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ENSAS Pouvoir du lieu

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Maison les Muses

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PHILIPPE CIEREN POUVOIR DU LIEU

« La réalité physique de ce qui nous entoure, l’architecture, est la mémoire construite de l’action humaine. »

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Aldo Rossi

Architecte de formation, Philippe Cieren dirige désormais l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Strasbourg (ENSAS). De la préservation du patrimoine aux enjeux du bâti de demain en passant par le génie du lieu, il nous livre sa définition du métier d’architecte, entre pédagogie et poésie.

Directeur de l’ENSAS depuis février 2021, vous avez été auparavant inspecteur général de l’architecture et des espaces protégés, mais aussi architecte des Bâtiments de France de Paris. Comment se fondre désormais dans un projet d’ordre pédagogique ?

Avant tout, je suis architecte, le fil conducteur est là. C’est retour à la case départ quelque part : j’ai commencé ma carrière dans une école, je finirai ma carrière dans une école (rires). Finalement je trouvais ça assez joli, même si ce n’était pas prévu. Une carrière est faite de choix et de hasards, il y a des occasions qui se présentent, peut-être qu’il y a un fil rouge derrière plus ou moins inconscient qui fait que l’on va là, je pense qu’il y a les deux. Je suis assez joueur et plusieurs fois j’ai aimé les choix qui m’ont fait aller là où je n’avais pas prévu d’aller. On verra bien ! Cela fait maintenant un an et demi ; je suis arrivé en pleine fin de Covid, dans une ville, une région que je ne connaissais pas, où je n’avais aucune attache, c’était vraiment le plongeon complet dans une partie de la France que je n’avais jamais fréquentée. Je viens de Paris, l’Alsace m’a bien accueilli, la qualité de la vie ici est sans comparaison… Comme je le disais, le fil conducteur c’est d’être architecte. Si, après 15 ans de pratique, j’ai opté pour le ministère de la Culture, c’est aussi en rapport avec la notion de conduite de politique publique liée à l’architecture. À quoi former les architectes ? C’est un énorme enjeu que j’ai vu abordé pendant mes 20 ans de fonctionnaire sur les politiques publiques. Il y a un besoin, une nécessité absolue d’architecture dans tous les territoires, dans les villes et pour la société. Cette connaissance que j’ai pu avoir, à travers des dialogues avec des élus, des particuliers, des propriétaires, m’a amené à ce constat : l’architecte est plus que jamais indispensable à la marche du monde.

Comment former les architectes de demain aux défis sociétaux, économiques et écologiques auxquels ils devront faire face ?

Nous avons récemment fait un séminaire sur l’approche par les compétences et la façon d’organiser l’enseignement, ça a été l’occasion d’évoquer la question : « quels architectes pour demain ? ». C’est un sujet que l’on aborde aussi entre directeurs, nous sommes d’ailleurs en train de rédiger un manifeste à ce propos, pour les ministres. Une fois que l’on aura établi comment et pourquoi former des architectes, pour autant que l’on puisse le faire, il faudra décliner des moyens. Quand on voit les défis de demain sur la transition, aussi bien les défis techniques que sociétaux, on se dit qu’il est évident de former dès maintenant les jeunes étudiants en architecture, au management, à l’ingénierie, à la transition, au développement durable, aux évolutions de la société… Quand on parle avec les étudiants, on voit bien que sur ces problématiques, ils sont très curieux, très cultivés, mais aussi très inquiets… Il faut se dire aussi que ces problématiques-là peuvent changer, évoluer avec le temps. Donc, les former et leur donner des bases oui, des connaissances oui, mais j’ai envie de dire que former les architectes c’est surtout former les jeunes à mobiliser des connaissances pour en faire un outil de création de projets. C’est le sens des études en architecture : la formation au projet. Pour être capable de concevoir un projet, il faut au moins avoir deux blocs de bagages que sont la connaissance et la méthode. Les futurs architectes doivent être capables de comprendre et d’absorber toutes les contraintes d’un

Philippe Cieren, directeur de l’ENSAS.

projet et développer leur sens critique, leur capacité de discours, leur capacité à problématiser, et surtout à bâtir un discours critique au sens philosophique. C’est de cela qu’ils ont besoin, je crois, pour pouvoir argumenter leur projet, le défendre et même le développer.

Vous parlez de philosophie, la formation de l’architecte de demain passera peut-être par la transversalité ?

Oui, c’est d’ailleurs toujours le cas ! Être architecte m’a servi à faire de l’architecture au sens premier de mon métier,

« L’ARCHITECTE EST PLUS QUE JAMAIS INDISPENSABLE À LA MARCHE DU MONDE. »

mais cela m’a servi aussi à comprendre et à conduire des politiques publiques, y compris de modernisation. C’est une façon de raisonner en synthèse, en allant puiser de façon très transversale, dans tout, et j’en arrive à la conclusion que par rapport à un ingénieur qui, bien entendu, a un esprit de synthèse, l’architecte doit, lui, probablement faire face à un niveau de complexité supplémentaire car il doit synthétiser à partir de choses qui ne sont pas a priori synthétisables. Il doit fabriquer un projet qui, finalement, est la somme de toutes les contraintes. Les

« LA NOTION DE GRAND EST, C’EST POUR MOI LA PUISSANCE DU BASSIN RHÉNAN COMME TERRAIN DE JEU. »

contraintes sont qu’il y a un programme, un coût, une structure, un contexte géographique, des règles, des normes, il y a un usager, donc un contexte social… Il faut arriver à trouver quelque part le point moyen de synthétiser tout cela, d’imaginer l’objet qui va fonctionner pour tous ces problèmes-là et y rajouter un peu de génie, un peu de poésie. C’est ça le métier d’architecte. Je crois que ce qui est important aussi dans l’architecture, c’est le croisement entre des données palpables et des données beaucoup plus immatérielles, je pense ici à l’usage, à l’esprit du lieu, la capacité à faire une politesse d’un environnement urbain. Toute cette magie-là est très complexe. Dans Apprendre à voir l’architecture de Bruno Zevi, l’auteur différencie l’architecture de la sculpture, et dit qu’il y a une quatrième dimension à prendre en compte en architecture : le mouvement. En réalité, il s’agit du déplacement d’usagers autour et dedans. Je trouve cela intéressant d’introduire cette notion de déplacement en premier lieu. L’architecture n’est pas comme un tableau. Après il y a la question de l’usage ; qu’est-ce qui fait que dans tel hôpital les choses vont bien fonctionner, les chemins vont être faciles à trouver, on va se sentir bien, alors que dans l’autre on va se perdre, se sentir moins bien… Pourquoi ? Certains architectes ou maîtres d’ouvrage vont penser que les gens se sentent bien parce que c’est fonctionnel, mais cela ne suffit pas. Inversement, un architecte qui va se dire « si je crée des espaces très poétiques, les gens s’y sentiront bien » ne va pas réussir à produire un lieu fonctionnel. La poésie a ses limites quand on doit trouver son chemin dans un hôpital ! Il faut trouver le bon équilibre.

Votre prise de poste a coïncidé avec le centenaire de l’ENSAS. Quels sentiments cela vous inspire de vous inscrire dans un tel héritage ? Comment maintenir le dynamisme d’une telle institution ?

Un peu d’humilité d’abord car je suis arrivé après la bataille (rires). La majeure partie de la communication était faite à travers l’exposition et le très beau livre-catalogue qui décrit la façon dont cette sixième école régionale s’est implantée en 1921. Ce n’était pas pour rien à cette époque-là, quelque part il s’agissait de remettre le pied chez soi… Il y avait ce fameux article du décret de création qui fixe l’un des objectifs de l’école comme « rétablir le goût français », c’est assez osé. C’était faire aussi la pige à l’INSA (Institut National des Sciences Appliquées de Strasbourg – ndlr), qui était alors une école allemande, à l’époque de Guillaume II. Je trouve que l’ENSAS a bien prospéré. Ce qui prouve sa vigueur et son intérêt c’est qu’elle a quand même coexisté avec l’ancienne ENSAIS (INSA), dans des conditions très difficiles, avec l’ancien Palais du Rhin à moitié ruiné… Comme je le disais lors de l’inauguration : « rendez-vous dans 100 ans pour constater que l’École a toujours la même vigueur dans le territoire ». C’est ce que développe le catalogue : montrer l’École par ce qu’elle a produit sur le territoire. La relation entre l’École et l’Alsace est extrêmement puissante. Il faut garder à l’esprit que l’on travaille sur le bassin rhénan, en Alsace, en Allemagne, en Suisse… La notion de Grand Est, c’est pour moi la puissance du bassin rhénan comme terrain de jeu. Je souhaite faire aussi bien que mes prédécesseurs ; contribuer à ce que

l’École rayonne tout autant dans le terrain local. Je n’ai pas d’autre prétention, c’est déjà pas mal (rires). Le directeur d’une école aujourd’hui est loin d’être un démiurge, depuis 2018, il y a eu des réformes importantes, aujourd’hui mon patron c’est le Conseil d’Administration, je suis là pour proposer une stratégie, que le C.A. l’approuve ou l’amende, et la mettre en œuvre. Il faut construire ensemble et, surtout, avec les étudiants ! Je dis souvent que les étudiants sont notre clientèle, s’il n’y a pas d’étudiants, nous n’avons pas de raison d’être. Ce sont eux qui sont importants.

Le poète mexicain Octavio Paz voyait en l’architecture, « le témoin incorruptible de l’histoire ». Êtes-vous d’accord avec cette définition ?

Je trouve cette phrase passionnante. Au départ je suis architecte, mais aussi architecte du patrimoine, c’est plutôt cela la liaison. On voit bien ici la force du poète, être capable d’assembler trois mots en dégageant quelque chose d’une puissance phénoménale, dans laquelle on peut lire une quantité de choses. Ce qui est facile, c’est d’enlever « incorruptible » car alors il reste « témoin de l’histoire » ; on l’a compris, c’est l’aspect préservation, monuments historiques… toutes les notions de patrimoine, que l’on développe et que parfois même on galvaude. Mais ajouter « incorruptible », c’est génial ! Suis-je d’accord ou non avec cette définition ? Si on commence en étant un peu pessimiste, on peut réfléchir au mot « incorruptible ». L’auteur est Mexicain et dans des pays qui n’ont pas toujours connu des processus démocratiques aboutis, on pourrait se dire « non, je ne suis pas d’accord avec cette définition ». En effet, on voit bien qu’un certain nombre de conquérants ont voulu éradiquer des problématiques de mémoire en supprimant l’architecture, c’est notamment le cas pour une partie des civilisations précolombiennes au Mexique. Donc concernant la partie « incorruptible », je vais finalement dire non, parce que même si on arrive à détruire, à raser, à gommer des civilisations et son architecture, l’archéologie et l’iconographie permettent toujours de retrouver des traces. C’est une forme de pirouette, mais cela permet de conclure qu’il faut aller jusqu’à gommer l’architecture pour arriver à gommer une civilisation, ce qui prouve bien que l’architecture est un témoin…

Donc oui, « incorruptible » c’est dire qu’il y a quelque part une authenticité telle que l’on ne peut pas mentir. Mais, quand on fait de l’archéologie, on peut interpréter, on peut alors réinventer une histoire nationale à partir de l’urbain et de l’architecture. On revient toujours au fait que l’architecture est quelque chose de difficile à contourner, il faut la détruire pour créer un autre discours ou créer un autre discours à partir d’elle… Si on valide la définition, on part du principe que par « incorruptible » on entend qu’il y a un esprit du lieu intrinsèque, quelque chose qui ne ment pas. C’est cette âme, ce génie du lieu, qui dicte la transformation du bâtiment, indépendamment de tout ce que l’on veut y faire. Pour moi, la notion d’incorruptibilité se situe là, dans une forme éthérée de permanence. a

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