L’entreprise sans-frontière

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DOSSIER

ÉCONOMIE SOCIALE Fondations d’entreprise

LES FONDATIONS À VOCATION HUMANITAIRE

L’entreprise sans-frontière Quand les fondations d’entreprise s’engagent dans la solidarité internationale

Bien que rares soient celles qui dédient l’intégralité de leurs fonds philanthropiques à la solidarité internationale, un grand nombre de fondations d’entreprises financent ou cofinancent des actions dans ce domaine. Quand elles ne mettent directement leurs compétences et leurs métiers au service du développement. S’appuyant sur les filiales ou centralisant chaque décision au siège, les fondations d’entreprise font tout pour se rapprocher le plus possible des projets. Une démarche qui les pousse à nouer et entretenir le dialogue avec les ONG, acteurs incontournables de la solidarité internationale et garants du bon emploi des fonds.

Par Andrea Paracchini

La générosité des entreprises françaises s’arrête bien souvent aux frontières de l’Hexagone

Le choix de l’international est venu sur un coup de cœur, reconnaît Véronique Signori, déléguée générale de la Fondation Gecina, adossée à la société d’investissement immobilier éponyme. Le lendemain du tremblement de terre d’Haïti, l’entreprise s’est tout de suite mobilisée financièrement.” Cette fondation d’entreprise, historiquement mobilisée sur les questions de handicap et de protection de l’environnement, est l’une des dernières en France à franchir le pas de la solidarité internationale.

Le nouvel Economiste - n°1634 - Cahier n°3 - Du 18 au 24 octobre 2012 - Hebdomadaire

“Nous avons réfléchi plusieurs mois avec l’ambassade de France et d’autres fondations, comme Admical et l’IMS [Institut du mécénat de solidarité, ndlr], avant de nous orienter vers la co-construction avec SOS Enfant du Monde d’un projet de long terme.” La fondation apporte financement et compétences pour la construction d’un espace d’accueil scolaire et un projet d’accompagnement à la scolarisation d’enfants handicapés. “Jusqu’à aujourd’hui, nous avons mobilisé 64000 euros: compétences et financement sont au rendez-vous pour mener à bien ce projet. Mais il s’agit d’une opération unique car notre philosophie est d’intervenir là où se trouve notre patrimoine immobilier.” D’autres entreprises, notamment celles de plus grande taille, regardent à l’international en parallèle de leur implantation en dehors des frontières nationales. Le mécénat devient alors un moyen pour mieux ancrer les filiales et leurs salariés dans le contexte local. C’est le cas par exemple d’une autre nouvelle entrante dans l’u-

nivers de la solidarité internationale. Créée en 1995, la Fondation RATP s’est, depuis cet été, caractérisée par un lien très fort avec la région parisienne. Mais lorsque la société s’est lancée dans l’exploitation et la maintenance de réseaux de transports dans 12 pays, la question du mécénat à l’international s’est posée. Ainsi est née, en juin 2011, la Fondation du Groupe RATP. “Nous sommes en train de tout apprendre, souligne Florence Rodet, sa secrétaire générale. Nous avons beaucoup travaillé avec l’Admical, notamment sur les questions juridiques, et nous avons décidé de travailler avec nos filiales tout en gardant une seule fondation.” En Afrique du Sud, où une filiale exploite Gautrain, la navette reliant Pretoria à son aéroport international, la fondation collabore avec le gouvernement et la Saint-Mary High School pour permettre aux jeunes de la township d’Alexandria, desservie par le train, de décrocher leur bac. À Bombay, RATP exploite la ligne 1 du métro et travaille avec l’ONG

française “Un toit pour Bombay” qui offre à des jeunes filles d’un bidonville une aide alimentaire assortie d’un suivi médical et scolaire. S’appuyant sur un budget pourtant modeste de 150000 euros de dons (sur 700000 euros consacrés au mécénat), la Fondation du Groupe RATP intervient aussi en Algérie et au Maroc, aux côtés de l’ONG Ateliers Sans Frontières et là où elle n’est pas implantée, comme à Madagascar, Haïti ou au

“Travailler avec des ONG françaises nous sécurise vis-à-vis des questions de responsabilité juridique” Florence Rodet, Fondation RATP.

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Mali, en cas d’urgence humanitaire.

La solidarité internationale, un choix minoritaire

“C’est en étant proche du terrain que l’on a une meilleure compréhension des enjeux locaux” Mireille Le Van, Fondation Orange.

Si les exemples de fondations d’entreprise qui se lancent dans la solidarité internationale – à l’instar de Gecina ou de la RATP – ne manquent pas, les statistiques de l’Admical et d’IMS Entreprendre pour la cité, les deux principaux réseaux de mécénat d’entreprise, montrent que la générosité des sociétés françaises s’arrête bien souvent aux frontières de l’Hexagone. Selon le dernier baromètre des fondations d’entreprise d’IMS, 60 % des budgets des fondations reliées à une entreprise sont affectés en France, alors que 40 % profitent au reste du monde. Sachant que le mécénat tricolore flirte depuis plusieurs années avec les 1,9 milliard d’euros par an, les montants versés au bénéfice de la solidarité internationale ont chuté entre 2010 et 2011 de 7 % à 2 % du budget global, pour atteindre 38 millions d’euros. De plus, si l’on considère uniquement les fondations liées à une entreprise (dont relève plus de la moitié du mécénat français), on découvre que seulement un tiers d’entre elles investissent dans la solidarité internationale, en cinquième place au classement des causes les plus plébiscitées, loin derrière l’éducation, l’action sociale, l’insertion et l’environnement. Des statistiques qui pourraient faire crier au désengagement sur fond de crise économique, mais qu’il faut interpréter avec prudence. D’abord parce que

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ment au bénéfice de projets humanitaires ou de diffusion de la culture et de la langue française.” Sous la pression de l’Admical et des fondations, cette doctrine est actuellement en discussion. Pour l’instant, elle pose des contraintes aux fondations et les pousse à agir en passant toujours par

Les entreprises misent de plus en plus sur la proximité entre fondations et projets soutenus

plus sereine. Certes, 71 % des entreprises agissant dans la solidarité internationale déclarent soutenir des actions de développement à moyen ou long terme, contre seulement 26 % mobilisées uniquement en cas d’actions d’urgence. “Mais pour le tremblement de terre en Haïti en 2010, il y avait eu une véritable multiplication de la collecte et des actions. Or certaines entreprises qui s’étaient mobilisées ponctuellement n’ont pas forcément pérennisé leur action”, précise Laure Chaudey, responsable de l’Institut Admical et auteur de l’ouvrage Mécènes sans frontières. Il est enfin question de contraintes légales et fiscales. “Donnant droit à une réduction d’impôt en France, aux yeux de l’administration fiscale, le don doit servir en principe le territoire français, poursuit-elle. Dans les faits, la loi autorise les dons à l’étranger unique-

un intermédiaire français éligible au don, une ONG basée en France notamment. Ainsi, selon une enquête Admical, près d’un quart des grandes entreprises françaises dépenseraient plus de la moitié de leur budget France en dehors du territoire national. Ce qui finit pour biaiser la comptabilité des dons consacrés à la solidarité internationale.

Miser sur des projets de proximité

Pour faire face à la complexité de la loi, mais aussi pour mieux ancrer leur mécénat dans le contexte local et y impliquer les salariés, les entreprises misent de plus en plus sur la proximité entre fondations et projets soutenus. Au sein des multinationales, la structuration des fondations tend à calquer celle de l’entreprise.

Pierre Ramel

directeur de l’association Planète Urgence, à l’origine du concept du Congé solidaire

“Une façon innovante et singulière de s’impliquer dans la RSE”

Fondations d’entreprise & PME La tendance est au regroupement La loi Aillagon de 2003 statue qu’une entreprise ne doit pas consacrer plus de 5/1000 de son chiffre d’affaires au mécénat. Une contrainte de taille, qui ne facilite pas la mise en place d’actions d’envergure, surtout en période de crise. Et pourtant, les PME sont loin d’être des acteurs négligeables du mécénat: selon les chiffres de l’Admical, elles représentent désormais 93 % des mécènes et un tiers des entreprises de 20 à 99 salariés seraient mécènes. Il apparaît évident en revanche que la constitution d’une fondation représente un luxe que la plupart des PME ne peuvent se permettre, à moins de miser sur la mutualisation des moyens. En 2010, un peu plus d’une fondation d’entreprise sur quatre a été créée par plusieurs entreprises, soit 7 % du total. Pionnière dans la démarche, la fondation Mécène&Loire dans le Maine-etLoire est devenue une référence. Elle a été créée en 2007 par la Chambre de commerce et de l’industrie d’Angers, qui a préféré l’outil fondation au bien plus classique club d’entreprise. Les 24 membres fondateurs se sont ainsi engagés à apporter un minimum de 150000 euros pendant cinq ans. Bilan: Lorsqu’elle s’est éteinte le 2 août dernier, la fondation avait financé 108 projets pour un montant de 691250 euros. “Une deuxième fondation aurait dû prendre tout de suite le relais, explique Myriam Germain, chargée Mécène&Loire auprès de la CCI d’Angers. Mais le flou autour du rectificatif de la loi de finances où il était question de diviser par deux l’avantage fiscal encadrant le mécénat d’entreprise nous a amenés à attendre.” Une trentaine d’entreprises, dont une quinzaine des premiers fondateurs, sont donc prêtes malgré la crise à se lancer en janvier 2013 avec cette fois un engagement de 200000 euros par an, soit un million de dotation au total. Entre-temps, Mécène&Loire a fait des émules. Quelques centaines de kilomètres plus

selon l’Admical, la solidarité internationale serait la deuxième cause la plus soutenue par les entreprises du CAC 40, soit les plus grands budgets mécénat. Ensuite, des raisons conjoncturelles expliqueraient cette baisse entre 2010, année de grandes catastrophes humanitaires et 2011,

au sud, la CCI de Perpignan a créé en juin 2010 Mécènes Catalogne. “La fondation rassemble 35 entreprises dont plus de la moitié ont moins de 20 salariés, explique Claire Bastide, chargée d’animation de la fondation pour la CCI Perpignan. Elles sont plus nombreuses mais de plus petite taille par rapport à Mécènes&Loire.” Dotée de 237000 euros de base, elle sera sans doute reconduite au terme de ses cinq ans de vie pour intégrer les nombreuses entreprises qui, dès le lancement, demandent à participer. La fondation inter-entreprise n’est cependant pas la seule solution à la disposition des PME. Introduit en 2008, le fonds de dotation s’est avéré un outil souple et rapide. “J’ai pu créer mon fonds en moins de trois mois alors qu’une fondation m’aurait pris beaucoup plus de temps”, explique Alain Barbier, directeur général de Pierson Export, une PME de 20 salariés, et fondateur de Seed Foundation. Lancé en 2009 avec un budget d’environ 60000 euros par an, ce fonds s’est spécialisé dans la solidarité internationale et finance aujourd’hui huit projets dans six pays où l’entreprise Pierson est présente. “Cela a été possible car le fonds de dotation m’a permis d’élargir l’action à d’autres partenaires de notre agence commerciale, comme les industriels, nos fournisseurs et nos clients distributeurs.” Au prix de l’embauche d’une directrice générale du fonds à charge de l’entreprise, Pierson a pu ainsi structurer son action de mécénat. A.P.

La constitution d’une fondation représente un luxe pour la plupart des PME, à moins de miser sur la mutualisation des moyens

Pourriez-vous expliquer le concept du Congé solidaire? Le Congé solidaire est une mission de solidarité internationale d’une durée de quinze jours, maximum quatre semaines, en réponse à une demande de compétences émanant d’acteurs locaux dans des pays en développement. Par exemple, une coopérative de femmes dans le nord du Bénin se trouve confrontée à des difficultés quant à la tenue d’une comptabilité. Sur place, il n’y a pas de solution, alors nos correspondants ou notre réseau d’ONG nous font remonter le cas. Nous trouvons donc un comptable en France qui part former ces femmes. Une fois sur place, nous ne travaillons évidemment pas à leur place, mais avec eux. Les salariés qui partent en mission suivent une préparation de deux jours avant de partir, et sur place travaillent de six à huit heures par jour pendant cinq à six jours par semaine. C’est toute la spécificité du Congé solidaire, qu’il ne faut pas confondre d’une part avec du tourisme solidaire, d’autre part avec une aide d’urgence humanitaire: les volontaires qui partent en mission ne partent pas sauver des vies, nous n’intervenons d’ailleurs jamais dans des pays en crise. Les salariés partent-ils en mission sur leur temps de travail? Ceux qui partent en mission le font sur leurs jours de congés. C’est justement pour rendre le Congé solidaire compatible avec leur vie professionnelle que sa durée est limitée. Si c’est le salarié qui finance sa mission, il fait un don de 1645 euros à l’association, don fiscalement déductible à hauteur de 66 %. Si en revanche c’est son entreprise qui prend en charge, elle doit reverser un don de 2200 euros – également déductible à hauteur de 60 % – à Planète Urgence. C’est un dispositif simple, facile à maîtriser pour l’entreprise. Et puis cha-

cun fait sa part d’effort: le salarié part durant ses jours de congés, l’entreprise finance la mission.

Y a-t-il une vraie demande de la part des entreprises pour ce genre de programme? En 2000, lorsque l’association a été créée, on comptait les partenaires sur les doigts d’une main. Aujourd’hui, Planète Urgence est une association reconnue d’utilité publique et nous travaillons avec près de 100 structures, dont trois quarts sont des entreprises, aussi bien des grands groupes du CAC 40 que des PME. Sur les 610 missions que nous avons mises en œuvre en 2011, la moitié a été financée par l’employeur. Mais le potentiel est encore énorme. L’outil est récent, et nous n’avons pas les moyens de faire de la prospection auprès de toutes les entreprises de France! Alors parfois, ce sont les salariés qui vont voir leur direction et demandent un soutien financier; toutefois, le plus souvent, ce sont les entreprises elles-mêmes qui nous contactent. Elles cherchent une façon innovante et singulière de s’impliquer dans la RSE, mais aussi un moyen de montrer leur reconnaissance à leurs salariés et de les rassembler autour de valeurs fortes. Enfin, nous nouons avec nos partenaires des accords cadre de partenariat: ils s’engagent alors à financer le départ en mission de leurs collaborateurs, cinq à soixante volontaires par an, selon les cas. A.P.

Sur les 610 missions mises en œuvre en 2011, la moitié a été financée par l’employeur

Gecina, RATP ou une grande entreprise française comme Air France ont opté pour un modèle très centralisé. D’autres entreprises comme Orange ou BNP choisissent en revanche un modèle de type tutoriel: le siège central donne les règles de fonctionnement, axes et gouvernance aux filiales, qui ensuite mettent en place leur mécénat en autonomie, via des fondations locales. Ainsi, BNP compte dix fondations dans le monde, Orange a une fondation dans quinze des trente pays (notamment en Afrique) où elle est implantée. Créée en 1987 pour agir sur des thématiques liées à la communication (au départ l’autisme et la musique vocale), la fondation Orange s’est ouverte à l’international à partir de 2005, en parallèle à l’internationalisation de l’entreprise. Dans certains cas, lorsque la maison mère a racheté des opérateurs locaux, elle a hérité de leur fondation, comme cela a été le cas avec Sonatel au Sénégal. Ailleurs, le mécénat se met en place en fonction de la maturité de la filiale “Nous commençons avec un correspondant, explique Mireille Le Van, secrétaire générale de la Fondation Orange et membre du conseil d’administration de chacune des fondations filiales. Les projets à soutenir sont alors choisis par la fondation en France qui prend en charge également les financements, tant que la filiale n’a pas les moyens de financer sa propre politique de mécénat.” Ensuite, la fondation mère forme les équipes locales et veille à ce que chaque fondation ait sa charte de gouvernance. Des axes de travail lui sont proposés, en l’occurrence la santé et l’éducation. Depuis deux ans, notamment en réponse aux besoins locaux des pays d’Afrique où le groupe est très présent, la fondation s’intéresse également à la communication numérique, à travers par exemple des projets de télémédecine. Et ce qu’Orange qualifie de véritable réseau de fondation a pris de l’ampleur : sur 20 millions d’euros de budget mécénat du groupe, 15 sont versés à l’international, dont seulement 3 par la fondation mère Orange. Mais ce qu’illustre encore plus l’exemple de la fondation Orange est une tendance de fond dans le monde des fondations d’entreprise: la recherche de la proximité. “Plus le salarié est proche du projet soutenu, plus il se sent fier d’appartenir au groupe, souligne Mireille Le Van. De plus, c’est en étant proches du terrain qu’on a une meilleure compréhension des enjeux locaux.” La Fondation Schneider Electric (sous l’égide de la Fondation de France) arrive jusqu’à choisir pour ses partenariats des ONG basées à proximité de l’usine pour que les collaborateurs puissent vraiment s’investir dans le projet.

Travailler avec des ONG

Être au plus près du terrain implique donc de se confronter et collaborer avec les autres acteurs de la solidarité internationale, les ONG notamment. “Les fondations ne sont pas là pour se substituer aux acteurs locaux, estime Jérôme Auriac, directeur général de Be linked, cabinet de consulting en business&intelligence management. La plupart d’entre elles ont une stratégie simple: elles lancent des appels à projets sur thématiques proches de leurs valeurs et choisissent parmi les propositions les projets à financer.” À travers leurs salariés et correspondants locaux, elles tissent donc des liens avec des ONG. Certaines entreprises – mais elles sont rares – sont allées jusqu’à constituer

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“Les fondations doivent s’intégrer aux politiques publiques locales en faisant attention à leur implication sur place” Jérôme Auriac, BeLinked.

Certaines entreprises sont même allées jusqu’à constituer leur propre ONG

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leurs propres ONG : pour son programme “Rassembleurs d’énergies”, la fondation GDF-Suez s’est dotée de trois structures; Schneider Electric a créé en février 2012 l’ONG Schneider Electric Teacher. Pour d’autres, c’est souvent vers des ONG basées en France qu’on se tourne. La fondation Gecina, pour sa première incursion dans la solidarité internationale, a choisi une ONG en activité depuis 1974 et est présente aujourd’hui dans 64 écoles d’Haïti. La fondation Orange s’appuie sur des partenariats historiques avec le Samu Social International et Planète Finance, même s’il ne renonce pas à faire appel à des ONG locales. “Travailler avec des ONG françaises nous sécurise vis-à-vis des questions de responsabilité juridique, confirme Florence Rodet. Mais nous permet également d’être vigilants et d’éviter de nous faire piéger, par des sectes notamment.” Avec seulement un quart des fondations d’entreprise françaises disposant d’équipes de plus de trois personnes, cette prudence est compréhensible. “C’est logique de garder un équilibre entre l’équipe administrative et opérationnelle et les ressources que l’on consacre aux actions, même si cela empêche d’aller chercher les ONG les plus innovantes pour privilégier celles plus visibles et capables de donner un meilleur retour d’image”, estime Jérôme Auriac. Responsable communication et financements de l’ONG Geres (Groupe Énergies renouvelables, environnement et solidarités), Antoine Martin-Chave admet que son ONG a longtemps eu du mal à intéresser les entreprises. “Avant 2005, l’accès à l’énergie était un sujet trop technique et pas assez médiatisé. Depuis, la prise de conscience autour du développement durable a fait des progrès et les entreprises s’intéressent à nos projets.” Aujourd’hui, cette ONG, vieille de trente-six ans, compte une vingtaine de partenariats avec des entreprises et des fondations. Une source de financement complémentaire qui ne dépasse pourtant pas 20 % du budget de l’ONG, encore largement dépendant des bailleurs publics. “Le financement public est plus stable et de long terme, alors que celui des entreprises est plus fluctuant, ce qui nous oblige à consacrer du temps à veiller sur les axes qui intéressent plus les entreprises.” Ayant testé la collaboration avec les entreprises depuis la crise en Haïti, Adrien Tomarchio, responsable communication et développement de l’ONG Acted, lui fait écho: “Le financement des fondations est plus rapide et efficace et permet de financer des approches plus innovantes ou des activités de soutien, d’évaluation, de logistique et de suivi financier qui ne sont normalement pas prises en charge par les bailleurs classiques.” Certes, s’associer à une multinationale est toujours un pari risqué en termes d’image pour une ONG. “Depuis 2011, nous nous sommes dotés d’une charte des valeurs qui nous guide dans la veille et l’évaluation de la cohérence de chacun des partenaires, explique Antoine MartinChave. Pour l’instant, aucun de nos partenariats n’a dû être arrêté, mais nous avons déjà décliné poliment un certain nombre d’avances.” Et puis il y a le choc des cultures. “Les fondations ne doivent pas simplement financer un projet, mais aussi savoir s’intégrer aux politiques publiques locales en faisant attention à leur implication sur place”, souligne Jérôme Auriac. C’est parfois difficile lorsque la gestion du partenariat est laissée entre les mains de collaborateurs des filiales qui n’ont pas le même niveau de professionnalisme dans le do-

maine de la coopération que les salariés de la fondation. Côté ONG, celles dont les fondateurs viennent du monde de l’entreprise – comme c’est par exemple le cas dans l’association Passerelles numériques, active au Cambodge depuis 2005 – ont un avantage certain dans le dialogue avec l’entreprise. Quant aux autres, elles ont dû s’adapter. “Nous avons changé notre communication afin de simplifier le message: là où on parlait d’un ‘acteur du développement économique en milieu rural’, aujourd’hui on dira ‘un agriculteur’, illustre Antoine Martin-Chave. À partir du moment où l’on reste précis, cela apporte de la fraîcheur.”

La bonne adéquation avec le cœur de métier

Au-delà du seul financement, ce qui intéresse les ONG, c’est lorsque les entreprises mettent sur la table leur savoir-faire et leurs compétences métiers. Malgré un débat jamais vraiment tranché au sein du monde des fondations, le baromètre IMS indique que plus de la moitié des fondations affirment que leur objet est

vant qui tient au métier même de la banque et qui a permis l’année dernière de verser 82000 sur trois ans au Geres. D’autres entreprises font même le choix de se passer d’une fondation. “La fondation est un choix judicieux mais elle est éloignée de l’entreprise, alors que nous cherchions à intégrer au maximum le mécénat dans l’activité de l’entreprise et sa stratégie RSE”, explique Clara Rodrigo, responsable du mécénat du Groupe Axa. L’assureur a en effet choisi d’investir le thème de la recherche et de l’éducation autour des risques, un axe en lien direct avec le métier du groupe. “Nous voulions travailler sur ces sujets et nous sommes allés voir plusieurs ONG internationales. Une grille de critères nous a permis de sélectionner notre partenaire.” C’est finalement Care qui a été retenue en 2011 pour un partenariat sur trois ans, alors que d’autres projets sont en cours avec l’association Junior Achievement sur la sensibilisation des jeunes aux risques économiques et financiers. D’autres entreprises sont très attachées au mécénat de compétences,

CHIFFRES RÉVÉLATEURS

Les fondations d’entreprise en France Suite à la loi Aillagon de 2003 et à la création en 2008 du statut de fonds de dotation, le nombre de fondations créées par des entreprises a doublé. Elles étaient 450 fin 2011, dont 293 sous statut de fondation d’entreprise. Et pourtant, 73 % des grandes entreprises consacrent moins de 0,1 % de leur chiffre d’affaires au mécénat, toutes causes confondues. Sources: Centre français des Fonds et fondations, 2011/ Ernst&Young, 2011

À lire également lenouveleconomiste.fr Cahier Leadership&Management > A la une > Le social business > n° 1590 - 24 novembre 2011 Geres (Groupe Énergies renouvelables, environnement et solidarités); IMS (Institut du mécénat de solidarité).

La moitié des fondations affirment que leur objet est en lien avec le métier de l’entreprise

en lien avec le métier de l’entreprise. “C’est une tendance que l’on retrouve partout dans le monde, même si en France elle a un peu plus de mal à s’affirmer, estime Jérôme Auriac. On gaspille de l’argent si on n’arrive pas à produire une valeur partagée entre entreprise et ONG.” Le degré d’intégration est variable et dépend parfois du rattachement de la fondation à l’entreprise. Selon le baromètre IMS, près de la moitié des fondations seraient rattachées à la direction, véritable gage d’intégration. Si la part des fondations rattachées au département communication est très importante (presque un tiers), le nombre de fondations dépendantes des départements Développement durable ou RSE a augmenté ces trois dernières années : une sur six aujourd’hui, signe d’une complémentarité entre mécénat et responsabilité d’entreprise. Sur le terrain, l’intégration peut être plus ou moins poussée. La Fondation Groupe RATP finance par exemple des bourses d’études universitaires et oriente les étudiants vers des filières susceptibles d’offrir des débouchés au sein de leurs filiales, aujourd’hui en mal de recrutements. La Fondation Poweo, dépendant d’une entreprise dont l’énergie est le métier, s’implique dans les projets du Geres et espère en avoir des retours techniques. La Fondation Schneider Electric contribue à la formation des jeunes autour des métiers de la gestion de l’énergie, dans le cadre du programme BipBop (pour Business, Innovation and People at the Base of the Pyramid) lancé par l’entreprise en 2008. “En tant que personne morale distincte, la fondation est une bonne antichambre pour nouer des partenariats les ONG”, souligne Jérôme Auriac. Mais elle n’est pas nécessaire. Le Crédit Coopératif – qui pourtant dispose d’une fondation, aujourd’hui plutôt en retraite dans la solidarité internationale – verse une contribution volontaire de 0,01 % sur chaque transaction de change opérée par la banque. Un mécanisme de financement inno-

pourtant en perte de vitesse au profit de l’implication bénévole des salariés. “C’est notamment le cas des entreprises de conseil et audit, explique Laure Chaudey. Sur leur temps de travail, les collaborateurs font des missions d’expertise pour des organismes non-profit.” Le programme Skills to Succeed d’Accenture est par exemple porté par l’ensemble des filiales dans le monde. Ce qui montre que la solidarité internationale est d’abord une question de volonté avant d’être un problème de ressources, de stratégie ou de modèle.

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“Les social business sont de véritables laboratoires d’innovation” meen au Bangladesh, Essilor, SFR et Renault en France.

Àquelles difficultés doit faire face une multinationale qui souhaite faire du social business?

Les difficultés ne sont pas les mêmes dans les pays émergents et en France. Quand les multinationales décident de faire du social business dans les pays émergents, la première difficulté consiste à identifier des produits ajustés par rapport aux besoins des consommateurs. Bien souvent, elles essaient d’“adapter” leurs produits en les dégradant un peu. Résultat: ces produits restent trop chers et parfois trop sophistiqués! Pour réussir à connaître les vrais besoins de ces consommateurs pauvres et éviter ce piège de l’“adaptation”, de véritables démarches d’immersion et de co-création de produits parfois radicalement nouveaux sont

truction d’une nouvelle économie, plus inclusive et responsable, et elles savent qu’elles ne pourront pas prospérer dans un environnement dégradé.

Parlons de l’accueil qu’on réserve au social business: qu’en pensent notamment les ONG?

Certaines ONG sont assez sceptiques et voient dans le social business une tentative d’instrumentalisation d’un système capitaliste uniquement centré sur la maximisation du profit pour les actionnaires. Cependant, nous voyons de plus en plus d’ONG intéressées par le social business: elles comprennent que les entreprises peuvent leur apporter beaucoup en termes de compétences tout en ayant des intentions droites et un vrai désir de contribution sociétale. Elles sont prêtes à collaborer avec ces entreprises quand elles identifient chez elles un

La philanthropie reste indispensable dans un certain nombre de cas: l’humanitaire d’urgence, le monde du handicap, l’éducation…

“Certaines ONG sont assez sceptiques et voient dans le social business une tentative d’instrumentalisation d’un système capitaliste uniquement centré sur la maximisation du profit pour les actionnaires.” Bénédicte Faivre-Tavignot, directeur exécutif de la chaire “Social Business/Entreprise et Pauvreté” d’HEC Paris.

Par Andrea Paracchini

Bénédicte Faivre-Tavignot, directeur exécutif de la chaire “Social Business/Entreprise et Pauvreté” d’HEC Paris. Elle étudie notamment les modèles de social business, une nouvelle forme d’entreprise capitalistique qui tente de répondre à un besoin de société tout en s’appuyant sur un modèle économique pérenne. Une alternative au mécénat international ?

Toute forme classique d’entreprise, lorsqu’elle crée des emplois et de la richesse, peut réduire la pauvreté

Comment les entreprises peuvent-elles s’attaquer à la pauvreté?

On pense tout de suite au mécénat, mais on oublie que toute forme classique d’entreprise, lorsqu’elle crée des emplois et de la richesse, peut réduire la pauvreté. Entre ces deux extrêmes, il existe des modèles intermédiaires, que l’on appelle “à la base de la pyramide”. Ils visent, dans une logique avant tout de profit, à donner accès aux populations pauvres à des produits et services auxquelles elles n’accèdent pas. Un exemple connu est celui d’Unilever qui en Inde qui, par le biais de sa filiale

nécessaires. Parfois, il s’agit même de créer de nouveaux marchés. Par exemple dans le domaine de l’eau, Grameen Veolia vend de l’eau saine à bas prix à des personnes qui consommeraient sinon de l’eau pleine d’arsenic. Une autre difficulté est celle de la réplication des modèles à grande échelle. Pour avoir plus d’impact, ces social business doivent se déployer dans d’autres régions, d’autres pays. Mais comme chaque région a ses habitudes propres et ses traditions, le risque est alors d’avoir à repartir à chaque fois de zéro, et de ne pas parvenir à être rentable. Sans compter que l’objectif social rajoute encore des contraintes à l’entreprise et rend la rentabilité encore plus difficile à atteindre.

Mais alors, pourquoi faire du social business?

Les entreprises qui lancent des social business le font pour développer de nouveaux marchés quand les marchés développés sont saturés, pour remotiver leurs salariés en quête de sens dans leur travail, mais aussi pour améliorer leur

souci de cohérence global. Elles perçoivent enfin dans le social business une alternative quasi indispensable à la baisse des subventions.

Le social business est-il en train de sonner le glas de la philanthropie d’entreprise au sens classique?

Pas du tout; la philanthropie reste indispensable dans un certain nombre de cas: l’humanitaire d’urgence, le monde du handicap, l’éducation… Et les social business sont parfois, surtout au début, des modèles hybrides, reposant sur une part de don et une part de modèle économique pérenne. Par exemple, Schneider Electric favorise l’accès à l’électricité en Inde et au Bangladesh, d’une part en formant des techniciens, sous un mode philanthropique, et d’autre part en vendant des lampes solaires. Cela dit, dans un certain nombre de cas, le social business présente l’intérêt de mieux valoriser l’argent de la philanthropie, en l’investissant dans des business qui sont alors autonomes et se développent sous une forme entrepreneuriale, plutôt qu’en le donnant une fois pour toutes.

Les entreprises qui lancent des social business le font pour développer de nouveaux marchés quand les marchés développés sont saturés, pour remotiver leurs salariés en quête de sens dans leur travail, mais aussi pour améliorer leur image

Hindustan Lever, vend des dosettes individuelles de shampoing ou de lessive aux personnes qui vivent avec moins de 2 dollars par jour. L’impact sur la pauvreté de ce type de modèle est bien sûr d’autant plus fort que les produits et services vendus correspondent à des besoins fondamentaux. Il y a enfin une nouvelle forme capitalistique de contribution à la réduction de la pauvreté qui se développe aujourd’hui: le social business. Il s’agit d’entreprises qui visent la maximisation de l’impact social, le profit n’étant qu’un moyen pour se développer et accroître cet impact. Au point que dans certaines approches, dont celle promue par MuhammadYunus, les investisseurs acceptent de ne pas toucher de dividendes. AvecYunus, Danone a été la première multinationale à se lancer dans le social business, au Bangladesh. D’autres entreprises lui ont depuis emboîté le pas: Veolia avec Gra-

Le nouvel Economiste - n°1634 - Cahier n°3 - Du 18 au 24 octobre 2012 - Hebdomadaire

image. Le plus important, c’est pourtant que les entreprises découvrent que les social business sont de véritables laboratoires d’innovation. Travaillant dans une démarche sociétale, elles montent beaucoup plus facilement des partenariats avec des ONG, associations et pouvoirs publics, et rentrent dans une démarche de co-création qui les rend beaucoup plus créatives. Elles apprennent à fonctionner “en dehors du cadre”, à inventer des produits et des façons de faire radicalement différentes, qu’elles peuvent parfois répliquer auprès des populations plus aisées, dans une logique d’innovation inversée. Ainsi General Electric a-t-elle développé en Inde des électrocardiogrammes beaucoup moins coûteux que ceux habituellement fabriqués qu’elle vend maintenant aux États-Unis. Enfin, les entreprises qui lancent des social business ont compris qu’elles avaient un rôle à jouer dans la cons-

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