« L'autonomie, une question collective ! » La lettre du lab n°7

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L'AUTONOMIE, UNE QUESTION COLLECTIVE ! EDITO REVUE DE WEB LA QUINZAINE DU LAB

L'AUTONOMIE, UNE QUESTION COLLECTIVE ! E N T R E T I E N

C R O I S É

Dans son dernier ouvrage, Alain Ehrenberg questionne la place de la notion de « malaise social » dans la société française. Convaincu que celui-ci tient surtout à une profonde « crise de l'égalité », il s'appuie sur une instructive comparaison entre l'individualisme américain et l'individualisme français pour dégager des solutions crédibles face à cette situation. Alain Ehrenberg, sociologue, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), et Sylvie Wieviorka, médecin psychiatre et conseillère de Paris, débattent ensemble des nouvelles pistes de réflexion ouvertes par La société du malaise (Odile Jacob, 2010). La société du malaise se construit sur la réfutation de lʼopposition entre individu et société, de la thèse selon laquelle la montée de lʼindividualisme entraînerait un déclin de la société, un affaiblissement du lien social. Le « malaise dans la société » est-il une affabulation de la sociologie française ? Que penser alors, par exemple, du rapport annuel du médiateur de la République, qui sʼinquiète dʼune société française « fatiguée psychiquement » ? Alain Ehrenberg : Alain Ehrenberg : Cette opposition est moins à réfuter quʼà clarifier. Elle souligne le côté destructeur de lʼindividualisme, mais sʼarrêter là, cʼest ne faire que la moitié du chemin, car la difficulté à faire société est inhérente à lʼindividualisme : on ne peut avoir de société individualiste si on ne brise pas les liens de dépendance entre les gens, mais on ne peut avoir de société en général si les gens sont séparées par lʼabîme de leur liberté. Cʼest ce que jʼappelle lʼinquiétude individualiste. La racine du « malaise » tient moins à « lʼaffaiblissement du lien social » quʼà un changement dans les inégalités qui met en jeu une dimension personnelle nouvelle vis-à-vis de laquelle notre conception en termes de protection ne suffit plus. En ce qui concerne le rapport Delevoye, il souligne des problèmes multiples de rapports administration/usagers, mais le fait dans le ton psychologique français. Si vous regardez vers la Grande-Bretagne, par exemple, les problèmes sont plutôt posés en termes de capable communities que de souffrances psychiques. Mais dans les deux cas, cʼest le même problème de réforme des services publics qui est en jeu : en gros, le passage dʼun service standardisé pour une clientèle aux besoins à peu près homogènes à une coproduction personnalisée. Lʼun des grands problèmes français est de tout psychologiser, et, de là, de se contenter de dénoncer avec des grands mots qui satisfont peut-être notre conscience morale, mais nʼouvrent pas de voies à

EDITO Nous pouvons lire « La société du malaise » comme un bilan de santé de la France dʼaujourdʼhui, comme un état des lieux de notre civilisation, en plus dʼune analyse éclairante des souffrances individuelles. En cela, cʼest un livre utile au travail sur notre projet. Pour se construire, se développer, une société meilleure réclame du lien, du soutien et du soin. Ces questions ne sont pas à lʼécart de la politique, et de lʼidée que nous en avons. Chacun dʼentre nous exprime ces besoins. Selon les différents moments de la vie, cʼest une demande de protection, de reconnaissance ou simplement de relation. Mais Alain Ehrenberg le dit ici, il interroge aussi lʼégalité réelle et sa dégradation. Il raconte les réponses de citoyens plus autonomes, plus « capables » et néanmoins encore vulnérables. Et confirme quʼil ne saurait y avoir de responsabilité individuelle sans soutien collectif. Cʼest une mise en question de lʼutopie individualiste. Ce nʼest pas une controverse neuve pour les socialistes. Déjà Jaurès, dans un très grand texte de 1898, « Le socialisme et la liberté », en posait les termes. Mais notre siècle a dix ans, et il attend impatiemment les réponses dʼaujourdʼhui, là où se conjuguent - enfin - lʼégalité réelle et lʼautonomie des personnes. Christian Paul, président Laboratoire des idées

du


lʼaction. Sylvie Wieviorka : Je suis assez sensible aux arguments d'Alain Ehrenberg remettant en question la « déclinologie », le « mal-être » ou le « malaise dans la société » comme théories explicatives de tous les maux de notre société. Je suis donc d'accord pour dire que le problème ne réside pas fondamentalement dans ce qu'on appelle communément la perte du lien social. Certes, un changement de nature dans les liens sociaux est à l'œuvre et peut en effet déboussoler certaines personnes. Mais je ne crois pas qu'on puisse dire pour autant que, quantitativement et qualitativement il y ait une perte de lien social : les gens sont aujourd'hui bien plus connectés les uns aux autres qu'ils ne pouvaient l'être auparavant. Pensons à ce qu'était la France du début du XXème siècle : le nombre de personnes avec lesquelles un individu était en contact au cours de sa vie était extrêmement faible. Aujourd'hui, les opportunités de nouer des relations sont beaucoup plus grandes qu'elles n'étaient jadis. Il n'y a pas de perte de lien : le lien a changé. Quant au rapport Delevoye, je crois en effet que parler de « fatigue psychique de la société » est un abus de langage. Cela ne remet pas en cause l'esprit du rapport mais on ne peut pas utiliser des termes qui s'appliquent à des individus pour qualifier des groupes. En cela, Alain Ehrenberg a raison lorsqu'il évoque notre tendance à « tout psychologiser ». Je suis notamment frappée par le nombre de comportements ou de problèmes sociétaux qui sont effectivement basculés dans le champ du psychologique, voire dans le champ du psychiatrique. Sur ce sujet, j'ai été très impressionnée par l'interview donnée par le médecin Cyrille Canetti, séquestré à la Santé au début du mois par un détenu. Mon collègue a expliqué très posément que cet homme n'était pas fou, et que son geste désespéré n'en faisait pas un malade, même si quiconque est détenu en prison pour 30 ans a besoin d'un soutien psychologique. Il faut donc rejeter fermement cette manière avec laquelle le gouvernement et certains médias traitent ces questions et refuser l'idée que tout délinquant, tout criminel est forcément un malade mental. La société du malaise sʼappuie sur une comparaison entre deux conceptions de lʼindividualisme, lʼaméricaine plaçant lʼaccent sur lʼopportunité, et la française construite autour de la protection. Cette opposition catégorique est-elle toujours valable à lʼheure où Barack Obama implante un système de santé aux Etats-Unis et où les réformes gouvernementales françaises remettent en cause les protections sociales? A. E. : Ce nʼest nullement une opposition catégorique, cʼest une différence dʼaccent. La réforme de la couverture maladie par lʼadministration Obama montre surtout que les deux sociétés sont confrontées à des problèmes inverses : là-bas, à la nécessité dʼintroduire de la protection dans une conception de lʼégalité qui place lʼaccent sur le concept dʼopportunités, ici, à la contrainte dʼintroduire une dose dʼopportunité dans une conception en termes de protection. S. W. : Je crois vraiment que la comparaison dressée dans La société du malaise est pertinente. Elle a le mérite de s'appuyer sur une étude minutieuse du contexte américain et de souligner que nous pensons de nombreux sujets en fonction de critères hérités de notre propre histoire de notre propre culture. Pourquoi existe-t-il de telles divergences sur les questions des armes ou de la peine de mort? Ce n'est pas parce que les Américains sont des arriérés, cela correspond à une autre façon qu'ont les individus de se situer dans la société et par rapport aux institutions. Je suis d'accord avec cette idée qu'il faille introduire une dose d'opportunité dans notre conception centrée sur la protection. Il existe

REVUE DE WEB Un échange passionné et passionnant entre Robert Castel et Alain Ehreberg sur La société du malaise Le texte intégral du malaise dans la civilisation, « à la mémoire de Sigmund Freud » comme lʼécrivait W.H Auden dans son poème éponyme. « Lʼexpression obligatoire des sentiments », le célèbre article de Marcel Mauss dans la lignée duquel sʼinscrit la réflexion dʼAlain Ehrenberg. Dans son rapport annuel, JeanPaul Delevoye, médiateur de la République, parlait d'une société française « fatiguée psychiquement ». Des chercheurs du Ceras débattent du concept de pauvreté comme absence de capacités développé par Amartya Sen En 2006, Cyrille Canetti, le médecin séquestré à la Santé, publiait une tribune dans Le Monde sur l'illusion du risque zéro

LA QUINZAINE DU LAB : UN APERÇU Le groupe Territoires et Éducation s'intéresse à la gouvernance éducative, à la clarification nécessaire des dispositifs et des compétences des différents acteurs Le groupe « égalité, diversité, solidarité » reçoit François Héran, démographe, président du COMEDD, Pouria Amirshahi, secrétaire national aux droits de l'Homme et Sandrine Mazetier, secrétaire nationale en charge des questions d'immigration Le comité de pilotage du forum « ville du 21ème


d'opportunité dans notre conception centrée sur la protection. Il existe de vieilles lunes et de vieilles contradictions desquelles nous devons sortir. On ne peut pas laisser à la droite les concepts d'opportunité et d'autonomie de l'individu. Dans mon travail de médecin-psychiatre, à l'articulation du médical et du social, j'essaye justement d'aider les gens à se passer de moi. C'est la finalité : les moyens mis en œuvre politiquement doivent aider les individus à développer leur créativité et leurs capacités. Bien sur, il existe invariablement, comme dans toute politique, une tension entre les aspects individuels et les contraintes du collectif, mais la question que l'on doit se poser est de savoir quel cadre général fixe-t-on et comment peut-on permettre aux individus de s'y épanouir ? La gauche doit-elle alors intérioriser ce concept de capacité, développé dans l'ouvrage, et repenser sa conception de lʼégalité, en substituant à la protection lʼégale distribution des moyens dʼagir ? A. E. : Dʼabord, je voudrais dire que lʼaccompagnement psychologique dont parle Sylvie consiste à faire en sorte que les gens puissent être les agents de leur propre changement. Cʼest une manière dʼagir qui remonte à lʼidée de profession impossible que Freud pensait être celle de lʼéducateur, de lʼhomme politique et du psychanalyste. Ensuite, il lui faut prendre acte du grand changement dans les inégalités qui est, je crois, à la source du malaise parce que cʼest un changement vis-à-vis duquel nos outils institutionnels traditionnels ont atteint leurs limites : lʼinégale distribution des capacités personnelles (relationnelles et cognitives) dʼagir face aux exigences du marché du travail et de lʼemploi. La gauche a intérêt à placer le concept de capacité au centre du débat politique alors quʼil est à la marge et quʼen conséquence lʼopinion ne peut pas se faire une idée plus claire des enjeux. Lʼautonomie est connectée en France à lʼidée que les gens, et bien entendu particulièrement ceux qui subissent les inégalités sociales, doivent se prendre en charge par eux-mêmes, quʼil ne sʼagit que de responsabilité individuelle. Une politique de lʼautonomie peut être conçue, mais à condition de formuler clairement comment le concept de capacité permet de redéfinir la substance de la solidarité sociale, cʼest-à-dire quʼil implique non lʼabandon des individus à eux-mêmes, mais la responsabilité collective organisée en vue de soutenir la responsabilité individuelle. Il y a là sans doute de quoi répondre au déficit dʼespoir. En quoi ? Lʼégalité des chances, par exemple, est devenue un concept vide, car il a produit ce que Baudelot et Establet ont appelé « lʼélitisme républicain » (formation dʼune trop petite élite et mauvaise formation de la masse). Ou alors il faudrait parler dʼune égalité des chances tout au long de la vie, comme G. Esping-Andersen, qui commence à la naissance dans une perspective préventive, dynamique, cʼest-à-dire en termes de trajectoires de vie, et globale. Ainsi, on a aujourdʼhui une réforme des crèches sans que lʼon parle de la politique de la petite enfance en tant que politique de lutte contre les inégalités et en tant que facteur favorisant lʼemploi des femmes : on a pourtant là les moyens dʼune lutte précoce contre les inégalités par des activités dʼéveil qui stimulent les capacités cognitives, la socialisation, lʼéquilibre émotionnel. Une telle politique ouvre de nouveaux droits sociaux (comme le droit dʼaccueil pour les jeunes enfants, comme la formation tout au long de la vie) et nʼest pas une « déprotection », contrairement à ce que pense Robert Castel. Lʼaccès à des services, qui permet à la mère de travailler, plutôt que de recevoir des revenus de compensation, et qui permet de faire participer lʼenfant à toute une série dʼactivités qui les stimulent et favorisent la confiance en soi. Esping-Andersen ou Dominique Méda montrent que la fréquence de la pauvreté est divisée par 3 ou 4 quand la mère isolée travaille (GEA). Le social-démocrate Esping-Andersen autant que lʼéconomiste

siècle » débat sur les services publics et la ville : égalité d'accès, égalité des chances Le groupe « Éducation, savoirs et émancipation » dresse un bilan d'étape Le groupe « santé mentale » auditionne Jean-Luc Roelandt psychiatre (EPSM Lille Métropole) et Édouard Couty, membre du conseil d'administration de l'EHESP, ancien directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins Le groupe « eau, les bonnes pratiques » auditionne Pascal Popelin, vice-président du SEDIF, Président des Grands lacs de Seine Le groupe sur les entreprises discute dʼun premier texte de synthèse de ses travaux sur la gouvernance et les liens entre entreprises et territoires Le groupe sur le Travail reprend ses travaux, en tenant compte de ceux de la Convention pour un nouveau modèle de développement Un groupe sur les attentes des jeunes fait lʼobjet dʼune première séance de travail Le groupe de travail animé par Jean Mallot et consacré à la population des entrepreneurs et des non salariés se réunit pour discuter du statut de l'autoentrepreneur et de ses alternatives.


« libéral » James Heckmann estiment que le retour sur investissement est excellent. Autrement dit, une politique des capacités permet de marier lʼéquité et lʼefficacité. La gauche peut parfaitement sʼen emparer en montrant ainsi que le mot « capacité » ou le mot « autonomie » nʼest nullement équivalent à mettre en concurrence les uns et les autres, mais un moyen de redonner du contenu à la solidarité dans le monde du travail flexible et du capitalisme globalisé. S. W. : Je crois qu'il existe une hypocrisie fondamentale qui consiste à faire appel à la responsabilité pour des gens qui n'ont pas les conditions socio-économiques de base pour être en mesure de l'exercer. Je me rappelle que lors de la dernière campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy défendait la « France qui se lève tôt » et cette idée que les gens doivent se prendre en main, accusant alors la gauche d'assistanat. Ce qui est certain, et je crois qu'Alain Ehrenberg le décrit bien dans son livre, est qu'on ne peut pas faire appel au sens des responsabilités des gens quand on ne leur donne pas les conditions de possibilité de l'exercer. En ce sens, une politique de gauche est une politique qui croit en la liberté et en la responsabilité des individus, qui ne considère pas que les individus sont totalement déterminés par leur contexte personnel, culturel, économique ou politique mais qui se soucie des conditions d'exercice de cette responsabilité. On ne peut pas demander à un individu d'être responsable, d'être citoyen et de s'intéresser à la vie de la Cité si on ne peut pas lui garantir un niveau d'éducation minimum, un accès au logement ou à des soins de qualité. La tension qui existe entre responsabilité individuelle et responsabilité collective ne signifie pas qu'il y ait contradiction entre les deux : on ne doit pas avoir à choisir entre soutenir les potentialités individuelles et proposer des systèmes d'égalité et de solidarité. Propos recueillis par Pierre Boisson

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