Meijer de haan et gauguin

Page 1

Meijer de Haan, le « Maître caché » et son « élève » Paul Gauguin


2

Quelques considérations sur l’enseignement dispensé par Meijer de Haan, le « Maître caché », à son « élève » Paul Gauguin L’exposition consacrée à Meijer de Haan, et le beau catalogue qui l’accompagne, traduisent magistralement la fécondité de la rencontre entre « le maître caché » et Paul Gauguin, le maître universellement reconnu. Si le second a donné d’ « éclatantes » leçons en matière de peinture au premier, Meijer de Haan a « révélé » à Gauguin certains « secrets » ignorés jusque là par ce dernier.  En particulier, il lui a apporté un « éclairage » sur le contenu de la Bible hébraïque  Il lui a transmis aussi quelques « lumières » provenant de la célèbre loge maçonnique d’Amsterdam, dite « La bien-aimée », à laquelle De Haan appartenait. A partir de ces données, aujourd’hui bien établies grâce à l’exposition, nous nous sommes demandé s’il était possible de retrouver une part du contenu des messages transmis par De Haan à Gauguin. Pour ce faire nous avons examiné deux œuvres bien connues de Gauguin, conçues sous le regard du maître caché. Il s’agit du Portrait de Meijer de Haan à la lueur d’une lampe et du Portrait de Gauguin par lui-même. (pp 98 et 99 du catalogue) ***

1. L’enseignement biblique Le Portrait de Meijer de Haan à la lueur d’une lampe 1 Meijer de Haan est plongé dans une méditation abyssale. Son visage traduit une sorte d’inquiétude métaphysique. Bien des commentateurs ont diabolisé ce regard.2 Pour notre part, l’ambiguité de l’expression nous conduit à évoquer Lucifer , nom que John Milton, dont un livre se trouve sur la table, utilise bien souvent pour désigner le diable. Lucifer (qui signifie « porteur de lumière ») est appelé - audelà de son statut d’ange déchu - à incarner dans le monde à venir, avec l’approbation du Créateur, « l’inquiétude féconde et créatrice ».3 1

La version plus connue de cette aquarelle, une huile sur bois qui décorait l’une des portes d’une armoire de l’auberge de Marie Henry au Pouldu, se trouve également conservée New York, Museum of Modern Art, 1889 (Sugana n° 199, Wildenstein n° 323) 2 Damigella, Paul Gauguin, Gründ, 1997, parle d’un regard qui exprime « les traits d’un philosophe démoniaque ou d’un sorcier maléfique » (p. 135). 3 On peut aussi se demander si Gauguin n’a pas voulu faire de Meijer de Haan une sorte de caricature du Professeur Teufelsdröckh (littéralement Crote-du-diable), le héro de Sartor Resartus. Il faut lire le portrait que Carlyle en donne, ce qui est facilté pour les lecteurs francophonnes par la réédition récente du livre. (Sartor Resartus, traduit et présenté par Maxime Berrée, édité par José Corti, Paris 2008) En voici quelques citations : « …ta silhouette est frêle… Sous tes boucles raides, encadrant à la manière des sages le visage le plus grave que


3 Par ailleurs, De Haan apparaît également comme une sorte de rabbin talmudiste, qui, respectueux de la tradition juive, porte une kippa sur la tête.4 Dans ce contexte, la lampe placée sur la table, et la vive lumière qui en émane, évoquent pour nous un passage de la « grosse Bible, reliée en cuir, qui ne quitte jamais [Meijer de Haan] et qu’il connaît par cœur » 5. Il s’agit du verset 105 du psaume 119. Il est dit littéralement dans ce texte : « Lampe (en hébreu NèR) pour mes pieds, ta Parole et lumière sur mon chemin ».6 Le psaume 119 est un psaume dit alphabétique. Le verset 105 commence par la lettre N (noun en hébreu ). Le premier mot du verset, nous l’avons vu, est NèR qui veut dire « lampe ». La lampe et la lumière qu’elle produit sont l’expression picturale de la Parole divine. Celle-ci « éclaire » ici deux livres fermés, sur le contenu desquelles Meijer de Haan semble s’interroger. Ces deux ouvrages sont, nous l’avons vu, « Le paradis perdu » de Milton et le « Sartor Resartus » de Carlyle.

L’ouvrage de Milton, truffé de citations bibliques, dont la couleur est aussi jaune que le globe de la lampe, signe, sans contestation possible que la thématique biblique de la « chute » préoccupait, en cette année 1889, les deux peintres. Gauguin réalisera d’ailleurs, également à titre de décor de l’auberge de Marie Henry, un tableau, Adam et Eve ou le paradis perdu, dont seule une photo subsiste.7 Mais poursuivons notre analyse. Dans la littérature hébraïque, la lettre Noun est souvent présentée comme le signe du secret de la divine présence, la « Shékhinah »,8 qui réside dans l’Arbre de Vie du paradis. Par ailleurs, pour la tradition talmudique, « Le Noun supporte et nourrit l’œil. Il est un écoulement de la lumière originelle ».

Combinant ces deux approches, on peut dire que le signe Noun apparaît comme le symbole de la connaissance primordiale oubliée. En méditant sur ce signe, il devient possible d’entrevoir ce qui s’est passé, avant la chute, au paradis.9 Telle pourrait être le contenu de l’une des leçons transmises à Gauguin par de Haan. Mais une autre lecture de ce texte est encore possible à travers une méthode dite « Guématria ». Cette approche est basée sur le fait qu’en hébreu chaque lettre correspond à un chiffre. Utilisé pour décrypter la Bible hébraïque, cet outil est sensé aider à pénétrer plus avant dans le sens profond d’un texte. Généralement la valeur de la lettre Noun équivaut à cinquante. Cependant, dans certaines circonstances solennelles, cette même lettre peut prendre la valeur de sept cent, « magnifiant de la sorte l’accomplissement du chiffre sept ».10

Nul doute que le fait que Gauguin ait placé sept pommes sur l’assiette du tableau n’est pas un hasard. Que la Parole divine soit à la fois lettre et chiffre, pourrait être un autre enseignement transmis par De Haan à son élève.

nous ayons vu en ce monde, là demeure le plus actif des cerveaux…Dans ce regard paisible et rêveur, n’avons nous pas observé les lueurs d’un feu éthéré, à moins qu’il ne fut diabolique ? ». Opus cité pp. 34 et ss. 4 Voir à ce sujet les fines observations de Françoise Cachin, reprises dans le catalogue en page 129, note 38. Revenant à la proximité, évoquée plus haut, entre Teufelsdröckh et De Haan, nous relevons que dans Sartor Resartus, Teufelsdröckh est appelé « Der Ewige Jude, le Juif Eternel » (p. 36). Par ailleurs, nous lisons : « …il suffit de dire que la pertinence de ses déductions et sa connaissance de la tradition Talmudique et Rabbinique ont pour ainsi dire stupéfait un Hébraïsant qui n’est peut-être pas le pire en Grande-Bretagne… » p. 56. 5 Isabelle Cahn, l’ABCdaire de Gauguin, Flammarion, 2003, p. 70. 6 Nous voyons cette impression confortée par le fait que tous les termes de ce texte apparaissent en abondance dans le Paradis perdu de Milton, souvent dans la même association que dans le psaume. A titre d’exemple, au livre V il est écrit : « Le verbe devient lumière pour ses pieds…» 7 Conservé à Yale University Art Gallery, New Haven, Ct. 8 Beaucoup d’expressions hébraïques apparaissent dans Sartor Resartus. Voir p. 85 pour le mot Shékinah. 9 Dans un article, repris sur Internet, intitulé Le sens caché des lettres hébraïques, Albert Soued a utilisé un langage clair pour décrire une réalité complexe. Nous nous en sommes largement inspiré. 10 Albert Soued, voir note 9.


4

Le Portrait de Gauguin par lui-même appelé aussi Autoportrait au halo 11 Notons d’abord que les trois fruits, accrochés à une branche, apparaissent comme le pendant des sept pommes placées sur la table de Meijer de Haan. Ils évoquent le fruit de la tentation auquel Eve et Adam ont succombé et dont la signification est largement commentée par Milton. Les yeux de Gauguin reflètent, à notre avis, une inquiétude qui rappelle celle de Meijer De Haan, mais les lèvres sont teintées d’un certain mépris. Quant au reptile, dont l’artiste tient la tête, il évoque, par référence au Paradis Perdu, le « serpent tentateur » du récit biblique de la chute. Enfin, le peintre porte, au-dessus de sa tête, une discrète auréole. A notre avis, un retour à l’hébreu permet, ici encore, une meilleure compréhension de l’œuvre. Serpent se dit nachash en hébreu. En appliquant la Guématria au mot nachash, (‫ )נחׁש‬on aboutit à la « valeur » ou au chiffre 358 (‫ = ׁש‬300 + ‫ = ח‬8 + ‫ = נ‬50 total 358). Mais il suffit d’être un peu initié à la Guématria - et De Haan l’était - pour savoir que le mot Messiah (‫ )מׁשיח‬équivaut, lui aussi, à 358. (‫ = ח‬8 + ‫= י‬10 + ‫ = ׁש‬300 + ‫= מ‬40, soit un total de 358)

Cette équivalence numérique traduit une relation profonde, faite de sympathie ou d’antipathie, entre le Messie et le serpent. Ce constat pourrait bien faire partie de l’enseignement reçu par Gauguin de la part du Maître caché. ***

2. L’éclairage maçonnique A Amsterdam, au sein de la loge à laquelle il appartenait, constituée de chrétiens, essentiellement protestants, et de juifs, Meijer de Haan a pu vivre la rencontre entre la conception talmudique et la vision maçonnique du monde et constater une bonne part de convergences entre les deux Nous venons de voir que le thème de la lumière occupe une place centrale dans le judaïsme. Il en est de même dans la franc-maçonnerie. Ainsi, le jour de son initiation, il est dit que « le maçon reçoit la lumière ». Dans le Portrait de Meijer de Haan à la lueur d’une lampe, le visage, pour le moins soucieux de celui-ci, est éclairé par la vive lumière qui émane de la lampe et se reflète d’ailleurs sur son front. Meijer de Haan a-t-il entretenu Gauguin de son expérience initiatique ? C’est probable. A la fin de sa vie, à Hiva Oa, le peintre se souviendra du « Maître caché » en réintroduisant son portrait dans les Contes barbares (reproduit en page 96 du catalogue). Au même moment, dans Avant et Après, il écrira : « Je n’ai jamais voulu être franc-maçon, ne voulant faire partie d’aucune Société, par instinct de liberté ou défaut de sociabilité ».12 Autre allusion maçonnique possible : le Paradis Perdu de Milton déployé sur la table, a été l’une des références fondamentales pour ceux qui, en 1717, ont créé la première Grande 11 12

Washington, National Gallery of Art, 1889 (Sugana n° 199, Wildenstein n° 323) Paul Gauguin, Avant et Après, Editions Avant et Après, Tahiti, 1989, p. 122.


5 Loge Maçonnique au monde, à savoir La Grande Loge unie d’Angleterre 13. Vu la proximité, bien connue, entre la première loge anglaise et celle d’Amsterdam, Meijer de Haan a, sans doute, découvert Milton dans ce cadre. Quant à Gauguin, il pouvait avoir accès au Paradis Perdu à travers la célèbre traduction de Chateaubriand, parue en 1868. Très accessoirement, on peut aussi rapprocher les « sept fruits » de l’assiette du « chiffre sept » fixé pour les toasts des banquets maçonniques. Enfin, la présence de l’ouvrage de Thomas Carlyle, Sartor Resartus, a sans doute aussi une résonance maçonnique. En 1889 le livre n’avait pas été traduit en français 14 et Gauguin ne comprenait pas suffisamment l’anglais pour lire une œuvre aussi singulière et complexe. Meijer de Haan, par contre, a sans doute amené l’ouvrage d’Amsterdam et en a parlé à Gauguin. Plusieurs références maçonniques s’y trouvent. Il est ainsi question de Jean-Jacques Rousseau, fondateur d’une loge à Genève, dont « les Imbéciles…confondent le Serpent-de-l’Eternité avec un banal reptile ». Par ailleurs, ce livre jette, d’après nous, un pont vers un personnage qui, certainement, a alimenté bien des discussions entre les deux hommes au Pouldu. Il s’agit de Johann Wolfgang von Goethe.15 Si Goethe était notoirement franc-maçon, nous n’avons pas pu déterminer avec certitude si Carlyle était initié. Par contre, on sait que c’est lui qui a traduit en anglais, parmi d’autres écrits, le célèbre poème maçonnique de Goethe : « Des Maurers Wandeln » (Les pérégrinations du maçon). Notons aussi que Carlyle, le « jeune » auteur britannique, entretenait une correspondance suivie correspondance publiée en 1887 et que De Haan, pouvait donc connaître - avec le « vieux » Goethe.16 Dans leurs lettres, ils parlent de Sartor Resartus mais évoquent aussi, et souvent, l’étonnant récit de Goethe « Das Märchen von der grünen Schlange ». (Le conte du serpent vert). Le conte du Serpent Vert a été largement lu et commenté dans les milieux maçonniques du nord de l’Europe. De Haan devait le connaître. Mais le livre a aussi a été traduit en français dès 1860, ce qui le rendait accessible à Gauguin. 17 S’il fallait extraire une seule phrase de cet opuscule, écrit dans un allemand admirable et rempli de symboles théosophiques, ce serait cette formule : « Bénis la mémoire du serpent, tu lui dois la vie ! ».

Relisons à présent le Portrait de Gauguin par lui-même dans une perspective maçonnique. Le reptile, de couleur verte, avec lequel Gauguin se débat, évoque peut-être le Serpent-del’Eternité ou le Serpent Vert de Goethe, mais sûrement la symbolique du serpent telle qu’elle apparaît dans beaucoup de grandes religions. Dans le bouddhisme par exemple. Notons dans cette perspective que dans le portrait que Gauguin a réalisé, également en 1889, de Meijer de Haan intitulé Nirvana (reproduit en page 86 du catalogue), il a placé une anguille, c’est-à-dire un serpent aquatique, dans la main de son ami. Nous ne pouvons développer ici toute la place que le serpent occupe dans les religions gnostiques, dans la Cabbale et à travers ces mouvements dans la franc-maçonnerie. Retenons simplement que le serpent est, dans ces mouvements de pensée, un signe de guérison, de vie, de salut. Opposé à cette conception, le serpent apparaît, dans les religions non gnostiques, comme tentateur, source de perdition, archétype du mal. Dans cette perspective, c’est l’avènement du Messie qui, en « écrasant la tête du serpent », permettra d’accéder au salut. C’est à cette dimension messianique, incarnée, à cette époque en tous les cas, aux yeux de Gauguin par le Christ, que correspond le « halo » qui coiffe la tête de l’artiste. 13

Il convient de se référer à un ouvrage bien connu dans les sphères maçonniques de l’époque : John Toland, Life of John Milton, 1698. Toland fut à l’origine de la première Grande Loge Maçonnique (The Lodge of England) constituée par le regroupement de quatre loges plus anciennes. Celle d’Amsterdam, dans laquelle De Haan a été initié, doit beaucoup à celle d’Angleterre. 14 La première traduction paraîtra entre 1895 et 1897 sous forme de fascicules dans le Mercure de France. Gauguin, abonné à la revue, se la faisait livrer en Polynésie. L’influence de Sartus Resartus se retrouvera largement dans les écrits marquisiens du peintre. 15 Nous avons développé cette question dans : Othon Printz, Gauguin et le Protestantisme, Jérôme Do Bentzinger, Colmar, 2008, pp 28-33. 16 Texte accessible en français : Goethe Carlyle Correspondance, Editions du Sandre, 2005. 17 Le Serpent Vert, traduit par Jacques Porchat, Hachette et Cie, Paris, 1860.


6 La fin de l’année 1889 sera, pour Gauguin, une année extrêmement féconde en productions à caractère christique. On pense bien sûr au Christ vert et au Christ jaune mais ici, plus encore, au Christ au jardin des oliviers et à l’Autoportrait au Christ jaune. Ainsi le Portrait de Gauguin par lui-même dont nous préférons le titre d’Autoportrait au halo semble marquer un tournant dans la vie de Gauguin. La symbolique du serpent ne sera nullement absente dans son œuvre, bien au contraire, mais elle se trouve réorientée. Il abandonne la conception gnostique du monde pour une théologie plus proche de l’enseignement catholique reçu dans son enfance au Petit séminaire près d’Orléans. Un exemple parmi d’autres : en 1890, avant de partir aux antipodes, il réalisera l’Eve exotique où on découvre sa mère nue en prise avec le serpent tentateur. *** Avant de rencontrer Meijer de Haan, Gauguin était déjà sensible aux « choses cachées du monde ». Son intense intérêt pour la graphologie remonte à 1884. En 1885 il écrira à son ami Schuffenecker : « Les chiffres 3 et 7 ont-ils été assez discutés ? ». En 1888, dans sa rencontre avec Vincent van Gogh, les débats autour du contenu de la Bible ont occupé une place importante. Par ailleurs il connaissait, comme jeune marin, la franc-maçonnerie et appréciait « l’utilité de cette institution ». Mais, c’est incontestablement Meijer de Haan qui, par la profondeur de son enseignement, influencera à jamais Paul Gauguin dans les deux domaines que nous venons d’examiner. Le « maître caché » contribuera très largement à la fascination de Gauguin pour les récits de l’Ancien Testament, particulièrement dans sa recherche du « paradis perdu ». Par contre, il ne le suivra pas dans la voie de l’initiation maçonnique, même si, là encore, Meijer de Haan a livré des ouvertures précieuses à Paul Gauguin.

Othon Printz


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.