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Entretien
Lambert Wilson © Carole Bellaiche / HK
Lambert Wilson Sur les cimes du romantisme
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Quand il n’est pas en tournage, Lambert Wilson est probablement en train de répéter une pièce de théâtre ou une comédie musicale, à moins qu’il ne se prépare à endosser le rôle d’un récitant aux côtés d’un orchestre philharmonique. Mais le plus souvent, il fait toutes ses activités en même temps. Il est à Strasbourg pour la soirée « Ballades gothiques » avec le baryton Konstantin Krimmel. Discussion avec un artiste d’une rare sensibilité, autour de sa passion pour la musique.
Par Louis Geisler
Quels genres de musique écoutez-vous ?
Je suis branché en permanence sur France Musique et Radio Classique, sauf lorsque je fais du sport : j’écoute de la musique pop et tous les tubes du moment, pour me donner de l’énergie et par curiosité.
Quand on songe à la diversité de votre filmographie, de votre discographie et de tous les rôles que vous avez interprétés ou chantés sur scène, on a le sentiment d’avoir en face de soi un artiste passionné et très éclectique. Il n’y a que l’art et l’amour qui comptent pour moi. J’essaie de m’engager dans la vie de mes contemporains par le biais de l’art. Il m’est arrivé d’être militant pour différentes causes et associations mais je me replis un peu sur moi-même depuis l’apparition des réseaux sociaux. Je trouve que tout y est déformé ou vilipendé, donc je n’ai plus très envie de prendre la parole. Ce qui peut sembler de l’éclectisme est en faite de la curiosité. Le mot-clé pour moi c’est « apprendre ». J’aime énormément apprendre. C’est ce qui m’a poussé à faire de la musique, prendre des cours de chant puis interpréter des comédies musicales, maintenant du chant classique. Pour mon travail d’acteur, j’ai appris des langues étrangères pour pouvoir jouer en anglais et en italien. Ma curiosité me pousse à aller vers des univers que je ne connais pas. Je ne veux pas m’enfermer dans une routine. J’essaie de choisir des projets qui m’apportent de la nouveauté. Cela a longtemps perturbé mon image mais je ne m’en préoccupe plus aujourd’hui : elle m’échappe de toute façon. La possibilité de rencontrer les artistes qui font les grandes mises en scène de théâtre et les grands films, c’est un miel dont j’essaie de me nourrir. Parfois on tombe sur des génies et l’on s’enrichit énormément. D’autres fois, c’est moins nourrissant. On ne sait jamais quand on va rencontrer un créateur ou une créatrice qui va changer notre vie.
Vous n’aimez pas l’ennui.
Je m’ennuie vite. J’ai besoin de changer rapidement d’univers. Le problème, c’est que je m’intéresse à beaucoup de choses. J’ai tourné deux
films cet été et, depuis l’automne, je me consacre au chant. J’ai beaucoup de projets musicaux, notamment autour de Bach avec le groupe baroque La Diane française, Liszt avec le pianiste Roger Muraro, l’univers du big band avec Bruno Fontaine… Cela demande énormément de discipline. Il faut trouver le temps de pratiquer le chant quotidiennement, et ce n’est pas toujours facile durant les tournages. Il peut aussi y avoir des problèmes d’agenda. Récemment, j’ai dû malheureusement renoncer à un projet qui me tenait énormément à cœur avec William Christie. Je devais être le maître de cérémonie dans un spectacle sur Molière et la musique. Cette décision a été d’autant plus difficile à prendre que je suis allé au devant de lui pour auditionner.
Cela a dû vous paraître étrange de vous retrouver de nouveau à faire des auditions, et surtout devant un chef d’orchestre baroque comme William Christie.
Je crois que c’était surtout étrange pour lui : il ne s’attendait pas du tout à ça ! (Rires). J’ai chanté des extraits que je connais très bien de l’Ode à sainte Cécile et d’un opéra de Haendel. Je voulais lui prouver que je n’étais pas qu’un acteur qui pouvait faire de la comédie musicale. En France, je n’auditionne pas pour les films, mais ce n’est pas le cas pour les projets internationaux, pour lesquels il faut sans cesse auditionner. Il faut être habitué à se remettre à zéro, à faire taire son orgueil et à reprouver ce que l’on est capable de faire. Je trouve cela très bien. Je serais très heureux d’auditionner plus souvent en France : cela me permettrait éventuellement de toucher des metteurs en scène qui ne s’intéressent pas à moi et leur montrer que je peux faire des choses très différentes. Quand on a une carrière un peu établie, on est prévenu de ce que l’on dégage et on a du mal à s’échapper de certaines cases. Donc, auditionner, c’est aussi une façon de faire table rase, et j’adore ça.
Fin janvier, vous serez présent à Strasbourg pour un concert, en qualité de récitant et en compagnie du jeune baryton Konstantin Krimmel. Vous interpréterez notamment des textes de Goethe, Nerval et de Madame de Staël. La soirée s’intitule « Ballades gothiques ». On est en plein romantisme noir. Est-ce une période que vous aimez particulièrement ? Je baigne dans le romantisme en ce moment. En décembre dernier, j’ai été le récitant d’une magnifique pièce de Berlioz, Lélio, présentée à la suite de sa Symphonie fantastique et dirigée par Tugan Sokhiev à la Philharmonie de Paris. C’est une période qui m’a toujours passionné et fasciné, dès l’adolescence. D’abord par la peinture, avec les paysages et les nuits de Caspar David Friedrich. Puis, par l’opéra, avec Werther de Massenet. Et enfin par la littérature, avec des auteurs comme Musset et Lamartine. L’essence du « mal du siècle » a trouvé un certain écho en moi. Je peux être l’une des réincarnations, au XXIe siècle, de cette note particulière, cette chose frémissante et torturée au cœur du romantisme. Des lieder comme Le Roi des Aulnes de Schubert me parlent énormément. Dans le récital que nous présentons avec Konstantin Krimmel à l’Opéra national du Rhin, il y a un texte de Madame de Staël que j’aime particulièrement. Elle y évoque cette étrangeté germanique qui fait des Allemands des gens sages dans la vie mais complètement fous dans leur imagination et leurs rêves. C’est la clé parfaite de ce répertoire.
Vous interpréterez également trois mélodrames de Liszt : Leonore, Le Moine triste et Le Garçon de la lande. Il s’agit de compositions spécifiquement dédiées à un texte déclamé.
C’est la première fois que j’interprète de vrais mélodrames. Cette proposition de concert est merveilleuse et extrêmement rare. Et, vu le répertoire, Strasbourg est le lieu idéal pour le faire ! En revanche, j’ai fait énormément de spectacles en tant que récitant dans des œuvres romantiques. C’est parfois difficile stylistiquement, car il faut assumer, en tant qu’acteur, cette fièvre, ces images, ce langage très poétique et enflammé… mais j’adore cet excès.
Est-ce que la musique vous aide à construire vos interprétations ? Ou est-ce une contrainte ?
Lorsque l’on est récitant, on crée une ambiance qui prépare un morceau musical, qui lui-même influence la reprise de la parole. C’est un défi excitant. La musique est une aide dans le mélodrame. Je pense qu’il faut être soi-même musicien pour bien l’interpréter. Et puis, savoir lire une partition rassure les chefs d’orchestre, qui tremblent toujours à l’idée de faire de la musique
avec des récitants, car les acteurs peuvent parfois être perdus dans la musique.
Dans toutes ces évocations du romantisme, il y a quelque chose qui renvoie à une forme d’adolescence écorchée.
Je l’assume totalement. Je me suis rendu compte que, malgré mon âge, je pouvais encore incarner ce type de héros purement romantique, comme dans Lélio. Mais, en replaçant politiquement la question du romantisme, l’âge n’a plus vraiment d’importance. On sent chez Musset ou Berlioz le mal d’une génération écrasée par des pouvoirs autoritaires. Ce sont des êtres blessés par le monde. Ce fameux mal du siècle, on peut le réinterpréter aujourd’hui, car on a autant de raisons qu’eux d’être dégouté. J’en reviens à Lélio, dans lequel le récitant dit que seuls l’art, l’amour et
l’amitié comptent. Le reste n’est que fadaises et propos mortifères. Les priorités du monde pragmatique l’assomme… Et moi aussi ! Je pourrais sans doute, jusqu’à la fin de mes jours, incarner ce romantisme adolescent. Finalement, le romantisme, c’est une lutte un peu suicidaire, contre un état du monde géré par des pères monstrueux et sanguinaires.
La lutte suicidaire et l’écrasement dont vous parlez cachent aussi une pulsion de vie et un besoin de révolte.
Les génies torturés que j’ai évoqués ont réussi à sublimer cet écrasement par la création. Leur message est, en somme : « Vivons pour l’art et vivons pour créer. » C’est une philosophie qui me convient. Les gestes qui comptent dans la vie sont toujours ceux qui sont gratuits. Et c’est le propre de l’art. On laisse une trace absurde dans l’univers, aussi éphémère que celle d’un avion qui se désagrège en quelques heures dans le ciel. Mais on la veut jolie, intéressante, personnelle. Et pour cela, il faut énormément travailler et ne pas être amateur.
Amateur, vous ne l’êtes pas. Parfois, si. Il m’est arrivé, à cause de mon grand appétit, de faire trop de choses à la fois et de ne pas être assez préparé. La pire chose que l’on puisse me dire, c’est : « On a l’impression que tu prends beaucoup de plaisir. » Or, ce n’est pas mon plaisir qui compte, c’est celui du public. Je n’ai pas envie d’être un amateur éclairé. Si j’ose apporter ma petite pierre à un édifice, il faut qu’elle ait une certaine valeur.
Rassurez-moi, vous prenez quand même un peu de plaisir dans votre métier ?
Je prends énormément de plaisir dans la musique. Plus que dans mon métier d’acteur. Mais la musique est une maîtresse intransigeante. Si ça se passe bien, c’est sublime. Sinon on est totalement désespéré : on veut tout arrêter… mais on finit par recommencer le lendemain. Les plus fortes émotions de ma vie sont toujours liées à la musique. L’un de mes plus beaux souvenirs est d’avoir chanter les rôles de Pangloss et Voltaire dans Candide de Bernstein, mis en scène par Robert Carsen au Théâtre du Châtelet et à la Scala de Milan.
Effectivement, tout le monde ne peut pas dire : « J’ai chanté à la Scala de Milan! »
Quand j’étais un jeune acteur, pendant que les autres restaient au café pour discuter de façon
Konstantin Krimmel
À seulement vingt-huit ans, le jeune baryton germano-roumain Konstantin Krimmel compte parmi les chanteurs les plus prometteurs de sa génération. Après avoir remporté de nombreux concours, il a rejoint cet automne le prestigieux ensemble de l’Opéra de Munich. Salué par la critique, son premier album Saga (2019) propose un voyage envoûtant et troublant au fil de pièces de Robert Schumann, Franz Schubert et Carl Loewe inspirées par des récits issus des mythologies nordiques et germaniques. Il en présente plusieurs extraits à l’Opéra national du Rhin lors de la soirée « Ballades gothiques » dont il partage l’affiche avec Lambert Wilson. ©Marlene Ulrich
interminable sur l’avenir du théâtre, j’allais en cours de chant. J’ai agi pour pouvoir un jour vivre ce genre d’expérience. Il faut avoir les moyens de son rêve. Aujourd’hui, je me donne comme nouveau défi de chanter Bach. Souvent, les acteurs sont un peu paresseux, en France tout du moins. Dans les pays anglo-saxons, le système et les formations sont très différents. Les acteurs sont tenus de savoir faire plus de choses, pour une raison très simple : il y a beaucoup plus de candidats que de places. Il faut être prêt à tout, parce que c’est un « job » : si l’on vous propose une comédie musicale, il faut être capable de chanter. Cette mentalité anglo-saxonne vous mène finalement vers des activités qui vous étoffent et vous enrichissent. En France, il est plus facile de faire la moue et de se pincer le nez quand on est établi.
Est-ce qu’il y a un musicien, un compositeur ou un chanteur que vous aimeriez incarner un jour au cinéma ou au théâtre ?
J’ai toujours du mal à répondre à cette question… Heureusement, les gens ont des idées pour moi ! Je n’avais par exemple jamais songé à jouer de Gaulle ou Cousteau. Sans parler de les incarner à l’écran, il y a des compositeurs que j’aurais aimé rencontrer. J’aurais adoré rencontrer Ravel, Rachmaninov, Tchaïkovski… J’aurais eu deux ou trois choses à leur demander. J’ai aussi longtemps été obsédé par Puccini. Pour interpréter un personnage historique, il faut toujours un trait physique, quelque chose qui l’évoque ou vous en rapproche. Finalement, Rachmaninov ne serait pas si mal pour moi. Je suis toujours fasciné par ses portraits photographiques, avec son côté dépressif, son air grave, ses poches sous les yeux, son œil sombre, ses mains énormes… Il y a une telle douleur dans son visage. C’est un être entre deux époques : il est toujours dans la musique tonale mais refuse violemment l’atonalité. Quand j’étais adolescent, j’habitais avec mes parents à Clairefontaine-en-Yvelines – c’était bien avant l’installation de la Fédération française de football ! (Rires) Rachmaninov y a vécu quelques mois lors de son séjour en France, une période très difficile pour lui. La forêt aux alentours évoque un peu la forêt russe, avec ce mélange de bouleaux, de bruyère et de lande. J’aimais imaginer Rachmaninov marchant dans cette forêt, en train de composer un morceau qui serait né là-bas et que je connaîtrais par cœur… Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours eu l’impression d’avoir un lien avec lui, à cause de ce village.
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« Les gestes qui comptent dans la vie sont toujours ceux qui sont gratuits. Et c’est le propre de l’art. On laisse une trace absurde dans l’univers, aussi éphémère que celle d’un avion qui se désagrège en quelques heures dans le ciel. Mais on la veut jolie, intéressante, personnelle. Et pour cela, il faut énormément travailler. »