U t o p i e , a l l e r- r e t o u r Combustibles
Le 17 décembre 2010, on lui confisque encore une fois son outil de travail (une charrette et une balance). Essayant de plaider sa cause et d’obtenir une autorisation et la restitution de son stock auprès de la municipalité et du gouvernorat, il s’y fait insulter et chasser. Une auxiliaire municipale le gifle et lui crache dessus. (…) Humilié publiquement, désespéré, Mohamed Bouazizi s’immole par le feu devant le siège du gouvernorat. Il est transporté à l’hôpital local, puis à Sfax, et enfin au Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, près de Tunis. (…) Le décès de Mohamed Bouazizi est annoncé le 4 janvier 2011 à Ben Arous où il était hospitalisé. (Wikipédia) Leila Bouazizi, la petite sœur, avait perçu les choses un peu différemment. Lors d’une interview, plusieurs jours après le triste incident, en racontant pour la énième fois l’histoire, elle révéla un détail comme seules les personnes profondément traumatisées peuvent en retenir : « un litre et demi, dit-elle. » Ce fut le volume d’essence utilisé par son frère pour son acte d’immolation. D’après elle, il a dû se déplacer pour l’acheter, avant de revenir au siège du gouvernorat. Un litre et demi ! Qu’est-ce qui fait qu’on retienne un détail pareil ? Par quelle nécessité le fait-on parvenir à la petite sœur ? Pourquoi est-ce précisément un litre et demi ? Quelqu’un saurait-il au préalable quelle quantité d’essence brûlerait en entier un homme ? Au bord du suicide, serait-on capable d’une pareille économie ? Mohamed a fait pourtant cette course, calmement à priori, le vendeur n’a dû rien deviner, sinon il ne lui aurait rien vendu… ou l’aurait-il fait ? Quelles répliques auraient-ils échangées ? Cela a dû être court… Mohamed aurait demandé un litre et demi d’essence, le vendeur en aurait rempli trois fois un ustensile d’un demi litre de capacité, pour le verser ensuite au travers d’un entonnoir dans un autre récipient… ou ce fut plus court encore, Mohamed lui aurait donné à remplir une bouteille en plastique dont on connaît la capacité, une bouteille d’eau vide, d’un litre et demi, comme on en trouve partout… Il a dû la ramasser sur la route… L’aurait-il trouvée sur son chemin ? L’aurait-il achetée sinon, puis vidée ? L’aurait-il bue ? Aspergeait-il d’eau son étalage de fruits et légumes, pour les maintenir au frais, de cette même bouteille avant qu’on lui confisque sa charrette ? Tout compte fait, il y aurait plutôt de faibles chances pour que Bouazizi ait pensé jusqu’au volume d’essence qu’il allait utiliser pour son immolation, pourtant la sacralité de son geste s’est étendue à tous les détails qui l’accompagnaient, les chargeant symboliquement, si bien qu’il devint difficile pour ceux qui avaient la lourde tâche de relater les faits d’en omettre les plus insignifiants… C’est ainsi qu’un litre et demi d’essence peut être perçu différemment, qu’un étranger demande d’acheter très cher une charrette de légumes, qu’on retient à jamais une date comme le 17 Décembre, ou qu’une place à Paris se voit octroyer le nom d’un marchant ambulant de Sidi Bouzid.
Dessein de vie A Paris, quinze ans plus tôt, abattu par la maladie, quelqu’un avait laissé ses chaussures, paraît-il, près de la fenêtre, avant de faire le grand saut. C’était Gilles Deleuze. Ce fut, sur un autre plan, son dernier acte de résistance* et un acte tout aussi libérateur. L’immolation par le feu de Bouazizi comme la défenestration de Deleuze, indépendamment de la différence des contextes, ne laissent pas indifférente la nature humaine, car l’homme, qui aspire naturellement à la vie, est par nature libre. Et ce sont là des exemples de circonstances où entrent en conflit sa liberté et sa vie et où il doit à défaut de pouvoir les concilier, en élire une. Ici, l’un comme l’autre, ils ont choisi la liberté. « Lorsqu’un peuple veut la vie, force est au destin de répondre ». Il y aurait peut-être d’autres traductions de ce vers bien connu de Chebbi**, sinon de meilleures ; celle-ci, couramment utilisée de nos jours, témoigne d’une acception particulière qui frappe par la place centrale qu’elle donne à la « force », celle dont a besoin une révolte populaire pour mettre à bas en si peu de temps un régime aussi tyrannique. Chebbi disait dans un autre poème moins connu*** ce qu’on pourrait traduire par ceci : « Le peuple ne peut se lever que lorsqu’il est soulevé par le dessein de la vie, si elle se réveille en lui » Comment des hommes libres continuent à accepter de vivre sous la tyrannie ! Par cette exclamation, l’acte de Bouazizi a réveillé en nous, humains, une liberté par nature, qui s’est voulue dessein de la vie et qui n’a nul besoin de « forcer le destin», puisque celui-ci est de nouveau entre les mains de ceux qui se veulent désormais pleinement citoyens. Les tunisiens n’ont-ils pas prouvé depuis, qu’ils sont aussi citoyens par nature ? Et n’ont-ils jamais été aussi fiers d’être tunisiens ? Artiste donc citoyen Le destin des artistes est bien différent et il reste différent en temps de révolte, parce que la leur prend une autre forme et a un autre goût : leur destin est de résister. Il n’y a pas d’art sans résistance, autant qu’il n’y ait de révolution sans art. Quand la révolte populaire se dresse contre la tyrannie, elle se situe à l’extérieur de son système de règles établies et rompt donc totalement avec ce dernier, elle est brève, impatiente de cueillir ses propres fruits, et sa force fait souvent qu’elle réussit. La révolte des artistes se fait résistance. Elle s’oppose à ce même système de règles établies bien avant que sa tyrannie ne devienne insupportable, ou l’est-elle déjà pour les artistes. Elle ne se situe pas à l’extérieur du système et continue à rendre possible et valable un échange avec lui, en proposant sans cesse de nouvelles formes, d’échange entre autres. La résistance est faite pour durer aussi longtemps que peut durer ce à quoi elle s’oppose, elle est patiente, elle sait qu’elle n’est «rentable» qu’à long terme et elle l’accepte. Si la révolte des artistes a une autre forme, c’est que la forme est leur domaine. Ils sont « plasticiens », qu’ils soient poètes, musiciens, danseurs… A quoi donc résisteraient-ils
sinon qu’à d’autres formes qu’ils jugent aliénantes, porteuses d’oppression voire de tyrannie ? Les artistes ne sont évidemment pas les seuls qui résistent, comme tous ceux qui adoptent cette forme de révolte ne sont des artistes. Le dernier acte de résistance de Bouazizi serait-il pour Deleuze artistique ? L’art ne consiste-t-il pas, selon lui, à libérer la vie que l’homme a emprisonnée*, l’artiste n’est-il pas celui qui libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle* ? Pour ce qui est du goût, ce n’est que par une paradoxale amertume qu’un artiste peut vivre les plus grands moments dits de liberté et suite aux plus grands évènements libérateurs de cette révolte. Où cacherait-il, dans ces moments glorieux où l’on est plus que jamais fier d’être tunisien, sa honte d’être un homme* ? La honte que « des hommes » aient pu commettre de pareilles horreurs… Une honte doublée depuis la mort de Bouazizi par celle d’avoir survécu*, et triplée après le 14 par celle d’avoir pactisé assez pour survivre*… Mettrait-il de côté l’habit de l’artiste, pour se fondre momentanément parmi les fiers et les « nouveaux citoyens » ? Deleuze ajoute que si on n’éprouve pas cette honte, il n’y a pas de raison de faire de l’art*. Aurait-il complètement tort ? Ou les tunisiens seraient-ils entrain de réaliser une Utopie où l’on peut se passer d’art, ne serait-ce que pour un moment ? Oussema Troudi, 9 Avril 2011
Nabil Saouabi. Cours de démocratie (diptyque) technique mixte sur toile 120 x 204 cm, 2011
Slimen Elkamel. Virage technique mixte sur toile, 150 x 150 cm, 2011
pages précédentes : Oussema Troudi. ALL STAR fusain sur toile 130 x 165 cm, 2011
* Gilles DELEUZE, « Qu’est-ce que l’acte de création ?», 1987.
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Adnene Haj Sassi. Confusion (diptyque) acrylique sur toile, 100 x 200 cm, 2011
ci-contre : Omar Bsais. Conteneurs photographie numĂŠrique, 200 x 128 cm, 1994
Yasser Jradi. Chebbi 2011
ci-contre : Halim Karabibene. Comité populaire pour la protection du MNAMC ( Musée National d’Art Moderne et Contemporain ) de Tunis. Soldat N°1. photographie numérique, 02/10. 150 x 80 cm, 2011
Imed Jemaïel. Sans titre encre sur papier, 29.7 x 42 cm, 2011
Ali Ridha. Révolution 2 acrylique sur toile, 100 x 80 cm, 2011
Oussema Troudi. Deux minutes de Tunis (capture d’écran série de vidéo, 150 x 150 cm, 2011
Mohamed Ben Meftah. Sans titre sanguine et crayon fusain, 65 x 50 cm, 2008
Slimen Elkamel. Virage technique mixte sur toile, 150 x 150 cm, 2011
Slimen Elkamel. Virage technique mixte sur toile, 150 x 150 cm, 2011