Les quatre gauguin strasbourg pour blog

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Les Gauguin de Strasbourg

prĂŠsentĂŠs par Othon Printz


Autoportrait Portrait d’homme « …Quant à moi, il me semble par moments que je suis fou et cependant, plus je réfléchis, le soir dans mon lit, plus je crois avoir raison… » Lettre de Gauguin à Schuffenecker


« Autoportrait - Portrait d’un homme » Cet autoportrait de Gauguin, peu connu, est l’un des plus étonnants que le peintre nous ait livré.

Dans une belle notice, publiée à l’occasion d’une exposition intitulée « Le Portrait dans les Musées de Strasbourg », Roland Recht et Marie-Jeanne Geyer l’évoquent en ces termes : « Le visage - dont la partie supérieure au-dessus des sourcils, est remplacée par l’étude agrandie d’un 3ème œil - n’est évoquée que par une ligne nette, très appuyée par endroits…Il y a dans le dessin de Strasbourg, aussi simplifié soit-il, dans toute la dureté sans concession du visage esquissé, le même pouvoir d’émotion et d’expression que dans [d’autres] autoportraits… »1 Les auteurs estiment que ce dessin, non daté, a été réalisé, soit à la fin de l’année 1888, soit au cours de l’année 1890, c’est à dire à des moments où Gauguin a été hébergé à Paris par la famille Schuffenecker. En effet au revers de cet autoportrait on découvre un autre croquis, au crayon, d’un homme barbu qui pourrait être, d’après Recht et Geyer, Emile Schuffenecker. Curieusement, les deux auteurs n’évoquent pas le visage de femme que l’on devine en arrière plan, ni l’étonnant petit cœur, il est vrai, à peine perceptible. Pour nous ces deux éléments pourraient être la clé de la compréhension de L’Autoportrait –Portrait d’un homme. Les liens entre Gauguin et Schuffenecker commencent à être de mieux en mieux connus. Sans entrer dans les détails, retenons que les deux hommes se sont connus comme employés à l’Agence de Change Bertin. Leur goût pour la peinture les a rapprochés dès l’année 1872. Par 1

Roland Recht et Marie-Jeanne Geyer, A qui ressemblons-nous ? Le Portrait dans les Musées de Strasbourg, Les Musées de la Ville de Strasbourg, 1988, p. 210


ailleurs, Mette, l’épouse de Gauguin, et Louise, la femme de Schuffenecker étaient également fort proches. On sait aussi que malgré la générosité d’Emile Schuffenecker à l’égard de Gauguin, ce dernier a souvent affiché de la condescendance, voire du mépris vis à vis de son collègue. On sait enfin que Gauguin a essayé de séduire, peut-être avec succès, Louise Schuffenecker, ce qui a conduit, fin février 1891, à une rupture, au moins temporaire, entre les deux peintres. Quant à Louise, qui a servi à plusieurs reprises comme modèle à Gauguin, elle a difficilement supporté le départ de celui-ci à Tahiti. Après son divorce avec Emile, elle a mis fin à ses jours en se jetant dans la Seine. Revenant à l’analyse de l’Autoportrait on remarque, outre le 3ème œil, un second nez et même l’esquisse d’une oreille supplémentaire. On ne peut s’empêcher de penser que ces données sont présentes à la fois dans l’hindouisme et le bouddhisme mais aussi dans la kabbale juive. Elles expriment les chose que l’on peut voir, sentir et entendre au-delà des apparences. Or à partir de 1889, sous l’influence de Jacob Meyer de Haan, Gauguin et Schuffenecker se sont beaucoup intéressés au bouddhisme, à l’interprétation kabbalistique de l’Ancien Testament et plus généralement aux sciences occultes. Le premier s’en détournera mais le second deviendra un adepte de la Rose-Croix. On peut donc estimer, pour conclure, que Gauguin ait voulu montrer qu’à travers ses capacités de perception extrasensorielles, il a deviné ce qui se passe, au-delà des apparences dans le cœur de Louise et d’Emile Schuffenecker. Ces croquis se situeraient, dans ce cas, à la fin de l’année 1890, peu de temps avant le renvoi de Gauguin par son ami.


Une sculpture de Gauguin

« La Toilette »

«… te rappelles-tu quand tu me disais que tu serais ma femme: je souris quelquefois dans mon souvenir à ta naïve pensée… » Lettre de Paul Gauguin à sa fille Aline


Une sculpture de Gauguin

« La Toilette » Parmi les quatre oeuvres de Gauguin conservées au Musée d'Art moderne et contemporain de Strasbourg une très jolie planche sculptée appelée La Toilette est la seule qui soit à la fois signée, datée et dédicacée. Dans un livre récent consacré à Gauguin sculpteur, cette réalisation est présentée « dans sa saveur âpre et originale » comme un « relief très bas, taillé tout en douceur dans une planche en poirier…au sujet authentiquement naturaliste, mais également gracieux et potentiellement symboliste ».1 Nous partirons de cette très juste description pour analyser l’œuvre.

Planchette de bois de poirier de 34 x 55 x 7 cm

« taillé…dans une planche de poirier ... » L’origine de l’amour de Gauguin pour la taille du bois est à rechercher dans sa prime jeunesse. Quelques mois avant sa mort, dans sa case marquisienne, il évoque ce don inné pour la sculpture : « …je travaillais avec un couteau et sculptais des manches de poignard…une vielle femme de nos amies s’écriait avec admiration : ‘Ce sera un grand sculpteur’ ! Malheureusement cette femme ne fut pas prophète ».2 Gauguin a acquis une certaine technique de la sculpture, autant sur marbre que sur bois, parallèlement à ses débuts en peinture, dans un atelier bien identifié : « au 74 de la rue des Fourneaux à Paris où vivaient et travaillaient de nombreux artistes : Dalon, Aubé, Bouillot et Rodin ».3 Datée de 1882, La Toilette remonte à une époque où Gauguin était encore, pour peu de 1

Laurence Madeline Ultra-sauvage, Gauguin sculpteur, édition Adam Biro, Paris, 2002 pp. 55-57. Paul Gauguin, Avant et Après, Taravao, Tahiti, 1989, p. 204. 3 Laurence Madeline, opus cité, p. 17. 2


temps, artiste amateur, employé à Paris dans une Agence de Change.4 De cette même année, nous connaissons de lui 14 toiles : trois portraits dont le Portrait double du sculpteur Aubé (1837 à 1916) et de son fils ; sept paysages ; trois natures mortes et une peinture représentant la famille de l'artiste dans le jardin de sa demeure, rue Carcel.

Portrait double du sculpteur Aubé et de son fils, 1882, Collection du Petit Palais, Paris, La Dame en Promenade, 1880, collection particulière

A notre connaissance La Toilette est la seconde oeuvre significative de Gauguin entièrement sculptée dans du bois, la première étant La Dame en Promenade appelée aussi La Petite Parisienne, réalisée en 1880. L'utilisation de bois de poirier (probablement pyrus pyraster, communément appelé poirier sauvage) est un élément significatif. Il s'agit d'un bois décrit comme « dur, pesant, compacte, d'un grain très fin et de couleur rougeâtre. Il prend un beau poli et n’est point sujet à être piqué par les insectes... Il est utilisé dans la fabrication de flûtes à bec ».5 Le recours à une essence noble et difficile à travailler révèle l'importance que Gauguin a accordé dès cette époque au choix du bois pour ses sculptures. Bien plus tard, il s'aventura avec un ami polynésien dans la montagne à la recherche d'un bois de rose,6 celui que les anciens maoris utilisaient pour sculpter les idoles de leur panthéon. Plus tard encore, aux îles Marquises, les sculptures sur bois ornant la Maison de jouir seront en bois de séquoia7 et prendront pour Gauguin une dimension quasi mystique. 4

Pour Gauguin 1882 est l’année de toutes les hésitations. Doit-il devenir peintre à plein temps ? Dans une grande partie des lettres adressées à Pissarro il évoque le problème. Ainsi, dans un courrier de la fin 1882, il écrit : « Mes affaires sont bien bas et l’avenir ne me paraît pas brillant ; vous comprenez aussi qu’avec l’âge qui vient on ne peut suivre 2 choses à la fois comme au moment de la jeunesse. Mon esprit est tout en rêves en observations de la nature en désirs de travail et petit à petit j’oublie les affaires ou plutôt la manière de les faire. Quant à abandonner une minute la peinture Jamais ! Mais il est temps que j’arrive à une solution, cette force de vitalité qui me permets de travailler en ce moment disparaîtra ou s’usera ». Correspondance de Paul Gauguin, Victor Merlhès, Fondation SingerPolignac, Paris, 1984. p 35. 5 Selon l’ancienne, et toujours précieuse Encyclopédie du dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers publiée entre 1751 et 1772, page 12882. 6 Paul Gauguin, Noa Noa dans Oviri, Ecrits d’un sauvage, Gallimard, 1974, pp. 111 à 115 7 Voir Bois de la maison du Jouir, site Internet du Musée d’Orsay. Cette essence n’existant ni à Tahiti ni aux Marquises, Gauguin a du la faire venir des Etats-Unis.

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Dans le cas de La Toilette, il est tentant de voir dans le recours de Gauguin au poirier sauvage , une anticipation inconsciente de son futur choix de vie : devenir lui-même un sauvage…

Une sculpture dédiée « A l’ami Pissarro » L'oeuvre est dédiée et remise en cadeau à celui que Gauguin appelle son « ami Pissarro ». Avant de devenir l'ami, Pissarro a été non seulement le maître de Gauguin mais celui qui est, pour une très grande part, à l'origine de sa vocation artistique. Les deux hommes se sont rencontrés au début des années 1870 dans la maison de Gustave Arosa, collectionneur d'art, ami de Pissarro mais aussi tuteur de Gauguin. Le lien entre maître et élève s'exprime de façon éclatante dans le célèbre portrait double, réalisé également en 1882, où Pissarro a dessiné au fusain le portrait de Gauguin et Gauguin aux crayons de couleur celui du Pissarro. Deux points qui n'ont, à notre connaissance, guère été mentionnés, peuvent avoir renforcé la grande complicité qui a uni les deux artistes durant les premières années de Camille Pissarro, Paul Gauguin, Portrait double, 1882, leur rencontre. Musée d’Orsay, Paris D’une part, Pissarro est né en 1830 à Saint-Thomas, une île des Caraïbes, alors colonie danoise. Il y a grandi et n'a jamais tout à fait perdu le souvenir de ces tropiques qui ont tant hanté Gauguin depuis sa jeunesse au Pérou jusqu’à sa mort aux Marquises. D’autre part, tout en habitant essentiellement en France, Pissarro gardera, sa vie durant, sa nationalité danoise d’origine. Or Mette, la femme de Gauguin, était également danoise. Pissarro était fier et impressionné par le travail de sculpteur de Gauguin. C’est à lui, et non à Degas, qu’il s’est adressé pour obtenir des conseils pour ses propres sculptures. Dans un courrier, daté de la fin du mois d’octobre 1882, nous trouvons cette réponse à une question dont la formulation par le maître ne nous est pas connue : « Décidément la manie de la sculpture se développe. Degas fait (il paraît) des chevaux en sculpture et vous faites des vaches ; vous me demandez des renseignements sur les maquettes en fer, mais, mon pauvre ami, je n’en sais pas plus long que vous. J’arrange cela au mieux de mes intérêts P Pissarro, Gauguin sculptant, crayon, 1882, comme je peux et presque toujours mal. Nationalmuseum, Stockholm Je crois cependant que ce qui vous serait commode ce serait d’acheter de ces petits tuyaux en fer blanc que l’on prend pour les 3


sonneries pneumatiques. Vous tordez cela comme vous voulez et cela tient assez solidement avec beaucoup moins d’élasticité que le fil de fer. Bien entendu que vous ne faites que le corps principal sinon c’est en effet toute une science que de modeler en fil de fer ».8 Par ailleurs, hommage particulier, un jour, pendant que l’élève sculptait, le maître en a fait un croquis. Ce dessin au crayon est conservé au Nationalmuseum de Stockholm. Jusqu’en 2006 le croquis était intitulé Gauguin gravant « La Dame en Promenade » et daté de 1880. 9 Cette proposition est aujourd’hui mise en doute. Dans un ouvrage fondamental publié par l’Institut Wildenstein en 2005, consacré à Pissarro : catalogue critique des peintures10, le titre se réduit à Gauguin sculptant, dessin réalisé vers 1882. Quoique non documenté, ce changement nous semble correcte. Rien, en effet, ne permet d’affirmer que Gauguin sculpte La Dame en Promenade, élément retenu pour la datation. Par ailleurs, les débats entre Pissarro et Gauguin sur le thème de la sculpture, apparaissent uniquement dans les échanges de correspondance de l’année 1882. La datation proposée par le Nationalmuseum de Stockholm part d’un autre point de vue. Voici ce que nous a communiqué Per Hedström, conservateur chargé des oeuvres du XIXème siècle, que nous voulons ici remercier chaleureusement pour son aide : « Le dessin de Pissarro se trouve sur une feuille d'un carnet de croquis de Gauguin que nous avons acquis en 1936. Le portrait n'est pas daté, mais il a été probablement exécuté vers 1880. Cette datation, approximative, est fondée sur les autres dessins contenus dans le carnet de croquis, à savoir plusieurs portraits de ses enfants que Gauguin a réalisé de la fin des années 1870 au début des années 1880 ».

Grâce à cet apport on peut imaginer le contexte dans lequel Gauguin a réalisé La Toilette. Pissarro est venu voir son élève, ce qui arriva fréquemment au cours de l’année 1882, en particulier lorsque le maître venait de Pontoise pour consulter son médecin à Paris.11 Plein d’admiration pour le travail de sculpture de Gauguin, Pissarro a pris le carnet de celui-ci et, ”en deux temps trois mouvements”, a fixé la scène, dans le même esprit que la réalisation du Portrait Double. Tout fier de l’hommage reçu, Gauguin, s’inspirant de Degas et de Corrot, s’est mis à graver dans le bois une enfant faisant sa toilette, dans l’intention de l’offrir à Pissarro. C’est probablement Mette qui a porté La Toilette à Pontoise : « Ma femme doit aller aujourd’hui même vous voir et peut-être à l’heure qu’il est elle est chez vous » écrit Gauguin à Pissarro dans un courrier daté de fin ocobre/début novembre 1882 12. Pissarro a complimenté, sans doute avec beaucoup de chaleur, le travail de son élève. Nous ne connaissons pas les termes des félicitations, mais voici la réponse de Gauguin à Pissarro: « Je suis tout confus et rouge en lisant vos compliments à propos du bois que je vous ai envoyé ; je suis heureux qu’il vous plaise… » et d’ajouter, dans son genre et son style, si souvent donneur de leçons : « Vous vous trompez singulièrement quand vous croyez qu’on peut gagner de l’argent avec de la sculpture sur bois ( j’entends de la sculpture intelligente). Erreur ! » 13 Un peu plus loin nous verrons cependant comment Gauguin reprendra sur le cadeau offert à Pissarro et arrivera à monnayer très correctement sa sculpture !

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Merlhès, opus cité p. 34. C’est encore le cas dans l’ouvrage de référence de Laurance Madeline publié en 2002, opus cité p. 48. 10 Pissarro : catalogue critique des peintures. Publié en 3 volumes dans le cadre de l’Institut Wildenstein par Joachim Pissarro et Claire Durand-Ruel Snollaerts, avec la collaboration de Alexia de Buffévent, Annie Champié ; traduction... Mark Hutchinson, Michael Taylor, Skira, Paris, Milan, 2005. 11 Voir, parmi d’autres témoignages, une lettre de Gauguin à Pissarro datée de fin juillet 1882. Merlhès, opus cité p. 32. 12 Merlhès, opus cité p. 34 13 Merlhès, lettre du 9 novembre 1882, opus cité p. 35 9

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Une œuvre « authentiquement naturaliste » … Dans un ouvrage éclairant, richement illustré, intitulé L’impressionnisme ou l'oeil naturel, Isabelle Cahn montre que c'est l'oeil du peintre plus que son esprit qui est « impressionné » par son sujet, faisant de ces artistes des naturalistes.14 Appliquant ce constat à La Toilette, on peut estimer que la tendresse que reflète cette sculpture n'a pas empêché « l'œil » de Gauguin d'être « impressionné » par les proportions du corps de l'enfant, assis nu, à même le sol, à l’ombre d’un arbre (pommier ou poirier ?), brossant ses cheveux. Sur cette base il nous paraît légitime d’étudier quelques éléments anthropométriques qui caractérisent la sculpture. Ce travail a d’ailleurs été entrepris par Gauguin lui-même comme en témoigne une esquisse conservée à l’Institut des Arts de Chicago.

Paul Gauguin, étude au crayon, pour La Jardinière, (?), The Art Institute of Chicago, Arthur Heun Fund

Remarque : Il n’est pas possible de dire avec certitude si Gauguin a réalisé cette esquisse pour la sculpture sur bois de La Toilette ou pour la reprise de la même sculpture, vers 1886, en collaboration avec Chapelet, pour créer un coffret en céramique. Cette réalisation, polychrome, comporte sur une face une Bergère Bretonne et sur l’autre La Toilette. Nous n’avons, malheureusement, pas trouvé de reproduction couleur de cette seconde face.

La Jardinière. Céramique avec barbotine, partiellement émaillée, 1886-1887, 25x40x22 cm, Collection particulière. La photo couleur provient de l’ouvrage de Laurence Madeline, opus cité p. 59 et la photo en noir et blanc d’un article publié par Merete Bodelsen, Gauguin Studies, The Burlington Magazine, n° 769 Avril 1967, p. 71. 14

Isabelle Cahn, L’impressionnisme ou l’œil naturel, Paris, Editions du Chêne, 2005

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La prise en compte de plusieurs mensurations, à partir de l’esquisse et de la sculpture elle-même, (longueur comparée des membres supérieurs et inférieurs, rapports entre les dimensions du tronc et de la tête, comparaison mains/pieds) permet de faire une constatation intéressante quant à l'âge du sujet représenté : il s’agit d’un enfant de sexe féminin dont l’âge théorique est de 6 ans. Cette constatation nous amène à poser la question du modèle utilisé par Gauguin pour réaliser La Toilette. Merlhèse 15 pense avoir trouvé ce modèle. Il s’agit, pour lui, d’une jeune adolescente qui a posé, non seulement pour La Toilette, mais aussi pour un pastel, également réalisé en 1882, que nous reproduisons ci-contre. Il suggère encore que le même modèle a pu servir à un peintre du nom de Zandomeneghi. Nous savons par ses lettres que Gauguin a peu apprécié ce collègue. Malheureusement, Merlèse, si précis par ailleurs, ne fournit ici aucun argument étayant sa proposition. Il n’indique pas non plus le lieu où ce pastel est conservé. Pour notre part, nous formulons une autre hypothèse.

Le modèle choisi par Gauguin qui n’est, nous l’avons vu, non pas une adolescente mais une enfant, pourrait être la propre fille du peintre, Aline, qu’il affectionnait particulièrement. Certes, Aline, née en 1877, n’avait que 5 ans en 1882. Mais, à plusieurs reprises ses parents la disaient fort développée pour son âge. Le visage de l’enfant, caché par sa main et la brosse, est difficilement identifiable mais la longueur des cheveux pourrait donner quelques indications. Le thème des cheveux d’Aline a fait couler pas mal d'encre.16 A témoin ce commentaire de Georges Wildenstein d’un tableau de 1882, qui montre la famille du peintre dans le jardin de la rue Carcel : «D'après l'indication donnée par Pola Gauguin à M. Malingue, ce tableau représenterait Mette, Clovis, 3 ans, et Aline, 5 ans et, dans la voiture, Jean. Or Jean est né en avril 1881, ce qui permettrait de dater ce tableau probablement de 1882 et non de 1881 comme l'indique le catalogue de l'Exposition de Copenhague de 1893.On peut s'étonner que ce soit la petite fille qui ait les cheveux courts et le garçon les cheveux longs. Mais dans le tableau n° 51, que l’on dit être le portrait d’Aline, l’enfant a aussi les cheveux courts ainsi que dans celui de 1885, n° 82. Les noms d’Emile (8 ans), Aline (5ans) et de Jean (1an) seraient plus vraisemblables et correspondraient mieux à l'aspect physique des enfants ». Mais, sans y croire, Wildenstein ajoute : « …respectons les indications de Pola Gauguin ». Commentant deux autres tableaux ( W n° 81 et W n° 81 bis), qu’il date de 1883, montrant, le premier, un enfant endormi intitulé et le second une tête d’enfant, Wildenstein écrit encore : « L’enfant semble être le même (cheveux clairs et longs) à peine plus âgé que celui figurant dans ‘La Famille du peintre’ ». Voici la reproduction de ces deux portraits que Wildenstein ne connaît qu’à travers des photographies.

La famille de Gauguin dans le jardin de la rue Carcel(détail) Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhage, 1882 15

Correspondance de Paul Gauguin opus cité pp 36 et 369 note 80 En 1890 Gauguin se préoccupera encore des cheveux de ses enfants. Dans une lettre à sa femme il écrit : « Dans cette photo Aline n’est pas des plus intéressantes avec ses cheveux demi-courts. Il vaudrait mieux les lui couper courts jusqu’à 15 ans et par contre en laisser plus à Clovis… » Lettres à sa femme et à ses amis, p. 209 16

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W n° 81

W n° 81 bis

Un autre argument plaide en faveur du choix d’Aline comme modèle. Nous avons vu plus haut que le dessin de Pissarro, qui montre Gauguin sculptant, se trouve dans un cahier qui comporte de nombreux portraits des enfants du peintre. Ainsi, sur sept feuilles17 du carnet on trouve des croquis qui sont identifiés comme des portraits d'Aline. L’âge de la fillette s’échelonne d’environs 2 ans à environs 6 ans, selon les indications du conservateur du Musée National de Stockholm qui ajoute : « Là où l’enfant paraît avoir 6 ans les cheveux sont plus longs, dépassant quelque peu le niveau des oreilles ». Enfin, argument à nos yeux définitif, Gauguin a réalisé un double portrait d’Aline en 1883 qui a l’avantage d’être signé et daté. Les cheveux y sont incontestablement longs et un air de proximité avec la La Toilette ne peut être écarté.

Double Portrait d’Aline Gauguin Signé et daté « P. Gauguin, 83 » Collection privée, New York

En rapprochant tous ces éléments, l’hypothèse qu’Aline ait été le modèle choisi par Gauguin pour sa sculpture, se trouve, à notre avis, renforcée.

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Il s’agit, selon Per Hedström du Musée National de Stockholm des feuilles n ° 6 Recto, 14 verso, 17 recto, 18 verso, 19 verso, 21 verso, 36 verso. Mais le conservateur ajoute : « Cependant, je suis sûr que certaines de ces identifications pourraient être remises en question ».

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Une œuvre « potentiellement symboliste »… Les principes de la peinture symbolique seront formulés par Albert Aurier à partir de 1890, en partant de l’œuvre de Gauguin précisément. Même si La Toilette est bien antérieure à cette date on perçoit qu’elle « annonce les sculptures primitives qui marqueront les séjours de Gauguin dans le Pacifique »18. On sent aussi pointer chez l’artiste « cette transcendantale émotivité, si grande et si précieuse, qui fait frissonner l’âme devant le drame ondoyant des abstractions ».19 Quant au contenu, si simple, d’une enfant sous un arbre, se brossant les cheveux, il évoque pour nous par son innocence une image de paradis. Nous verrons ultérieurement combien le thème de la recherche du paradis perdu hantera Gauguin. Plusieurs des ses célèbres Eves seront gravées ou peintes à l’ombre d’un arbre. Ici nous nous situons avant la chute, avant la consommation du fruit défendu. La petite fille n’a pas, pour reprendre les termes du livre biblique de la Genèse « honte d’être nue ». Pourtant, en nous montrant l’enfant qui se coiffe pour être belle, on peut se demander si l’artiste ne veut pas signifier ce que Freud appellera « la naissance et la constitution du désir inconscient ».20 Le symbolisme dans l’œuvre de Gauguin éclatera, dans toute sa vigueur, dans deux autres productions artistiques conservées à Strasbourg. Paradis Perdu, Gravure sur bois Avant d’aborder leur évocation, nous voudrions, Art Museum, Saint Louis, Missouri, 1902 pour conclure cette étude, citer un extrait d’une lettre adressée le 14 août 1888 par Gauguin à Schuffenecker : « L’art est une abstraction, c’est le moyen de monter vers Dieu en faisant comme notre divin maître, créer ». Si l’enfant sculpté par Gauguin est l’un des siens, il l’aura doublement créé : une première fois en le concevant avec Mette, son épouse, et une seconde fois en lui donnant forme dans le bois. Mais, quoiqu’il en soit, nous retiendrons dès ce travail de 1872, le propos éclairant de Belinda Thomson appliqué à l’ensemble de l’œuvre de Gauguin : « Il travaillait toujours dans le sens de la simplification ; il laissait souvent la vraisemblance ou non d'un portrait un peu ambigu, volontairement, et lui donnait moins d'importance qu’à l'aspect monumental et typique de l'être ». 21

Petite histoire de « La Toilette »

Nous retrouvons la sculpture offerte par Gauguin à Pissarro en 1886 lors de la 8ème exposition impressionniste de Paris qui s’est tenue 15 mai au 15 juin. Il aura sans doute fallu l’intervention du graveur Félix Bracquemont (1833-1914) et du céramiste Ernest Chapelet (1835-1909), pour que cette œuvre soit, au dernier moment, retenue. En effet, elle ne figure pas dans le catalogue de l’exposition qui mentionne 19 tableaux de Gauguin. Par ailleurs, dans une lettre d’une extrême brièveté, écrite au début du mois de mai 1886, Gauguin s’adresse ainsi à son maître : 18

Margaret Pfenninger, Les collections du Musée d'Art moderne et contemporain de la ville de Strasbourg, Strasbourg, Editions des Musées de la ville de Strasbourg, 2008, p. 53 19

Albert Aurier On peut lire à ce sujet l’ouvrage du psychanalyste strasbourgeois Jean-Richard Freymann, La Naissance du désir, Eres, 2005. 21 Citation d’un courriel que nous avons reçu le 29 juillet 2009. Nous remercions infiniment cette grande spécialiste de Gauguin pour son amicale correspondance. 20

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Mon cher Pissarro, Vous serez bien aimable quand vous enverrez vos tableaux à l’Exposition d’y ajouter le petit bas-relief en bois que vous avez de moi. Je désire l’exposer à moins que vous n’y trouviez inconvénient. Bien à vous Paul Gauguin Malgré cette entrée en catimini, la petite sculpture retiendra néanmoins l’attention de quelques critiques. Ainsi, Jean Ajalbert, dans La Revue Moderne du 20 juin 1886 la trouvera « d’une simplicité d’idylle ». Par contre dans La Contemporaine ( t. 4, n°4, 1886) Paul Adam parle d’une sculpture sur bois de Gauguin présentant « un être émacié et bizarre ». Enfin, Félix Fénéon, dans La Vogue ( n° 8, 13-20juin 1886) écrit : « En 1881, M. Gauguin, en même temps que M. Degas sa Petite Danseuse de cire, montrait une figure en bois colorié (Dame en Promenade) et un médaillon (la Chanteuse) ; cette année sur du poirier que nous avons le regret de voir monochrome, sa femme nue s’enlève en demi-relief, la main aux cheveux, assise rectangulairement dans un paysage ; c’est d’un modelé sincère et délicat, et certainement l’un des attraits de ces salles. Espérons qu’aux expositions prochaines nous seront présentés des spécimens de sculptures polychromes… » Qu’est devenue la sculpture après l’exposition ? Pissarro, dont les liens avec Gauguin sont devenus de plus en plus conflictuels, n’a-t-il pas voulu reprendre son cadeau ? Gauguin ne le lui a-t-il pas redonné ? En tous les ca,s nous voyons La Toilette réapparaître dans un document manuscrit intitulé « Carnet de Bretagne et d’Arles »22 sous la mention « bois sculpté ». Ce carnet contient une liste, dressée par Gauguin, de ses œuvres données, vendues ou échangés jusqu’à son premier départ à Tahiti. Merlhès a montré qu’il ne pouvait s’agir que de La Toilette. La sculpture a été vendue pour le prix conséquent de 500 francs à une certaine Madame Poujin.23

Fac-similé extrait du Carnet de Bretagne et d’Arles

Merlès note, en 1984, que la sculpture est restée, au même titre que l’acquisition d’une autre pièce (que Gauguin a intitulé « vase » dans son Carnet, vendu pour 200 francs), entre les mains des descendants de Madame Poujin. Voici les données fournies par Le Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg. La Toilette 1882 Bas-relief Poirier monochrome 34,1 x 55 x 7 cm 22

Ce document est actuellement conservé au Musée d’Israël à Jérusalem. L’orthographe du nom pose problème. Dans Gauguin, Lettres à sa femme et à ses amis, ouvrage publié en 1946 chez Grasset par Maurice Malingue il est question dans une lettre de Gauguin à Emile Schuffenecker datée du 8 juillet 1888 de Madame Pouzin. Celle-ci, d’après une note de Malingue était femme de banquier et étudiait la peinture chez Schuffenecker. 23

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S.D.DE.: A mon ami Pissarro / 82 / P. Gauguin Achat avec participation Ă Jacques Casimir Cheuvreux (Paris) en 1998 MusĂŠe d'Art moderne et contemporain de la Ville de Strasbourg avec la participation du FRAM Inv. : 55.998.6.1

Anciennes appartenances : . Camille Pissarro (1882-) . Marc Blondeau (-1998)

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Nature morte à l'esquisse de Delacroix

Nourrie de fruits mûrs… la Maorie s’exhale toute proche des éléments qu’elle absorba. Victor Segalen Gauguin dans son dernier décor


L’Autoportrait à l'esquisse de Delacroix A son retour de Tahiti, grâce à un héritage, Gauguin a pu louer un atelier à Montparnasse, au numéro 6 de la rue Vercingétorix. Ecoutons Henri Perruchot décrire le logement de Gauguin. « Il décora son local de manière pittoresque et frappante. Aux murs peints en jaune de chrome, il accrocha quelques-unes de ses toiles de Tahiti et toute une collection d'armes et d'objets qu'il avait rapportés d'Océanie. Sur les vitres de la porte d'entrée se lisaient les mots tahitiens : Te faruru (« ici, l'on aime »). « On avait en entrant dans cet atelier, nous dit Jean de Rotonchamp, la sensation immédiate de l'étrange et de l'imprévu. » Plus étrange encore fut le costume de Gauguin à cette époque. « Celui-ci, rapporte Rotonchamp, se composait d'une longue redingote à taille, de couleur bleue et à boutons de nacre. Par-dessous était un gilet bleu se boutonnant sur le côté et ayant un entourage de col brodé jaune et vert. (C’est nous qui soulignons) Le pantalon était de ton mastic. L'artiste était coiffé d’un chapeau de feutre gris à ruban bleu ciel, et ses mains, moins élégantes que robustes, disparaissaient sous des gants d'une blancheur immaculée. Il portait, en guise de canne, un bâton décoré par lui-même de sculptures barbares et dans le bois duquel une perle fine était incrustée. Gauguin, sous ce costume somptueux, avait, à vrai dire, ajoute Rotonchamp, non la majesté d'un Magyar ou d'un Rembrandt, mais plutôt la tournure d'un compère de revue. » Ajoutons enfin que le peintre vivait, rue Vercingétorix, avec une femme de couleur, Annah la Javanaise, qui tenait le rôle de maîtresse de maison lors des « soirées » données par le peintre.1

Le décor de l’atelier montre à l’évidence que, mentalement, Gauguin est resté à Tahiti, en particulier auprès de Tehamana. L’autoportrait bien connu, intitulé Autoportrait au chapeau, contient en arrière plan Manao Tupapau avec sa très chère vahiné. Par ailleurs, l’accoutrement de l’artiste, en particulier l’« entourage de col jaune et vert » évoque l’Autoportrait à l’idole. 2 Enfin, outre ses travaux de peinture, c’est à l’automne 1893, rappelons-le, que Gauguin a commencé la rédaction de Noa Noa, son livre-souvenirs du premier séjour à Tahiti. L’Autoportrait à l'esquisse de Delacroix ; La Nature morte à l’esquisse de Delacroix et l’Autoportrait à l'idole 3 Ce long détour nous a paru nécessaire pour la poursuite de notre dernier objectif : essayer de mieux comprendre trois toiles de Gauguin que nous aimerions appeler « les triplets ».

1

Henri Perruchot, Gauguin, Ouvrage collectif ; Paris, Hachette, 1961, p. 36. Une reproduction de cette toile a été collée dans l’ouvrage mentionné ci-dessus en première page. 3 Ces trois tableaux sont, respectivement, abrités au Detroit Institute of Arts à Détroit (Michigan), au Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg et au Mc Nay Art Museum de San Antonio (Texas). 2


L’unité des trois tableaux réside - les descriptifs fournis par les trois musées qui les abritent en conviennent - dans le thème abordé : le mythe du paradis perdu et retrouvé. Ecoutons le commentaire proposé par le musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg : « Sur une assiette et sur une table sont disposés une bouteille et des fruits ou légumes tropicaux aux couleurs éclatantes, qui évoquent ce paradis primitif que Gauguin a trouvé dans les îles du Pacifique. Contrastant avec cette évocation, une image de la culture occidentale sert d'arrière-plan à la composition : il s'agit d'une étude de Delacroix, Adam et Eve chassés du Paradis, pour la peinture d'un écoinçon de la quatrième coupole de la bibliothèque du Palais Bourbon. Celle-ci détermine le véritable sens de la composition : la civilisation occidentale marquée par l'idée du péché et dans laquelle l'homme est à tout jamais chassé du paradis terrestre, s'oppose à la vie primitive édénique, la générosité d'une nature luxuriante ».

La datation des tableaux est plus délicate. Après bien des tâtonnements, un consensus semble pourtant s’établir au sujet du premier et du troisième : « Vers 1893 » disent les descriptifs actuels des musées concernés.4 Les conservateurs consultés nous ont fait valoir que si aujourd’hui une approximation subsiste, elle porte sur le mois de la réalisation mais qu’elles ont été, toutes les deux, peintes à Paris, à l’automne 1893, après le retour de Gauguin de son premier séjour aux antipodes.5 La ressemblance du visage de Gauguin avec celui de l’Autoportrait au chapeau, et « l’entourage du col jaune et vert » étayent, à notre avis, cette hypothèse. Reste la question de la datation du tableau abrité par le Musée de Strasbourg. Bien des hypothèses ont été avancées. Plusieurs auteurs proposent 1887, rattachant ainsi le tableau au séjour de Gauguin à la Martinique. Parmi eux, il convient de citer Daniel Wildenstein. Dans l’ouvrage fondamental publié en 20016 nous lisons : « Lichis, piments, citrons et concombres dans une assiette émaillée analogue à celle de ‘Nature morte aux Mangos et à la fleur d’hibiscus’ …il est clair que cet arrangement à dominante exotique nous fait…pénétrer dans ‘ la case à nègres’ qui abrita les artiste ( il s’agit de Gauguin et de Charles Laval) pendant leur séjour martiniquais. Quant à la reproduction appliquée au mur du décor rudimentaire, elle fournit la preuve que dès cette époque, Gauguin voyageait en compagnie de certaines images aimées capables de soutenir son esprit ».

On peut regretter qu’un livre de cette qualité ne mentionne pas les autres hypothèses concernant la datation de ce tableau. Ne sont mentionnées ni celles qui en font une toile de l’année 18957, ni surtout celles, nombreuses, qui estiment que la peinture a été réalisée lors du premier séjour de l’artiste à Tahiti, c’est à dire entre 1891 et 1893.8 Cette hypothèse a été soutenue en particulier par Nadine Lehni. A l’occasion d’une exposition qui s’est tenue à Strasbourg en 1992 sous le thème : « Les modernes 1870-1950 : En préfiguration du musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg » elle écrit : « La Nature morte à l’esquisse de Delacroix est non seulement l’une des plus belles natures mortes de l’artiste mais aussi l’une des plus riches en signification. Sur une assiette et, tout autour, sur une table de bois brut, sont disposés une bouteille et des fruits ou légumes tropicaux aux couleurs éclatantes ( fruits de l’arbre à 4

A la suite de Wildenstein (1964), Sugana estimait, en 1981 encore, que ces deux peintures ont été réalisées en 1891 et précise même pour l’Autoportrait à l’idole : « C’est sans doute une des premières toiles peintes à Tahiti ». Cette hypothèse a été mainte fois reprise. Citons, parmi d’autres : Jean-François Staszak, opus cité p. 87 ou Béatrice Vernier – Larochette, Avant et après de Paul Gauguin : un autoportrait – Récit revendicatif d’une vie, Récit paradisiaque d’une enfance (publié sur Internet) 43 Nous remercions particulièrement Mary Ann Willkinson et Sylvie Inwood, Detroit Institute of Arts, pour les informations fournies.

Perruchot , qui donne une reproduction, non pas incluse, mais collée dans le livre, proposait déjà l’année 1893. Gauguin Ouvrage collectif ; Paris, Hachette, 1961, p. 36. 6 Daniel Wildenstein, Paul Gauguin : Premier Itinéraire d'un sauvage, Catalogue de l’œuvre peint ( 1873-1888), Skira / Seuil (13 octobre 2001). Cette datation est reprise dans une vidéo récente par Edwart Vignot, site internet : http://videos.lefigaro.fr/video/iLyROoafJtVu.html 7 Voir p.ex. Georges Wildenstein, Gauguin, Paris, 1964, p. 219 n° 533. 8 Dans le catalogue de l’exposition « Paul Gauguin Tahiti » qui s’est tenue à Stuttgart du 7.2.1998 au 1.6.1998, Christoph Becker propose 1888/89 et précise (p. 21) : « …à Paris, avant le premier voyage à Tahiti ».


pain, igname, piments rouges et citrons ). Contrastant avec cette évocation d’une nature luxuriante, une image de la culture occidentale ‘tableau dans le tableau’ sert d’arrière-plan. Il s’agit d’une étude de Delacroix ‘Adam et Eve chassés du Paradis’… Contrairement à d’anciennes interprétations les fruits ne sont pas des pommes ou des tomates mais typiques de la végétation tropicale. Il est impossible, de ce fait, d’accepter pour cette œuvre la date de 1895…Le style de ‘Nature morte à l’esquisse de Delacroix’ ( formes épurées cernées de noir, couleurs éclatantes, espace réduit) comme la présence de certains motifs…permettent de dater notre peinture du premier séjour de Gauguin à Tahiti ».9

Notre propre proposition de date se fonde sur le rapprochement, aussi précis que possible, entre les écrits et les productions picturales de Gauguin. Le dernier trimestre de l’année 1892 constitue, nous l’avons vu, une période de pleine euphorie pour Gauguin. C’est là qu’est survenu l’événement, relaté plus haut, où Gauguin retrouve Tehamana hantée par les Tupapau, les esprits des morts. Mais, malgré, et peut-être même à cause son angoisse, le corps de la jeune fille est beau et désirable aux yeux du peintre. Ce vécu merveilleux, il essaye, un an plus tard, à Paris, de le restituer en associant plume et pinceau. Ecoutons et regardons ce qu’il nous rapporte à propos de sa vahiné. « Devant ce visage résigné, ce corps merveilleux, j’eus le souvenir d’une parfaite idole…Ainsi, nue, elle semblait recouverte du vêtement de pureté jaune orangé, le manteau jaune de Bhiksu (Le manteau safran des moines bouddhistes). Belle fleur dorée dont le noa noa tahitien embaumait, et que j’adorais comme artiste et comme homme» ».10 Extrait de Noa Noa11

Belle fleur dorée ici, fruit au goût merveilleux ailleurs, telles sont les expressions symboliques que Gauguin utilise pour magnifier le corps de Tehamana. La peau de la jeune fille est comme une étoffe satinée au toucher et une odeur exotique s’en dégage : « Tehamana se livre de plus en plus, docile, aimante ; le noa noa tahitien embaume tout. Moi je n'ai plus la conscience du jour et des heures, du Mal et du Bien : tout est beau, tout est bien. D'instinct, quand je travaille, quand je rêve, Tehamana se tait. Elle sait toujours quand il faut me parler sans me déranger. Conversations, le soir au lit, sur ce qui se fait en Europe, sur Dieu, les dieux. Je l'instruis, elle m'instruit... »12

La Nature morte à l’esquisse de Delacroix restitue, à notre avis, de manière éloquente cette atmosphère. Tehamana, tel un plat de fruits exotiques frais, écoute Gauguin qui l’instruit en évoquant pour elle l’histoire d’Adam et Eve chassés du paradis. L’Autoportrait à l’esquisse de Delacroix nous montre Gauguin, en habits européens, triste d’avoir perdu ce paradis. Sur l’Autoportrait à l’idole le même Gauguin, repense à ces moments où Tehamana l’a instruit. En effet, du moins dans l’imaginaire de Gauguin, c’est sa vahiné qui lui a ouvert les yeux sur le panthéon maorie. Concluons. Ni avant, ni durant son séjour à la Martinique Gauguin n’a utilisé, de manière si évidente le procédé appelé jadis la « mise en abyme ». 13 Il lui est certes arrivé de peindre 9

Nadine Lehni, Les musées de la ville de Strasbourg, 1992, pp. 114-116. Oviri, pp.128 et 129. 11 Voir le CD Gauguin Ecrivain, réalisé par Isabelle Cahn sous l’égide de la Réunion des Musées Nationaux 12 Noa Noa, in Oviri, p.122 13 Ce procédé qui consiste à insérer « un tableau dans un tableau » a été appelé pour la première fois « mise en abyme » par André Gide en…1893 ! Nous avons retrouvé l’expression appliquée à la Nature morte à esquisse de 10


une nature morte et de la placer dans une pièce avec un tableau accroché au mur. Mais, jamais auparavant, la dimension symbolique du procédé n’a été aussi nettement affirmée. Par ailleurs, la dimension religieuse dans l’œuvre de Gauguin ne s’est faite jour qu’à partir de 1888 avec La lutte de Jacob avec l’ange tableau appelé plus souvent La Vision après le sermon et plus récemment La Vision du sermon. Quant au recours explicite de la symbolique du Paradis perdu elle date de 1889. Pour toutes ces raisons il nous parait impossible de considérer la Nature morte abritée à Strasbourg comme ayant été peinte à la Martinique. De surcroît, la ‘case à nègres’ des Caraïbes et son contenu n’avait de loin pas la ‘dimension paradisiaque’ de sa case tahitienne. La toile a-t-elle été peinte à Tahiti ? On pouvait y penser au moment où, à l’instar de Georges Wildenstein, l’Autoportrait à l’idole et son pendant, l’Autoportrait à l’esquisse de Delacroix étaient considérés comme des productions du début du premier séjour passé en Polynésie. Aujourd’hui, des éléments décisifs reportent, nous l’avons vu, ces deux tableaux au début du retour de l’artiste en France. La similitude des deux écussons de Delacroix, que l’on ne retrouve à notre connaissance dans aucune autre production de Gauguin, et l’importance de la thématique du paradis perdu lorsque le peintre, « emmitouflé dans ses frocs », a retrouvé la froideur de l’Europe, nous conduit à proposer l’automne 1893 comme date de peinture. Le rapprochement, en une même exposition, et des recherches techniques sur les toiles permettraient sans doute de faire avancer ce débat.

Delacroix sous la plume de Christine Hardy, Gauguin, les XX et la Libre Esthétique, dans le catalogue de l’exposition organisée à Liège d’octobre 1994 à janvier 1995. p. 110. La datation proposée par Ch. Hardy est 1895.


Paysage Breton « …les immenses maiore sont renversés, les cocotiers ploient leur échine, et leur chevelure frise la terre ; tout fuit : les rochers, les arbres, les cadavres entraînés vers la mer. Passionnante orgie des Dieux en courroux… » Paul Gauguin, Avant et Après.


Note sur Paysage Breton Dans sa modestie cette aquarelle sur papier, esquisse d'un paysage breton, recèle néanmoins deux dimensions qui méritent, à notre avis, d’être soulignées. 1. Réalisée très probablement lors du premier séjour de Gauguin en Bretagne, c'est-à-dire à partir de juillet 1886, cette peinture est l'une des plus « cloisonnées » de l'artiste. Les contours sont si accentués que l'on croit y voir le pinceau de Louis Anquetin ou d'Émile Bernard, les véritables inventeurs d'une technique dont Gauguin revendiquera, à tort, la paternité. 2. Le tracé de cet arbre, dont la couronne occupe le centre de l'aquarelle, réapparaît, sous une forme un peu moins cloisonnée à au moins deux époques de la vie de Gauguin :  Comme illustration de Noa Noa, le livre qu'il a rédigé à partir de la fin de l'année 1893, lors du retour de son premier séjour de Tahiti. Aquarelle collée dans le manuscrit de Noa Noa en p. 177

 En 1903, très peu de temps avant sa mort à Hiva Oa aux îles Marquises. Tableau conservé l’Atheneum d’Helsinki

Pour conclure ces quelques remarques nous voudrions évoquer le premier tableau connu de Gauguin : les arbres y tiennent déjà une place centrale. Comment ne pas penser à tous ces autres arbres, la plupart du temps symboles de vie, quelquefois de mort, qui peuplent le paradis évoqué si souvent par le pinceau et la plume de Gauguin.

Selon Georges Wildenstein, 1871 : collection Mette Gauguin – Benny Dessau


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