur insu. C’est peut-être sous cet éclairage qu’il faut comprendre les scènes de profanation qui closent chacun des deux films. Dans Le Décalogue 1, Krzysztof se rend dans une église en construction et renverse une icône reposant sur une iconostase de fortune, échafaudage fragile. Lorsque l’image est à terre, une chandelle qui a été couchée dans le fracas laisse pleurer sa larme de cire sur la joue de la vierge représentée dans l’icône (voir figure 44) Miracle ou coïncidence ? Le film, bien évidemment ne tranche pas, le signe est fortuit, d’où est-il énoncé ? Tout le polyptyque repose sur cette question. Dans My Father, my Lord, la femme d’Abraham renverse une pile d’exemplaires de la Torah, geste sacrilège qui dit bien quel est l’objet dont elle tient le culte aveugle pour responsable de la mort de son fils. Dans un cas, l’idolâtrie est clairement suggérée par l’icône, inconnue jusque-là dans ce film, qui fait son apparition comme objet représentant à la fois Dieu (contre qui se tourne étonnamment la colère du père athée) et l’image (qui vaut pour l’idolâtrie en tant que métonymie), dans l’autre elle est esquissée, il s’agit d’un effondrement de la parole divine, elle trouve son sens dans le cadre du dialogue annoncé par l’auteur entre 242
son film et Le Décalogue 1. C’est en effet l’éclairage de la source du film de David Volach qui permet de comprendre ce à quoi se substitue la Torah dans cette séquence de colère. Au renversement et à la chute de l’icône chez Kieślowski correspond la chute de la Torah chez Volach, l’équivalence est claire, c’est l’idolâtrie de la Lettre de la Torah par le Père qui a coûté la vie à Menahem, son fils. Mais à cette trame narrative commune et à ce dialogue entre la science et la Torah sur le mode des analogies, s’ajoute un autre niveau de dialogue entre les films, celui des images elles-mêmes et du discours qu’ils tiennent sur elles à travers elles. La scène clé du film israélien est une scène qui reprend visuellement la scène du cours de linguistique à la faculté évoquée plus haut. Chez David Volach, la yeshiva remplace la faculté et le cours sur la traduction et ses dimensions culturelles et affectives ineffables qu’un ordinateur pourrait traduire selon un code, est remplacé par un cours de Talmud-Torah sur la providence et sur la protection que le Tout-Puissant accorde à l’homme juste. Dans les deux cas, les pères développent leur pensée d’une intelligence supérieure et englobante capable de contrôler ce qui échappe habituellement à l’homme. Ce qui est intéressant dans la reprise de cette scène par le jeune cinéaste israélien, c’est qu’il réutilise le dispositif de cadrage du père par le fils à travers un appareil, que Kieślowski avait élaboré pour associer l’art de trouver le mot juste dans le processus de traduction et celui de cadrer une portion de la réalité. (Voir extrait 7)
Figures 93 et 94 : David Volach, My father, my lord (00 :28 :09 et 00 :28 :37) Champ / Contrechamp
Menahem joue ainsi avec un dispositif trouvé sur place qui lui permet d’effectuer un cadrage de son père et en particulier de la main de son père au moment où il s’exprime devant ses élèves. Dans cette séquence qui reprend très clairement celle du Décalogue 1 et lui donne ainsi une certaine portée, il n’est plus question de traduction ni de cadrage lexical, mais plutôt de respect de la Loi et de vie selon la Torah. Le cadrage du père par le fils n’apparaît plus alors comme la recherche du mot juste mais comme la recherche de l’idée du « juste » elle-
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même, c’est-à-dire le travail de réflexion et de choix qui est au cœur du questionnement éthique. Ce que souligne cette reprise par David Volach, c’est le lien formel entre le cadre et l’éthique, mais alors que chez Kieślowski, le cadrage restait présent à l’image sous la forme de l’image-fente, exposant les bords de l’appareil utilisé pour cadrer le père, chez Volach, c’est directement le cadre de l’image filmique qui choisit, isole et désigne la main du père. Bien que Menahem joue avec les éléments de l’appareil, il voit son père sans entrave, son champ de vision n’est pas entamé (figure 94) alors que celui de Pawel l’est (figure 91). Dans un cas l’image-fente est un dispositif, elle permet à Menahem de voir son père de près, d’approcher l’intimité de sa peau, de ses mains, mais n’apparaît pas dans son champ de vision, le cadrage serré de la main du père est le fruit d’une ocularisation, dans le second, elle est une mise en jeu réflexive du regard, puisqu’elle apparaît comme signifiant métonymique d’un dispositif visuel dans l’image elle-même. Ce point est en soi intéressant car même si David Volach utilise parfois la figure de l’image-fente dans son film, il ne l’utilise pas comme mise en abyme éthique du dispositif filmique, mais plutôt comme dispositif visuel, au premier degré ; sa démarche semble suivre un chemin contraire à celle de Kieślowski dans Le Décalogue. David Volach vient d’une famille très orthodoxe et a choisi de devenir laïque et de fabriquer des images en devenant cinéaste. Son rapport à l’image est ainsi marqué par un mouvement de rapprochement, un mouvement sensuel vers l’image, que certains plans nous révèlent.
Figures 95 et 96 : David Volach, My father, my Lord (00 :20 :48 et 00 :22 :21) Menahem tenant une image. Menahem déchirant cette image.
Dans une séquence d’iconoclasme, Menahem regarde une vignette sur laquelle est représenté un « indigène » couvert de peintures et manipulant un instrument de musique. L’enfant demande à sa mère s’il s’agit d’idolâtrie, ne sachant quoi répondre, elle appelle son mari qui reconnaît dans l’image de ce rituel musical une scène d’idolâtrie à bannir, et demande à son fils de la déchirer. Tout d’abord, le père accompagne sa recommandation
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d’une question « Veux-tu qu’il y ait de l’idolâtrie dans ta maison ? » puis le ton se fait plus rude et l’injonction plus ferme, il affirme autoritairement « Il n’y aura pas d’idolâtrie dans cette maison ! Déchire-là ! ». Il ne cherche pas à juger de l’image comme son fils le lui demande, désirant savoir si l’homme représenté est en train d’adorer une idole. Le père se contente de reconnaître dans l’image de ce rituel (et non dans la relation de son fils à l’image de ce rituel) une forme d’idolâtrie et demande à son fils de la chasser de leur maison, appliquant la Loi au pied de la lettre. Menahem s’exécute, les larmes aux yeux, on perçoit alors son amour des vignettes illustratives et la déchirure de l’image manifeste visuellement toute la douleur de la séparation que représente le geste que lui impose Abraham. La mère propose alors au père de remplacer cette image interdite par une autre vignette, considérant avec une bienveillance maternelle l’attachement de son fils pour ces petites illustrations, mais le père refuse de « récompenser » son fils pour avoir chasser l’idolâtrie de sa maison. Le réalisateur se place du côté de l’enfant qui semble souffrir de la violence de son geste iconoclaste. Nous voyons au passage le degré paradoxal d’adhésion du père à la représentation ; il ne voit pas l’image en tant qu’objet matériel de l’attachement de son fils, mais ne considère la représentation qu’en tant que désignation d’une idolâtrie lointaine. C’est le signifié « idolâtrie » qui apparaît directement à la surface de l’image et qu’il chasse de sa maison mais il ne voit pas l’attachement de l’enfant aux images ni sa propre idolâtrie de la Lettre, du signifiant en tant que corps visible de l’invisible. Il adhère ainsi en négatif la croyance positive en la présence de l’objet dans sa représentation, croyance qui est le fondement de l’idolâtrie. Cet attachement de l’enfant pour l’image est soutenu dans le film par son attachement à sa mère, femme très attentionnée à son endroit mais aussi très soumise à la volonté pieuse de son mari et, à travers lui, à la Lettre de la Loi, jusqu’à la scène finale dans laquelle elle renversera littéralement la Torah, comme Krzysztof renversait l’iconostase à la fin du Décalogue 1. Une petite scène vient métaphoriquement illustrer ce lien maternel à l’image qui gît au cœur du rapport idolâtrique tel que Freud le définit dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste. Menahem découvre un nid sur le rebord d’une fenêtre donnant sur l’escalier de l’immeuble où il vit avec ses parents. Des oisillons sont installés dans ce nid et l’enfant s’y attache tendrement. Mais respectant une mitsva au pied de la lettre, «Si tu rencontres en chemin un nid d’oiseau avec des oisillons ou des œufs, sur un arbre ou à terre, et que la mère soit posée sur les oisillons ou des œufs, tu ne prendras pas la mère sur les petits. Laisse partir 245
la mère ; ce sont les petits que tu prendras pour toi. Ainsi auras-tu prospérité et longue vie.»263 Le père se charge de faire fuir la « mère » du nid. D’un geste dur qui lui demande manifestement un effort, il rompt ainsi le lien mère-enfant, causant une grande tristesse à son fils, lorsqu’il le lui apprend quelques minutes avant de partir pour la plage où la séparation de la mère et de l’enfant masculin, en vertu de cette loi si dure au regard du cinéaste, sera en bonne partie la cause de sa mort par noyade. L’analogie entre la mitsva de l’oiseau et les événements qui suivent à la plage est claire, le père (Incarnation de la Loi qui le dépasse) chasse la mère (la Loi interdit aux hommes et aux femmes de se baigner sur la même plage) et lui prend son petit. En cela, le respect absurde de la Loi, de cette mitsva qui n’a pas d’explication rationnelle et qui, avec le commandement « Tu Honoreras ton père et ta mère », est pourtant la seule à promettre une récompense de longue vie à celui qui la pratique, mène à la mort par le chemin de l’idolâtrie de la Lettre. Si elle est une métaphore de la séparation liée à la fonction paternelle et au travail de la lettre de la Loi (vu ici de façon négative et paradoxalement idolâtrique), la scène du renvoi de la mère du nid a aussi l’intérêt de produire sous nos yeux l’énergie de la puissance paternelle de séparation qui est au cœur du propos critique que tient David Volach dans ce film. Cette puissance de séparation est celle de l’amour irraisonné de la Lettre et particulièrement de son aspect tranchant - à l’instar de celui du cadre - elle coupe la continuité naturelle du monde, écarte le sujet d’un rapport symbiotique au monde que l’image, elle, dans la tendresse de sa surface, peut conserver sans le réactiver complètement. Et c’est d’ailleurs précisément sur le rebord d’une fenêtre, cadre de l’image considéré comme nid, que se trouve le nid d’oiseaux d’où Abraham chasse la mère. Ajoutons à cela que forçant la fenêtre à s’ouvrir, il brise le verre du carreau et semble s’être légèrement coupé à la main sans que l’image ne nous le montre vraiment. L’ouverture de la fenêtre lui coûte ainsi un effort et s’accompagne d’un bris, d’une cassure et peut-être d’une coupure qui viennent manifester ici une transgression des frontières entre les différents espaces. Paradoxalement, la séparation suppose ainsi un passage de la main du sujet à travers la fenêtre, une transgression dont nous avons vu avec le Décalogue 6 qu’elle correspondait à un désir idolâtrique puisque l’idole est l’image qu’on prend dans sa main, qu’on emmène avec soi, une image faite pour que la main la palpe, et qu’étant dotée par le sujet de la capacité à abriter la présence de l’objet représenté en son sein, elle s’offre comme l’occasion pour lui de toucher directement non pas la représentation de l’objet mais l’objet lui-même. Si David Volach nous montre, 263
Deutéronome. XXII, 6-7, in La bible de Jérusalem, Paris, Les éditions du Cerf, p. 197.
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consciemment ou non, la réalisation d’une mitsva de séparation de la fusion mère-enfant dans le nid comme un acte de transgression idolâtrique, c’est que pour lui, imprégné de culture juive orthodoxe très iconoclaste et désireux de s’en émanciper, l’image vient dé-figurer le pied de la Lettre, si l’on considère avec Jean-François Lyotard que « le pied de la lettre, c’est la figure ».264
Figures 97 et 98 : David Volach, My father, my Lord (00 :39 :51 et 00 :40 :40) Abraham ouvrant la fenêtre. Abraham chassant la mère du nid.
Ce qui est intéressant dans ce film, c’est que David Volach montre que ce respect aveugle du pied de la Lettre revient paradoxalement à une forme d’idolâtrie. Deux idolâtries se font ainsi face dans le film, celle qui s’adresserait aux images de l’idolâtrie, et celle qui s’adresse à la Lettre de la Loi, deux surfaces matérielles auxquelles le sujet prête la vertu de contenir l’objet représenté. Il est intéressant de souligner par ailleurs, au terme de cette mise en perspective des deux films, que contrairement au film de Kieślowski qui part d’un attachement et d’une foi très puissants en l’image documentaire (comme image-vérité contenant une part de l’objet luimême) et se dirige vers une mise à distance qui s’appuie sur la coupure du cadre à travers l’usage du motif réflexif de l’image-fente, celui de David Volach, s’en inspirant, propose au contraire le trajet inverse. Il se présente en effet comme un plaidoyer pour la douceur maternelle des images, douceur que manifeste visuellement la gamme chromatique de tons chaleureux (il fait d’ailleurs chaud à Jérusalem dans tout le film, alors que Le Décalogue 1 se déroule en hiver) considérant que la Lettre, prise comme un objet de culte aveugle, peut aussi devenir une idole mortifère. Partant chacun d’un point différent, l’idole-Image pour l’un et l’idole-Lettre pour l’autre, les deux films se retrouvent dans la mise en scène de pères qui se trompent en étant, chacun à sa manière, dans une relation idolâtrique à un paradigme cognitif qui se veut 264
Jean-François Lyotard, Discours, figure, Op. cit. p. 248.
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pourtant la rationalité même. Loi de la nature mise au jour par la science et Loi divine mise au jour par la religion, sont ainsi renvoyées à leur effet mortifère dû principalement à l’absence de doute et de distance des sujets. Au fond, un équilibre s’établit dans l’oscillation qu’offre le rapport cadre-image, qu’on peut traduire ici par un rapport entre la Lettre (signe arbitraire) et l’image (signe motivé). C’est lorsque l’un ou l’une apparaît sans l’autre que l’idolâtrie peut s’insinuer comme suspend complet du doute et forme d’adoration. Adoration de la fusion dans l’illusion de la présence par l’image, ou, comme David Volach le montre, adoration de l’illusion de l’absence et de la coupure du signe. Lorsqu’il n’y a plus que la certitude de la présence pure ou celle de l’absence pure, sans le jeu ni l’oscillation dans le regard, alors, selon Kieślowski comme Volach apparemment, il y a danger pour le sujet, danger de perdre sa descendance, c’est-à-dire de devenir stérile, clos sur soi-même. Le cadre, comme le trait de la Lettre qui en fait à la fois un signe et une figure, est cet élément qui permet une oscillation entre le scripturaire arbitraire et le figural énergétique dans la relation de l’œil à l’image, il est bordure d’un vide et limite d’une surface pleine, et à ce titre, correspond à l’interprétation talmudique que Marc-Alain Ouaknin évoque au sujet de l’hébreu carré des tables de la Loi, transpercées de part en part. La lettre est comme le cadre, un plein et un vide, une ouverture de bouche particulière liée à la prononciation des lettres et le souffle qui en provient après y être entré. La Lettre comme le cadre devant l’historia ou la figure, disparaît dans la syllabe et dans le mot quand il désigne l’objet, mais elle réapparaît comme plein sous le regard du lecteur qui regarde la page comme un objet matériel et non plus comme un écran de projection… Alors le passage du déchiffrement de la Lettre à la figure du mot, à la représentation de mot, est comparable au franchissement du seuil du tableau par l’œil du spectateur. C’est dans le jeu, l’aller-retour sur le modèle du Fort-Da, qu’il permet, que réside la valeur d’équilibre du cadre comme passage de l’illusion (la désignation chez Lyotard) à la signification, de la présence à la mise en absence. d) Traduire de Nurith Aviv, de la Lettre à la fenêtre Dans la même perspective et non sans lien avec quelques principes esthétiques du Décalogue Kieślowskien, le film Traduire (2011), réalisé par Nurith Aviv, pose lui aussi l’équivalence entre le cadre de l’image, représenté dans le film par les fenêtres et la lettre carrée de l’hébreu. Intégré à une trilogie sur la question de la langue à partir d’une réflexion
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sur différentes dimensions de la langue hébraïque265, le film de Nurith Aviv se présente comme une sorte de décalogue puisqu’il se compose de dix prises de parole de dix traducteurs de textes en hébreu, ancien ou moderne, vers leur langue vernaculaire et qu’il répond à un dispositif assez régulier et récurrent, malgré quelques écarts féconds266. Le protocole de l’agencement des séquences est souvent le même et rappelle l’approche initiale de Kieślowski à partir des fenêtres de la cité où il filme son Décalogue. Ouverture par une vue sur ce qui est accessible au regard depuis la fenêtre du traducteur, qu’on ne décèle pas puisque ses bords sont au-delà du cadre de l’image 267 souvent un panoramique sur des façades en vis-à-vis - puis la même fenêtre filmée avec recul, en contrejour depuis l’intérieur de la pièce où travaille le traducteur, puis mention du lieu de tournage sous forme du nom de la ville apparaissant à gauche, suit alors un éclaircissement de l’image dans la continuité du même plan et l’apparition du traducteur rencontré, sur un côté de la fenêtre, tandis que son nom apparaît à gauche. Il est important de relever le fait qu’à l’exception de la dernière, chaque séquence s’ouvre par une vue depuis une fenêtre invisible en elle-même, qui devient dans le plan suivant, à la suite d’un raccord dans l’axe, l’objet représenté, se porte à la conscience du spectateur comme dispositif visuel (le cadre se révélant fenêtre concrète !) de manière très subtile, le lien se faisant par les éléments visibles à travers l’ouverture, comme l’escalier rouge sur cet exemple.
Figures 99 et 100 : Nurith Aviv, Traduire (00 :08 :21) (plan a) et (00 :08 :23) (plan b)
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Traduire est le troisième volet d’une trilogie commencée par Nurith Aviv en 2004 avec D’une langue à l’autre et poursuivie en 2008 avec Langue sacrée langue parlée. 266 Les rencontres ne se terminent par une lecture de texte en hébreu sur des plans très rapprochés des textes que lorsqu’il s’agit de poésie ou de textes sacrés. 267 Sauf dans le dernier cas, pour l’interview de Ala Hlehel ; la vue panoramique sur le paysage laissant apparaître les montants de la fenêtre.
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Point intéressant dans cette approche associative de la lettre et du cadre, le recul pris par l’image sur son propre dispositif, ainsi mis en abyme par son « éclairage » conceptuel, s’accompagne de l’apparition du nom du lieu où la rencontre prend place, puis de celle du traducteur passant de l’ombre à la lumière tandis que son nom apparaît à son tour. Ainsi, la continuité filmée sans référence contextuelle, ce mouvement de caresse du paysage sans identité par un panoramique aux mouvements aléatoires à travers une fenêtre « invisible » est littéralement coupé, circoncis et circonscrit, par un cadre fixe qui apparaît soudain dans un mouvement arrière et nomme le lieu inconnu puis le traducteur rencontré au moment où la fenêtre est elle-même éclairée de l’intérieur, depuis la source du regard. L’effet d’apparition du mot qui identifie la chose ou l’être est ainsi visuellement mis en parallèle avec l’apparition de la fenêtre en tant que dispositif visuel et l’avènement de la lumière qui dévoile une présence tapie dans l’ombre. Cadrer, c’est nommer, semble nous dire l’image. Cette épiphanie du corps d’un être humain dont la fonction ici considérée est précisément de traduire un texte venu d’ailleurs (l’hébreu) pour le faire entrer dans sa langue, placé à côté de la fenêtre carrée, n’est pas sans évoquer celle du messie qui logerait dans la lettre hébraïque Mem qui prend la forme carrée du cadre lorsqu’elle est en position finale, comme l’évoquait Haviva Pedaya dans Langue sacrée, langue parlée (2008), le précédent film de Nurith Aviv. Elle dit ainsi : « Je savais mon écriture différente, étrange, et je l’ai gardée pour moi. J’ai décidé de publier ma poésie au moment où ce « coffre » s’est ouvert en moi. Le livre s’appelle D’un coffre clos. C’était aussi un dialogue en moi : pour la tradition juive messianique, le messie habite dans le Mem, cette lettre carrée, fermée de tous les côtés, ce nid d’oiseau, où le messie attend la fin de l’histoire. Le moment viendra où le messie se secouera et poussera le cri qui brisera cette prison. »268 Le cadre de la Lettre Mem, comme le coffre clos qu’évoque Haviva Pedaya, portent en eux leur propre fin, le coffre clos des mots gardés pour soi se brise sur la force du désir de l’expression, de même269 que le cadre rigide de la finestra porte en lui son contraire et son abolition dans le motif de la fessura, que nous pouvons ici considérer comme une image sans clôture, sans cadre, sans distance, c’est-à-dire, in fine, sans sa Lettre, sans la coupure du signe écrit que le cadre instaure dans l’image, elle devient simple vue directe (ou tout au moins se présente comme telle).
268
Une langue et l’autre, livre qui accompagne le coffret DVD des trois films sur l’hébreu et de Vaters Land, aux Editions Montparnasse. p. 57. 269 Peut-être devrais-je écrire « de Mem ».
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Dans ce recul de l’image qui dévoile une fenêtre, un phénomène de mise à distance du dispositif, comparable à celui que nous avons observé au début de chacun des épisodes du Décalogue, opère sur le regard du spectateur comme un dévoilement comparable à un détrompe-l’œil. Il s’agit peut-être ici de l’aboutissement du travail sur les fenêtres qui est déjà à l’œuvre dans les deux premiers films de Nurith Aviv sur l’hébreu. Des vues utilisées comme plans de coupe y étaient souvent prises depuis l’intérieur des lieux de tournage vers l’extérieur, laissant parfois apparaître le montant d’une fenêtre. Mais ce travail de mise en jeu d’un dispositif visuel au sein même du film n’y avait pas encore sa dimension de métadiscours cinématographique, il s’agissait plutôt d’échappées expressives, d’un geste de virtuosité plus que d’un acte réflexif. Cette dimension est arrivée avec la prise en compte frontale de la question de la traduction, c’est-à-dire avec la mise en jeu du moment précis où s’effectue le passage du texte d’une langue à l’autre270 à travers la fenêtre de la Lettre. Lors de son intervention le 15 mai 2011 au cinéma Les trois Luxembourg, Nurith Aviv précisait : « Par exemple il n'y a qu'en hébreu que le mot halon, la fenêtre, et le mot halom, rêve… halon, halom... On est déjà... Et la différence, halon, halom, il y a un « m »271 final...Et vous vous rappelez dans le film précédent, Langue sacrée, langue parlée, Haviva Pedaya parle du messie qui habite dans cette petite lettre « m » finale qui est comme une petite fenêtre. Et en plus j'adore l'hébreu qui est comme des petites fenêtres, c'est des petits carrés, j'espère que vous avez vu, qui font comme des petites fenêtres. Déjà halon, halom, c'est déjà extraordinaire que les deux soient comme ça, que en hébreu. Il y a aussi extérieur, intérieur. Il y a deux mots pour dire la langue, en hébreu... la langue de l'intérieur, l'organe, et l'autre, qui est plus utilisé, safa, et safa, c'est la lèvre, donc si je fais un petit carré avec mes lèvres, ça va faire une petite fenêtre qui est entre l'intérieur et l'extérieur. Et safa en hébreu, c'est la frontière, la limite, le bord, et le film D'une langue à l'autre, qui s'appelle Misafa Lesafa, je l'ai commencé au bord de la mer... en hébreu, la première image est au bord de la mer pour parler de la mère, la langue maternelle comme on dit, et après ils étaient debout sur le seuil de leur porte, et seuil, en hébreu, saf. Vous voyez bien que Dieu a parlé en hébreu, sinon
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D’une langue à l’autre est le titre du premier film de Nurith Aviv sur la langue hébraïque, mais il s’agissait davantage des aller-retour intimes et émotionnels de la langue d’adoption (l’hébreu) à la langue maternelle plus que d’une question de traduction. 271 Il s’agit de la lettre hébraïque « Mem ».
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comment j'aurais fait ce film ? Je n'aurais pas pu le faire, donc il fallait que tous ces mots soient là pour me guider, la fenêtre ne fait pas que naître (n’être?), elle est un peu halon. »272 Ainsi la montée de la lumière dans l’image nous indique que la fenêtre est éclairée autant qu’elle éclaire ; la traduction repose en grande partie sur cette oscillation entre la conscience et l’oubli de la Lettre, entre son opacité matérielle et sa transparence expressive. Cette montée intérieure de la lumière transforme souvent les montants de la fenêtre de lignes sombres en lignes blanches et noie le paysage extérieur qui apparaissait initialement, dans une blancheur informe et parfois laiteuse. Le traducteur apparaissant au cours de cette « photophanie » témoigne de ce que la traduction sera considérée ici comme un travail de la lumière du sens sur l’obscurité de la Lettre. En effet, si l’on considère, comme nous le faisons ici, que le cadre de la fenêtre est à aborder comme une figure héritière de la Lettre carrée de l’hébreu, nous pouvons considérer que chaque rencontre commence ainsi par une figuration visuelle de l’opération de traduction ; un éclaircissement de la Lettre elle-même.
Figures 101 et 102 : Nurith Aviv, Traduire (00 :02 :11 et 00 :02 :15)
Les propos tenus par les traducteurs sont souvent filmés devant les rayonnages remplis d’une bibliothèque, dans les lieux où ils travaillent, dans l’univers de textes qu’ils se sont construit, et l’on peut y voir des cases, des compartiments, des lignes droites verticales et horizontales qui se croisent et viennent bâtir un cadre architectural intérieur qui tient l’image à la manière dont les éléments architecturaux tiennent l’espace de la parole fécondante dans les Annonciations renaissantes. La parole est l’architecte du monde, elle est donc souvent figurée par des éléments bâtis lorsqu’elle devient un objet à représenter.
272
Propos tenus par Nurith Aviv lors d’un échange avec Marie-José Mondzain, le 15 mai 2011 aux Trois Luxembourg.
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Figures 103 et 104 : Nurith Aviv, Traduire (00 :02 :31 et 00 :11 :34) Sandrick Le Maguer Angel Saenz-Badillos
Figures 105 et 106 : Nurith Aviv, Traduire (00 :20 :00 et 00 :35 :57) Yitshok Niborski Manuel Forcano
Les témoignages des traducteurs sont chacun ponctués de deux plans de coupe, fixes, qui montrent ce qui se voit de la fenêtre du traducteur rencontré, vient ensuite, pour certains, comme une sorte de ponctuation de leur propos, une lecture d’un extrait des textes poétiques qu’ils ont traduits273, en voix over sur un gros plan des formes noires et quadrangulaires de l’écriture carrée de l’hébreu, imprimée sur une page. Suit généralement, après une courte pose immobile, un plan d’une façade d’immeuble correspondant à ce qu’offre au regard de la cinéaste et, derrière elle, des spectateurs, la fenêtre du traducteur suivant. C’est le panoramique dont nous avons parlé au début, qui se termine en plan fixe qui sera raccordé ensuite, dans l’axe, à l’apparition de la fenêtre vue depuis l’intérieur de l’appartement du traducteur suivant.
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Seuls les textes poétiques sont lus et montrés à l’image, les textes en prose ne donnant pas lieu à une lecture. (Entretien avec Nurith Aviv, Paris, 24 août 2011)
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Figures 107 et 108 : Nurith Aviv, Traduire (00 :07 :45 et 00 :08 :00)
Figures 109 et 110 : Nurith Aviv, Traduire (00 :15 :17 et 00 :15 :25)
Cet enchaînement qui apparaît entre la plupart des propos filmés, renforcé par une ressemblance formelle et un mouvement comparable, qui voit le cadre caresser la surface page ou façade - dans des mouvements aléatoires et arrondis qui pourraient être ceux d’une main qui calligraphie, établit visuellement une association entre la page couverte de lettres et la façade ouverte de fenêtres, association qu’a repris Nurith Aviv à l’occasion de son échange avec Marie-José Mondzain, comparant explicitement les lettres carrées de l’hébreu à des « petites fenêtres ouvertes »274. Une sorte de cycle s’installe alors qui va de la fenêtre à la Lettre. La suture entre les témoignages s’effectue par cette mise en contiguïté de la vue du texte et de la vue par la fenêtre, vue par la fenêtre où apparaissent très souvent des façades d’immeubles, hasard concret des lieux et élément de l’allégorie tout à la fois. En dehors d’être un emblème et l’élément introducteur de chacune des dix rencontres, l’importance accordée à la figure de la fenêtre dans cette approche cinématographique de la traduction et de la Lettre hébraïque se trouve soulignée de trois manières très appuyées.
274
Voir note 272.
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Tout d’abord, à l’occasion du témoignage de Manuel Forcano, poète et traducteur espagnol vivant à Barcelone, apparaît, selon le modus operandi adopté dans tout le film, une page de poésie en hébreu écrite par le poète israélien Yehuda Amichaï275 dont on entend les vers prononcés en voix over par Manuel Forcano. «La main de Dieu est dans le monde Comme la main de ma mère Dans les entrailles du coq Egorgé pour shabat Que voit Dieu par la fenêtre Lorsque ses mains fouillent le monde ? Que voit ma mère ? » La fenêtre est ici un écran, ce par quoi Dieu regarde ailleurs pour ne pas voir les viscères du monde qui lui est offert et sacrifié et qu’il fouille - et qui ne semble pas trouver grâce à ses yeux - elle ouvre sur un ailleurs qui fait écran au monde et divertit, Dieu comme la mère du poète. Elle serait alors le passage par lequel le regard de sa mère comme celui de Dieu s’échapperaient du monde et en particulier de celui qui aimerait le sentir sur lui. Mais on peut aussi la voir comme l’expression, chez le poète, du désir d’un autre espace de communication entre Dieu et les hommes (ou entre lui et sa mère), un espace qui se priverait de toute matérialité, de toute sensualité, de tout contact physique intrusif au profit d’une relation à distance par le regard. En effet, une dichotomie s’établit dans ces vers entre l’haptique et l’optique, dans la relation à Dieu, entre une dimension triviale et pratique, l’exercice de la main dans les entrailles du coq pour préparer le repas et une dimension plus mystérieuse qui interroge le poète par sa mise en jeu d’un regard éloigné. Sa question « Que regarde Dieu (ou sa mère) par la fenêtre ? » revient à demander à la fois ce qui se trouve de l’autre côté de la fenêtre et à quoi sert cette fenêtre, ce qu’est l’optique : qu’est-ce que regarder par la fenêtre ? On peut comprendre que le poète évoque ici une fenêtre conceptuelle (fenêtre de Dieu) qui naît d’une fenêtre concrète (fenêtre de sa mère qu’il observe dans la cuisine) si bien que la fenêtre devient ce qui entoure le regard de Dieu, et par voie de conséquence, le regard des 275
Yehuda Amichaï (1924-2000), poète, dramaturge israélien, natif d’Allemagne. Ses poèmes ont été traduits en trente-sept langues, et il est considéré, même en dehors des frontières d’Israël, comme un des plus grands poètes de la fin du 20 ème siècle.
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hommes, un dispositif visuel qui vise, qui cadre, isole un « Que » du reste du visible et sur lequel porte l’interrogation. La fenêtre ouvre sur le mystère de ce qui passe à travers elle, en tant que concept, elle pose les mêmes questions que le concept de la Lettre dans la traduction. Dans la perspective de ce film, de la tradition juive et plus largement de la pensée monothéiste qui en est le fruit, la fenêtre ouverte entre Dieu et les hommes est justement celle de la parole et du souffle, ces matières fluides et immaîtrisables que véhiculent les lettres, comme rythme et sens, et que le traducteur doit apprendre à capter dans l’ouverture de sa propre lettre276. Une série de plans sans parole sur des fenêtres isolées, fermées ou ouvertes, viennent faire de cette figure récurrente ouvrant le film et les dix séquences, un objet cadré dans le champ du visible et devenu central dans le propos. Ces plans d’abord sans parole mais pas silencieux 277, puis recouverts des paroles de la personne rencontrée, arrivent comme la ponctuation des propos d’un des traducteurs rencontrés, et se présentent comme des formulations visuelles des questions techniques de traduction évoquées dans les entretiens. C’est au moment où il est question du travail de la matière verbale elle-même que des fenêtres ouvertes ou fermées apparaissent et viennent illustrer le propos en lui donnant sa portée symbolique.
Figures 111 et 112 : Nurith Aviv, Traduire (00 :39 :51 et 00 :53 :23)
Dans la première occurrence (Figure 111) Manuel Forcano précise que la lecture attentive et intime en vue de la traduction des textes de Yehuda Amichaï lui a fait perdre sa foi en la liturgie chrétienne : « Il m’a fait comprendre, comme ça s’est passé pour lui, que ma foi était caduque et inutile (...) Yehuda Amichaï pourrait-on dire, m’a aidé en quelque sorte à 276
C’était justement l’objet du cours de linguistique de Krzysztof dans Le Décalogue 1. Nurith Aviv a travaillé ces plans au montage pour composer une bande son comportant des bruits furtifs de la ville. (entretien avec Nurith Aviv le 24 août 2011) 277
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me laïciser, à perdre mon sentiment religieux.» La fenêtre fermée qui apparaît ensuite et ponctue d’un assez long temps muet la dernière assertion de Manuel Forcano, laisse facilement penser qu’elle exprime visuellement cette fermeture au religieux et peut-être à Dieu chez ce traducteur. Mais alors que la fenêtre occupe toujours l’image, le traducteur reprend son propos et aborde la question de la traduction comme pratique en disant : « Traduire est une activité qui m’enchante, je suis aussi poète, j’écris de la poésie, mais la poésie survient avec l’inspiration, elle va, elle vient, et j’aime beaucoup traduire car quand l’inspiration ne vient pas, on peut toujours traduire. » La fenêtre fermée qui disparaît au milieu de cette phrase, devient alors le lieu du mystère de l’inspiration, fermée elle ne lui permet pas d’aller et venir, et le spectateur peut comprendre qu’elle est le lieu par lequel l’inspiration comme la foi vont et viennent. La traduction intervenant chez lui au moment où la fenêtre est fermée devient en quelque sorte un art de l’ouverture des fenêtres que sont les lettres (et particulièrement, ici, celle de la langue hébraïque), un art du passage de la lumière et du souffle de l’air. Dans la seconde occurrence, la traductrice germanophone Anne Birkenhauer, rencontrée à Jérusalem, aborde des questions techniques de la traduction, notamment des questions de syntaxe, quand la fenêtre fermée apparaît à l’image et ponctue son discours d’un court silence relevé par les propos suivants : « Le ton est une affaire bizarre, il se forme en traduisant. Au début, il n’y a rien, je ne fais que traduire le texte, ce n’est qu’au milieu du texte que je vois qu’un personnage est en place, son allemand sonne juste, parfaitement convaincant. Quand j’ai ça, les autres suivent assez vite. Alors je ne traduis plus, je lis l’hébreu et l’écrit en allemand. » Ici encore, la fenêtre largement cadrée disparaît de l’image au milieu du propos mais elle en reste le point de départ illustratif et met en jeu par sa fermeture rigoureuse une partie de ce qu’évoque la traductrice, l’effort pour trouver le ton, ce qui dans la parole relève de la quantité et de l’intensité du souffle et que la lettre par elle choisie (sa finestra aperta) devra laisser passer dans sa traduction, au moment où la Lettre disparaîtra comme le coffre d’Haviva Pedaya, ou encore comme la finestra.
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Ensuite, un autre usage de la fenêtre associée à la Lettre est peut-être visible dans ce plan fixe ponctuant lui aussi les propos de Manuel Forcano.
Figure 113 : Nurith Aviv, Traduire (00 :36 :46)
Si l’on déplace cette image de son contexte documentaire vers le travail poétique qu’on a vu à l’œuvre dans d’autres plans du film, la grille en fer forgé associée ici à la fenêtre ouverte présente des caractéristiques qui ne manquent pas de signifier par connotation le motif de la Lettre. De par ses arabesques et ses traits rectilignes, de par sa couleur noire, la grille se montre comme une évocation de la lettre, le « c » de l’alphabet latin, ou éventuellement une présentation inversée de la lettre «pé» de l’alphabet hébraïque, dont le nom signifie aussi la bouche en hébreu. Si l’on ajoute à cette dernière remarque que la lettre hébraïque signifiant arbitrairement (?) la bouche ressemble ici, figuralement, à une oreille ainsi qu’à une bouche ouverte avec ses deux lèvres charnues, on peut considérer ces arabesques en fer forgé comme entrant dans le champ iconographique de la représentation de l’écriture ou de la parole. Cette «figure de Lettre » présentée en plan fixe est associée de manière symétrique à une fenêtre ouverte, qui lui laisse ici un peu de place dans le cadre dessiné par Nurith Aviv, suggérant ainsi une équivalence entre la Lettre considérée comme une bouche ouvrant en elle un espace et la fenêtre ouverte de l’immeuble qui prend assez facilement ici une dimension allégorique dans la mesure où elle s’intègre à une série de plans sur des fenêtres qui exclut de l’interprétation tout hasard de représentation. C’est bien sur le rapport entre la Lettre et la fenêtre que ce plan nous invite à réfléchir. Ce plan est ainsi un propos : le fer forgé de la grille est une représentation mimétique de la lettre, tout comme la fenêtre ouverte en est une représentation allégorique obtenue par
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un déplacement du signifiant ; le traducteur doit trouver l’ouverture de la fenêtre opaque qu’est le mot. Cette équivalence suggérée entre la Lettre et la fenêtre ne met pour le moment en jeu que la fenêtre réelle, l’élément architectural qui appartient au monde de l’habitat et non encore la finestra albertienne, sa version métaphorique appliquée à une partie des arts visuels. La translation entre la fenêtre si présente dans le film et la finestra qui fait l’objet de ce travail se trouve dans une mise en relation du premier et du dernier plan du film. Alors que le film se clôt sur la fenêtre du dernier traducteur rencontré, le dernier plan se compose d’un écran noir sur lequel les neuf fenêtres filmées chez les traducteurs précédents réapparaissent une à une.
Figures 114 et 115 : Nurith Aviv, Traduire (Premier et dernier plan)
Lors de la présentation de son film aux Trois Luxembourg à Paris, le 15 mai 2011, Nurith Aviv a précisé que son film durait précisément 70 minutes en référence à la bible des Septante et qu’il était composé de dix entretiens en référence aux dix commandements. Un autre décalogue. Comme cela a déjà été indiqué, chaque entretien débute par un plan sur une fenêtre donnant vers l’extérieur, et dont les pans de murs latéraux s’éclairent progressivement, laissant apparaître celui qui se tient dans l’ombre, le traducteur. Ce dispositif se répète fidèlement et si l’on suit le chapitrage du DVD, on peut relever onze chapitres dont le premier donne sur la fenêtre du premier plan, en dehors de tout contexte diégétique particulier, nous sommes alors, au seuil de ce documentaire, devant une fenêtre conceptuelle, semblable à celle dont parle le poème de Yehuda Amichaï, qui ne compte pas comme fenêtre d’un traducteur prise en un lieu précis. Cette première fenêtre a été filmée chez Sandrick Le Maguer, le traducteur dont le témoignage ouvre le film, et elle n’apparaît pas intégralement et se présente dès le début comme une fenêtre dans le cadre de l’image du film. Elle se compose d’une partie de la 259
fenêtre à trois baies vitrées que nous verrons apparaître plus tard mais elle reste en dehors des espaces concrets filmés et se présente d’abord comme une fenêtre symbolique ; c’est proprement la finestra. Le choix de sa taille et de ce qu’elle montre relève du seul jugement ou du seul désir de la cinéaste. Elle a été choisie parce qu’elle ouvre sur une île au large de Brest, île que dessine et reprend à l’écran le tour du cadre – l’île est close comme le cadre - et qui est pour la cinéaste une citation visuelle de l’île de Pharos. Les neuf fenêtres qui apparaissent à la fin sur un fond noir sont celles qui ont été filmées avec les traducteurs à l’ouverture de chacun des chapitres du film à l’exception de la dernière qui ne trouvait pas de place et qui venait juste d’être montrée dans le film278. Elles sont neuf sur le dernier plan et si l’on y ajoute la fenêtre conceptuelle du premier plan, on obtient à l’ouverture et à la clôture du film, les dix fenêtres qui correspondent aux dix traducteurs à travers lesquels les textes en hébreu sont passés. La finestra du premier plan s’associe ainsi aux fenêtres, le concept et ses déclinaisons matérielles nombreuses et contextualisées. De la même manière, cet objet abstrait et conceptuel qu’est l’écriture carrée de l’hébreu se décline par l’intermédiaire des voix lisant les textes poétiques traduits et déjà lus au cours du film réapparaissant alors, se superposant les unes aux autres au fil de l’apparition, une à une, des neuf fenêtres, faisant sentir de manière audio-visuelle à quel point sont comparables l’apparition d’une image dans le cadre choisi par la cinéaste et l’éclat d’une voix dans le silence, montrant aussi comment Lettre et finestra ouvrent chacune un champ perceptuel à la signification.
Arrivés au terme de cette seconde partie qui nous aura vu suivre plusieurs fois le chemin qui mène de la Lettre à l’image, il convient peut-être de proposer une conclusion partielle avant d’aborder le cœur et l’enjeu même de ce travail ; L’image-fente que j’ai déjà nommée et mise en jeu dans des occurrences précises et dont il me reste à définir la structure sémiotique et les enjeux théoriques. Le Décalogue de Krzysztof Kieślowski se présente comme un polyptyque cinématographique (donc ayant une unité d’œuvre autonome) composé de dix films se présentant de manière synoptique comme dans le polyptyque médiéval qui lui a servi de base 278
Propos tenus par Nurith Aviv lors d’un entretien le 24 août 2011.
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et qui avait justement pour objectif de présenter dans ses dix cases peintes des scènes contemporaines et vernaculaires où les dix commandements étaient mis en jeu par leur transgression. C’est Krzysztof Piesiewicz et non Krzysztof Kieślowski qui a eu l’idée de cette adaptation à laquelle le cinéaste a adhéré assez vite en envisageant très tôt de ne pas réaliser les films lui-même, mais de confier leur réalisation à de jeunes cinéastes. L’idée d’une transmission et d’un respect, d’un retour de l’injonction à ne pas faire d’image contenue dans le second commandement pouvant se lire dans cette intention qui ne sera pas tout à fait suivie puisque Kieślowski réalisera lui-même les films sans pour autant en faire l’image. Il confiera en effet ce soin à neuf chefs opérateurs différents qu’il laissera travailler avec une très grande liberté, se réservant le travail d’écriture qui lui paraît essentiel et qui est le montage, étape réellement scripturaire de la création cinématographique. L’étude des récits présentant la vie et l’œuvre de Kieślowski, allant de la « dramaturgie du réel » à l’apostasie du réalisateur et au repli sur l’écriture seule nous montre que dans sa légende même, Kieślowski est considéré comme un artiste du choix éthique et du renoncement. Il semble avoir appris à se déprendre de son attachement au réel dans l’image, partant d’une approche de l’image-fente comme dispositif visuel susceptible de lui garantir une rencontre fortuite avec le réel par les moyens esthétiques du documentaire, il a évolué vers la fiction, une fiction de plus en plus allégorique et picturale (Trois couleurs) dans laquelle les signes n’étaient plus déjà là, visibles, attendant un cadrage qui les rendrait lisibles, mais produits par la volonté du cinéaste, en tant que produits d’une création. Bien qu’il n’abandonnera jamais certaines caractéristiques de l’esthétique documentaire dans ses dernières fictions, Kieślowski tournera progressivement sa caméra vers l’intimité de ses personnages et délaissera progressivement la question de la représentation cinématographique de la réalité sur la base de sa supposée vérité photographique pour peindre des mécanismes psychiques humains aux prises avec de grands thèmes ; destin, liberté, égalité, fraternité. Bien que sa responsabilité concerne essentiellement les personnes réelles qu’il filme et son soucis de ne pas voir le réel se dérober devant sa présence en tant que filmeur, on peut voir à travers certaines récurrences visuelles (départs de trains, trompe-l’œil, mises en abyme de la fiction…) que la question de la vérité des images et du réel dans l’image est au cœur de sa réflexion. A ce titre, Le Décalogue marque un seuil important en ce qu’il inaugure une nouvelle période de création exclusivement consacrée à la fiction et qu’il propose une réflexion sur l’image par l’image, réflexion que j’articulerais en deux questions fondamentales : Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que donner à voir ? Ces deux questions sont justement celles qui 261
habitent le second commandement de la loi mosaïque, celui qui n’est justement pas illustré par Le Décalogue de Kieślowski. Or nous avons vu avec Freud et Jean-Joseph Goux que ce commandement-fantôme est le commandement-racine des dix paroles de la tradition monothéiste, qu’il est ainsi aux sources même de l’éthique, que constituent les renoncements prescrits au futur du décalogue mosaïque. Si nous avons vu que cette absence est due à une simple transposition des commandements tels qu’ils sont couramment présentés dans les bibles catholiques romaines de Pologne, elle prend tout de même une importance considérable dans l’interprétation qu’on peut faire du polyptyque, à tel point que certains commentateurs restituent le second commandement sans justification particulière, sans s’en apercevoir. Il apparaît en effet comme évident que ce commandement sur les images est autant la racine du Décalogue de Kieślowski qu’il en est celle du décalogue mosaïque. L’enjeu du polyptyque est ainsi de mettre en image l’interdit sur les images comme « renoncement des renoncements » afin de mettre en jeu le mécanisme du choix (et du renoncement) comme acte éthique par excellence. Entre attachements et désir d’autonomie, les personnages du Décalogue se confrontent à une décision éthique qui suppose forcément une perte, à travers la mise en jeu fortuite des commandements ouvertement mobilisés par le scénario, quand le spectateur, lui, doit se confronter film après film, à la mise en jeu du second commandement. Si Le Décalogue permet à Kieślowski de commencer à se déprendre du donner à voir, de son attachement à la confection des images « documentaires », c’est-à-dire des images supposées vraies (« supposées savoir » pourrait-on dire, c’est-à-dire objets de transfert), le spectateur, lui, apprend à se déprendre du voir, c’est-à-dire de son attachement à cette « impression de réalité » qui le nourrit dans l’image. Ajoutons que si Le Décalogue ne traite pas directement le second commandement mais le met en jeu à chaque fois, il existe dans la filmographie de Krzysztof Kieślowski un film qui illustre directement ce questionnement éthique sur l’image documentaire et la part documentaire, soit théoriquement indicielle et « vraie », de toute image filmique, il s’agit de L’amateur, qui, à cet égard, pourrait être considéré comme le premier ou onzième film du polyptyque. Je l’ai abordé comme un récit initiatique, commentant sa trame narrative afin d’en faire ressortir la dimension d’apologue éclairant à l’avance les questions mises en jeu visuellement dans Le Décalogue. Il en ressort que L’amateur annonce et formule chez Kieślowski le renoncement à la représentation du réel par le cinéma et à son déplacement vers la notion de vérité comme propos plus que comme immanence, comme signe plus que comme vue.
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Ce passage de la vue au signe s’articule autour de l’usage qui est fait du cadre et du cadrage comme opération du champ par le cadre mobile du cinéma. Dans Le Décalogue, le cadre est souvent mis en jeu et en tension par sa réduction, sa mise en abyme ou son instabilité, révélant ainsi la dialectique interne entre la finestra et la fessura au sein même de l’image telle qu’elle s’est développée depuis la fameuse comparaison fondatrice d’Alberti. Ce passage de la vue au signe dans l’image s’opère ainsi par le jeu de la coupure signifiante de la finestra, sa dimension réflexive, sa « couture sémiotique » pour reprendre le terme de Louise Charbonnier, et in fine, sa dimension de Lettre de l’image comme j’ai essayé de le montrer à la fin de cette seconde partie. Le Décalogue, en tant que figuration cinématographique des processus de réflexion éthique, se lie à la racine de l’éthique judéo-chrétienne qu’est le décalogue mosaïque en jouant de la dimension éthique du cadre (Le Décalogue 8), de sa dimension de Lettre (Le Décalogue 1) et de sa dissolution dans la fente. L’hypothèse que j’avance alors, dans le contrechamp dialectique de l’étude de l’image-fente, c’est une conception du cadre de l’image et de son traitement, de son ornement, de sa théorisation en finestra à la Renaissance, comme d’une figure de la Lettre et de son effet dans l’image. Tout se passe comme si l’ère chrétienne avait inconsciemment réintroduit la Lettre dans l’image à travers la maîtrise que le cadre permettait d’exercer sur l’image mimétique. Contrepartie indispensable de l’augmentation de l’illusion dans l’image, le cadre « équilibre » la relation à l’image, la protégeant de l’idolâtrie, en faisant de la vue un signe, en encadrant la percée d’un bord rationnel et introducteur d’un processus de signification. Enfin, la présence de la réflexion éthique dans Le Décalogue se lit aussi dans la manière dont Kieślowski propose, plus ou moins consciemment, une théorie de l’image comme fente entre deux espaces. Nous avons donné le nom d’image-fente à ce phénomène dans sa dimension de dispositif visuel et de figure métadiscursive, nous verrons ensuite qu’il est possible d’en faire aussi un concept heuristique.
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III – L’IMAGE-FENTE DANS LE DECALOGUE « Kieślowski, trop pauvre pour s’acheter un billet d’entrée, montait sur le toit et ne voyait qu’une partie 279 de l’écran à travers une fente. »
1) Qu’est-ce que l’image-fente ? Il est de coutume de laisser l’épigraphe surplomber l’ensemble de la partie ou du chapitre sans y ajouter de glose. Ce travail d’assemblage de textes d’origines différentes, qu’on pourrait considérer comme un montage, vise généralement à donner, en substance, le sens général du propos qui vient sous sa persistance sémantique dans une sorte d’effet Koulechov littéraire. Ici, en revanche, pratiquant un usage dialectique de l’épigraphe, je tiens tout d’abord à préciser son rapport à la suite. J’ai mis en épigraphe ce court extrait du livre d’Annette Insdorf de manière à relier le motif de la fente à une expérience du réalisateur, sans plus. Cette évocation constituera un bref contrechamp psychologique à l’élaboration du concept d’image-fente dont la portée n’est absolument pas celle d’une approche psycho-biographique. Il ne s’agit pas pour moi de partir à l’assaut d’une quelconque métaphore obsédante que serait la fente, ni de me lancer dans la genèse d’un symptôme névrotique qui se serait exprimé dans l’usage esthétique des fentes, à l’intérieur de l’œuvre de son sujet. Il est peut-être possible que cette expérience de jeunesse ait scellé chez le cinéaste un goût de la coupure du champ et de l’ouverture oblongue qu’on retrouvera dans son approche du cadre de l’image filmique. Il l’évoque d’ailleurs dans L’amateur, au moment où Filip Mosz se rend au festival de cinéma amateur où est projeté son premier film, il regarde depuis l’extérieur de la salle ce qui se passe à l’intérieur à travers l’embrasure fine d’une porte. Mais cette fente concrète, initiale, ou initiatrice, n’est pas forcément une fente originaire, et si le hasard (ou une autre instance) a voulu que Krzysztof Kieślowski découvre le cinéma à travers une fente, ce ne sera pour nous qu’une heureuse rencontre heuristique dans son parcours et pour lui l’acquisition d’une expérience qui sera mise, dans son œuvre, au service d’une symptomatologie du sujet cinématographique, qui la dépasse de loin. Ainsi, cette expérience initiale de découverte du cinéma à travers une fente ne saurait donc dépasser pour nous le cadre de l’anecdote pertinente et de l’ancrage biographique. Ce 279
Annette Insdorf, Krzysztof Kieślowski, doubles vies, secondes chances, Paris, Cahiers du cinéma, 2001, p. 14.
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qui m’intéresse au contraire est la manière dont la fente, en tant que motif, dispositif et figure métadiscursive, s’intègre plus ou moins consciemment à la démarche éthique du cinéaste et s’incorpore dans son œuvre majeure qu’est Le Décalogue pour en faire tout autant un essai sur la place de l’éthique dans le monde contemporain qu’un dévoilement filmique (conscient ou non) des enjeux inconscients de l’image cinématographique elle-même. C’est uniquement dans cette approche d’un inconscient de l’œuvre, rendu accessible par ses symptômes iconiques, dont la fente est chez Kieślowski un élément travaillé, que je vais analyser la fente, dans le sillage de l’approche psychanalytique de Murielle Gagnebin, mais en me plaçant plus souvent sur le versant d’une esthétique de la réception que sur celui de la poïétique artistique qui lui est chère. Dans l’introduction de son dernier livre, Murielle Gagnebin écrit, distinguant les deux temps de son approche psychanalytique des œuvres d’art : « (…) je considère que l’œuvre d’art est structurée comme un symptôme et je recherche le jeu du pulsionnel et celui du système défensif mis en mouvement, ainsi que le retour du refoulé… »280, elle cite alors le travail de Freud sur le Moïse de Michel-Ange comme matrice méthodologique. C’est précisément dans cette perspective d’une approche de la fente comme symptôme ouvrant vers l’inconscient de l’œuvre et en particulier vers les enjeux inconscients de la forme anthropologique de la finestra, que je me placerai ici, pour aborder l’image-fente, qui est d’une certaine manière une formule éthique, dans sa dimension réflexive, résultant de la confrontation dans l’œil du spectateur du « jeu du pulsionnel » et en particulier, bien sûr de la pulsion scopique à un « système défensif » qui pourrait être identifié au jeu de la Lettre et du cadre qu’elle hante, selon le lien que nous avons établi précédemment281. Mais avant d’en venir à ces considérations qui constituent le cœur de ma conception du cadre et la matière de cette recherche, je vais commencer cette exploration de la dialectique de la finestra et de la fessura en décrivant le plus cliniquement possible le symptôme à travers une phénoménologie de la fente et de l’image-fente dans Le Décalogue. L’image-fente est le nom générique que j’ai donné à une série de figures métacinématographiques qui reprennent intégralement ou partiellement le motif ou le dispositif visuel de la fente dans Le Décalogue. C’est aussi et surtout le nom d’un concept heuristique, élaboré ici dans une quatrième et une cinquième parties, qui cherche, dans ce 280 281
Murielle Gagnebin, En deçà de la sublimation, L’ego alter, Paris, PUF, 2011 Voir partie II, chapitre 6 : « Énonciation visuelle et énonciation verbale, la Lettre du cadre ».
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premier temps, à mettre en lumière et à comprendre, la dimension métadiscursive de certaines images Kieślowskiennes ; images qui se donnent à la fois le réel et l’image elle-même pour objets et qui prennent toute leur ampleur dans Le Décalogue. Rappelons ici que l’image-fente envisage l’image filmique dans son rapport à la finestra qu’elle affecte en tant que fessura interne, tout en éclairant son désir inconscient de présence réelle de l’objet représenté, dans son rapport aussi, bien sûr, à la réalité matérielle qu’elle vise et rate à chaque fois, dans son rapport, encore, au désir du spectateur et, enfin, dans son rapport au métadiscours cinématographique que développe le polyptyque. Comme manifestation visuelle de la chute du cadre albertien, telle qu’on peut la voir exprimée dans la répétition comme un symptôme dans Le Décalogue 8 et donc de la fin du règne de la finestra sur la représentation, elle en libère toute la puissance d’illusion et en dévoile deux dimensions essentielles que nous repérerons dans l’image albertienne. L’image y est conçue comme une ouverture, l’image y est ouverte au passage d’un regard-corps et enfin, ce passage du regard-corps mène à l’origine de l’image elle-même, c’est-à-dire à l’objet dont il reste quelques chose – au moins pour l’œil – dans la représentation. L’ouverture supposée de la finestra se constitue alors comme un chemin vers l’origine. Ouverture, passage, origine. C’est à partir de ces trois dimensions, que le concept d’image-fente met en lumière et qui constituent une combinaison désirante de la finestra, qu’il peut être pertinent d’aborder l’étude de ce dispositif devenu figure réflexive dans Le Décalogue. En effet, les ouvertures, les passages et les origines n’y manquent pas et forment les éléments d’un réseau de discours sur l’image filmique. Ces trois dimensions se retrouveront ensuite réunies et éclairées par une approche de l’image-fente comme objet primaire, puisque c’est en tant que fente opératrice de continuité spatiale que l’image peut se constituer pour le sujet regardant en trace de la relation à l’objet primaire. Mais avant d’entrer le vif de ce concept, il est peut-être nécessaire de définir précisément ce qui constitue le champ de ce que nous comprenons comme image-fente à travers ses différentes occurrences dans le polyptyque ; des regards à la caméra aux fentes horizontales des persiennes en passant par les embrasures de portes, par l’interposition d’objets, ou encore la mise en jeu des montants et autres clôtures internes comme marge de l’image.
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Cette étape phénoménologique nous permettra de mettre au jour, dans un second temps, la structure de l’image-fente qui, par différentes opérations mettant en jeu le bord des images, devient la figure centrale du métadiscours que tient Le Décalogue, concentrant en elle ce qu’il formule iconiquement de la relation de l’œil à l’image filmique et de l’image filmique à la réalité matérielle qu’elle montre (désignation) et représente (signification) à la fois. Initialement repérée dans Le Décalogue 6 et Brève histoire d’amour autour du guichet de poste derrière lequel exerce Tomek, le « voyeur » amoureux, l’image-fente s’est révélée par la suite présente dans de nombreux films de Kieślowski et sous différentes formes dans l’ensemble du polyptyque. Nous en avons donc fait le cœur de notre interprétation du propos métacinématographique du Décalogue et l’outil heuristique essentiel dans la méditation éthique qu’il constitue. L’image-fente n’est pas à proprement parler une image simplement fendue ou présentant les caractéristiques formelles et plastiques de la fente ; ouverture oblongue et irrégulière, parfois informe, rappelant une déchirure de la surface. C’est d’abord une image percée dont les bords ne constituent pas un cadre aux lignes régulières et composé de quatre côtés (cadre-quadro), mais avant tout une ouverture aux contours irréguliers et distincts du cadre « réel » de l’image. Il s’agit parfois d’une redéfinition d’un cadre irrégulier ou d’un champ obstrué (recadrage ou surcadrage) ou vertical (embrasure de porte, paroi ou vitre brisée, image avec marge noire…) parfois d’une ligne unique aux formes arrondies et vagues qui manifeste une déchirure, bien qu’elle puisse avoir la forme d’un trou aux contours réguliers comme c’est le cas dans Le Décalogue 6 avec le fameux trou du guichet de Tomek, qui nous servira de repère et de lieu de passage d’une dimension à l’autre de l’image-fente. L’image-fente est un dispositif qui se situe à l’intérieur du cadre de l’image et en trouble les bords, en redistribue les contours de façon à mettre en évidence la percée qu’elle offre au regard en direction de la réalité matérielle représentée dans l’image. A ce titre, elle n’est pas une image particulière dotée de caractéristiques qui en feraient une vraie fente mais elle met en jeu l’idée de la fente en tant qu’ouverture informe, en tant que déchirure, dans l’image. Dans Le Décalogue, l’image-fente prend différents aspects traçant des réseaux de reprises à travers les films, faisant de l’ouverture longue et étroite de la fente une figure récurrente et repérable. Sans qu’il soit possible d’établir un ordre particulier d’apparition ni 267
une gradation dans les occurrences, dans la mesure où - les films ne se suivant pas sur le plan narratif282 - il n’y a pas véritablement d’ordre dans la suite des épisodes du Décalogue que l’on peut regarder, à l’instar des panneaux d’un polyptyque, dans un ordre aléatoire. La figure simple et directe de la fente ou de la fissure au cœur de l’image tisse sa toile sur toute l’étendue des films à travers différents types d’occurrences ; de la figuration de la fente seule comme forme inscrite dans l’image à la mise en jeu de l’idée de fente comme ouverture informe, elle hante l’image Kieślowskienne du Décalogue en tant que dispositif visuel et figure, de sorte qu’elle devient le lieu où s’établit la surface spéculaire du métadiscours que développe le polyptyque. La figure métadiscursive de l’image-fente utilisée par Kieślowski dans une démarche ouvertement réflexive sur l’image filmique, met en abyme le dispositif visuel de l’imagefente, utilisé par les personnages pour observer d’autres personnages et permet l’émergence du concept heuristique d’image-fente que j’utiliserai ensuite pour comprendre les enjeux de l’image perspective à travers les trois supports, peinture, photographie et cinéma. Alors que, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, le cadre rectiligne de l’image, le « quadrilatère à angles droits » dont parle Alberti, est le lieu du passage de la vue au signe dans l’image ; le trait du cadre rappelant à l’œil qui le considère la dimension représentationnelle de l’image, l’image-fente, elle, si l’on considère sa facette de figure d’une mise en abyme du dispositif de l’image filmique elle-même, se situe au niveau du métadiscours. Elle formalise et figure le rapport que l’œil du spectateur entretient avec la réalité matérielle représentée en mettant en évidence le désir de l’œil auquel répond le tableau et ses successeurs. Nous avons ainsi, autour du cadre et de son trouble révélateur qu’est l’image-fente, trois niveaux de lecture par l’œil, trois statuts du bord de l’image. Le cadre oublié par l’œil, l’image est une vue simple et directe de l’objet désigné par le dispositif, qui n’est pas pour le sujet regardant un objet représenté, c’est-à-dire rendu artificiellement présent, mais l’objet lui-même, présent vraiment (plus que réellement) dans sa représentation. Le cadre existe bien comme index pointé sur l’objet désigné, mais il n’opère pas de clôture ni donc de séparation autour de l’espace de la représentation. Lorsque le cadre devient présent dans le regard du sujet regardant, l’image est alors plus ou moins fortement séparée de son environnement, elle devient un corps individuel et se 282
Ils ne se suivent que sur le plan chronologique si l’on se réfère aux saisons mais cet ordre n’est que très légèrement marqué dans la série qui comme nous l’avons vu relève du polyptyque et de son mode d’exposition synoptique.
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présente alors comme une représentation coupée de son référent par la ligne de démarcation de la finestra qui opère sur elle comme le trait de la Lettre ; l’image est un signe, séparé de son référent par la clôture de la représentation qui l’isole du reste du monde elle ne désigne plus l’objet mais en organise une citation à apparaître, elle le signifie. Le paradoxe de la finestra est donc de n’être une fenêtre ouverte que si on l’oublie, si on y pense, elle redevient une « planche ». L’image-fente, dans son rapport dialectique avec la finestra, se situe entre ces deux pôles et jouit ainsi d’un double statut ; considérée comme une vue, par l’accent qu’elle fait porter sur les deux dimensions que nous observerons d’abord ; l’ouverture et le passage, qui la placent comme une réelle ouverture informe menant à l’objet représenté, elle est aussi figure, voire signe, dont le référent est justement l’image filmique elle-même prise pour signifié par le signifiant image-fente. Elle est en somme la disparition du cadre albertien devenue visible. Elle figure l’effritement de la ligne du parergon, la perte du signifiant dans l’image au profit de l’illusion de la présence. Mais le figurant, elle se trouve prendre un certain recul vis-à-vis du phénomène de la disparition du cadre ; elle signifie la désignation dans l’image filmique et dans le même temps elle désigne la signification. La question qui se pose alors et à laquelle je pense pouvoir apporter une réponse dans la suite de ce travail porte sur la manière dont l’image-fente, qui se présente physiquement comme une ouverture informe, et surtout fortuite, peut devenir une figure réflexive. Mise en jeu dans le cadre éthique du Décalogue, dans cette méditation visuelle sur les mécanismes de l’éthique où la question de la représentation - le commandement-fantôme qui hante le polyptyque - est finalement posée dix fois, comme nous l’avons précédemment vu, l’image-fente - notamment parce qu’elle rappelle l’esthétique des films documentaires et des premières fictions de Kieślowski et parce qu’elle devient en soi une figure repérable - apparaît elle-même comme ambivalente. D’un côté, en tant qu’image informe et fortuite, elle s’inscrit dans une esthétique de la prise de vue à l’improviste, sans préparation particulière, comme une vue spontanée, transposition de la technique documentaire et de ses contingences immédiates dans le champ de la fiction où, en principe, tout est maîtrisé par le réalisateur, elle apparaît donc comme un dispositif visuel « naturel ». De l’autre côté, en tant que figure récurrente et ainsi repérable, dans le contexte d’une mise en jeu du regard et des dispositifs visuels dans l’image comme propos du film, l’imagefente devient la représentation même de la fente, doublant le dispositif primaire de vision (voir de l’autre côté à travers une ouverture oblongue et étroite) d’un dispositif secondaire de 269
réflexion du dispositif (voir le désir de voir de l’autre côté à travers une ouverture oblongue et étroite). A la fois représentation de la fente réelle et représentation de la représentation comme fente, elle oscille entre la vue, le signe et le méta-signe considéré comme signe qui se signe et permet ainsi d’envisager sur un plan perceptif et théorique à la fois, la percée qui, au sein de l’image, mènerait au réel sans jamais l’atteindre. Elle est ainsi à l’image de la tuchè lacanienne qui se présente comme une rencontre sans cesse ajournée avec le réel et dont le traitement visuel des guichets par Kieślowski est une mise en jeu visuelle. Le passage de la représentation de la fente dans Le Décalogue à l’image-fente comme mise en abyme et métaphore de l’image filmique s’opère ici à la manière dont les embrasures de portes ont pu servir d’éléments métapicturaux dans la peinture du milieu du XVI ème et du début du XVII ème siècle, qu’a très précisément étudiées Victor I. Stoichita dans L’instauration du tableau, métapeinture à l’aube des temps modernes283. L’ouverture de la fente constitue ainsi une sorte d’image dans l’image, de même que l’embrasure d’une porte, d’une fenêtre ou encore le rebord d’une niche, pouvait contribuer, dans un tableau du XVII ème siècle, à dessiner un cadre dans le cadre et à ouvrir le tableau sur une dimension métaartistique ; l’image-fente ouvre le plan sur la dimension métacinématographique. Mais en redoublant le bord d’une manière non mimétique, c’est-à-dire en affectant sa régularité et sa rigidité, elle tient, en plus de la simple représentation de la représentation (mise en abyme simple), un propos visuel sur le dispositif visuel qu’elle affecte et dont elle montre l’affection tel un symptôme. Ainsi, l’image-fente n’est pas seulement un motif (image dans l’image) mais aussi un symptôme, c’est-à-dire une expression d’affects avec ses déplacements et son désir propre. Certes, la fenêtre284 d’Alberti et la porte de la peinture d’intérieur qu’analyse Stoichita sont elles aussi des métaphores, mais ces dernières ne semblent jouer que sur l’analogie formelle entre le cadre de l’image et leur forme quadrangulaire285, leur fonction ou leur structure sémiotique n’étant pas souvent mise en jeu dans leur utilisation, et plus significativement encore, dans leur interprétation. La fenêtre est une clôture et la porte présente un seuil « muré » dans sa picturalité.
283
Victor I Stoichita, L’instauration du tableau, op. cit. Je ne parle pas ici du concept de finestra, mais de l’élément architectural qui lui sert de modèle formel. 285 Nous verrons plus loin, dans la partie consacrée au « passage », en nous appuyant sur le travail d’Hubert Damisch au sujet de l’expérience de Brunelleschi, que la finestra était, dans ses premières manifestations picturales, probablement plus une porte qu’une véritable fenêtre. 284
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Cadre de fenêtre ou de porte et cadre de tableau sont bien sûr trop proches pour qu’il soit aisé de sentir plus qu’une reprise formelle dans leur usage comme mode de mise en abyme du tableau. On s’arrête ainsi souvent sur l’évidence de l’analogie formelle et l’on ne se demande peut-être pas assez ce qu’est vraiment une porte. Ainsi, par exemple, l’invitation au passage que représente l’embrasure de porte n’est pas abordée par Victor I. Stoichita qui y voit essentiellement la matrice d’images d’intérieur, le cadre de porte étant couramment, pour les habitants de maisons que nous sommes en tant que spectateurs, un lieu d’apparition d’objets se tenant dans un espace séparé, creusé et délimité. Le fait que cet espace soit aussi un espace pénétrable, voire ouvert à notre venue, est un point qui n’a pas été suffisamment abordé, à notre connaissance, à l’exception du travail d’Hubert Damisch dans L’origine de la perspective286, pour comprendre la manière dont l’embrasure travaille le regard du spectateur et met en jeu le passage de son corps de l’autre côté, dans l’espace de la représentation. De la même manière, l’image-fente met en jeu non seulement un certain dispositif visuel aux caractéristiques propres mais aussi l’effet particulier que ce dispositif exerce sur le regard du spectateur. Notre hypothèse est qu’elle est une figure du désir qui hante le regard du spectateur, son appétit scopique pour l’image encadrée qui, des débuts de la finestra aux technologies numériques de la 3 D, est à même de satisfaire ce désir impérieux de placer son regard dans le cadre de l’image et de jouer avec le bord, oscillant entre la vue et le signe, la présence et l’absence, à la manière de cet enfant qui, chez Freud, joue avec la présence et l’absence de sa mère dans le célèbre article où il met en place la notion de Fort-Da287. L’image-fente est alors la figure qui rend compte du désir de l’œil travaillant le bord de la finestra.
Il est possible de distinguer trois types d’occurrences de l’image-fente dans le polyptyque, correspondant à trois degrés différents de mobilisation des caractéristiques de la fente : le motif de la fente ou de la fissure - qui n’est pas à proprement parler une image-fente mais plutôt une image de la fente -, le dispositif visuel de l’image-fente qui place au cœur de l’image cadrée une autre image perçue à travers une fente dans une opération de recadrage subjectif opéré par un personnage et enfin la figure métadiscursive de l’image-fente, c’est-à286
Hubert Damisch, L’origine de la perspective, Paris, (Idées et recherches) Flammarion. 1987. Sigmund Freud, « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse, traduction de Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Paris, (1920), Payot, 1968, p. 41 – 115. 287
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dire précisément les cas où l’image-fente, renvoie directement au dispositif de l’image filmique en affectant directement le bord de l’image. Ce qui distingue alors la figure métadiscursive du simple dispositif visuel, c’est que dans un cas, il s’agit de l’aménagement d’une fente opéré par un personnage et précédant une ocularisation interne, sous forme d’un champ / contrechamp, la plupart du temps, dans l’autre d’une mise en abyme directe du médium cinématographique. Cependant, s’agissant ici d’une gradation plus que d’une typologie, il faut noter que si l’on peut aisément distinguer les motifs de fentes des deux autres catégories, il est en revanche parfois difficile de séparer les dispositifs visuels des figures métadiscursives, dans la mesure où, s’appuyant sur des données objectives présentes à l’image, cette dimension métadiscursive est aussi en bonne partie le fruit de l’interprétation du spectateur. Nous sommes ici dans une zone féconde d’expression de la subjectivité, particulièrement sollicitée par les signes errants du polyptyque, et il serait vain de vouloir y opérer des démarcations nettes et absolues.
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2) Le motif de la fente Dans les cas où elle apparaît comme un motif, la fente (on ne peut parler encore d’image-fente) n’apparaît pas comme un dispositif visuel doté de qualités propres affectant ses contours et sa manière de présenter le visible mais comme un objet visuel en soi, placé au cœur de l’image, souvent dans des plans insistants qui attirent l’œil du spectateur sur la présence d’une ouverture fine ou d’une fissure. Il s’agit alors de mettre en jeu le motif qui apparaît comme un simple dessin, une représentation, de la forme qui hante, selon notre hypothèse, l’ensemble du polyptyque dans sa capacité à penser la relation de l’image filmique à la réalité matérielle qu’elle est censée conserver et à l’œil qui se porte sur elle. Au premier degré d’apparition du motif de la fente dans Le Décalogue, se trouve des images qui mettent en évidence la forme effilée de la fente sans y adjoindre une qualité particulière ni lui prêter une signification claire. C’est le cas par exemple de ces deux occurrences dans l’épisode 9, épisode qui porte particulièrement sur l’usage de la fente de la jalousie.
Figures 116 et 117 : Le Décalogue 9 (51 :49 et 23 :08)
Ces deux figures de fentes disposées au cœur du plan comme son objet central ne disposent sous le regard du spectateur que le motif de la fente, comme rupture d’une continuité chromatique dans le plan de gauche où la caméra suit une ligne blanche sur une route. La bande brise ici l’image, la coupant en deux parties séparées, plus qu’elle ne la fend à proprement parler, mais on peut incontestablement y voir une évocation de l’embrasure et l’approche formelle du motif de l’ouverture oblongue qu’on rencontrera par la suite.
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Dans la seconde occurrence, à droite, la fente est constituée de l’ouverture qui existe entre les deux voies d’une autoroute aérienne. Vue d’en dessous, l’ouverture laisse passer la lumière du soleil dont l’éclat mord un peu sur les lignes droites internes de la fente. Dotée d’une dimension supplémentaire par rapport à l’occurrence précédente, cette occurrence nous montre le motif associé à l’idée d’une ouverture réelle ; la fente est ici une vraie fente étroite et traversée par ce fluide qu’est la lumière du soleil. Rapportée au contexte de ce film où le regard est souvent mis en jeu dans le processus de la jalousie qui affecte profondément et dangereusement Romek et qui emprunte souvent le dispositif visuel des jalousies, la fente qui cache le soleil qu’on ne peut regarder, l’objet qui brûle le regard, se présente ici dans une dimension allégorique. L’ouverture de la fente comporte un danger. Le motif de la fente est ici l’objet d’un déplacement sémantique sous l’effet des autres occurrences de la forme de la fente dans le film, mais nous verrons que ces autres occurrences sont essentiellement des mises en jeu de la fente comme dispositif visuel utilisé par un des personnages ou encore de la figure métadiscursive de l’image-fente, mettant en jeu le dispositif cinématographique luimême. Dans Le Décalogue 2, l’image d’une fissure dans le mur de la chambre d’hôpital où se trouve Andrzej, le mari de Dorota, souffrant d’une maladie grave, est l’occasion d’attirer l’attention du spectateur sur le motif de la fente 288 que d’autres occurrences viendront renforcer par la suite.
Figure 118 : Le Décalogue 2 (21 :15)
L’apparition de ces fissures sur cette surface murale blanche sur laquelle la peinture s’effrite pour laisser suinter, à travers ses multiples ouvertures fines, une eau qu’on entend tomber dans une bassine en son off, constitue une formulation visuelle du « travail » de la 288
Il est intéressant de noter que c’est ici la paroi qui est affectée par ces fissures, l’élément architectural qui donne un lieu à l’espace filmique est ainsi ébréché, fissuré, fendu.
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fente comme laissant passer ce qui ne se retient pas, ici l’eau, sur un autre plan les affects. Ainsi, nous la voyons ici affecter la paroi séparatrice d’un mur blanc qui fait ici office d’écran, et qui devient concrètement une surface de projection pour le spectateur. Nous pourrions alors, en transposant ce gros plan de coupe, apparemment sans signification, dans le domaine d’une démarche réflexive du film sur lui-même, voir dans l’écoulement aqueux, dans ce reume, à la fois une mise en jeu visuelle de la fluidité de l’image filmique qui glisse sur la surface, ainsi qu’une évocation de sa capacité à nous toucher, à nous mouiller. Ce mur où glisse cette eau maladive (nous sommes dans une chambre d’hôpital en plein hiver) dégage une telle impression tactile de froid et d’humidité qu’il est difficile de ne pas être impliqué physiquement dans l’image, au-delà ou en-deçà du visible, ce plan insistant confère une visagéité à la surface fendue, lui donne une dimension de sujet et transforme l’apparition des fissures en signes affectifs interrogeant le regard du spectateur. Le malade tend son regard vers le mur qui reflète naturellement les affects qui parcourent son visage. Mais ici, ce n’est ni une fente utilisée comme dispositif visuel dans le champ de la fiction, ni une fente figurant le cadre de l’image filmique lui-même, la fente affleure à l’image comme un motif naturel et l’association qu’on peut faire avec l’écran sur lequel est projetée l’image cinématographique ne se justifie qu’au regard de l’ensemble du polyptyque dans le cadre d’une interprétation plus élaborée de sa dimension métadiscursive. Ceci dit, pris dans son contexte diégétique immédiat, ce mur blanc constitue bien un écran, et c’est parce qu’Andrzej y projette son regard et son propre visage, souffrant, que ce gros plan, considéré comme subjectif, devient spéculaire et donc « parlant » pour le spectateur. La fente suintante y est l’expression de l’affect ressenti par le personnage. Pour l’heure nous pouvons parler d’une simple mise en jeu de la fente à travers la citation de son motif, comme une carte qu’on abat sous le regard d’un spectateur joueur que les incipits de chaque film invitent à s’interroger sur l’image qu’on lui montre289. Cependant, l’assemblage de la fente (il y en a même plusieurs bien visibles sur ce plan qui est un travelling vertical descendant le long du mur) et de l’écoulement, mettant en jeu le passage d’un fluide à travers la surface, expose aux yeux du spectateur la fragilité des parois, leur incapacité à empêcher le passage des fluides, tout en formulant de manière allégorique les effets de la maladie et de la fuite de la vie du corps-enveloppe d’Andrzej qui semble 289
Voir Partie II, Chapitre 3 « La place du second commandement dans Le Décalogue »
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moribond sur son lit d’hôpital. Une projection du corps du malade sur le mur de sa chambre établit ainsi un rapport d’analogie entre l’enveloppe architecturale affectée de fentes par où s’écoule une eau inquiétante et l’enveloppe charnelle du personnage malade, suant sur son lit sous l’effet de la fièvre. La fente apparaît ainsi comme une ouverture réelle et comme un lieu de passage, c’est une structure et une fonctionnalité qui pourront être associées dans l’approche que nous ferons de l’image-fente dans la suite de ce travail. Rappelons à présent que l’enjeu de cet épisode est de savoir si Andrzej va vivre ou mourir, Dorota étant enceinte de son amant et se demandant si elle va ou non garder son enfant. Dans le cas de la mort d’Andrzej, elle le garderait mais s’il devait survivre, elle avorterait. L’écoulement de l’eau par ces fentes du mur est donc aussi au cœur de la mise en jeu du corps de Dorota comme origine. Une dimension organique est ainsi conférée par le lieu et l’enjeu du film à ces écoulements le long de la surface du mur, d’autant que le plan se termine sur des feuilles d’une plante grasse que le spectateur a vu Dorota effeuiller nerveusement précédemment, évoquant par cette ablation de feuilles, par cet arrachement au tronc de sa plante, le geste qu’elle s’apprêtait à accomplir vis à vis de sa potentielle descendance. Un autre type de motif de fente se rencontre dans des plans qui présentent une sorte de rupture à la fois visuelle et sémantique au sein même de l’image, attirant l’attention du spectateur sur une forme qui évoque et correspond visuellement celle de la fente sans pour autant en constituer une dans l’espace de la représentation. Dans Le Décalogue 4, au moment où Anna s’apprête à ouvrir la lettre que sa mère lui a laissée et dans laquelle il est probable qu’elle lui confie le nom de son véritable père, un personnage apparaît sortant d’une petite barque blanche et la mettant sur son dos, il la porte et passe auprès d’Anna, qui le fixe et s’interrompt dans son geste. Le personnage qui traverse l’espace où elle se tient est le fameux personnage énigmatique du Décalogue, interprété par Artur Barciś, qui est le premier personnage de la série que l’on retrouve dans presque tous les épisodes à l’exception du septième (où il est peu visible) et du dernier, qui prend à chaque fois une identité sociale différente et que nous appellerons le personnage-regard dans l’analyse de ses occurrences que nous mènerons plus loin. Il passe devant Anna qui tient une paire ciseaux et s’apprête à ouvrir l’enveloppe, la regarde intensément et s’en va sans avoir prononcé un seul mot. Après son départ, Anna renonce à ouvrir l’enveloppe et rentre chez elle.
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Figures 119 et 120 : Le Décalogue 4 (11 :57 et 12 :26)
Le bateau à la forme longue et effilée qu’il porte sur son dos, sans raison apparente est une sorte d’anomalie dans la diégèse et se présente comme un signe énigmatique à interpréter, d’une part parce qu’il y a apparition de ce personnage dont il faut établir le statut et d’autre part parce que ce canoë, dont la forme est étrange, semble faire appel à la sagacité du spectateur. Il est possible d’y voir ici encore, le motif de la fente. Sa forme de losange aux pointes effilées et sa position dans l’image, au cœur du champ, peuvent s’apparenter à une déchirure du médium, sorte de fente effectuée sur la surface de l’image à la manière des fentes de Lucio Fontana. Sombre sur un fond de ciel pâle dans la première occurrence (figure 119), elle apparaît blanche sur le fond de la forêt plus sombre dans la seconde (figure 120), et constitue ainsi une rupture chromatique. Dans la première occurrence, le personnage énigmatique semble sortir de l’ouverture qu’elle évoque, comme une Vénus anadyomène sertie dans sa conque, dans une situation qui n’est pas sans évoquer la naissance. Anna est justement en train de revenir vers son origine en essayant d’ouvrir la lettre qui contient, du moins le penset-elle, le nom de son géniteur dont elle soupçonne et espère secrètement qu’il n’est pas celui qui l’a éduquée depuis sa naissance. Vue dans cette perspective, la forme effilée du canoë dans la seconde occurrence pourrait être considérée comme une ouverture de la surface de l’image sur un néant matériel, celui de la surface nue de l’écran, apparaissant en blanc, comme s’il y avait un défaut d’image à l’endroit de la fente. La fente montrant ainsi que la profondeur de champ n’est qu’un trompe-l’œil et que cette forêt qui s’enfonce dans la profondeur du champ n’est en fait qu’un simulacre de forêt posé à plat sur l’écran. Ce qui est alors très intéressant pour notre travail interprétatif, c’est que c’est justement ce personnage énigmatique, qui revient sous différentes identités et qui de ce fait n’appartient pas vraiment à l’univers fictif des films, qui porte littéralement la fente. Ainsi, le personnage qui constitue en 277
soi une fente entre les épisodes porte sur lui le motif que nous considérons comme le motif central, essentiel, de la réflexion métacinématographique de Kieślowski dans son polyptyque, et ce motif est justement constitué par un objet qu’on peut considérer comme son contraire ; un esquif, une embarcation, ce qui permet de flotter et de résister ainsi à l’absorption complète du corps ferme dans un univers fluide. Comme dans le mécanisme inconscient du rêve qui ignore le négatif, l’esquif-fente, le bateau-trou, formule ici, à travers ce motif qui joue sur les deux dimensions de l’image (profondeur et surface) la double dimension de la fente, à la fois véhicule si l’on s’en tient à la signification dans le champ et déchirure si l’on s’en tient à la vue au niveau de la surface. Autre occurrence du motif de la fente, celle de l’ouverture d’une trousse de toilette dans laquelle plonge une main.
Figures 121 et 122 : Le Décalogue 4 (17 :23 à 17 :29, même plan)
Dans Le Décalogue 4, Anna cherche une image de son père potentiel dans la trousse de toilette de sa mère, que Michal, l’homme qui l’a éduquée en tant que père mais sur la paternité duquel plane un doute, a conservée à la cave. Elle sort de la trousse une vieille photographie où l’on voit sa mère entourée de deux hommes et d’une femme, deux hommes parmi lesquels se trouve probablement son père génétique, mais elle ne le sait pas encore. Le cadrage adopté pour cette scène place l’ouverture de la trousse au cœur de l’image et crée chez le spectateur un effet d’attente. Anna sort divers objets ayant appartenu à sa mère ; un mouchoir ; un flacon de parfum qu’elle inhale avec émotion, avant de saisir la photographie. L’attente du spectateur trouve alors son terme avec cette épiphanie de l’image et de l’origine, de l’image comme origine. C’est le corps de sa mère, incarné par métonymie dans cette pochette, qui est ici ouvert pour livrer son secret, permettant de rejouer dans cette
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opération d’extraction les éléments structuraux d’une naissance ; intervention d’un accoucheur, passage d’un corps d’un espace intérieur à l’extérieur. Mais ici, ce qu’Anna accouche, c’est l’origine elle-même, la rencontre qu’elle fait est celle de sa propre origine. L’ouverture du sac donne ainsi sur un autre espace où se tiennent des objets en attente d’être vus, et en particulier cette image incertaine du père. Le motif de la fente est ici traité comme une ouverture permettant un passage et un passage vers l’origine (la Mater certissima et le Pater incertus) ; ouverture, passage et origine. A partir de ces occurrences qui traversent Le Décalogue comme une sorte de présence emblématique de la forme qui hante le polyptyque, il apparaît que la fente, en tant que motif, qu’elle soit simple forme oblongue ou déchirure vers un autre espace, se laisse souvent traverser et constitue ainsi une ouverture et offre un passage à une substance fluide, qu’il s’agisse de la lumière (Figure117) ou d’un liquide (Figure 118). Cet aspect de la fente comme ouverture / passage est très important pour notre analyse, dans la mesure où cette ouverture et ce passage sont les deux principaux éléments de l’image-fente considérée comme dispositif. En tant que tel, en effet, l’image-fente est avant tout une ouverture informe pour un passage potentiel. Lorsque que l’élément (le fluide) qui emprunte ce passage est le regard, comme ce sera le cas dans les occurrences que nous allons maintenant observer, la fente devient pleinement un dispositif visuel, et, ainsi disposée dans le polyptyque comme condition de la vision pour un personnage dans telle ou telle situation de la fiction, elle finit par affecter les bords même de l’image du film, devenant ainsi un procédé métadiscursif ; une image-fente. Voyons dans un premier temps des occurrences intéressantes de l’image-fente comme dispositif visuel.
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3) L’image-fente comme dispositif visuel
Avant d’aborder les différents types de fentes utilisées comme dispositif visuel par des personnages au fil du Décalogue, il peut être utile de relever les nombreuses situations dans lesquelles des personnages sont amenés, souvent par leur propre désir de savoir, à regarder l’espace hors-champ à travers un appareil de vue ou un dispositif de hasard, trouvé sur place et qui leur permet de modifier leur présence comme origine du regard. Au premier rang de ces mises en jeu du regard d’un personnage dans le polyptyque, nous avons les appareils de visions.
Figure 123 : Le Décalogue 2 (37 :04)
Figure 124 : Le Décalogue 4 (07 :17)
Dans Le Décalogue 2, le médecin auquel s’adresse Dorota observe les cellules de son mari malade à l’aide d’un microscope, il doit ainsi découvrir la nature exacte de son mal et se prononcer sur son sort. C’est justement l’enjeu essentiel du film ; Andrzej vivra-t-il ou non ? Le microscope qui ouvre le regard sur l’infiniment petit, situé dans un hors-champ pourtant interne à l’image, devient ainsi un appareil qui prédit l’avenir, permettant de voir au-delà de l’immédiat (étymologiquement : ce qui ne demande aucun médium). Dans Le Décalogue 4, Anna ressent une perte de son acuité visuelle au moment où elle regarde décoller un avion. Elle se rend chez un ophtalmologiste qui installe sur son visage un appareil afin d’évaluer sa vue et lui fait déchiffrer une série de lettres ; f, a, t, h, e, r... Les lettres sont de plus en plus petites sur le tableau mais Anna parvient à toutes les dire. Intrigué par la facilité avec laquelle Anna a prononcé les lettres une à une, le médecin lui demande si
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elle ne les devinait pas à la fin de l’exercice, Anna répond « oui » et dans une remarque qui ressemble à une profonde prise de conscience, elle ajoute : - « Mon père était dans cet avion »290 La séquence se clôt sur cette affirmation, le passage par l’appareil de vue lui a permis de voir en toutes lettres la cause oedipienne de sa perte d’acuité visuelle : son rapport avec son père. Paradoxalement, ce n’est pas en déchiffrant les lettres qu’elle a pu voir l’origine de son trouble mais en devinant le mot « father ». Ici aussi, l’appareil a permis au sujet de voir ce qui se tenait à l’état d’invisibilité dans le champ même, non pas sa perte d’acuité visuelle, visible par le halo d’imprécision dans lequel elle enveloppait les objets, mais l’origine même de ce trouble de la vue. L’appareil apparaît comme un dispositif visuel qui agit comme un révélateur permettant d’apercevoir ce qui ne se voit pas au cœur même du visible, les mécanismes inconscients tout comme les micro-mécanismes physiologiques. Un autre type d’appareil est mis en jeu dans l’épisode du Décalogue qui porte spécifiquement sur le regard et ses attachements pathologiques.
Figures 125 et 126 : Le Décalogue 6 (05 :56 et 53 :35)
Tomek, pour regarder Magda depuis sa fenêtre, utilise une lunette d’approche qui lui permet de s’approcher par le regard de l’objet de sa convoitise. L’appareil qu’il utilise est justement l’objet, au début du film, d’un vol pour lequel Tomek a dû commettre une 290
Notons ici que la version écrite se termine différemment, après la réplique d’Anna, le scénario précise : « L’ophtalmologiste montre une lettre un peu plus bas sur la planche. Anna : Je ne vois pas. Le médecin : C’est pas bon en effet. » On peut voir ainsi que la prise de conscience d’Anna est moins accentuée et que le trouble persiste alors même que la version filmée ouvre une porte à la guérison par la prise de conscience de l’origine de son trouble. Krzysztof Kieślowski, Krzysztof Piesiewicz, Le Décalogue, récits, Balland, p. 101.
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effraction et pénétrer dans un lycée, il opérera ainsi comme une prothèse réparatrice d’un manque et d’une séparation (puisque la lunette d’approche a pour fonction de réduire l’écart entre le sujet regardant et l’objet regardé), fonction d’autant plus signifiante que l’objet luimême a une forme phallique. A l’aide de sa lunette, Tomek va porter son regard auprès de Magda, l’attirant visuellement vers lui en tournant la molette de son objectif, et développant ainsi, de manière littérale, la dimension haptique de son regard et témoignant de la tentation qui est la sienne de toucher le corps de Magda. La médiation de la lunette d’approche dans l’exposition du désir de Tomek permet ainsi à Kieślowski de mettre en jeu la main du voyeur, sur l’appareil lui-même mais aussi en tant que passager clandestin du regard. Nous verrons plus loin, en nous intéressant particulièrement à la relation à l’objet primaire qui peut se jouer dans l’image, et qu’éclaire l’image-fente, que la dimension haptique du regard est mobilisée par la fente, tout comme son oralité sous-jacente. Pour le moment, il s’agit simplement de souligner le fait que cet appareil de vision rapprochée met en jeu la main de Tomek de deux manières et que cette mise en jeu éclaire le désir que véhicule son regard ; un désir de contact et de saisie291. A la fin de cet épisode qui retrace une relation voyeuriste qui devient progressivement amoureuse, Magda, d’objet regardé devient sujet regardant, en un retournement symbolique qui se jouera autour du guichet de poste de Tomek, comme nous le verrons plus loin. Guettant le retour de celui dont les regards lui manquent, elle se saisira d’une paire de jumelles pour observer la fenêtre depuis laquelle elle était observée. D’instrument permettant une saisie et une approche, l’appareil devient, entre les mains de Magda, un instrument permettant une surveillance. Si les appareils destinés à modifier ou évaluer la vue des personnages sont des occasions pour Kieślowski de mettre en jeu le regard et de mettre en abyme cet appareil essentiel au film qu’est la caméra, il est aussi d’autres situations dans lesquelles des personnages du Décalogue utilisent des dispositifs de hasard, trouvés là, pour regarder et parfois cadrer un être ou un objet.
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Cette dimension est particulièrement développée dans la version longue de cet épisode que Kieślowski a intitulée Brève histoire d’amour.
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Nous avons déjà abordé la séquence du Décalogue 1 dans laquelle Pawel regarde son père Krzysztof donnant un cours sur la traduction à l’université de Varsovie292 (figures 90 et 91 et extrait 6). Nous avons déjà vu comment l’enfant utilisait cet appareil pour sélectionner ce qui l’intéressait, la traduction physique des propos de son père par le jeu de ses mains, il opérait un cadrage de son père au moment où celui-ci parlait justement de la difficulté de « cadrer » la signification d’un mot en le traduisant dans une autre langue. L’usage d’un dispositif visuel permettait ainsi de mettre en abyme le désir ou tout au moins l’intérêt de l’enfant en disposant un appareil improvisé entre son œil et l’objet de son regard, permettant ainsi de prendre le regard comme objet tout en mettant en jeu une image-fente dans un contrechamp ainsi établi : l’image-fente est le fruit de la rencontre d’un désir de voir et d’un dispositif qui lui permet de s’exprimer, de se formuler visuellement, on pourrait dire de se projeter. L’appareil qu’utilise ici Pawel est justement un projecteur de diapositives. Ajoutons la séquence du Décalogue 5 dans laquelle Jacek, errant dans Varsovie, arrêté sur un pont au-dessus d’une voie rapide, se recroqueville sur lui-même et plaçant sa tête à l’envers et regarde entre son bras et son torse ce qui se place derrière lui.
Figures 127 et 128 : Le Décalogue 5 (07 :22 et 07 :25)
L’image-fente ainsi créée lui permet d’observer attentivement ce qui se passe dans la ville, et dans son dos. De prime abord, ces hommes qui agissent promptement ressemblent à des cambrioleurs pressés de disparaître, mais en écartant légèrement le bras, en changeant de cadrage et donc de format d’image, Jacek découvre par la suite une file d’attente assez importante devant le panneau indiquant la station de Taxi. Le mot taxi qui apparaît alors,
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Voir partie II, chapitre 6 : « Énonciation visuelle et énonciation verbale, la Lettre du cadre ».
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annonce ce qui va advenir dans la suite du film. On ne le sait pas encore, mais Jacek cherche à prendre un taxi pour se faire emmener en dehors de la ville et tuer son chauffeur pour le voler et faire plaisir à une jeune fille. Ce procédé de mise en évidence du « pouvoir séparatif de l’œil »293, repris par celui du cadrage de l’ensemble du film qui rappelle par bien des aspects la fameuse iris de Griffith, nous permet de saisir l’objet du désir de Jacek, qui opère un choix dans la continuité visible de la ville et regarde avec beaucoup d’attention ce qui ressemble d’abord à un acte délictueux qui suscite son intérêt ; un cambriolage ou une vente illicite, une transgression, pour se révéler plus tard n’être qu’un acte banal de transport en taxi. L’usage de l’image-fente signale ici encore un désir ou un intérêt appuyé pour un objet regardé. Un décalage intéressant est créé par le fait que l’image vue à travers ce dispositif corporel est rétablie dans sa verticalité normale par le cadrage du film alors que Jacek, ayant renversé sa tête devrait normalement voir la rue à l’envers. Ce rétablissement fait exclusivement pour le spectateur, ne désubjectivise pourtant pas le plan, et ce rétablissement est d’ailleurs presque imperceptible lors de la vision du film dont il ne heurte pas la logique de visualisation. En effet la subjectivité du personnage est ouverte, altérée par la présence du spectateur qui partage avec lui son propre point de vue, si bien que ce plan témoigne de ce que verrait un étranger qui, aux côtés de Jacek, regarderait à travers ce même dispositif, Jacek étant de par sa position le seul à être obligé de mettre sa tête à l’envers pour y regarder. Ce rétablissement nous indique ainsi comment s’établit la place du spectateur de film pour Kieślowski, à la fois très proche du personnage et clairement séparé de lui, il n’est pas soumis aux conditions immédiates du cadrage choisi par le cinéaste mais l’adopte dans une forme d’adhésion distante - on pourrait parler d’une attention flottante –. On peut aussi voir dans ce décalage subtil ou plus exactement ce décollement du point de vue du narrateur du point de vue du personnage, qui garde la trace du regard du personnage tout en étant assumé par le narrateur (réalisateur), une forme visuelle du discours indirect libre et un dépassement de la distinction entre l’ocularisation interne et l’ocularisation zéro telle que la fonde François Jost dans son article « Narration(s) : au delà et en deçà »294 publié en 1983. Une ocularisation flottante. L’image-fente relèverait ici d’une focalisation narrative plus que d’une stricte ocularisation interne comme pourrait nous inciter à le croire l’instauration d’un point de vue interne par le jeu du champ / contrechamp nous montrant le regard du personnage suivi par un plan de ce qu’il regarde. En effet, c’est le regard du filmeur 293
L’expression est de Jacques Lacan. François Jost. « Narration(s) : en deçà et au-delà » In Énonciation et cinéma, Communications n°38, 1983, p.192-212. 294
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recouvrant celui du personnage qui nous est présenté, contrairement à l’occurrence précédente tirée du Décalogue 1, où le regard de Pawel, montré à travers l’appareil de projection de diapositives, était une simple ocularisation interne (le narrateur se pliant totalement aux conditions immédiates de la vision du personnage même si une dimension allégorique naissait de l’usage du surcadrage dans son rapport au thème de la traduction comme nous l’avons montré plus haut). Nous verrons tout de même plus loin que cette distinction narratologique entre ocularisation interne et ocularisation zéro, étant toutes deux des formes de subjectivisation (Béla Balász) de l’image filmique, permettra de distinguer l’image-fente comme dispositif visuel (ocularisation interne) instaurée par un champ / contrechamp qui montre le regard d’un personnage suivi de ce qu’il voit, de l’image-fente comme figure métadiscursive (ocularisation zéro) où c’est le cadre de l’image filmique elle-même qui est affecté par l’émergence du désir du spectateur295. On peut relever dans Le Décalogue 7, un autre type d’occurrence dans lequel l’imagefente est ainsi amenée et instaurée par la mise en place d’une ocularisation interne. Il s’agit du moment où Majka, au début du film, va observer sa fille Ania dans la cour de récréation de son école maternelle. Mais dans cette occurrence, c’est d’abord ce qu’elle voit qui est montré dans un plan panoramique latérale qui parcourt la largeur d’une cour de récréation où jouent de jeunes enfants pour se terminer sur un cadrage d’un groupe d’enfants réunis. Le contrechamp nous montre alors le personnage de Majka, dans un mouvement latéral qui prolonge par raccord dans le mouvement celui du panoramique précédent, elle est en train d’ajuster ses lunettes…
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On peut considérer ici que le spectateur en question correspond, du point de vue poïétique, dans l’acte créatif, au premier spectateur et au spectateur premier qu’est le filmeur.
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(Voir extrait 8, première occurrence)
Figures 129 et 130 : Le Décalogue 7 (04 :39 et 04 :55) (Extrait 8) champ / contrechamp
L’inversion des étapes habituelles de l’instauration de l’ocularisation interne installe dans un premier temps, chez le spectateur, une confusion sur le statut du premier plan (figure 129) qui apparaît ainsi comme étant le point de vue externe du filmeur, situé derrière les feuilles qui font ici office d’objets interposés. C’est alors le cadre de l’image filmique luimême qui est affecté du symptôme que constitue ce feuillage envahissant le champ. Dans la mesure où ce regard n’est pas pris en charge par un personnage qu’on aurait présenté avant, le spectateur comprend que c’est le filmeur lui-même qui se cache et, en vertu des effets de la conduction subjective du cadrage qui le place lui-même dans les limites du corps virtuel du filmeur ; c’est aussi le spectateur qui regarde à travers ces feuillages. Est mise en jeu ici la dissimulation ou l’oubli du corps du spectateur dans le dispositif cinématographique ; la présence de ce cache présente l’image comme une fente, un champ ouvert concrètement, non préformé et non apprêté pour le regard organisateur d’un sujet imageant, une image fortuite sur laquelle ne semble pas peser le pouvoir architectural d’écartement et de clarté de la finestra. Il s’agit bien d’une image-fente, et l’on pourrait croire, puisqu’elle semble prise en charge par le filmeur (et non par un personnage) qu’elle est ici une figure venant affecter le cadre de la finestra et représenter le désir d’invisibilité de l’œilspectateur. Un début de métadiscours s’instaure alors puisqu’il devient pour le spectateur surprenant et questionnant que cette image attribuée à l’instance narratrice du filmeur soit ainsi ancrée dans le concret de l’espace filmé (ocularisation zéro) et par ailleurs envahie de feuilles qui obstruent le champ (dissimulation).
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La position du filmeur est d’ailleurs ici celle d’un prédateur aux aguets derrière un buisson, il regarderait dans la cour de récréation une éventuelle proie. Trouble désir ? Le spectateur serait une menace, un intrus, un prédateur ? Selon une habitude de montage assez courante dans Le Décalogue, Kieślowski libère son spectateur de la confusion sur la signification d’un plan en lui donnant la clé de ce qu’il vient de voir sans le savoir. Le contrechamp sur Majka la montre ainsi cachée derrière le feuillage en train d’ajuster ses lunettes pour mieux voir l’enfant. Sans qu’il sache exactement la nature de son désir ni celle de sa relation à l’enfant (vêtue d’un chaperon rouge !), le spectateur change alors de questionnement et ne s’intéresse plus, consciemment ou non, à la signification métadiscursive de cette première image-fente mais plus précisément aux motivations de Majka. La question s’ancre dans la subjectivité du personnage. Nous sommes alors devant une image-fente qui n’est plus une figure métadiscursive mais revient au niveau d’un simple dispositif dans l’espace fictif du film. On peut voir encore dans Le Décalogue 9 comment l’utilisation consciente d’un dispositif par un personnage peut révéler des éléments importants de son regard. Romek, le mari jaloux de cet épisode très important sur le plan visuel, utilise le pare-soleil de son automobile pour dissimuler son regard à l’approche de celui qu’il soupçonne d’être l’amant de sa femme. (Voir extrait 8, seconde occurrence)
Figures 131 et 132 : Le Décalogue 9 (10 :53 et 10 :54) (Extrait 8) champ / contrechamp
C’est alors qu’il le voit approcher au loin sur le trottoir où est stationné son véhicule au pied de l’immeuble où il vient de laisser sa femme, que Romek identifie ce jeune homme – on ne sait pas encore qui il est mais on le devine - et semble à l’arrêt, guettant la silhouette
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blonde, il la fixe à travers son pare-brise. Le jeune homme s’arrête en le voyant et reste lui aussi à l’arrêt sur le trottoir, Romek abaisse alors le pare-soleil de sa voiture pour dissimuler son regard (Figure 131) et continue d’observer le jeune homme (Figure 132) qui change de direction et disparaît. Le dispositif est ici directement mis en place par le personnage qui cherche, après coup, à dissimuler son regard, alors qu’il a déjà été saisi par l’œil de celui qu’il surveillait. La mise en place du dispositif qui vient dessiner une large fente au milieu de son champ de vision, entre le haut de son tableau de bord et le bas du pare-soleil, est ici clairement le fruit d’une nécessité intérieure chez Romek. Il a déjà été vu et ce geste ne fait qu’ajouter à l’aspect étrange de son regard appuyé. Si le jeune homme s’est arrêté en le voyant, c’est que lui aussi a quelque chose à se reprocher. L’usage du pare-soleil est don superflu du point de vue pratique, il est trop tard pour se cacher. En revanche, cet usage a probablement une fonction psychique pour Romek et au-delà de son cas, une fonction symptomatique pour le spectateur. L’image-fente comme dispositif visuel est ici un moyen pour le personnage de jouer avec son regard et de sentir dans son propre champ de vision les effets de sa disparition. Il choisit en quelque sorte la jalousie plutôt que le dialogue avec son épouse et s’engage alors dans une enquête secrète sur la relation que cette dernière entretient avec ce jeune homme296. Le dispositif visuel se dote ici d’une dimension figurale intéressante sans pour autant pouvoir être ramenée à une figure métadiscursive. En effet, elle ne tient pas de propos sur le dispositif cinématographique lui-même mais donne une figure à la jalousie (sentiment) de Romek par l’instauration de cette jalousie (dispositif visuel de la fenêtre à jalousies). Ce n’est donc pas le regard du spectateur de film ni son désir qui sont mis en jeu par cette image, mais plutôt le désir inconscient du jaloux qui cherche, par la mise en place de cet angle mort au cœur de l’image, par cette auto-dissimulation qui entraîne une perte dans le champ de vision, à s’effacer tout en se voyant absent. En effet, dans ce dispositif qui le cache et lui procure une perte en correspondance visuelle avec son désir de voir sa femme dans les bras de son amant, Romek se voit manquer à sa place, il se voit dans l’ombre de son absence présente dans son champ de vision entamé. Le moment où il choisit ce dispositif est justement un moment où il se trouve physiquement entre son épouse qui est restée dans l’appartement conjugal qu’il vient de quitter pour aller travailler et son amant qui arrive sur le trottoir certainement pour aller la rejoindre. 296
Rappelons ici que Romek est atteint d’impuissance.
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Le dispositif visuel de l’image-fente sert ici à mettre en image le lien qui existe entre le sentiment de jalousie et le dispositif visuel des jalousies, qui peut en être une visualisation, mais il ne met pas en jeu l’image filmique elle-même. Cependant, de par la proximité structurale des deux dispositifs, de par la place dissimulée du spectateur de film et l’éventuel désir de disparition qui peut hanter son regard, à l’instar de celui du jaloux, ce dispositif de la jalousie fait partie des mises en jeu du regard, dans le polyptyque, mises en jeu qui souvent, d’une manière ou d’une autre, qu’il s’agisse du regard jaloux de Romek ou du regard avide de Tomek297, concernent aussi le domaine de la réception des images cinématographiques. Il y a bien d’autres occurrences de ces images-fentes comme dispositif visuel dans l’ensemble du polyptyque, à commencer par la séquence déjà étudiée où Romek se cache dans le placard de l’appartement où sa femme retrouve son amant afin d’assister visuellement à leurs ébats et de toucher du regard le cœur même de son fantasme jaloux ; voir son épouse dans les bras de son amant (figure 38, extrait 8). L’utilisation volontaire et consciente d’un dispositif visuel de fortune par un personnage qui trouve ainsi le moyen de dissimuler son regard, de resserrer son champ de vision ou/et de jouer avec son désir, nous indique bien l’intentionnalité qui habite alors l’image-fente dans la mesure où l’affection du cadre par l’élément visuel qui fait la fente n’est pas fortuite mais adoptée sciemment. La fente est ainsi orientée par l’intention du personnage et elle reste un dispositif visuel interne au récit, l’image du film elle-même n’y est pas mise en jeu, si ce n’est de manière indirecte, à considérer l’instauration de ce dispositif visuel comme une mise en abyme de l’image filmique. En tant que dispositif visuel, l’image-fente est donc une évocation indirecte du dispositif cinématographique, tout comme l’était, plus indirectement encore, le motif de la fente. Mais ces mises en jeu de la forme et plus souvent du regard des personnages, dessinent un réseau de reprises et d’insistances, de référence aux activités scopiques, de travail sur le bord de l’image, qui établissent progressivement le regard et l’ouverture d’un appareil comme des éléments essentiels du propos du film. Pour autant ces éléments restent dans les plis de l’implicite, d’autant plus que le cinéma n’est presque jamais évoqué dans le polyptyque, si ce n’est dans l’épisode 6 où il est justement le lieu d’un échec qui amènera Jacek, le jeune errant urbain, à commettre son crime.
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Personnage principal du Décalogue 6.
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Le cinéma est ainsi dans Le Décalogue comme l’auteur selon Flaubert, « présent partout mais visible nulle part », il est le fantôme du polyptyque, son habitant essentiel et secret. C’est ainsi que se déploie l’éthique du Décalogue de Kieślowski, appuyée sur le second commandement de la loi mosaïque - commandement-fantôme du polyptyque et commandement-racine du décalogue mosaïque - dans des mises en jeu du regard et de la fente qui renvoient aux deux questions fondamentales qui le hantent ; Qu’est-ce que voir ? Qu’estce que donner à voir ? Mais les occurrences de l’image-fente qui retiendront le plus notre attention ne sont pas celles où elle est le fruit direct d’une intention d’un personnage qui utiliserait un appareil trouvé là pour voir à travers lui l’objet de son attention, mais celles qui affectent directement le cadre de l’image. Elles sont de deux types : nous pouvons noter, d’une part, celles qui nous montrent la vision d’un personnage sans que celui-ci n’utilise volontairement un dispositif visuel et s’appuient sur des éléments du décor qui obstruent sa vue et apparaissent naturellement dans l’image, comme les embrasures de porte, les objets interposés, les persiennes, les portières de voiture… et d’autre part celles qui ne sont pas subjectives et présentent une marge, un élément de décor, un pilier, un arbre, un obstacle à la vision, qui laissent entendre (et voir !) que la vision en tel ou tel site est fortuite, ancrée, focalisée mais non ocularisée (ocularisation zéro) puisqu’elle n’est attribuable à aucun œil connu. Ce second type d’image-fente, dans lequel on peut voir une affection du cadre de l’image cinématographique et une mise en jeu du regard du spectateur lui-même, c’est-à-dire en fait une métacinématographicité, est le cœur même de notre thèse, celui qui a donné son objet à ce travail de recherche, car c’est à son niveau que s’opère le passage de la vue au signe. L’image-fente est une figure de la vue cinématographique, elle représente l’image filmique elle-même affectée des marques figurales de son quadruple désir d’ouverture, de passage, d’origine et de retour de l’objet primaire. Tantôt elle est perçue comme la réalisation hallucinatoire de ces désirs, tantôt elle n’en est que l’expression (qui est en soi une réalisation puisque le but du désir est de s’exprimer plus que de se réaliser.). Nous allons voir maintenant quelques occurrences significatives de ces deux types d’image-fente comme figure métadiscursive.
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4) L’image-fente comme figure métadiscursive L’image-fente comme figure métadiscursive particulière au Décalogue trouve sa plénitude dans les occurrences où la fente n’est pas un simple motif de la fissure d’une surface ou le fruit d’un dispositif visuel qu’utilise volontairement un personnage, vision dûment instaurée par l’établissement d’une ocularisation interne, mais quand elle affecte directement le dispositif du cadre de l’image du film. Correspondant soit à une ocularisation interne non intentionnelle parce que sans manipulation d’un dispositif visuel (appareil, feuillage…) utilisé sciemment par le personnage pour resserrer le champ de sa vision, soit à une ocularisation zéro supposant une vision désincarnée, impersonnelle, le regard qu’elle affecte n’est pas uniquement celui d’un personnage qui prêterait sa place et son œil au spectateur, mais aussi celui du spectateur lui-même, destinataire du film, et du propos qu’il tient à travers elle sur le cinéma, sans autre place assignée que celle que lui confère le cadrage et à travers lui la relation éthique que le filmeur établit (ou non) avec lui. L’image-fente agit alors comme un trompe-l’œil, dispositif complexe au sujet duquel Patrick Mauriès écrit en ouverture du livre qu’il lui consacre des remarques qu’on pourrait tout aussi bien appliquer à l’image-fente : « Peut-on même définir un hybride où l’on a pu voir tant l’absolu de la peinture que son ombre, sa négation ? Indiscernable de tromperie et de vérité ; faux plus vrai que nature ; illusion qui dirait, en trompant la vérité de l’illusion ; image qui met en cause la nature même de l’image. »298 Cette image-fente n’est plus alors un simple recadrage opéré par l’œil et le désir du personnage au sein même de l’espace fictif du film, mais plutôt un surcadrage, dans la tradition de la métapicturalité étudiée par Victor I. Stoichita dans son Instauration du tableau299. Cette image-fente porte ainsi en elle les éléments d’une métacinématographicité très éclairante dans la mesure où c’est la relation de l’œil du spectateur à l’espace de la représentation qu’elle met en jeu. En effet, ce qu’elle porte au jour indirectement en affectant le cadre et le cadrage du filmeur, c’est le désir du spectateur, lui-même considéré comme une instance à la fois interne et externe à celle du filmeur, il est l’autre sujet qui le hante, à la place duquel il se met en accomplissant l’acte de voir initial et indispensable dans les processus imageant liés au support photographique. Il est ainsi, en même temps, celui à qui il adresse son image. A la fois énonciateur virtuel de l’image depuis le point de vue qui en est l’origine et destinataire de 298 299
Patrick Mauriès, Le trompe-l’œil, Paris, Gallimard, 1996, p. 7. Voir Victor I. Stoichita, L’instauration du tableau, op. cit.
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l’image, le spectateur se trouve dans une ambiguïté vis-à-vis de ce qu’il regarde, à la fois désireux, en tant que destinataire, de voir l’objet représenté, il est aussi amené à voir la représentation elle-même, en tant que double de son énonciateur. A chaque fois qu’un élément extérieur travaille le cadre, à chaque fois que le cadre se rappelle à son bon souvenir, la vue d’un objet représenté se mue en signe, la profondeur en planéité, l’ouverture en écran et la transparence en opacité. Nous verrons ici que l’image-fente est, dans Le Décalogue, à côté des reflets, un instrument essentiel de cette pensée de l’image par les moyens de l’image elle-même. Nous allons voir à travers des exemples précis issus des épisodes du Décalogue quels sont les différents types d’images-fentes à valeur métadiscursive que j’ai identifiés. a) Le regard à la caméra Le regard à la caméra est dans le contexte du Décalogue et de l’importance qu’il accorde à l’acte invisible de regarder, un moyen très efficace de mettre en jeu sous le regard du spectateur alors mis en joue et devenu conscient de son propre regard, l’illusion de la transparence du support et de la possibilité d’un passage entre les deux espaces. Nous verrons un peu plus loin que cette question du passage d’une partie du corps du spectateur de l’autre côté, dans l’espace de la représentation est essentiellement le fait de son regard considéré alors comme un corps, pour le moment observons les enjeux métadiscursifs des occurrences de regard à la caméra dans le polyptyque. Tout d’abord, c’est parce qu’il suppose ou feint de croire qu’il existe une ouverture dans l’image que le regard à la caméra peut être considéré comme une image-fente. Dans ses occurrences dans Le Décalogue, le regard à la caméra emprunte souvent l’ouverture fine d’une fente ou est associée à ce dispositif, à l’exception de la première occurrence, en ouverture du Décalogue 1, c’est-à-dire en ouverture du polyptyque dès le second plan.
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Figure 133 : Le Décalogue 1 (00 :18)
Remarquons ici qu’il n’est pas indispensable de voir le polyptyque dans l’ordre numérique des épisodes, chacun d’eux étant autonome sur le plan de la narration. Par ailleurs un polyptyque est par définition un dispositif synoptique, ce qui ne suppose pas de hiérarchie ni d’ordonnancement progressif des thèmes. Ceci dit, il est important de noter que le premier épisode (et ainsi l’ensemble de la série qui s’est initialement présentée, semaine après semaine, dans l’ordre numérique, à la télévision polonaise) s’ouvre avec ce personnage énigmatique et que le premier geste de l’ensemble du projet est un acte de regard et plus particulièrement un regard à la caméra qui engage tout de suite le spectateur sur le chemin de la réflexivité. Vu dès le départ, et non à la fin, comme dans Les quatre cents coups (un des dix films préférés de Krzysztof Kieślowski), le spectateur est lui-même mobilisé comme partie prenante de la question que soulève ce personnage. Le personnage qui ouvre ainsi le polyptyque en fixant son regard sur le spectateur est précisément celui qui reviendra sous diverses identités à travers les films et que nous appellerons ici le personnage-regard considérant qu’il incarne la corporéité du regard présent dans l’espace de la représentation, dans l’ensemble du polyptyque. Je reviendrai sur son rôle et sur les raisons qui m’amènent à le considérer comme tel dans la partie consacrée au passage, plus loin. Remarquons simplement pour le moment qu’il adresse d’emblée un regard appuyé au spectateur et qu’on peut considérer qu’il établit ainsi la dimension métacinématographique du film. Comme le remarque Martin Kronström : « Le «regard à la caméra», dans un univers diégétiquement refermé, témoigne du dévoilement de l'instance d'énonciation ainsi que de l'inconfort du voyeurisme chez le spectateur.»300 Ce que Kieślowski fait advenir dès le début, 300
Martin Kronström, « Le regard à la caméra » in Cadrage.net, mai 2001,
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c’est d’abord le regard du spectateur, qu’il interroge directement et à qui il formule une demande autant qu’une mise en garde. Cette apostrophe au spectateur ne vient cependant pas seulement dévoiler le dispositif énonciatif, elle vient aussi instaurer une instance susceptible de l’assumer, de l’incarner en tant que représentant ou que reflet. Si le regard à la caméra dévoile ici l’existence de la source du regard qu’empruntera le spectateur (la caméra), il en pose un autre qui sera comme un relais de regard dans l’espace fictif. Ce personnage à l’identité indéterminée, apparaissant ici comme un pâtre antique ou un vagabond, joue le rôle du conteur, intégré au cœur du dispositif, il est étranger à l’histoire, comme il le sera dans la plupart des séquences où il apparaîtra, sous des identités diverses dont le seul point commun sera d’être incarnées par le comédien Artur Barciś. Il nous invite à nous intéresser plus précisément au propos du film et se présente plutôt comme un intermédiaire, un entremetteur301. Il est dans le rôle de l’admoniteur qu’évoque Alberti dans son De Pictura, il nous indique l’objet représenté, et l’objet représenté est ici notre regard. Il écrit ainsi : « Ensuite il me plaît que dans l’histoire représentée, il y ait quelqu’un qui attire l’attention des spectateurs sur ce qui se passe, que de la main il appelle le regard ou, comme s’il voulait que cette affaire fût secrète, qu’avec un visage farouche et des yeux menaçants il dissuade d’avancer, ou qu’il indique là quelque danger ou quelque chose à admirer, ou encore que, par ses gestes, il t’invite à rire de concert ou à pleurer en même temps qu’eux. »302 En effet, en regardant le spectateur dans les yeux à travers l’ouverture virtuelle de la finestra, l’admoniteur nous indique ce qui se passe et ce qui se passe est précisément, ici, un regard. Ce n’est pas encore à travers une fente que ce regard à la caméra nous parvient, nous ne sommes qu’à l’ouverture du film et c’est bien encore la finestra albertienne qui nous permet d’accéder à l’espace de la représentation, mais c’est une finestra dont la surface se déchire, s’ouvre dès le début et c’est un film dont le dispositif se dévoile, ou plus exactement, se rappelle à notre conscience. Il y a d’ailleurs peut-être un lien métaphorique entre cette ouverture de la surface de l’image et les toutes premières images du film (Vingt premières secondes) qui le précèdent et montrent en gros plan la surface glacée et fondante d’une étendue d’eau. L’eau glacée formant une surface dure et l’eau frémissante se côtoient ainsi dès le début dans ce qui peut être considéré comme une double annonce : au niveau diégétique nous pouvons considérer que cette juxtaposition préfigure les causes de l’accident de patinage sur glace qui coûtera la vie à < http://www.cadrage.net/dossier/regardalacamera/regardalacamera.html > 301 Voir plus loin au chapitre « L’image-fente comme passage » pour une analyse plus complète. 302 Leon Battista Alberti, La peinture, Paris, Seuil, p. 149.
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Pawel. Sur le plan du métadiscours auquel nous invite rapidement le regard à la caméra du personnage qui apparaît ensuite, nous pouvons y voir la dissolution d’une surface et simultanément le passage de la fixité à la fluidité dans l’image ; deux caractéristiques de l’image-fente. En effet, une dialectique s’établit ici entre fixité et mobilité, au sein même de l’image, dans le même plan, les deux états se frottent. Les brins d’herbe sèche sont pris dans la glace tandis que l’eau tremble sur le côté droit, dessinant une coupure aux deux tiers de l’image, coupure qui constitue le lieu où se séparent et se mêlent les deux états de l’eau. Dialectique du mouvement et de l’immobilité qui est au cœur même de l’image filmique. Il est important de souligner ici que ces deux états sont ceux d’une même matière. Tout comme l’image filmique et l’image photographique sont de même texture. On sait par ailleurs combien l’eau et la fluidité sont des thèmes chers au cinéma dès les toutes premières vues Lumière et dans les premiers films qui voyaient certainement dans les vagues, les rivières et écoulements divers, un objet que seule l’image filmique pouvait saisir, la fluidité, le mouvement. Il n’est qu’à citer les films de Flaherty, L’homme d’Aran, bien sûr, où la dialectique de la fixité et de la fluidité est souvent mise en image dans les séquences de tempêtes, mais surtout Nanouk, l’esquimau, où l’on peut voir précisément la glace et l’eau vive se partager l’image dès le premier plan. C’est aussi cette coupure qui semble être l’objet de l’attention du filmeur. Rupture de la surface, passage du fluide. Ainsi, dans ce plan inaugural hors diégèse, et donc mis en épigraphe, Kieślowski a choisi de nous présenter deux états de l’eau, fixe et mobile, qui pourraient bien figurer de manière métaphorique, l’image photographique comme reflet du réel, (c’est aussi une des qualités de l’eau comme nous le dit si bien le mythe de Narcisse), le cinéma se mire dans cette eau primordiale, on y retrouve en effet les deux états de l’image photographique que se partagent photographie et cinéma. Photographie fixe / photographie animée. Le regard à la caméra de l’admoniteur expérimente donc directement cet effacement de la surface, cette ouverture du cadre de la finestra en un trompe-l’œil qui a pour première fonction de le détromper, justement, et de lui indiquer ce qui se passe, l’enjeu essentiel qu’est le regard dans l’œuvre qu’il s’apprête à regarder. Nous pouvons ensuite distinguer les occurrences de regards à la caméra dans le polyptyque en fonction de leur destinataire. La plupart sont adressés à d’autres personnages du film auxquels le spectateur s’identifie en vertu de la conduction subjective du cadrage. Le regard à la caméra n’est alors que partiellement une traversée de la surface ouverte de l’image 295
puisque si l’on se réfère à l’espace diégétique, il trouve son objet dans l’espace même du personnage et n’en sort pas. Il s’adresse au contrechamp fictif et non au contrechamp technique (appareil) ni au contrechamp spectatoriel (salle). Jean Mitry précise ainsi : «Il est un autre regard que les metteurs en scène ont évité parce qu'ils le confondent avec le regard à la caméra, c'est le regard vers la caméra, c'est-à-dire vers cet espace situé du côté des spectateurs et vers lequel il est tout aussi plausible de porter son regard que vers le hors-champ situé à droite ou à gauche du champ. »303 C’est le cas des images suivantes.
Figure 134 : Le Décalogue 2 (16 :22)
Figure 135 : Le Décalogue 4 (12 :13)
Figures 136 et 137 : Le Décalogue 6 (06 :42 et 56 :27)
Figure 138 : Le Décalogue 6 (24 :33) 303
Jean Mitry, La sémiologie en question - Langage et cinéma, Paris, Édition du cerf (Coll. «7ieme art»), 1987, p.95.
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Figures 139 et 140 : Le Décalogue 9 (40 :08 et 41 :23) (Extrait 8, troisième occurrence)
Chacun des regards vers la caméra adressés à d’autres personnages permet cependant de jouer sur des nuances dans l’intentionnalité de l’échange de regards, si bien qu’à chaque fois, le spectateur expérimente une nouvelle forme de visibilité et, selon le contexte, une nouvelle position en tant que sujet regardant. Il est parfois interrogé, parfois menacé, parfois débusqué, parfois dévisagé, par ces regards vers la caméra. Par ces dispositifs métadiscursifs, Kieślowski joue ainsi sur la labilité du regard, son indétermination ontologique et le glissement des impressions de celui qui est tour à tour malade, sur le point de transgresser un interdit touchant à l’origine, regardé par un voyeur, ou débusqué dans son activité scopique jalouse. Dans la première occurrence (Figure 134), tirée du Décalogue 2, le médecin arrive à l’hôpital et se rend dans la chambre d’Andrzej, le mari gravement malade dont l’épouse, Dorota, lui a demandé s’il vivrait. Il entrouvre la porte et regarde vers un intérieur que le spectateur n’a pas encore découvert. C’est à lui que ce regard n’est pas précisément adressé. Le spectateur est ainsi vu avant de savoir à la place de qui exactement, il l’est, mais le contexte ne laisse pas penser à un regard à la caméra adressé à la salle et c’est dans le contrechamp de ce plan, qui ne tarde pas à arriver, qu’il se découvre. Il était à la place du couple, le malade alité et sa femme qui le regarde mais tourne le dos à la porte et donc au docteur dont le spectateur occupe alors la place. Un hiatus est ainsi posé entre les deux plans de ce champ / contrechamp puisque le spectateur, s’imaginant à la place du personnage regardé par le médecin, découvre que ces deux derniers ne le regardent pas, si bien qu’il est alors renvoyé à son propre regard, considérant qu’il a vu sans le personnage (sans ocularisation interne) à la place du personnage. Corps invisible flottant dans l’espace de la
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représentation, il n’est ici vraiment vu par ce regard vers la caméra mais a expérimenté sa légère piqûre pour l’œil. On peut voir une situation similaire dans l’occurrence suivante (Figure 135), où le personnage-regard, sortant de sa barque et la portant sur son dos, traverse l’espace où se tient Anna qui est sur le point d’ouvrir la lettre rédigée par sa mère à son intention et lui révélant le nom de son vrai père. Il s’arrête alors et regarde la jeune femme à la place de laquelle le spectateur se retrouve disposé. Le regard vers la caméra qui advient alors est clairement adressé à Anna, sur le point d’ouvrir la lettre de sa mère à l’aide d’un ciseau, mais c’est d’abord le spectateur qui le reçoit, avec elle, il est une nouvelle fois l’objet du regard de ce personnage qu’il a identifié sans pouvoir lui donner d’identité, il est ainsi lui-même regardé comme est regardée celle qui s’apprête à commettre une transgression304 vis-à-vis de son père mais pas vis-à-vis de sa mère puisque la lettre lui est adressée et la concerne au plus haut point. Elle cherche ainsi à voir son origine paternelle formulée par la mater certissima qui est la seule à pouvoir désigner le vrai père et éventuellement libérer Anna de la culpabilité qu’elle ressent à aimer d’un amour de jeune femme celui qui l’a éduquée. Voir l’origine, est justement le désir central que le concept d’image-fente vise à mettre en évidence dans les images et il est ainsi particulièrement intéressant de noter ici que c’est à un moment crucial où l’inceste et ce désir latent sont mis en jeu par la situation diégétique que le regard vers la caméra du personnage-regard fait retour dans le film après sa première occurrence inaugurale dans laquelle, il est vrai, il ne s’adressait pas à un autre personnage mais directement au public (regard à la caméra). Dans une autre apparition, le regard à ou vers la caméra du personnage-regard sera aussi en lien avec ce désir mais dans une forme d’adresse différente. Dans Le Décalogue 9, le plus oedipien des épisodes où il sera question pour Romek de voir sa femme dans les bras de son amant et ainsi de voir son origine, le personnage-regard passe rapidement et jette un regard fugace au spectateur placé au côté de Romek dans sa voiture. Dans les deux premières occurrences de regard à la caméra tirées du Décalogue 6 (Figures 136 et 137), Tomek et Magda regardent le spectateur qui est respectivement situé à la place de l’une puis de l’autre. Nous avons là deux types d’image-fente associés à ces regards vers la caméra. 304
L’utilisation incongrue des ciseaux en ce lieu souligne l’idée de coupure et de culpabilité.
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Dans la première, c’est un objet interposé au premier plan qui double le bord du cadre et crée un « parapet » ou une « corniche » que le regard doit passer pour accéder au personnage. Romek n’est pas vu par Magda mais par le spectateur (focalisation zéro) qui voit le jeune homme remarquer un personnage qui doit se trouver dans son dos (derrière le spectateur) et s’approche donc pour le regarder. Dans ce premier plan de la séquence, le spectateur ne sait pas encore qui regarde Romek mais il est littéralement transpercé par le regard du jeune homme qui voit à travers lui, dans le contrechamp, un objet qui requiert toute son attention. Il s’agit bien sûr de Magda qui vient d’entrer dans le supermarché mais n’a pas vu Romek qu’elle ne connaît pas encore. Cette qualité particulière de regard vers la caméra transperçant est, comme les précédents, ambiguë puisque ce n’est pas la caméra en tant que telle qui est regardée, ni, à travers elle, le spectateur, mais un autre personnage auquel le spectateur peut s’identifier en vertu de la conduction subjective du cadrage. Le petit mouvement d’appareil est ici décisif. Dans un premier temps, le spectateur est extérieur au regard, Tomek qui flâne dans les rayons du supermarché, n’a pas encore vu Magda. Soudain quand il la voit, il s’avance tandis que son regard s’intensifie ; dans un léger mouvement d’appareil le spectateur rattrape son regard et se retrouve face à lui, de manière frontale, indiquant au passage que c’est bien son regard qui est l’objet que le cadre cherche à désigner. Et c’est après avoir saisi son regard que le plan se coupe net et laisse la place au contrechamp qui nous montre Magda en train de se mouvoir dans le supermarché sans avoir vu que Tomek la regarde avidement. Le spectateur expérimente ici ses deux formes d’invisibilité, celle qui le caractérise quand il est face aux regards du personnage (champ) et celle qui le caractérise en tant que sujet regardant (contrechamp), lorsqu’il prend momentanément sa place. L’image-fente est ici à la fois ouverte et fermée, ouverte parce qu’elle porte au regard du spectateur la piqûre du regard du personnage, « le prince des rayons » dont parle Alberti, le rayon central, le touche directement. Mais elle est aussi fermée parce que le spectateur sait bien – il était sur le côté quand Tomek a marqué son regard par une attitude corporelle - que ce n’est pas lui qui est regardé mais un personnage de fiction qui doit se trouver derrière lui et qu’il ne cache pourtant pas de son corps. Le contact entre les deux espaces s’établit ainsi dans un entre-deux que se partagent illusion et conscience de l’illusion, nouage de présence et d’absence, qui permet une oscillation du regard, sur le modèle du Fort-Da. Avec la seconde occurrence de regard vers la caméra tiré du Décalogue 6 (Figure 137), nous pouvons repérer une autre forme d’image-fente dont il a été question plus haut, celle du trou du guichet.
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A la fin de l’épisode 6, Magda, devenue dépendante des regards de Tomek, dans un retournement qui s’est joué autour du guichet, revient au bureau de poste où il travaille et le regarde à travers le trou au cœur de la transparence de la vitre guichet. C’est alors elle qui d’objet regardé devient sujet regardant, et c’est bien Tomek qu’elle regarde intensément dans ce plan qui conclut l’épisode et ouvre ainsi la réflexion du spectateur. Ce dernier est ici progressivement interpellé par l’image qui, de par sa durée, prend une épaisseur allégorique. Ainsi, Magda ne regarde pas seulement Tomek, mais elle regarde aussi celui qui la regardait avec lui, comme l’analyse de la première séquence nous le montrera. C’est bien sûr la pulsion scopique du spectateur qui est mise en question par ce regard appuyé à travers l’ouverture concrète du guichet au cœur même de la transparence. Nous verrons plus loin comme le guichet tient une place particulière dans l’œuvre de Kieślowski et comme il permet de mettre en évidence le désir de Réel dans l’image filmique ainsi que l’échec (ou plutôt l’ajournement) de cette rencontre. Ici, remarquons que le glissement du personnage au spectateur comme objet de ce regard à la caméra s’effectue de manière plus articulée que dans la précédente occurrence où le spectateur transparent s’immisçait entre Tomek et Magda. Ici, il prend le relais de Tomek, le film terminé, la question se porte vers lui, il suffit simplement au plan de durer quelques secondes au-delà du récit. Nous sommes pratiquement devant un regard adressé au spectateur, directement, comme dans Monika ou Les quatre cents coups, si ce n’est que la situation diégétique le situe dans la relation retournée entre Magda et Tomek. Ainsi plutôt que de considérer que l’image place le spectateur à la place de Tomek dans un processus d’identification classique du spectateur au personnage qui regarde en ocularisation interne, c’est Tomek qui prend la place du spectateur, qui se présente comme ayant été son double dans le récit. La surface vitrée du guichet devenant le representamen de la surface transparente de l’écran de cinéma. Dans la troisième occurrence issue du Décalogue 6, Magda pointe Tomek du doigt alors qu’elle est en plein début de ses ébats amoureux avec l’un de ses amants et qu’elle sait que le jeune postier la regarde. Elle lui a téléphoné pour l’inviter à le faire dans un élan d’exhibitionnisme qui révélera à la fin son versant voyeur. Le regard vers la caméra est ici manifesté par le doigt tendu de la jeune femme, puisque la largeur du plan ne permet pas de l’identifier avec aisance. Le spectateur, alors confondu avec Tomek, aussi bien au niveau oculaire qu’au niveau théorique, se trouve ainsi dénoncé dans son activité scopique voyeuse, mis en joue par la jeune femme qui l’a attiré dans un véritable piège. Dans la suite de cette scène, l’amant occasionnel de Magda sort de son appartement et va à la rencontre du jeune homme pour lui donner un coup de poing à l’œil. Coup de poing que le postier reçoit avec 300
compréhension et qu’il arbore ensuite comme le stigmate d’un martyr de la pulsion scopique. Le doigt pointé par Magda trouve ainsi son équivalent dans le coup porté par son amant, l’un se fait dans l’espace de la fiction entre deux personnages, l’autre au niveau de la relation entre cet espace d’illusion et le spectateur qui se trouve ainsi, non seulement débusqué mais aussi piégé, par l’image filmique. Invité par elle à la regarder, il en vient à mettre en question son propre désir. Les deux occurrences tirées du Décalogue 9, portant particulièrement sur le regard jaloux, fonctionnent ainsi sur le même modèle, Hanka regarde à deux reprises son mari Romek caché dans un placard aux portes entrouvertes d’où il a pu suivre la scène de rupture qu’elle vivait avec son jeune amant. Une première fois, elle l’aperçoit à travers l’étroite ouverture de la fente par laquelle il vient de l’observer. La séquence s’ouvrait directement par le point de vue subjectif de Romek qui regardait son épouse à travers l’embrasure, le spectateur pouvait suivre les légers déplacements de sa tête qui jouait avec la fente pour mieux voir la scène. La fente au milieu d’un écran noir créait ainsi à l’avant-plan un espace intermédiaire, ni dans la salle ni dans l’espace de la représentation puisqu’il était aussi un espace d’où l’on voit, un espace transitionnel donc, une camera obscura où les mouvements d’appareil correspondant aux mouvements supposés de la tête de Romek créaient l’impression de la présence d’un corps partagé entre le personnage et le spectateur, corps que l’image nous indiquait comme étant caché. Lorsque Hanka plante son regard dans l’ouverture de la fente et débusque ainsi son mari surpris dans sa jalousie, dans la vérité de sa jalousie puisque c’est à une scène originaire que Romek était venu assister en se cachant dans ce placard, le spectateur est lui-même surpris dans sa relation jalouse à l’image du film ; le corps qu’il partage avec le personnage de Romek est lui-même devenu visible ce qui met en jeu sa présence et renforce l’idée que la fente de l’image est une ouverture réelle. Les pans sombres de l’image lui signifient qu’il est lui-même invisible mais le regard de Hanka lui rappelle que cette invisibilité concerne son corps mais pas nécessairement son regard. Dans la dernière occurrence de ce type, le regard de Hanka se dirige vers son mari (et vers le spectateur) qui se trouve toujours dans le même lieu – il vient d’être repéré et il est plein de honte, à travers une autre voie, celle d’une petite lucarne située sur le côté du placard où il se trouve. L’ouverture à travers laquelle elle le regarde n’est plus à proprement parler une fente mais un cadre dans le cadre, une lucarne sur le haut de laquelle les feuilles d’une plante verte tombent comme des dents pointues. Le sur-cadrage évoque alors les contours d’une gueule dévorante susceptible de visualiser la pulsion orale qui hante son regard. Ainsi selon cette hypothèse interprétative, après la fente exprimant le désir de voir sa propre 301
absence comme moteur de la jalousie, la gueule dévorante enveloppant le champ serait ici la mise en évidence de l’oralité qui habite le regard que porte Romek à Hanka. Au-delà, c’est bien sûr l’oralité du regard du spectateur, dont Murielle Gagnebin dit qu’il « tète » l’écran, qui est ici mise en jeu sur le plan du métadiscours. L’espace du placard sombre que cette seconde occurrence spatialise avec un devant et un côté, devient une boîte noire, identifiable à la salle obscure. L’autre type de regard à la caméra est dans la lignée de celui qui ouvre le polyptyque, celui qui s’adresse directement au spectateur, indépendamment de toute justification contextuelle. Reprenant la distinction de Jean Mitry déjà usitée nous parlerons désormais de regard à la caméra. C’est, dans Le Décalogue 4, un regard appuyé de Anna qui, adossée au montant d’une porte intérieure, entre deux espaces séparés par un cadre, face à son petit ami qui vient de lui baiser le ventre alors qu’elle lui disait qu’elle n’aimait pas être loin de son père, se tourne lentement et jette un œil vers le spectateur.
Figure 141 : Le Décalogue 4 (09 :41)
Le regard à la caméra de Anna est ici un véritable regard porté vers la caméra, c’est le spectateur qu’à travers elle, la jeune femme interpelle, pris à témoin au moment où elle semble percevoir la vraie nature des sentiments qui la lient à celui qu’elle considérait comme son père jusque là. Il est intéressant de noter que ce regard à la caméra qui est lui-même la transgression d’un interdit cinématographique accompagne souvent la transgression d’un interdit ou son idée. C’était déjà le cas dans Monika de Bergman, où l’on voyait ce geste accompagner l’acte de prostitution du personnage, c’était aussi le cas à la fin des Quatre cents coups lorsqu’Antoine Doinel atteint enfin la mer qu’il n’avait jamais vue ni touchée. Ici, c’est au moment où elle se tient sur un seuil et pense manifestement à son père qu’Anna se tourne vers la caméra pour la regarder. Cette transgression qui réunit des espaces
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pourrait bien être de nature incestuelle, le regard à la caméra étant en quelque sorte un retournement de l’œil sur son origine. Cette idée d’un lien d’association récurrent entre le regard à la caméra et l’idée de l’inceste se retrouve d’ailleurs dans l’exemple précédemment cité des Quatre cents coups. Le contact physique d’Antoine Doinel avec la mer, à la fin de sa course libre, renvoie bien évidemment à celui qu’il n’a pu avoir avec sa mère auparavant et dont le contact avec les spectacles et les images (photographiques ou cinématographiques) auront été un substitut efficace. Nous verrons plus loin comment une séquence d’absorption de lait peut nous éclairer sur la fonction symbolique de la « lactation » au cinéma. Pour le moment, disons que l’attachement d’Antoine Doinel aux images (parmi lesquelles nous pouvons justement compter celle de Monika que son ami René vole à l’entrée d’une salle qui joue le film de Bergman) est un attachement à la figure maternelle et que le regard à la caméra de la fin, les pieds dans la mer, est une forme d’expression d’un désir de retrouvailles avec la mère (jeu sur le signifiant). Le regard à la caméra est une sorte d’affirmation d’une vérité indicible d’un aveu et d’une prise de conscience. C’est aussi dans ce sens que l’on peut situer cette occurrence de regard à la caméra directement adressée au spectateur dans l’épisode 9 du polyptyque.
Figure 142 : Le Décalogue 9 (31 :08)
Lorsque Hanka est dans les bras de son amant tandis que son mari attend jalousement sur le palier, à l’extérieur, le champ se resserre sur le visage de la femme, à la hauteur du lit sur lequel elle fait l’amour, et fixe son regard qui s’échappant de l’étreinte amoureuse à laquelle elle participe peu, se tourne vers le spectateur mis à la hauteur d’un enfant qui viendrait surprendre ici quelque scène originaire. Mais il ne s’agit plus alors d’interroger le regard jaloux de Romek mais de mettre au jour le désir de voir l’origine qui l’habite, ce désir de se voir en son origine que nous avons déjà évoqué plus haut. Ici encore, le regard à la caméra à destination du spectateur, sorti de toute justification par un champ / contrechamp qui 303
le placerait à la place d’un personnage, est un retournement du regard vers son origine ; le spectateur, lui-même à la recherche de son origine. Plus loin dans cet épisode portant spécifiquement sur cette quête et où les regardscaméra sont les plus nombreux de tous le polyptyque, Hanka, partie aux sports d’hiver sur la demande de son mari pour prendre de la distance vis-à-vis de son amant, se retrouve à faire la queue dans une file de télésiège et aperçoit son amant qui la rejoint pour essayer de renouer après leur rupture.
Figure 143 : Le Décalogue 9 (48 :59)
Prenant conscience, soudain, que son mari pourrait commettre un acte grave en apprenant par hasard qu’elle a été rejointe par son amant, Hanka regarde la caméra, à sa hauteur, et rentre ensuite précipitamment à Varsovie, sans même prendre le temps d’enlever ses chaussures de ski, afin de retrouver Romek le plus vite possible. Le spectateur devient ici le complice de la femme, comme une sorte de témoin omniscient qu’elle regarde d’un œil interrogateur afin d’avoir une information sur l’état d’esprit de son mari. Le spectateur est alors le relais entre des personnages que la fiction éloigne les uns des autres, il est dans la position du sujet supposé savoir, du confident universel qui est le seul à voir et savoir ce qu’elle-même ne peut ni voir ni savoir. On peut ajouter aussi à ces regards à la caméra adressés au spectateur, cette dernière occurrence issue du Décalogue 8 dans laquelle nous voyons le personnage-regard lever les yeux vers le spectateur au cours d’un travelling latéral qui dévoile toute la largeur de l’amphithéâtre où Zophia donne son cours d’éthique.
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Figure 144 : Le Décalogue 8 (14 :39)
Dans l’espace de la fiction, personne n’est censé être présent dans son contrechamp et c’est le spectateur qui reçoit donc, seul, cette adresse pensive. Le personnage-regard est ici lui-même dans une position de spectateur à l’intérieur de l’espace représenté, il suit le cours de Zophia et intègre le spectateur du film dans une continuité spatiale qui le rend présent, d’une manière physique, aux propos philosophiques du professeur d’éthique. C’est un moment important d’échange didactique et il est important d’observer que l’avis du spectateur est directement sollicité par ce personnage, pour la seconde fois depuis le second plan du premier épisode. Ces deux occurrences de regard à la caméra lui étant adressés par ce personnage au statut labile et incertain, prennent place à des moments clés qui peuvent être reliés. Au début du polyptyque, il met le regard du spectateur en jeu et l’invite à garder la conscience de sa présence devant l’image et celle du regard qu’il porte sur elle. Dans cette seconde occurrence, venant d’une instance qui n’est pas ancrée dans l’univers fictif du film (on reconnaît le comédien qui apparaît souvent sous des identités sociales différentes) mais se trouve toujours constituer une fente, une faille dans la cohérence de la représentation305, son regard à la caméra interpelle le spectateur. b) Les embrasures de portes Il suffit de revoir le début de Stalker d’Andreï Tarkovski pour s’en convaincre, la porte, en tant que dispositif établissant un seuil, une zone frontalière d’échanges et de 305
En effet, le personnage-regard est généralement reconnu par le spectateur en tant qu’acteur appartenant donc au hors-cadre cinématographique, mais il est aussi considéré comme un personnage secondaire, ici un étudiant. Il est ainsi à la fois dans et en dehors de la fiction cinématographique et représente une ouverture entre les deux espaces.
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passages, est un excellent moyen de mettre en évidence et d’orchestrer dans l’image la continuité entre les deux espaces voisins de la représentation et du spectateur tout en scandant leur distinction par le bord de l’image, considéré comme bord d’une ouverture. Georges DidiHuberman dit au sujet du rapport entre la finestra et la porte : « Du point de vue phénoménologique, le modèle de la fenêtre albertienne est un modèle insuffisant, confortable : une fenêtre peut être à la fois fermée (physiquement) et ouverte (optiquement), en sorte que voir au-delà- l’enjeu même du regard, son désir à l’œuvre – ne met pas notre corps en mouvement : on peut se contenter de rester assis à sa fenêtre pour voir ce qui se passe au dehors. Une porte est bien plus dramatique : sans même aller jusqu’aux paradoxes chers à Kafka, elle nous oppose une clôture bien plus violente à quoi ne peut s’opposer que le caractère tranchant du geste qui l’ouvrira, afin que notre corps, mû par cette ouverture, en franchisse le seuil. Ce n’est pas un hasard si Georges Bataille éprouvait l’image en relation avec l’idée d’une porte qui vole en éclats. »306 La porte comme ouverture d’où ou par où jaillit le corps est d’ailleurs la première figure que s’est donnée le cinéma pour se montrer naissant, probablement sans en avoir conscience, dans ce qui constitue l’image matrice de son histoire : La sortie des usines Lumière (1895)307. Les corps retenus si longtemps dans l’immobilité de la toile, puis dans celle de la photographie, trouvaient là l’occasion de franchir le seuil de ce que Foucault appelle « l’aire représentée » dans son analyse des Ménines de Vélasquez, la vie s’écoulant alors comme le reume deleuzien à travers le cadre, comme cet écoulement de corps d’ouvrières qui sortent en abondance de l’usine et quittent le champ en franchissant cette foisci le seuil de l’image. Mais si le seuil est propice au surgissement, il est aussi invitation au passage comme le rappelle Julien Milly dans Au seuil de l’image : « Si nous avons à déceler dans la forme limitative l’éventualité d’un passage, nous comprenons à quel point le seuil caractérise une limite ouverte, à l’image peut-être d’une peau, en apparence étanche, mais dont on sait combien elle est poreuse, friable, et qu’elle définit davantage une aire de contact entre un intérieur et un extérieur. Le seuil, dès lors, c’est ce qui ouvre, c’est ce qui permet d’accéder à un ailleurs, à cette matière d’images qui tapisse toute œuvre. »308Ainsi, dans Le Décalogue, les embrasures établissent un seuil pour le regard du spectateur et l’invitent naturellement à un passage. Passage vers une « matière d’images » que nous aurons l’occasion de nommer origine dans la partie suivante. 306
Georges Didi-Huberman, L’image ouverte, Paris, Gallimard p. 36. Une porte filmée depuis une fenêtre. 308 Julien Milly, Au seuil de l’image, Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 13. 307
306
Les embrasures qui établissent des seuils peuvent mettre en jeu le désir d’entrer dans l’image sur le mode de la pastoralité mise en évidence par Michael Fried dans La place du spectateur309, et si souvent illustrée par Les Salons310 de Diderot. Elles sollicitent également, par leur délimitation d’une ouverture faite spécialement pour laisser entrer le corps, la dimension haptique du regard du spectateur dans son rapport au tableau. L’embrasure présente ainsi le cadre du tableau comme une ouverture et un lieu de passage disponibles au seul regard considéré alors comme un corps. Déjà, dans la peinture du XVII ème siècle, la porte ouverte constitue un élément de sur-cadrage utilisé par les peintres pour signifier une scène d’intérieur311 et mettre en évidence le cadre du tableau comme une ouverture donnant sur un espace intérieur creusé en profondeur. Cependant, avec l’embrasure fine, la fente étroite et verticale et souvent l’angle oblique à travers les ouvertures de portes, dispose une ouverture fortuite, à même de mettre en évidence la dimension intrusive et dissimulée du regard du spectateur. Ainsi, à la différence des portes vues de manière frontale comme pour dramatiser et scander le processus de monstration, l’embrasure fine des portes du Décalogue évite justement cette frontalité voulue de la porte du peintre pour lui substituer une obliquité fortuite. L’image-fente ainsi constituée en figure métadiscursive met en lumière la relation entre le spectateur et l’image de film et l’éclaire sur son désir de voir et d’entrer par le voir. Nous pouvons ainsi distinguer trois types de mises en jeu de l’embrasure de porte qui chacune à sa manière, insiste sur un rapport entre le corps d’un personnage et le cadre de l’image. La première est la mise en jeu du corps d’un personnage sur le seuil d’une porte dont un ou deux montants viennent resserrer l’image. La seconde est la vue à travers l’embrasure ou lointaine et/ou dissimulée d’un personnage dans une autre pièce, l’embrasure est alors une ouverture étroite et verticale qui « oublie » le spectateur ou montre cet oubli en mettant en scène un sujet regardant qui n’est pas vu par l’objet regardé. Par ailleurs, comme c’est le cas au fond du tableau de Vélasquez, Les Ménines, qui rend visible les enjeux de la peinture et où l’on peut voir le chambellan « en chair et en os, (qui) surgit du dehors au seuil de l’aire
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Michael Fried présente « une conception pastorale qui, à l’inverse de la précédente (dramatique), absorbe quasi littéralement le spectateur dans le tableau en l’y faisant pénétrer. » in La place du spectateur, esthétique et origines la peinture moderne, Paris Gallimard, 1990, p. III (avant-propos). 310 Voir l’épigraphe de la première partie. 311 Voir à ce sujet le livre de Victor I. Stoichita, L’instauration du tableau, op. cit. Chapitre I « Embrasures », p.17 à 34.
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représentée »312, selon la formule de Michel Foucault, l’embrasure peut être associée à un miroir et mettre en jeu le rapport dialectique entre la planéité et la profondeur de l’image et à travers elle, entre le reflet (apparence) et la présence (« en chair et en os » précise Foucault). Enfin, nous verrons que l’embrasure, comme ouverture, est aussi associée à la main caressante, introduisant alors la dimension haptique du regard. - Embrasure 1 : Corps sur le seuil La plupart des images-fentes constituées d’une embrasure de porte, servent dans Le Décalogue à mettre en jeu la présence d’un corps sur le seuil d’une porte dans un face à face plus ou moins lointain avec le spectateur, face à face qui n’est pas sans rappeler l’apparition du chambellan dans Les Ménines de Vélasquez ou encore celle des ouvrières dans la première vue Lumière, faisant office de premier film.
Figures 145 et 146 : Le Décalogue 2 (06 :41 et 53 :10)
Figure 147 : Le Décalogue 2 (16 :27)
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Figure 148 : Le Décalogue 7 (12 :27)
Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 26.
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Figure 149 : Le Décalogue 4 (35 :35)
Figure 150 : Le Décalogue 9 (15 :19)
Figure 151 : Le Décalogue 4 (37 :33)
Figure 152 : Le Décalogue 6 (13 :14)
Très courante dans Le Décalogue, l’apparition de face d’un corps sur le seuil d’une porte, instaure une frontalité entre l’espace filmique et l’espace du spectateur, comme dans les deux premières occurrences ci-dessus (Figures 145 et 146), établissant ainsi une ocularisation interne que le montant de la porte vient renforcer et rappeler. Le spectateur est face à un cadre de porte qui redouble celui de l’image et voit alors le corps du personnage comme potentiellement prêt à franchir le seuil et à le rejoindre. Ainsi dans Le Décalogue 2 (Figure 145), le spectateur se trouve à la place de Dorota lorsqu’elle rencontre le médecin qui soigne son mari malade, il se tient sur le seuil de la porte de son appartement, de même, plus tard, son mari se présentera-t-il sur le seuil du bureau du médecin lorsqu’il sera remis de sa maladie (Figure 146). Le seuil désigné (visualisé) par l’encadrement de la porte constitue par définition le lieu de l’apparition du corps dans un espace, il orchestre ici l’avènement de l’image dans son cadre. Il permet de mettre en évidence la faculté qu’a l’image, en tant que corps visible, de rendre visible le corps représenté, en lui donnant un lieu d’où il sera vu, ainsi que sa capacité à le mettre en jeu dans un entre-deux visible, dans une inter-surface entre deux espaces ; l’espace intérieur et l’espace extérieur, celui de la représentation et celui du spectateur.
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Le corps apparaissant sur un seuil se dote des caractéristiques du seuil lui-même, tout ensemble corps du seuil et seuil du corps, l’image du corps est un lieu indécis d’échanges entre deux espaces, « aire de contact » dit Julien Milly, celui de l’intériorité et celui de l’extériorité. L’enveloppe corporelle et le cadre de la porte se répondent ainsi, en tant que désignation d’un espace entre l’extérieur et l’intérieur, ils peuvent être associés au cadre le l’image lui-même qui constitue à la fois le seuil (ce qui permet l’entrée) et l’enveloppe corporelle (ce qui crée la silhouette) de l’image. Serge Tisseron précise au sujet de la dimension enveloppante des images : « Cette caractéristique de l’image de pouvoir nous envelopper trouve d’ailleurs un correspondant matériel dans le cadre de l’image, et notamment dans celui que la tradition occidentale a donné aux tableaux. Le cadre ne fait pas l’image, comme on a pu parfois le croire, mais il témoigne des pouvoirs de contenance de l’image en même temps qu’il participe à ceux-ci : l’image nous captive et nous invite d’autant mieux à y pénétrer et à nous laisser entourer et envelopper par elle que ses limites sont clairement soulignées et matérialisées par un cadre. »313 Ce pouvoir de contenance et d’enveloppement de l’image a donc, selon Serge Tisseron, un rapport de correspondance matérielle, avec le cadre matériel de l’image. Nous pouvons dire, dans le prolongement de cette remarque, que le cadre matériel des images soutient leur capacité d’enveloppement et nous pouvons aller jusqu’à affirmer que la finestra, en tant que concept abstrait, est le constituant corporel de l’image, c’est-à-dire à la fois sa chair, sa silhouette et le seuil qui sépare son intérieur de son extérieur. Dans cette perspective, l’apparition du corps d’un personnage dans l’embrasure d’une porte serait une visualisation du processus d’apparition de l’image lui-même ; une mise en abyme de l’avènement du visible par elle, dans son corps d’image. Le chambellan apparaissant sur le « seuil de l’aire représentée », chez Vélasquez, c’est la visibilité de l’image même qui se montre, sa condition de corps dont le rôle culturel est de faire apparaître des corps. Si le seuil peut être le lieu où apparaît le corps représenté, il peut aussi être le lieu où se tient le sujet regardant, c’est-à-dire, alors, le lieu d’où advient le regard. Il arrive ainsi que les seuils servent à poser la caméra pour regarder vers l’intérieur de la pièce, que ce soit en se
313
Serge Tisseron, Psychanalyse de l’image, des premiers traits au virtuel, Paris, Dunod, 2005, p.198-199. Pour la question des rapports entre le cadre et l’enveloppe corporelle, voir le chapitre 5 du livre : « Participation des images psychiques à la constitution des schèmes d’enveloppe », p. 93 à 103.
310
plaçant du point de vue interne d’un personnage comme c’est le cas dans la figure 147 Dorota, au chevet de son mari malade est vue par le médecin qui vient d’arriver à l’hôpital ou bien du point de vue externe du filmeur comme dans la figure 148 où le regard n’est pris en charge par aucun personnage servant de point d’origine à une ocularisation interne. Dans ces deux cas, le montant de la porte qui désigne le seuil entre en correspondance matérielle non plus avec le corps qui apparaît à son niveau mais avec celui du sujet regardant, invisible à l’image, dans la mesure où l’encadrement limite et détermine le champ de l’image tout comme le corps limite et détermine le champ de vision du sujet ; la présence même de cette limite à l’image est le rappel de la corporéité de l’instance à l’origine du regard. Il est alors le représentant matériel du corps du spectateur. Toute image matérielle a son cadre de même que tout regard a son corps. D’une certaine manière, nous pouvons dire que le montant de la porte donne corps à la présence, sur son seuil, du corps du sujet regardant sur le seuil de l’image, qu’il s’agisse du personnage du médecin dans la figure 147 ou plus généralement de celui du filmeur. L’embrasure, dans ces deux types d’apparition du corps dans l’encadrement de la porte, constitue une mise en jeu de l’image dans l’image, c’est en cela qu’elle se présente comme une image-fente à valeur métadiscursive ; elle met en évidence le seuil d’un lieu d’apparition constitué d’une ouverture qui permet (ou propose) un passage du corps à travers le corps même de l’image qu’enveloppe le cadre. Janusienne, l’embrasure de la porte selon qu’elle fait apparaître le corps d’un personnage ou laisse affleurer celui du spectateur, est un seuil de l’image. Nous pouvons encore évoquer les embrasures vues de loin où apparaît un personnage qui échange verbalement avec un autre personnage situé au premier plan. Dans ce cas précis le spectateur est situé du côté intérieur de l’espace de la représentation puisque l’espace sur le seuil duquel se tient le personnage qui est dans l’embrasure se trouve ignoré et repoussé en dehors de l’image. La disposition des places rappelle ici celle des Ménines, peinture dans laquelle le chambellan qui apparaît au « seuil de l’aire représentée » couvre de son regard tout le champ jusqu’à la surface virtuelle de l’image. Cette « clôture » du champ par le seuil d’une porte lointaine et clairement ouverte sur la paroi du fond, la butée du regard, renvoie en miroir à l’autre ouverture sur le champ, celle par où le regard du spectateur entre dans l’image, l’ouverture dessinée par le cadre de l’image elle-même, qui constitue une seconde porte, en face de la première. Cette disposition souligne à l’intérieur même de l’image la relation de
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l’œil du spectateur à l’image du film, dans une sorte de mise en abyme dont le mimétisme soutient une identification. Le cadre de la porte est alors la limite d’un écran où apparaît le corps de l’autre sujet. Le fait que celui-ci se tienne sur le seuil (ou dans l’embrasure), le fait qu’il s’appuie sur le montant, dans un geste de relâchement physique, nous indique qu’il se pose, se tient, s’installe dans ce lieu entre deux espaces. Il y est à demeure pour le temps de l’échange, refusant manifestement d’entrer et de partir, il est comme le chambellan de Vélasquez, une incarnation du désir d’entrée dans l’espace de la représentation. Les plans rapprochés sur des personnages se tenant sur des seuils à demi cachés ou appuyés sur le chambranle de la porte (figures 151 et 152) proposent quant à eux une variante à mi chemin des premières et secondes occurrences. On retrouve des premières la proximité avec le corps apparaissant sur le seuil mais il est ici perçu de biais, vers l’intérieur de l’ouverture (figure 151) ou au contraire vers l’extérieur (figure 152) si bien que le corps du sujet sur le seuil semble ou se cacher ou au contraire apparaître. C’est généralement pour parler que les personnages se tiennent ainsi aux chambranles des portes et c’est précisément pour recueillir leurs propos que le cadrage les rapproche du spectateur. Il peut être intéressant de noter, dans le prolongement de ce que nous avons observé au chapitre 6 de la seconde partie, sur le lien entre le cadre et la parole, que la parole est souvent placée sur le seuil d’une porte, comme si les sujets, souvent dans des moments de fragilité ou d’émotion, avaient besoin de se mettre sous la protection de l’architecture d’une porte pour énoncer leur propos ou encore comme si la parole avait figure de seuil. Bien que l’embrasure soit ici une image-fente, c’est-à-dire une image qui formule visuellement l’effondrement de la finestra, c’est-à-dire l’abolition de la séparation et comme nous l’avons vu la perte de la Lettre (coupure du signe) dans le cadre, elle peut aussi marquer son contraire, ou plutôt rappeler son origine de finestra en servant d’abri aux personnages. Parlant sur le seuil, les personnages ferment parfois les yeux, renonçant au visible le temps d’un échange verbal. De la même manière, le corps se retire en arrière, indiquant un retrait du sujet qui s’exclut du champ du visible derrière le montant du cadre pour paraître dans sa parole. L’embrasure visible à l’image au moment d’un échange verbal intimiste, qu’il s’agisse d’une rencontre frontale (deux premières figures) ou plus latérale, vient souligner l’échange, l’importance du passage et renforcer la part architecturale de la langue que constitue le trait de la Lettre, incarné ici par la solidité du montant de la porte.
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- Embrasure 2 : Vue à travers la porte et dialectique du reflet et de l’ouverture Une autre forme d’image-fente jouant de la présence d’une embrasure de porte dans le champ consiste dans ce que l’on peut nommer la vue lointaine ou à travers. Dans ce dispositif, l’embrasure n’est pas liée à la présence d’un corps sur le seuil, ni à un échange verbal entre deux personnages, mais elle sert d’ouverture donnant sur un second espace (une sorte de double-fond) qui apparaît comme celui où se tient l’objet représenté par l’image.
Figure 153 : Le Décalogue 4 (08 :47)
Figure 154 : Le Décalogue 2 (08 :19)
L’embrasure permet ici de resserrer le champ dans le sens de la largeur pour isoler un personnage qui se trouve ainsi particulièrement enveloppé au sein même de l’image. La fente est ici particulièrement définie, c’est une ouverture verticale et étroite qui semble fortuitement offrir au regard du spectateur une portion d’espace voisin. En n’ouvrant qu’une fine portion de la totalité de la surface de l’image, ce type de fente met en relation dialectique la planéité matérielle de l’image et sa profondeur illusoire ; le regard du spectateur, qui frappe la surface de l’image peut soudain avoir l’impression de la traverser. Ici encore, comme dans la série des occurrences de guichets dans l’œuvre de Kieślowski, la mise en jeu de l’ouverture de l’image filmique s’opère par la visualisation d’un vide illusoire au sein de l’image, l’embrasure orchestre le passage d’une surface plane, celle du mur, à un champ ouvert, celui de l’embrasure, par où le regard du spectateur se trouve contraint de passer. A ce phénomène de pénétration de l’image par le regard, s’ajoute aussi la perception de l’instabilité de la présence du personnage perçu dans l’embrasure. En effet, plus le champ est rendu étroit, plus il est probable que le personnage disparaisse derrière le montant du bord. Le lien entre le bord et l’objet saisi dans le champ par le cadrage, n’en est que plus fragile, la 313
fente est ainsi perçue comme instable, incertaine, fortuite ; elle incarne la tuchè dont parle Lacan au sujet de la rencontre avec le Réel, bonne fortune qui ne peut qu’être fortement indexée sur les conditions matérielles et conjoncturelles du regard. L’image-fente se présente ici comme une figure métadiscursive dans la mesure où elle fait jouer le bord et l’objet regardé qui apparaît en son ouverture comme le visible sur l’écran. La dialectique entre la mobilité du personnage filmé et la fixité de l’embrasure qui appartient à un élément architectural des lieux de tournage, accentue l’impression d’autonomie du champ vis-à-vis du cadre de l’image. Ce que voit le spectateur n’est donc pas apprêté pour son regard, c’est une aubaine que lui offre cette embrasure et il lui est possible de ressentir à la fois sa « chance » et la crainte de la perdre en voyant disparaître le corps visible derrière le pan de mur. L’image-fente s’impose ici comme une déchirure du fond de l’image, type d’ouverture qui correspond le plus précisément à l’idée d’une ouverture imprévue, elle fait de l’image une surface déchirée, une sorte de drap fendu entre deux espaces. Cette déchirure du fond de l’image donnant au regard du spectateur un accès vers un espace dérobé où se tient (opportunément) l’objet de la représentation trouve parfois son pendant dans la présence d’un miroir, à proximité de l’embrasure, et qui offre, lui, un accès à une surface réfléchissante sur laquelle se dessine le contrechamp de l’image. C’était déjà le cas au cœur des Ménines de Vélasquez où le chambellan que nous avons déjà rencontré se tient à proximité d’un miroir reflétant le couple royal en lieu et place du spectateur.
Figure 155 : Diego Vélasquez, Les Ménines (1656), Huile sur toile (318 cm. x 276 cm), Madrid,.Musée du Prado. Détail.
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Vélasquez met ici en relation la présence du chambellan, perçue directement dans l’encadrement de la porte et celle du couple royal, perçue indirectement dans son reflet sur la surface plane du miroir. Cette contiguïté met en scène et en correspondance la présence considérée comme réelle du corps qui apparaît à travers l’embrasure et l’exactitude du reflet qui apparaît sur le miroir. Foucault souligne d’ailleurs une différence de densité de présence entre le reflet de Philippe IV et de Marianna et l’apparition du chambellan ; «Il y a cependant une différence : il est là en chair et en os ; il surgit du dehors, au seuil de l’aire représentée ; il est indubitable – non pas reflet probable mais irruption. »314 Mais ce que Foucault ne relève pas, c’est que la texture picturale du tableau réunit elle-même ces deux apparitions dans une unité matérielle qui noie la différence de densité de présence dans la même texture pigmentaire ; entre la peinture d’un reflet dans un miroir et celle d’un corps dans une embrasure, aucune différence technique ne peut distinguer le degré de densité de présence des corps représentés. Tout se joue au niveau de l’illusion et du signifié des signes proposés. La peinture ne peut qu’évoquer sous forme de discours, dans sa matérialité pigmentaire, une synthèse de ces deux modes de représentation (reflet/présence réelle) que la photographie, cent soixante-dix ans plus tard, pourra théoriquement réunir dans la captation et la conservation chimiques de l’apparence d’une présence réelle sur le fond de la camera obscura. Même si manifestement, Les Ménines nous indique que le peintre a besoin de la présence des modèles vivants pour réaliser sa toile, on voit ici, au cœur du tableau, qu’il entre en concurrence avec le reflet naturel, achéiropoïète, du miroir qui le devance dans la réalisation du tableau, et qu’il sépare ces deux questions, celle de la ressemblance et celle de la présence, que son médium ne peut vraiment distinguer. Peindre un reflet ou une présence est exactement la même chose, alors que photographier un reflet ou un être, directement, n’est pas techniquement la même chose, même si le résultat, et c’est là la grande limite du « ça a été » de Barthes, est exactement le même. Kieślowski joue souvent avec ce processus de dévoilement des degrés de présence dans l’image photographique, filmant des reflets ou des photographies sans le montrer initialement et les dévoilant comme tels par la suite. Les deux dimensions de l’image photographique se côtoient ainsi, à l’état latent, au fond de l’image des images, où Michel Foucault voit « comme la représentation de la représentation classique »315 dont la photographie marque à la fois la fin et l’aboutissement. Nous avons là les deux dimensions essentielles la représentation classique ; l’ouverture sur un 314
Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 26. Ibidem. p. 31.
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espace voisin et le reflet de l’apparence, présentant chacune la surface de l’image comme déchirée (ou plus simplement ouverte) dans un cas ou comme réfléchissante dans l’autre.
Figure 156 : Le Décalogue 2 (08 :11)
Figure 157 : Le Décalogue 9 (33 :54) Romek est perçu à travers son reflet dans le miroir.
Dans les deux occurrences ci-dessus, un corps apparaît à travers l’embrasure d’une porte et se trouve mis en relation avec un autre corps qui apparaît, lui, comme un reflet. Dans la première (figure 156), l’ouverture de l’embrasure est placée entre le corps physique de la femme de ménage du docteur et son propre reflet alors que dans la seconde, ils sont côte à côte et se partagent équitablement l’image. Dans la première occurrence, l’image est construite dans le sens de la largeur si l’on suit le trajet de la réflexion du corps réel de la femme, à gauche, vers son reflet dans le miroir, à droite. Cet axe horizontal et latéral qui suit la surface (tout comme le reflet) est littéralement coupé par l’embrasure de la porte qui nous plonge dans la profondeur du champ en direction du corps du médecin. La fente se présente ainsi comme une rupture, une déchirure, au sein même du travail de la réflexion ; à droite, la surface réfléchissante pourrait bien être celle de l’image filmique, pure surface plane où s’anime le reflet sous l’effet d’un vrai corps (à gauche). Entre le corps et son image spéculaire, la fente étroite de l’embrasure coupe cette relation et s’oppose à la planéité du reflet pour donner accès à un corps éloigné mais dont la densité est précisément mesurée par son placement entre le corps perçu directement et son reflet sur la surface du miroir. Dans la seconde occurrence (figure 157), le début du plan instaure bien la présence de Romek, à droite, comme étant celle d’un reflet puisqu’on le voit se lever du bord de la baignoire où il était assis pour ouvrir la porte à son épouse et ne laisser visible que son reflet en allant se rasseoir hors-champ. Le surgissement de son épouse dans l’encadrement de la porte prend donc une épaisseur particulière au moment où Romek se rassoit et se retire « physiquement » du champ pour ne plus y figurer que sous la consistance d’un reflet.
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Cette association dans le même cadrage de l’embrasure et du reflet est une formulation concentrée de la dialectique de la présence et de l’apparence qui parcourt l’ensemble du polyptyque sous la forme de l’image-fente et du reflet. La présente étude portant sur la première et sur son rapport à la finestra, nous n’avons pas consacré de chapitres aux seuls reflets qui sont pourtant très nombreux dans l’ensemble du polyptyque. Leur présence a été abordée sous l’angle de leur dimension illusoire afin de faire ressortir la dimension parfois didactique, ou tout au moins métadiscursive, de ces occurrences. Le reflet est un leurre, un révélateur, ou souvent une inscription visuelle de la planéité de l’image. Nous aurons l’occasion d’y revenir au fil de notre analyse des ouvertures du polyptyque comme une évocation visuelle du premier degré de l’image filmique. Pour essayer de répartir ce qui revient à la fente et ce qui revient au reflet dans le polyptyque, nous pouvons avancer, d’ores et déjà, que le reflet est une figure de la conscience de l’illusion cinématographique alors que la fente est l’expression de la recherche de cette illusion, illusion qui se définit comme une croyance en la présence de l’objet (ou d’une part de celui-ci) dans sa représentation. L’image-fente à valeur métadiscursive, elle, est la mise en abyme et, par là, la prise de conscience de la recherche de cette illusion. Dans l’immédiat, deux considérations utiles ressortent donc de cette association dont la dimension théorique prend son sens dans la perspective générale du questionnement de l’image filmique qui traverse Le Décalogue. D’une part, l’image filmique apparaît comme reflet et présence d’un corps apparu ; la contiguïté d’une vue « directe » d’un corps dans l’embrasure d’une porte et d’un corps apparaissant comme reflet sur un miroir, alors même que rien ne les concernant directement ne permet de les distinguer de prime abord, met en lumière les deux conditions matérielles indispensables à la prise de vue photographique. La présence d’un corps devant un objectif et la conservation de son apparence au fond de la camera obscura, dans un reflet qui sera le constituant même de l’image lorsqu’il aura été enregistré chimiquement ou numériquement. Si la peinture ne parvenait pas à synthétiser le reflet et la présence, comme Les Ménines nous le donnent à voir et à savoir - ce que la camera obscura probablement utilisée par un Vermeer par exemple316, commençait à rendre accessible et concevable - l’image photographique et son dérivé l’image filmique, peuvent, elles, synthétiser ces deux dimensions, indispensables à leur réalisation, tout en faisant ressortir, au niveau du savoir plus 316
Voir à ce sujet David Hokney, Savoirs secrets, les techniques perdues des maîtres anciens, Paris, Seuil, 2001.
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que du voir, une différence technique entre la photographie du reflet et celle de la présence directement perçue. Cette différence n’est pas immédiatement perceptible à l’œil nu, surtout dans la seconde image, mais ce procédé étant généralement utilisé comme un piège à regard, soit un détrompe-l’œil, il est couramment l’occasion d’une prise de conscience chez le spectateur qui distingue alors, dans un dévoilement fécond, la photographie du reflet d’un corps (ou sa photographie) de la photographie d’un corps. D’autre part, cette association nous montre que le degré de présence du corps n’est alors pas le même, le corps apparaissant à travers l’embrasure incarnant la présence est plus intensément présent (en théorie seulement mais cela compte pour l’œil) que celui du reflet incarnant la ressemblance (qui lui se présente comme une image d’image). Mais c’est une association de ces deux dimensions de l’image mimétique qui joue de la présence et de la ressemblance, qui nous amène à percevoir l’image-fente, correspondant ici à l’embrasure, comme une ouverture sur la présence d’un corps situé au-delà du seuil de l’image. L’imagefente est alors le nom que prend ce désir et l’illusion qu’il produit de sentir la présence de l’objet dans l’image. Il y a donc, dans l’ouverture de l’image-fente, une sorte d’intensification de la présence des corps représentés. Cette intensification peut être visualisée par la mise en jeu du toucher dans l’apparition de l’embrasure, notamment à l’aide d’une main qui, franchissant le seuil de la porte, entre en quelque sorte dans l’espace représenté de l’image et peut ainsi s’assurer de la présence de l’objet (re)présenté. - Embrasure 3 : La main caressante ou la promesse de l’embrasure. Comme nous avons pu le voir dans la partie précédente, concernant le désir initial d’attraper, de toucher la réalité, manifesté par Krzysztof Kieślowski au début de sa carrière, à travers sa théorie de la « dramaturgie du réel », l’entrée de la main dans le champ peut être considérée comme une incarnation du désir haptique qui hante l’œil du filmeur et, en vertu de la conduction subjective allant de l’un à l’autre, celui du spectateur qui vient demander à l’image filmique de lui donner accès au réel qu’elle contiendrait. Dans Le hasard (1981), Witek court à plusieurs reprises derrière un train sur le quai de la gare de Lodz, course dont nous avons vu qu’elle pouvait incarner de manière allégorique la quête du réel dans l’image filmique. Nous aborderons plus loin la dimension haptique du regard (tout comme sa dimension orale) au moment où nous considérerons l’image-fente 318
comme objet primaire, mais pour le moment, dans le cadre de cette petite phénoménologie de l’image-fente, nous nous contenterons de ne relever que les mains traversant des embrasures de portes.
Figure 158 : Le Décalogue 2 (44 :58)
Figure 159 : Le Décalogue 10 (40 :56)
La main est soit associée au montant de l’encadrement de la porte d’où elle semble surgir pour aller à la rencontre du visage à caresser (figure 158), soit intégrée au champ par la présence d’un personnage qui va au devant d’un visage pour le caresser (figure 159). Dans les deux cas, l’embrasure est associée à l’idée d’un contact par le regard à travers l’ouverture alors présentée comme « réelle » de la porte. La main se présente elle-même comme un prolongement du regard, elle incarne le contact invisible de l’œil avec la surface visagéifiée de l’image que les montants de l’embrasure viennent présenter comme ouverte. Dans la première occurrence, la main n’est pas directement celle du sujet regardant, elle appartient à Dorota qui, se tenant derrière le montant de la porte, regarde son mari et lui caresse le visage dans un geste qui est précisément celui de la bénédiction. Le visage christique d’Andrzej, son mari, qui connaîtra d’ailleurs une véritable résurrection à la fin de l’épisode, est ici dans une demi présence due à sa maladie. Rappelons que tout l’enjeu de l’épisode repose sur l’issue de sa maladie et le pronostic du médecin que Dorota interroge sans cesse. La main de Dorota est ici à la recherche de sa présence, elle semble aussi pointer son œil, le siège de la présence de l’individu317. En l’absence de Dorota à l’image, sa main peut être considérée comme un relais du regard du spectateur, il sert à mettre en jeu son propre désir de vérifier la présence de l’être (re)présenté dans l’embrasure de la porte. Ce type d’association est assez courant dans le cinéma de Kieślowski qui procède plus souvent par 317
C’est bien à son regard qu’on voit si quelqu’un est présent ou non.
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suggestion que par symbolisation. Plus que des symboles, il dispose sous le regard du spectateur non pas simplement des signes mais des objets devenant des signes. Ainsi, la main de Dorota, parfaitement intégrée à l’espace de la fiction, devient par déplacement allégorique sous l’effet d’un cadrage, l’incarnation de la tendresse et du désir de contact qui habite le regard du spectateur. Et c’est par une sorte de cadrage interne, de mise au centre et d’isolement de la main, qu’il lui confère une intensité, une évidence, qui la transforme en signe. Le rôle de la limite de l’image est ici essentiel dans ce passage déjà repéré de la vue (image-fente / embrasure) au signe (dimension métadiscursive de la main comme allégorie de la dimension haptique du regard). Dans la seconde occurrence (figure 159), le visage d’Artur apparaît en relief dans l’embrasure de la porte et s’offre littéralement à la caresse de l’infirmière qui est par ailleurs une de ses fans. Elle fait ce geste caressant pour s’assurer de la réalité de l’icône pop qu’est Artur et qu’elle désire depuis un certain temps. Son geste est précisément celui d’une confirmation amoureuse de la présence réelle du corps d’Artur, l’objet fantasmé est bien réel, l’icône s’incarne bien dans l’ouverture de cette embrasure qui est le théâtre de cette épiphanie. Nous pouvons ajouter ici un extrait du Décalogue 6, le plus abouti sur la question des images et la mise en jeu du regard, où Magda, après avoir heurté la tête de Tomek venu lui livrer son lait, s’accroupit à sa hauteur pour le regarder et lui tient le visage. Elle lui dit, tout en le manipulant de la main, « Tu es beau dis donc ».
Figure 160 : Le Décalogue 6 (28 :54)
Cette rencontre a lieu sur le seuil de l’appartement de Magda et c’est l’ouverture de sa porte qui l’a permise. Alors que l’enjeu essentiel de cette scène est le retournement du regard voyeur que Tomek portait sur Magda depuis sa fenêtre, Magda, qui est placée sous le patronage de Marie-Madeleine qui veut vérifier par le toucher la résurrection du Christ, entre dans la contemplation de Tomek, devient le sujet regardant manipulateur, en allant 320
directement toucher le jeune homme. Il n’est certainement pas anodin que cette rencontre tactile se déroule sur un seuil, à travers l’embrasure d’une porte. C’est comme nous l’avons dit déjà le lieu privilégié et naturel, de l’apparition et de l’accueil du corps dans l’univers domestique. Les embrasures de porte découpent dans notre espace naturel des cadres où peuvent paraître les images des corps, mais des corps que l’on peut toucher, embrasser et qui peuvent franchir le seuil. La main associée à l’embrasure est une manière de rappeler cette dimension haptique du regard. L’embrasure est ainsi une image-fente parce qu’elle présente la surface de l’image comme étant ouverte, propice à un contact. Elle constitue une ouverture étroite susceptible de s’élargir pour laisser passer un corps, elle joue sur cette double appartenance des seuils, qui sont à la fois des lieux architecturaux liés aux encadrements solides des portes et situés du côté symbolique de la dimension verbale du cadre, mais aussi des béances du possible, des lieux de passage et comme nous venons de le voir, des lieux de contacts entre les corps regardant et les corps regardés. c) Images avec marge Dans le prolongement des embrasures de portes disposées comme figures d’imagefente dans le polyptyque, nous pouvons ajouter les « images avec marge », qui proposent une forme de recadrage sans appui sur une porte ou un type particulier d’élément architectural mais offrant plus largement un pan opaque sur le bord gauche ou droit de l’image.
Figure 161 : Le Décalogue 9 (20 :11)
Figure 162 : Le Décalogue 10 (34 :38)
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Figures 163 et 164 : Le Décalogue 7 (10 :07 et 18 :55)
Ces images retaillées dans le sens de la largeur par l’apparition d’une marge noire ou simplement sombre constituée d’un pan de mur (Figure 161) ou d’un arbre (figure 162) proposent à l’œil du spectateur une mise en jeu de la double dimension des images sur les axes contradictoires de la planéité et de la profondeur et de la transparence et de l’opacité. Le pan sombre, sur le côté, amène l’œil sur la surface de l’image filmique, la présentant comme plane et pleine, l’écran est alors considéré dans son sens premier comme ce qui fait obstacle au regard, c’est pourtant à lui que s’adresse l’image. N’étant bien sûr pas le fruit d’une maladresse ou d’un problème technique, ce pan d’ombre prend une signification particulière dans le contexte de cette méditation visuelle sur l’éthique et la question de la représentation. Il confronte la planéité de l’image qu’il rappelle physiquement sans la signifier à sa profondeur illusoire qu’il met en valeur. Cette surface fait « écran » à son regard. Présence ombreuse, plane et opaque, elle ramène l’image à sa condition matérielle de représentation illusoire, affirmant en substance qu’il n’y a proprement rien à voir dans cette image (tout ce qui y apparaît en est fondamentalement absent puisque l’écran est une surface plane et opaque) et accentue en même temps l’effet de transparence de la partie couverte d’image. La surface semble alors coupée, déchirée dans le sens de la hauteur. Non pas sur-cadrage à l’aide d’un élément architectural, le pan noir est ici comme un symptôme, un manque de matière iconique, une rupture discursive de l’image qui passe ainsi de l’espace réel de l’écran à l’espace fictif du film. Comme ces photographies ratées où apparaît une tache sombre sur le côté, une portion de film mal entraînée où l’impression chromatique n’a pas fonctionné et où l’on voit la pellicule « brûlée ». En renforçant le bord de l’image, cette marge opaque scande la coupure du bord et accentue l’ouverture du champ, sa profondeur et la transparence illusoire du support. C’est un 322
passage de l’invisible au visible qui s’opère au sein même de l’image, mais aussi, si l’on considère le rôle des marges dans l’écriture, celui où s’inscrit une autre forme d’expression, un autre espace conceptuel. La marge est le lieu du commentaire, formulé dans une autre forme de discours que celui du texte principal ; glose interprétative ou, comme l’a étudié Michaël Camille, image de transgression ou de passage318. Cette marge noire n’est pas éloignée du procédé utilisé Par Titien dans La Vénus d’Urbino (1538) où l’on peut déjà observer comment le pan sombre d’un rideau devient un pan opaque hors représentation, voire incohérent selon Daniel Arasse qui l’analyse ainsi : « ça ne correspond à rien de connu, à rien de répertoriable dans la réalité. Ça ne représente rien. Même chose pour le « bord de pavement ». »319
Figure 165 : Titien, La Vénus d’Urbino (1538) Huile sur toile (119 cm x 205 cm) Florence, Galerie des Offices.
Certes, la marge n’est pas ici au premier plan mais en retrait par rapport au corps de Vénus qu’elle fait advenir hors de tout contexte, comme une apparition de l’apparaître luimême, mais comme dans les photogrammes ci-dessus, elle scande, par la coupure de son bord, le passage de la surface de l’écran à la profondeur du champ. C’est la coupure de ce bord au sein même de la toile, qui fait passer d’un aplat de peinture noire à une illusion peinte, qui provoque l’oscillation du regard entre la planéité et la profondeur, la transparence et l’opacité. Daniel Arasse ajoute d’ailleurs : « Ce n’est ni un rideau ni un mur ! (…) Et son bord n’est pas un bord de rideau ou de mur. Pas plus qu’il n’y a de bord de pavement ! Ce sont des bords, purement et simplement. De purs bords. Ils ne représentent rien. Ils se contentent de
318
Voir à ce sujet : Michael Camille, Images dans les marges, aux limites de l’art médiéval, Paris, (Le temps des images) Gallimard, 1997. 319 Daniel Arasse, On n’y voit rien, Paris, Denoël, 2000, Folio-Essais, 2003, p. 143.
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fixer les limites entre les deux lieux du tableau : le lit avec la femme nue et la salle avec les servantes. »320 Si Daniel Arasse voit dans la fonction de ces bords la nécessité pour le peintre de délimiter deux lieux dans le tableau, l’un géographique et l’autre théorique, nous pouvons de notre côté voir dans le travail de ce bord interne sur la vue et le support, un moyen de mettre en contiguïté les deux dimensions de l’image filmique, dimensions entre lesquelles l’œil du spectateur va et vient dans un mouvement qui oscille entre l’illusion de la présence et la présence de l’illusion. Nous sommes ici devant ce qui fait l’ambivalence de l’image-fente et constitue sa dimension de trompe-l’œil métadiscursif, à la fois effet et mise en abyme de l’effet, dispositif et dévoilement du dispositif. En donnant l’impression que l’image n’est pas apprêtée pour l’œil du spectateur, en lui donnant l’impression qu’il s’agit d’une vue directe, « mal cadrée » et résultant d’une coupure de l’écran opaque, l’image avec marge fait croire qu’elle est une pure vue, pure déchirure dans l’invisible. Mais, dans le même temps, elle montre très concrètement l’opacité fondamentale de l’image filmique, sa surface matérielle. La marge noire « commente » de son rappel à la matérialité du support l’illusion de la vue, elle offre en même temps un lieu au spectateur. Un lieu d’où il pourra habiter l’image en tant que spectateur de film et non simplement en tant que sujet regardant sans corps, comme l’image filmique voudrait le lui faire croire. La marge est ainsi un espace réservé au spectateur, il peut d’ailleurs se sentir caché par ce pan sombre qui pourrait bien être un mur de derrière lequel il espionnerait ce qui se tient dans la profondeur. La marge de l’image est ainsi le lieu du sujet du regard dans sa dimension invisible et caché, comme dans le processus de vision de la jalousie, sa dissimulation entraîne une perte du champ, ou plus exactement, sa disparition au point d’origine du regard (refoulement de sa présence) fait retour dans cette amputation du champ, la zone noire, qui rend visible sa propre absence à l’endroit où il voulait rendre sa présence invisible. Ce processus de dissimulation/perte se retrouve clairement inscrit dans le dispositif des objets interposés, qui appartiennent au champ iconique de l’image-fente, tout comme, bien évidemment, dans celui des persiennes ou autres jalousies disposées dans le polyptyque.
320
Ibidem. p. 146.
324
d) Objets interposés Lorsqu’il est définitivement passé à la fiction, à l’occasion du Décalogue, Krzysztof Kieślowski a assez largement conservé les procédures de tournage qu’il avait mises au point ou utilisées en tant que documentariste. Ce passage correspondant à la nécessité éthique de ne pas engager de vraies personnes dans les constructions narratives qu’il élaborait à travers ses films documentaires, il ne concernait pas directement, dans un premier temps, les questions esthétiques de la fabrication des images qui sont restées, elles, dans le champ de l’approche documentaire de la réalité matérielle filmée. Cette approche documentaire repose sur un principe central qui est celui de la dé-théâtralisation des scènes par une mise en avant du corps du spectateur dans le champ de l’image. Si l’on reprenait ici l’opposition élaborée par Michael Fried dans La place du spectateur, on peut dire qu’en rupture avec un rapport théâtral (spectacle clairement donné pour le spectateur), Kieślowski a opté pour un rapport anti-théâtral (spectacle oubliant ostensiblement le spectateur dans la primauté de l’absorbement) et, d’une certaine manière, pastoral, intégrant le spectateur dans le champ, l’invitant à se tenir à l’intérieur de l’espace représenté. Cette approche intégrant le spectateur à l’espace du film est celle du film de fiction en général, conçu après les apports esthétiques, narratifs et techniques du montage Griffithien qui a aboli la théâtralité des premiers films au profit d’une intégration du spectateur à l’espace fictif du film par le déplacement du point de vue. Comme le souligne Béla Balász : « Au cinéma, la caméra entraîne notre regard dans les espaces de l’action filmée, de l’image filmée. C’est comme si nous voyions tout de l’intérieur, comme si nous étions entourés par les personnages du film. Ils ne sont pas obligés de nous faire part de ce qu’ils ressentent, nous le voyons comme ils le voient. Certes, tu es lié à la place que tu as payée, mais ce n’est pas de là que tu vois Roméo et Juliette. Tu lèves les yeux vers le ciel avec Roméo, tes yeux se baissent avec ceux de Juliette vers Roméo. Tu t’identifies aux personnages du film par ton regard. Tu contemples tout sous leur angle de vision, tu n’as pas de point de vue personnel. Tu marches avec eux dans la foule, tu chevauches avec le héros, tu voles, tu tombes, et lorsque sur l’écran il te fixe dans les yeux. Car tes yeux sont dans la caméra, ils s’identifient à ceux des protagonistes.»321 Kieślowski va insister sur cette intégration du spectateur à l’espace filmique en utilisant, dans les perspectives de la fiction, les méthodes de tournage propres au 321
Béla Balász, Le cinéma, nature et évolution d’un art nouveau. Paris, Payot, 1979, Petite bibliothèque Payot, 2011, p 52.
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documentaire, il s’inscrit ainsi, en tant que documentariste passé à la fiction, dans le mouvement du cinéma-direct ou du cinéma-vérité, initié dans les années 1960, et très utilisé chez les cinéastes polonais de sa génération, soucieux de donner une image plus vraie de la Pologne « réelle »face aux leurres de sa représentation officielle. Il sera parmi les premiers à transgresser les limites entre la fiction et le documentaire, entre le spectacle et l’expérience du témoin, si souvent estompées ensuite à l’occasion du renouveau apporté par la légèreté des appareils numériques, dans certains films des années 1990 - 2000 que ce soit dans le champ des films d’auteurs avec Le Dogme 95, Rosetta (1998) par exemple, ou dans celui de la production Hollywoodienne, où l’on trouve Le projet Blairwitch (1999), Cloverfield (2008), Démineurs (2008)…). Déjà, dans Le personnel (1975), il avait troublé ces limites en donnant à son film l’aspect esthétique d’un reportage caméra à l’épaule, se cachant derrière des objets ou des pans pour filmer des scènes où se croisaient parfois personnes réelles dans leur activité professionnelle et comédiens jouant leur rôle. Dans Le Décalogue, utilisant les décors comme s’il s’agissait de décors réels inattendus et non apprêtés, il place la caméra et le spectateur dans cet espace comme le ferait un documentariste travaillant dans des conditions matérielles contraignantes, de manière à donner une impression de « pris sur le vif » à des scènes pourtant tournées sans la pression habituelle propre au documentaire322. Cette approche se retrouve bien sûr à l’origine de la plupart des images-fentes dont une des principales caractéristiques est de « témoigner » de la présence du corps du filmeur et donc du spectateur, dans l’espace du film. Les conditions de prises de vue sont alors très proches de celles de la vision naturelle et, tout étant fait pour abolir la distance et la séparation entre l’espace du spectateur et celui de l’image. L’image-fente intègre le spectateur dans l’espace du film. Dans la fiction cinématographique que constitue Le Décalogue, une des caractéristiques esthétiques majeures de cette intégration du spectateur dans l’espace du film est la disposition d’objets interposés entre la source du regard et l’être ou l’objet filmé.
322
Lors d’une Master Class qu’il a donnée au cinéma Le Reflet Médicis le 10 décembre 2011, Krzysztof Zanussi précisait que dans les conditions de production « étatiques » de la télévision ou du cinéma polonais des années communistes, les réalisateurs, qui n’avaient certes pas les moyens financiers de leurs collègues occidentaux, bénéficiaient néanmoins d’un grand confort temporel sur les tournages, tout le monde étant « fonctionnaire », la pression des journées de travail rémunérées n’existait pas. Cependant, il faut tout de même noter que Kieślowski a tourné les dix épisodes du Décalogue en même temps sur une année, dans une planification complexe des séquences, en changeant de chef opérateur pour chacun des films parfois dans la même journée.
326
Figure 166 : Le Décalogue 3 (08 :33)
Figure 167 : Le Décalogue 4 (27 :34)
Figure 168 : Le Décalogue 6 (06 :34)
Figure 169 : Le Décalogue 7 (14 :00)
Cette disposition d’objet a deux effets importants sur le spectateur. D’une part elle lui donne l’impression que l’image n’est pas apprêtée pour le film, pas théâtrale, pas pour lui, le spectateur, donc qu’elle l’ignore, qu’il est invisible, sans corps ou peut-être caché derrière l’objet interposé, mais en tout cas qu’il ne contrôle pas le champ ou tout au moins que sa présence n’influence apparemment pas son organisation par le sujet imageant. D’autre part elle crée un seuil, parfois constitué d’une zone informe, parfois d’un élément architectural rigide qui fait office de barrière ou de pilier (il y a ainsi de nombreux piliers dans Le Décalogue 3). Ce seuil sépare le champ où se tient l’objet ou l’être regardé et celui où se tient le spectateur, il offre la possibilité d’un passage de l’un à l’autre en présentant comme ouverte la surface de l’image dont il marque la présence. L’objet au premier plan semble parfois « collé » à la surface même de l’image, il applique comme une grille ou barrière de protection ou encore un gel ou une crème pâteuse sur la « vitre » de l’image. Cette présence matérielle entre la source du regard et son objet établit ainsi une zone de passage, fût-il rendu impossible au corps par l’obstacle matériel, il est ouvert à celui du regard dont le corps est d’une autre nature.
327
L’effet essentiel de cette disposition est ainsi d’intégrer le spectateur à l’espace du film, il voit l’univers représenté comme le verrait une personne dont le regard serait soumis aux conditions matérielles réelles de la prise de vue. Rompant définitivement avec le principe de la frontalité théâtrale, c’est par le témoignage de cette présence du filmeur sur les lieux du filmage que le naturalisme de l’image filmique se construit, dans la filiation des images documentaires en prise directe, que le réalisateur avait expérimentées dans la première partie de sa carrière (documentaire-vérité). Le Décalogue nous place ainsi, dans un fauteuil installé chez les personnages que la caméra de Krzysztof Kieślowski ausculte au plus près de leur (intime) absorbement. L’objet interposé témoigne alors de l’inconfort de notre regard dans l’espace filmique. Or ce dernier, obligé de franchir un obstacle pour toucher son objet, se voit en partie réfléchi par cet objet, il fait retour vers soi dans un sentiment de honte légère provoquée par cet objet qui matérialise, en tant que seuil à franchir, l’intrusion voyeuriste qu’opère le regard dans le champ. C’est en ce sens qu’on peut conférer une dimension métadiscursive, dans le contexte du projet éthique du Décalogue, à ce qui était une donnée directe et sans arrière pensée des conditions d’observation discrète dans les documentaires de Kieślowski. L’objet interposé, s’il permet au spectateur d’apprécier cette faculté d’intrusion dans l’intimité des personnages, lui offre aussi l’occasion de voir son geste d’intrusion matérialisé par l’indice de sa présence virtuelle dans l’espace filmique et par l’effort qu’il doit faire pour franchir l’obstacle disposé par Kieślowski sur le seuil de l’image. Il a donc la possibilité de sentir et peut-être de considérer la relation que le réalisateur établit entre lui et l’image filmique ainsi que celle que cette dernière entretient avec le réel qu’elle représente (signifie) en faisant mine de le montrer (désignation). e) Persiennes et jalousies C’est bien sûr dans Le Décalogue 9 (traitant spécifiquement de la jalousie d’un mari impuissant et opérant une mise en relation de la pathologie « amoureuse » avec le dispositif visuel des jalousies) que la question de l’image-fente dans ses formes de vues à travers des persiennes ou des jalousies disposées au hasard des lieux, est le plus illustrée. Mais au-delà de cet épisode qui aborde frontalement cette question, nous pouvons remarquer que ces dispositifs visuels qui trouvent dans Le Décalogue une dimension métadiscursive, sont très souvent présents comme moyen de qualifier le regard des personnages.
328
Figure 170 : Le Décalogue 2 (13 :17)
Figure 171 : Le Décalogue 3 (11 :34)
Figure 172 : Le Décalogue 3 (42 :13)
Figure 173 : Le Décalogue 9 (14 :15)
Les persiennes sont souvent associées à l’attente et au désir de voir ou de savoir ce qui se tient au-delà de ce qui est visible chez les personnages dont le regard est ainsi filtré par le dispositif visuel qui s’impose à eux (on ne les voit pas l’instaurer). Ce filtre du regard a la particularité de les dissimuler aux yeux des autres et de leur offrir une vue partielle du champ, une vue coupée qui, comme nous l’avons déjà vu au sujet des jalousies du Décalogue 9, est justement coupée de leur présence devenue visible en tant qu’absence. Mais les persiennes sont le plus souvent utilisées pour souligner la présence d’un personnage derrière une fenêtre, posté en sentinelle, à l’affût du secret des autres, comme le filmeur lui-même et à travers lui le spectateur qui, particulièrement dans ce polyptyque, sont les « espions » des vérités intimes des personnages. Dans Le Décalogue 2 (figure 170), Dorota se cache derrière les persiennes de son appartement pour guetter les apparitions du médecin qui s’occupe de son mari à l’hôpital. Ce dispositif visuel nous indique la nature « prédatrice » de son regard, elle l’attend pour tirer de lui une information qui sera déterminante pour elle, mais pour une raison qu’il lui sera 329
difficile de révéler323. Les persiennes qui strient le champ indiquent ainsi son désir de (sa)voir sans être vue, nous montre qu’elle désire connaître tout en voulant rester dans le secret de ses pensées. Mais la séquence d’où est tiré le photogramme (figure 170) présente une particularité intéressante sur laquelle il peut être utile de s’arrêter. Alors qu’elle s’approche de sa fenêtre pour regarder le médecin s’éloigner vers l’hôpital, sa vue nous apparaît striée par les persiennes (figure 170), en vertu d’une ocularisation interne très courante dans le polyptyque pour instaurer un dispositif visuel. Cependant, alors que l’image est revenue à elle, qu’on voit en train de détruire une plante, son regard se porte de nouveau vers l’extérieur et le médecin qu’elle suit du regard apparaît alors sans les stries des persiennes à travers lesquelles elle le regarde pourtant, et en une valeur de plan plus serrée, comme si elle avait traversé le dispositif pour se rapprocher de lui. Cet élan en avant et cette suppression des lames des persiennes manifeste ici comme le résultat de l’expression de son trouble sur la plante. On pourrait ainsi y voir une dissipation du symptôme des persiennes sous l’effet du défoulement sur la plante. Ne regardant plus le médecin depuis un poste dissimulé et entamant donc son point de vue, elle l’accompagne, au-delà de la barrière de persiennes. Les personnages du Décalogue se présentent ainsi comme les sentinelles de l’intime, disposés derrière les persiennes, ils s’épient. Mais loin de condamner cette relation visuelle qu’instaure les persiennes entre les individus, Kieślowski en montre la fragilité, la sollicitude et parfois la tendresse. Ce n’est pas que par jalousie ou convoitise coupable que les personnages se scrutent ainsi, c’est aussi par amour ou par compassion. Ainsi, dans Le Décalogue 3 (figure 171), Ewa regarde-t-elle Janusz chez lui à travers les persiennes qu’il a lui-même baissées sur ses fenêtres. Les stries des persiennes nous dévoilent ainsi la teneur désirante du regard d’Ewa qui s’introduit par ce filtre dans l’intimité familiale de son ancien amant. A la fois signe de prédation et de désir de l’objet, les persiennes mettent en évidence la présence d’un regard au corps absent, pure vision coupée exprimant de cette manière sa propre culpabilité. Plus tard elle l’entraînera dans la nuit en quête de son ex-mari qui a prétendument disparu ; il iront visiter les hospices et approcheront par la fenêtre une cellule de dégrisement où des vagabonds enivrés se font arroser à l’eau glacée par un employé sadique. A travers les grillages qui les enferment, Janusz et Ewa voient les corps nus de ces hommes (figure 173). L’image-fente que créent ces jalousies donne sur l’intime.
323
Elle est enceinte de son amant et attend de savoir si son mari vivra pour se décider ou non à garder l’enfant.
330
Le Décalogue 4 s’ouvre sur un jeu subtil de regards portés à travers des persiennes, Anna regardant et son père, Michal, lui-même étant vu à travers des persiennes sur le plan suivant. Ces deux plans inauguraux se lient ainsi dans l’ordre de la signification opérée par le montage - la fille cherche à savoir quelque chose sur le père - sans que les deux actions puissent être reliées dans l’espace de l’appartement, nous sommes dans une sorte de prologue théorique et les persiennes y jouent un rôle important324. Dans Le Décalogue 9, enfin, Romek est au téléphone avec le jeune amant de sa femme, qui vient d’appeler pour lui parler, il lui répond très poliment, sans montrer son trouble jaloux : « elle n’est pas là. » Il la voit pourtant passer dans la rue, à travers les persiennes de sa fenêtre. L’association de l’idée d’absence à la vision à travers les persiennes marque bien ici l’échec du dispositif de la jalousie que Romek est alors en train de mettre en place dans sa relation avec Hanka. A la fois « là » à l’image et « pas là » dans la relation réelle, les persiennes rayent Hanka de sa présence à Romek en cachant Romek aux regards potentiels de Hanka. Se cacher pour voir, c’est aussi rendre l’autre inatteignable, absent. Au-delà de la question de la dissimulation et de la perte qu’elle implique, les stries des persiennes indiquent bien cette oscillation permanente du regard entre la conscience de l’absence (bandes blanches) et l’impression de la présence (fentes). Contrairement à l’imagefente dans laquelle la fente est centrale, qui exprime plus directement le désir de contact et de réel dans l’image, et qui ne prend sa dimension métadiscursive que dans un certain contexte d’utilisation - ici le cadre éthique du projet du Décalogue - les persiennes, présentant des fentes en quantités, et singulièrement plus perceptibles donc plus questionnantes, permettent une plus directe mise en jeu du regard du spectateur. La récurrence des persiennes contribue aussi à en faire un objet singulier, souvent repéré par le spectateur. Ce dernier est lui aussi, derrière les persiennes, à l’affût de l’intimité des personnages, condamné à perdre sa place et à se voir diffusé dans l’air comme un gaz invisible, pour pouvoir mener à bien son approche tantôt jalouse, tantôt bienveillante. Selon qu’il regarde entre les fentes des persiennes ou bien dans le plein des lames, il est dans l’image ou en est coupé. L’oscillation de son regard entre vue et représentation est ainsi visuellement manifestée par cette sorte d’image-fente qui constitue une forme esthétique et éthique emblématique du cinéma de Kieślowski.
324
Voir sur ce sujet le chapitre 3 « La place du second commandement dans Le Décalogue » dans la partie II.
331
f) Le cadre tremblant de la caméra portée On peut ajouter à ces différents types d’image-fente, les cadres tremblants et fragiles de la caméra portée à l’épaule et suivant l’action à la manière d’une tête chercheuse, très courants dans le cinéma direct que pratiquait Krzysztof Kieślowski lorsqu’il explorait les possibilités du documentaire et par la suite dans ses premières fictions documentaires. Appelée aujourd’hui caméra portée 325 , elle concerne particulièrement l’esthétique de nombreux auteurs comme Lars Von Trier, les frères Dardenne ou Jonathan Nossiter, cette caméra suit les mouvements d’un œil qui fouille la réalité à la recherche du bon cadre, voire à la recherche d’une place dans l’espace du film. On peut en avoir un exemple très parlant dans son film documentaire L’hôpital (1976), dans lequel le réalisateur cherche à rendre compte de la manière la plus naturelle possible des conditions d’exercice des médecins dans le service des urgences d’un hôpital de Varsovie. Jacek Petrycki, qui est l’opérateur sur ce film, suit les va et vient des équipes de garde à travers les embrasures des portes. La caméra ne s’arrête jamais de bouger et le spectateur est littéralement déplacé dans le film (et l’hôpital) à travers le corps du filmeur qu’il habite d’autant plus fortement que celui-ci le soumet à ses mouvements incessants. De la même manière, dans Le point de vue du gardien de nuit (1977), ce sont les vacillements du cadre de l’image qui témoignent de la présence corporelle du filmeur dans l’espace filmé où il s’avance ; dans une séquence d’entraînement du gardien où une arrestation est mise en scène afin de huiler les procédures, la caméra portée à l’épaule suit le gardien dans un terrain vague qui « exprime » ses cahots en faisant trembler nettement le cadre de l’image confectionnée cette fois-ci par Witold Stok. Ces « imperfections » du cadrage pris sur le vif du cinéma-direct, accentués à un moment de mise en scène, sont justement ce qui contribue à « parfaire » l’effet de réel. Notons ici que le réalisme ne repose pas uniquement sur la ressemblance dans le plein de l’image, correspondance des formes et conformité des couleurs, mais aussi et surtout sur la ressemblance des mouvements du regard et des conditions de la vision. L’effet de réel produit par l’image filmique n’est pas une fidélité aux seules formes visibles du réel mais plutôt à la manière dont il fait exploser le cadre et dissipe la présence réelle de la salle autour du spectateur. Comme dans le rêve, c’est bien la sensation d’y être qui le soutient. Rien d’étonnant alors à ce qu’un cadrage indexé sur les besoins d’un regard investigateur puisse être un des leviers les plus puissants de cet effet. 325
Terminologie proposée par Marie-Thérèse Journot dans Le vocabulaire du cinéma, Paris, Armand Colin, 2004. Il s’agit des mouvements de caméra où le corps du filmeur se fait sentir.
332
Avec la caméra portée, c’est tous les types d’image-fente qui se présentent naturellement puisque le filmeur fait sentir, par le poids de son corps et les limites mêmes de ses mouvements, qu’il est réellement dans l’espace filmé, que cet espace n’est pas une scène et qu’à travers la conduction subjective qui caractérise sa position par rapport au spectateur, ce dernier ne peut que se sentir fortement intégré à l’espace filmique. Par ailleurs, par ses mouvements incessants, le cadre se voit fragilisé et passer d’une limite solide entre les espaces à une zone frontalière d’échanges courants entre le champ et le hors-champ. C’est ici que se constitue la fente entre les espaces. La caméra portée est une image-fente dans le sens où elle abolit le cadre. Mais la valeur métadiscursive de cette figure n’est pas aussi facile à manier que dans le cas des autres figures étudiées précédemment. Il s’agit d’un effet si complet, si totalement impliquant pour l’image qu’il semble difficile d’y produire l’effet de distanciation et de mise en abyme du cadre de l’image nécessaire à l’établissement de la dimension métadiscursive. Par leur objectivation de la surface et de la limite de l’image filmique, comme bord d’une ouverture, le regard à la caméra, l’embrasure de porte, l’image avec marge, les objets interposés et les persiennes se constituent en signes. Avec la caméra portée telle que l’utilisait Kieślowski dans ses documentaires et ses premières fictions documentaires, la fente est béante et l’illusion de la présence relève purement de l’effet visuel et non de la mise en signe de l’effet visuel326. Il apparaît qu’en travaillant sur Le Décalogue, Kieślowski a abandonné cette approche corporelle du champ de vision et donc d’immersion du corps-regard du spectateur327, à l’exception du début du Décalogue 8, où l’on voit la caméra d’Andrzej Jaroszewicz suivre l’arrivée d’un homme qui tient une petite fille à la main et entre dans un immeuble. Mais cette image se présente dans une tonalité chromatique plus pâle, proche du noir et blanc, il s’agit d’une scène lointaine, remontant aux années de la seconde guerre mondiale, c’est-à-dire en dehors de la chronologie du Décalogue. (Voir extrait 9)
326
Dans Mondovino (2004), Jonathan Nossiter nous montre en quoi la figure de la caméra portée peut aussi se doter d’une dimension éthique, liée cette fois-ci aux mouvements et expressions du corps du filmeur. 327 Il peut arriver que dans certains épisodes, en fonction des choix faits par les chefs opérateurs différents que Kieślowski laissait très libres, la caméra soit effectivement portée, mais ce n’est jamais à l’épaule et de manière aussi mobile que dans l’épisode 8, et en particulier dans son ouverture où l’on retrouve l’esthétique du cinéma direct documentaire justement abandonnée par Kieślowski à l’occasion du Décalogue.
333
Figures 174 à 177 : Le Décalogue 8 (de 00 :00 :15 à 00 :01 :08, même plan) (Extrait 9)
C’est le seul plan-séquence dont le cadrage soit vraiment mobile et ostensiblement fait « caméra à l’épaule » et ce sont les seules images aussi qui ne soient pas intégrées dans le cadre temporel contemporain du polyptyque. Est-ce une réminiscence d’Elzbieta, la jeune fille juive qui revient sur les lieux de son enfance à la rencontre de celle qu’elle traduit en anglais, aux USA, et qui l’a peut-être trahie durant la guerre ? Est-ce la scène originaire qui donne sa problématique au récit ? Nous ne le savons pas au début puisque l’image qui ouvre cet épisode n’est pas contextualisée et qu’elle ne trouve son sens que par la suite, quand sera évoquée la venue, durant la guerre, d’une enfant accompagnée par un homme, dans l’appartement de Zophia qui dirigeait un réseau de résistance. Notons ici que le réalisme de ce plan-séquence ne souffre pas de sa décontextualisation ni de sa pâleur et que c’est le mouvement du cadre suivant le relief du terrain et subissant les cahots de la butée des pas, qui instaure cet effet de réel. La partie la plus réaliste, par son cadrage, du polyptyque est peut-être un rêve ou un souvenir, c’est-à-dire une production psychique plutôt qu’une perception visuelle.
334
Le spectateur est ainsi embarqué dans l’univers du film, univers qu’il découvre à peine, parcelle après parcelle, au fil de la progression des corps qui entrent sous la porte cochère puis dans l’immeuble. La force de la conduction subjective, accentuée par la mise en jeu des corps s’habitant l’un l’autre, celui du filmeur et celui du spectateur, au niveau du cadrage, suffit à produire l’effet de réel328. Il peut être intéressant de voir ici que la première fiction du cinéaste, Le passage souterrain (1973), réalisé pour la télévision, avait été entièrement retournée en une nuit, caméra à l’épaule, après avoir été filmée une première fois, d’une manière plus classique329. Kieślowski avait aussi demandé aux comédiens d’improviser davantage sur le canevas du scénario pour donner au film un réalisme plus fort alors qu’il s’aventurait pour la première fois sur le terrain de la fiction330. La synthèse stylistique entre l’esthétique documentaire et le choix éthique de la fiction, qu’il réussira alors, se trouve dans cet acte décisif de création, durant la dixième et dernière nuit du tournage, de retourner le film comme un documentaire sur des événements fictifs. Il revient à la saisie spontanée de la vie matérielle après en avoir fait des prises plus posées, et c’est précisément dans ce premier film de fiction qu’il s’intéresse à la question du regard, de l’intrusion et au rôle du cadrage. Ce film propose d’ailleurs une matrice de l’imagefente et de la réflexion qu’elle porte sur l’image filmique dans l’œuvre de Kieślowski.
328
Ce premier plan du Décalogue 8, trouve une première formulation dans le film La photographie (1968) où l’on voit en un seul plan le filmeur passer de la rue, où il cadre la plaque indiquant le numéro de l’immeuble dans la rue et traverse ensuite un porche assez long jusqu’à une cour intérieure. Durant toute cette traversée, la caméra est portée à l’épaule et le cadre subit les cahots de la marche du filmeur. Ce mouvement de traversée d’une façade pour aller dans l’arrière cour, qui est en soi une métaphore du rapport entre le documentaire (cinéma direct) et la fiction, trouvera sa signification pleine dans L’amateur, le film de fiction qui traite spécifiquement le commandement fantôme du Décalogue, celui qui porte sur la représentation. On y voit Filip traverser un porche pour atteindre l’arrière-cour et dénoncer l’envers du décor considéré comme une fiction, et au passage pointer du doigt un détournement de subventions. Cette traversée des apparences extérieures est d’une certaine manière la formulation allégorique de l’ambition de sa génération de montrer le réel au revers des images policées et trompeuses de la propagande officielle du régime. La traversée du porche constitue ainsi une figure du retour à la réalité comme origine de l’image, et d’une image indicielle. Dans La photographie, cette traversée est un retour sur les lieux où une célèbre photographie de la guerre représentant deux enfants polonais armés pendant l’insurrection de Varsovie, image qui avait servi la propagande du nouveau régime. En retournant dans cette cour où la photographie avait été prise, Kieślowski revient vers la source réelle de cette image. Voir plus loin pour une analyse de la place des photographies dans l’œuvre de Kieślowski. 329 Slawomir Idziak explique dans un entretien filmé que le réalisateur voulait le tourner comme un documentaire pour effacer l’aspect « faux » des scènes de fiction. Il semblerait que des cadrages plus sages et plus classiques qu’ils avaient conjointement prévus initialement lui aient fait perdre cet effet de réel qui faisait le cœur de son désir de vérité cinématographique. Voir le documentaire Entretien avec Slawomir Idziak (6 minutes), complément de programme sur le DVD de La cicatrice, Paris, MK2, 2003. 330 Annette Insdorf, Krzysztof Kieślowski, doubles vies, secondes chances, op. cit. p.37.
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Comme le suggère cette séquence qui ouvre Le Décalogue 8, la caméra portée est un moyen de prendre le spectateur par la main et de l’entraîner dans l’espace filmique où il est guidé, sans trop comprendre ni voir ce qui se passe, comme un enfant dont on ne sait s’il est en train d’être sauvé ou s’il est enlevé. L’ambiguïté de cet acte est ici essentielle : en prenant le spectateur par la main et en l’entraînant presque de force dans le champ, et dans l’obscurité, le cinéaste ne se distingue pas clairement du prédateur qu’il renonce à être en abandonnant le documentaire, et traite le spectateur comme un enfant qui ne voit rien. Mais comme tout trompe-l’œil, ce procédé a pour but, au contraire, d’éveiller le regard. Le passage sous le porche, qui laisse l’écran dans le noir durant quelques secondes, durant le générique, est la manifestation de cette inquiétante étrangeté. Cette façon de faire entrer le spectateur dans le film de manière autoritaire en ne lui laissant pas d’espace de recul et donc pas de possibilité de jeu avec le cadre, est justement celle que Kieślowski n’utilisera pas, ou presque pas, dans le polyptyque où les cadres sont plus souvent stables et travaillés par la fente dans ou sur le cadre même, avec le recul réflexif de la mise en abyme, dans un contexte éthique plus fécond pour la réflexion du spectateur. L’image-fente de la caméra portée, à l’effet de réel et donc d’illusion très puissant, ne permet pas facilement cette opération réflexive de mise en abyme, dans la mesure où l’œil du spectateur y est littéralement collé à la fente, donc sans distance vis-à-vis de l’image. Le bord de l’œil et le bord de la fente ne faisant alors plus qu’un, comme dans la séquence du passage souterrain où le personnage masculin colle son œil au trou percé dans le papier journal pour regarder à l’extérieur331. Cet abandon de la caméra portée est peut-être le signe le plus net du passage du documentaire à la fiction. Sans affirmer avec certitude qu’il s’agit d’un acte conscient et délibéré de la part du réalisateur, on peut tout de même considérer qu’il s’agit pour le moins d’un indice et peut-être même d’une preuve, s’il en fallait, de la dimension éthique de ce passage et du souci de Kieślowski d’offrir au spectateur des occasions de réfléchir aux conditions de son regard. Mais si la caméra portée s’est faite plus stable et plus « calme » avec Le Décalogue, c’est bien pour laisser les autres formes d’image-fente prendre place au cœur même de l’image, au milieu du cadre (et non du champ !) dans un mouvement de mise en abyme et de réflexivité métacinématographique. Cette présence du corps du filmeur dans l’espace de l’image est ainsi passé de l’expérience du regard partagé avec le spectateur à la mise en évidence visuelle de ses caractéristiques formelles : le regard à la caméra qui fait 331
Voir ci-dessous l’analyse qui en est faite.
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advenir le corps et la présence du spectateur en pointant le dispositif énonciatif ; les embrasures de portes qui établissent le seuil de l’apparition de l’apparition ; les images avec marges qui manifestent la perte de totalité que représente l’incarnation et/ou la dissimulation du filmeur dans l’espace filmique, les persiennes ou jalousies, qui jouent sur le même registre et manifestent l’ombre d’une absence dont la portée a été précédemment observée, et enfin les objets interposés qui témoignent par leur obstruction devenue visible, de la place et des limites du corps du spectateur dans l’espace représenté… Enfin, rejetée dans un sombre et lointain passé, en dehors du cadre spatio-temporel du film, dans le domaine de la réminiscence ou du rêve, domaines de l’hallucination plus que de la représentation, cette séquence pâle au cadre instable apparaît justement au début de l’épisode qui va traiter frontalement la question de l’éthique à travers le personnage de Zophia, éthicienne de renom jadis confrontée à un choix très difficile. C’est aussi l’épisode où un cadre de tableau récalcitrant refuse systématiquement de conserver une stabilité que les deux femmes tenteront successivement de lui imposer. Il y a donc, à l’origine même du film, un problème de stabilité du cadre dans cet épisode sur l’éthique. La séquence où s’illustre la caméra portée apparaît ainsi comme un rêve où s’exprimerait le désir d’entrer directement dans l’image, désir refoulé par le cadre éthique du projet du Décalogue. La caméra portée du cinéma-direct étant au-delà de l’image-fente, ce qu’on pourrait appeler une fente-image, ouverture naturelle et directe sur le champ où la qualité iconique arrive en second après la présence du corps du filmeur, et derrière lui celle du spectateur, dans le champ même. C’est justement la partie du cinéma-direct, la « dramaturgie du réel » selon son expression, trop lourde de responsabilités et de conséquences dans la réalité, que Kieślowski a manifestement voulu quitter en s’intéressant exclusivement à la fiction dans Le Décalogue. Il n’avait plus peur de perdre cet effet de réel qui lui avait fait retourner les plans de son premier film de fiction, ou bien encore avait-il décidé de le refouler en passant définitivement à la fiction, quittant du même coup les ambiguïtés éthiques et esthétiques des fictions documentaires. Il est donc compréhensible aussi que ce désir refoulé de présence fasse retour au lieu même de son refoulement, c’est-à-dire dans un épisode consacré à la question de l’éthique du choix.
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g) Ouverture, Passage, origine… et objet primaire Ainsi, de ce point de vue, l’image cinématographique est souvent présentée dans Le Décalogue, comme une fente ouverte entre deux espaces, celui du spectateur et celui de la représentation, et dont les trois principales caractéristiques structurales, sont l’ouverture, le passage et comme j’essaierai de le montrer dans la prochaine partie ; l’origine et au-delà, se trouvent toutes trois réunies dans la trace d’un rapport à l’objet primaire. L’ouverture correspond à ce que constitue littéralement la fente, le passage à ce qu’elle permet, c’est-à-dire à son usage par le spectateur, l’origine à ce qu’elle met en jeu inconsciemment chez le spectateur. Enfin, l’objet primaire offre une matrice intéressante pour penser ensemble, à travers la fente, la continuité spatiale entre deux corps et la sollicitation de la main et de la bouche dans certaines (nombreuses) images. L’image-fente, en tant que figure métadiscursive, vient, dans un double jeu, nous faire éprouver les trois grandes composantes sémiotiques et nous avertir en même temps de leur limitation même, de leur limite représentationnelle en tant qu’illusions. L’image n’est bien sûr pas ouverte, elle n’offre aucune possibilité de passage et ne mène à aucune origine. Cette réalité représentationnelle de l’image qui est fondamentalement ambivalente, nous est dévoilée par une figure métadiscursive, déclinée sous différentes formes concrètes, qui nous rappelle que l’image filmique n’offre qu’un rendez-vous éternellement ajourné avec le réel, tout n’y est que représentation alors que tout y paraît présentation. A la fois véhicule de la pulsion de fusion de l’œil avec l’univers ou l’objet de la représentation et limitation de cette pulsion par le rappel éthique à la vanité de l’illusion, l’image-fente joue souvent le rôle d’un métasigne. Elle met en jeu l’efficace de l’image filmique tout en opérant un décalage réflexif. Elle désigne et signifie en même temps, montre le monde et tient un discours sur sa façon de montrer le monde. Cette ambiguïté est présente dès l’instauration de l’image-fente comme dispositif visuel dans Le Décalogue, puisque le rôle du voir et du donner à voir y est mis en jeu par le dispositif éthique du polyptyque, mais ce qui justifie la distinction entre l’imagefente comme dispositif visuel et l’image-fente comme figure métadiscursive, c’est son appartenance à une série, faisant figure, donnant naissance à une figure rhétorique récurrente. L’image-fente est ainsi une image qui d’un côté tend à se faire oublier comme représentation, cherchant à se faire passer pour la chose elle-même, en attaquant clairement son cadre comme séparation, mais aussi, dans le même mouvement, au sein du Décalogue et dans la perspective du projet éthique que nous avons essayé de mettre au jour, elle permet de
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prendre conscience de cette illusion, en s’intégrant à un réseau de signification et en attirant le regard sur le cadre auquel elle s’attaque. Ainsi donc, l’image-fente est une image dialectique, si l’on se met dans la perspective de la définition qu’en donne Walter Benjamin, à la fois présence et représentation, vue et signe, elle met en jeu l’affrontement de la pulsion scopique et de sa contention par la limite et notamment par l’obturation partielle du champ qu’elle constitue, qui entame le champ et renforce l’illusion en même temps. On peut donc lui appliquer ce que Walter Benjamin dit de l’image dialectique : « C’est une telle image qu’offrent les passages, à la fois maison et rue. C’est une telle image qu’offre la prostituée, à la fois vendeuse et marchandise. »332 A ce titre, elle est plus le signe d’un cadrage sans cadre, le signe d’une vue fortuite qu’une vue fortuite elle-même et le passage de la vue au signe s’effectue justement par le réseau de mises en jeu du regard à travers différents dispositifs et notamment, au cœur du Décalogue 6 et au-delà dans l’œuvre entière de Krzysztof Kieślowski, à travers le dispositif du guichet dont nous allons voir qu’il peut présenter une théorie de l’image-fente, c’est-à-dire de l’image filmique, dans la mesure où il est le lieu où s’affirme chez Kieślowski le sentiment d’échec de la rencontre avec le réel dans l’image qui est probablement au cœur de son désir de filmer et de ses préoccupations éthiques. Je vais donc maintenant aborder les quatre dimensions de l’image-fente. Dans une quatrième partie, plutôt phénoménologique, j’aborderai son ouverture et son invitation au passage, dans une cinquième, attachée à mettre au jours les soubassements inconscient de ce concept, j’étudierai son rapport à l’origine et enfin, subsumant les trois premières caractéristiques, sa dimension d’objet primaire.
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Walter Benjamin, Paris, capitale du XIX ème siècle, in Œuvres III, Paris, Folio-Essais, p. 60.
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