LA LETTRE DU LAB N°7 2 9
A V R I L
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L'AUTONOMIE, UNE QUESTION COLLECTIVE ! EDITO REVUE DE WEB LA QUINZAINE DU LAB
L'AUTONOMIE, UNE QUESTION COLLECTIVE ! E N T R E T I E N
C R O I S É
Dans son dernier ouvrage, Alain Ehrenberg questionne la place de la notion de « malaise social » dans la société française. Convaincu que celui-ci tient surtout à une profonde « crise de l'égalité », il s'appuie sur une instructive comparaison entre l'individualisme américain et l'individualisme français pour dégager des solutions crédibles face à cette situation. Alain Ehrenberg, sociologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et Sylvie Wieviorka, médecin psychiatre et conseillère de Paris, débattent ensemble des nouvelles pistes de réflexion ouvertes par La société du malaise (Odile Jacob, 2010). La société du malaise se construit sur la réfutation de lʼopposition entre individu et société, de la thèse selon laquelle la montée de lʼindividualisme entraînerait un déclin de la société, un affaiblissement du lien social. Le « malaise dans la société » est-il une affabulation de la sociologie française ? Que penser alors, par exemple, du rapport annuel du médiateur de la République, qui sʼinquiète dʼune société française « fatiguée psychiquement » ? Alain Ehrenberg : Alain Ehrenberg : Cette opposition est moins à réfuter quʼà clarifier. Elle souligne le côté destructeur de lʼindividualisme, mais sʼarrêter là, cʼest ne faire que la moitié du chemin, car la difficulté à faire société est inhérente à lʼindividualisme : on ne peut avoir de société individualiste si on ne brise pas les liens de dépendance entre les gens, mais on ne peut avoir de société en général si les gens sont séparées par lʼabîme de leur liberté. Cʼest ce que jʼappelle lʼinquiétude individualiste. La racine du « malaise » tient moins à « lʼaffaiblissement du lien social » quʼà un changement dans les inégalités qui met en jeu une dimension personnelle nouvelle vis-à-vis de laquelle notre conception en termes de protection ne suffit plus. En ce qui concerne le rapport Delevoye, il souligne des problèmes multiples de rapports administration/usagers, mais le fait dans le ton psychologique français. Si vous regardez vers la Grande-Bretagne, par exemple, les problèmes sont plutôt posés en termes de capable communities que de souffrances psychiques. Mais dans les deux cas, cʼest le même problème de réforme des services publics qui est en jeu : en gros, le passage dʼun service standardisé pour une clientèle aux besoins à peu près homogènes à une coproduction personnalisée. Lʼun des grands problèmes français est de tout psychologiser, et, de là, de se contenter de dénoncer avec des grands mots qui satisfont peut-être notre conscience morale, mais nʼouvrent pas de voies à
EDITO Nous pouvons lire « La société du malaise » comme un bilan de santé de la France dʼaujourdʼhui, comme un état des lieux de notre civilisation, en plus dʼune analyse éclairante des souffrances individuelles. En cela, cʼest un livre utile au travail sur notre projet. Pour se construire, se développer, une société meilleure réclame du lien, du soutien et du soin. Ces questions ne sont pas à lʼécart de la politique, et de lʼidée que nous en avons. Chacun dʼentre nous exprime ces besoins. Selon les différents moments de la vie, cʼest une demande de protection, de reconnaissance ou simplement de relation. Mais Alain Ehrenberg le dit ici, il interroge aussi lʼégalité réelle et sa dégradation. Il raconte les réponses de citoyens plus autonomes, plus « capables » et néanmoins encore vulnérables. Et confirme quʼil ne saurait y avoir de responsabilité individuelle sans soutien collectif. Cʼest une mise en question de lʼutopie individualiste. Ce nʼest pas une controverse neuve pour les socialistes. Déjà Jaurès, dans un très grand texte de 1898, « Le socialisme et la liberté », en posait les termes. Mais notre siècle a dix ans, et il attend impatiemment les réponses dʼaujourdʼhui, là où se conjuguent - enfin - lʼégalité réelle et lʼautonomie des personnes. Christian Paul, président Laboratoire des idées
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