CARTAS DA GUERRA_20160215_Liberation [fr]

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La Berlinale, saison de migrations 15 février 2016 à 19:41

«Le droit au bonheur, le droit à un logement, à l’amour, le droit de choisir sa vie», le directeur de la Berlinale, Dieter Kosslick, n’a eu de cesse depuis le lancement du festival, jeudi, d’enfoncer le clou d’un soutien indéfectible à l’accueil des réfugiés. Les associations qui leur viennent en aide ont eu à leur disposition un millier de tickets à distribuer et parmi les camionnettes de street food garée aux alentours du palais du festival, l’une est tenue par des migrants de fraîche date. La ville de Berlin a comptabilisé l’arrivée sur son territoire de quelque 80 000 personnes en 2015. Côté star-system en état de mobilisation VIP, George Clooney, venu pour la projection du film d’ouverture Ave, César ! des frères Coen, a rencontré Angela Merkel et David Miliband, président de l’International Rescue Committee. L’artiste chinois Ai Weiwei, présent à la projection des Coen, a festonné la façade du Konzerthaus avec 14 000 gilets de sauvetage orange donnés par les autorités grecques.

Les enfants de Wang Bing C’est dans la sélection parallèle Forum qu’on a pu voir Ta’ang, le plus saisissant documentaire sur la condition migrante. Le cinéaste chinois Wang Bing, à qui l’on doit quelques chefs-d’œuvre tels qu’A l’ouest des rails, les Trois Soeurs du Yunnan et récemment A la folie, se rend dans la région frontalière entre la Chine et la Birmanie, où se trouvent différents camps de réfugiés de l’ethnie Ta’ang installés dans la vallée côté chinois. Les Ta’ang sont une des minorités de cette fraction du Triangle d’or, des villageois montagnards pris au piège des intérêts du gouvernement birman dans la région, entre richesse du sol en matières premières et connivences avec les mafias de la drogue. Un front armé de libération des Ta’ang, dont les rangs depuis vingt ans n’ont cessé de grossir, lutte périodiquement contre les troupes régulières de l’armée birmane, et les villageois n’ont souvent d’autres choix que de prendre leurs jambes à leur cou, emportant le minimum nécessaire et dévalant la montagne par les chemins boueux pour s’entasser en bas, sous bonne garde de militaires chinois qui les méprisent et ne s’occupent d’eux qu’à contrecœur. Dès la première image, on voit d’ailleurs un soldat chinois donner un coup de pied à une femme assise entourée d’une myriade d’enfants. Fidèle à sa manière immersive, Wang Bing n’interroge pas, ne commente pas, il observe, absorbe la matière pure du temps qui s’écoule dans l’attente et la désorientation. L’unique téléphone portable passe de main en main pour essayer de comprendre où se trouvent les différents membres dispersés d’une même famille. Les nuits se passent à se remémorer collectivement les épuisantes marches hagardes et la crainte de tomber sur une patrouille en arme. Une bonne partie de Ta’ang est nocturne, et Wang Bing se concentre sur les visages baignés de la chaude lumière des feux de camp avec, comme dans les Trois Soeurs, une attention éperdue aux enfants. Le film devient sublime quand deux réfugiés sourds-muets se racontent des anecdotes en langage des signes, réveillant d’un geste protecteur de la main la flamme d’une bougie, seul moyen pour eux de continuer à se parler puisqu’ils ne peuvent échanger dans l’obscurité complète.

Le Psychopathe de Kurosawa Il est un peu navrant que Dieter Kosslick n’ait pas pris le film de Wang Bing en compétition, de même qu’il a jugé malin de mettre le nouveau Kiyoshi Kurosawa, Creepy, en soirée spéciale. Il suffit pourtant des dix premières minutes du film pour comprendre à quel point l’inspiration de Kurosawa (Tokyo Sonata, Shokuzai, Vers l’autre rive…) est dans une forme éblouissante, trouvant dans la relecture de motifs de genre souvent éculés (ici la figure du serial killer) de constantes ressources de pure mise en scène.

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Le détective Koichi Takakura est devenu professeur de criminologie après une confrontation avec un jeune psychopathe qui a tourné à la prise d’otage sanglante dans les locaux mêmes de la police. Installés dans un nouveau quartier, Takakura et sa femme, Yasuko, se livrent à des visites de courtoisie chez leurs voisins. Mal accueillis partout, ils finissent quand même par parler avec le bizarre M. Nishino, alternant sautes d’humeur et déclarations contradictoires, signes de bienvenue et menaces. Peu à peu, toutes les situations familières se dérèglent en une psychopathologie de la vie quotidienne. L’antre du criminel devient dans la dernière partie un lieu qui aimante irrésistiblement les différents protagonistes au point qu’ils y pénètrent tous désarmés, s’offrant en quelque sorte comme prochaine victime à un serial killer qui s’honore par ailleurs de ne jamais tuer lui-même !

Les Convulsions de Nichols Nettement plus commenté et attendu, le Midnight Special de Jeff Nichols était un des premiers événements de la compétition berlinoise. Il avait été question que le film puisse être présenté à Cannes l’an dernier, puis finalement non, il est resté bien au chaud dans les tiroirs de la Warner qui n’avait pas l’air trop pressée de le dévoiler. Nichols aura eu le temps de monter un autre projet depuis, intitulé Loving, inspiré d’une affaire réelle, la lutte d’un couple, en Virginie dans les années 60, jeté en prison pendant un an parce qu’il était blanc et elle noire. A la conférence de presse, Jeff Nichols a raconté qu’il avait eu l’idée de Midnight Special après un épisode traumatique où il a cru voir mourir son bébé pris de convulsions. Transcrit dans le langage de la fiction américaine, cet événement devient la fuite d’un père, Roy Tomlin (Michael Shannon), kidnappant son fils Alton (Jaeden Lieberher), élevé depuis deux ans par une communauté sectaire dirigée par un gourou (Sam Shepard). Le gamin a révélé des dons surnaturels qui s’expriment en crises sporadiques, ses yeux lançant alors des faisceaux lumineux destructeurs. Il dit appartenir à une humanité supérieure qu’il lui faut rejoindre car ses jours terrestres sont désormais comptés. Après Take Shelter et Mud, Jeff Nichols était censé aborder avec Midnight Special un terrain plus immédiatement mainstream, lui-même citant volontiers Steven Spielberg et son Rencontre du troisième type pour modèle. A l’arrivée, le film paraît excessivement fabriqué dans son minimalisme même. Nichols semble avoir éliminé peu à peu tous les éléments de contexte, de psychologie et de dramaturgie pour se focaliser sur un canevas mystique d’inexorable quête et la réalisation d’une prophétie lumineuse dont cet enfant lunaire serait le nouveau messie. Sauf à jouir du contre-pied au système obèse hollywoodien qui réclamerait bien entendu plus d’actions, de mots, de coups de théâtre et d’effets spéciaux, on a quand même l’impression d’un truc très mal ajusté - disons, du Twilight Zone qui aurait avalé du Tarkovski de travers - entre la gravité du cinéaste et la naïveté de son scénario, sans parler du manque d’imagination de son dénouement que le fan-club pâmé a immédiatement vu comme un exploit déceptif.

La Prétention de Ferreira Enfin, faisons un sort à Cartas da Guerra d’Ivo M. Ferreira, présenté en compétition, qui essaie de tirer son épingle du jeu après le succès de Tabou de Miguel Gomes, primé à Berlin en 2012 : même noir et blanc, même situation coloniale (chez Gomes le Mozambique, ici l’Angola) et même boîte de production (O Som e a Fúria). S’inspirant des lettres écrites par António Lobo Antunes à sa femme enceinte restée à Lisbonne alors qu’il est médecin militaire pendant la guerre d’Angola, entre 1971 et 1973, le film opère la synthèse du pensum poétique et du défilé de mode (les acteurs ont l’air d’avoir été choisis par un styliste en chaleur). Avec une prétention crâneuse à ne pas croire, de surcroît, roulant des mécaniques à l’image tandis qu’une voix off féminine débite en tranche d’horripilantes méditations sur les états d’âme de l’intellectuel en tricot de peau, fasciné par les excès de l’Afrique éternelle mais s’enfonçant dans le cœur des ténèbres d’un conflit impérialiste absurde. Didier Péron Envoyé spécial à Berlin

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