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Gil Ben Aych
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Genre : saga
Troisième tome de La Découverte de l’amour et du passé simple
Format : 12 x 18,5 cm
Pages : 360
Prix : 18 €
ISBN : 978-2-490251-74-2
Né en 1948 à Tlemcen en Algérie, Gil Ben Aych arrive en France à l’âge de sept ans. Après quelques années passées à Paris, il s’installe en banlieue parisienne, à Champigny. Devenu professeur de philosophie, on lui doit notamment Le Chant des êtres (Gallimard), Le Livre d’Étoile (Seuil), Le Voyage de Mémé (École des Loisirs).
Son œuvre, largement autobiographique, poursuit le pari ambitieux et admirablement tenu de transformer en littérature la culture essentiellement orale du pays dont il est issu. Il a publié en avril 2021 le premier volume de La Découverte de l’amour et du passé simple : Simon et en avril 2022 le deuxième volume, Simon et Bärble, aux Éditions du Canoë.
Nous sommes en 1965, Simon a 16 ans. Il est en classe de seconde au lycée de Champigny. Son univers familial est endeuillé par la mort de son grandpère. Au fil du récit qui se déploie jusqu’à la fin 1967, le lecteur est immergé dans la vie lycéenne de l’époque, avec les portraits savoureux des profs d’Histoire et de français, d’élèves tels Chettard, actif et excellent organisateur, mais ne supportant pas de perdre, avec les démarcations entre les élèves du lycée technique et ceux du lycée général. Le lecteur y retrouve l’apprentissage de la vie, du jugement qui se fait à travers les rencontres – celui du juif azkhénaze, Itzkovitch, celui du séfarade, JeanMarc Benhamou, à travers les lectures, les engagements politiques de profs admirés qui amènent Simon à adhérer au grand dam de son père au Parti communiste, les débats intellectuels du moment incarnés par Foucault, Althusser, Garaudy… Bref, une adolescence passionnée qui découvre aussi l’amour, chastement, maladroitement, d’une façon si éloignée de la précocité actuelle. Un merveilleux tableau de la France de la fin des années soixante, juste avant le coup de tonnerre de 1968.
Le Terrain Vague
Par les baies vitrées du deuxième étage du huit de l’avenue de la République, on pouvait voir facilement toute la partie ouest de Champigny, l’appartement tout entier étant orienté plein-ouest, et un œil exercé, par beau temps, aurait pu aussi bien très nettement distinguer les constructions joinvillaises des vincennoises, voire des parisiennes, tant la vue s’étendait.
Mais ces baies n’étaient honorées que de rideaux de tissus en tergal blanc, par lesquels on protège son chez-soi et qui évitaient aux vis-à-vis situés légèrement à droite de l’appartement d’y avoir accès. Ces «cités blanches », c’était l’expression consacrée dans le quartier, frontales du huit de l’avenue mais décalées donc sur la droite, étaient des H.L.M. qui donnaient par derrière sur une sorte de terrain vague où les jeunes d’alentour pouvaient, savaient, aimaient se retrouver, le plus souvent autour d’un ballon. Des équipes étaient vite organisées et tout un rituel présidait au jeu, avec cette spontanéité incomparable que déploient les enfants quand ils s’amusent vraiment.
On ne dira alors jamais assez les trésors d’ingéniosité déployés par ces jeunes pour rendre vivable un paysage « urbain » où aucun équipement collectif n’était construit (bien que toujours prévu) pour leurs activités ludiques. On était là au début de l’ère immobilière gaullienne et pompidolienne, et si aujourd’hui cet ex-terrain vague est devenu une patinoire municipale, il faut savoir qu’à l’époque on cassait des branches d’arbres qu’on taillait pour figurer les montants verticaux des buts, on volait chez soi un kilo de farine pour tracer les limites du terrain (et on se disputait sur la distance réelle entre le point de penalty et la ligne du gardien), on essayait tant bien que mal de se trouver des vêtements de mêmes couleurs mais aux tons fatalement disparates pour faire mine d’équipement uni (« faire équipe » était le problème), on se cotisait habilement pour acheter les balles (qu’il fallait souvent renouveler parce que perdues, volées ou abîmées), on se prêtait la seule vraie paire de chaussures de football (une seule pour onze joueurs !) qu’un grand frère avait bien voulu céder au lieu de la jeter (et les autres traçaient sur leurs tennis de faux crampons avec un bouchon noirci au feu, comme on se fait des moustaches), bref on « bricolait » ainsi son football, son terrain, sa balle et ses chaussures, mais on jouait. On jouait au football – comme on doit le faire encore dans plus d’une banlieue… « bricolante » ! (Et la passion du « foot » était telle chez Simon que la première fois qu’il entendit l’expression « enfant de la balle », il crut qu’il s’agissait d’une métaphore usuelle du footballeur, quand simplement on interviewait à la télévision une trapéziste qui apparaissait dans La piste aux étoiles, l’une de ses émissions favorites, entre autres pour les numéros comiques du clown-Auguste Achille Zavata).
Sur ce terrain vague on allait aussi parce qu’après le jeu et juste avant de rentrer on savait pouvoir faire un tour dans les caves avec celle qui accepterait, vivant dans ces cités et venant « regarder » les joueurs, de se faire toucher les seins et d’être embrassée sur la bouche à condition que ce soit à tour de rôle. Jocelyne était particulièrement friande de ces séances (mais elle n’était pas la seule), et, adossée à une porte en bois qu’elle choisissait (pourquoi ?) différente tous les jours, faisant autoritairement défiler les garçons (elle avait dix centimètres de plus que tous), elle disait au gré de son humeur (et cette surprise était excitante) : « toi oui ! » ou « toi non ! », c’était selon, et l’on touchait ses seins et baisait ses lèvres ou l’on s’en allait penaud, refusé aujourd’hui, mais obéissant toujours. Les injustices dans les tours et les protestations n’étaient pas admises, c’était la règle, et c’était cette règle injuste qui plaisait ; et, quand quelqu’un voulait recommencer, elle vous repoussait en disant : « non, une seule fois ! », la victoire entre sélectionnés étant d’avoir pu deux fois ! De temps en temps, la troupe s’égayait comme une volée de moineaux, à cause d’un bruit jugé inhabituel et parce que le guetteur, vrai ou faux, à tort ou à raison, sérieusement ou pour faire une farce, avait dit « P », signe de danger, d’une présence d’adultes. Si c’était vrai, on ne se revoyait que le lendemain en racontant ses frayeurs
(fuite à travers les couloirs des caves), et si c’était faux, « il », le guetteur, recevait une fessée déculottée donnée par Jocelyne en personne et devant tout le monde. (En donnant ses coups, elle prononçait alors des phrases comme en disent les parents à leurs enfants, pour les « corriger », comme « tu-vas-me-faire-le-plaisir-d’êtreplus-sérieux-à-l’avenir », martelant ses gestes au rythme de ses paroles, et faisant rire l’entourage pour la vérité de l’imitation ou le faisant taire, grave, sérieux, parce que l’imitation était trop bien réussie ou qu’elle avait fait réellement mal, qu’elle avait raté l’effet comique voulu.)
Or, il fallait bien donner des doubles rideaux à ces baies vitrées, celles du séjour. Aussi Joseph proposat-il à Jeannette d’abord, qui accepta, et à l’un de ses clients bruxellois, décorateur de son métier ensuite, de venir jusqu’à Champigny afin de concevoir lesdits rideaux, les fabriquer et les installer. L’opération dura bien quinze jours. Le décorateur en question se nommait Tsvi Markus, ce prénom avait attiré l’attention de Simon (dans une colonie de vacances juive, plus jeune, un moniteur s’appelait Tsvi – et il avait appris sa mort accidentelle par la suite), et Monsieur Markus en expliqua l’origine hébraïque à table, lors d’un repas algérien qu’il avait commandé à Jeannette, entre deux prises de mesures et autres installations de tringles. La maison, dans ces conditions, était devenue un véritable chantier parce que le décorateur avait pensé un agencement qui nécessitait un travail considérable.
Après la pose des tringles, il était passé à la constitution du coffrage proprement dit, son travail vraiment, et il devait pour ce faire confectionner d’un bois très souple des sortes de lattes disposées d’un bout à l’autre du mur, pièces qui recouvriraient les tringles. Ces lattes étaient elles-mêmes capitonnées de velours rouge-carmin en une première surface, surmontée d’une autre épaisseur de bois en sa moitié, festonnée, recouverte du même velours et faisant effet de volant, mais agrémenté à son extrémité d’un ruban d’or brodé de motifs d’amour.
Le tout était, on s’en doute, long à produire et fort délicat à préparer, car une fois le velours coupé (et il devait l’être aux bonnes mesures d’emblée), il fallait encore savoir le coller savamment. Belle difficulté dont Simon n’avait pas idée, mais il apprit de la bouche de Tsvi le principe de la colle rapide, avec le plaisir qu’éprouvent les enfants quand ils sont enseignés ni par un parent ni par un professeur mais à l’improviste, par un inconnu. Simon suivait ses gestes et buvait ses paroles, conquis.
Aussi bien les trois pièces, la salle à manger, le salon et la cuisine, étaient maintenant occupées par cette activité, révolutionnant l’ordre journalier, quotidien de la maison, et l’on avait transformé tout l’appartement en un véritable petit atelier, avec sa hiérarchie et ses petites mains. Jeannette cousait les rideaux et fixait les rivets permettant de les accrocher aux tringles. Le décorateur coupait et collait le velours et les rubans sur les coffrages. Joseph, qui ordonnait la maisonnée et faisait les courses, achetant notamment ce que le décorateur n’avait pu apporter de Belgique par commodité, s’occupait du reste. Et les enfants, qu’on sollicitait un peu, essayaient pendant ce temps de ne pas oublier leurs devoirs scolaires en s’abstenant d’assister en spectateurs désemparés à ces authentiques séances de « tournage » décoratif, à ces projections de « cinéma » technologique, où l’intrigue était connue et décevante et les acteurs moyens, trop attendus. (Mais on aime regarder, même quand on sait ce qui va se passer, surtout les enfants.)
Au cours des interminables repas qui interrompaient le travail et où Tsvi se plaignait parfois, protestation amusée, parce qu’il mangeait et buvait trop bien, Simon fut fort intéressé de l’entendre retracer l’histoire de sa famille telle qu’il avait pu la reconstituer et telle que son père, en fait, la lui avait retransmise.
La famille Markus, tchèque si l’on remonte au début du xixe siècle, s’était déplacée en Allemagne d’abord, en Pologne ensuite, et en Russie finalement au début de notre siècle. Lui-même, Tsvi, appartenait, selon son père, à la branche polonaise, parentèle qui exerçait la profession de décorateur de père en fils depuis longtemps, pour toutes sortes de clients, y compris certaines cours européennes (Tsvi soulignant qu’il avait encore dans ses cartons des certificats de monarques attestant que ses ancêtres avaient agencé telles ou telles demeures aujourd’hui célèbres).
Mais bien que Simon eût ainsi l’impression d’être en face d’un personnage historique, mais dont les livres ne parleraient jamais parce que trop secondaire, pourtant et malgré cette aura, une fois le travail fini, Simon contempla la chose, perplexe, et réprima son effroi pour éviter de blesser ses parents : il n’aimait pas mais pas du tout, il détestait le « coffrage » (ce mot, répété cent fois, l’exaspérait) qu’avait produit Monsieur Markus. Mais cette réaction, tout épidermique, n’avait pas pour origine l’aspect précisément esthétique de l’œuvre ; non, Simon, Simon lui-même n’aimait pas, sans parvenir encore à formuler consciemment les raisons de son exaspération, car cet attirail de broderie dorée et de velours rouge, et tout ce décor « capitonné » (autre mot détesté viscéralement) lui apparaissait comme mortuaire. Non, Simon refusait cela, d’un refus troublé et troublant, parce que simplement tout cet attirail faisait un peu deuil, « cas-d’obsèques », enterrement même, et qu’il refusait, et pour cause, ce système décoratif thanatocratique infligé à ses parents, avec leur consentement, voire leur fierté.
Le jour où Tsvi s’en alla, Simon fut courtois et le salua (et celui-ci n’avait d’ailleurs que faire de l’avis du fils aîné de son client), et s’assit, songeur, sur l’un des fauteuils du salon, rouge aussi mais d’un ton tout autre que celui des rideaux. Sachant encore que dans la chambre des parents, le même système avait été adopté, à cette différence près (heureusement) que le velours ici au lieu d’être rouge-sang était bleu-roi : et Simon s’interrogeait fébrilement sur la transformation des lieux subie par le passage du décorateur, et ces envies parentales de décorations « capitonnées ».
Où était-il désormais ? Chez lui ou chez lui ? Simon était-il encore chez Simon ? Et le huit ne lui semblait plus être sa véritable demeure, pire encore Simon eut le désagréable pressentiment, alors qu’on s’installait heureusement dans un nouveau lieu, que quelqu’un, un décorateur, un importun était venu y mettre non pas sa « merde » comme on dit familièrement aujourd’hui, mais sa mort. On va voir pourquoi. (Comme si un ashkénaze était venu dire à des sépharades : « prenez votre part de mort vous aussi ! »).
Effectivement, et effectivement, pendant un des autres repas pris en commun (et Tsvi avait vécu là quinze jours), Monsieur Markus avait signalé, un soir de confidences, au moment du pousse-café (et discrètement parce que la remémoration, on le conçoit, lui en était pénible), Monsieur Markus avait donc raconté sobrement comment une partie non négligeable de sa famille avait été éliminée dans les camps d’extermination par les nazis.
Bien que succinct, presque abrégé, ce récit avait drôlement travaillé Simon et il était maintenant tout empêtré, embarrassé, envoûté dans le halo de mort qui entourait la personne du décorateur-récitant, surtout depuis cette narration intime et éprouvante. (En dépit de cette tête et de cette dignité superbe, intelligente, que n’avait pas quittée l’ami de son père.)
Simon se tenait là, assis, devisant dans le vague, persuadé que ce monsieur, en transformant son univers par un « coffrage », et en ayant laissé cette « histoire-de-mort » avant de disparaître, avait aussi accroché cette mort ici, la mort en personne, aux tringles de la demeure familiale, tout en en confectionnant ces rideaux, ces objets, ces rideaux qui permettent de fabriquer sa propre intimité, jusqu’à la plus secrète. Et les coffrages des rideaux devenaient des cercueils suspendus, au grand désarroi de Simon, comme des êtres fantomatiques, des personnages d’une pièce où il n’avait pas envie que ses parents jouent. Rideaux, rideaux fermés.
Simon en était là de ses pérégrinations mélancoliques quand il se produisit un fait qui doit survenir deux-trois fois maximum dans une vie et que l’on pourrait qualifier de télescopage morbide. Le téléphone retentit. C’était Michel, propriétaire du « p’tit club », et il annonçait que Claude, son meilleur ami, venait de mourir d’une leucémie foudroyante. Penser la mort, par « rideaux » interposés, quand on vous annonce la mort d’une connaissance, cette coïncidence l’intrigua, mais l’intriguait seulement, probablement parce qu’à l’époque Simon n’avait pas pensé au rapprochement possible entre la mort et un rideau fermé. Simon s’interrogeait certes, mais les questions alors étaient plus nombreuses que les réponses.
Le décorateur, le coffrage et la mort de Claude se mélangèrent dans la tête de Simon et formèrent un salmigondis d’images se heurtant les unes contre les autres. Après un long moment d’hébétude passé sur le fauteuil du salon, Simon s’en alla dans sa chambre où il resta, debout, devant la fenêtre : il vit des voisins dans le pavillon mitoyen fêter quelque chose comme un anniversaire, du moins le pensa-t-il à cause des bougies qui brûlaient sur un gâteau, se prit la tête entre les mains et essaya, comme par pression violente, d’en exprimer les visions cauchemardesques qui le harcelaient. Il ouvrit la fenêtre, stationna sur le balcon, et murmura en luimême : « Je ne veux pas que mes parents meurent, ne me faites pas ça ! » D’autres scènes envahirent son imagination, puis il entra de nouveau dans sa chambre, referma la porte, et se mit au lit. Un proverbe arabe dit que lorsqu’on pense à la mort elle vient toujours frapper quelque part, c’était vrai ici pour cet ami. Plus encore, puisque pris d’insomnie, Simon essayait d’imaginer ses réactions dans le cas où on lui aurait annoncé la mort de Peggy. Il s’imaginait seul, marchant infiniment dans un couloir de béton lui-même infini, puis, commençant néanmoins de fermer les yeux, il cria très fort en luimême (au point qu’il crut qu’on l’entendrait, alors qu’il n’avait proféré aucun son) : « Peggy ! », insistant longuement sur le « g » final . Un « Peggy »-muet !