L'euro-maïdan en Ukraine début 2014. Témoignage de Marc Sagnol

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Marc Sagnol

L’INSURRECTION À KIEV : LIEUX ET ACTEURS

Marc Sagnol, dont le premier article sur Walter Benjamin a été publié dans cette revue en 1983, fut, pendant cinq années, Directeur de l’Institut français de Kiev. Agrégé d’allemand, il parle couramment le russe, le polonais et l’ukrainien. Je ne dis rien du français et des langues de l’Ouest. Le texte qu’on va lire est un témoignage de grande valeur sur les événements qui se déroulent en Ukraine, particulièrement sur les journées d’insurrection à Kiev : Sagnol, par sa connaissance de la langue et du pays, avait toute la capacité de comprendre, sans préjugé ni a priori, ce qui se passait heure après heure sous ses yeux. Revenu à Kiev parce qu’il projetait de tourner un film sur Paul Celan, il n ’imaginait pas que, pendant son court séjour, la crise allait se précipiter à ce point. On se persuade, à le lire, que l’Ukraine n’est pas une terre vierge, sans passé, et que le combat pour la citoyenneté et la démocratie masque le surgissement d’anciennes forces, tues depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais encore très vivaces. Ceux qui connaissent mon œuvre cinématographique n’auront pas oublié que les gardes des camps d’extermination, Sobibor par exemple, étaient tous ukrainiens. Je ne dis pas que ce passé ne peut pas passer. Mais bien que, de la candeur avec laquelle nos bonnes consciences démocrates ignorent la profondeur de l’Histoire et ses déchirements, rien ne peut sortir de bon. C.L.

Il m’a été donné d’assister aux affrontements sanglants qui, après le mouvement insurrectionnel dont l’Ukraine fut le théâtre pendant trois mois, ont provoqué la chute du pouvoir en place et son remplacement. Ma présence en Ukraine n’était pas de hasard : je fréquente et connais ce pays depuis fort longtemps. En revanche, c’est de façon totalement fortuite que mon voyage de février, prévu de longue date et ayant un autre motif que l’observation des événements du Maïdan (même s’ils m’intéressaient), a coïncidé avec leur imprévisible accélération. Je fus, en quelque sorte, transformé en reporter involontaire. Que dire de ce mouvement, de ce « Maïdan » que l’on aime, chez nous, à présenter comme un mouvement citoyen, défenseur de la dignité humaine et des valeurs de l’Union européenne contre l’absolutisme et la dictature postsoviétique ? Selon mon ami Constantin; Sigov, philosophe de l’Académie Moghila, spécialiste de Levinas, « le mouvement critique de Kiev est la manifestation la plus puissante de défense des valeurs européennes depuis la fondation de l’Union européenne1 ». Nombreux ici, Bemard-Henri Lévy en tête, sont ceux qui tiennent des propos très élogieux, voire dithyrambiques, sur le Maïdan. Malgré de récurrentes informations sur la participation massive de l’extrême droite à l’encadrement , de ce mouvement de protestation, on nous affirme qu’il n’y a pas d’antisémitisme, pas de fascisme dans le discours de ses dirigeants, que le Maïdan est un mouvement profondément démocratique qui n’aurait rien à voir avec les actions troubles de l’époque de la Seconde Guerre mondiale2. 1 Constantin Sigov, « Surmonter le défi de la peur à Kiev », Le Monde, 4 février 2014. ? 2 Voir « L’UE ferme les yeux sur l’hégémonie des néo-nazis à la tête de l’insurrection... », Solidarité et progrès, 12 février 2014; voir aussi Emmanuel Dreyfus, « En Ukraine, les ultras du nationalisme », Le


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Pourtant, la participation violente de ces groupes militarisés et très bien organisés a largement contribué à la victoire du Maïdan. Aujourd’hui ils exercent le pouvoir à la fois par la rue — les lois les plus importantes, avant d’être votées par le Parlement, sont quasiment soumises à l’approbation du Maïdan — et au gouvernement où ils disposent de cinq ministres dont le vice- Premier ministre et de plusieurs gouverneurs, fait unique en Europe et qui me semble mériter à tout le moins d’être interrogé.

LEMAÏDAN Je suis arrivé à Kiev le 18 février et j’ai pu suivre de près les nuits d’émeute, et les opérations anti-émeutes qui ont conduit à ce 'changement de pquyoir si hrutal et si inattendu par son ampleur. Lors de mon arrivée, le Maïdan, la place de l’Indépendance à Kiev, était à peu près calme, mais Andreï Kourkov m’avait prévenu que des manifestants s’étaient rendus dans la rue Instytutska pour faire pression sur le Parlement, et donc affronter la police. Le Maïdan est depuis fin novembre le haut lieu de la contestation contre l’ancien pouvoir corrompu du Président Ianoukovitch et pour le respect des droits civiques. La place est devenue un village gaulois, ou plutôt un village cosaque, fait de tentes qui s’étendent jusqu’au Krecht- chatyk, la grande artère du centre de Kiev. Au centre de la place, une scène imposante, comme lors d’un spectacle en plein air, avec des orateurs qui se succèdent en donnant des instructions aux manifestants et aux combattants sur l’avance ou le recul de la police, sur les barricades à protéger. Pour- Andreï Kourkov, la place Maïdan est une « école de la révolution » , « un campement démocratique qui fait référence aux anciennes “sitchs”.de cosaques qui élisaient leurs propres chefs3 ». Les gens sont installés ici depuis le mois de novembre, en se relayant sans doute. Que font-ils dans la journée, ne vont-ils pas. travailler, sont-ils chômeurs ? Difficile de le savoir 1 et je ne m’aventurerais pas à le leur demander. Beaucoup viennent d’Ukraine occidentale, de Lvoy. ou d’Ivano-Frankovsk par exemple, mais aussi d’Ukraine orientale : je vois des tentes de Donetsk ou de Zaporojié. Des drapeaux ukrainiens flottent un peu partout, bleu et jaune, ainsi que des drapeaux du parti « Batkivchtchina » («Patrie») avec de grandes photos de Ioulia Timochenko, encore emprisonnée, quelques drapeaux du parti «Oudar» («Coup de poing») du boxeur Vitali Klitchko, mais aussi beaucoup de drapeaux bleus frappés d’un poing jaune de « Svoboda 4 », le mouvement ultra-nationaliste d’Oleg Tiagnibok, entré au Parlement depuis 2012 avec plus de 10 % des voix, qui recrute principalement en Ukraine occidentale, et, assez clairsemés mais bien visibles, un nombre important de drapeaux noir et rouge (le drapeau de l'UPA, l’Armée ukrainienne insurrectionnelle de Bandera pendant la Seconde Guerre mondiale) frappés ici du sigle de « Pravy sektor » (« Secteur de droit»), organisation paramilitaire et néo-nazie très présente sur les barricades du Maïdan. D’autres drapeaux, plus inattendus les uns que les autres, flottent sur certaines tentes, comme celui avec un trident de l’organisation « Tryzub » (« Trident », celui-ci étant un symbole de l’Ukraine), ou encore un drapeau avec une sorte de croix gammée légèrement transformée. Un autre groupe très présent se nomme « Spilna sprava » (« Cause commune »), dont Monde diplomatique, mars 2014. 3 Andreï Kourkov, « Dans le centre de Kiev, une école de la révolution » Le Nouvel Observateur, 5 janvier 2014. Andreï Kourkov est l’auteur notamment du Pingouin, traduit en plus de vingt langues. 4 L’actuel drapeau, assez anodin avec son simple poing, remplace depuis quelques années le précédent qui était frappé de la « rune du loup » (Wolfsangel), un signe très proche de la croix gammée et qui était l’emblème de la division Das Reich. BHL a harangué sur le Maïdan une foule


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les initiales ukrainiennes forment « SS », un autre encore, venu d’Ivano-Frankovsk, s’appelle « Congrès des nationalistes ukrainiens » et fait lui aussi l’apologie de Bandera, Choukhevitch et d’autres « héros » douteux de l’Ukraine. Tous ces mouvements sont absolument tolérés sur le Maïdan et côtoient pacifiquement les tentes aux drapeaux de partis plus présentables. Comment expliquer, comment comprendre cette juxtaposition, cette symbiose parfois entre les opposants libéraux et pro-européens, les mouvements citoyens qui luttent contre la corruption et se présentent même comme étant plutôt à gauche, et ces groupes„ paramilitaires d’extrême-droite, ultra-nationalistes et fascisants, que l’on voit se préparer sur le Khrechtchatik en « colonnes » de dix ou douze membres prêtes à monter à l’assaut7 sur les barricades ? Je discute avec des amis de Kiev. « Cela ne vous gêne pas d’être avec ces gens-là? » « Non, ce n’est pas grave, ils vont se calmer », me répond-on en général. En attendant, ce sont eux qui ont pris de force la Mairie de Kiev5, le ministère de l’Agriculture, le bâtiment de l’Union des syndicats pour en faire leur QG, et cela ne gêne personne. La grande salle de la Mairie de Kiev est pavoisée de drapeaux de « Svoboda » et d’un portrait de Bandera. Constantin Si gov est parmi les manifestants du Maïdan- Il me dit ceci : « Ces groupes d’extrême droite, si on les met en exergue, si on les montre à tout le monde comme un oiseau en haut d’une branche, c’est pour détourner l’attention des vrais problèmes, la lutte pour la citoyenneté et les libertés démocratiques, et cela fait le jeu de la propagande de Moscou. » Il vaut donc mieux les passer sous silence et évoquer l’héroïsme de Lisa, la cuisinière du Maïdan, la « Marianne » de la révolution de Kiev. Mais je suis pourtant là, en plein milieu du Maïdan et je les vois bien devant moi, ces drapeaux d’organisations paramilitaires et insurrectionnelles d’extrême-droite. dont les propos tomberaient chez nous sous le coup de la loi. Je devrais trouver cela normal, on aimerait que je les applaudisse et que je les soutienne ? Oui, je soutiens mon ami Sigov, mon ami Kourkov, mes autres amis de Kiev, qui demandent plus de citoyenneté, plus de démocratie, la fin de la corruption, maladie terrible de ces pays, l’abandon de la langue de bois, mais je ne peux accepter qu’un tel mouvement citoyen soit si massivement encadré, « protégé » et projeté en avant par de telles milices. Pourtant, il est impossible de le nier : les «activistes» d’extrême-droite sont ici comme des poissons dans l’eau, ils ont l’air d’être des gens comme vous et moi et côtoient des gens comme vous et moi, qui ne s’offusquent pas de leur présence et au contraire les soutiennent, leur apportent de l’aide. C’est en particulier le « Pravy sektor » de Dmitry Iarosch qui est chargé de « l’autodéfense du Maïdan », c’est lui qui tient les barricades, qui monte la garde devant la Maison des syndicats, où il a son QG et ses salles d’entraînement à l’étage. Le programme de Pravy Sektor est le jusqu’au-boutisme, tout le pouvoir ou rien. Face à l’opposition, considérée comme « modérée », d’Arsény Iatseniouk et de Vitali Klitchko, il a refusé toute négociation avec l’ancien pouvoir. Il appelle dans son manifeste à « châtier les traîtres avec toute la sévérité des lois révolutionnaires », qualifiant d’ennemis « tous ceux qui voudraient réfréner l’ardeur révolutionnaire du peuple en se laissant aller à l’immobilisme ou en tentant de transformer cette guerre de libération nationale en bal musette et tous ceux qui accepteraient de négocier avec l’occupant de l’intérieur au nom du tandem chimérique

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Voir Piotr Smolar, « Les nationalistes ukrainiens, du treillis au costume », Le Monde, 28 mars

2014, avec une photo de Mari Bastashevski montrant le 7è étage de la Mairie, toujours occupé, les murs couverts de slogans comme « 88 ! » (chiffre codé signifiant « Heil Hitler ! »).


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“Paix et sécurité”. Il ne peut y avoir de compromis face au clan du pouvoir6 ». Le combat que mènent ces organisations est clairement défini : il ne s’agit pas, comme pour les représentants de l’opposition citoyenne, d’un combat pour plus de démocratie et pour l’ouverture vers l’Europe, mais bien d’une « guerre de libération nationale » contre la Russie et contre ceux qui sont censés être ses représentants en Ukraine, donc les russophones, nombreux à Kiev et en Ukraine de l’Est et du Sud. Une guerre de libération nationale, inspirée par celle que l’UPA, dont les militants se considèrent les héritiers, a menée à partir de 1943, une guerre sans merci non pas contre les occupants allemands, mais contre, les civils polonais de Volhynie et de Galicie coupables d’avoir « occupé » ces régions depuis le xivc siècle, et aussi contre l’Armée Touge qui approchait. Selon ces principes d’absence de compromis, toute négociation avec le pouvoir était impossible, toute solution négociée par Iatseniouk et Klitchko pour un pouvoir partagé avec Ianoukovitch jusqu’aux prochaines élections — ce qui eût été la seule solution pour permettre une certaine stabilité entre l’Est russophone et l’Ouest nationaliste — a été systématiquement refusée par « la rue », « le Maïdan », c’est-à-dire le Pravy sektor. Celui-ci a tenu en otage l’opposition démocratique par ses surenchères et continue à tenir aujourd’hui en otage le nouveau gouvernement, en refusant de démonter les tentes du Maïdan et en faisant constamment pression sur les décisions qui sont prises. Mais le plus étrange, ce que j’ai du mal à comprendre, sans doute parce que j’ai trop lu Boulgakov et que la Kiev de son époque n’était pas favorable aux bandes nationalistes de Petlioura qui déferlaient déjà de l’Ouest, le plus étrange, c’est ce soutien populaire dont jouit cette formation : ce sont des héros du Maïdan, ce sont eux qui tiennent les barricades et qui résistent aux assauts de la police, et toute la population leur vient en aide.

LE KHRECHTCHATYK Le Khrechtchatyk, la grande avenue prestigieuse de Kiev, qui va du marché de Bessarabie à la place de l'Europe, traversant le Maïdan en son centre, est fermé à la circulation, barré à la hauteur du boulevard Khmelnitsky par une première barricade faite de bancs, de sacs de sable, de chaises, d’objets en tous genres, surtout de pneus, et même d’un véhicule. Toute l’avenue est plantée de tentes qui arborent les drapeaux de leurs villes d’origine. Certains viennent de Donetsk et de Zaporojié, à l’Est, ou encore d’Odessa ou de Nikolaïev, au Sud, mais les tentes les plus nombreuses viennent de l’Ouest, de Galicie et de Volhynie, ou bien des Carpates, les régions historiques du nationalisme ukrainien, là où recrutèrent pendant la Seconde Guerre mondiale les troupes de Bandera. Je vois défiler les noms des villes et villages de l’Ouest sur ces tentes et je ne peux m’empêcher de penser que cette géographie recouvre exactement celle des pogroms perpétrés contre les Juifs en juillet 1941, à l’arrivée des Allemands, par les nationalistes ukrainiens de l’OUN : Berejany, Zbaraj, Ternopol, Ivano-Frankovsk (Stanislawow, à l’époque), Peremychliany, Kossow, Drohobycz, Czortkiv, Lutsk, Sambor, Turka. Certes, me dira-t-on, ce ne sont pas les mêmes, les temps ont changé, ils ne sont plus antisémites mais seulement antirusses, et effectivement ils mettent en sourdine leur antisémitisme sur ce lieu très distingué et très médiatisé qu’est 6

Cité dans Serguei Sidorenko et Elena Tchemenko, « Les ultranationalistes forcent le passage du

Maïdan », Le Courrier International, 23 janvier 2014.


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devenu le Maïdan de Kiev. Mais c’est bien le mouvement « Svoboda» d’Oleg Tiagnibok qui a organisé en 2011 une manifestation contre la présence de pèlerins juifs à Ouman, célèbre lieu à 250 km au sud de Kiev, où est enterré rabbi Nahman de Bratslav. Comment croire qu’ils ne reprendront pas leurs activités dès que le Maïdan sera terminé ? Sur le Khrechtchatyk, à côté des tentes, les « centuries » (« sotnias ») de l’UPA et de Pravy sektor se sont réservé un espace d’entraînement. Les militants se préparent à la guérilla urbaine et à la lutte armée contre la police, par groupes de dix ou douze, dirigés par un instructeur. Ils sont armés de gourdins et de boucliers, comme les flics, et font l’exercice de la « tortue » dans la rue, simulant une attaque de policiers qui leur feraient face. Puis on les voit monter à l’assaut, en colonnes, jusqu’aux barricades. En face du marché de Bessarabie, là où le Khrechtchatyk est ouvert à la circulation, débute le boulevard Chevtchenko, bordé de deux rangées de châtaigniers. A l’entrée du boulevard se trouvait une statue de Lénine, en bronze, fort différente des nombreuses et monotones effigies dont est parsemé le pays. Le 8 décembre, des membres de « Svoboda » se sont attaqués violemment à cette statue, lui passant des cordes autour du cou et les attachant à un arbre voisin pour la faire tomber, puis l’ont « achevée » à coups de marteaux sous les cris hystériques de la foule. Aujourd’hui, on ne voit plus que son socle, au milieu de l’allée de châtaigniers. Sur le socle, leur signature : « Svoboda, 5 e sotnia. 105 ans de Bandera, 1909-2014 ». Je reste longtemps devant ce socle à le photographier, essayant de me rappeler la tête plutôt sympathique de ce personnage aujourd’hui si détesté dans ce pays.

LES BARRICADES, LA RUE INSTYTUTSKA Le jour où je suis arrivé à Kiev, le 18 février, une offensive de Pravy sektor a commencé dans la rue Instytutska, une rue en pente qui descend de la colline de Petchersk, où se situent les édifices gouvernementaux, vers le Maïdan. Le Maïdan se trouve donc dans une cuvette et peut être facilement assiégé par la police qui a l’avantage de venir du haut. Les manifestants, ou plutôt leur branche paramilitaire, c’est-à-dire les « centuries » du Pravy sektor, sont montés à l’assaut des quartiers gouvernementaux pour faire pression sur le Parlement, mais ont été tout d’abord repoussés, dans l’après-midi, jusqu’à la barricade située à la hauteur du palais d’Octobre — un édifice du XIXe siècle, ancienne Institution des jeunes filles nobles de l’époque tzariste. Les « Berkouts » s’approchaient et investissaient par le haut les abords de la barricade située sous la passerelle qui enjambe la rue Instytutska. Les jeunes « manifestants », tous casqués, se relayaient pour leur jeter des pierres, aidés à l’arrière par des hommes plus âgés qui descellaient les pavés à l’aide de pioches et par des femmes qui les empilaient Sur le Khrechtchatyk, d’autres femmes distribuaient des masques hygiéniques. Les barricades de la rue Instytutska forcent le respect. Les militants de Kiev ont probablement lu Instructions pour une prise d’armes de Blanqui ou d’autres ouvrages de théoriciens de la lutte armée en milieu urbain. Ce ne sont pas des barricades improvisées par des manifestants pacifiques, elles sont réalisées avec un grand professionnalisme. Certaines sont même des murs de brique, confectionnés à l’aide de pavés très régulièrement taillés et cimentés. Les barricades sont constituées de sacs, de bancs publics, de toutes sortes d’objets trouvés sans doute dans la Maison des syndicats occupée ou apportés par les gens, car la


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révolte bénéficie d’un véritable soutien populaire. Je vois un groupe de jeunes apporter des cocktails Molotov, confectionnés dans des bouteilles, et je ne peux m’empêcher de repenser à une vidéo vue sur internet où l’on voit des policiers de la rue Grouchevski, lors des émeutes du 24 janvier, transformés en torches vivantes à la suite d’attaques au cocktail Molotov. Les combattants les plus déterminés, les «activistes du Maïdan» ne sont pas les manifestants pro-européens que. nous décrivent la plupart des médias, mais des hooligans, des supporters de foot, des ultranationalistes de Pravy sektor prêts à en découdre, à casser du flic à tout prix, bien heureux de n’être pas conspués mais au contraire applaudis par la foule en admiration. Toutes les barricades sont appuyées et renforcées par des piles de pneus que les combattants incendient pour former une fumée noire et arrêter la progression de la police. De la scène centrale, le commandant en chef du Maïdan donne ses instructions. « Allez sur telle barricade, attention, les flics arrivent de l’autre côté. Les femmes, retirez-vous de la zone de combats et venez vous cacher derrière la scène, sur la place. Là on a besoin de pavés, attention, il y a un blessé, laissez passer les secours. » Après avoir donné cet ordre en ukrainien, il le répète même en russe, pour être sûr d’être bien compris. Dans la rue Instytutska, les Berkouts apparaissent devant le palais d’Octobre, devant la passerelle désertée. Les combattants reculent, puis repartent à l’assaut. De la scène, le commandant du Maïdan parle aux flics, dans son haut-parleur, il s’adresse à eux en ukrainien, une langue qu’ils comprennent mal car ils viennent presque tous de Crimée ou de l’est de l’Ukraine. Il leur demande d’arrêter leur progression, leur crie que nous sommes tous frères, qu’ils doivent se désolidariser de Ianoukovitch, mais les Berkouts, avec leur uniforme noir, tentent de passer tandis que de l’autre côté, sur la barricade située entre le Khrechtchatyk et la place de l’Europe, d’autres arrivent aussi en force qui sont repoussés, à leur tour, par des jets de pierre et de cocktails Molotov. Toute la place Maïdan est en effervescence, les gens se passent des pavés, des femmes distribuent des masques pour n’être pas asphyxié par la fumée. Des ambulances sillonnent la place, essayant de se frayer un passage à travers la foule. Quelques militants excités ont pris un otage, soi-disant de la police, et le cognent, le plaçant sur une remorque tirée par une moto pour le montrer à la foule qui crie avec haine : « C’est un Berkout, c’est un Berkout ! » Mais il ne porte pas d’uniforme. J’ai su plus tard qu’il s’agissait d’un journaliste russe qui était allé interviewer les Berkouts, puis venait enquêter auprès des manifestants. Il a été roué de coups.

Le soir et le lendemain, le 19, la bataille fut plus violente encore. La foule était très dense sur la place, les ambulances se frayaient difficilement un passage, les blessés étaient nombreux, j’ai pris des photos avec mon téléphone portable, mais je ne me suis pas approché des barricades, c’était beaucoup trop dangereux - et on a commencé à entendre parler de ces mystérieux tireurs embusqués, ces snipers qui tiraient du haut des maisons situées sur le Khreçhtchatyk ou de l’hôtel « Ukraine ».

La rue Instytutska a été le théâtre des violents affrontements du 20 février, que j’ai suivis à la télévision sur la chaîne « Cinquième canal » qui passe des informations en continu, la seule chaîne favorable à l’opposition. C’est ce jour-là que les snipers ont beaucoup tué, une soixantaine de manifestants, une quinzaine de policiers. Au total, on déplore quatre-vingtdeux morts pour l’ensemble des émeutes, ce qui conduit les manifestants à parler d’une «


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sotnia », d’une centurie, la « centurie céleste » (niebiesna sotnia). La rue Instytutska a été rebaptisée, sur des plaques sauvages et manuscrites, « rue des héros de la centurie céleste ». L’identité de ces snipers n’a cependant jamais été dévoilée, ils n'ont pas été arrêtés et aucune enquête parlementaire n’a été engagée, le nouveau gouvernement s’y refusant Des informations ont circulé sur internet, en provenance du ministère des Affaires étrangères d’Estonie : le médecin chef de l’hôpital, Olga Bogomolets, qui a soigné aussi bien des policiers que des manifestants, a indiqué que le type de balles et la manière de tirer les parties du corps visées étaient les mêmes, confirmant par là que ce sont en effet les. mêmes snipers qui ont tiré sur les uns et sur les autres ; leur positionnement sur les toits des maisons au-dessus des manifestants prouverait aussi que ceux-ci seraient liés aux manifestants et non aux policiers7. Il n’est donc pas impossible que ces assassinats, qui ont provoqué une telle émotion à Kiev et dans toute l’Ukraine, ne soient pas le fait de la police, qui affirme n’avoir pas été armée, mais une provocation des manifestants ultranationalistes pour mieûx arriver à leurs fins : la prise du pouvoir.

LA RUE GROUCHEVSKI

Les 18 et 19 février, je n’ai pas pu voir la rue Grouchevski, car elle avait été reprise par la police. C’est là qu’avaient eu lieu les premiers affrontements graves entre le Pravy sektor et la police le 24 janvier, qui avaient déjà fait cinq morts. Après ces violences, une première tentative de médiation avait été faite, refusée par « le Maïdan », c’est-à-dire par sa frange extrémiste. C’est donc lors de mon retour à Kiev, le 28 février et le 1er mars, que j’ai pu voir de plus près les barricades de la rue Grouchevski et aussi celles de la rue Instytutska qui avaient été reprises par la police lors de mon séjour précédent. La rue Grouchevski est la rue qui longe le Parlement, grand édifice soviétique de style stalinien, construit en 1937 pour abriter le « Conseil des commissaires du peuple de la République soviétique d’Ukraine ». Jusqu’au 25 ou 26 février, ce bâtiment portait une étoile rouge à son sommet, celle- ci a été sciée et enlevée par des alpinistes dès l’arrivée du nouveau gouvernement. La rue Grouchevski avait une série de barricades qui protégeaient les manifestants lorsqu’ils ont pris le bâtiment de la « Maison de l’Ukraine », sur la place de l’Europe, mais qui allaient presque jusqu’au Parlement. Les barricades étaient offensives, et pas. uniquement défensives. Celles de la rue Instytutska cernaient le Parlement à l’arrière et celles de la rue Grouchevski visaient à l’attaquer à l’avant. L’objectif des insurgés était d’encercler et de prendre le Parlement, en faisant la jonction entre la rue Instytutska et la rue Grouchevski. Pour cela, il a fallu une très bonne organisation et préparation militaires et, durant dés mois, les organisations paramilitaires venues de Galicie et débarquant sur le Maïdan y ont pourvu. Les « manifestants pacifiques pro-européens » qu’on nous a décrits et les hommes cravatés qui 7

Voir : http://rt.com/news/ashton-maidan-snipers-estonia-946/ et http://rt.com/news/estonia-

confirm-leaked-tape-970/ (en français : http:// www.solidanteetprogres.org/actualites-001/article/ukraineles-snipers- tirant-sur-l-euromaidan.html). Plus récemment, « Une télévision allemande conteste la version officielle de la tuerie de Maïdan », Rue 89,24 avril 2014.


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parlent en leur nom ne seraient pas allés tout seuls prendre d'assaut les édifices du pouvoir. Toutes ces barricades étaient très élaborées, témoignant, chez leurs auteurs, d’une très bonne pratique des combats de rue. Aujourd’hui, des badauds viennent les visiter et déposent des fleurs sur les lieux où sont tombés les membres de la « centurie céleste ».

Ukraine centrale et occidentale J’ai quitté Kiev le 19 février pour me rendre en Ukraine centrale et occidentale, tout d’abord en Podolie, sur les bords du Boug, dans le cadre de mon travail sur un film consacré aux lieux liés à Paul Celan en Ukraine, puis je suis allé dans la région de Ternopol et de Lvov, avant de retourner à Kiev le 28. Déjà, à la sortie de Kiev, la situation était inquiétante car il y avait des barrages de police qui empêchaient d’entrer dans la ville, je pouvais donc la quitter, mais je n’étais pas sûr de pouvoir y retourner. En particulier en provenance de Lvov et de Galicie, aucune voiture ne passait et surtout aucun autobus amenant des volontaires pour le Maïdan. Chaque soir, à l’hôtel, je suivais les informations en continu à la télévision, tout d’abord les nouvelles sur la prise d’administrations régionales à Lvov et à Ivano-Frankovsk par des manifestants, sans résistance des autorités, puis l’annonce d’une « opération antiterroriste » menée par le pouvoir de Ianoukovitch, suivie d’affrontements violents et de tirs de snipers. On annonçait l’insubordination de nombreux policiers, la démission de plusieurs députés ou de maires du Parti des régions (le parti du pouvoir). Ou encore que des gens se mettaient sur les rails à Dniepropétrovsk ou à Nikolaïev devant un train qui devait conduire un régiment de parachutistes à Kiev. Ou encore qu’à Lutsk et à Rovno, des gens empêchaient des soldats de quitter leur garnison en crevant les pneus des camions. Puis on apprit l’accord du 21 février conclu entre les ministres français (Fabius), allemand (Steinmeier) et polonais (Sikorski), accord accepté par Iatseniouk et Klitchko, mais refusé par les éléments les plus radicaux du Maïdan, puis la fuite de Ianoukovitch, la Libération de Ioulia Timochenko, la rue Grouchevski désertée par la police, la prise du Parlement et des bâtiments du pouvoir par les manifestants du Maïdan. Le dimanche 23 février, après l’émotion suscitée par les nombreux morts, il y eut une certaine euphorie politique, la joie du départ de Ianoukovitch et la visite par la population de sa résidence luxueuse de Mejigorie, près de Kiev, sur les bords du Dniepr, que l’ancien président avait privatisée et qui a été désormais reprise par l’Etat. Mon caméraman, originaire de Zaporojié, et très hésitant sur la « révolution » du Maïdan, était tout d’un coup fier d’avoir contribué, par sa venue à Kiev, à soutenir le changement de régime. Puis il a vite déchanté. Nous suivons le soir à la télévision les informations en continu. Le Parlement semble tétanisé. Plus aucune opposition, quelle que soit la loi proposée. Les lois sont lues en quatrième .vitesse, ne sont pas discutées et sont votées à l’unanimité des votants. Seuls trente à quatre-vingts députés, selon les cas, osent s’abstenir ou ne pas prendre part au vote. Il faut savoir que les gros-bras de «Pravy sektor» montent la garde devant le Parlement, ce qui n’incite pas les députés à voter contre. Un nombre impressionnant de lois «passent» ainsi sans aucune discussion, y compris la plus controversée, l’abolition de la loi sur les langues régionales (qui conférait au russe un statut de langue régionale) ; c’est elle qui va mettre le feu aux poudres en Crimée et à l’est du pays. Je vois à la télévision la tête du nationaliste Tiagnibok annonçant son projet de loi sur la glorification des héros de l’Ukraine (il pense à Bandera, à Choukhevitch, à la division SS de Galicie et à quelques autres criminels de guerre), sur la destruction de « toutes les traces de l’occupation soviétique de l’Ukraine » (il pense non


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seulement aux statues de Lénine, aux noms de rues, mais aussi aux nombreux monuments aux morts des combattants de l’Armée rouge tombés pour la libération de l’Ukraine de l’occupation allemande), et pour la construction d’un mausolée aux héros de la « centurie céleste ». La loi est votée à l’unanimité (moins soixante abstentions) : même les députés du Parti des régions, désormais dans l’opposition, n’ont pas osé voter contre. D’autres lois sont votées, à une vitesse record, à peine lues. Deux jours plus tard, j’apprends, de Vinnitsa, la composition du gouvernement de transition. Arséni Iatseniouk sera le Premier ministre, sans surprise. C’est lui qui présente le mieux sur la scène internationale, c’est un homme cultivé, cravaté, un banquier, un libéral, un membre du parti de Ioulia Timochenko, qui était très présent sur le Maïdan depuis trois mois. Il est originaire de Czemowitz, sa mère était professeur de français à l’université. Le plus surprenant, c’est la manière dont le nouveau cabinet est présenté. Avant d’être proposés au Parlement, les futurs ministres sont proposés au Maïdan, à la rue donc, qui décide de leur nomination. Les ministres sont présentés un à un : « Acceptez-vous qu’un tel soit ministre... » et le Maïdan répond par des acclamations ou par des refus. Sans surprise, puisque Svoboda et Pravy sektor ont pris la plus grande part, sur les barricades, à la conquête du pouvoir, puisqu’ils ont le plus grand nombre de morts sous les coups des snipers qu'ils ont probablement commandités, ils réclament maintenant leur dû et l’obtiennent. C’est ainsi qu’on voit des casseurs, occupés quelques jours plus tôt à jeter des pavés sur les flics, obtenir soudainement un ministère, acclamés par le Maïdan. Je m’imaginais bien qu’il serait difficile de leur refuser des postes de ministres, mais je ne m’attendais pas à un tel désastre. Cinq postes de ministres reviennent à des extrémistes, dont le vice-Premier ministre, Olexandre Sitch, membre de Svoboda, connu pour son opposition virulente à l’avortement (même en cas de viol) et à tout ce qui est supposé rappeler le communisme. Le ministre de l’Agriculture, Igor Chvaika, et le ministre de l’Ecologie, Andreï Mokhnik, sont membres aussi de Svoboda. Le ministère de l’Education revient à Serguiï Kvit, recteur de l’académie Moghila, ancien membre du groupe radical Trident, et auteur d’un article controversé sur un théoricien du fascisme ukrainien des années 1920, Dontsov. Une des premières mesures de ce nouveau ministre a été de confier vingt-trois colonies de vacances à Pravy sektor. On imagine déjà le contenu des prochains manuels scolaires : la glorification de l’UPA, de Bandera, du bataillon « Nachtigall » qui s’est emparé de Lvov avec les troupes hitlériennes et a fomenté des pogroms, la glorification de la division SS de Galicie. Ce que j’ai constaté l’année dernière en Ukraine occidentale, dans le musée de Truskawiets par exemple, la négation de la Solution finale, banalisée en « massacre d’habitants de la ville par les Allemands » et la négation de la participation des milices ukrainiennes à celle-ci8, va devenir la vulgate enseignée à l’école. Le « héros » de l’« Auto-Maïdan », Dmitri Boulatov, très jeune, proche de Pravy sektor, battu par les forces de police, puis libéré et parti se soigner en Lituanie, sitôt de retour est nommé ministre des Sports. Il avait fait circuler sur internet des photos truquées de son visage horriblement boursouflé, mutilé et torturé, mais s’est présenté sans aucune 8 Voir « Confins de Galicie », Les Temps Modernes, n° 673, avril- juin 2013, pp. 72-73. Sur le rôle des Einsatzgruppen et de leurs auxiliaires, rappelons que Claude Lanzmann est le premier à avoir fait des recherches approfondies sur la question, bien avant les travaux actuels sur la « Shoah par balles ». 11 raconte dans Lièvre de Patagonie (pp. 477-484) dans quelles circonstances son entretien secret avec Heinz Schubert, un des (rois condamnés à mort du procès des Einsatzgruppen à Nuremberg, condamné à être pendu puis finalement emprisonné pour sa participation aux massacres de Simferopol en Crimée, n’a pu être achevé ni utilisé pour Shoah. La destruction de sa caméra est une perte dont on mesure aujourd’hui plus encore l’ampleur.


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égratignure ni cicatrice, parfaitement rasé. Le commandant des groupes d’autodéfense du Maïdan, Andreï Paroubi, ancien fondateur avec Tiagnibok du Parti social-national (pour ne pas dire national-socialiste) de l’Ukraine (devenu « Svoboda »), passé aujourd’hui au parti « Batkivchtchina » (« Patrie ») de Iatseniouk, prend la tête du Conseil national de défense et de sécurité, avec pour adjoint Dmitry Iarosch, le chef des milices de Pravy sektor, qui, à peine nommé, lance un appel à monter des actions terroristes en Russie. Le nouveau procureur général est lui aussi un ultra-nationaliste, membre de Svoboda, tout comme cinq ou six gouverneurs de régions. On peut dire qu’ils sont donc en mesure de prendre le gouvernement en otage. Etonné d’entendre tout le monde me dire que « ce n’est pas grave, ils vont se calmer, ils sont devenus très modérés », je me renseigne sur internet à propos de Svoboda et je lis que ce parti a organisé à Lvov et à Kiev (et sans doute dans d’autres villes), le 1er janvier 2014, une marche aux flambeaux, à la manière nazie, regroupant plus de 10000 personnes dans chacune de ces deux villes, aux cris de « Ban-de-ra, Chou-khe-vitch, Ge-ro-ï U-kra-ï-ny ! » («Bandera, Choukhevitch, Héros de l’Ukraine9 !»). Ils s’apprêtent à renouveler cette manifestation fin avril, pour l'anniversaire de la fondation de la division SS de Galicie. On peut trouver sur internet une vidéo dans laquelle des casseurs de Svoboda enfoncent à coups de bélier, pendant la messe, une église orthodoxe russe, en Ukraine occidentale, aux cris de « Pendons les Moskals » et en hurlant « Slava Ukraïni, Geroïm slava » (Gloire à l’Ukraine, gloire aux héros10). J’ai continué ma route en direction de Ternopol et de Lvov. A l’entrée des grandes villes, la police de la route (« GAI ») avait disparu. A rentrée de Temopol, un barrage de « l’autodéfense du Maïdan », fait de pneus, remplaçait le poste de la GAI. Je suis salué par un « Slava Ukraïni! » (« Gloire à l’Ukraine! »), auquel il faut répondre par « Geroïam slava ! » (« Gloire aux héros ! »). C’était le salut fasciste des années 1930 et 1940, le salut bandériste, devenu, le salut obligé du Maïdan. Chaque discours du Maïdan, à Kiev, commence et se termine par un « Slava Ukraïni ! » scandé plusieurs fois, parfois même au milieu du discours, auquel la foule répond avec ardeur, presque avec fanatisme : « Geroïam slava ! ». Personnellement, il m’est impossible de répondre en prononçant ce mot de passe. Je dis donc au poste de contrôle : « Dobry den » (bonjour), trahissant que je ne suis pas des leurs, et on me demande d’où je viens. Quand je dis « de France », je suis bien accueilli et on me laisse passer. A Ivano-Frankovsk, j’ai vu le Maïdan local, un barrage de pneus, devant l’Administration 9

Rappelons que Stepan Bandera, impliqué en 1934 dans l’attentat contre le ministre polonais de

l’Intérieur Pieracki, a créé, avec Choukhevitch, la légion ukrainienne de la Wehrrmacht (le bataillon Nachtigall et le bataillon Roland), fer de lance de la prise de Lvov en 1941 et des pogroms qui ont suivi. Suite à la proclamation d’un Etat ukrainien indépendant, Bandera fut arrêté par les Allemands, mais ceux-ci ont continué à financer ses activités et le bataillon Nachtigall a été intégré aux Schutzmannschaften, auxiliaires de la Gestapo pour la Solution finale. En 1943, ils fondèrent l'UPA qui s’est battue un peu contre les Allemands mais surtout contre les partisans et les civils polonais, dans le cadre de la poursuite de l’épuration ethnique de la Galicie et de la Volhynie, et plus encore contre l'armée soviétique, les troupes de l'UPA et les anciens Schutzmannschaften s’engageant en masse dans la division SS de Galicie, « pour avoir des armes ». Après la guerre, Bandera a continue, en exil à Munich et avec l’aide des services secrets allemands et américains, à soutenir l’insurrection ukrainienne dans le sud- est de la Pologne et en Ukraine jusque dans les années 1950. Il a été tué par un agent du KGB en 1959.

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https://www.youtube.com/watch?v=KpnKpbtiHmE


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régionale, tenu par le « Pravy sektor » avec son drapeau noir et rouge. A Lvov aussi, sur le grand boulevard de la Liberté, se trouve le reste d’un « Maïdan » local, avec les noms des principaux membres de la « centurie céleste », devant lesquels les gens jettent des fleurs et font brûler des bougies. Un écran géant passe en continu les discours du Maïdan de Kiev.

RETOUR À KIEV Le retour à Kiev a été très facile. Plus de contrôle de police, les groupes d’autodéfense des Maïdans, avec leurs barrages de pneus, n’arrêtent plus les voitures. Sur la route, près de Brody, je m’arrête à Iaseniv (ou Jaseniow). C’est là que s’élève, en haut d’une colline, un grand mémorial en l’honneur de la division SS de Galicie. Je vais le visiter avec des frissons dans le dos. Ils ont combattu sous l’uniforme de la SS et ont droit à un mémorial qui exalte leur combat11 sous commandement allemand où ils se présentent comme des héritiers de l’armée austro-hongroise, niant donc la spécificité de la SS, reconnue organisation criminelle au tribunal de Nuremberg. Joseph Roth et bien d’autres anciens de l’armée autrichienne doivent se retourner dans leur tombe. A l’entrée de Kiev, les membres de l’autodéfense du Maïdan travaillent en commun avec la GAI, la police de la route. Les voitures de la police portent le petit drapeau jaune et bleu de l’Ukraine, le drapeau de la victoire du Maïdan. Un réel sentiment de liberté se fait jour, le sentiment de ne plus avoir au-dessus de soi ce pouvoir arbitraire, cette force de police corrompue. Le nouveau pouvoir promet de se battre contre la corruption et décide de montrer l’exemple en supprimant les voitures de fonction des ministres, mais pour combien de temps ? La personne chargée de la lutte contre la corruption est la jeune et belle Tatiana Tchernovol, complaisamment interviewée dans Le Monde12 et présentée comme « venant de la société civile, pas de la politique », alors qu’elle a été membre depuis l’âge de dix-sept ans du groupuscule ultra-radical UNA-UNSO et n’est passée récemment au parti Batkivchtchina que pour avoir plus de chances d’être élue. L’autre nouveau grand mot d’ordre est la « lustration », c’est-à-dire la chasse aux sorcières, dont on peut voir des exemples sur internet : un groupe de nervis de Svoboda, accompagnés de Tiagnibok lui-même, fait irruption dans le bureau du directeur général d’une chaîne de télévision nationale. Celui-ci est insulté, molesté, tutoyé, frappé à terre, puis on le relève en lui présentant une feuille de papier et un stylo pour qu’il signe sa démission13. Toutes les informations que je possède vont dans le sens d’un gouvernement qui ne sera pas moins corrompu que les- précédents, qui captera à son profit l’argent des subventions européennes et qui, tout particulièrement, financera par le biais de ces subventions les milices paramilitaires d’extrême-droite qui n’ont pas fini de pourrir la situation en Ukraine. A Kiev, sur le Maïdan, les « manifestants » refusent de plier bagage. Il s’agit de continuer 11

Voir aussi le témoignage de Louis Mercier, « J’ai vu l’autre Ukraine, celle qui célèbre les SS et les

crimes nazis », Le Nouvel Observateur, 3 décembre 2013. 12 13

« Génération Maïdan », Le Monde, 12 avril 2014. Il a eu la chance de sortir vivant, ce qui n’est pas arrivé à l’ancien maire de Mirgorod, assassiné en

pleine rue, filmé par des caméras de surveillance, ni au maire de Kharkov, actuellement entre la vie et la mort. Sans parler des 35 opposants pro-russes brûles vifs dans la Maison des syndicats d’Odessa incendiée par les nationalistes, lesquels avaient pris soin de bloquer tous les accès du bâtiment, ce dont ils furent félicités par Svoboda qui les gratifia du titre de « héros ».


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à faire pression sur le nouveau gouvernement jusqu’à ce que toutes les revendications de « la rue » soient satisfaites. Donc les tentes demeurent, les milices n’ont pas été dissoutes ni désarmées, contrairement à ce qui avait été demandé dans l’accord du 21 février avec les trois ministres européens des Affaires étrangères. Sur le Maïdan et sur le Khrechtchatyk, devant la Mairie, un immense portrait de Bandera, du style de celui que j’avais vu l’année dernière sur une façade de la ville de Drohobycz, est déployé par le « Congrès des nationalistes ukrainiens ». Que faire de ces milices qui hantent Kiev ? Comme il est impossible de les désarmer (le gouvernement n’en a pas la volonté, ni les moyens, ni le pouvoir, puisqu’il leur doit son pouvoir), la meilleure solution consiste à les intégrer dans les forces régulières de la police ou de l’armée. Les deux chefs ex-paramilitaires devenus ministres, Paroubi et Iarosch, se chargent de les faire recruter. Ils ont même fait limoger deux généraux, vice-ministres de la Défense, qui refusaient de signer des actes d’engagement pour des militants de Pravy Sektor. La crise de Crimée tombe à pic pour justifier leur enrôlement, et on vient de décider la création d’une « Garde nationale », constituée de volontaires, pour combattre les Russes, formée sur la base des milices d’autodéfense du Maïdan de Kiev. Sur le Maïdan, les orateurs se succèdent pour dénoncer l’impérialisme de Poutine et le comparer à Hitler, tandis que la foule crie à tue-tête, avant, pendant et après chaque discours, « Slava Ukraïni ! Geroïam slava ! ». A Paris, 15 mars 2014


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