Marché sur l’eau,ou les carottespar voie fluviale

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REPORTAGE Paris

Marché sur l’eau, ou les carottes par voie fluviale Acheminer en bateau les produits agricoles de la Seine-etMarne jusqu’à Paris : c’est ainsi que Claire-Emmanuelle Hue conçoit le concept de « filière courte ». Territoires l’a suivie, le long du canal de l’Ourcq.

S

ur la place du marché, les camions commencent à arriver et certains commerçants déchargent déjà leurs marchandises. Un rituel ordinaire à Claye-Suilly, petite ville de Seine-et-Marne. Mais non loin de là, en ce samedi matin de début septembre, une autre livraison se prépare. Une fourgonnette et un gros camion remplis de légumes viennent de se garer à proximité du canal de l’Ourcq. Claire-Emmanuelle Hue, 33 ans, parisienne, est sur le quai de cette voie d’eau reliant la Marne à la capitale. Elle est là pour tester grandeur nature le projet sur lequel elle travaille depuis un an : acheminer par bateau les produits agricoles de la campagne francilienne jusqu’au cœur de Paris pour, ensuite, les vendre en direct aux citadins. « Marché sur l’eau », c’est le nom qu’elle a choisi pour cette opération et il suffit d’observer le petit catamaran artisanal rempli de caisses de légumes flotter sur le canal pour comprendre. « Aujourd’hui, c’est notre dernier voyage », explique ClaireEmmanuelle Hue, alors que le soleil

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ne s’est pas encore levé. « Nous avons commencé le 10 août, au rythme de deux livraisons par semaine, le mercredi et samedi. » Son objectif : réaliser dix voyages pour un total de 5,6 tonnes de produits transportés. Derrière elle, son équipe s’affaire à charger les dernières caisses sur le bateau, afin qu’il puisse partir, comme prévu, à sept heures pile. Aux commandes, Jean s’apprête pour la première fois à remonter le canal. Il est bénévole de l’association Au fil de l’eau, une structure d’insertion basée à Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) qui accepté de louer à Claire-Emmanuelle l’un de ses bateaux pour quelque 6 000 euros. Dans quelques heures, une fois à Paris, elle saura si la vente des légumes aura rapporté assez pour financer la location. Une deuxième jeunesse pour le canal de l’Ourcq Ce que Jean ignore peut-être au moment où il quitte le quai, c’est que presque deux siècles le séparent du premier batelier qui a remonté le canal au

départ de Claye-Souilly. La navigation et le transport de marchandises n’étaient d’ailleurs pas les finalités principales à l’origine de cet ouvrage. Complété en 1822, il devait surtout permettre l’approvisionnement en eau de la capitale et, ensuite, des canaux Saint-Denis et Saint-Martin, beaucoup plus stratégiques. Ainsi, le canal a toujours été peu profond sur une grande partie de son parcours, avec des écluses dont le gabarit, unique au monde, avec ses 58,80 m sur 3,20 m, interdisait la navigation des barges et péniches que l’on croise habituellement sur la Marne, la Seine ou le Canal du Midi. « La profondeur n’est que de 80 centimètres et la vitesse limitée à cinq kilomètres à l’heure », explique le pilote. « En revanche, nous n’allons pas rencontrer de trafic, au moins jusqu’aux portes de Paris. » En effet, jusqu’aux années 60, la navigation sur le canal était réservée à des péniches spécialement conçues, les flûtes d’Ourcq. En 1962, une portion de onze kilomètres, comprise entre le bassin de la Villette, à Paris, et les Pavillons-sous-Bois (Seine-SaintDenis) a été élargie pour accueillir des péniches de 400 tonnes. Sur le reste du


Anne-Laure Mesnage

6h30, Claye-Suilly (77) : l’Association “Marché sur l’eau“ charge les légumes livrés par trois agriculteurs locaux  tracé, par contre, on ne croisait plus désormais que quelques plaisanciers. Jusqu’à l’arrivée de Marché sur l’eau. Le petit bateau suit désormais le parcours sinueux du canal jusqu’à Villeparisis, où il rentre sous une voûte d’arbres. Coincé entre le Bois de la Tussion et le Parc de la Poudrière, le canal rejoint Sevran où les bateaux doivent franchir une écluse. Jean sort de sa poche une grosse clé, nécessaire pour manœuvrer le mécanisme. « Il n’y a pas d’éclusier ici, c’est à nous de faire descendre le niveau d’eau et d’ouvrir les portes. » À ses côtés pour l’aider, Frédéric Daniel, compagnon de Claire-Emmanuelle Hue et trésorier de l’association Marché sur l’eau, fait son premier voyage sur le canal. Un peu moins d’un mois est passé depuis la première livraison, mais le passage du bateau suscite encore la curiosité des nombreux pêcheurs qui ont profité d’une belle matinée ensoleillée pour installer leurs cannes le long du canal. Circuit courts en Île-de-France Pendant que le bateau poursuit sa ­descente vers Paris, Claire-Emmanuelle en profite pour régler la marchandise

aux producteurs. Lorsqu’elle a imaginé son projet, elle rêvait d’une filière courte par voie douce capable de transporter sur Paris des dizaines de paniers de légumes bio. Et pourtant, elle a vite fait le constat que la plupart de la production bio francilienne, largement insuffisante pour répondre à la demande, était déjà préemptée par les nombreuses Amap de la capitale

La plupart de la production bio francilienne est déjà préemptée par les Amap. (qui n’hésitent d’ailleurs pas à s’approvisionner en Picardie ou dans le Val-de-Loire). Autre contrainte : pour réussir à réaliser deux livraisons par semaine, elle devait pouvoir compter sur presque deux tonnes de légumes. Enfin, pour concurrencer en termes d’émissions polluantes les modes de transport traditionnels, les légumes devaient impérativement venir de très près du canal. Claire-Emmanuelle

Hue s’est alors tourné vers de producteurs situés aux alentours de Meaux. « Sur le carreau des producteurs, à Rungis, j’ai rencontré Pierre Illiaquer, céréalier et producteur de pommes de terre à Dampmart. » Adepte de l’agriculture intensive et mécanisée, il n’a rien du militant écologiste, ce qui ne l’empêche pas d’être fier de la qualité de ses dizaines de variétés de pommes de terre. Il décide de présenter ClaireEmmanuelle à sa fille, Laurence : depuis le printemps 2010, elle a repris cinq hectares à ses parents pour faire du maraîchage en agriculture raisonnée. Tel père telle fille, Laurence ne croit pas à la bio mais renonce volontiers aux traitements pour ses tomates anciennes et, surtout, elle est fervente partisane des filière courtes. « J’ai fait des marchés avec ma mère mais, aujourd’hui, ma priorité, c’est de produire pour la vente à la ferme. » Pragmatique, Laurence décide d’adhérer à l’initiative dans l’espoir de trouver des nouveaux clients pendant la période creuse estivale. Elle convainc également Stéphane, un autre maraîcher, à monter lui aussi à bord. Vétéran des

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Paris

Les bénévoles de l’association déchargent les 850 kg de légumes.  marchés, qu’il ­fréquente depuis vingt ans, il entretient un rapport complexe avec la capitale : « Je n’ai jamais fait de marché sur Paris. Mais les parisiens, ils passent leur week-end dans leur maison de campagne, et la campagne c’est nous ! Alors qu’on est juste à 45 minutes de Paris... » Paradoxe : Pierre, Laurence et Stéphane se rendent régulièrement en camion à Rungis, à 60 km de Meaux, pour vendre leurs produits qui, au total, auront parcouru plus de 100 km au moment où, enfin, ils arrivent sur la table des parisiens.

devant, dix bateaux derrière, et cela ne poserait aucun problème à la navigation », s’exclame Jean ! « Même en se croisant dans la partie étroite du canal, il y a assez de place pour naviguer en toute sécurité. » Pour cette opération test,

Jusqu’au cœur de Paris Pour éviter aux légumes ce long détour, Marché sur l’eau emprunte une voie plus directe. Passée la ville d’Aulnaysous-Bois, la campagne, la végétation et les petites maisons pavillonnaires cèdent la place aux docks, entrepôts et barres HLM. Le canal, propriété de la ville de Paris, se glisse sous les imposantes voies rapides qui irriguent la banlieue parisienne. Entre Bondy et Bobigny, l’Ourcq croise successivement l’autoroute A3, l’A86, la N186 et la ligne du tramway T1. À 9h30, les routes sont déjà bondées alors que le petit bateau avance toujours aussi lentement, tellement seul sur l’eau. « Et pourtant, on pourrait avoir dix b­ ateaux

l’association Marché sur l’eau utilise le bateau Catimini 1, un petit catamaran conçu pour le transport de passagers d’une rive à l’autre. Long de 5,8 mètres et large de 3,6, il est capable de supporter une charge de 1,2 tonnes. « Rien à voir avec les bateaux de plus de 2 000 tonnes qu’on voit passer sur la Seine, ou des péniches de 40 m qu’on croise sur la Marne. » Mais pour sillonner l’Ourcq, il fallait un bateau capable de naviguer à pleine charge dans moins d’un mètre d’eau, quitte à se passer d’un système d’éclairage et d’un abri pour le pilote et pour la marchandise. Alors place au système D : « On a couvert les caisses avec des draps humides, ce qui, au niveau de la c­ onservation, s’est avéré être

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Les produits parcourent d’habitude plus de 100 km sur la route avant d’arriver sur la table des parisiens.

très performant. Mais on pourrait installer une caisse isotherme pour pouvoir amener de la viande de volaille ou d’autres produits plus sensibles », explique ClaireEmmanuelle Hue. Car pour couvrir les 27 kilomètres qui séparent ClayeSuilly du Bassin de la Villette, pas moins de trois heures de voyage sont nécessaires ! Voire plus si, comme c’est le cas aujourd’hui, la pollution de l’eau oblige l’équipage à retirer le moteur pour nettoyer les hélices. « C’est la troisième fois qu’on s’arrête », s’exclame Jean quand le bateau a désormais passé Pantin et franchi le périphérique pour traverser le Parc de la Villette. « Trois fois 10 minutes, cela fait une demi-heure de retard ! Il y a des planches en bois, des canettes, des algues, des feuillages, enfin il y a de tout... » Au rendez-vous des locavores Alors que le bateau s’apprête à rentrer dans le Bassin de la Villette, au pied de la Rotonde de Claude-Nicolas Ledoux, plusieurs des trente bénévoles de l’association Marché sur l’eau travaillent d’arrache-pied pour préparer l’étal. La Rotonde, un nouveau bar branché qui vient occuper l’ancienne b ­ arrière du mur des Fermiers Généraux, a ouvert en août et accepté, juste à temps, d’accueillir Marché sur l’eau sur sa ­


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Après 3 h de voyage, le bateau loué par l’association “Marché sur l’eau“ arrive à Paris, au Bassin de la Villette  terrasse. Depuis le 10 août, quatre jours par semaine, les clients ont fait la queue. Ils sont déjà une vingtaine devant l’étal alors que les bénévoles sont encore en train de décharger les légumes qui, à 10h30, viennent tout juste d’arriver à bon port. « Je savais qu’il y avait une demande forte en produits locaux, je n’en suis pas surprise », affirme Claire-Emmanuelle Hue. Et s’il y a des clients qui s’impatientent après une heure d’attente, cela ne l’inquiète nullement : « On n’est pas des professionnels, ici tout le monde est bénévole ». Les clients n’ont d’ailleurs pas peur de poser des questions : « Ils s’intéressaient au projet plus qu’aux tomates, ce n’était pas un simple geste d’achat », se réjouit Raphaëlle Botte, bénévole. Le clients semblent également accepter de payer des prix plus élevés : 2,5 euros le kilo de courgettes, 2,6 euros les tomates et 3 euros les pommes de terre grenailles. « Et pourtant il n’y pas que des trentenaires bobo qui viennent », précise Hélène Béchet-Gouraud, présidente de l’association. « On a eu des femmes retraitées, des pères de familles, des jeunes... Une clientèle de quartier assez diversifiée. » Résultat : à 14 heures, l’étal est déjà vidé. Dans la queue les clients répètent tous un seul refrain : « Je viens pour la qualité des produits locaux. Cela vaux bien quelques euros de plus. » Les bénévoles sont o ­ bligés

de cacher quelques kilos de légumes pour pouvoir tenir au moins deux heures le lendemain, dimanche, quand l’opération test se terminera après la dernière journée de marché. ClaireEmmanuelle Hue peut déjà souffler :

Les clients s’intéressent au projet plus qu’aux tomates, ce n’est pas un simple geste d’achat. les caisses de l’association contiennent 2 000 euros de plus que ce qu’elle avait prévu, grâce notamment à 1,2 tonnes de légumes supplémentaires écoulées par rapport au prévisionnel. Un projet dans la durée Dans l’idée de sa créatrice, Marché sur l’eau ne se veut pas un évènement éphémère, mais une nouvelle façon d’alimenter Paris en produits agricoles locaux. Ainsi, après cette phase de teste jugée concluante, Claire-Emmanuelle Hue regarde vers demain. Les livraisons reprendront en mai 2012 sur une période plus longue et avec plus de points de distribution. La jeune parisienne compte régler les quelques problèmes techniques et de logistique

r­ encontrés lors de cette phase test. « On va par exemple passer à un système de pré commande pour réduire le travail des bénévoles », anticipe la présidente. Cela permettra de profiter du temps du voyage pour confectionner les paniers. Dès la prochaine saison, il y aura probablement Frédéric au timon, qui compte financer sa formation de pilote grâce aux bénéfices du test. ClaireEmmanuelle Hue vise quant à elle à monter en gamme : « Avec un bateau plus grand, on peut facilement tripler les quantités transportées. Cela va également améliorer notre bilan carbone. » En même temps, elle travaille à réunir plus de partenaires autour de son projet pour aboutir, à l’horizon 2013, à la constitution d’une Société coopérative d’intérêt collectif (Scic). Laurence, Stéphane et Pierre, les producteurs, auront bien sûr leur place au sein de cette structure : « Il y a une relation de confiance qui s’est construite et, peut-être on pourra les faire évoluer non pas vers du 100 % bio, mais au moins vers des pratiques agricoles plus respectueuses de l’environnement », résume Hélène Béchet-Gouraud. Pour l’instant, Marché sur l’eau veut simplement prouver que, dans une ville où 90 % des marchandises voyagent par la route, une alternative existe. n Andrea Paracchini

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