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J’AIME PAS LE PETIT PRINCE

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QUI SAIT ÇA ?

QUI SAIT ÇA ?

Vous voici offerte une chronique sceptique face aux choses consensuelles. Vous direz provoc, insolence, voire cynisme snob, et je vous répondrai esprit critique et courage. Il fallait bien que quelqu’un finisse par le dire et me voici : Le Petit Prince, c’est surfait.

Je n’aime pas Le Petit Prince. Voilà. Vlan. Pavé dans la mare, c’est dit. Je n’aime pas non plus la bienveillance, Les Choses de la vie, et suis sceptique devant la starisation de Thomas Pesquet… Mais laissons cela pour de prochaines chroniques. Saint-Exupéry, donc. À une époque où il est de bon goût d’être provoc, de faire le buzz, de s’indigner d’à peu près tout, de débattre de n’importe quoi et de son contraire, vous sourcillerez sans grande conviction quant à cette prise de position pourtant ferme et définitive. Ne pas aimer Le Petit Prince qui fait partie du très mince socle commun et même universel des choses sur lesquelles tout le monde s’accorde encore… Est-ce bien possible ? Pour quelle raison ? À quoi bon ? Eh bien, parce qu’il n’est pas interdit de penser par soi-même, qu’avant moi d’autres s’y sont essayés et que personne ne s’est blessé. Parce que c’est profondément vrai, je n’aime pas Le Petit Prince, et contrairement à tous ceux et celles qui s’esclaffent et se fendent d’un très laconique « Oh non… moi j’adore ! » lorsque, torse gonflé (et sourire en coin) je leur avoue mon point de vue totalement disruptif sur l’œuvre de Saint-Exupéry, je vais, moi, argumenter… Tout le monde adore Le Petit Prince sans vraiment savoir pour quelle raison. Je suis même prêt à parier que 60 % d’entre nous ne se souviennent pas du businessman, de l’ivrogne, de l’allumeur de réverbères, du géographe, ni même de cette fin terrifiante, et ont seulement retenu la rose et le renard. Ou quelques citations gnangnan prêtes à l’emploi pour un carré Instagram « L’essentiel est invisible pour les yeux », « Fais de ta vie un rêve et d’un rêve une réalité », ou encore « C’est une folie de haïr toutes les roses parce qu’une épine vous a piqué ». De toute façon, je ne dois pas être le bon public, je n’adhère pas au concept du coaching, suis totalement hermétique au développement personnel, et persuadé qu’il y a un déterminisme dans tout — ce qui me laisse le droit de ne rien faire puisque tout est écrit… Alors les leitmotivs d’un enfant peroxydé qui vient d’une planète de la taille d’un appartement parisien et porte le nom d’une vitamine, autant vous dire que

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Tout Le Monde Adore Le Petit Prince Sans

VRAIMENT SAVOIR POUR QUELLE RAISON. N’AIMERAIT-ON PAS CET OUVRAGE PAR PUR

NARCISSISME, PARCE QU’IL NOUS DONNE

L’IMPRESSION D’ÊTRE INTELLIGENTS EN DÉCELANT UN SECOND NIVEAU DE LECTURE ?

cela ne me transcende pas. Plus sérieusement, Le Petit Prince a eu un succès certain, et même phénoménal, universel, on ne peut pas le nier, c’est encore aujourd’hui l’œuvre non religieuse la plus traduite au monde. Mais je ne sais pas si cela tient tant au fait de sa qualité (je ne critique pas ici l’écriture naïve, car je sais qu’elle est voulue, cela serait trop facile) ou au fait qu’en se tissant comme une allégorie géante, elle donne l’impression à tout le monde de savoir lire entre les lignes, comprendre les sous-titres, maîtriser une métaphore. N’aimerait-on pas un peu Le Petit Prince par pur narcissisme, parce qu’il nous donne l’impression d’être intelligents en décelant un second niveau de lecture ? Oui, l’œuvre sous ses airs bateau se veut une critique du rationalisme et du capitalisme, oui, on peut y lire les prémices plutôt surprenantes d’une préoccupation écologique, oui, enfin, il y a ici quelque morale. Et quelques leçons de morale aussi. Il ne fait pas bon être une grande personne et lire Le Petit Prince, car enfin… quelle salve ! Le monde serait donc divisé entre une enfance fantasmée, capable d’émerveillement et d’étonnement, et un monde adulte (avec lequel « les enfants doivent être indulgents ») totale- ment perverti ou alcoolique, c’est selon. Merveilleux. Qu’on ne s’étonne plus, après cela, d’en être arrivé aux dérives de l’enfant roi ! Prenez l’exemple du dessin trauma de l’auteur : pouvons-nous enfin nous accorder sur le fait plutôt objectif qu’il représente un petit peu plus un chapeau qu’un boa qui aurait mangé un éléphant ? Alors quoi, eût-il fallu que les adultes lui mentent pour aller dans son sens ? Ou reformulent en lui disant que son coup de pinceau, s’il laisse à désirer quant au figuratif, relève en revanche du génie (du génie !) de l’abstraction, et aurait même quelque chose de Daliesque ? Étonnez-vous ensuite des dérives de l’éducation positive et du nombre de HPI sur Terre. Pardon, je m’emporte. Et ma critique perd toute crédibilité. Je n’aime pas Le Petit Prince et cela ne m’empêche pas d’aller voir les expositions qui lui sont consacrées, d’avoir gardé un billet de 50 francs quelque part dans un tiroir et d’en lire encore les pages de temps en temps pour savoir si je n’y percevrai pas un troisième niveau de lecture qui finirait par me convaincre… ou à défaut, par me donner l’air intelligent.

Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry, 1945

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