Le Rire de Bergson

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Henri BERGSON Le Rire – Essai sur le comique en général

Quatrième Partie

Très préoccupés en effet de dégager la cause profonde du comique, nous avons dû négliger jusqu'ici une de ses manifestations les plus remarquées. Nous voulons parler de la logique propre au personnage comique et au groupe comique, logique étrange, qui peut, dans certains cas, faire une large place à l'absurdité.

Théophile Gautier a dit du comique extravagant que c'est la logique de l'absurde. Plusieurs philosophies du rire gravitent autour d'une idée analogue. Tout effet comique impliquerait contradiction par quelque côté. Ce qui nous fait rire, ce serait l'absurde réalisé sous une forme concrète, une « absurdité visible », – ou encore une apparence d'absurdité, admise d'abord, corrigée aussitôt, – ou mieux encore ce qui est absurde par un côté, naturellement explicable par un autre, etc. Toutes ces théories renferment sans doute une part de vérité ; mais d'abord elles ne s'appliquent qu'à certains effets comiques assez gros, et, même dans les cas où elles s'appliquent, elles négligent, semble-t-il, l'élément caractéristique du risible, c'est-à-dire le genre tout particulier d'absurdité que le comique contient quand il contient de l'absurde. Veut-on s'en convaincre ? On n'a qu'à choisir une de ces définitions et à composer des effets selon la formule : le plus souvent, on n'obtiendra pas un effet risible. L'absurdité, quand on la rencontre dans le comique, n'est donc pas une absurdité quelconque. C'est une absurdité déterminée. Elle ne crée pas le comique, elle en dériverait plutôt. Elle n'est pas cause, mais effet, – effet très spécial, où se reflète la nature spéciale de la cause qui le produit. Nous connaissons cette cause. Nous n'aurons donc pas de peine, maintenant, à comprendre l'effet. Je suppose qu'un jour, vous promenant à la campagne, vous aperceviez au sommet d'une colline quelque chose qui ressemble vaguement à un grand corps immobile avec des bras qui tournent. Vous ne savez pas encore ce que c'est, mais vous cherchez parmi vos idées, c'est-à-dire ici parmi les souvenirs dont votre mémoire dispose, le souvenir qui s'encadrera le mieux dans ce que vous apercevez. Presque aussitôt, l'image d'un moulin à vent vous revient à l'esprit : c'est un moulin à vent que vous avez devant vous. Peu importe que vous ayez lu tout à l'heure, avant de sortir, des contes de fées avec des histoires de géants aux interminables bras. Le bon sens consiste à savoir se souvenir, je le veux bien, mais encore et surtout à savoir oublier. Le bon sens est l'effort d'un esprit qui s'adapte et se réadapte sans cesse, changeant d'idée quand il change d'objet. C'est une mobilité de l'intelligence qui se règle exactement sur la mobilité des choses. C'est la continuité mouvante de notre attention à la vie. Voici maintenant Don Quichotte qui part en guerre. Il a lu dans ses romans que le chevalier rencontre des géants ennemis sur son chemin. Donc, il lui faut un géant. L'idée de géant est un souvenir privilégié qui s'est installé dans son esprit, qui y reste à l'affût, qui guette, immobile, l'occasion de se précipiter dehors et de s'incarner dans une chose. Ce souvenir veut se matérialiser, et dès lors le premier objet venu, n'eût-il avec la forme d'un géant qu'une ressemblance lointaine, recevra 65 / 72 E-Lyre Classiques WWW.LYRE-AUDIO.COM


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