HABIITER R LE PAYS P SAGE E
Paauline Estèève Ecole Nationale Suupérieure d'Architec d cture de Lyyon Directteur de recherche : William W Haayet Session n 2014 - 20015
Avant propos Habiter le paysage... pourquoi associer ces deux termes ? Mon intérêt pour le paysage a débuté par le projet urbain. J'ai appris à le composer par la forme urbaine. Cependant pour moi, la détermination d'une forme contraint les possibilités d'évolution de l'habitat au lieu de les favoriser. Notre façon d'habiter évolue sans cesse. Ces incessantes transformations sont visibles dans le formidable témoin que constituent nos villes, qui ont su garder et marier les diverses expériences de vie. Le rôle de l'architecte est de rendre possible la transformation du lieu de vie, non pas de le déterminer à priori. Organiser l'habitat, c'est aussi prendre en compte la temporalité. En explorant le thème du paysage associé à celui de l'habitat, j'ai rechercher des apports théoriques pour renouveler la pensée du projet. Je pense que l'urbanisme gagnerait à s'inspirer de plusieurs caractères essentiels de la discipline paysagère. Tout d'abord, le paysage naturel, et peut-être le paysage en général, est caractérisé par la mutation. Il s'intéresse à la temporalité et à la vie. Ensuite, il s'intéresse aux liens entre les objets plutôt qu'aux objets eux-mêmes. Il en est de même pour le projet d'architecture, car "l'essentiel est invisible pour les yeux"1. Mener à terme des projets sans renier cette idée d'immatérialité pose plusieurs difficultés. Sur quoi prendre appui pour l'élaborer ? Comment communiquer l'invisible ? Or l'essence du paysage semble justement se situer dans l'invisible. Enfin, en tant qu'architecte, je me rends compte de la difficulté d'identifier l'évidence d'un projet. Par son attention au lieu, son soin envers le déjà-là, l'approche paysagère du projet est une leçon à laquelle les architectes devraient prêter oreille. Dans le but d'observer comment la ville, en charge des projets territoriaux, aborde la question du paysage, de déterminer la vision actuelle du paysage et de comprendre l'approche spécifique des paysagistes, j'ai souhaité aborder l'histoire de la théorie du paysage jusqu'à son approche actuelle. Le paysage se lie davantage comme un hypertexte que comme un texte linéaire. L'étudier suppose de considérer les contradictions, d'accepter la polysémie de la théorie paysagère, dans laquelle chaque thèse se nourrit de l'autre. Il s'agit de ne pas chercher à simplifier les caractères du paysage, mais plutôt d'en comprendre les nuances. Figure 1 Pages précédente Quartier universitaire Grenoble Université de l'innovation Opération Campus : Schéma Directeur immobilier d'ensemble des universités et schéma d'aménagement, d'intégration urbaine et de développement durable du Campus Est, 2008 - 2009 INterland
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Les critiques de paysage se réfèrent à des travaux précédents ou contemporains pour conduire leurs recherches. Ce référencement permet de comprendre où l'on se situe.
Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry
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Ensuite, il me semble que cette lecture du paysage par les connexions théoriques a le mérite de nourrir une pensée riche, de faire évoluer la notion au rythme des apports. La manière dont j'ai construit ce mémoire, par un jeu de références mises en relation, s'inspire de cette dialectique. Notons cependant que dans ce monde de la phénoménologie et des idées, on s'éloigne d'un élément primordial du paysage : le sol. La pratique du paysage ne saurait s'éloigner de la terre, ou du lieu, qui constitue dans chacun des projets paysagers l'élément physique intangible à prendre en considération. C'est pourquoi j'ai également souhaité mettre en relation ces apports théoriques avec la pratique territoriale du paysage. Ce travail est ambivalent de par sa volonté d'être précis et exhaustif... Malgré cette difficulté, j'espère que ce mémoire trouvera sa cohérence et sa place dans le champ scientifique.
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Sommaire Avant propos .............................................................................................................................. 2 Introduction ................................................................................................................................ 6 Le paysage et le sol dans l'actualité .................................................................................... 6 Développement de la problématique .................................................................................. 7 Objectifs, cadre et orientations du sujet ............................................................................ 11 I - Définir le paysage ................................................................................................................ 12 A - Un cadre de définition .................................................................................................... 12 1- Une multitude de définitions ........................................................................................ 12 2 – Dégager quelques caractéristiques .............................................................................. 13 3- L'origine de la notion .................................................................................................... 15 B - L'homme et la nature ...................................................................................................... 17 1 –Paysage = Sujet + Nature ............................................................................................. 18 2- Paysage = Art + Nature ................................................................................................ 20 3- Paysage = Société + Nature .......................................................................................... 23 4- Du paysage vu vers le paysage vécu ............................................................................ 24 5- Paysage = Ville + Nature .............................................................................................. 26 C – Conserver ou faire évoluer le paysage ? ........................................................................ 27 1 - Quelle culture fait voir quel paysage ? ........................................................................ 27 2 - Mort du paysage ou patrimonialisation ....................................................................... 28 3- Du paysage politique vers le paysage vernaculaire ...................................................... 30 4 – Vers un paysage humain ? .......................................................................................... 32 II - Habiter des territoires ......................................................................................................... 35 A- Le sol ............................................................................................................................... 36 1- L’écoumène d’Augustin Berque ................................................................................... 36 2- Le vernaculaire de John Brinckeroff Jackson............................................................... 36 3- Le suburbanisme ........................................................................................................... 38 B- Le rapport entre ville et campagne .................................................................................. 39 1- Un système global ........................................................................................................ 39 2- Les Trois Natures.......................................................................................................... 41 3- Les bienfaits de la campagne ........................................................................................ 42 4- De nouvelles expressions pour qualifier un phénomène récent ................................... 44 C- Le périurbain : mort du paysage ou paysage émergent ? ................................................ 45 1- Pourquoi la périurbain pose tant question ?.................................................................. 45 2- Le pavillon comme protection ...................................................................................... 47 4-
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3- Quelles valeurs partagent les néoruraux ? .................................................................... 48 Conclusion ............................................................................................................................ 49 III - Des projets de paysage ...................................................................................................... 51 A- Le projet de paysage in visu ............................................................................................ 51 B- Refonder l’habitat ............................................................................................................ 53 1- A partir de la géographie .............................................................................................. 54 3- Par les infrastructures existantes................................................................................... 56 4- Par l’usage .................................................................................................................... 57 C- Ce que change l'écologie ................................................................................................. 58 1- Un droit naturel ............................................................................................................. 59 2- Critique de l'écologie du paysage ................................................................................. 59 3- Quelle nouvelle vision de la nature ?............................................................................ 60 4- Conséquences de ce changement de vision - ................................................................ 60 5- Le jardin planétaire ....................................................................................................... 62 6- Le tiers paysage ............................................................................................................ 62 D- Le paysage pour faire la ville .......................................................................................... 64 1- L'alternative paysagère ................................................................................................. 64 2- Reconstituer l'identité urbaine morcelée....................................................................... 67 4- L'enjeu du périurbain, la campagne pour faire la ville ................................................. 68 Conclusion ............................................................................................................................ 72 IV- Conclusion ......................................................................................................................... 73 Quelle nature, quel paysage ? ........................................................................................... 73 La place des paysagistes dans l'aménagement urbain ....................................................... 74 La méthode........................................................................................................................ 74 Table des illustrations............................................................................................................... 75 Bibliographie ............................................................................................................................ 77 Annexes .................................................................................................................................... 79 Annexe n°1: Tableau d'état des lieux ................................................................................ 79 Annexe n°2 - Echantillon de savoirs-faires paysagistes ................................................... 84
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Introduction
Le paysage et le sol dans l'actualité Si François Dagonet proclame le paysage comme appartenant à tous, l'appropriation par un groupe de territoires au détriment d'autres groupes peut faire émerger des conflits à propos du paysage. A Palmyre (Syrie), le paysage a longtemps été approprié en tant que référence identitaire et lieux de mémoire, pour légitimer un pouvoir exercé sur un peuple. Les récentes destructions de monuments de la part du groupe Etat Islamique tentent d'anéantir un patrimoine culturel représentant la diversité. Il utilise le patrimoine pour diffuser son idéologie, à savoir la suppression de tout ce qui n’est pas lié à l’héritage islamique salafiste. Le paysage est ici instrumentalisé dans un dessein politique. Le détruire, c'est détruire le support culturel d'une communauté, le symbole de son ancrage au territoire et de sa légitimé d'occupation.
Figure 3 Ces propositions ont été envoyées au concours d'idées "Reburbia - A Suburban Design Competition", dont le but était de "réinventer la suburb"
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Figure 2 Vidéo diffusée par l'Etat islamique et montrant, vraisemblablement, la destruction du temple de Bêl à Palmyre en Syrie. WELAYAT HOMS / AFP
Citons également les conflits du sol qui existent en France entre néoruraux et paysans. Des nuisances adviennent de leur mode de vie différents (les néoruraux sont tenus par un emploi du temps fixe, alors que les agriculteurs sont tributaires des conditions climatiques). Les conflits d'usages résultent d'un sens différent de la propriété du sol : support d'un emploi ou support d'un cadre de vie. La progressive mise en concurrence pour l'acquisition de ces terres entraîne la disparition de terres agricoles.
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Les ZAD (les Zone A Défendre) ont vu le jour dans les années 2010 à Notre Dame des Landes et ont depuis essaimé dans d'autres villes françaises. Les zadistes ont choisi leur nom en opposition avec la première ZAD, Zone d'Aménagement Différés, qui permet à un organisme public d'avoir la priorité dans l'acquisition d'un bien immobilier mis en vente. En lutte contre des projets néfastes écologiquement, les zadistes prennent possession du sol où ils aspirent à fonder leur propre société. Ici le lieu de vie devient l'expression d'une contestation.
Figure 4 ZAD du Testet Photo publiée sur kayou.over-blog.com
Nous le voyons, le paysage concentre des enjeux identitaires fort. L’Assemblée générale de l'ONU a déclaré l’année 2015 année internationale des sols. Cette déclaration porte essentiellement sur l'écologie, avec pour discours l’importance cruciale des sols pour la vie humaine (production alimentaire saine, biodiversité, lutte contre le changement climatique, lutte contre la désertification, sécurité alimentaire durable).2 Ces exemples donnent un aperçu de l'ampleur de ce que le paysage sous-tend, du nombre d'histoires qu'il porte. Développement de la problématique Le paysage est conditionné par notre façon de vivre sur le territoire, qui l’influence à son tour, ou pour le dire autrement, "les sociétés interprètent leur environnement en fonction de l'aménagement qu'elles en font, et réciproquement, elles aménagement leur environnement en fonction de l'interprétation qu'elles en font."3 Pratique du territoire et perception du paysage sont liées. S’intéresser à cette relation est riche, c’est une source pour comprendre où se situe notre société dans son rapport à la nature, et ce à différentes échelles : globale (la société, vision culturelle et sociale), locale (dans la pratique quotidienne d’un lieu), individuelle (au sein de sa propre vie et avec son expérience propre).4 On le voit, le paysage est au cœur des problématiques sociales. Le sujet s’oriente sur les rapports qu'entretiennent ville et paysage, plus précisément sur l'évolution de la notion et de la pratique du paysage dans le contexte actuel de l'expansion de l'espace urbain. Comme nous allons le voir, ce rapport soulève des questions sur la façon dont notre société gère (ou tente de gérer) son territoire, sur la façon dont elle perçoit la nature et sa relation à elle, ou encore sur sa notion du vivre ensemble. Alors que les débats sur l'avenir de la ville se multiplient5, il semble que les paysagistes soient appelés à répondre aux problématiques de l’aménagement territorial et urbain. Ils participent 2
http://www.fao.org/soils-2015/about/key-messages/fr/ Cinq propositions pour une théorie du paysage, Augustin Berque, ouvrage collectif sous la direction d'Augustin Berque, Champs Vallon, Pays/Paysages, 1994, p.17 4 La demande sociale de paysage, rapport d'Yves Luginbühl, Conseil national du paysage, séance inaugurale du 28 mai 2001, p.2 5 Questionnement sur l'avenir de la ville : débat organisé autour du Grand Paris / le colloque organisé par la Cité de l’architecture et du patrimoine, La ville fertile, retransmis sous forme de conférences vidéo... 3
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et orientent les projets d’aménagement et de développement des villes. Dans une période récente, l’aménagement paysagé de grands parcs a modifié la morphologie des villes de Lyon, Bordeaux, Nantes, Montpellier... Ces parcs se raccrochent à la fois aux infrastructures de la ville, et à l’échelle territoriale par leur taille ou leur position. S'il s'est accentué, nous verrons que ce phénomène n'est pas nouveau. Les paysagistes ont déjà rempli ce rôle d’aménageur urbain, conçu des espaces pour accueillir et accompagner le développement des villes. Plusieurs facteurs peuvent expliquer l'engouement actuel pour cette discipline. Tout d'abord, notons qu'une prise de conscience s’est instaurée depuis une dizaine d’années quant aux changements qui se sont opérés sur notre territoire, dans la définition de ses différentes identités, et qui a conduit à une perte de repères. Alors que les villes avoisinantes tendent à se rejoindre et à former des agglomérations urbaines, le rapport entre la continuité bâtie et la nature environnante est modifié. L'idée d'une ville, ouvrant sur la campagne, ouvrant à son tour sur une nature plus sauvage, se trouve mise à mal face au constat que les rapports d'échelles entre une ville devenant tentaculaire et le grand paysage sont bouleversés. On se retrouve dans une situation où cette ville n’est plus limitée par le grand paysage comme elle a pu l'être. Plus précisément, il est intéressant de s'arrêter sur cette fameuse distinction entre "ville" et "campagne", par laquelle nous avons longtemps appréhendé les identités territoriales. Par différents aspects, cette opposition historique s'estompe. Ces deux entités se sont développées de façon dépendante, avec notamment des liens économiques forts (production et consommation des denrées alimentaires, traitement des déchets, infrastructures les reliant...). Elles s'opposent et se complètent, et leurs identités respectives se sont construites par cette opposition fondamentale. Or l'urbain grignote progressivement l'espace rural : un département tous les six ou sept ans est gagné par l'habitat sur l'espace agricole.6 Un nouveau type de frontière s’installe, beaucoup moins franc et visible qu'auparavant. Le périurbain se développant au lieu de rencontre de ces deux mondes, est urbain socialement parlant (avec l'arrivée des "néo ruraux", citadins quittant la ville mais y restant attachés culturellement et économiquement, par leur emploi) mais il se situe sur un territoire rural, puisque c'est précisément ce que recherchent ses habitants. A propos de ce périurbain, Sébastien Marot parle de "troisième monde"7. Il insiste sur la perte de repères qu'a engendré le développement spatial des villes sur le territoire, et la modification de plus en plus poussée du "visage" de ce territoire. Le paysage qu'il offre aujourd'hui, et qu'il offrira demain au vu du rythme intensif de l’expansion urbaine, correspond de moins en moins souvent à l'idée traditionnelle de "campagne" ou de "ville" que l'on se fait. Dans son ouvrage "le paysage", Michael Jakob reprend cette thèse de "la dissolution croissante des divisions habituelles entre les pôles identifiables du système territorial". Pour lui, la distinction n'est plus seulement ville / campagne, mais plutôt ville / industrie / campagne / nature. "Jusque-là, il avait toujours été possible d'identifier et de distinguer les différentes entités présentes dans un territoire et de les séparer conceptuellement et administrativement. Le phénomène du sprawl, l'urbanisation des villages et des lieux de loisirs, la crise de l'agriculture et des activités industrielles traditionnelles suivies de la naissance exponentielle de friches - tout ceci transforma les territoires connus en une réalité de plus en plus illisible."8 6
L'agriculture grignotée par la ville, Manuel Domergue, Alternatives économiques n°314, juin 2012 http://www.alternatives-economiques.fr/l-agriculture-grignotee-par-la-ville_fr_art_1149_59046.html 7 L'alternative du paysage, Sébastien Marot, De la forme au lieu, 1995, annexe 3, p365 à 377, p.369 8 Le paysage, Michael Jakob, Collection Archigraphy Poche, infolio, p.10
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Le périurbain est l'élément visible de cette restructuration profonde. Comme tel, il concentre les questions de notre société urbaine sur son devenir, et en particulier la question de la fin des villes. Le travail entamé en faveur de sa 'reconquête' est fortement lié au travail plus large de redéfinition de la relation entre la ville et la nature. Des phénomènes économiques et sociaux liés à l'urbain transforment rapidement le territoire, et notre relation à la nature. Ces transformations aboutissent au besoin de redéfinir le paysage qui ne correspond plus à l'idée que l'on a de notre territoire ; et cela tant sur le terrain - où l'on souhaiterait trouver localement de nouvelles significations pour le territoire - que du point de vue théorique - redéfinir la notion même de paysage. Il apparaît aujourd'hui nécessaire de repenser la relation des différents territoires entre eux et leur relation à la nature. Plusieurs auteurs militent en ce sens, comme Anne Whiston Spirn : "la ville, les banlieues et la campagne doivent être considérées comme un système unique qui évolue avec la nature, comme doivent l’être tout parc et tout bâtiment au sein d’un ensemble plus grand".9 L'autre facteur que j'ai souhaité mettre en évidence se trouve au sein de cette discipline paysagère. Un des enjeux des projets de paysage est précisément la redéfinition des identités territoriales. Le territoire, le sol, est la matière sur laquelle travaillent les paysagistes. Comme le souligne Sébastien Marot, on aspire à "redécouvrir la ville comme un sédiment d’interprétations successives, comme un site [...]"; à "révéler des 'situations ' locales et à rendre ainsi aux villes, en y organisant les rapports du sol, du ciel et des horizons, la mémoire et l’évidence de leurs sites."10 Avec son article L'alternative du paysage, il nous propose de "comprendre l'intérêt que prend notre époque au miroir que la culture paysagère lui tend".11 Nous le verrons, les problématiques que soulève la notion de paysage se situent au carrefour de ces enjeux territoriaux, identitaires et culturels. Ces 'architectes du paysage', ces paysagistes, sont mis sur le devant de la scène. Que ce soit à travers la conception de grands parcs urbains, des projets d'aménagement territoriaux ou à travers des écrits théoriques, les paysagistes influencent et participent de façon croissante au débat sur la ville. Cet apport a notamment été célébré à l'occasion du Grand Prix de l'urbanisme (prix annuel). En 2000, 2003 et 2011, il récompensait les paysagistes Alexandre Chemetoff, Michel Corajoud et Michel Desvigne. De leur côté, de nombreux praticiens disent mettre le fait urbain au centre de leur pratique12. Bernadette Blanchon-Caillot nous rappelle "qu'en 1993, face à l'importance croissante des paysagistes impliqués dans les aménagements
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Les fondamentaux - Architecture du paysage, Tim Waterman, p.52 Anne Whiston Spirn : http://www.annewhistonspirn.com : "Human survival depends upon adapting ourselves and our landscapes – cities, buildings, roadways, rivers, fields, forests – in new, life-sustaining ways, shaping places that are functional, sustainable, meaningful, and artful, places that help us feel and understand the relationship of the natural and the built. My career as an author, photographer, landscape architect, and teacher has been dedicated to this goal." 10 L'alternative du paysage, Sébastien Marot, Op. Cit., p.370 11 Ibid., p.365 12 Grand prix de l'urbanisme 2003 - L'urbanisme est un humanisme, Michel Corajoud, sous la direction d'Ariella Masboungi, p.15 : "Une part importante de mon travail et de mes réflexions se situe désormais aux limites des territoires de la ville et de la campagne ou, plus largement, du paysage : à la mitoyenneté, aujourd'hui conflictuelle, entre ces deux mondes qui s'ignorent et se repoussent, alors que se formuleront précisément là, demain, les projets de réconciliation que je souhaite." Grand prix de l'urbanisme 2011 - Le paysage en préalable, Michel Desvigne, sous la direction d'Ariella Masboungi : Il explique que son travail a pour but de "tisser les vastes paysages dont j'ai la conviction qu'ils sont un espoir et une contribution à la transformation nécessaire de la ville contemporaine"
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d'espaces publics urbains, Jacques Lucan13, interpellait les paysagistes et les invitait à ‘sortir du bois’ et à exprimer leur point de vue sur la ville."14 Les paysagistes mettent de plus en plus au centre de leur approche la question de l'usage. Précédemment, le sentiment de paysage était plutôt mu par une attitude contemplative, via le regard, avec l'importance du point de fuite, de la profondeur et de la perspective. Aujourd’hui dans le paysage, on parle d'espace public, de bien commun. Cette rencontre entre pratique paysagère et pratique urbaine, nous la trouvons dans la discipline du landscape urbanism, qui s'est développée dans les années 1990. Elle se base sur l'idée que la meilleure façon d'organiser les villes est de dessiner leur paysage plutôt que de se focaliser sur les constructions. Citons Charles Waldheim, dont les ouvrages ont contribué à cette discipline du landscape urbanism : "le paysage est le médium qui est le plus apte à répondre aux changements du temps, à la transformation, à l'adaptation et à la succession. Ces qualités prédestinent le paysage à être l'analogon des processus contemporains d'urbanisation et le moyen idéal quant au côté illimité, indéterminé et muable imposé par les conditions urbaines actuelles […] l'urbanisme paysager fournit une critique implicite de l'incapacité de la part du projet architectural et urbanistique d'offrir des explications cohérentes, compétentes et convaincantes des conditions urbaines de nos jours. Dans ce contexte le discours qui englobe l'urbanisme paysager indique en fin de compte un changement de paradigme, à savoir le fait que le paysage remplace désormais le rôle historique de l'architecture en tant que discipline maîtresse dans le domaine du projet urbain."15 Cette "prise de conscience" mérite d'être relativisée. Des ‘projets urbains de paysage’, des paysagistes, des urbanistes, des architectes en ont conduit beaucoup, et depuis longtemps, comme nous pouvons le voir à travers le tableau d'état des lieux de l’annexe. Michael Jakob relativise l'engouement actuel en le rapportant à d'autres périodes historiques ayant connu un phénomène comparable. "L'engouement contemporain pour le paysage représente de ce fait la récurrence d'un phénomène historique lié à la dialectique ville/campagne et ville/nature. La situation actuelle répète et varie un état de choses que la culture hellénistique du troisième siècle av. JC. connaissait aussi bien que la Rome impériale ou l'Italie de la Renaissance."16 Les grandes métropoles urbaines ont pour beaucoup déjà intégré au cours de leur développement un système de parcs sur le modèle de ceux dessinés par Olmsted. La réalisation de parcs a depuis longtemps accompagné le développement des villes. L'art paysager a longtemps façonné l'image de leurs abords et leur relation à la campagne proche. L'aménagement paysager existait au sein de la ville, organisant son fonctionnement interne mais surtout son rapport à l'environnement. Reconnaissons que la ville et le paysage ont des caractères très distincts. L'un habite la matière minérale, l'autre le milieu vivant, le végétal. Michael Jakob insiste également sur "la temporalité foncièrement opposée de la ville et du paysage : "l'un, l'espace urbain, est totalement marqué et dessiné par l'homme, par le temps des activités humaines ; l'autre, le paysage, est caractérisé, indépendamment de l'intervention de l'homme dans le territoire en question, par le temps de la nature."17 Pourtant, j'ajouterai que la morphologie des villes et l'art du paysage sont tous les deux portés par une certaine géographie, un climat, un sol "fondateur". 13
L'irrésistible ascension des paysagistes, Jacques Lucan, AMC Le Moniteur Architecture, n°44, sept. 1993 Pour une genèse de la compétence paysagiste - La lecture critique de réalisations, Bernadette BlanchonCaillot, http://www.projetsdepaysage.fr/fr/pour_une_genese_de_la_competence_paysagiste 15 Landscape as urbanism, Charles Waldheim, The Landscape Urbanism Reader, New York, 2005, pp.39, 37 16 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.9 17 Ibid., pp.154, 155 14
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Objectifs, cadre et orientations du sujet Nous souhaitons comprendre en quoi la pratique du landscape urbanism, ou des projets de paysage, peuvent contribuer à améliorer la condition urbaine. L'objectif de ce travail est de mettre en rapport les grandes évolutions territoriales récentes avec l'approche spécifique des paysagistes. Il s'intéresse à l'interrelation entre ville et paysage, entre une définition théorique de la notion de paysage et une pratique des territoires. Ce territoire, avec son triptyque "ville/campagne/nature", influence notre vision de la nature, ce qui est primordial car le paysage est en lien non seulement avec la nature, mais surtout avec notre façon de la percevoir. Le développement du sujet permettra de clarifier les enjeux d’une définition (ou redéfinition) du paysage, et notamment sur ce qu'on inclut ou non. La patrimonialisation du paysage, la volonté d'en conserver une certaine image, pose la question des objets que l'on reconnaît comme paysage, avec un enjeu important pour la métamorphose possible de nos territoires. De plus, notons que le paysage est une notion artistique grandement liée au sujet qui le perçoit. Par cette étude, nous pourrons nous rendre compte que la ville et le paysage apparaissent en rupture, et le monde périurbain rend visible cette rupture sur le plan social (dans un certain mode d'habiter) et sur le plan spatial (déconnection entre l'habitat et le lieu). Une vision contemporaine du paysage est en train de prendre forme, du fait d'une nouvelle approche de la nature (écologique, notamment) et de notre territoire (dont la mobilité à bouleversé les cadres). La pratique actuelle des paysagistes nous aidera à mieux comprendre cette nouvelle vision. Dans le développement du mémoire, nous insisterons tout particulièrement sur le cas du périurbain, qui est décalé par rapport aux injonctions urbanistiques actuelles de densité, de compacité et d'écologie. Des phénomènes économiques et sociaux liés à l'urbain transforment rapidement ce territoire, ce qui pose de nouvelles questions et le besoin de redéfinir le paysage (tant sur le terrain, où l'on souhaiterait trouver une nouvelle signification du territoire, que du point de vue théorique, avec le besoin de redéfinir la notion même de paysage). Nous reviendrons donc régulièrement sur la définition que prend le paysage en fonction des différents contextes, et rechercherons les divers modes de relation de l'homme et la nature. Pour analyser de façon précise les jardins et œuvres de paysagistes, il faut certaines connaissances propres à la discipline. Si mes recherches m'ont donné une notion de l'art de l'aménagement paysagé, cette notion s'avère trop superficielle pour nourrir un mémoire. Je me pencherai donc davantage sur le discours des paysagistes contemporains. Ces discours ont l'avantage de mettre en avant l'intention du projet, et ainsi permettre de dégager les enjeux liés au paysage. Cette analyse du discours des paysagistes contemporains, ainsi que des recherches théoriques sur la notion de paysage, nous permettront de mieux comprendre par quelles mutations le paysage est arrivé à jouer ce rôle de "révélateur local". Dans cette étude, nous étudierons tout d'abord les nombreuses définitions du paysage, reviendrons sur leurs concepts fondateurs, leurs évolutions, ainsi que les questions qu'elles amènent. Nous nous pencherons ensuite sur le paysage au sens territorial, et tenterons de comprendre l'impact de la dissolution du couple ville-campagne sur le paysage contemporain. Enfin, nous rechercherons dans les méthodes et connaissances propres aux paysagistes d'éventuelles solutions à la restructuration du territoire.
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I - Définir le paysage
A - Un cadre de définition 1- Une multitude de définitions "Le discours du paysage prend par définition les formes les plus variées. Le paysage se dit et s'écrit de mille façons, dans mille contextes différents."18 De nombreux écrits théoriques précisent une définition du paysage. Les notions employées par les auteurs s'appuient les unes sur les autres, d'un ouvrage à l'autre. Pour exprimer cette situation, Michael Jakob parle d'un énorme intertexte. Le sujet paysage est un nœud, il se réfère à un réseau d’intertextualité qui lui donne sens et le constitue. Pour une part, le paysage existe donc dans les idées. Avant de rentrer dans sa spatialité, il nous faut nous pencher sur ce qu'il invoque. - La notion - Avant-goût – Trouver une définition unique pour le paysage paraît difficile, tant il a été au cœur de disciplines variées, et tant il a pu faire débat. Une première définition peut être envisagée sur ce qu'il n'est pas, car c'est bien souvent par les limites de ce qu'il englobe que le paysage trouve sa définition. Le paysage n'a pas d'échelle (Gilles Clément), mais il est présent à chacune des échelles. Le paysage n'est pas quantifiable, mesurable comme l'environnement (Bernard Lassus), mais il est incommensurable. Le paysage n'a rien d'une science (Alain Roger), mais il est art. Le paysage n'est pas la nature (Michael Jakob), mais il est la relation à la nature. Le paysage n'existe pas sans l'homme (Michel Corajoud), il est produit et perçu par lui. - Les sources principales Pour ce chapitre, nous nous baserons sur différents ouvrages ; Deux ouvrages théoriques, Le Court traité du paysage, d’Alain Roger, 1997 et Le paysage, de Michael Jakob, 2008, reviennent sur le développement historique du paysage, au sein de la peinture, de la littérature et de l'art des jardins ; ils abordent les concepts portés par d'autres auteurs et praticiens et développent leur propre thèse sur de nouveaux critères pour définir le paysage. Cette prise de position au sein d'un large questionnement historique permet d'acquérir une vision critique. L'ouvrage collectif de l'équipe pédagogique de la formation doctorale "Jardins, paysages, territoire", "Cinq propositions pour une théorie du paysage", 1994, explore les thèmes soulevés par le paysage et notamment sa déterminante sociale. 18
Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.17
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2 – Dégager quelques caractéristiques - De l'image à l'imagination Michel Baridon définit le paysage comme "une partie de l'espace que l'observateur embrasse du regard en lui conférant une signification globale et un pouvoir sur ses émotions."19 Le sens de la vue joue un rôle important dans la perception du paysage. Cependant, percevoir le paysage ne se résume pas à une attitude contemplative, passive. La constitution mentale du paysage passe par l'imagination. Michael Jakob traduit le mot allemand " Einbildungskraft" par "la puissance de former des images au sein de soi-même", qui "rend bien cette qualité dynamique"20. Si la perception d'un paysage relève de la vue, pour autant la constitution mentale de ce paysage dépasse la simple information ou donnée sur la nature : "Tout se passe plutôt sur le plan symbolique ou de la représentation. Etant donné que c'est au regard du sujet à récupérer la nature, celle-ci fera partie d'une vision, d'une image. La nature devient image. L'image n'est pas celle d'éléments disparates dans la nature ; elle est plutôt ou surtout impression d'un ensemble, et ceci à travers une unité paradoxale désignant la totalité, tout en n'offrant qu'un extrait, un 'bout' ou un 'morceau'."21 Le paysage se situe entre les données immédiates des sensations et la représentation mentale. Dans le langage, le mot ‘paysage’ désigne à la fois l'environnement réel et sa représentation artistique (picturale, littéraire...), comme le remarque Augustin Berque au début de son livre Les raisons du paysage22. Pour comprendre ce qu'est le paysage, il est nécessaire de ne pas perdre de vue cette imbrication entre l'objet réel et son évocation artistique. - Le tout Cela nous amène au second caractère : la perception d'éléments divers comme un tout. Pour Michel Corajoud, bien plus important que les éléments tangibles présents autour de nous, il y a le lien visuel que nous créons entre ces éléments. Ce lien est l'unité totale entre les ‘amas’ présents dans le paysage. Cela nous permet de dégager une image cohérente que l'on pourra appeler paysage. Percevoir un paysage ne se résume pas à comprendre les éléments présents, mais plutôt leurs interactions. "Malgré la diversité de ses
Figure 5 L'étang, Dürer, 1496
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Naissance et renaissance du paysage, Michel Baridon, Actes Sud, Arles, 2006, p.16 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.49 "Cette image ou représentation de la nature - le paysage - n'est pas une simple donnée, bien au contraire. Elle existe grâce à l'imagination qui la compose (le mot allemand Einbildungskraft, la puissance de former des images au sein de soi-même, rend bien cette qualité dynamique), mais aussi, sans pour autant objectiver la nature reprise ou cadrée, sur la base de l'activité conceptuelle. Son statut ontologique est en d'autres termes d'ordre esthétique. Le terme aisthesis, perception visuelle, indique lui aussi la primauté de la vue. C'est par la voie esthétique que le sujet récupère la nature, en se l'appropriant à travers des représentations." 21 Ibid. 22 Les raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Augustin Berque, Paris, Hazan, 1995 20
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aspects le paysage manifeste un aspect unitaire qui le tient plus proche de l’être que des objets... Il a cette forte présence dans la totalité qui lui fait son poids d'existence."23 En 1913, Georges Simmel développe le concept de "Stimmung" (que l'on pourrait traduire par "atmosphère"). "Le paysage, disons, se constitue alors que le voisinage d'éléments naturels étendus sur le sol terrestre se réunit dans une unité de genre bien particulier [...]. La Stimmung du paysage traverse l'ensemble de ses éléments particuliers, sans que l'on puisse en identifier un seul qui leur donnerait origine ; tout participe à cette Stimmung, mais d'une manière difficilement définissable - elle n'existe pourtant pas à l'extérieur de ses composantes et n'en forme pas non plus l'addition." - Une impression Le paysage n'est pas les différents éléments de la nature, mais plutôt l'impression qu'ils créent. Le peintre chinois Kouo Sseu indiquait en son temps comment peindre le paysage : "Mettre trop l'accent sur les figures humaines, c'est pécher par vulgarité ; donner trop d'importance aux pavillons et aux temples, c'est pécher par confusion ; trop s'attacher [à la représentation] des pierres, c'est ne montrer que l'ossature [du paysage] ; trop insister sur [la représentation] de la terre, c'est lui donner trop de chair. [...] La montagne a les cours d'eau pour artères, les herbes et les arbres pour chevelure, les brumes et les nuages pour teint. C'est pourquoi la montagne doit à l'eau la vie qui l'anime, aux herbes et aux arbres sa beauté, aux fumées et aux nuages son charme. L'eau a la montagne pour visage, les kiosques et les pavillons comme sourcils et yeux, la pêche comme source d'animation. Aussi l'eau doit à la montagne sa séduction, aux kiosques et aux pavillons sa clarté et sa gaieté, à la pêche sa poésie. Ainsi sont agencées les montagnes et les eaux."24 Ici la comparaison avec la figure humaine montre que le paysage doit parler à nos sentiments. - Une vision historique "L'image que l'homme se fait de la nature est une construction mentale qu'il ne cesse de transformer à mesure que se développe, ou s'appauvrit, son emprise intellectuelle sur le monde."25 Pour envisager l'histoire du paysage, en lien avec l'histoire de la ville, l'histoire des jardins et parcs, il faut tenir compte du paradigme en place à différentes époques et dans différentes civilisations. Pour résumer la vision historique d'Augustin Berque, en occident, on considère que le sujet percevant le paysage recherchait une projection de ses sentiments sur la nature, alors qu'en orient, il recherchait plutôt à ressentir l'énergie spirituelle présente dans la nature. Les travaux des théoriciens du paysage distinguent le paysage dans les cultures occidentales et dans les cultures orientales, au sein desquelles il serait ‘né’ dans des conditions différentes: pour l'orient, dans les poèmes ; pour l'occident, dans la peinture. La primauté de la vue pourrait donc être spécifique à notre culture. En lisant les traités actuels de paysage, on se rend compte à quel point la définition et les réflexions pour situer le rapport actuel de l'homme au paysage est subordonné à la naissance de la notion, à ce qu'elle portait à l'origine. Cette ‘retro-vision’ historique a engendré des
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Le paysage, c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent, Michel Corajoud, dans l'ouvrage collectif Mort du paysage, sous la direction de François Dagognet, Champs Vallon, 1981 24 Commentaires sur le paysage, Kouo Sseu, cité par N. Vandier-Nicolas, Esthétique de la peinture de paysage en Chine, Paris, Klincksieck, 1982, p.92 25 Naissance et renaissance du paysage, Michel Baridon, Op. Cit., p.193
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débats26. L'enjeu de ce regard historique dépasse en fin de compte l'étude et concerne également la volonté de donner un sens particulier à notre rapport actuel à la nature. 3- L'origine de la notion - Les quatre critères discriminants d’Augustin Berque Augustin Berque a établi différents critères pour juger de l'intérêt que porte une civilisation au paysage : - une littérature (orale ou écrite) louant la beauté de l'environnement - des jardins d'agrément - des peintures représentant l'aspect sensible de l'environnement - un ou des mots pour dire "paysage" - une réflexion explicite sur le thème du paysage - une toponymie marquant la beauté de certains lieux - une architecture aménagée pour jouir d'une belle vue Pour lui, une société paysagère réunit au minimum les quatre premiers critères. Les autres sociétés sont dites ‘proto-paysagères’, le proto-paysage étant "le rapport visuel qui existe nécessairement entre les êtres humains et leur environnement."27 Il situe ainsi l'arrivée du paysage dans telle ou telle civilisation (ce qui n'accorde le titre de société paysagère qu'à la Chine ancienne et à l'Europe occidentale à partir du XVe siècle). Constatant que le quatrième critère, celui du mot, est le plus discriminant, Michel Baridon et Alain Roger ont souhaité mettre en place des critères plus souples, permettant de considérer le paysage dans les sociétés antérieures. - Avoir ou ne pas avoir le sens du paysage Alain Roger nous avertit de "ne pas avoir l'obsession du lexique, comme si l'absence des mots signifiait toujours celle des choses et de toute émotion. Sans doute la dénomination est-elle essentielle ; mais la sensibilité, paysagère en l'occurrence, peut se frayer d'autres voies, s'exprimer par d'autres signes, visuels ou non, qui requièrent, de l'interprète, une attention scrupuleuse : ni suspicion ni superstition à l'égard du langage."28 L'auteur remarque qu'on a souvent, dans le passé, en occident et avant même l'invention du mot "paysage", la présence de textes exaltant la nature en lui prêtant des sentiments, et donc la présence du deuxième critère d'Augustin Berque. Histoire et théorie du paysage sont intimement liées. Comme le fait remarquer Alain Roger, "l'histoire nourrit la théorie, qui, à rebours, l'éclaire."29 La question de la naissance du paysage apparaît comme la recherche d'un mythe fondateur relativisant le paysage et permettant de mieux l'appréhender.
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Voir à ce sujet Naissance et renaissance du paysage, ouvrage dans lequel Michel Baridon relativise les théories précédentes d'Augustin Berque, de Michael Jakob et d'Alain Roger sur la naissance du paysage 27 Les raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Augustin Berque, Op. Cit, pp.34 et 35 28 Court traité du paysage, Alain Roger, Edition Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1997, p.57 29 Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.7
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- L’artialisation d’Alain Roger Pour Alain Roger, l'origine du paysage est "humaine, et artistique", il est, "reprenant le mot de Montaigne, une "artialisation", dont ce livre s'attache à démontrer les mécanismes."30 Dans son chapitre Naissance du paysage occidental, il montre que le paysage est "originairement pictural", et explique comment, à travers la peinture, le paysage a gagné son autonomie par rapport à la religion, principal thème de la peinture pendant longtemps.31 Pour "inventer" le paysage, on avait besoin de laïciser la peinture, mais aussi de trouver l'expression d’une unité paysagère, que l'on a défini plus haut comme le tout.32 La botanique et l'étude de la nature vont aider à fournir une autre motivation à la représentation de la nature, pour elle-même. Otto Pächt décrit le passage du naturalisme au paysage : "dans leurs études ou leurs peintures, ces artistes ne représentaient pas les spécimens botaniques comme des objets isolés, ainsi que le faisaient les spécialistes italiens, mais concevaient l'animal ou la plante comme étant inséparable de son environnement naturel, de son espace vital, de son milieu. Par conséquent, dans le Nord, la découverte de la nature ne pouvait qu'aboutir à la découverte de la peinture de paysage."33 La constitution d'un tout passera cependant par l'invention de la fenêtre, à l'intérieur du tableau, dispositif tout simple qui, d'une part, exclut la nature de la scène religieuse, et d'autre part, la regroupe en une entité cadrée. Cette "miniaturisation du pays permet, en isolant celui-ci, de l'instituer en paysage"34, jusqu'à ce que la fenêtre finisse par s'élargir à l'ensemble du tableau. Avec cette vision de la naissance du paysage occidental, on comprend combien le cadrage, la perspective, la succession des différents plans est importante, et cela tant dans le paysage peint que dans le paysage vécu.35 Figure 6 La fenêtre du paysage La vierge au chancelier Rolin, Jan Van Eyck, 1435
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Ibid., p.10 Ibid., "Le commencement du paysage européen, c'est le XVe siècle, et je me propose de dégager les traits essentiels du modèle pictural, tel qu'il s'élabore à cette époque, bien avant de recevoir son nom et de modeler, artialiser in visu, des siècles de perception occidentale."p.64 32 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., pp.69-70 "L'invention du paysage occidental supposait la réunion de deux conditions. D'abord, la laïcisation des éléments naturels, arbres, rochers, rivières, etc. Tant qu'ils restaient soumis à la scène religieuse, ils n'étaient que des signes, distribués, ordonnés dans un espace sacré, qui, seul, leur conférait une unité. [...] En instituant une véritable profondeur, elle [la perspective] met à distance ces éléments du futur paysage et, du même coup, les laïcise. [...] Ils forment l'arrière-plan de la scène [...] Telle est la seconde condition : il faut désormais que les éléments naturels s'organisent eux-mêmes en un groupe autonome." 33 Le Paysage dans l'art italien. Les premières études d'après nature dans l'art italien et les premiers paysages de calendriers, Otto Pächt, Saint-Pierre-de-Salerne, Gérard Monfort, 1991, pp.66-68 34 Ibid., p.75 35 Alain Roger distingue le paysage in visu, perçu à travers une médiation et in situ, perçu sur place. 31
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- La pacification du territoire Nous pouvons aussi chercher la naissance du paysage dans un changement d'attitude face à la nature. Pour Norbert Elias, l'intérêt pour la nature se développe au moment où elle apparaît moins dangereuse. "La manière dans laquelle vers la fin du Moyen Âge, et puis plus rapidement à partir du XIVᵉ siècle, la nature a été vécue et caractérisée par le fait que les régions habitées toujours plus importantes vont être de plus en plus pacifiées ; ce n'est qu'à ce moment-là que forêts, prés et montagnes commencent petit à petit à ne plus être des régions dangereuses au plus haut degré, d'où provenaient sans cesse péril et peur qui pénétraient la vie de l'homme ; et maintenant alors que le réseau routier, les voies de communication deviennent plus denses, alors que les bandits et les bêtes sauvages disparaissent lentement, alors que les bois et champs cessent d'être la scène de passions incontrôlées, de chasses sauvages d'hommes et d'animaux, de pulsions sauvages et les échanges se développent, voilà donc qu'à l'homme pacifié, la nature de même pacifiée se présente sous un jour nouveau. Elle devient [...] prioritairement l'objet d'un plaisir visuel, et les gens - ou plutôt tout d'abord et surtout les personnes liées à la ville pour lesquelles les champs et les forêts ne représentent plus le quotidien mais des lieux de loisirs - deviennent de plus en plus sensibles. Ils perçoivent le pays s'offrant à leurs yeux de façon plus différenciée." Voilà comment aurait débuté "l'appel de la nature", et cela amène à remarquer que si, avant cette période, on se réfugiait dans les villes, il semble qu'aujourd'hui (on le voit avec l'expansion des banlieues pavillonnaires), on aurait plutôt tendance à se réfugier hors des villes. S'agit-il de nouveau d'un changement de vision sur la ville et la nature ?
B - L'homme et la nature " Le paysage est médiateur entre l'homme et la nature. "36 Le paysage porte sur la nature, mais pas seulement. Il est au cœur de la relation entre l'homme et la nature, c'est ce qui en fait un sujet passionnant, mouvant, et très lié à l'époque dans laquelle on le situe. Pour dire les choses à la manière d'Augustin Berque, "le paysage est une entité relative et dynamique, où nature et société, regard et environnement sont en constante interaction."37 Il est fondamentalement une question humaine, une question portant sur son positionnement et son regard sur l’environnement. On peut percevoir la nature comme une source de plaisir esthétique, comme un décor, comme une source de bien-être, comme une nature qui produit et nous permet de subsister, ou comme le lieu de tous les dangers. Cette vision va préfigurer notre approche du paysage. Les sous-parties de ce chapitre partent de la définition générique que propose Michael Jakob [paysage = sujet + nature]38 pour aborder ensuite, sur le même modèle, d’autres facteurs qui constituent le paysage.
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Michel Zéraffa Cinq propositions pour une théorie du paysage, Augustin Berque, Op. Cit., p.6 38 "Définition-aide-mémoire à vocation pratique et heuristique. Elle s'écrit comme suit : P=S+N Le paysage renvoie- ce qui résulte d'emblée de cette simple formule - à trois facteurs essentiels ou conditions sine qua non : 1. à un sujet (pas de paysage sans sujet) ; 2. à la nature (pas de paysage sans nature) ; 3. à une relation entre les deux, sujet et nature, indiquée par le signe "+" (pas de paysage sans contact, lien, rencontre entre le sujet et la nature)." 37
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1 –Paysage = Sujet + Nature Dès l’origine, le paysage est un moyen d’exprimer le sentiment particulier, en tant qu’être conscient, de son rapport à l’environnement. Cette approche est possible par une disposition particulière de l’esprit : la conscience d’appartenir à l’environnement d’une part, d’évoluer au cœur d’un ensemble, et le sentiment de s’en distinguer d’autre part, en tant qu’individu maître de ses actes et de sa pensée. Augustin Berque donne une définition du paysage que l’on peut rapprocher de cette formule : "Le paysage ne se réduit pas aux données visuelles du monde qui nous entoure. Il est toujours spécifié de quelque manière par la subjectivité de l'observateur ; subjectivité qui est davantage qu'un simple point de vue optique. L'étude paysagère est donc autre chose qu'une morphologie de l'environnement. Inversement, le paysage n'est pas que 'miroir de l'âme'. Il se rapporte à des objets concrets, lesquels existent réellement autour de nous. Ce n'est ni un rêve, ni une hallucination ; car si ce qu'il représente ou évoque peut être imaginaire, il exige toujours un support objectif. L'étude paysagère est donc autre chose qu'une psychologie du regard. Autrement dit, le paysage ne réside ni seulement dans l'objet, ni seulement dans le sujet, mais dans l'interaction complexe de ces deux termes. Ce rapport, qui met en jeu diverses échelles de temps et d'espace, n'implique pas moins l'institution mentale de la réalité que la constitution matérielle des choses. Et c'est à la complexité même de ce croisement que s'attache l'étude paysagère." Comment s’institue cette relation complexe entre le monde et l’esprit ? Figure 7 Le voyageur au-dessus de la mer de nuages Caspar David Friedrich, 1818 Huile sur toile 74.8 x 94.8 cm. Hambourg Kunsthalle
-Une rencontre Pour Michael Jakob, elle part d’une opposition fondamentale. Le sujet percevant un paysage romprait avec une relation traditionnelle ou quotidienne à la nature, à laquelle il refuserait l’idée de sa soumission, pour au contraire chercher à la dominer, à l’embrasser, à s’en détacher par sa conscience particulière et son choix sur la façon d’ " être-dans-le-monde "39. D’une certaine façon, il s’agit de se mesurer à la nature. C’est par " la possibilité de se projeter non seulement dans l'esprit, mais aussi visuellement, à travers le regard, dans un espace libre " que le paysage est créé. Réciproquement, la vision d’un paysage va susciter des sentiments qui participent à la constitution du sujet ; à "éveiller le sujet à soi"."Dans la rencontre avec la nature belle ou 39
Le paysage, Op. Cit., p.34, Michael Jakob définit le sujet comme "un être humain qui se distingue de par son être-dans-le-monde particulier."
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sublime la réalité naturelle contemplée in situ n'est ainsi qu'un prétexte à l'affirmation du je et de ses capacités imaginatives et intellectives."40 Michael Jakob nous donne une autre piste sur cette relation : il définit le paysage authentique comme "donné à un individu (et non à un collectif ou à travers la conscience collective) par surprise, un bout de nature découverte et non reconnue."Authentique, car c’est en ces conditions que le paysage relèvera réellement de la rencontre entre la nature et le sujet. -Le sentiment, préexistant, crée le paysage Cette approche authentique du paysage est à relativiser : dans les faits, le paysage s’appréhende à travers un certain passif propre à chaque individu, à sa pratique des lieux. Il n’est jamais donné de façon pure, il est toujours influencé par le souvenir de paysages appréhendés précédemment, ou par une attente spécifique. "Le sentiment d’autodétermination qui pousse l’homme du XIVe siècle à se projeter sur les hauteurs imite un geste impérial, celui des princes, stratèges et grands de ce monde."41 La possibilité de constitution d’un paysage doit être mise en relation avec d’autres facteurs. Il débute avec l’histoire moderne du sujet (dont les écrits de Pétrarque nous donnent un repère historique42), et son évolution doit être pensée en lien avec l'histoire du regard, l'histoire de la conquête de la nature, l'histoire de la perspective, l'histoire de la réflexion sur soi ou l'histoire de l'art en tant qu'histoire du genre paysage, autant de disciplines ayant questionné le sujet.43 Pour Kant, "le vrai sublime n'est qu'en l'esprit de celui qui juge et il ne faut point le chercher dans l'objet naturel, dont la considération suscite cette disposition du sujet."44 Pour Chateaubriand, la montagne n’a rien à voir, selon lui, avec tous les sentiments qu’on lui prête. Il critique la tendance de son époque à une vision du paysage tournée essentiellement vers le sujet, au point d’en oublier totalement l’objet qui n’a plus guère d’importance.45 Si l’expérience paysagère est intiment subjective, comment peut-on l’envisager comme discipline ? Partager cette expérience suppose de cette expérience qu’elle puisse être communicable. C’est le rôle que va remplir l’art du paysage, une médiation entre différents sentiments procurés par la nature. Alain Roger mettra en avant l’aspect culturel du paysage : "le fait que le paysage semble 'parler' directement à notre sensibilité là où il nous interpelle, ne doit pas faire oublier la particularité d'une perception humaine toujours déjà structurée, organisée et articulée. C'est à la logique discursive de la sphère perceptive en tant que telle à faciliter, sinon à rendre possible l'identification de ce qui est digne de frapper notre regard [...], et ceci selon les préférences individuelles ou imposées par le discours de l'époque en question."46 Le paysage n’est pas le même dans les différentes civilisations, alors que, comme le souligne Augustin Berque, l'appareil sensoriel est le même chez tous les êtres humains47. Puisque c’est la culture qui invente le paysage, il ne peut pas être présent partout, dans toutes les cultures et à toutes les périodes. La différence se situe au niveau de "l'interprétation que les diverses cultures font de leur environnement."48 40
Ibid., p.105 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., pp. 37 ; 38 42 L’ascension du mont Ventoux, Pétrarque, 1336 43 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.39 44 Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant 45 Critique des montagnes, François-René de Chateaubriand 46 Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.138 47 Cinq propositions pour une théorie du paysage, Augustin Berque, Op. Cit., p.17 48 Ibid. 41
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2- Paysage = Art + Nature "La vie imite l'art bien plus que l'art n'imite la vie."49 L’idée d’Oscar Wilde, reprise par Alain Roger, est que l’art influence le monde tel que nous le percevons. Sans art, il ne saurait y avoir de représentation du monde, ou "re-présentations", par laquelle toutes choses auxquelles nous nous référons ont trouvé leur signification. Pour Alain Roger, le paysage est fondamentalement esthétique. Avec son concept d’artialisation, il montre comment l’artiste, lorsqu’il re-présente la nature, invente de nouveaux schémas, un nouveau langage à travers lequel on percevra dorénavant cette nature. Pour aboutir à ce nouveau regard, il passe par la neutralisation et la négation de la nature. Le paysage est le processus d’artialisation de la nature : c’est en rendant la nature esthétique, en lui appliquant un caractère de beauté, que nous régénérons notre regard même sur cette nature et rendons possible la perception du paysage. De cette façon, il distingue le pays, non esthétique, du paysage. L’approche esthétique de la nature permet de refonder une nouvelle relation à celle-ci. Alain Roger étudie les différents paysages reconnus selon la période historique. Il analyse les transitions, leurs variations artistiques. La fin du Moyen-âge voit le regard esthétique sur la nature s’élargir du jardin à la campagne environnante -"bucolique et généreuse". Les nouveaux paysages dits ‘sublimes’(XVIIIe siècle),que seront la mer et la montagne, étaient précédemment perçus comme de "très mauvais pays" (Montesquieu). Pour les voir comme paysage, il faut que la sensation qu’ils procurent supplante l'idée de leur inutilité. A travers cette histoire de l'art pictural du paysage, Alain Roger nous montre que l'on peut voir la mer comme un prolongement de la campagne, "paisible" et "apprivoisée", ou comme un prolongement de la montagne, "violente", "sauvage", "grandiose", selon l'époque et la culture. L'objet principal n'est donc pas ce morceau de nature physique et tangible, mais le regard qui le perçoit : on associe des paysages différents selon le sentiment qu'il nous procure. L’art aura pour rôle de nous enseigner de nouveaux sentiments face à la nature. -Les images "Dans notre civilisation ultra-technologique tout semble désormais n'exister que pour aboutir à une image."50 Cette médiation (ou médiatisation) du paysage passe en grande partie par l’image. Pour Michael Jakob, nous sommes actuellement dans une société de ‘l'omni paysage’, dans laquelle l'expérience du paysage passe par la production d'une infinité d'images, et par la circulation de ces images à travers le monde. Cela aurait favorisé l’intérêt grandissant de notre société pour le paysage et, dans le même temps, appauvri la diversité de rencontres du paysage. Cette expérience limite le paysage à sa donnée visuelle et conditionne la rencontre à une exigence, celle de trouver l’image promise. La critique porte essentiellement sur le manque de liberté de l’expérience, hautement contrainte préalablement. Certains lieux reviennent sans cesse lorsque l’on parle de la naissance de la notion de paysage. Le mont Ventoux de Pétrarque, la montagne de la Sainte Victoire, le mont Fuji, l’image de ces lieux semble parfois plus tangible que leur réalité physique. 49 50
Le déclin du mensonge, Oscar Wilde, 1891 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.12
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Alain Roger ira jusqu’à dire que la Sainte Victoire n’existait pas avant Cézanne.
Figure 8 La Sainte Victoire, route du Tholonet Paul Cézanne
Concernant les représentations du mont Fuji, il existe des règles esthétiques pour le peindre, avec notamment le point de vue à adopter.
Ces lieux modèleront la représentation que l'on se fait du paysage, de ce que doit être un paysage.
Figure 9 Réflexion sur l'eau - Misaka
-Les jardins "La nature, dans son ensemble, est encore le domaine du désordre, du vide et de la peur ; la contempler conduit à mille pensées dangereuses. Mais, dans cet espace sauvage, on peut enclore un jardin."51 Un autre domaine ayant grandement influencé le paysage est celui des jardins. Antonella Pietrogrande le définit comme "un espace fermé, séparé, intérieur, cultivé par l'homme pour son propre plaisir, loin de tout propos utilitaire immédiat."52 Il présente une image idéalisée de la nature, toujours permise par le cadre (la clôture du jardin). Les similitudes avec la peinture ne s’arrêtent pas là : l’œuvre des nymphéas de Monnet illustre bien cette connivence entre jardin et peinture.
Figure 11 Le jardin d'eau de Claude Monet - Giverny
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Figure 10 Le bassin aux nymphéas - Claude Monet
L'art du paysage, Kenneth Clark, Arléa Editions, p.15 Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.31
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Figure 12 Jardin de Blois
L’art des jardins est perméable aux autres arts. Ainsi, il est influencé par l’architecture, d’où il tient sa structure. Figure 13 Sculpture flottante, Otterlo - Martin Pan Kroller-Mullen Museum
Le jardin a une fonction esthétique, mais aussi une fonction conciliatrice : il permet d’instaurer un cadre au sein duquel nature, art et culture cohabitent de façon harmonieuse. Ce lieu est un symbole d’apaisement, envers la nature, mais également des hommes entre eux. Enfin, les jardins (publics) jouent un rôle éducatif en proposant une certaine vision de la nature, alliant art et perception de la nature. Aujourd’hui, de nombreux jardins mettent en scène (et parfois de façon totalement artificielle) un bon usage des ressources de la planète, avec la récupération des eaux, etc. Ces initiatives ont pour but de faire évoluer les mentalités des visiteurs en rendant visibles les nouveaux principes valorisés. Le jardin est de façon générale vecteur d’une culture commune. Il valorise et exalte certains sentiments, favorisant certains points de vue par une perspective ou par la construction de belvédères invitant à la contemplation. Pour Michel Baridon, le jardin est "comme un parcours de la connaissance."53 Figure 14 La pièce d'eau des platanes simples et l'Allée d'honneur Courances Michel Baridon, L'eau dans les jardins d'Europe
-L’art apprend à voir le paysage A travers la peinture ou les jardins, l’art nous apprend à former des images du territoire et à percevoir certains types de paysages. Le géographe Yi Fu Tuan disait que "chaque tableau représentant un paysage en perspective et photographie nous apprend à voir le temps 'traverser' l'espace"54. "Le sens de la nature, et plus particulièrement le sens du paysage, pour une large part, sont une élaboration culturelle ; c'est à dire qu'on les apprend."55
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L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Editions Mardaga, 2008, p.121 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.69 55 Cinq propositions pour une théorie du paysage, Augustin Berque, Op Cit, p.15 54
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3- Paysage = Société + Nature "Où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme inculte attrape un rhume."56 L’art pourra s’emparer de la nature si la société porte à cette nature un intérêt particulier. Alain Roger voit avant tout le paysage comme le "produit d'une élaboration socioculturelle."57 Le mouvement artistique de la Renaissance a une origine morale et religieuse. L’idée d’une nature globalement harmonieuse - à l’image de Dieu - a éveillé ce grand intérêt pour la nature, au point que son étude devint presque une obligation. Pour comprendre l’histoire du paysage, il faut étudier l’histoire économique et sociale qui a pu l’influencer. De plus en plus, le paysage est appréhendé par sa composante sociale, comme l’indique, en 1998, Denis Cosgrave, introduisant son livre Social Formation and Symbobic Landscape comme suit : "Le paysage est une façon de voir qui possède sa propre histoire, mais cette histoire ne peut être comprise que comme une partie d'une histoire économique et sociale plus ample ; tout ceci a des présupposés et des conséquences spécifiques dont l'origine et les implications vont bien plus loin que la simple utilisation ou perception du pays, ce qui implique des techniques d'expression propres, mais des techniques partagées avec d'autres domaines de pratiques culturelles."58 Les images véhiculées par l’art vont être intégrées par le public et progressivement popularisées. Les ouvrages de William Gilpin publiés entre 1782 et 1802 visant à éduquer le public sur la manière dont il convient de regarder la nature, ont rencontré un vaste succès. Lors de la confrontation avec la nature, la réaction première fut pendant longtemps celle de la stupeur, ou la sensation de vertige. Dépasser cette peur première demande un travail pour adapter l’œil à cette immensité, un travail pour l’apprivoiser. La reconnaissance de la valeur de la nature s'est faite très progressivement à travers les siècles ; comme l’indique Michael Jakob, "le passage de l'ignorance à la reconnaissance, de l'observation à la vénération, voire au culte de la nature, [a été] préparé au XVIIe siècle et accompli au siècle suivant." L'évidence actuelle d’une nature digne d'intérêt est donc une lente construction culturelle. Comme le dit Augustin Berque, "nos évidences mêmes sont typées culturellement et datées historiquement."59 Le paysage est une invention de la société. -Le paysage comme symbole De par "l’apparente immobilité de la matière"60, le paysage peut représenter un symbole de permanence au sein d’un groupe social. Aussi, bien que chaque individu perçoive le paysage d’une façon qui lui est propre, la communauté peut voir en ce paysage l’expression d’un système moral, et influencer de cette façon une certaine pratique du territoire. Le paysage apparaît ici comme un facteur de cohésion sociale, par l’exaltation de certaines valeurs. Ces situations d’expérience collective suscitent un engagement affectif intense capable de mobiliser les sujets qui y participent de façon profondément altruiste.61 Dans son ouvrage La demande sociale du paysage, Yves Luginbühl repère les modèles paysagers auxquels se réfèrent différents groupes sociaux pour parler du paysage : "on retrouve à la fois l’aspect paisible de la campagne bucolique et pastorale, charmant du pittoresque et sublime de la 56
Oscar Wilde cité dans Court traité du paysage, 1997, Alain Roger, Op. Cit., p.36 Court Traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.130 58 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.19 59 Cinq propositions pour une théorie du paysage, Op. Cit., Augustin Berque, p.15 60 Ibid., Michel Conan, p.38 61 La demande sociale de paysage, Yves Luginbühl, Op. Cit. 57
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montagne ou de la mer." Si ces modes de qualification de la nature ont été assimilés par l’ensemble de la société, l’auteur distingue différents degré et préférence selon les groupes sociaux. Ainsi, les conflits territoriaux peuvent s’expliquer autant par des tensions d’usages ou de droit de propriété, que par un point de vue moral et symbolique divergeant.62 Les conflits sur les territoires périurbains doivent être envisagés sous cet angle : ils confrontent une vision urbaine du paysage à une vision rurale du paysage, un système moral propre aux paysans à celui propre aux néoruraux. 4- Du paysage vu vers le paysage vécu "Il franchit la clôture et vit que toute la nature est un jardin"63 Comment est-on passé du paysage pictural, au paysage vécu ? Qu’est ce qui a permis à l’œil de sortir du tableau, de se porter sur la nature en tant qu’objet, d’aller à sa rencontre et de la voir comme digne d’intérêt en tant que telle ? Alain Roger distingue le paysage in visu, le paysage pictural, unique pendant des siècles, et le paysage in situ, constitué sur place et perçu d’un seul coup par l’ensemble des sens. Le modèle pictural instaure une distance à la nature. Il la limite à l’expression d’un symbole ou sentiment particulier servant le tableau. Le modèle empirique permet quant à lui d’expérimenter une réalité physique, de se faire une 'image' sur place. Il s'agit de "la prise de conscience d'une présence, de l'expérience de la réalité d'un objet (dans ce cas : du paysage) coexistant avec moi-même maintenant et ici et déterminant mon état d'esprit [...] quelque chose qui devient visible en tant que tel sans passer par la traduction fournie à travers une médiation préalable."64 -Les deux types de paysage s’influencent l’un l’autre Le paysage in visu aura permis de diffuser et de faire progressivement intégrer les schémas de constitution du paysage au public. "Le tableau constitue donc un schème de composition, qui, appliqué au pays, le schématise en paysage et opère dans la nature le même effet que dans votre tableau."65 (Girardin). De même, le paysage vécu influence le paysage pictural. Le fait de proposer des points de vue particuliers au sein d’un paysage crée de nouveaux cadres culturels, de nouvelles images transposables dans le domaine pictural. 66 -L’émergence d’un modèle de paysage in situ A partir du XVIIIème siècle, on abandonne le modèle d’une nature symétrique et géométrique, pouvant en tout lieu et en tout temps représenter de façon universelle et absolue la perfection du monde. On s’éloigne du symbole, et on représente de plus en plus la nature pour elle-même, tout en recherchant l’émancipation par rapport au modèle pictural. Michel Baridon met en évidence un changement d’attitude envers la nature. Jusqu’à présent, sur le 62
Ibid., p.39 Horace Walpole, cité dans Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.40 64 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.138 65 Girardin cité dans Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.41 66 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.150 63
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modèle représenté par Descartes, "la recherche de la vérité consistait à poser des principes que l'on appliquait à des cas concrets par une démonstration". Dorénavant, "elle devait se faire en observant les phénomènes, en faisant des relevés de leur évolution et en n'avançant de thèse qu'une fois ces relevés chronologiques conduits à leur terme."67 D’où le besoin de modèles concrets et tangibles. Le style paysager se développant à cette période s’explique une fois de plus par son contexte politique et social : il est né en Angleterre suite à la chute de la monarchie absolue et à l’émergence de la gentry, catégorie sociale qui se définissait par la propriété d'un domaine ancien et par le rôle prépondérant qu'elle jouait dans les affaires locales. Elle cherche à valoriser les spécificités locales pour faire accepter cette délocalisation du pouvoir. "Désormais les châteaux devaient s'entourer d'un environnement paysager où leurs liens avec la campagne environnante et avec leur histoire apparaîtraient d'eux-mêmes."68
Figure 15 Castle Howard, près de York L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon
Cette approche rend possible la perception de l’ensemble du pays comme paysage. En 1819, dans L’Organisateur, Saint Simon stipule que "la totalité du sol français doit devenir un superbe parc à l'anglaise, embelli de tout ce que les Beaux-arts peuvent ajouter à la nature..."69 Nous sommes passés de la problématique paysagère du jardin "idéal", clos et localisé, à la problématique paysagère du grand territoire, ouvert et constitué d'une multitude insaisissable. Le regard esthétique peut alors s’étendre depuis le jardin clos vers la campagne environnante. Alors que le XIXe siècle est celui de l’apprentissage du regard exercé sur la nature, le XXème siècle est caractérisé par le travail de l’homme directement sur la nature, par l’aménagement de grandes infrastructures permettant d’accéder aux différents recoins du pays. L’expansion de la maîtrise de l’homme sur son territoire va porter l’aspiration de l’expérience paysagère in situ. -L’engagement de tous les sens L’exploration de la nature a produit une grande quantité d’images, tendant à saturer notre vision. L’expérience corporelle de la nature offre une source renouvelée pour inventer de nouveaux paysages. Cette pratique du paysage n’offre plus un sentiment hautement supérieur, mais une multitude et une grande variété de sensations. Le spectateur aspire à "une vaste campagne où l'œil se promène à loisir"70, à devenir maître des sensations que l'on peut éprouver face au paysage.
67
L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Op. Cit., p.120 Ibid., p.118 69 L'Organisateur, Saint Simon, 1819, cité dans Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.46 70 L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Op. Cit., p.95 68
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-Retrouver la liberté La constitution du paysage in situ représente la liberté retrouvée dans la relation directe du sujet avec la nature, avec le retour du sujet percevant comme base de l’expérience. Il se passe de médium physique, et libère donc les possibilités de créer des paysages, selon la sensibilité de chacun. Cependant, la construction culturelle favorisant certains types de paysage perdure. Au début du XIXème siècle, Coleridge, parmi d’autres artistes, tentera de retrouver l’innocence du regard, en faisant intervenir le déplacement du corps, notant à chacun de ses pas les impressions premières l’envahissant. Le land art constitue à cet égard une critique de l'image et une ode à la nature vécue ; "son effet [...] consiste dans le fait de rendre la représentation impossible, de déconstruire l'image. Les œuvres, soumises au temps de la nature et non plus pérennisées à l'intérieur de l'enceinte muséale dénoncent toute tentative de documentation, forcément ponctuelle, comme abstraction ou fiction. [...] L'œuvre existe en d'autre termes seulement en tant que transformation perpétuelle - elle participe au temps de la nature - et exige une appropriation adéquate : il faut prendre son temps, se rendre sur place, faire le tour du site, se laisser surprendre et vivre ainsi l'impossibilité de se faire une image à partir d'un seul point représentatif."71 Le land art, comme d’autres arts en leur temps, propose un certain rapport à la nature : celui de l’immédiateté et du rapport direct.
Figure 16 Rift, Michael Heizer, 1969
5- Paysage = Ville + Nature "Non, vraiment, les bêtes, les sauvages et les paysans ne savent pas ce que c'est que la nature, et n'ont aucun sens du paysage. Il faut tout leur apprendre."72 Pour Joachim Ritter, la ville est la véritable origine de la liberté et de la loi, l'endroit où les idées vécues et reconnues en tant que telles l'emportent sur les données matérielles. La relation à la nature n’est plus donnée ou subie, mais elle est à réinventer. "L'homme de la ville est par définition celui qui ne connait plus la nature. Le savoir pratique, les usages de la nature, nécessaires à la survie, ne font plus partie de son monde."73 Pour Augustin Berque, la nature se définit par ce qui n’est pas la ville. -Le paysage a une origine urbaine Le paysage se constitue donc en tant qu’autre que la ville. Alors qu’ils en sont détachés, les citadins peuvent voir en la nature cet ‘autre monde’, constituant leur identité par opposition au monde sauvage. Pour Michael Jakob, ce regard détaché, le fait de regarder la nature avec d’autres intentions que d’y organiser sa survie, sont les conditions nécessaires à l’émergence 71
Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.129 Cinq Propositions pour une théorie du paysage, Augustin Berque, Op. Cit., p.14 73 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., pp.48, 49 72
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d’une conscience paysagère. C’est le sentiment d’aliénation caractéristique de la ville qui pousse ses habitants à s’intéresser à ce qu’ils ont perdu, leur relation à la nature. L’idée de ville et l’idée de nature sont donc intimement liées. Pour lui, c'est de la ville qu'est né le paysage, c'est elle qui porte la notion de paysage.
C – Conserver ou faire évoluer le paysage ? Nous avons vu que la notion de paysage est construite par la culture d'une société. Il y a donc un enjeu dans l'évolution et la redéfinition de cette notion, un sens collectif à donner. Or chaque individu ou chaque groupe prête au paysage son regard particulier, selon son propre rapport à la nature. Il y a un consensus à trouver, l'élaboration de la notion est un choix de société. Le choix de reconnaître et protéger un patrimoine naturel constitue à cet égard un choix politique. Les changements opérés sur le territoire engendrent différentes réactions : la volonté de conserver le paysage tel quel d’un côté, et de l’autre, l’effort pour reconnaître de nouvelles pratiques paysagères, en rupture avec les modèles traditionnels. Le cadre de ce que la culture reconnait comme paysage se déplace. Nous allons voir que certains types de paysage n’inspirent plus autant d’intérêt alors que de nouveaux voient le jour. On se dirige vers la reconnaissance de paysages imparfaits, banaux, en tant qu’espaces dotés d’une signification, d’une reconnaissance d’un groupe social particulier. Quand et comment a-t-on commencé à s'intéresser au territoire en général avec ses "porosités" et ses "imperfections" ? Dans ce chapitre, nous évoquerons plusieurs sujets posant cette question de l’orientation à donner au paysage. 1 - Quelle culture fait voir quel paysage ? -Le paysage des paysans "J’ai fait des promenades parfois, j’ai accompagné derrière sa charrette un fermier qui allait vendre ses pommes de terre au marché. Il n’avait jamais vu la Sainte-Victoire"74 Dans les définitions précédentes, nous avons vu avec Montesquieu qu’un mauvais pays ne pouvait pas être perçu comme paysage. Le manque de disponibilité d’esprit limiterait la rencontre du paysage. Dans la même logique, on retrouve chez les auteurs cités l’idée qu’un pays utile, dont on serait trop dépendant nous empêcherait d’être suffisamment détachés de la nature pour la voir comme paysage. Pour Augustin Berque, "le paysan est en effet dans le paysage qu'il élabore ; il n'est pas sensé le voir, et du reste, effectivement, il ne le regarde pas comme paysage."75 Martin de Soudière a étudié le rapport au paysage des paysans de la Margeride : "le paysage, c'est l'aspect des lieux, c'est le coup d'œil, c'est une distance que l'on prend par rapport à sa vision quotidienne de l'espace. Le travail agricole étant le plus souvent incompatible avec cette disponibilité de temps et d'esprit, l'environnement est rarement 'paysage' pour ces agriculteurs. En fait, le terme paysage est pour eux le plus souvent inadéquat. [...] Le registre esthétique semble phagocyté par l'utilitaire, le beau, défini par
74 75
Paul Cézanne, Cézanne, Fougères, Encre marine, Joachim Gasquet, 1921, pp. 262, 263. Les raisons du paysage, Augustin Berque, Op. Cit. p.80
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l'utile."76 Pour Alain Roger, l’attachement symbiotique des paysans à leur terre les empêche de se détacher d’une vision prosaïque. Pour Michel Corajoud cependant, il existe "une connivence obligatoire entre paysage et paysan"77, leur travail parle de paysage. Il reprend l’idée de Gregotti pour qui "l'origine de l'architecture n'est pas la hutte, la cabane primitive mais la pierre dressée sur un champ."78 Alain Roger remarque que la différence culturelle qui existe entre le monde urbain et le monde rural s’estompe avec la diffusion de masse via les médias actuels. De plus, les limites données à la définition du paysage auront de nouveau besoin d’être déplacées et seront peutêtre posées de façon moins radicale. Les études portant sur cette question analysent notamment le vocabulaire employé, comme celui de ‘bon’ champ plutôt que ‘beau’, avec toujours sous-jacente l’idée de rentabilité et de production. De toute évidence, ce système de valeur rompt avec celui défini jusqu’ici comme paysage, et pourtant, comment savoir si cette idée de paysage n’est pas biaisée par l’image véhiculée par la culture dominante, urbaine ? Nous avons vu que, fondamentalement, il existe autant de paysage que d’individus, que cela dépend aussi des groupes sociaux. Une définition univoque du paysage va à l’encontre de cette idée. La société, par l’aménagement qu’elle fait de son environnement, par le choix de protéger tel paysage, légitime une vision d’un certain groupe sociale (les artistes, les propriétaires fonciers…) - L’enjeu du paysage Le périurbain est justement le terrain d’un conflit entre deux systèmes de valeurs, l’un rural et l’autre urbain. La pratique du territoire, la culture traditionnelle et les vocables employés pour parler du paysage sont différents. Rappelons cependant que pour Michael Jakob, un paysage authentique est perçu par le sujet indépendamment de l’influence culturelle. La vision esthétique de la nature est en constante évolution. Ainsi pouvons-nous imaginer qu’une nouvelle mutation de la notion de paysage aboutisse à rompre l’incompréhension mutuelle entre ces deux mondes. Michel Baridon critiquait les critères d’Augustin Berque, disant qu’une sensibilité paysagère peut s’exprimer par d’autres critères que ceux que l’on connait. Pourquoi ne pourrait-t-il pas en être de même dans le monde paysan. Leur mode de vie est différent du mode de vie urbain, mais la rupture n’est pas si grande puisque leur pratique de la nature a permis de fonder le paysage tel qu’on le (re)connait. 2 - Mort du paysage ou patrimonialisation A partir des années 1980 on voit se profiler une crise du modèle paysager valorisé et appris jusqu’à présent, les paysages naturels et ruraux. Dans l’ouvrage collectif "Mort du paysage ?"79, les auteurs préviennent des dangers qui planent sur le paysage tel qu’on le connaît : les révolutions agronomiques, l’urbanisation, l’étalement urbain, modifient le territoire. Face à ce constat, les pouvoirs publics multiplieront les zones de protection (parcs nationaux et régionaux, et à l’échelle communale, les sites naturels classés…). 76
Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.26 Le paysage, c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent, Michel Corajoud, Acte Sud, ENSP, p.147 78 L'urbanisme est un humanisme, Grand prix de l'urbanisme 2003, Michel Corajoud, Op. Cit., p.16 79 Mort du paysage ?Philosophie et esthétique du paysage, François Dagonet, Op. Cit. 77
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A ce sujet, Alexandre Chemetoff nous interpelle. "Quel sens peut prendre la protection des sites et des monuments, l'idée de garder intacte seule une partie du territoire ? Laquelle choisir ? Laquelle désigner comme étant préférable aux autres ? Laquelle devrait échapper à cette destruction ?"80 - Pourquoi patrimonialiser ? Nous avons vu que la reconnaissance de certains paysages particuliers relève d’une longue construction culturelle. De plus, comme on l’a vu avec Michel Conan, ces paysages sont devenus des symboles identitaires. En tant que tels, il est important pour la cohésion de la société de les faire perdurer… Cela expliquerait les campagnes de sauvegarde de certains paysages par rapport à d’autres. Pendant longtemps, et toujours de façon essentielle, la patrimonialisation d’un paysage concerne son image globale, que l’on souhaite conserver comme tel. On protège un lieu pour son espace naturel, au même titre que pour son église et ses constructions ‘typiques’. "Au début du XXe, la loi fixe même la notion de paysage qu’elle entend préserver : ‘une partie de nature qui présente un caractère esthétique par la disparité de ses lignes, de ses formes et de ses couleurs.’ […] Le Droit réunit le pittoresque, le biologique, le rare et l’irrémédiablement destructible : il aime à confondre de plus en plus ‘les Monuments Eglises et Châteaux’ avec les paysages eux-mêmes qualifiés de ‘monuments naturels’ (les sites).81" A propos de la conservation des paysages, Bernard Lassus distingue une "littéralité concrète" d'une "littéralité mythique". "La première consisterait à conserver la nature dans ses processus biologiques ; la seconde à protéger les aménagements antérieurs, ne sachant pas si ce qu'on veut faire est mieux que ce que l'on détruit au nom du nouveau. Ce n'est pas la même notion de temps qui sous tend ces deux positions ; mais ne supposent-elles pas une idée commune, celle de réversibilité ? D'un côté, le sentiment que l'on peut revenir à un état pré humain, naturel. De l'autre, la tentation de refaire à nouveau, nostalgiquement, le même parcours qui semblait avoir si bien réussi."82 - Une critique du patrimoine naturel Pour Michael Jakob, geler ainsi les paysages revient à les cantonner à des images, dans une "vision muséale" du paysage. "L'arrêt, la congélation pérenne des paysages, est au cœur d'une politique de l'image qui a su, lors des derniers 150 ans, s'appuyer sur les moyens les plus variés : gravure, carte postale, affiche, publicité, etc. Grâce à elle, le faux paysage, produit par l'abstraction, par l'oubli systématique de la caractéristique principale de la nature, à savoir la mutabilité, est devenue le vrai paysage. Ce paysage n'exige pas l'attention, mais la foi, l'adhésion idéologique. [...] Il est, tout comme les catégories précédentes, défini, mais également identitaire dans le sens territorial. La volonté de le préserver tel quel, d'exiger la soumission de la réalité à l'image, exprime moins le respect pour le spectacle naturel (le message de surface) qu'une prise de contrôle successive de la nature de la part du sujet." 83 Ainsi, ce processus va à l'encontre de l'idée d'incommensurable et au caractère intangible du paysage, mais également de l'idée de mutabilité du paysage (par son caractère naturel et vivant, mais aussi par la nécessaire perte d’informations dans la constitution de l’impression).
80
Patrimoine commun, Alexandre Chemetoff, Op. Cit., p.14 Ibid., pp.7, 8 82 Cinq propositions pour une théorie du paysage, Bernard Lassus, Op. Cit., p.96 83 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., pp. 126, 127 81
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Alexandre Chemetoff souhaite valoriser une autre approche. "La question de la prise en compte du paysage amène à Figure 17 penser la transformation du Val de Loire, plan de paysage, 1991-94, recensement sur un territoire paysage comme une évolution et national des différentes opérations d'aménagement et illustration de leur impact. pas seulement comme quelque Alexandre Chemetov, bureau des paysages chose que l'on conserve et que l'on protège. Au lieu de parler en termes de protection, on serait susceptible de comprendre les phénomènes qui font évoluer les paysages et de fonder à partir de cette connaissance une autre manière d'aménager les sites, de les gérer, de projeter l'ensemble des phénomènes qui conduisent à fabriquer l'identité d'un territoire."84 Pour lui, au sein du projet, le patrimoine doit être vue comme une ressource, source de liberté. Remarquons que l'idée d'une patrimonialisation naturelle est contraire au rapport qu'ont les paysans avec la nature. Il consiste au contraire à "développer un projet de vie professionnelle dans la liberté d’entreprendre, de façonner le paysage comme ils l’entendent. Le paysage est leur affaire ; ils l’assimilent à leurs pratiques professionnelles en l’associant à l’emploi (agricole évidemment) et contestent une protection des paysages qui irait à l’encontre de la création d’emplois."85 3- Du paysage politique vers le paysage vernaculaire "D’instinct nous savons qu’il s’agit d’un espace avec un certain degré de permanence, avec son caractère bien à lui, topographique ou culturel, et surtout d’un espace commun à un groupe humain"86 Pour John B. Jackson, il est primordial de reconnaître qu’avant d’être contemplé et apprécié esthétiquement, le paysage est produit et habité par les hommes, qui organisent collectivement, selon le principe du bien-être, leur cadre d’existence sur la Terre.87 Il distingue le paysage politique, ou classique, celui que l’on a appris à aimer, du paysage vernaculaire (ou médiéval), patchwork de petits paysages faisant sens localement. Le premier est aristocratique, il répond à des canons et à un ordre. La définition du paysage qu’il propose montre bien qu’il valorise plutôt le paysage vernaculaire. Ainsi, en parallèle d’un modèle de paysage porté par la culture dominante d’une société, perdurent d’autres approches du paysage, qui restent fondamentalement en lien avec la vie quotidienne des hommes.
84
Alexandre Chemetoff à propos des plans de paysages. Alain Roger, Court traité du paysage, p.138 La demande sociale du paysage, Yves Luginbühl, Op. Cit., p.6 86 Discovering the vernacular landscape, John Brinckerhoff Jackson, Yale University Press, 1984, p. 51 87 Ibid. 85
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- Le rejet du pittoresque Nous avons vu que le paysage vécu connait une recrudescence, apparaissant comme plus authentique que de paysage in visu. Aujourd'hui, on 'habite' le paysage, on l'éprouve. Il n'est plus cet ailleurs inaccessible, procurant des sentiments nouveaux et inconnus. Cela s’accompagne du rejet progressif d’un ancien modèle : le pittoresque (ce qui est digne d’être peint). Il se développe au XVIIIème siècle, constitue un répertoire d’images évocatrices de lieux mythiques à la recherche desquelles partent les voyageurs de l’époque, et détrône la beauté classique en vogue précédemment. Michael Jakob le décrit comme "un effort tardif de récupérer l'innocence, l'effet premier et puissant de l'image de la nature."88 Pourtant, l’effet produit est inverse : le pittoresque "réduit en vérité le paysage à n'être qu'une scène pour la rencontre fortuite entre quelques entités symboliques."89 Il s’agit de collecter des images, sous forme de gravures ou de récits, correspondant à une idée préétablie.90 Ces images ont été un moteur puissant, poussant les personnes à se déplacer à la rencontre des paysages. Il a aussi été un facteur d’exclusion d’autres types de paysages. Le périurbain bénéficie à cet égard de peu d’images artistiques valorisantes. Ce paysage pittoresque typique, comprenant tout ce que l’on peut y attendre, est toujours d’actualité. Les agences touristiques en font une belle démonstration avec leurs images publicitaires. Cependant il s’essouffle et d’autres courants voient le jour. En opposition avec cette approche, l’arpentage des lieux pourrait apporter un regard renouvelé sur la nature. Le mouvement permet de percevoir les lieux de manière plus active, et d’en oublier le plus possible les préjugés. Cela permet d’aller à la rencontre de paysages ordinaires, apparemment banaux, et enfin considérer le périurbain comme possiblement digne d’un intérêt paysager. - Eloge d’un paysage du quotidien "Le banal peut devenir extraordinaire"91 En 1961, Bernard Lassus entame une recherche sur l’art dans les habitats pavillonnaires. Il relève différentes œuvres que leurs habitants (qualifiés pour l’occasion "d’habitantpaysagistes") construisent entre la façade de leur maison et la clôture. Ainsi, l’histoire de Blanche-Neige, réinterprétée par le mineur Charles Pecqueur (habitant-paysagiste de grand talent) doit être lue en associant le minéral (la maison) et le végétal (potager, paysage proche et lointain)92. Mêlant l’imaginaire à l’ordinaire, ces interventions superposent à l’espace du quotidien un récit artistique.
Figure 18
88
Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.107 Ibid., p.106 90 L’aspect rustique, typique, la présence de signes d’un paysage humanisé sont les aspects et règles de l’esthétique pittoresque décrites par William Gilpin dans Trois essais sur le beau pittoresque, 1799 91 Agence TER se référant à l’œuvre de Francis Ponge 92 Jardins imaginaires, Bernard Lassus, Coll. Les Habitants-Paysagistes, Paris, Presses de la Connaissance, 1977 89
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Pour Claude Lévi-Strauss, il s’agit d’un nouveau domaine d’étude, en ce qu’il ne relève ni du monumental, ni de l’art brut. Ces interventions relèvent de l’art d’habiter. Si le paysage est incommensurable, comme le dit Bernard Lassus, peut-être est-ce justement grâce à cet imaginaire. 4 – Vers un paysage humain ? L’émergence de l’intérêt pour la nature et de l’attention particulière aux paysages ont nourri l’exploration de la nature dans ces différents recoins lointains, qui ne suscitaient jusqu’alors qu’indifférence. Cependant, l’excitation première s’essouffle à mesure que l’exploration du monde progresse : n’aurait-on donc plus rien à découvrir ? Pour Michael Jakob, "le XIXe siècle offre donc à la conscience fatiguée ou saturée par les effets pittoresques ou sublimes une porte de sortie, en s'appuyant sur la nature en tant qu'artefact [objet artificiel, modifié par l'homme] humain doté d'histoire."93 Cela amène à explorer d’autres paysages. Ainsi, l’Emscher Park reconvertit une grande partie des friches industrielles de la Ruhr, chargées d’une importante signification locale, en parc. "Nous avons toujours cru qu'il n'y avait rien à découvrir en ce monde si ce n'est dans les forêt vierges de l'Indochine, de l'Indonésie et du Brésil. Nous sommes même allés sur la Lune pour chercher du nouveau et pourtant il y a des choses accessibles et fascinantes à découvrir au milieu de nos villes. Il suffit de regarder d'un peu plus Figure 19 près."94 Emscher Park
C'est récemment que l'on a reconnus les espaces transformés par les infrastructures, par l'homme, comme paysages potentiels. Ces projets portés par les municipalités montrent un changement décisif de posture, et ouvrent la porte à un champ beaucoup plus grand pour le paysagisme. Aujourd'hui, on habite le paysage, on l'éprouve. Il n'est plus cet ailleurs inaccessible, procurant des sentiments nouveaux et inconnus. Il est notre quotidien. Selon John B. Jackson, "parmi toutes les raisons qu’on peut avoir de préserver un fragment de paysage, la raison esthétique est sûrement la plus pauvre."95 En 1963, alors qu'il appelait à "trouver de nouveaux critères pour évaluer les paysages, existants ou projetés", il prenait le parti du paysage artefact. "Il faut abandonner le point de vue du spectateur, et poser la question de l’intérêt que l’être humain aurait à vivre dans ces paysages. Les questions qui doivent être posées ne sont pas d’abord esthétiques, mais plutôt : quelles possibilités le paysage offre-t-il pour vivre, pour la liberté, pour établir des relations sensées avec les autres hommes et le paysage lui-même ? Qu’est-ce que le paysage apporte pour la réalisation personnelle et le changement social ? […] On ne doit jamais rafistoler le paysage sans penser à ceux qui y vivent."96
93
Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.124 Peter Latz, cité dans L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Op. Cit., p.203 95 John B. Jackson, Landscape 1963-1964 (vol. 13, n° 2) 96 Ibid. 94
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- Le naturel et l’artificiel Pour Bernard Lassus, "nous sommes rentrés dans l'artificiel qui devient naturel, ou le contraire : des transformations complètes. Nous ne sommes plus du tout dans le même rapport naturel/artificiel, d'opposer la feuille à la pierre"97 :il y a une réorganisation, en permanence autour de nous, du "naturel" et de l' "artificiel". Pour exprimer cela, il donne un exemple : une ferme qui apparaît dissociée du fond, des arbres devant lesquels elle est placée, apparaîtra naturelle après l’arrivée d’un tracteur ‘rouge et bruyant’, lorsque ce même tracteur deviendra l’élément artificiel.
Figure 20 La ruine comme un exemple de paysage-artéfact où l'artificiel devient naturel Le Temple de la Philosophie à Ermenonville Hubert Robert, 1800
Lorsqu'il est appelé pour atténuer l'impact de nouvelles infrastructures dans le paysage, il travaille à préserver ou recréer ce caractère naturel. Si l'on veut éviter de "blesser" le territoire en infligeant une rupture trop importante, il faut être attentif à la manière de les mettre en place. Faire un TGV qui "travers le pays Il perçoit alors son travail de paysagiste comme une ‘pré-vision’ de ces changements, par une logique sensible. Cette primauté des sens qu’il associe à son métier représente pour lui un jeu des apparences, entre visibilité et réalité physique. Le paysage est alors une hypothèse du regard, qui couvre bien plus le non-visible que le visible. Dans le courant pittoresque, les ruines sont devenues paysage. Constructions inhabitées et de cette façon, lointaines, elles apparaissaient pour nous naturelles. L’homme est présent dans le paysage, mais il est tenu de se faire discret. Cependant, quand le paysage devient un ‘humanisme’ (Michel Corajoud), et que son sujet devient la vie des hommes (John B. Jackson), il devient alors évident que l’on doit intégrer dans le paysage les signes visibles de son activité, même (ou surtout) s’ils ne sont pas ruines. Ces nouveaux paysages relevant de façon flagrante de la main de l’homme racontent des histoires qu’il nous incombe de considérer ou non comme paysage. Alain Roger écrivait en 1997 que : "la fonction de l'art est d'instaurer, à chaque époque, des modèles de vision (et de comportement)"98. Constatant que "nous ne savons pas encore voir nos complexes industriels, nos cités futuristes, la puissance paysagère d'une autoroute. A nous de forger les schèmes de vision, qui nous les rendront esthétiques."99 Attend-t-on des paysagistes un travail artistique avec comme médium le territoire et qui pourra nous faire redécouvrir la périphérie, anciennement rurale, autrement ?
97
La ville fertile, Bernard Lassus, Op. Cit. Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.98 99 Ibid., p.113 98
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Lorsque chaque recoin de pays est recouvert d'un paysage, l'invention de nouveaux paysages passe-t-elle forcément par l'acceptation de la perte de nos paysages habituels ? Ces questions montrent l'importance de la représentation, dite "in visu", dans le travail des paysagistes, en préalable, pour créer la possibilité de la compréhension et l'acceptation d'un travail et d'une vision novateurs. Concernant le paysage urbain, le fait de le nommer, d'engager un débat à son sujet, suffit-il alors, en donnant la possibilité de l'imaginer, à le faire exister ? Si l'on applique cette définition au paysagisme, alors, bien qu'il ne soit plus "in visu" mais "in situ" et non plus "pictural" mais "territorial", il reste artistique et vise à montrer la nature sous un angle particulier, et à faire évoluer la vision que l'on en a.
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II - Habiter des territoires "Le paysage est né avant que la suprématie du point de fuite unique ne soit mise en place"100 Nous avons jusqu’à présent défini le paysage dans sa dimension théorique, comme une donnée subjective, comme une manière de voir et d’imaginer le monde. Nous le percevons également dans sa réalité matérielle, spatiale, comme le territoire produit par les hommes. Considérons le à présent dans cette réalité, ou, comme l’appelle le géographe Pierre Deffontaines, en tant "qu’œuvre paysagique de l’homme". Cette approche du paysage prend justement comme support la géographie de nos territoires. Elle n’en est pas moins culturelle, comme on l’a vu jusqu’à présent, mais cette culture s’exprime par l’art d’habiter. Pour le géographe Jean Brunhes, l’activité humaine "se traduit par des œuvres ‘visibles et tangibles’, par des routes et par des canaux, par des maisons et par des villes, par des défrichements et par des cultures. […] Il y a sur le sol une trace continue de l’homme".101 Henri Lefèbvre, également géographe, disait que "l'homme moderne habite en poète, son habitat est un peu son œuvre." Ainsi, ces traces sont produites par le groupe pratiquant le territoire, ou par l’individu. Pour Serge Moscovici, l’homme est le facteur déterminant du paysage. "L’homme est non pas ‘possesseur’ ou ‘révélateur’, mais créateur de son état de nature. C’est assez dire que son dessein n’est pas de s’approprier un univers qui lui serait étranger, auquel lui-même resterait extérieur : il consiste au contraire à accomplir sa fonction de facteur interne et régulateur de la réalité naturelle."102 Cette définition prend tout son sens quand on sait qu’aujourd’hui en France, la quasi-totalité du territoire a été rendu habitable et accessible et que, par conséquent, la nature primaire n’existe quasiment plus. Ainsi, ce paysage territorial est caractérisé par l’usage. Le modeler, c’est changer la pratique que l’on en a. C’est l’idée de la convention européenne du paysage, qui reconnait l’intérêt du paysage pour l’homme tout en condamnant sa pratique extensive du territoire.103 Dans ce chapitre, nous évoquerons donc les différents espaces qui caractérisent ce territoire. Nous nous pencherons plus particulièrement sur le couple formé par la ville et la campagne, qui se définissent conjointement, et sur leur enfant terrible : la périphérie. Ces territoires fonctionnent ensemble, dans un système global d’organisation de l’habitat. Nous considérerons donc leurs interrelations. 100
Naissance et renaissance du paysage, Michel Baridon, Op. Cit., p.364 La géographie humaine, Jean Brunhes, Paris, F. Alcan, 1912, p. 41. 102 Essai sur l’histoire humaine de la nature, Serge Moscovici, Paris, Flammarion, 1968, pp.18, 19 103 Conseil de l’Europe, Convention européenne du paysage, présentation : "Élément essentiel du bien-être individuel et social et de la qualité de vie des populations, le paysage contribue à l’épanouissement des êtres humains ainsi qu’à la consolidation de l’identité européenne. Il participe de manière importante à l’intérêt général, sur les plans culturel, écologique, environnemental et social et constitue une ressource favorable à l’activité économique, avec le tourisme notamment. Et pourtant, les évolutions des techniques de production agricole, sylvicole, industrielle et minière, ainsi que les pratiques en matière d’aménagement du territoire, d’urbanisme, de transport, de réseaux, de tourisme et de loisirs, et plus généralement les changements économiques mondiaux, ont très fréquemment conduit à une dégradation et à une banalisation des paysages. Si chaque citoyen doit certes contribuer à préserver la qualité du paysage, les pouvoirs publics ont la responsabilité de définir le cadre général permettant d’assurer cette qualité. La Convention établit les principes juridiques généraux devant guider l’adoption de politiques nationales concernant le paysage ainsi que l’instauration d'une coopération internationale en la matière." 101
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A- Le sol John B. Jackson définit le paysage comme "une composition d’espaces créés par l’homme sur le sol."104 Le sol est compris ici au sens de la surface de la planète, en tant que support aux traces inscrites par les hommes, et qui constituent une œuvre que l’on peut décrypter comme l’orientation culturelle d’une société par rapport à son espace de vie. L’alerte sur notre ‘rupture des liens du sol’ est portée par de nombreux praticiens et théoriciens de différents domaines.105 Elle s’accompagne du rejet de la vision moderne d’aménagement du territoire. Ces auteurs se positionnent en faveur d’une approche plus sensible, plus humaine en somme, avec par exemple la reconnaissance du rôle des sentiments dans notre façon d’habiter. 1- L’écoumène d’Augustin Berque " Entre moi et moi-même, il y a la Terre "106 Augustin Berque reprend cette phrase dans son ouvrage Ecoumène et médiance, avec cette idée que l’homme existe forcément quelque part, et qu’il "manque à l’ontologie [l’étude de l’être] une géographie, et à la géographie une ontologie." La notion d’écoumène procède de l’idée d’habiter, au sens de fonder la présence de l’homme sur la Terre. Cette articulation entre l’homme et son milieu est pour lui fondamentale. "Dire que la question de l’être est philosophique, tandis que celle du lieu, elle, serait géographique, c’est trancher la réalité par un abîme qui interdit à jamais de la saisir." Pour lui, la crise écologique, sociale et politique que notre civilisation traverse vient de ce qu’on a trop longtemps pensé en opposition le monde relatif à l’environnement (auquel on applique la vision objective scientifique), et le monde relatif à l’homme (caractérisé par sa subjectivité, sa spiritualité). Ainsi, il rejette la prétention des sciences à n’être qu’objectivité, et qui, en cela, relativisent considérablement le facteur humain dans leurs études. Il souhaite retrouver les différents aspects de cette caractéristique humaine, à savoir qu’elle est toujours à la fois "matérielle et spirituelle", "objective et subjective". Son ambition est de reconsidérer l’homme comme être en relation avec son milieu, de "renaturer la culture et reculturer la nature". 2- Le vernaculaire de John Brinckeroff Jackson Revenons sur l’ouvrage de John B. Jackson, Vers un paysage vernaculaire, dans lequel il caractérise le paysage comme suit : A) le paysage est un espace organisé, c’est- à-dire composé et dessiné par les hommes à la surface de la terre B) le paysage est une œuvre collective des sociétés qui transforment le substrat naturel. 104
Discovering the vernacular landscape, John Brinckerhoff Jackson, Op. Cit., p.55 Le philosophe Michel Serre dans Le contrat naturel, le philosophe Augustin Berque dans Ecoumène et médiance, le paysagiste John Brinckerhoff Jackson dans Vers un paysage Vernaculaire, et d’autres… 106 Le paysage, entre le politique et le vernaculaire. Réflexions à partir de John Brinckerhoff Jackson, Jean-Marc Besse 105
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La première proposition envisage le paysage comme fondamentalement lié au sol, sans préciser la nature de ces éléments. On peut en déduire qu’il considère aussi bien l’espace naturel que l’espace bâti ou les villes. Dans sa deuxième proposition, il voit le paysage comme le lieu de fondation d’une société, dans le sens de profondeur. Le paysage n’est pas la nature, mais correspond à la nature modifiée par l’homme : il est pensé en tant que socle à l’édification humaine. Le paysage, selon John B. Jackson, n’est pas seulement un ensemble d’espaces organisés collectivement par les hommes. Il est aussi une succession de traces, d’empreintes qui se superposent sur le sol. Ainsi cette épaisseur donnée au sol est également valable d’un point de vue symbolique : considérées dans leur ensemble, ces traces laissées sur le sol sont une imbrication de récits, où le passé de l’homme existe simultanément à son présent. Mêlées aux traces géologiques et climatiques, elles rendent visible de façon simultanée l’histoire de l’homme et du monde, dans une réalité spatiale perçue de façon immédiate. "En d’autres termes, le recours au paysage est la reconnaissance de ce que l’espace n’est pas une page blanche, mais plutôt un palimpseste, qu’il n’est pas une simple surface plane offerte à l’action, mais qu’il confronte l’action à un ensemble plus ou moins dense de traces, d’empreintes, de pliures, de résistances avec lesquelles l’action doit composer."107 C’est en cela que la position des frontières, qui repartissent le territoire entre les groupes sociaux, la manière de les mettre en place, sont des données situées au cœur de la problématique du paysage. Figure 21 Le travail du paysage par strates successives James Corner, Field Operations (2006).
Jean-Marc Besse soutient cette approche : "lire le paysage, c’est dégager des modes d’organisation de l’espace. Dans l’étude du paysage, il faut porter une grande attention aux éléments structurants et aux dynamiques, aux morphologies et aux flux : les limites territoriales, les divisions de l’espace, les routes et plus généralement les voies de circulation, la répartition des propriétés, l’organisation des terres, les phénomènes de centralité et de périphérie, tous ces traits permettent de caractériser un paysage."
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Le paysage, entre le politique et le vernaculaire. Réflexions à partir de John Brinckerhoff, Jackson Jean-Marc Besse, introduction.
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3- Le suburbanisme "La cité est une très grande maison, et […] la maison elle-même est une toute petite cité"108 Avec cette phrase, Alberti avance l’idée que les formes d’habitat individuel doivent être intégrées en une forme commune. C’est une vision vernaculaire de l’architecture et de l’urbanisme. La pensée de John Jackson, appliquée au projet, a donné naissance au suburbanisme. Il se construit par opposition au sururbanisme, issu de la pensée moderne, qui fait prévaloir le programme au site. Sébastien Marot, auteur ayant théorisé cette distinction entre le sururbanisme et le suburbanisme, décrit ainsi la rupture opérée par l'époque moderne : "Une collection de programmes plus ou moins indépendants et concurrents tend à se substituer à la continuité de la forme urbaine et au vocabulaire classique de l'espace public [...] à travers lequel les villes avaient déployé leurs théâtres, en s'articulant chaque fois à l'histoire et à la géographie du territoire."109 Bernard Lassus évoque cette approche industrielle de l’architecture, qui pense l’édifice de la même façon que l’objet. L’architecture s’intègre alors dans un système mondial, et le projet devient transposable. "L’ornement permet de poser la problématique de l’apparence. Celle-ci peut effectivement confirmer la forme de l’objet dans l’expression de sa fonction propre et que cet objet puisse être le même aussi bien à Rio de Janeiro qu’à Moscou, où il suffit de pousser le bouton du climatiseur du chaud au froid. A l’inverse, et c’est à l’évidence cette option que j’explore, on peut se servir de l’apparence pour ouvrir l’objet à différents contextes sociaux et physiques, pour qu’il serve de support à l’histoire des lieux et à l’imaginaire de tous."110 A ce propos, l’ouvrage d’Adolphe Loos Crime et Ornement est significatif : il rejette l’ornement en tant qu’élément perturbateur de la vérité architecturale, de sa fonction et de sa structure, et participe en cela à la pensée moderne de l’architecture. Dans sa deuxième hypothèse, Bernard Lassus aborde le fondement de la pensée du suburbanisme, à savoir que la fonction d’un édifice, ainsi que son expression, sont subordonnées au lieu dans lequel il s’insère (le site). Reprenant les théories de John B. Jackson, Jean-Marc Besse nous dit : "la problématique paysagère consiste à penser la ville dans et à partir de ses relations avec son sol, son territoire, son milieu naturel. Elle permet de retisser des liens entre la ville et son site, entre la ville et son territoire, la ville et son milieu naturel. C’est cette problématique du ‘tissage’ qui me paraît d’ailleurs ici la plus importante pour déterminer de façon exacte le type d’action qui est propre au paysagiste."111 Le paysage est ici le support pour refonder l’urbanisme et l’architecture dans une dimension plus attentive aux spécificités locales. John B. Jackson voit dans le paysage vernaculaire une alternative au paysage politique. Pour Jean-Marc Besse, ils sont présents dans l’histoire du paysage moderne comme deux pôles en constante tension.
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L’Art d’édifier, Léon Battista Alberti, Paris, Seuil, 2004, p.79 L'alternative du paysage, Sébastien Marot, Op. Cit., p.368 110 Couleur – Lumière – Paysage, Bernard Lassus, Monum, Éditions du patrimoine, p. 22 111 Le paysage, entre le politique et le vernaculaire. Réflexions à partir de John Brinckerhoff Jackson Jean-Marc Besse 109
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B- Le rapport entre ville et campagne Nous avons déjà évoqué en introduction la dynamique d’urbanisation des campagnes : on constate que les villes repoussent leurs frontières toujours un peu plus loin. Ainsi en 2006, selon l’Insee, 18% des français vivent dans un espace rural contre 82% dans un espace urbain (dont 21,8% en zone périurbaine).112 Cette suprématie de la ville se ressent aussi idéologiquement. Rolland Castro appelait ainsi à "l'haussmannisation des banlieues". La ville et la campagne sont des schémas que nous avons intégrés et à travers lesquels nous pensons le territoire. Constatant l’échec d’une politique d’aménagement viable pour le périurbain, nous tentons d’y appliquer les schémas connus. 1- Un système global La tension entre ville et campagne a toujours existé, et l’histoire du territoire peut être appréhendée comme l’histoire du mode d’organisation de ces deux espaces entre eux. Cela se traduit par des phénomènes de centralité et de périphérie, qu’il faut considérer de façon dynamique, comme un balancier qui creuse les écarts ou les rééquilibre. Cette division de l’espace entre ces deux pôles se lit par des éléments structurants tels que les limites territoriales, la répartition des propriétés, l’organisation des terres… Il faut également les considérer comme reliés par un ensemble de routes, de voies de circulation en général, permettant les échanges. - La ville John B. Jackson caractérise la ville par sa fonction : "Milieu physique formé par une réunion plus ou moins considérable de constructions et dévolu entre autres, à l’habitat et à l’exercice des fonctions primitives de l’homme."113 En effet ce groupement de constructions répond à une nécessité économique et tente de faciliter les échanges. Pour autant, elle ne se résume pas à sa forme physique : "elle abrite une population, dotée de certains caractères sociaux, ethniques, démographiques ; elle est une collectivité ou une somme de collectivités". 114 Le XXème siècle, avec l’exode rural engendré par l’industrialisation du pays, transforme fondamentalement les villes et leur rapport à la campagne, qui s’éloigne à mesure que la ville s’étend. L’urbanisme moderne de cette époque ‘consomme’ le territoire sans véritable plan global, et sans penser la transition entre le système classique ou médiéval de la relation ville/campagne à un nouveau système où l’industrie remplace une partie de la pratique agricole, tant en matière d’emploi qu’en matière territoriale, d’espace à proprement parler. L’expansion urbaine chaotique crée de nouveaux espaces mal articulés à ceux existants et accélère la raréfaction des espaces verts qui jouaient un rôle de soupape paysagère et sociale à l’intérieur de la ville. Cette période de grande expansion conduite par les urbanistes de l’époque résonne encore comme un traumatisme, tant nous étions habitués au système territorial précédent. Peut-être 112
http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=19&ref_id=AMTOP209 Pour une herméneutique des formes urbaines, L.K. Morisset, dans La ville phénomène de représentation, Québec, Presses de l’université du Québec 114 Lecture de villes, M. Roncayolo, Marseille, Parenthèses, 2002, p. 22. 113
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est-ce depuis ce chamboulement territorial que nous avons l’impression d’avoir ‘rompu nos liens du sol’. Alors, pour renouer avec la nature, exit les urbanistes, qui ont fait la démonstration de la limite de leur discipline en repoussant la nature loin des villes. La discipline du landscape urbanism apparait dorénavant comme une option pour la réconciliation. Nous avons vu avec Augustin Berque que la ville et la nature se définissent par leur contraste. Cette élan qui repoussa la nature hors des villes et la campagne toujours plus loin renforce ce contraste, et par là, l’aspiration des citadins pour la nature. - Le rejet de la ville Acot et Lignon voient dans le phénomène de peuplement de l’espace périurbain l’expression du rejet de la ville. "Le culte de la nature que l’on vit se manifester avec force au XVIIème siècle, exerça une influence moindre que les plus fâcheux défauts d’un milieu surpeuplé, dénaturé et disgracié, où vivaient depuis des siècles des populations jouissant de l’unique avantage de côtoyer des compagnons de misère."115 Ce rejet de la ville conduit à rechercher des lieux que l’on investit d’une valeur de nature. Pour Michel Conan, cette recherche de la nature a des origines identitaires. Les citadins opposent de façon générale la ville à la nature. Ces représentations "semblent exprimer une recherche de protection psychologique face au morcellement des identités qu'impose la ville, perçue comme symbole du pouvoir de la société sur les hommes et les femmes. L'appel à la nature semble alors exprimer l'espoir qu'en s'y coupant de la ville, on y trouvera une identité véritable, une authenticité perdue."116 - Des relations entre la ville et la campagne "Il importe de rappeler la dialectique historique ville-campagne dans ses formes les plus variées, et ceci de l'époque hellénistique jusqu'à l'avènement du tourisme paysager de masse organisé par et pour les citadins."117 La ville et la campagne se sont longuement influencées. Pour Jacques Le Goff et Georges Duby, l’essor urbain du Xème au XIIème siècle a été porté par l’augmentation des productions agricole et artisanale, beaucoup plus que par l’activité commerciale inhérente à la ville.118Georges Duby, à propos de région mâconnaise, dira que "c’est la campagne voisine qui a soutenu presque seule la croissance des villes." Ainsi, "la nature agricole est le ferment du développement des villes."119 De la même manière, la ville a soutenu le développement des campagnes, civilisation agricole n’ayant aucune activité économique propre. La ville représente à cet égard une puissance de consommation. La campagne productrice lui est nécessaire, et la transformation du territoire rural a été décidée et financée depuis la ville (grands travaux de défrichage, assèchement des marais…).
115
L’écologie des cités utopiques, P. Acot, M. Lignon, dans Quaderni, n°43, pp. 53 à 68. Cinq propositions pour une théorie du paysage, Michel Conan, Op. Cit. pp. 45, 46 117 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p. 153-154 118 Histoire de la France urbaine , Georges Duby, Paris, Seuil, 1980, pp. 12 à 27. 119 L'évolution des rapports ville nature dans la pensée et la pratique aménagiste : la consultation internationale du Grand Paris, Adrien Gey, p. 79 116
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- Conclusion Les citadins aspirent donc à retrouver la nature et projettent cette attente sur la campagne proche. La série de conférences intitulée ville fertile, produite par la Cité de l'architecture et du patrimoine, explore cette problématique de la relation entre ville et nature. Michel Corajoud y décrit les relations des trois entités que sont la ville, la campagne et la nature. Pour lui, ville et nature sont foncièrement opposées, et il n’est pas bon de vouloir les confondre. La relation de la ville à son environnement se trouve dans sa densité d'empierrement qui ouvre au loin sur la campagne, qui est elle-même l’organisation de la nature par l’homme. Beaucoup plus loin se trouve la nature, la grande montagne. La campagne proche est quant à elle l'alphabet de la ville, au sens où l'on y voit les premiers traits d'organisation d'une nature indisciplinée, la "rationalité du sillon sur un drap froissé". En cela réside le rapport de l’homme à la nature. Si le terme habiter renvoie à la ville, qui concentre les grands groupements humains, la nature quant-à-elle renvoie dans l’imaginaire collectif au sauvage. Entre les deux se trouve la campagne. Ainsi, les citadins qui aspirent à habiter au plus proche de la nature assimilent cette campagne environnante à la nature, dans sa forme domestiquée et ouvrant à son tour sur la nature sauvage, inhabitable. Les questions qui se posent à présent à propos du territoire nous poussent à repenser la relation entre la ville et la campagne. Cette idée rejoint celle de Martin Vanier : "La question n’est pas tant de réinventer les catégories spatiales contestées : villes et campagnes existent, au moins comme réalités physiques, comme stocks de formes héritées, et aussi, et peut être surtout, comme représentations sociétales irréductibles, ce qui est d’ailleurs bien le problème […] la périurbanisation excède la relation ville campagne, au triple sens où elle est excédante par rapport aux configurations spatiales initiales, excessive dans ses manifestations de débordement, et exaspérante dans la contestation conceptuelle qu’elle introduit obstinément."120 2- Les Trois Natures Dès 45 av. J.-C., Cicéron distingue dans son traité philosophique De Natura Deorum ‘la première nature’, ou nature sauvage (forêts, hautes montagne) de la ‘seconde nature’, celle où l’on voit le travail de l’homme (oliveraies, vignobles, vergers). Au XVIème siècle, Bonfadio enrichira cette distinction d’une troisième nature. Parlant de la région du lac de Garde : "dans les jardins qui s'y trouvent, comme dans ceux des Hespérides, d'Alcinoos et d'Adonis, le travail des paysans a tant fait que la nature unie à l'art devient créatrice et semblable à l'art. Des deux est née une troisième nature que je ne saurais comment appeler."121 Cette troisième nature est la nature transformée par l’homme, mais contrairement à la seconde, elle n’a pas une visée utilitaire mais esthétique. Ainsi, les jardins apparaissent comme un art, au même titre que la peinture et l’architecture, avec cette différence que ses matériaux sont issus de la nature même. Le jardinier-paysagiste Gilles Clément, quant à lui va plus loin. Constatant que la biodiversité se trouve aussi bien en ville, dans les friches, dans les espaces oubliés des jardiniers et amoureux de la nature, que dans les jardins, il appelle à rompre ces distinctions anciennes et à jardiner la planète. Il ouvre ainsi le champ esthétique du jardin à l’ensemble du territoire. 120
Le périurbain à l’heure du crapaud buffle : tiers espace de la nature, nature du tiers espace, Martin Vanier, in Revue de géographie alpine, n°4, 2003, p. 79 121 L’eau dans les jardins L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Op. Cit., p. 34
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3- Les bienfaits de la campagne "Cette 'seconde nature' où nous avions pris l'habitude de nous 'retrouver'."122 L’aspiration à la nature est à remettre dans un cadre, comme le pointe Michael Jakob. A partir du XIXème siècle, avec l’avènement de l’industrialisation, le pays travaillé et modifié par l’homme remplace la nature vierge et sauvage explorée, conquise et répertoriée (mise en image) au siècle précédent. La destruction, la blessure territoriale infligée à la nature par l'industrialisation, génère un dualisme radical, avec d'un côté le bon paysage organique et ancien et de l'autre les nouveaux non-lieux produits par la civilisation mécanique et technologique, les endroits esthétiquement ignorés ou refoulés.123 La vision générale rejoint cette idée de la ‘bonne campagne’ détruite par l’action des villes. Cette vision de la campagne partitionnée mettrait une distinction claire entre les villages typiquement ruraux et le périurbain voisin, produit de la ville. - La campagne garante de valeurs Plus la ville apparaît inadaptée, plus la campagne est valorisée comme espace naturel opposé à la ville. Déjà en 1912, une brochure de promotion immobilière annonçait : "le souci de l’hygiène et de l’économie commande à tout chef de famille prévoyant, de quitter Paris et d’installer son foyer à la campagne, c’est à dire dans la banlieue : là seulement il pourra satisfaire à ce besoin social d’être son propriétaire ; là seulement il trouvera son repos physique et moral."124 Cette annonce montre l’étendue de l’ensemble des valeurs et des traditions garantes d’une vie vertueuse que porte la campagne.125 La campagne idéalisée se présente comme un "territoire jardin auquel on désire étendre la ville."126 - La campagne comme support au paysage Dans leurs ouvrages, les paysagistes sont nombreux à évoquer l’intervention de Le Notre à Versailles comme un point de basculement de l’histoire du paysage. Pour Michel Baridon, "la grande innovation de Versailles, c'est d'avoir creusé le canal dans l'axe du château pour ouvrir aux regards de la cour le grand chemin du paysage."127 En cela il rompt avec les jardins classiques symétriques et autocentrés, dont les axes se croisent en son centre, y ramenant toujours le regard. De cette manière, il se coupait résolument de l’espace alentour quel qu’il soit. C’est donc avec Versailles que le paysage s’étend au territoire, que la campagne devient effectivement le paysage. Michel Corajoud introduit son propos sur la ville et la campagne par cet exemple. "A Versailles, Le Nôtre Figure 22
122
L'alternative du paysage, Sébastien Marot, Op. Cit., p.365 Le Jardin de Versailles par Patel, 1668 123 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit., p.123 124 Extrait d’une brochure de promotion immobilière de 1912 in Borgé, J., Viasnoff, N. Archives de la banlieue parisienne, Paris, Editions Michèle Trinckvel, 1994, p.63 125 Au bonheur des campagnes (et des provinces), Hervieu B., Viard J., La tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 1996 126 Ibid. 127 L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Op. Cit., p.63
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sort les axes du système du château. Les axes se croisent sur la terrasse. Par ce simple déploiement, il ouvre le jardin sur la campagne, et il offre au roi l'idée qu'il est bien le roi de la France." Le pouvoir centralisé représenté par le château intègre ainsi à son jardin le pays, par un processus d’artialisation. Cela renouvelle le paysage. La culture dominante ne le voit plus uniquement au cœur des jardins, mais le projette depuis lors essentiellement sur la campagne. - Une vision urbaine de la campagne Ce paysage vu dans la campagne relève encore (et toujours ?) d’une projection culturelle urbaine. Avec l’activité agricole, on y voit une nature qui produit, un pays sage, "voisin de la ville."128 "A l'opposé du 'pays stérile' et 'fort sauvage', l'image bientôt prépondérante dans la sensibilité esthétique est celle du 'pays jardin', c'est-à-dire une extension de ce dernier à la campagne environnante. 'Appendice de la ville, la campagne devait être domestiquée, colonisée, annexée à la vie urbaine.' "129 Dans une approche historique des relations ville/campagne, Augustin Berque nous apprend que les romains voyaient déjà dans la campagne ce pays bienfaisant contrebalançant la ville. Ainsi, elle était le lieu du loisir, otium, alors que la ville était le lieu des affaires. Ce loisir étant consacré aux lettres, il n’avait rien à voir avec le travail des paysans, labor, cette affaire d’esclaves et de paysans illettrés. "Or ce sont les lettres latines […] qui ont construit, et légué à l’Europe des temps modernes, l’image idéalisée de la campagne. Cet idéal élaboré par la littérature est donc un idéal urbain : c’est la ville qui a produit cette image de la campagne, quand bien même c’est au détriment de la ville qu’elle a idéalisé la campagne au point de s’en cacher le travail des paysans. […] Cette logique se rattache à celle de la distinction. L’on y voit en effet une élite se distinguer à la fois de la plèbe urbaine (par ses propriétés terriennes, qui lui permettent l’otium), et du peuple des campagnes, dont le travail y est forclos (locked out) : rejeté hors du monde, i.e. dans l’immonde. Elle a traversé l’histoire. Bourdieu l’a bien saisie, en particulier, justement, à propos du paysage rural, qui dans cette logique n’est qu’un spectacle pour les gens du monde, et non ce qu’il est en réalité : le lieu de l’immonde labeur des paysans."130 Aujourd’hui encore, la notion de pénibilité du travail paysan est écartée de notre vision de la campagne. Hervieu et Viard ont montré dans leur étude que l’aspiration pour la campagne se basait sur l’idée de la "campagne spectacle" et non plus la "campagne comme lieu de productions."131 Notons que cette vision idéalisée de la campagne aura toutefois contribué à la revitaliser par l’arrivée des néoruraux. B. Kayser y voit une renaissance rurale, apportant une grande mixité sociale.132 Au XVIIIème siècle, suite à la destruction de la féodalité, Rougier de la Bergerie exprimait son inquiétude quant à la liberté dont jouissait dorénavant les ‘peuples des campagnes’, et à l’ardeur qu’ils pourraient mettre à défricher ce pays. L’interdiction par la royauté d’user à leur guise du territoire avait influencé le paysage, avait conduit à en conserver une certaine image.133 128
Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.81 Ibid., pp.81-82 130 http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/12/berque-ville-campagne.html 131 Au bonheur des campagnes (et des provinces), Hervieu B., Viard J., La tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 1996, p.28 – Voir également à ce sujet Campagnes urbaines, P. Donnadieu, Arles, Actes Sud, Ecole nationale supérieure du paysage, 1998. 132 La renaissance rurale, B. Kayser, Paris, Armand Colin, 1990 133 Mort du paysage ?Philosophie et esthétique du paysage, F. Dagonet, Op. Cit., p.8 129
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On le voit, la reconnaissance des espaces agricoles comme paysage émane de citadins. De ce fait, ils confisquent le paysage campagnard à leurs habitants. Les citadins l'instituent comme l’élément fondateur de leur paysage et tentent de figer leur image, ce qui va à l’encontre de l’essence du travail paysan, à savoir l’édification à travers les cycles de la nature d’une terre cultivable. Cela nous amène à cette vision extrême de F. Dagonet dans Mort du paysage ?, pour qui "le paysage nous arrive par et avec la mort des jardins", ajoutant qu’il "signifie la ruralité rendue à elle-même." Il soutient l’idée d’un paysage appartenant à tous, en tant que "théâtre de la nature et des champs", et "richesse à partager".134 La présence du couple harmonie + beauté dans le discours des agriculteurs, renvoie à deux significations : d’une part à leur vision des paysages dits «naturels» (le littoral ou la montagne par exemple), d’autre part à une esthétique de leur travail. Pour eux, un beau paysage de campagne cultivée est celui qu’ils construisent par un travail bien fait : c’est en regardant le paysage qu’ils voient les marques de leurs pratiques d’agriculteurs et qu’ils y observent les bonnes manières de cultiver, comme celle de bien labourer un champ et de n’y laisser aucune trace qui puisse être interprétée comme un travail négligé."
4- De nouvelles expressions pour qualifier un phénomène récent La prise de conscience des mutations récentes opérées sur notre territoire a donné lieu à la un travail de recherche et à la création de concepts nouveaux pour comprendre, qualifier et échanger sur cette nouvelle donne territoriale. Tout d’abord notons que ces transformations sont les conséquences d’une évolution des modes de vie. Pour l’anthropologue Georges-Hubert de Radkowski, notre relation à l’environnement a été bouleversée par le nomadisme. Nous serions dans une civilisation postsédentaire, qui élirait son lieu de vie sans avoir besoin d’y ancrer son activité professionnelle. La mobilité, en tant que possibilité de déplacement mais aussi en tant que possibilité d’échanger à distance nous offre dorénavant plus de liberté. En cela, elle est décrite par beaucoup comme la véritable révolution de notre époque. Ainsi, peut-on encore appréhender l’ensemble de notre territoire sous forme de villes et de campagnes ? Suite à ses mutations, Thierry Paquot le qualifiera de planète urbaine. André Corboz propose le terme de ville-territoire pour qualifier l’extension du mode de vie urbain. Cette interpénétration de la ville et du grand territoire nous amène à une confusion des échelles. Augustin Berque appelle ce nouveau lieu hybride la ville-campagne. Reconnaissant partout la même ville, Rem Koolhaas parle de ville générique, déterminée par l'offre et la demande comme tout produit... Sommes nous rentré dans une phase de généralisation du territoire, devenant partout homogène ?
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Ibid., p.9
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C- Le périurbain : mort du paysage ou paysage émergent ? "La banlieue émerge en tant que ‘tiers espace’, ne sachant si on doit la considérer comme non-lieu ou comme interface entre ville et campagne."135 Le périurbain est cet espace difficilement définissable, que l’on affuble du qualificatif de nonlieu. Il prend forme dans une dynamique de dispersion de l’habitat des populations urbaines autour des villes, formant des enclaves résidentielles dans des espaces jusqu’alors ruraux. Cela pose le problème de la consommation d'espace et du "mitage" de la campagne. La forme d’habitat produite, qu’Yves Chalas qualifie de "village au bout des réseaux", est inédite en ce qu’elle est ni rurale, ni urbaine, mais prend au choix les attributs de l’un ou l’autre de ces deux mondes. C’est en ce sens que Martin Vanier qualifie de façon un peu générale le périurbain de "tiersespace". Le terme de périurbain renvoie à sa situation géographique proche des villes, mais on peut également l’envisager dans le sens sociologique d’un mode d’habiter ‘à côté de la ville’, en parallèle à celle-ci. La distinction terminologique que propose Pierre Merlin est révélatrice de l’impossibilité de rattacher le périurbain à la ville ou à la campagne : " la suburbanisation consiste en l’augmentation spatiale des espaces périurbains en direction de la campagne, alors que la rurbanisation consiste en l’augmentation spatiale de bourgs à dominante rurale, en direction de la ville."136 1- Pourquoi la périurbain pose tant question ? - Une mutation sociologique Nous avons vu que le paysage est un support symbolique pour la société, représentant une permanence. Nous avons également vu que le paysage territorial est produit par la pratique du sol, comme une façon d’habiter. Or la nouvelle pratique du territoire rural incarnée par les néoruraux est une pratique éphémère du territoire. Dans ce sens, citons Martin Vanier : "entre les deux, ville et campagne, un continuum de situations, un troisième type d'espace très multiforme, s'est instauré, espace encore instable, investi de trajectoire résidentielle, de ménages qui ne restent que le temps que les enfants grandissent, et d'entreprises et de services qui sont sensibles à ces histoires relativement éphémères." Michel Conan insiste sur le problème des identités collectives. Ces nouveaux habitants ruraux réinvestissent les campagnes avec l’intention symbolique de ‘retour au pays’ contribuant in fine à l’éclatement de l’identité locale. Il ajoute que ce sont "les conditions de la confiance mutuelle entre les citoyens" qui sont prises dans la tourmente.137 Le fait que cette mutation opère précisément dans la campagne mythique, paysage par excellence aux yeux des citadins, rend le problème d’autant plus délicat. Le nomadisme décrit par Radkowski, qui consiste en la déconnection de l’habitation et du site convient bien pour décrire le mode de vie des néoruraux. Dans l’article Retour sur ‘La Ville émergente’, Yves Chalas évoque "ces néourbains ou ces néoruraux, qu’il appelle les 135
L'évolution des rapports ville nature dans la pensée et la pratique aménagiste : la consultation internationale du Grand Paris, Adrien Gey, p.120 136 L’exode urbain, Pierre Merlin, Paris, La documentation française, 2009 137 Cinq propositions pour une théorie du paysage, Michel Conan, Op. Cit., pp. 45, 46
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"territoriants", ces gens qui viennent encore complexifier le problème quand ils parcourent tout le territoire entre le rural, les centralités commerciales et la ville-centre."138 Cela rejoint l’idée de Radkowski de ‘parallélisme’ entre l’espace social et l’étendue vitale, le premier se projetant sur le second sans lien véritable.139 Si l’urbain diffus incarne aujourd’hui cette idée de la ville qui rompt ses liens du sol, notons toutefois que cette nouvelle orientation des modes de vie n’est pas spécifique aux néoruraux. D’une façon plus générale, l’habitat de l’homme n’est plus fondé dans le territoire. - Un changement économique La forme de la campagne a longtemps été influencée par une économie rurale ancienne. Pour Sébastien Marot, l'économie moderne transfigure l'espace rural. "La dévalorisation consécutive à l'abandon agricole rend en effet la campagne incapable de résister à la colonisation par les fonctions périphériques du monde urbain, des fonctions qui se montrent peu soucieuses d'hériter les dispositifs et structures légués par l'économie rurale ancienne."140 Le spécialiste du suburbanisme remarque alors que ces lotissements, ces "vastes nébuleuses résidentielles", ont perdu la logique de l'implantation initiale, le rapport à la géographie. - Une confusion des frontières Une fois de plus, dans la série de conférence ville fertile, Augustin Berque nous explique historiquement le phénomène. "Fin XVIIIe, début XIXe, on a fait sauter les remparts qui séparaient la ville de la non-ville, ce qui a permis un déversement progressif de la ville sur la banlieue. Au XXe, le phénomène s'amplifie jusqu'à devenir ce qu'on appelle ‘l'urbain diffus’. Nous sommes dans une société citadine sociologiquement, qui habite sur tout le territoire. Ainsi, tout le territoire devient urbain. L’idéalisation de la nature de la part des citadins, la volonté d’habiter au plus près de la nature avec le modèle de la maison individuelle sont les motivations principales de l’urbain diffus. D'un point de vue écologique, on voit que ce processus est insoutenable, et que la quête de la nature détruit la nature."141 Ce rapport paradoxal à la nature qu’entretiennent les sociétés occidentales font de leur désir de nature la cause de sa mise en danger.142 Outre cette problématique écologique, il critique l’urbain diffus en tant qu’espace n’ayant "plus aucune limite qui puisse l'instituer comme tel. "Il ne peut pas exister, il est acosmique." Cette rupture des frontières de la ville, l'expansion de la ville à l'œuvre au XXème siècle, ont poussé à construire sans conscience de la masse que l'on bâtissait, et sans réaliser des espaces publics à l'échelle des urbanisations produites. Le rapport entre masse bâtie et paysage s'en est trouvé grandement déséquilibré. - L'éclatement d'une forme territoriale Considéré dans son ensemble, le phénomène de l'étalement urbain prend une ampleur considérable, et sur tout le territoire. Pour Michel Desvigne, les suburbain n'ont pas de véritable liens avec la ville et vivent dans une campagne "remembrée", "appauvrie", "sans 138
Retour sur ‘La Ville émergente’, propos édités par Éric Charmes et Jean-Michel Léger, article publié dans la revue Flux, n°75, 2009, p. 80 à 98 139 http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/12/berque-ville-campagne.html 140 L'alternative du paysage, Sébastien Marot, Op. Cit., p.367 141 La ville fertile, Augustin Berque, Op. Cit. 142 L’habitat insoutenable. Recherche sur l’histoire de la désurbanité, Augustin Berque, paru dans L’espace géographique n°31, pp. 241 à 251, 2002.
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véritables espaces publics". Entre les terrain agricoles et les lotissements, "la logique du camps retranché prévaut, le plus souvent matérialisée par de simples grillages, de part et d'autre desquels ne se nouent ni liens ni échanges. La lisière ainsi établie a l'allure d'une catastrophe ordinaire." La recherche d'une proximité avec le paysage à finalement conduit à détruire ce même paysage. 2- Le pavillon comme protection " La maison est une machine à affronter le cosmos "143 - Aux origines du périurbain Nous avons expliqué le phénomène d’expansion du périurbain par la quête de la nature. Il faut se demander à présent sur quelle nature porte cette quête. Autrement dit, quel est le paysage recherché par les néoruraux ? Comment s’exprime-t-il ? Comme le précise Marc Wiel, "la périurbanisation est l'héritière lointaine du courant décrit par Lewis Mumford qui veut que l'aristocratie puis la bourgeoisie anglo-saxonnes optèrent plus tôt, il y a plusieurs siècles, pour s'installer à la campagne."144 Les valeurs de bien-être qui lui sont associées ont pu être véhiculées par la maison de campagne. Habitée dans un temps de vacances et de repos, elle favorise une vision idéalisée de la vie rurale. Enfin, pour Augustin Berque, "après le mythe arcadien et le pavillon isolé dans le paysage à la chinoise", c’est "l’American way of life", ainsi que la liberté qu’il représente, qui sont la source principale de cette ville-campagne.145 - Le repli sur soi Pour Adrien Gey, "le pavillon avec jardin est l’aspiration principale des populations d’Europe de l’Ouest." Qu’est ce qui constitue aujourd’hui l’attractivité du périurbain ? C’est surtout la possibilité des habitants d’intégrer à leur lieu de vie les "attributs de la réussite sociale que sont "l’accession à la propriété, l’accession à une propriété étendue", […] la voiture et le jardin."146 Pour Gaston Bachelard, la maison revêt une importance en tant que lieu d’ancrage identitaire et de redéploiement de soi. Pour Franck Lefebvre, l’importance réside dans le jardin privé qui assume une fonction de "naturalité", de morceau de nature que l’on peut s’approprier, morceau de nature ‘à soi’. La relation au paysage trouve ici son expression dans la volonté de côtoyer au plus près le végétal. La possession du jardin permet de contrôler l’aspect de ce morceau de territoire dans le temps et de s’y projeter plus facilement. Le paysage n’est plus le support de l’identité collective mais de l’identité individuelle. En tout cela, la maison individuelle incarne un besoin de sécurité et de repli sur soi. Pour comprendre le phénomène des banlieues pavillonnaires, il faut laisser de côté la vision sociale et l’étudier à l’échelle des aspirations individuelles. Si aucune identité collective n’existe dans ce groupe, alors nous pouvons dire qu’il ne fonde aucune société localement : ses membres participent de façon individuelle et éclatée à d’autres sociétés. 143
Gaston Bachelard La Transition urbaine: ou le passage de la ville pédestre à la ville motorisée, Marc Wiel, Architecture + recherches, Mardaga, 1999, p.37 145 http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/12/berque-ville-campagne.html 146 L'évolution des rapports ville nature dans la pensée et la pratique aménagiste : la consultation internationale du Grand Paris, Adrien Gey, p.132 144
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Christophe Guilluy y voit le rejet de la société. "Cette autre société peut être préoccupante, dans son rapport à l'autre, dans sa volonté de s'affranchir, de s'éloigner de l'autre, qui a des conséquences très concrètes sur le plan urbain ; tant que les gens ne voudront pas vivre les uns avec les autres. "147 3- Quelles valeurs partagent les néoruraux ? - Le symbole d’une reconquête Nous avons vu que la maison individuelle favorise le sentiment de réussite sociale. Dans cette idée, Laurent Davezies explique que la venue des néoruraux exprime le retour d’une classe salariale issue du milieu rural à la terre qu’elle a quittée (essentiellement pour des raisons économiques). Elle se réapproprie les caractéristiques de ce territoire perdu, à savoir "la nature à la campagne", "le cadre de vie", "la maison individuelle" et "en profite avec ce qu’elle a gagné."148 C’est une revanche symbolique sur le départ contraint. - L'imagination à l'œuvre La maison individuelle "donne la possibilité de transformer, modifier, décorer, clore, ou planter"149, bref d’agir librement sur l’expression de son habitat. "L'appropriation renvoie à une tendance presque élémentaire qui consiste à marquer son espace de vie."150 Cette approche renoue avec le paysage vernaculaire de la libre expression de l’usage. La possession n’est en réalité qu’un moyen "de rendre propre quelque chose, de l’adapter à soi et de le transformer en un support de l'expression de soi." 151 - La nature sensible Nous avons vu que le regard exercé par la ville sur la campagne l’instituait en tant que décor. Dans cette tradition, les habitants périurbains ayant fait le choix de côtoyer une nature campagnarde "n’opèrent pas de retour à la vie des champs, ils demandent simplement un rapport à la nature d’ordre sensible."152 Ces attentes nécessaires pour préserver la santé, se retrouve dans l’air, le soleil, la proximité physique de son petit jardin.153 Le paysage est ici de l’ordre de la qualité de vie, du bien-être physique et de la sensation corporelle, à travers laquelle la nature est perçue. Ainsi, une fois encore les sentiments provoqués et recherchés par et dans la nature ont évolué. On voit que le ‘retour à la nature’ s’affranchi de l’ancien modèle, caractérisé par le diktat de l’œil et de l’image, pour l’aborder à travers le corps. - Le corps et la nature Où en est-on dès lors du paysage culturel ? La nature est toujours perçue à travers des modèles culturels, cependant il prend forme de la façon la plus individuelle qui soit, dans la 147
La France périphérique et marginalisée : les raisons du ressentiment, Cristophe Guilluy, article publié dans la revue Esprit, n° 393 Mars Avril 2013, Tous périurbains ! 148 Ibid. 149 Comment peut-on être périurbain ?, Céline Loudier-Malgouyres, article publié dans la revue Esprit, n° 393 Mars Avril 2013, Tous périurbains ! 150 Ibid. 151 Ibid. 152 Retour sur la ville émergente, Eric Charme et Jean Michel Léger 153 Ibid.
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sphère la plus intime. Cette pratique périurbaine de la nature montre à quel point les paysages ont évolué. Ce paysage de la sensation corporelle ne peut être transmis in visu, il est forcément vécu, in situ, compris sans aucune médiation. Cette vision du paysage exprime bien le mode de penser des néoruraux qui entendent s’affranchir de la société.
Conclusion Le périurbain symbolise les bouleversements que subit le territoire. Il agit comme un catalyseur de sentiments négatifs, de perte de repères et de pertes de contrôle de la forme territoriale. Les discours y trouvent un support contextuel à leurs critiques. Pour Augustin Berque, le périurbain n’est pas ancré dans le sol, comme devrait l’être toute forme d’habitat. Il produit un modèle détruisant le fondement de l’existence humaine, à savoir la relation harmonieuse avec l’écoumène et la biosphère. "Voilà bien ce qui est en jeu dans le travail des architectes et des urbanistes, aujourd’hui même et partout sur la Terre."154 Sur ce lieu de conflit doit naître un nouvel urbanisme. Notre société est dans l’attente de l’amélioration de l’espace périurbain. Il s’agit de retrouver la relation à la nature et à l’autre. Dans cette optique, le rôle des paysagistes est primordial : leur science permettra d’enseigner et de rendre possible cette nouvelle relation à la nature. Une redéfinition d’un périurbain élaboré en lien étroit avec la société et ses habitants, reste la condition de cette mutation. Les critiques formulées à l’encontre du périurbain concernent en réalité le territoire dans sa totalité et révèlent le besoin de nouveaux modèles théoriques pour qualifier de nouvelles pratiques. C’est dans cette optique que Jacques Donzelot et Olivier Mongin ont intitulé le numéro 393 de la revue Esprit ‘Tous périurbains !’, expliquant le titre comme "une autre manière de dire ‘Tous urbain’". Voir la citation complète en bas de page.155 De même pour Yves Chalas, la Ville émergente "est un processus global qui affecte tous les territoires, depuis le rural jusqu’au centre-ville ancien, qui touche l’ensemble des modes de vie, à partir des mutations sociétales […] : les nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’individualisme ou l’individualisation croissants, mutations qui ne sont pas une parenthèse, mais un mouvement séculaire d’émancipation issu des Lumières." Il ajoute que "c’est aussi la démocratisation croissante de tous les aspects de la vie, un processus de fond qui affecte la ville plus que la forme que pourra donner un urbaniste ou un architecte, la démocratisation des modes de vie, la démocratisation de l’accès à la mobilité, l’accès à la nature, au temps libre, etc."156 Il rompt ainsi résolument avec ceux qui dénoncent 154
http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/12/berque-ville-campagne.html Op. Cit. Revue Esprit, n° 393 Mars Avril 2013, Tous périurbains ! "Il est donc une autre manière de traiter la question du périurbain que celle qui consiste à le considérer comme une anomalie condamnable ou bien comme un lieu où l’on se trouverait fatalement condamné à vivre si l’on fait partie des classes populaires autochtones. Elle revient à analyser le phénomène de la périurbanisation non pas tant comme un état particulier que comme un processus affectant toute la ville, comme partie intégrée et intégrante du mouvement général d’urbanisation de toute la société et donc de la mondialisation. C’est pourquoi nous avons donné comme titre à ce dossier : ‘Tous périurbains !’ Une autre manière de dire : ‘Tous urbain’ ? Pour le coup, c'est la manière dont le processus de périurbanisation affecte la ville, la défait et la recompose tout autrement, qui devient important. Tant au plan quantitatif (la disparition de la ville au profit de l’urbain dissocié de l’urbanité, la ‘non-ville’, pour reprendre la célèbre formule de Françoise Choay) que qualitatif : que se passet-il quand les flux l’emportent sur les lieux ? Comment les formes urbaines se transforment-elles sous l’emprise des flux ? Comment la société se trouve-t-elle façonnée par l’effet de ce nouveau maillage de l’habitat qui fait reposer la qualité de chaque lieu autant sur les connexions qu’il procure que sur l’environnement qu’il offre ? " 156 Retour sur la ville émergente, Yves Chalas, article paru dans la revue Flux, n°75, 2009-01, p.80-98 155
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ce mode de vie, alors "qu’il s’agit d’un autre mode de vie, dans lequel les gens ne subissent plus leurs proximités spatiales mais au contraire tentent d’en devenir les maîtres : c’est ce qu’il appelle la ‘ville au choix’.157 Il s’agit donc d’accorder les valeurs paysagères à ce mode d’habiter le territoire. Si ce processus influence l'habiter dans son ensemble, que tout le territoire est devenu la ville, on comprend mieux pourquoi les paysagistes sont aujourd’hui tant sollicités pour améliorer la ville et son environnement. Nous allons clore cette conclusion en citant Sébastien Marot, qui s'est questionné sur les enjeux et les forces à l'œuvre sur le territoire périurbain : "Un 'tiers-monde est né et s'est répandu : la banlieue, dans son désordre comme dans tous les essais d'organisation qu'elle a juxtaposés puis absorbés, depuis la stricte périphérie des centres-villes jusqu'aux semis rurbains, la 'banlieue stellaire' témoigne comme un écorché de toutes les forces ou logiques actives dans la production de l'espace contemporain. Elle montre à nu le monde que fabriquent nos sociétés et qu'il s'agit de réconcilier avec lui-même. Elle montre la part des choses, et leurs puissances respectives, à l'état brut. Elle témoigne aussi, par accumulation, par superposition, de tous les gestes qui ont façonné successivement ce territoire, des rêves et des visions qui ont tâché de l'organiser, ou à travers lesquels des issues, des solutions, des alternatives ont été cherchées à la disparition annoncée de l'équilibre ancien. Elle constitue donc un gigantesque laboratoire où sont simultanément présents les symptômes des logiques déclinantes (vestiges de tracés ou de dispositifs agricoles dans le parcellaire, friches industrielles, ferroviaires, portuaires...) et ceux des logiques dominantes (grandes infrastructures de transport, réserve de gros équipements périurbains, centres commerciaux, aires de parking, machines célibataires de bureaux banalisés et ateliers de stockage, surenchère des panneaux publicitaires et de la signalétique routière, zones pavillonnaires standardisées...). On y trouve enfin, plus ou moins résistantes, les intentions inégalement comprises et entretenues de gestes organisateurs divers : voiries royales et parcs classiques, cités-jardins, ceintures vertes, parcs suburbains, grands ensembles, villes nouvelles ou satellites, bases de loisirs... Dans la cacophonie des voix qui s'y font entendre, du chuchotement au cri, la banlieue entremêle comme en un palimpseste des histoires multiples qu'il s'agit de dégager et de rendre simultanément lisibles grâce à des projets d'un genre nouveau qui les accorderaient mutuellement, ménageant le rythme et le ton de chacune."158
157 158
Ibid. L'alternative du paysage, Sébastien Marot, Op. Cit., p.368, 369
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III - Des projets de paysage C'est au cœur du projet que le site, en tant que lieu unique, va rencontrer une pratique et des usages qui le transformeront. La problématique de la perception du lieu s'enrichit lorsqu'est posée la question de la manière d'agir sur ce lieu. Les paysagistes, les urbanistes et les architectes pratiquent le "dire par le faire", ils explorent la théorie à travers le projet, lui donnent sens par la pratique. Le projet est donc une opportunité à saisir pour analyser, imaginer, et réfléchir sur notre environnement. Nous avons vu que le paysage se présente dans des situations variées, qu’il met en jeu de nombreuses données. Comment les paysagistes prennent-ils position dans cet immense champ ? Pour mener un projet de paysage, il faut nécessairement sélectionner les données, les utiliser, les modifier. Ainsi, sur quoi s’appuient-ils pour élaborer leurs projets ? Quelles sont leurs méthodes ? Pour Gilles Clément, contrairement aux jardiniers, les paysagistes exercent une profession relativement récente. Comment les différentes caractéristiques du paysage, évoquées jusqu'à présent, influencent-elles la pratique des projets de paysage ? En quoi les paysagistes sont-ils les héritiers de cette longue tradition du paysage ? Enfin, notons que si l'on définit le paysage comme une impression, alors le projet de paysage pose plusieurs questions : comment agir sur une impression, quelle impression, et pour qui ?
A- Le projet de paysage in visu Nous avons jusqu’à présent évoqué le paysage dans deux domaines différents : le paysage défini en tant que perception, subjectif, produit essentiellement par la vue et reproduit artistiquement ; et le paysage vernaculaire, issu des coutumes, de la pratiques du territoire, de "l’univers d’une rationalité contextuelle"159 et s'inscrivant sur le sol. Le projet de paysage est issu de ces deux approches, il se rattache au paysage vécu, in situ, tout autant qu'au paysage in visu. On peut trouver naturel que le projet de paysage qui consiste à modifier le territoire se rattache au paysage in situ. Comme le souligne Jean-Marc Besse, pour qui "le mot ‘contexte’ renvoie à l’idée de ‘tisser avec’, "on peut se demander si le projet de paysage n’est justement de l’ordre de cette activité de tissage qui est à l’œuvre dans le vernaculaire. Il est possible que le projet soit la mise en œuvre de cette sorte de jurisprudence, dès lors que l’on se soucie, pour agir dans l’espace, des particularités du site."160 Comment le projet de paysage s'inscrit-il dans cette tradition du paysage in visu ? Ce qui fait la particularité du projet de paysage, mais aussi du projet d'architecture, et de naître in visu. Les documents graphiques produits vont servir à appréhender le lieu avant de le modifier. 159
Le paysage, entre le politique et le vernaculaire. Réflexions à partir de John Brinckerhoff Jackson, Jean-Marc Besse, Hall, archives-ouvertes.fr 160 Ibid.
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Sébastien Marot nous donne une liste des supports du projet : "photomontages, croquis, panoramas, séquences de vues, détails, gravures, vue anciennes, références à des situations comparables, textes." Ces outils permettent l'évaluation des effets produits par le projet et par le site. Ils visent à donner une représentation plus sensible, plus complète, que les outils traditionnels de l'urbanisme réglementaire. L'étude porte sur "le relief, l'orientation des espaces ouverts, l'enchaînement, la configuration en fonction du jour, de la nuit, des saisons, la présence d'un fleuve ou d'un horizon, l'impact d'une infrastructure, etc." Alexandre Chemetoff explique l'intérêt méthodologique d'utiliser le plan guide par rapport au master plan, traditionnel outil des urbanistes. "Le plan guide est la réunion de deux documents, l'état des lieux et le projet [...]. Ce n'est pas l'un puis l'autre, mais les deux en même temps, la possibilité ouverte d'aller de l'un à l'autre et de se servir du projet pour saisir l'état des lieux. C'est aussi apprendre que le premier acte pour comprendre le territoire c'est de le regarder, penser qu'il est en lui même un enjeu culturel." C'est donc l'attention au réel, à ce qui existe avant l'intervention, qui pousse les paysagistes à débuter le projet par ce travail de relevé. Ainsi, il ajoute qu'il "faut représenter avec un égal soin ce qui existe et ce qui adviendra, ou ce que l'on imagine qui pourrait advenir pour qu'il y ait un lien sans cesse renouvelé qui passe de l'un à l'autre. [...] Notre démarche consiste à la fois à relever et révéler ce qui existe."161 Les paysages zéro de Michel Desvigne vont plus loin : ils donnent à voir et expliquent le projet sur son site, en s'inscrivant à la même échelle. Figure 24 Le jardin de l'île Seguin, premier espace public ouvert de l'île
Figure 23 Le relevé du réel Alexandre Chemetov
Ces jardins de préfiguration162, "paysages qui font exister le site d'emblée et l'apprivoisent pour les usagers et les investisseurs", "résout avec maestria la tyrannie de l'urgence intrinsèque à la société actuelle et à la préparation du temps long et incertain inhérent à la fois au paysage et à l'urbanisme." 163 Cette première strate du projet apprivoise le temps long et conforte le projet d'aménagement par une appropriation immédiate.164 Quant à John B. Jackson, il rapproche le paysage vécu (qu'il nomme "géographie culturelle" : l’organisation de l’espace, motifs aléatoires que nous imposons sur la surface de la terre par notre vie, notre travail, et nos déplacements) d'une "carte vivante, une composition de lignes et d’espaces pas très différente de celle que produisent l’architecte ou le planificateur."165
161
Patrimoine commun, Alexandre Chemetoff, Leçon inaugurale de l'école de Chaillot, prononcé le 26 janvier 2010, Cité de l'architecture et du patrimoine, SilvanaEditoriale, p.23 162 Comme par exemple dans ses réalisations à l'Ile Seguin, à Boulogne Billancourt ou à Moscou. 163 Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Grand Prix de l'urbanisme 2011, Joan Busquets, prix spécial, sous la direction de Ariella Masboungi, p. 15 164 Ibid. p.49 165 A New Kind of Space, J. B. Jackson, Landscape, vol.18, nº 1, 1969
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Bien que le paysage se soit progressivement affranchi de son passé pictural, nous voyons que la pratique paysagère actuelle reste imprégnée de cet héritage. Nous avons souligné en première partie à quel point le paysage réside dans l’œil qui le perçoit. S’agissant des projets de paysage, il ne faut pas perdre de vue l’importance de la perception préalable, l'approche esthétique.
B- Refonder l’habitat L'extension des villes génère une rupture avec les identités territoriales préexistantes. Cet habitat est déconnecté des sites d'implantation. Pour Sébastien Marot, c'est "comme si le territoire disparaissait toujours davantage sous l'accumulation des entreprises développées pour le domestiquer ou le viabiliser."166 Dès lors, les projets de paysages apparaissent comme un moyen pour reconnecter les programmes d'aménagement avec l'environnement, de refonder l'habitat. Avec le suburbanisme, Sébastien Marot propose de repartir du site. L'idée régulatrice du projet n'est plus l'équipement mais bien le site, en tant que "point de départ et horizon".167 L'enjeu dans cette attention au site, de cette inversion des valeurs, est pour lui la reconquête du paysage. Il s'agit d'ancrer le projet dans une histoire et un cycle naturel. Pour Jacques Coulon, les paysagistes développent des compétences spécifiques en matière d'aménagement à l'échelle du territoire, ce qui, idéalement, devrait faire préfigurer le projet de paysage au projet urbain. Les tracés paysagers tels que les axes, terrassements et parcelles précèdent déjà l'urbanisation. L'aménagement de nouveaux quartiers, de faubourgs ou de lotissements se réfère à des modèles de parcs et jardins, en imite les formes. Cependant pour que l'aménagement paysager fasse réellement le lien dans les rapports ultérieurs de l'espace urbain à la nature adjacente, il s'agit d'envisager le paysage en tant que processus et non plus en tant que répertoire de formes. Michel Desvigne nomme cette structure paysagère nature intermédiaire, "milieu vivant, à l'échelle géographique qui qualifie un territoire, avec laquelle il faudra composer plus tard, pour construire un quartier dont la préfiguration apparaît prématurée."168 Figure 25 Structure de parc-campus, Paris-Saclay, 2010 Michel Desvigne, la nature intermédiaire
166
L'alternative du paysage, Sébastien Marot, Op. Cit., p.372 Ibid. 168 Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit., p.21 167
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Les paysages ordinaires des villes et campagnes ont bien subi des transformations drastiques, mais ces changements ne sont pas le fruit du hasard. Ils sont issus de "rationalités multiples".169 L'étude de la relation entre les différents phénomènes territoriaux est donc le préambule du projet. Figure 26 La ville poreuse du Grand Paris, Maquette des lignes de continuités Paola Vigano
1- A partir de la géographie - Redonner à voir la géographie Pour Michel Corajoud, alors que la ville doit "se déployer jusqu'à ses confins de manière à ce que l'on sache où l'on habite"170, elle aurait perdu le rapport de son horizon. "L'accumulation des choses est telle que tous les horizons se ferment. La géographie est prisonnière de l'enchevêtrement des constructions et des ouvrages ou repoussée au-delà des limites sensibles de la ville. Il n'y a plus de lointain, plus de paysage ou, du moins, il n'y a plus cette forme de paysage qui crée le rapport intelligible entre le territoire-support et les divers agencements des hommes qui l'habitent."171 Alors que les villes deviennent des agglomérations urbaines, leurs projets d'aménagement expriment le besoin de redonner à voir la géographie au sein de ces villes, de retrouver des rivières recouvertes, de retrouver une relation à ses eaux172, ses collines, en substance, de redonner un signification géographique à l'édification. "La compréhension d'un paysage, de sa logique, l'intuition que l'on peut avoir des mécanismes à l'œuvre, relèvent ici d'une nécessité : donner au paysage contemporain un ancrage géographique pour les quartiers qui s'y installeront."173 Le projet doit dépasser la trame urbaine, se raccrocher au éléments naturels, mettre en place une forme d'hybridation entre ces espaces naturels et urbain, pour que la ville soit relier au vaste système géographique. L'urbanisme et l'espace public doivent dorénavant être pensés à cette échelle.
169
Métamorphose de l'ordinaire, Grand Prix du l'urbanisme 2013, Paola Vigano, Sous la direction d'Ariella Masboungi, Parenthèse, p.33 Voir à ce propos le travail de Paola Vigano en collaboration avec Bernard Secchi 170 Penser la ville par le paysage, Michel Corajoud, cours public de la Cité Chaillot, jeudi 27 mai 2010, http://webtv.citechaillot.fr/video/22-penser-ville-paysage 171 L'urbanisme est un humanisme, Grand prix de l'urbanisme 2003, Michel Corajoud, Op. Cit., p35 172 Voir par exemple de projet du quartier Rives de Meurthe dans le centre de Nancy par Alexandre Chemetoff. Il s'appuie sur la relation de la ville à sa rivière pour requalifier l'espace public. 173 Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit. p.41
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Michel Desvigne a conceptualisé cette approche avec ce qu'il nomme la géographie amplifiée. Il s'inspire des nombreuses interventions d'Olmsted et son fils aux EtatsUnis174 qui s'appuient sur la géographie pour organiser les différents réseaux (voies de circulations, écoulement des eaux...), les axes principaux, l'emplacement des parcs qu'ils conçoivent comme un système territorial. L'habitat vient dans un deuxième temps. Michel Desvigne nomme cette approche le "naturalisme pragmatique". Associer ces réseaux à la géographie permet d'une part de générer des territoires à construire sans transfigurer la nature, et d'autre part de faire apparaître les éléments artificiels et les éléments naturels comme un tout cohérent. "Dans la ville, cette géographie est complétée, transposée par des éléments artificiels. Ces derniers sont mineurs à l'échelle géographique, qui conserve la cohérence, mais ils sont immenses et structurants à l'échelle des nouveaux quartiers."175
Figure 27 Enracinement dans la géographie du site pour un Pole de recherche et d'innovation international Plateau de Sacclay
Cette approche est aussi source de confort, de qualité de vie pour les futurs habitants qui peuvent jouir au sein de la ville de la proximité d'éléments naturels. La préfiguration de l'espace urbain par la géographie suppose une gestion du territoire sur le temps long. Pour Michel Desvigne, le paysage comme préalable suppose d'anticiper l'avenir. Pour Alexandre Chemetoff, le projet de paysage est "l'art de prévoir l'imprévisible". Pour Michel Corajoud, il marie mémoire et anticipation. - Le système de parcs d’Olmsted Figure 28 Les parcs sont connectés entre eux, connectés aux dispositifs naturels et aux infrastructures urbaines Système de parc, Washington DC
En imaginant un système de parcs fonctionnant en réseau, Olmsted crée simultanément un ensemble à l'échelle de la géographie et du territoire et les infrastructures nécessaires au confort des citadins. La force de cette pensée réside dans ce système unique qui répond aux enjeux de différentes échelles, offrant à la ville du sens, des structures et une qualité de vie. Les 174 175
Voir Boston, Minneapolis ... Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit. p.54
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matériaux utilisés pour composer ces parcs ne sont pas ceux utilisés à la même époque en Europe dans les jardins pittoresques. Il s'agit de dispositifs hydrauliques et de dispositifs végétaux (les bois, les marais, les prés, les étendues d'eau), de matériaux élémentaires inscrits dans la géographie et la nature. 3- Par les infrastructures existantes - Le complexe de la balafre Les projets paysagers des Olmsted ouvrent la voie pour un pragmatisme territorial. Dans cette optique, les infrastructures peuvent servir d'éléments structurants aux projets d'aménagement. Pour que cela soit possible, il convient d'abandonner ce qu'Alain Roger nomme "le complexe de la balafre", c'est à dire une vision honteuse de l'infrastructure comme destructrice de la "bonne nature". Pour lui, l'autoroute "constitue, en elle-même, un authentique paysage, mais, comme le T.G.V d'ailleurs, elle en produit de nouveaux."176 Remarquons que ces infrastructures permettant l'accès au pays à une partie plus importante de la population représentent en cela l'invention potentielle de nouveaux paysages. Déjà à l'époque romaine, avec le développement des jardins où l'eau tient une place prépondérante, de grands ouvrages comme les aqueducs permettaient d'acheminer l'eau. Ces constructions qui transfigurent le paysage sont donc très liées à l'art paysagé. Figure 29 Système de parcs initialement prévu pour accompagner la mutation des grandes infrastructures présentes sur le site. Michel Desvigne Confluence, Lyon
- Géographie naturelle et histoire humaine La géographie artificielle a modifié en profondeur la géographie naturelle. Tout au long de la conquête de l'homme sur son territoire, elle n'a eu de cesse de gommer, d'effacer ou d'estomper les caractéristiques naturelles des sites. Les "invariants naturels"177 et les traces humaines plus récentes (résultant des logiques administratives et réglementaires, technocratiques et techniques) sont liées au point qu'aménager un territoire demande de prendre en compte ces données avec une égale importance.
176 177
Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit. p.142 Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit.
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- Jouer avec l'infrastructure Michel Desvigne recommande de ne jamais chercher à camoufler l'infrastructure, qu'elle se souvienne ou non du paysage naturel dans lequel elle s'inscrit. "Il faut pouvoir regarder les paysages artificiels traversés par les infrastructures comme une autre forme de naturalité avec laquelle il faut composer. Il est question là de renversement du regard."178 Il propose de profiter du vide qui accompagne ces grandes infrastructures. De plus notons que la requalification de ces grandes infrastructures urbaines, de type autoroute ou boulevard périphérique, donne la possibilité de transformer ces lieux de frontière en "lisières" capables d'accueillir de nouveau des échanges entre deux "rives de ville". Elle offre de nouveau à la ville la question de l'usage.
Figure 30 High Line, New-York James Corner Un exemple d'association entre une grande infrastructure en friche depuis 1980, les délaissés qui s'y sont développés et un espace public urbain.
4- Par l’usage Le paysage s'est ouvert du domaine du jardin à celui du territoire. La question de l'usage a remplacé celle de la contemplation pour progressivement occuper une place centrale dans l'aménagement paysagé. C'est une question primordiale pour Michel Corajoud, qui considère "l'espace du paysage ou l'espace de la ville comme un véritable milieu, dont les éléments, existants ou rapportés, tissent une multitude d'échanges."179 Le paysage est pour lui le lieu de l'interrelation. Son travail sur la rive de la Garonne à Bordeaux l'a amené à se questionner sur la notion de confort, "c'est un fonctionnel auquel on aurait rajouté une couche de bonheur"180. A la fin de la conférence évoquant ce travail, il se réjouit devant des photographies de personnes lisant sous les arbres ou ayant colonisé les bancs. L'enjeu du projet de paysage est là. Le projet doit tendre à favoriser l’usage, attendre qu’il vienne le plus naturellement possible, révéler son expression propre pour qualifier le lieu. L'usage est un moyen de retrouver un sens au lieu. Ainsi pour Henri Brava de l'agence TER, la condition pour accepter et intégrer une nouvelle géographie dans le paysage urbain, est l'acceptation culturelle de ces éléments.
Figure 31 Saint Denis, couverture de l'autoroute A1 Michel Corajoud
178
Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit. p.73 L'urbanisme est un humanisme, Grand prix de l'urbanisme 2003, Michel Corajoud, Op. Cit., p.25 180 Penser la ville par le paysage, Michel Corajoud, Op. Cit. 179
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C- Ce que change l'écologie "[...] il n'y a qu'un monde et sûrement pas de double vie."181 La nature selon Aristote est "tout élément ayant en lui-même son propre principe de croissance et de génération."182 La fin du XIXème siècle et le siècle suivant verront l'homme se tourner vers l'étude des plantes, de leur reproduction, de leur structure interne, de leur évolution au contact de leur milieu... Les arts s'en trouvent influencés, l'art nouveau s'inspire des plantes avec l'idée que l'œuvre doit être une "unité organique du tout et du détail".183 L'écologie, l'écosystème, termes apparus dans les années 1870, nous apprennent que tout est lié et amènent progressivement à penser la nature et l'homme en interrelation. En 1945, Paul Valéry disait "le temps du monde fini commence"184. Ce constat de la finitude de la Terre, en tant qu'espace, en tant que réserve naturelle et de biodiversité nous amène à modifier le regard et nos actions sur la nature. "Jusqu’il y a peu, il était possible de regarder comme pratiquement infini, quasi inépuisable, le domaine qui nous était accessible. Les cartes de la planète comportaient de grandes taches blanches désignées comme Terra incognita ; les biens qu’elle nous donnait étaient sans fin renouvelables ; chassés d’un territoire, il nous était possible d’en trouver un autre ailleurs. Désormais, nous n’avons plus d’ailleurs."185 Pour Albert Jacquard, alors que "la sagesse est d’admettre que nous sommes définitivement assignés à résidence sur la Terre"186, ce constat "nous permet de définir avec lucidité les termes du contrat de mariage entre la Terre et l’humanité et de faire un projet réaliste sur la façon de vivre les uns avec les autres." Cela poussera plus loin encore la recherche de connaissance sur la Terre, sur ses richesses dont on réalise l'inventaire, sur tout ce que comporte ce bien commun compté, donc précieux.
Figure 32 L'écologie comme support structurant : le squelette urbain et naturel Etude de la ville de Moscou Paola Vigano
Pour Michel Serre, "la maîtrise de l'homme sur la Terre" pose problème car elle n'est pas régulée, et cela se retournera à terme contre lui. En cela, notre vision de la nature doit changer 181
Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit., p.31 Physique, Aristote Paris, Garnier-Flammarion, 1999. 183 L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Op. Cit., p.162 184 Regards sur le monde actuel 185 Finitude de notre domaine, Albert Jacquard, Le Monde diplomatique, mai 2004 186 Ibid. 182
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: nous arrivons à une bifurcation de l'histoire où nous devons choisir entre la mort ou la symbiose. "Les anciens parasites, mis en danger de mort par l'excès commis sur leurs hôtes, qui morts, ne les nourrissent plus ni ne les logent, deviennent obligatoirement des symbiotes [organisme qui vit en symbiose avec un autre]."187 1- Un droit naturel Le contrat naturel188 de Michel Serre dénonce une politique du chacun pour soi qui n'intègre pas notre monde dans nos réflexions ni nos décisions. Il propose donc un droit de la nature, compris comme "limitation minimale et collective de l'action parasite."189 Par là, il entend réconcilier l'homme et la nature. Le Discours de la méthode190 de Descartes a inauguré l'ère "où la science et la technique prennent, lieu par lieu, maîtrise et possession du monde."191 Et "depuis les grandes révolutions industrielles, l'humanité n'a pas ménagé la nature, ou, pour mieux dire, l'a mise en coupe réglée."192 Avec son Contrat naturel, Michel Serre tente de clore cette période. Le projet de convention internationale sur la conservation de la diversité biologique tente de fonder ce droit, il stipule : "Les espèces sauvages ont le droit d'exister indépendamment des bénéfices qu'elles peuvent fournir à l'humanité".193 Le droit naturel est ici envisagé indépendamment de l'homme, "parasite" de la nature. La nature devient le sujet de droit, et ce sont ses intérêts qui doivent être pris en considération. Cela pose plusieurs difficultés. Comme l'a souligné Albert Jacquard194, lorsque l'homme consomme à outrance les ressources naturelles, ce n'est pas la nature qu'il condamne, mais bien lui-même. La Terre existera bien après l'homme. Ainsi, "il semble que le représentant de la nature soit appelé à gérer, non les intérêts de la nature envisagée pour elle-même, mais tout simplement l'intérêt collectif de la société à sa préservation." 195 De plus, ce droit indépendant des intérêts de l'homme suppose que la nature ait une voix propre. Quelle est cette voix ? Comment la prendre en considération ? Qui se fera le représentant de la nature ? La nature se conduit-elle comme un sujet ? 2- Critique de l'écologie du paysage
187
Le contrat naturel, Michel Serre Le contrat naturel, Michel Serre, Champs, essais 189 Ibid. 190 Discours de la méthode, René Descartes, VIe partie Cité dans Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.151 "Il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie et [...], on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en les mêmes façons à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature." 191 Le Nouvel Observateur, 29 mars 1990 192 Le contrat naturel, Michel Serre, cité dans Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.152 193 Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.158 194 Finitude de notre domaine, Albert Jacquard, Le Monde diplomatique, mai 2004 195 Le prix de la nature, Martine Rémond-Gouilloud, cité dans Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.159 188
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Pour Alain Roger, il convient de distinguer les sciences de l'environnement et de l'écologie de l'art du paysage. "La connaissance des géosystèmes et des écosystèmes est évidemment indispensable, mais elle ne nous fait pas avancer dans la détermination des valeurs paysagères, qui sont socioculturelles."196 Il prend résolument le parti d'un paysage issu de la culture. Dans son chapitre Contribution à la critique d'un prétendu "contrat naturel"197, il se dresse contre l'idée, supportée par l'écologie actuelle, que La Nature (notion indépendante de l'homme) soit abîmée par l'homme, et qu'il faut la protéger de notre action. Finalement, il rapproche cette vision du naturalisme et du biologisme, et insiste sur le risque de tomber dans les mêmes dérives racistes. Ainsi pour lui le paysage est avant tout une histoire d'homme, d'art et de culture. C'est une vision humaniste du paysage, finalement, un engagement éthique à propos du paysage. Bernard Lassus insiste également sur cette distinction. "Il y a une différence, une irréductibilité d’une eau propre à un paysage. On peut facilement imaginer qu’un lieu pollué fasse un beau paysage et qu’à l’inverse un lieu non pollué ne soit pas nécessairement beau."198 Augustin Berque tranche radicalement, pour lui "la notion de 'droit de la nature' est incohérente dans son principe même. Il est par conséquent impossible de fonder une éthique de l'environnement sur une telle notion."199 3- Quelle nouvelle vision de la nature ? Sur la relation sujet/nature abordée précédemment, remarquons un renversement : jusqu'il y a peu, on parlait beaucoup plus de ce que la nature procure à l'homme (frayeur, travail pour la maîtriser, sublime etc.), alors qu’aujourd'hui, le sujet se déplace de l'homme à la nature ellemême. La question actuelle du rapport de l'homme à la nature porte sur la façon dont il agit sur elle. La conserver, écouter la voix de la nature... Est-il possible d’évincer l’homme du paysage ? S’agit-il d’un grand retour des naturalistes ? Cette nouvelle vision de la nature (axée sur l'écologie, sur la biologie avec l’étude microscopique des plantes, de la biodiversité, des cycles, du fonctionnement des écosystèmes) donne une opportunité pour renouveler le paysage. L'écologie met tout le monde d'accord sur la question du paysage, qui est éminemment social et dont la perception varie selon les personnes. L'urgence, combinée à l'objective finitude de la Terre (et donc de la nature), donne une occasion inespérée de fédérer autour du paysage. Le fait que l’on perçoive la nature comme finie et menacée (par opposition à infinie, puissante et parfaite), fait naître de nouveaux sentiments, de nouvelles attentes face à elle. 4- Conséquences de ce changement de vision - De nouveaux techniciens pour l'aménagement urbain - la pensée aménagiste Comme le dit Kristiaan Borret, "la ville et le paysage deviennent plus hybrides."200 Cette mutation du territoire se retrouve dans l'évolution du métier d'urbaniste. 196
Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.134 Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit. 198 Les continuité du paysage, Bernard Lassus, Urbanisme et Architecture n°250, 1991, p.64 199 Être humains sur la terre, Augustin Berque, cité dans Court traité du paysage, Alain Roger, Op. Cit., p.157 200 Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit., p.11 197
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Adrien Gey étudie les rapports entre la ville et la nature, ou plus précisément entre la production de la ville et la vision de la nature. Dans sa thèse, il s'interroge sur "la montée des valeurs environnementales en tant que signe d’un retour à la pensée forte, entendue comme pensée dogmatique et doctrinaire." Pour lui, "la présence dorénavant importante dans les projets urbains, des écologues du paysage et des écosystémiciens" s'explique par "l’inflation d’un rapport éthique à l'égard de la nature et d’autre part, par la gestion technicienne de ces manifestations en vue de la prévention des risques." Dorénavant les équipes conduisant le projet urbain sont souvent accompagnées par ces nouvelles professions dans l'idée de limiter l'impact de l'habitat sur l'environnement. -
Evolution du rôle des métiers du paysage -
"La finitude écologique est une découverte de notre époque: cette prise de conscience que la quantité de vie est comptée, non renouvelable, est en rupture absolue avec l'idée encore historiquement récente d'une nature parfaite et indéfinie. En cela, l'écologie brise sans aucun ménagement la perception romantique de l'univers."201 Pour Gilles Clément, cette idée d'une finitude écologique assigne un nouveau rôle au jardinier. Il est "responsable de la vie", "comptable de son patrimoine paysager, jardinier de son paysage."202 "Le jardinier d'aujourd'hui ne doit plus seulement se faire l'architecture de l'espace, être un bon scénographe et un artiste, il n'est plus seulement celui qui produit bien, correctement, il est aussi celui qui protège. La forme du jardin n'a presque plus d'importance (hormis la dimension plastique de l'espace dans lequel on se trouve). Ce n'est plus ce que l'on va magnifier, on va se dire 'comment protéger la vie ?'. On ne pourrait pas s'en tenir à la circonscription qui nous est donnée par nos commanditaires, il y a une tendance assez générale des paysagistes à sortir des limites, ce qui est tout à fait naturel et logique, car la vie passe les limites et ne s'en tient pas au cadastre."203 - Une nouvelle forme de jardins Les pouvoirs publics entreprennent des actions pour sensibiliser le public à cette question écologique. Les jardins publics ont eu pour mission d'améliorer le cadre de vie des citadins, d'élever le niveau culturel de leurs visiteurs en alliant l'art à la nature. Aujourd'hui, ils assurent un troisième rôle, "celui de leur montrer que les techniques modernes permettent de faire le meilleur usage des ressources de la planète."204 - Apprendre un nouveau rapport à la nature L'écologie renforce encore l'idée d'une opposition entre l'habitat humain, destructeur et le milieu naturel sauvegardé, bénéfique. Pour Marie Rouanet, nous définissons la nature comme étant ce que l'on trouve hors de la ville. "Alors là, aussi, ils tombent sur des endroits qui ont été jardinés : en France, il n'y a pas un espace de terre, où l'homme n'a pas travaillé à établir le lieu des hommes. En réalité, ce n'est pas la nature. La nature est impénétrable, hostile, elle est le contraire de l'humain."205
201
Contribution à l'étude du jardin planétaire, Gilles Clément, Valence, École régionale des beaux-arts, 1995, p.55 202 Ibid. 203 La ville fertile, Gilles Clément, Op. Cit. 204 L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Op. Cit., p.6 205 La ville fertile, Marie Rouanet, Op. Cit.
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Pour elle, la nature est pourtant présente en ville, même virulente (elle reprend très rapidement ses droits et s'invite dans tous les interstices). Pour elle, on ne porte pas d'intérêt suffisant à cette forme de nature, et il s'agit de "dynamiser notre curiosité". 5- Le jardin planétaire Pour Gilles Clément, la finitude écologique implique de "regarder notre espace comme un lieu dont on doit prendre soin de façon extrêmement particulière." Elle nous amène à réfléchir sur une façon d'exploiter la biodiversité sans la détruire. La biodiversité telle qu'on l'a aujourd'hui a subi le brassage planétaire, parce que le vent, les oiseaux, les animaux en général transportent les graines lorsqu'il passent d'un espace à l'autre, mais aussi beaucoup par notre action. Il en résulte que chaque jardin est un index planétaire. "L'action de l'homme, mais aussi l'action naturelle, ont toujours fonctionné dans une marche de l'évolution qui prend en compte le brassage planétaire." Ainsi cette biodiversité est naturelle, mais aussi culturelle. Le jardin planétaire dépasse l'enclos du jardin permettant une certaine maîtrise pour concerner la totalité de la planète. La Terre devient le nouvel enclos limité au sein duquel nous vivons. Nous devenons donc tous les jardiniers de la planète. 6- Le tiers paysage -Qu'est ce que le tiers paysage ? Ce dont parle Marie Rouanet, Gilles Clément l'a nommé comme le tiers paysage. Il transpose la formule de l'Abbé Sieyès au paysage ["Qu’est-ce que le tiers-Etat ? – Tout – Quel rôle a-t-il joué jusqu’à présent ? - Aucun – Qu’aspire-t-il à devenir ? – Quelque chose"]. Après le paysage de la forêt, celui des pâtures, le tiers paysage est le paysage délaissé par l'homme. "Le tiers paysage, je le définis comme étant un ensemble, composé de fragments d'espaces, de territoires d'accueil à la diversité. Laquelle est chassée par les lieux occupés par l'homme industrie, agriculture, tourisme, mais aussi forêts exploitées, champs de pâturage...) Il s'agit d'une somme de délaissés, espace délaissés par l'homme pour que l'action de l'homme ne vienne par détruire la biodiversité présente."206 Partant à la recherche de la biodiversité, il l'a trouve dans trois catégories d'espaces : les réserves, les lieux primaires (où l'homme n'est pas intervenu) et les friches. Contrairement aux deux autres, cette troisième catégorie d'espace est très mal perçue. Elle symbolise la perte de pouvoir de l'homme sur son territoire. Pourtant la friche est un mécanisme important de la biodiversité. Gilles Clément porte son attention sur les lieux inexploités par l'homme. Il les nommes les délaissés. Ces lieux sont de plus en plus résiduels, en bordure ou encerclés par nos aménagements, qu'ils soient agricoles (les coins de parcelles ou parcelles en pente, difficilement exploitables), liés aux infrastructures (boucles d'autoroute, les bordures de chemin de fer) ou urbains (friches), les chemins avec leur haies qui constituent des micromilieux dans lesquels les insectes vont pouvoir se développer. Les bas-côtés des routes constituent un espace riche car on y intervient très peu.
206
Le Tiers paysage, Gilles Clément, cours, 05 janvier 2012, Amphithéâtre Marguerite de Navarre - Marcelin Berthelot, http://www.college-de-france.fr/site/gilles-clement/course-2012-01-05-14h30.htm
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- Enjeu du tiers paysage Tout aménagement va générer des délaissés. La richesse de cette biodiversité là, c'est qu'elle résulte de la rencontre entre les espèces natives et l'arrivée d'espèces exogènes. Les espèces végétales circulent, et cela crée de nouveaux écosystèmes. Ainsi tous ces espaces constituent un réservoir de biodiversité chaque fois différent. L'homme sélectionne les variétés végétales (la monoculture en est l'exemple le plus frappant, mais il le fait aussi dans ses parcs et jardins). Ces espaces vont être des refuges pour toutes les plantes chassées ailleurs. Pour Gilles Clément, notre futur est lié à cette richesse là. L'importance de ces espèces qui s'implantent et perdurent au bord de nos infrastructures est d'autant plus grande qu'elles ont fait la preuve de leur compatibilité avec notre mode de vie. A terme nous pouvons imaginer utiliser ces espèces par définition adaptées à cet environnement en tant que porte greffe pour la production d'autres plantes207. Ces lieux constituent des patrimoines génétiques qui, dans le patrimoine génétique de la vie, nous préparent quelque chose pour demain. Michel Desvigne voit dans les délaissés urbains de Boston (qu'il situe dans les friches, le long des grandes infrastructures) la possibilité d'une nature intermédiaire. Cette "jachère périurbaine", qui, dans le cas de Boston, dure vingt ans, se déplace et occupe un tiers des surfaces, peut devenir le support d'une urbanisation ou densification future. "Avant que des projets substances ne prennent forme, il est au moins possible de profiter de cette vacance pour qu'une sorte de nature s'installe dans la ville, une nature intermédiaire qui éventuellement redessine la géographie. [...] comme une sorte de petite agriculture urbaine."208 - Intervenir sur le tiers paysage ? Il importe de repérer et cartographier ce tiers paysage pour plusieurs raisons. D'une part parce qu'il est encore méconnu. Par exemple Gilles Clément et Patrick Bouchain réalisèrent une analyse territoriale à travers un certain nombre de délaissés à Paris209. Les cartes produites font apparaître l'ampleur de la biomasse du vivant, qu'ils nommèrent la "forêt des délaissés". D'autre part parce qu'en tant que patrimoine génétique, ce paysage devient un bien commun. Une fois situés géographiquement, ces délaissés vont pouvoir être connectés dans une logique de continuum biologique. Ces cartes sont un outil politique de gestion du territoire. Ainsi la ville de Montpellier a fait l'expérience de s'appuyer sur ces données pour réaménager son territoire. Le repérage est la première étape du travail. Dans un deuxième temps, Gilles Clément propose trois modes d'exploitation : - On propose un aménagement car il y a besoin d'une infrastructure. Suite à cette intervention, cet espace cesse de se trouver dans la catégorie du tiers paysage. - On intervient peu, le moins possible, cela se résume par exemple à la création d'un chemin. - On a repéré des espèces invitées, des espèces que l'on veut conserver car elles se sont implantées sans aide, n'ont besoin d'aucun n'entretien et sont potentiellement adaptées à nos ville. Dans ce cas, on n'intervient pas sur le lieu. Outre la nécessité du projet, Gilles Clément prône l'observation et la non-intervention, car pour lui l'intérêt de ces paysages réside dans leur autoconstitution, c'est à dire sans intervention humaine : ces espaces délaissés sont situés hors de l'emprise de l'activité de l'homme. 207
Voir à ce propos La foret fruitière, Maurice Chaudière Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit., p.23 209 Commande sur le passage à l'an 2000- caisse des dépôts et consignation 208
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Ainsi pour lui, "il nous faut du temps pour accepter le seul travail de la nature", l'objectif étant de faire accepter un morceau de tiers paysage au sein de la ville. Pour Bernard Lassus, certains lieux insécables comme le Mont Blanc ne feraient plus aujourd'hui l'objet d'un aménagement, "parce que l'on ne chercherait plus à opposer la maîtrise humaine issue de la technique à la puissance naturelle du Mont Blanc." La maîtrise n'est plus technique mais elle concerne notre action : " Notre maîtrise actuelle, c'est justement de ne pas creuser, de ne pas entamer cette puissance naturelle. Pour cette maîtrise, plus subtile, la prise en considération des nouvelles valeurs émergeant d'un lieu fait partie de la décision à prendre."210
D- Le paysage pour faire la ville La ville et le territoire fonctionnent ensemble. "Au delà de leur périmètre visible, physique, les villes influencent de fait un territoire beaucoup plus grand et parfois lointain."211 Une "ville responsable" doit prendre en considération cette relation complexe à son environnement, l'enjeu de l'urbanisme est de ne pas faire des villes "autistes"212. Jean-Louis Subileau propose de faire la ville autrement, "d'emprunter d'autres voies, que celles chaotiques ou sans issue des seules logiques du marché."213 L'alternative paysagère (Sébastien Marot) constitue un autre mode de développement métropolitain que celui de type programmatique. 1- L'alternative paysagère Pour Bernadette Blanchon-Caillot, les particularités de la conception paysagiste, à la base même du métier, sont le rapport au site, l'invention programmatique, penser la structure par l'espace ouvert, fonder le projet par le travail du sol, l'utilisation du végétal, la prise en compte de la dimension du temps.214 Nous retrouverons en annexe une liste plus large de ces particularités, relevées dans les textes des paysagistes expliquant leurs méthodes. - L'espace ouvert et l'horizon Figure 33 Silhouette de l'île de Nantes depuis la rive sud Alexandre Chemetov
210
Cinq propositions pour une théorie du paysage, Bernard Lassus, Op. Cit., p.93 La ville fertile, Bernard Chevassus-au-Louis, Op. Cit. 212 Ibid. 213 Grand prix de l'urbanisme 2001, Jean-Louis Subileau, sous la direction d'Ariella Masboungi, p.5 214 Pour une genèse de la compétence paysagiste, Bernadette Blanchon-Caillot, http://www.projetsdepaysage.fr/fr/pour_une_genese_de_la_competence_paysagiste 211
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La question de l'horizon a passionné Michel Corajoud. Il intitule l'ouvrage recueillant ses textes "Le paysage, c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent."215 Il caractérise encore le paysage comme "la succession des plans qui vous amène à penser l'horizon."216 Son travail de paysagiste l'amène à cadrer l'horizon, à l'intégrer dans ses conceptions de jardins, comme il l'a fait pour le parc de Gerland217. Pour lui un dispositif simple consistant à "aller chercher à l'extérieur des qualités qui bonifient l'intérieur du Figure 34 territoire sur lequel vous êtes" permet de créer un maximum Michel Corajoud d'effets. Cette tradition de tendre les axes des jardins vers l'horizon, de leur faire rejoindre visuellement l'horizon vient du jardin baroque. Si "le jardin Renaissance, solidement tenu par sa quadrature, dialogue avec le paysage, le jardin baroque efface la quadrature et s'allonge vers l'horizon. Il rejoint le paysage par des transitions insensibles."218 L'agence de paysage TER dit placer la question de l'horizon au cœur de son métier219. Pour Michel Corajoud, ce qui différencie le paysage de la ville est la taille du ciel. Alors que les éléments végétaux sont poreux, laissant apparaître l'horizon, les éléments urbains sont francs et massifs. "La ville est un artefact où la règle, le dessin, est dominant. La matière végétale est une matière souple, poreuse. Si j'y applique l'idée même de cette rigueur, j'aide à commencer à aimer la ville."220 Dans la rencontre entre la ville et le paysage, Michel Corajoud marie la géographie à la géométrie.
Figure 35 L'eau dans les jardins d'Europe Michel Baridon
De même pour Michael Jakob, "le paysage est [...] inséparable d'une spatialité ouverte, caractérisée entre autre par l'idée de l'horizon." Il ajoute que "l'univers structuré, muré, totalement déterminé de l'espace urbain représente à cet égard un dispositif près à s'ouvrir sur ce qu'il n'est point, sur la nature proche ou lointaine qui fera sortir le regard, laissant derrière soi des structures visuelles qui cachent l'horizon."221 Pour Bernadette Blanchon-Caillot, ces espaces ont un rôle "non comme antidote à une expansion urbaine redoutée mais comme élément indissociable et structurant du développement urbain et de l'art de vivre en ville."222
215
Le paysage, c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent, Michel Corajoud, Acte Sud, ENSP Penser la ville par le paysage, Michel Corajoud, Op. Cit. 217 "Un grand jardin linéaire de 500 mètres par 50" - "Un jardin qui fait référence à la maîtrise des plantes par le travail de l'homme : agriculteurs, horticulteurs, maraîchers. Un jardin dans la ville qui évoque moins la "nature" que la "campagne", Michel Corajoud, p.37 218 L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Op. Cit., p.58 219 Faire la ville par le paysage, Olivier PHILIPPE, conférence commune avec Henri BAVA et Michel HÖSSLER, tout trois paysagistes associés de l'Agence TER http://www.f-f-p.org/fr/experiences-de-paysage/?id=31&max=8&st=0 220 Michel Corajoud, à propos du parc de Gerland 221 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit. p153-154 222 http://www.projetsdepaysage.fr/fr/pour_une_genese_de_la_competence_paysagiste 216
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- Une attention particulière à la vie "La posture du paysagiste trouve son fondement dans la régulation d'un aller-retour constant entre pratique du matériau vivant223 et réflexion sur le dessin des espaces."224 Les paysagistes lauréats du prix d'urbanisme Michel Corajoud et Alexandre Chemetoff225 œuvrent tous-deux pour valoriser le vivant au sein de la ville. Michel Corajoud fait une distinction entre la nature, "au sens vrai du terme, qui n'a rien à faire en ville, en tous les cas dans son état de nature" et le vivant, dont en revanche la ville a besoin. L'introduction du vivant dans la ville est indispensable : "la matière végétale, les arbres, les plantes, c'est pas la nature, c'est tout simplement le vivant complémentaire à l'homme lui-même, c'est aussi un continuum entre l'homme, vivant, et les plantes, vivantes, et les animaux etc." 226 Pour lui, nous ne sommes pas capables de reconstituer un état de nature au sens le plus exact du terme dans le milieu urbain. Plutôt que d'en imiter la forme, comme ce fut longtemps le cas dans les jardins, nous pouvons nous inspirer de son fonctionnement. Ainsi pour Michel Corajoud "ce qui manque peut-être dans la formation des architectes, c'est une sensibilisation à la question du vivant. L'architecture se désanglerait de ce fanatisme qu'elle a aujourd'hui pour les objets, et pourrait amener à penser la relation entre les choses plutôt que les choses elles-mêmes."227 Il se questionne sur les moyens pour faire une ville plus vivante, et pas seulement dans la matière végétale. "Ce que la nature nous apprend et qui peut nous permettre de bien faire la ville, c'est précisément que dans la nature il y a des liens extrêmement nombreux, puissants, qui font que les choses sont associées entre elles. Ce qui est important, ce n'est pas de prendre la nature et de l'apporter en ville, mais c'est de comprendre que dans la nature, il y a des raisons qui font que les choses tiennent ensemble, des raisons multiples et nombreuses. Le problème n'est pas la présence de la nature dans la ville, mais la question de sa transposition dans la ville. Ce que les paysagistes peuvent apporter à la ville, c'est des liens et du vivant."228 - Conclusion Alors que se fait sentir le besoin de renouveler l'urbanisme traditionnel, les outils et les méthodes des paysagistes229, leurs connaissances sur le monde végétal et sur l'écologie, "semblent prédestiner le projet de paysage à une meilleure approche - plus organique, plus dynamique, plus processuelle - que celle imposée par la planification rigide, mécanique et dirigiste."230
223
En italique dans le texte original. Pour une genèse de la compétence paysagiste, Bernadette Blanchon-Caillot, Op. Cit. 225 "Une autre dimension de la ville, vivante", Patrimoine commun, Alexandre Chemetoff, Op. Cit., p.32 226 Trois questions à ... Michel Corajoud, http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2014/11/03/michelcorajoud-1937-2014-paysagiste_4517430_3382.html ou : https://www.youtube.com/watch?t=77&v=AxpIDBEsAV4 227 Penser la ville par le paysage, Michel Corajoud, Op. Cit. 228 La ville fertile, Michel Corajoud, Op. Cit. 229 Voir Annexe n°2 230 Le paysage, Michael Jakob, Op. Cit. p.157 224
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2- Reconstituer l'identité urbaine morcelée Le paysage semble donc être une alternative pour la réconciliation des citadins avec la nature et avec la ville. Analysant le discours des paysagistes, on se rend compte qu'ils cherchent des solutions pour réconcilier les citadins avec la ville... Un paradoxe, mais en apparence seulement quand on songe que l'idée de nature vient précisément de la ville. Le paysage, qui a fait naître le sentiment de nature, puis celui de campagne, pourrait aider à renforcer aujourd'hui le sentiment de ville. Nous l'avons vu avec Michael Jakob, la notion de paysage vient de l'ailleurs, de l'autre. Il né d'une opposition. Or aujourd'hui, il semble que c'est justement par cet ailleurs, ce regard particulier des paysagistes sur la ville, que va pouvoir se constituer son identité. Nous sommes de nouveau dans la problématique d'apprendre à regarder. - Contextualiser A propos d'un projet d'aménagement entre Rosny et Mantes-la-Jolie réalisé par l'agence TER231, Henri Bava explique en quoi la démarche, développer le paysage comme matrice, aide à requalifier ce lieu de ville-territoire. Le travail commence par un repérage : un biotope avec une forte biodiversité le long des rives de la Seine, des caractéristiques permanentes du site et celles en mouvement (les zones d'épanchement de décrue, des poches inondables), les éléments emblématiques, une jetée... Dans un deuxième temps, ils développent les liens et axes qui permettront d'accueillir les masses bâties. L'objectif est de contextualiser le Figure 36 programme, de lier le "déjà-là" et le Ecoquartier fluvial entre Mantes et Rosny Agence TER développement du programme le long des axes. - Aimer la ville Cette attention pour le déjà-là dont parle Henri Bava est un des chevaux de bataille des paysagistes. Cela demande l'abandon des clichés, notamment sur nos infrastructures, réseaux de transport situés dans les grandes villes. C'est ce que prône Alexandre Chemetoff. "Ce faisceau de voies [...] montre autrement la ville et nous interpelle. Face à ces images, il faut [...] faire œuvre d'invention, de compréhension en harmonie avec le paysage."232 Nous retrouvons souvent ce message des paysagistes, qui travaillent sur les mécanismes du territoire, et qui nous invitent à changer notre regard sur le paysage. Finalement, ils favorisent la tolérance envers l'habitat. Sur la question de la place de la nature dans la ville moderne, Michel Corajoud reste partagé. "J'ai une crainte quand même sur cette question de la nature dans la ville parce que souvent, la question qui est posée avec beaucoup d'insistance de l'introduction de la nature dans la ville, a, en arrière fond, une sorte de pensée qui est une pensée haineuse par rapport à la ville. On n'aime pas la ville alors on veut l'enrubanner avec de la nature, avec du végétal, parce qu'on
231
Création d’un, Maîtrise d’ouvrage : EPAMSA – Etablissement Public d’Aménagement du Mantois SeineAval, Maîtrise d’œuvre : TER + JCCA 232 Patrimoine commun, Alexandre Chemetoff, Op. Cit., p.22
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pense que la nature va être réparatrice. Les églises, les cathédrales, les bâtiments, sont des morceaux de nature empierrée."233 - Inventer une autre nature Pour Bruno Fortier, "peut-être ne faut-il plus de murs? Peut-être est il grand temps de se dire qu'en effet nous sommes au milieu de la ville ? Mais ce cercle inédit, dès lors qu'il contient la nature, imposerait justement de la réinventer et de la faire revivre". 234 4- L'enjeu du périurbain, la campagne pour faire la ville Selon Michel Corajoud, le monde de la campagne et celui de la ville se tournent aujourd'hui le dos, "s'ignorent et se repoussent".235 Son travail et ses réflexions se situent à la limite de ces territoires, et tentent de formuler à cet endroit des projets de réconciliation, de retrouver des liens et une continuité. - Comment recomposer l'espace périurbain ? La connaissance des espaces ruraux et la pratique du projet de paysage notamment sur la campagne, "peuvent être utiles à la réflexion et aux projets sur le territoire de la ville contemporaine, c'est-à-dire sur la périphérie, sur la 'suburbanité'."236 Alors que "la ville s'installe dans les murs dessinés par les agriculteurs"237, l'organisation rurale, le tracé du sillon, cette pensée de la relation à la nature, sont des outils d'aménagement que l'on peut utiliser dans la périphérie. "Là où la campagne est encore voisine de la ville compacte ou sur les terrains agricoles convoités par l'urbanisation, je propose de reporter, avec grande attention, le tissu ordinaire de la ville diffuse sur le fonds territorial, sur le paysage architecturé par les agriculteurs. Le recouvrement judicieux de cette 'anthropogéographie' rurale peut, à mon sens, polariser, orienter, ordonner, et finalement qualifier les fragments éparses de la ville moderne."238 Georges Descombes considère ce travail de Michel Corajoud comme une anticipation décisive. A la ville dispersée, il superpose "le développement possible de formes territoriales et paysagère qu'il reconnaît déjà construite."239 Le paysage est présenté comme une nature anthropique, nul néo-naturalisme chez lui. - Un symbole identitaire pour une nouvelle forme urbaine Selon Ariella Masboungi, "la campagne peut donner sens à la ville diffuse si elles parviennent à établir un dialogue entre elles, inscrivant la ville dans les logiques de fondation géographique, la ville faisant place à la campagne pour la monumentaliser."240 Le paysage de la campagne érigé en monument joue le rôle de symbole autour duquel fédérer l'identité périurbaine. La rencontre entre la culture urbaine et la culture rurale constitue l'identité propre au périurbain. Alors qu'il est convaincu de, "l'explosion totale et définitive des limites 233
Trois questions à ... Michel Corajoud, Op. Cit. Grand prix de l'urbanisme 2001, Op. Cit., p.9 235 L'urbanisme est un humanisme, Grand prix de l'urbanisme 2003, Michel Corajoud, Op. Cit., p.15 236 Ibid. 237 Grand prix de l'urbanisme 2001, Op. Cit., p.8 238 L'urbanisme est un humanisme, Grand prix de l'urbanisme 2003, Michel Corajoud, Op. Cit., p.41 239 Ibid., p.39 240 Ibid.,p.13, 14 234
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urbaines telles qu'elles ont longtemps imprégné notre conception de la ville et nos agissements", François Grether dit que "pour composer les villes et les paysages, il nous faut marier génie rural et génie urbain."241 - Le lieu d'une rencontre Jean-Louis Subileau considère que "les lieux les plus représentatifs de la ville sont à la rencontre de tissus différents et une forme de beauté peut naître de ces rencontres."242 Pour ces lieux, "la réponse de la continuité urbaine absolue serait inepte. Une certaine discontinuité doit demeurer afin que les différences soient lisibles, comme les silences dans la musique et les contradictions gérées."243 Travaillant sur la ville d'Eysines, Alexandre Chemetoff reconnaissait dans un tronçon de route "tout ce qui fait le charme de la ville étalée", alors qu'on la voudrait "tellement plus dense pour la rendre conforme à tous les plans d'urbanisme, aux règlements, aux dispositifs administratifs, au risque de perdre ce qui en fait l'identité."244 Figure 37, Eysines Patrimoine commun, Alexandre Chemetov
Au lieu d'imposer à la ville périurbaine la forme des centres urbains, Michel Desvigne prend le Figure 38 parti de l'hybridation. L'espace Les murs à pêches de Montreuil public inhérent à l'urbain et Michel Corajoud l'agriculture inhérente au rurale Une morphologie de parcelles agricole pour construire la ville pourrait fonctionner ensembles. Pour Sébastien Marot, on attend des paysagistes "des idées, des stratégies et des projets susceptibles de relever l'agriculture dans sa mission de ménagement local, et capables de conserver à la campagne son ouverture et son visage tout en y acclimatant les nouveaux usages qui consomment aujourd'hui son espace."245 A Cergy-Pontoise, il souhaite intégrer à la transformation du paysage une évolution locale : "grâce à la généralisation d'une micro agriculture expérimentale, de véritables espaces publics 241
Grand prix de l'urbanisme 2001, Op. Cit., p.8 Ibid., p.9 243 Ibid. 244 Patrimoine commun, Alexandre Chemetoff, Op. Cit., p.62 245 L'alternative du paysage, Sébastien Marot, Op. Cit., p.369 242
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et utilitaires peuvent se constituer. Fonctionnant comme des lieux de passages et d'échanges, ils peuvent à terme composer, à l'image de certaines régions d'Europe où se mêlent ainsi les maisons et les cultures, de beaux territoires. La ville diffuse, lorsqu'elle sait accueillir ce mélange d'usage et de significations, peut ainsi s'ouvrir sur le grand paysage et la campagne industrielle, en s'assurant une formidable transition."246 Pour symboliser son propos, disons qu'il souhaite voir la clôture séparant le jardin pavillonnaire des champs se transformer en une lisière féconde (en terme d'usages, de morphologie spatiale...). Pour Sébastien Marot, "c'est l'articulation dialectique des problématiques du paysage et de l'espace public qui rend si intéressantes leurs [des paysagistes] contributions théoriques et opérationnelles."247
Figure 39 Paola Vigano
- Les paysagistes et la question périurbaine Selon Sébastien Marot, la profession de paysagiste se situe justement au point d'articulation des deux monde. Ils sont formés par la culture urbaine et la culture rurale, "les héritiers des paysans et des urbanistes, de l'agriculture et de l'art urbain."248 Une vision rurale de la ville la montre "comme un sédiment d’interprétations successives, comme un site" alors qu'une vision urbaine de la campagne nous amène à la voir comme "produite et entretenue historiquement, comme un artefact."249 C'est ainsi qu'il identifie la banlieue comme "la terre de naissance de leur culture professionnelle."250 Sur le terrain controversé du périurbain, ils amène "une perspective qui ne voit pas dans la suburbia une 'sous-ville' ni une 'arrière-ville' à soigner par des injonctions d'urbanité, mais davantage une 'anti-cité' où la civilité, faisant retour sur elle-même, se projetterait à la fois dans son futur et dans son passé, refaisant l'expérience de sa fondation, et où la ville renouvellerait les dispositifs scénographique de son théâtre d'une expérimentation sur l'espace public ouvert où le site et la naturel (le relief, la nature du sol, l'orientation, le climat, le couvert végétal, le 'fond', combinaison d'histoire et de géographie) constitueraient 246
Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit., p.64 L'alternative du paysage, Sébastien Marot, Op. Cit., p.370, 371 248 Ibid. 249 Ibid. 250 Ibid., p.375 247
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l'idée régulatrice de nouveaux programmes et de nouveaux projets. Une autre idée de l'urbanisme en somme, dans laquelle les rapports entre architecture et environnement seraient inversés, et qui serait davantage inspirée par les gestes de la fondation que par ceux de l'édification. Une invitation à relire l'histoire de la discipline et à explorer ses traditions locales."251 Les paysagistes, qui ont développé savoir-faire sur les coutures, les transitions, les lisères, les greffes, semblent être privilégier pour travailler le liens qui manque entre les différents éléments du périurbain. Ils s'intéressent d'avantage à la relation qu'aux objets. Comme l'exprime Michel Desvigne, "mon travail fait appel à peu d'objets, et idéalement à aucun, à des matériaux ordinaire."252 Il n'a rien à montrer "qui ressemble aux images séduisantes des livres d'architecture, rien qui évoque les modèles photogéniques, rien non plus que l'on pourrait comparer aux paradisiaques images de synthèse qui encombrent les publications."253 En réalité, il "aime la "résistance" de nos matériaux aux "effets", comme si un jeune paysage ne pouvait être 'pittoresque', ne pouvait ressembler à aucune image modèle."254 - Opportunités périurbaines La ville suburbaine affiche une succession de constructions, "où chaque bâtiment est à soi-même son propre référent, avec son propre monde intérieur déconnecté de toute forme commune ; l’agent unifiant n’étant donc plus l’architecture, mais la nature, qui envahit une ville désintégrée en formes individuelles."255 Cette forme urbaine lâche favorise les délaissés, possibles support au projet de paysage. Ce développement urbain poreux (plutôt que "miteux", avec l'idée du mitage d'espace) a laissé ouvertes les possibilités de retrouver de nouvelles significations. La géographie et les infrastructures sont certes déconnectées, mais elles sont toujours visibles et potentiellement employables.
Figure 40 La plaine Saint Denis Schéma de Michel Corajoud
Elle constitue donc un réservoir naturel de biodiversité. Cependant, comme nous l'a montré Sébastien Marot, elle est aussi un réservoir de biodiversité en terme de logiques d'aménagement et de mode de colonisation du sol. En tant que matière première du projet, ce territoire offre une grande liberté pour envisager les mutations. Alexandre Chemetoff souhaite ainsi "se servir de la ville en train de se transformer comme témoin préparant les constructions et les aménagements à venir." Il ajoute : "on peut utiliser ici l'expression de ville à l'essai, dans le sens où l'on parle des jardins à l'essai."256
251
Ibid., p.377 Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Op. Cit., p.26 253 Ibid. 254 Ibid. 255 Augustin Berque, Op. Cit., http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/12/berque-villecampagne.html 256 Patrimoine commun, Alexandre Chemetoff, p.80 252
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Conclusion Avec le développement d'une pensée écologique, le paysage a trouvé une autre motivation que la forme : le processus. Nous voyons que toute les échelles sont liées, de l'échelle microscopique du développement de la plante, de la composition des sols jusqu'à l'échelle du territoire, de ces mécanismes de transformation spatiaux (liés aux infrastructure de circulation, à l'économie), en passant par l'échelle du milieu, du biotope et de sa biodiversité. D'ailleurs pour Gilles Clément, le paysage n'a pas d'échelle. Dans ce cadre, le projet de paysage relève de "l'inflexion du processus paysager"257, le processus paysager concernant "l'ensemble des mouvements interactifs d'un lieu. Prendre en compte le processus implique de ne pas arrêter le lieu, de ne pas le fixer. On pourrait presque dire qu'il convient de le prendre en marche. [...] Intervenir n'est pas se juxtaposer à une agglomération d'objets ; c'est par un jeu d'éléments ou de fractions, réinventer le donné dont on part."258. Ainsi pour Bernard Lassus, "là où apparaît un paysage, nous sommes déjà dans un lieu."259 Cette posture rejoint l'idée de Michel Corajoud, selon laquelle le projet de paysage est l'art de rentrer dans une conversation.
257
Cinq propositions pour une théorie du paysage, Bernard Lassus, Op. Cit., p.98 Ibid. 259 Ibid., p.106 258
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IV- Conclusion Actuellement la société porte un intérêt grandissant pour la discipline paysagère. Au delà des caractéristiques propres à cette discipline, considérons les circonstances de notre époque pour expliquer le phénomène. Il y a d'une part la sensibilité à l'écologie, qui renouvelle l'intérêt pour la nature, et d'autre part le rejet de la modernité en tant que façon d'aménager notre environnement. Quelle nature, quel paysage ? Nous voyons que depuis la révolution industrielle, nous "consommons" la Terre de façon exponentielle. Cela bouleverse la discipline du paysage, qui étudie le mode de relation à la nature et l'environnement. Dans ce contexte où tout le territoire devient la ville, et dans l'idée que la ville détruit la nature, quelle place a aujourd'hui la nature ? Où la rencontrons-nous ? Dans certains biotopes regorgeant de biodiversité ? Sur l'ensemble de la planète, en tant que totalité équilibrée du monde vivant et minéral à sauvegarder et à prendre soin ? Dans les friches, où elle fait la démonstration de sa virulence à reprendre ses droits ? Dans les lieux ou nous la cultivons, dans ceux où nous l'exploitons, et sans lesquels nous n'existerions pas ? Dans la campagne périurbaine idéalisée par les habitants ? Dans les parcs, où elle laisse la place, sous forme de grandes esplanades plantées, à la pratique de nos loisirs ? Dans les jardins dont la valeur artistique et morale nous donne le sentiment d'un rapport privilégié à elle ? Il existe autant de natures que l'on souhaite en voir. La prise de conscience écologique est révélatrice du questionnement fondamental sur la relation que l'on souhaite avoir avec elle. Cela ce révèle également par la variété des discours des paysagistes que nous avons évoqués : - L'agence de paysage TER travaille énormément sur l'usage et l'espace public, sur leurs connexions aux éléments existants du contexte géographique et historique des sites. Ils présentent le paysage comme un espace public. - Michel Desvigne travaille sur l'hybridation entre les systèmes naturels et les systèmes artificiels que sont les infrastructures et la ville. - Gilles Clément porte son attention sur l'équilibre des écosystèmes, où l'homme, en tant qu'être social soucieux de préserver les ressources, doit accepter le seul travail de la nature et constituer des paysages qui "s'auto-constituent". - Alexandre Chemetoff appréhende le paysage comme un patrimoine à "relever et révéler". La combinaison du réel et de l'imagination, se nourrissant l'un de l'autre, donne son sens au projet. - Michel Corajoud proclame la beauté des paysages témoins de la lente négociation entre l'homme et la nature. C'est une sorte de malice paysagère : le paysage est le terrain de jeu entre l'homme et la nature. - Bernard Lassus voit le paysage comme l'hypothèse que le regard porte sur l'environnement. Il s'appuie sur le jeu de la perception des couleurs, des formes, des distances. Il pratique un paysagisme de la sensation, où le dialogue avec la nature exprime des histoires de vie et de mémoire.
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Le point commun de ces approches, c'est de voir le paysage comme artefact, comme la nature transformée par l'homme, qui semble demeurer le déterminant essentiel du paysage. A ce titre, la ville peut être considérée comme un paysage, de type urbain, ou encore comme une ressource renouvelable260, qu'il est possible d'employer différemment, plus écologiquement. Cependant la crise territoriale que nous traversons ne se limite pas à un problème écologique, elle est aussi identitaire et culturel. Les différents théoriciens du paysage que nous avons cités présentent l'histoire du paysage comme une succession de projections sur la nature véhiculées par une culture commune. Michael Jakob nous dit que le renouveau paysagé a presque tout le temps été précédé d'une crise remettant en cause les fondements identitaires. Retrouver aujourd'hui la cohérence entre nos territoire et notre identité culturelle passera nécessairement par la "dissolution des préjugés qui grèvent le regard" (Alain Roger, p.100) et nous empêche d'imaginer d'autres rapport à l'environnement. L'art du paysage a toujours tenu ce rôle d'enseigner une vision et un rapport à la nature. A travers les projets cités, nous voyons se dessiner ce renouveau. La qualité du paysage ordinaire, sa capacité à se régénérer, sa connexion au sol, à l'histoire, aux infrastructures, la qualité de ses espaces publics constituent les nouveaux enjeux. La place des paysagistes dans l'aménagement urbain Le paysage apparaît aujourd'hui comme un objet pertinent de la conduite de projet urbain, notamment en ce qu’il est un élément susceptible d’en assurer la cohérence en l’inscrivant dans la grande échelle aménagiste (trame verte, trame bleue…) et un élément de médiation entre les différents ordres qui instituent l’urbain (nature, organisation, systèmes techniques). La voix de plus en plus forte qui s'élève en faveur du suburbanisme comme mode d'aménagement a contribué à reconnaitre les paysagistes comme incontournables pour aménager la ville : ils sont en charge de son patrimoine naturel et cela leur confère un rôle irremplaçable. Le métier de paysagiste concerne l'art des jardins, l'horticulture, les espaces publics, l'agriculture, la cartographie, l'urbanisme... Cette position au carrefour des disciplines le prédestine à être le pivot des équipes d'aménagement territorial. Cette pluridisciplinarité est un caractère essentiel du paysage. En tant qu'élément culturel partagé, en tant que bien commun et symbole identitaire, il a besoin d'être sans cesse redéfini. La méthode Le paysage concerne une multitude de données appartenant à des disciplines variées. Après avoir élaboré les questions de départ, mon travail a consisté a tisser les différentes données récoltées. Cette construction permet de situer le sujet dans l’hypertexte théorique, de dégager les axes principaux de la réflexion actuelle sur le paysage en insistant plus particulièrement sur les axes pouvant renouveler l’aménagement de la ville et du territoire.
260
Métamorphose de l'ordinaire, Paola Vigano, Op. Cit., p.105
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Table des illustrations Figure 1 ..................................................................................................................................... 1 Quartier universitaire Grenoble Université de l'innovation, INterland Opération Campus : Schéma Directeur immobilier d'ensemble des universités et schéma d'aménagement, d'intégration urbaine et de développement durable du Campus Est, 2008 - 2009
Figure 2 ...................................................................................................................................... 6 Vidéo diffusée par l'Etat islamique et montrant, vraisemblablement, la destruction du temple de Bêl à Palmyre en Syrie. WELAYAT HOMS / AFP
Figure 3 ...................................................................................................................................... 6 Ces propositions ont été envoyées au concours d'idées "Reburbia - A Suburban Design Competition", dont le but était de "réinventer la suburb"
Figure 4 ...................................................................................................................................... 7 ZAD du Testet, photo publiée sur kayou.over-blog.com
Figure 5 .................................................................................................................................... 13 L'étang, Dürer, 1496
Figure 6 .................................................................................................................................... 16 La fenêtre du paysage, La vierge au chancelier Rolin, Jan Van Eyck, 1435
Figure 7 .................................................................................................................................... 18 Le voyageur au-dessus de la mer de nuages, Caspar David Friedrich, 1818, Hambourg Kunsthalle
Figure 8 .................................................................................................................................... 21 La Sainte Victoire, route du Tholonet, Paul Cézanne
Figure 9 .................................................................................................................................... 21 Réflexion sur l'eau - Misaka
Figure 10 .................................................................................................................................. 21 Le bassin aux nymphéas - Claude Monet
Figure 11 .................................................................................................................................. 21 Le jardin d'eau de Claude Monet - Giverny
Figure 12 .................................................................................................................................. 22 Jardin de Blois
Figure 13 .................................................................................................................................. 22 Sculpture flottante, Otterlo - Martin Pan, Kroller-Mullen Museum
Figure 14 .................................................................................................................................. 22 La pièce d'eau des platanes simples et l'Allée d'honneur Courances, Michel Baridon, L'eau dans les jardins d'Europe
Figure 15 .................................................................................................................................. 25 Castle Howard, près de York L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon
Figure 16 .................................................................................................................................. 26 Rift, Michael Heizer, 1969
Figure 17 .................................................................................................................................. 30 Val de Loire, plan de paysage, 1991-94, recensement sur un territoire national des différentes opérations d'aménagement et illustration de leur impact, Alexandre Chemetoff, bureau des paysages
Figure 18 .................................................................................................................................. 31 Jardins imaginaire, Bernard Lassus
Figure 19 .................................................................................................................................. 32 Emscher Park
Figure 20 .................................................................................................................................. 33 La ruine comme un exemple de paysage-artéfact où l'artificiel devient naturel, Le Temple de la Philosophie à Ermenonville, Hubert Robert, 1800
Figure 21 .................................................................................................................................. 37 Le travail du paysage par strates successives, James Corner, Field Operations (2006)
Figure 22 .................................................................................................................................. 42 Le Jardin de Versailles par Patel, 1668
Figure 23 .................................................................................................................................. 52 Le relevé du réel, Alexandre Chemetoff
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Figure 24 .................................................................................................................................. 52 Le jardin de l'île Seguin, premier espace public ouvert de l'île
Figure 25 .................................................................................................................................. 53 Structure de parc-campus, Paris-Saclay, 2010, Michel Desvigne, la nature intermédiaire
Figure 26 .................................................................................................................................. 54 La ville poreuse du Grand Paris, Maquette des lignes de continuités, Paola Vigano
Figure 27 .................................................................................................................................. 55 Michel Desvigne Enracinement dans la géographie du site pour un Pole de recherche et d'innovation international, Plateau de Sacclay
Figure 28 .................................................................................................................................. 55 Olmsted, Système de parc, Washington DC Les parcs sont connectés entre eux, connectés aux dispositifs naturels et aux infrastructures urbaines
Figure 29 .................................................................................................................................. 56 Système de parcs initialement prévu pour accompagner la mutation des grandes infrastructures présentes sur le site. Michel Desvigne, Confluence, Lyon
Figure 30 .................................................................................................................................. 57 High Line, New-York, James Corner Un exemple d'association entre une grande infrastructure en friche depuis 1980, les délaissés qui s'y sont développés et un espace public urbain.
Figure 31 .................................................................................................................................. 64 Saint Denis, couverture de l'autoroute A1, Michel Corajoud
Figure 32 .................................................................................................................................. 65 L'écologie comme support structurant : le squelette urbain et naturel Etude de la ville de Moscou, Paola Vigano
Figure 33 .................................................................................................................................. 65 Silhouette de l'île de Nantes depuis la rive sud, Alexandre Chemetoff
Figure 34 .................................................................................................................................. 67 Michel Corajoud
Figure 35 .................................................................................................................................. 69 L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon
Figure 36 .................................................................................................................................. 69 Ecoquartier fluvial entre Mantes et Rosny, Agence TER
Figure 37 .................................................................................................................................. 70 Eysines, Patrimoine commun, Alexandre Chemetoff
Figure 38 .................................................................................................................................. 71 Les murs à pêches de Montreuil, Michel Corajoud, une morphologie de parcelles agricole pour construire la ville. Penser la ville par le paysage
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Bibliographie
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L'agriculture grignotée par la ville, Manuel Domergue, Alternatives économiques n°314, juin 2012, http://www.alternatives-economiques.fr/l-agriculture-grignotee-par-la-ville_fr_art_1149_59046.html L'alternative du paysage, Sébastien Marot, De la forme au lieu, 1995, annexe 3, p365 à 377 Landscape as urbanism, Charles Waldheim, The Landscape Urbanism Reader, New York, 2005 L'art du paysage, Kenneth Clark, Arléa Editions Le contrat naturel, Michel Serre, Champs, essais Le déclin du mensonge, Oscar Wilde, 1891 Le Nouvel Observateur, 29 mars 1990 Le Paysage dans l'art italien. Les premières études d'après nature dans l'art italien et les premiers paysages de calendriers, Otto Pächt, Saint-Pierre-de-Salerne, Gérard Monfort, 1991 Le paysage en préalable, Michel Desvigne, Grand Prix de l'urbanisme 2011, Joan Busquets, prix spécial, sous la direction de Ariella Masboungi Le paysage, c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent, Michel Corajoud, dans l'ouvrage collectif Mort du paysage, sous la direction de François Dagognet, Champs Vallon, 1981 Le paysage, c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent, Michel Corajoud, Acte Sud, ENSP Le paysage, entre le politique et le vernaculaire. Réflexions à partir de John Brinckerhoff Jackson, Jean-Marc Besse Le paysage, Michael Jakob, Collection Archigraphy Poche, infolio Le périurbain à l’heure du crapaud buffle : tiers espace de la nature, nature du tiers espace, Martin Vanier, in Revue de géographie alpine, n°4, 2003 Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry Le prix de la nature, Martine Rémond-Gouilloud Le Tiers paysage, Gilles Clément, cours, 05 janvier 2012, Amphithéâtre Marguerite de Navarre Marcelin Berthelot, http://www.college-de-france.fr/site/gilles-clement/course-2012-01-05-14h30.htm L'eau dans les jardins d'Europe, Michel Baridon, Editions Mardaga, 2008 Lecture de villes, M. Roncayolo, Marseille, Parenthèses, 2002 Les continuité du paysage, Bernard Lassus, Urbanisme et Architecture n°250, 1991 Les fondamentaux - Architecture du paysage, Tim Waterman Les raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Augustin Berque, Paris, Hazan, 1995 L'évolution des rapports ville nature dans la pensée et la pratique aménagiste : la consultation internationale du Grand Paris, Adrien Gey L'irrésistible ascension des paysagistes, Jacques Lucan, AMC Le Moniteur Architecture, n°44, sept. 1993 L'Organisateur, Saint Simon, 1819 L'urbanisme est un humanisme, Grand prix de l'urbanisme 2003, Michel Corajoud Métamorphose de l'ordinaire, Grand Prix du l'urbanisme 2013, Paola Vigano, Sous la direction d'Ariella Masboungi, Parenthèse Mort du paysage ?Philosophie et esthétique du paysage, François Dagonet Naissance et renaissance du paysage, Michel Baridon, Actes Sud, Arles, 2006 Patrimoine commun, Alexandre Chemetoff, Leçon inaugurale de l'école de Chaillot, prononcé le 26 janvier 2010, Cité de l'architecture et du patrimoine, Silvana Editoriale Paul Cézanne, Cézanne, Fougères, Encre marine, Joachim Gasquet, 1921 Penser la ville par le paysage, Michel Corajoud, cours public de la Cité Chaillot, jeudi 27 mai 2010, http://webtv.citechaillot.fr/video/22-penser-ville-paysage Physique, Aristote, Paris, Garnier-Flammarion, 1999. Pour une genèse de la compétence paysagiste - La lecture critique de réalisations, Bernadette Blanchon-Caillot, http://www.projetsdepaysage.fr/fr/pour_une_genese_de_la_competence_paysagiste Pour une herméneutique des formes urbaines, L.K. Morisset, dans La ville phénomène de représentation, Québec, Presses de l’université du Québec Regards sur le monde actuel Retour sur ‘La Ville émergente’, propos édités par Éric Charmes et Jean-Michel Léger, article publié dans la revue Flux, n°75, 2009, p. 80 à 98 Trois essais sur le beau pittoresque, William Gilpin, 1799 Trois questions à ... Michel Corajoud, http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2014/11/03/michelcorajoud-1937-2014-paysagiste_4517430_3382.html Ville-Campagne, Augustin Berque, http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.fr/2012/12/berque-ville-campagne.html
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Annexes
Annexe n°1: Tableau d'état des lieux Complété tout au long du travail de recherche et de développement du sujet, il permet de situer le propos et les notions employées dans un cadre de réflexion plus large. Différents courants viennent prédéterminer ou du moins expliquer certaines approches du paysage. La figure que dresse ce tableau peut nous servir de support référentiel pour resituer le propos. Tous les auteurs cités, ainsi que d’autres auteurs en lien avec le sujet, y sont référencés chronologiquement. La question du paysage est vaste, elle se trouve au carrefour de nombreuses disciplines. En 1975, Sir Geoffrey Jellicoe, paysagiste, nous prévenait déjà, dans son livre The Landscape of man, que " le monde entre dans une phase de son histoire qui verra peut-être l'architecture de paysage devenir le plus complet de tous les arts." Cette question du paysage est relayée par les paysagistes mais elle intéresse également les philosophes, puisqu'elle concerne la société dans son ensemble. De même, les botanistes, géographes, écologues et environnementalistes ont pu influencer le paysage. L'art du paysage a évolue en même temps que la société, d'ou l'intérêt de ce tableau qui recroise les disciplines. Dans ce tableau, j'ai voulu référencer de façon chronologique différents écrits, différentes pensées du paysage, qui ont marqué l'histoire de la notion. Ces auteurs ont fait évoluer la notion de paysage ou la façon de l'habiter, leurs concepts ont influencé notre vision et notre rapport à la nature. Ces sources proviennent soit d'ouvrages que j'ai lus, soit de références trouvées dans ces mêmes ouvrages, soit de notes de lectures d'étudiants en école de paysage à Versailles et Marseille (http://www.topia.fr/fr/travaux_d_etudiants). Malgré ce travail de recensement, il est difficile de distinguer une direction nette pour la notion de paysage, qui est toujours mouvante. Cependant, il donne une idée de son étendue, et il permet de dégager quelques grandes lignes de l'évolution de la notion.
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Date
Auteur Praticien
Discipline
Concepts développés
Exemple/ Application
Ouvrage
2010
Alexandre Chemetoff
Paysagiste Urbaniste Architecte
Le "plan guide" doit réunir "l'état des lieux" et le "projet" pour pouvoir comprendre et intervenir sur un site.
Leçon inaugurale de l'école de Chaillot : "Patrimoine commun"
2010
Edgar Morin
Philosophe Sociologue
2009
Michel Desvigne
Paysagiste
"L'idée de métamorphose, plus riche que l'idée de révolution, en garde la radicalité transformatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, de l'héritage des cultures)." "Une conscience de 'Terrepatrie'." Nature intermédiaire La nature amplifiée Paysage zéro
BoulogneBillancourt Île de Nantes Plateau de Haye à Nancy "Nous en sommes au stade de commencements, modestes, invisibles, marginaux, dispersés." Le plateau de Saclay
Natures intermédiaires: Les paysages de Michel Desvigne
2009
James Corner
Architecte du paysage
High Line de New York, inaugurée en 2009
The Landscape Imagination: The Collected Essays of James Corner 1990-2010, Princeton Architectural Press, 2014
2008
Michael Jakob
2007
Michel Lussault
Historien Théoricien du paysage Géographe
2007
Michael Spens
2006
Charles Waldheim
Théoricien de l'urbain
2006
Michel Baridon
Professeur Ecrivain Universitaire
Historien de la notion paysage Le paysage dans l'antiquité Spécialiste des jardins
2004
David Mongin
Architecte urbaniste
2003
Gilles Clément
Paysagiste
La ville franchisée- Elle a trois moteurs : la voiture, la maison individuelle et le lotissement -Le tiers-paysage Abbé Siéyès : « Qu’est-ce que le tiers-Etat ? – Tout – Quel rôle a-t-il joué jusqu’à présent ? - Aucun – Qu’aspire-t-il à devenir ? – Quelque chose. » -Le jardin planétaire - 1995 -
2002
Michel Racine
Paysagiste Urbaniste Architecte
80 -
Landscape Urbanism - respect du processus naturel - importance de l'horizontalité - adapter la technique à l'environnement l'imagination comme amplificateur des possibles Paysage = Sujet + Nature
-Il recense les créations de paysagistes des 10 années précédente et notamment les interventions urbaines -Il aborde les espaces interstitiels dans nos villes Il défend le "landscape urbanism" à travers la voix de praticiens.
Eloge de la métamorphose- Le Monde | 09.01.2010
Le paysage, Infolio, collection Archigraphy, 2008 Habiter. Le propre de l'humain, Paris, La Découverte, 2007 (avec Thierry Paquot et Chris Younes) - Paysages contemporains, Paris : Phaidon, 2005
Michel Desvigne Agence Paysages Gilles Clément
The Landscape Urbanism Reader, Charles Waldheim editor - Naissance et renaissance du paysage – Acte sud - 2006 - L'eau dans les jardins d'Europe La ville franchisée-2004
Parc Matisse LILLE Parc Citroen PARIS
Habiter le paysage, Pauline Estève - 2014, 2015
Le Manifeste du TiersPaysage 2003 Editions Sujet/Objet
Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au XXIème siècle. Tome 2, Du
2001
Gilles A. Tiberghien
2001
Yves Luginbühl Augustin Berque
2000
Philosophe
géographe orientaliste philosophe
XIXème siècle au XXIème siècle Nature, art, paysage, Actes Sud / ENSP, 2001
La relation entre art et nature : "la nature peut devenir art (en intégrant les musées) et l'art peut devenir nature (en intégrant un cadre naturel)" La demande sociale du paysage Ecoumène : la terre en tant que nous l’habitons
Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains. Paris, coll. Mappemonde, Belin Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident » Paris, Le Félin, 2010 Cinq propositions pour une théorie du paysage Le Jardinier, l'Artiste et l'Ingénieur, Paris et Besançon, Les Éditions de l'Imprimeur, 2000
Cosmophanie : Au sein d’une culture, manière dont apparait aux gens leur propre monde.
2000
J.-L. Brisson
2000 1997
Vanier Alain Roger
1996
John Dixon Hunt
historien du paysage
1995
Sébastien Marot
Philosophe
1994
Rem Koolhaas Michel Conan
Architecte Urbaniste
1993
Jacques Lucan
1992
Michel Serre
Architecte Historien et critique d'architecture Philosophe
1988
MarieAngèle Hermitte
1994
Philosophe Ecrivain
Le paysage peut être divisé en trois âges : - Celui des paysans (survie) Celui des artistes (esthétique) - Celui des ingénieurs, ou architectes et paysagistes (fonction sociale, urbaine ou culturelle) Le Tiers Espace Le paysage in visu est l’origine du paysage, il débouche sur le paysage in situ, car l’art préfigure le monde. théorie de la gradation des trois natures : naturecampagne-jardin Il distingue le sururbanisme (prédominance de la fonction) du suburbanisme (inventer le programme à partir du site) Le programme prime sur le contexte Le paysage comme expérience collective, comme symbole collectif Il appelle les paysagistes à exprimer leur point de vue sur la ville
Court traité du paysage (Paris, Gallimard, 1997), Prix « La Ville à lire » L'art du jardin et son histoire - 1996
Euralille, quartier d'affaire à Lille
Le contrat naturel : -contrat d'armistice, de symbiose. - "En schématisant, on peut dire que le Discours de la méthode a inauguré l'ère où la science et la technique prennent, lieu par lieu, maîtrise et possession du monde. Mon Contrat naturel tente de clore cette période." Le nouvel Observateur, 29 mars 1990 -La nature comme sujet Création d'un statut pour la nature Un droit pour les espèces
Habiter le paysage, Pauline Estève - 2014, 2015
« L’alternative du paysage » Revue Le visiteur n°1 p.54 à 81 La ville générique Cinq propositions pour une théorie du paysage L'irrésistible ascension des paysagistes, AMC Le Moniteur Architecture, n°44, septembre 1993 Le Contrat naturel habiter, Paris
L'homme, la nature et le droit - 1988
- 81
1984
John Brinckerhof f Jackson
Ecrivain
1984
Denis Cosgrove
Géographe
1981
Michel Corajoud
Paysagiste
1980
Bernard Lassus
Architecte Paysagiste Plasticien
1976
Gérard Bauer et Jean-Michel Roux, Sir Geoffrey Jellicoe Susan Jellicoe GeorgesHubert de Radkowski
1975
1969
1964
Sociologue Anthropologue Urbaniste Théoricien
1962
Joachim Ritter
Philosophe allemand
1961
Gordon Cullen Nicole Haumont et Henri Raymond Troll Tansley
Biogéographe Botaniste
1933
Junichirô Tanizaki Georges Stimmel
Ecrivain
82 -
Social Formation and Symbolic Landscape
Parc de Gerland LYON Parc de la Villeneuve GRENOBLE Le jardin des retours
Philosophe Sociologue
Le Paysage c'est l'endroit où le ciel et la terre se touchent. 1981 Architectural design; mars - avril 2007, p. 6 - 112.
La Rurbanisation ou la ville éparpillée, Seuil The Landscape of Man 1975
HABITAT : -Une relation post-sédentaire à l'espace -Nomadisme contemporain Communautés sans proximité : Les moyens de communication contemporains ont engendré une distension et une transformation du rapport habitat/travail La nature comme totalité Le paysage naît du divorce entre l'homme et la nature La séquence spatiale Travaux fondateurs sur les pavillonnaires
1939 1935
1913
- Les Habitants-Paysagistes 1977 - L’analyse inventive - l’inflexus - l’hétérogène Mise en évidence du phénomène de "rurbanisation"
Discovering the Vernacular Landscape
Urbaniste Architecte Paysagiste
Melvin Webber
1960
sauvages Trois paysages : -Paysage vernaculairemédiéval -Paysage classique-politique -Paysage émergent "Le paysage est une façon de voir qui possède sa propre histoire, [...] partie d'une histoire économique et sociale plus ample "
Ecologie du paysage - 1939 Ecosystème : "ensemble des populations existant dans un même milieu et présentant entre elles des interactions multiples" Réflexion sur la conception japonaise du beau Le - Le sentiment du paysage comme invention de l’époque moderne - Le paysage comme œuvre d’art arrachée au « sentiment unitaire de la grande nature »
Habiter le paysage, Pauline Estève - 2014, 2015
"Nous, les nomades" 1963- Article paru dans la revue La Table Ronde, “Civilisation du néant” The non-place urban realm
The Concise Townscape, 1961 Les Pavillonnaires. Étude psychologique d’un mode d’habitat, L’Harmattan L’Habitat pavillonnaire, L’Harmattan. The Use and abuse of vegetational concepts and terms, in Ecology, vol. XVI, no 3, pp. 284307 Eloge de l'ombre Die Philosophie der Landschaft (=Philosophie du paysage), 1913
- La "Stimmung " du paysage 1908
Adolphe Loos
Architecte
1900
Franck L. Wright Haeckel
Architecte
1866
Biologiste
1860
Frederick Law Olmsted
Paysagiste
1790
Emmanuel Kant William Gilpin
Philosophe
Denis Diderot JeanJacques Rousseau
Philosophe
1660
André LeNotre
Jardinier du roi
1637
René Descartes
Descartes (philosophe scientifique)
1580
Montaigne
15081580 1336
Palladio
1802 1782 1767 1762
Pétrarque
Philosophe politique
L'ornement architectural doit être issu du matériau utilisé
Précurseur de l'architecture moderne Les villas du Midwest
Crime et Ornement, Revue L'Esprit Nouveau
Oekologie - 1866 - "Par oerkologie, nous entendons la totalité de la science des relations de l'organisme avec l'environnement, comprenant au sens large, toutes les conditions d'existence." Système de parcs américain : Minnesota Central parcBostonLe jugement ne peut pas être objectif. Série d'ouvrage visant à enseigner la manière de regarder la nature, comme une image structurée
Critique de la faculté de juger
Ruines et paysages 1767 Un idéal d'harmonie des hommes entres-eux et d'harmonie des hommes avec la nature L'ouverture du jardin vers le paysage
Du contrat social
-Versailles -Le jardin des Tuileries -Fontainebleau
Domination de la nature
Discours de la méthode
"Artialisation" : intervention de l'art dans la transformation de la nature Villas en Venicie Poète
Elévation de l’âme en même temps que celle du corps
Habiter le paysage, Pauline Estève - 2014, 2015
L'ascension du mont Ventoux
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Annexe n°2 - Echantillon de savoirs-faires paysagistes Une méthode d'analyse inventive Bernard Lassus "Cette démarche vise à dépasser l'ignorance première en vue d'approcher le site dans sa singularité, son histoire, ses potentialités."261 La méthode "D'abord en adoptant 'l'attention flottante' pour s'imprégner, au cours de longues visites à diverses heures du jour et par tout les temps, du site, de ses alentours, et de 'faire l'éponge' de sol à ciel jusqu'à presque l'ennui. Puis peu à peu chercher les points de vu préférentiels, déceler des micropaysages, les perspectives qui les lient, repérer, tester les échelles visuelles et tactiles... tout en plongeant dans les archives et découvrir ses lieux-dits, ses contes, ses histoires. Puis analyser l'existant et découvrir dans l'usage même des lieux ce qui a été occulté par l'usure du quotidien et est en train de disparaître, et s'il convient de s'en ressouvenir. Il nous faut, tout autant, amener au visible les traces des nouvelles pratiques, non encore identifiées. L'analyse inventive fait partie de la transformation de la démarche d'aménagement issue de cette mutation. A la conquête horizontale périmée, cette analyse aide à l'émergence des strates de l'activité humaine, c'est à dire de la profondeur des lieux. Perpétués, révélés, les divers éléments qui en constitue le processus sont infléchis pas les orientations qu'elle a également suggérées. Les nouveaux éléments s'y entrelacent progressivement en un mouvement non répétitif. Cette démarche paysagère entraîne une inflexion du processus de l'évolution ordinaire des lieux. N'est ce pas aussi une introduction à un art de la transformation ?"262 Un travail par strate Henri Bava "Le paysage invisible : le sous-sol. Les 3 régions s'articule sur une couche de charbon de 170km par 30km. Analyse du sol. Mines, terrils etc. Accepter et intégrer cette nouvelle géographie dans le paysage urbain, a condition de l'acceptation culturelle de ces éléments. Cette zone de charbon est un bien commun. Michel Corajoud "Je pense le paysage comme un palimpseste, c'est-à-dire des couches sédimentaires d'histoire qui s'empilent et se superposent." Michel Desvigne "J'ai passé vingt ans sur ce site [Bordeaux]. Sur une telle durée de temps, le paysage se transforme par strates. Ce n'est pas l'anticipation fermé d'un projet. Chaque couche est
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couleur lumière paysage, Bernard Lassus (p.22-) : « Ibid. p.22 ; 23
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nouvelle et transforme la précédente. [...] La première couche est déterminante, mais laisse nombre de possibilités, d'adaptations et d'ajustements."263 Bernard Lassus "La discipline paysagère qui, après la fin de l'incommensurable, devient profondeur de l'horizontalité."264 L'attention au lieu Alexandre Chemetoff "Implanter un atelier sur le site, c'est ouvrir une fenêtre sur le monde, créer un lieu d'observation et de transformation. [...] Pour dessiner la ville en devenir, il faut représenter avec un égal soin ce qui existe et ce qui adviendra, ou ce que l'on imagine qui pourrait advenir pour qu'il y ait un lien sans cesse renouvelé qui passe de l'un à l'autre. [...] Etablir un rapport entre le patrimoine commun et notre façon de le comprendre et de nous emparer. Notre démarche consiste à la fois à relever et révéler ce qui existe."265 "La prise en considération de cet état des choses donne le possibilité d'écrire une règle plus libre. Ce territoire que l'on a dit patrimonial, constitue en réalité une réserve de liberté, d'imagination, de diversité bien supérieure à celle que nous aurions la capacité de créer ex nihilo. Comme si, tout d'un coup, la scène se retournait, et que nous n'étions plus seulement en train de regarder ce territoire, mais que ce territoire était en train de nous regarder à son tour, et d'éclairer la manière dont nous pouvions le transformer. [...] faire en sorte que le projet soit une façon de transmettre cette interrogation, ce rapport entre ce qui existe, ce que l'on a vu et ce qui peut être fait par d'autres."266 Michel Corajoud "Intensifier le réel parce qu'il a encore et toujours des choses à dire, tout espace garde des ressources qu'il faut explorer avant de vouloir le modifier ou l'effacer. L'intérêt de cette pensée est double : elle est économe et inscrit notre action dans l'histoire même du site."267 « C'est l'état des choses qui est la matière première de tout projet. » Bernard Lassus "Nous constatons que là où apparaît un paysage, nous sommes déjà dans un lieu."268 "Un processus, qui est l'ensemble des mouvements interactifs d'un lieu. Prendre en compte le processus implique de ne pas arrêter le lieu, de ne pas le fixer. On pourrait presque dire qu'il convient de le prendre en marche. [...] Intervenir n'est pas se juxtaposer à une agglomération d'objets ; c'est par un jeu d'éléments ou de fractions, réinventer le donné dont on part."269 263
Desvigne p.42 43 (p.19) « 265 Patrimoine commun p.23 266 Ibid. p.26 267 Revue Esprit, Op. Cit. 268 Cinq propositions pour une théorie du paysage p106 269 Ibid. p.98 264
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L'imaginaire Alexandre Chemetoff "Le projet de paysage est l'art de prévoir l'imprévisible." Michel Corajoud "Les paysagistes «ont une manière de faire qui s’intéresse au temps, aux marges, aux interstices, aux seuils, aux horizons enfin..."270 Recherche de l'évidence du lieu Michel Hossler Vallée de la Seine "Comment retrouver une logique, une évidence qui était perdu ? Une évidence physique par rapport aux emprises territoriale. Pour cela, il faut tisser : travailler transversalement, articuler aux liaisons longitudinales, porter un intérêt pour les délaissés, les entre-deux. Nous somme dans une métropole diffuse, c'est à dire qu'on a des centre constitués, et puis après on s'aperçoit que plus on s'éloigne du centre, moins la préoccupation architecturale, urbaine et paysagère n'a d'importance. Nous sommes sur une arrière ville, où l'on gère moins bien les systèmes. La lisière, l'entre-deux Henri Bava "Nous avons cartographier les entre-deux, les zones de contact, pour arriver à un plan qui montre ces épaisseurs, délaissés de grandes infrastructures urbaines. Cela constitue une structure paysagère liée à la nature et à la ville en même temps a partir de laquelle nous pouvons travailler. Mise en rapport avec les quartiers à construire (déjà prévus par la communauté urbaine de Bordeaux), on se rend compte que chacun de ces quartiers va venir côtoyer ce système de bord. Il est général : il représente les bords d'eau, l'ensemble des bords agricoles, 1000 kilomètres linéaires. Idée, les quartiers ne vont pas s'établir en frontalité, la nature n'est pas un décor à regarder de loin, avec un vis à vis chacun de son côté, mais bien faire en sorte d'étendre ces bords, faire en sorte que cette nature, d'un côté on la protège, de l'autre on l'étire, de demander à chacun des quartiers qui va côtoyer ces bords, qu'il comprenne le sens de ces éléments naturels, qu'il comprenne ces dynamiques, et qu'il fasse en sorte de créer des continuité au sein même de ce nouvel urbanisme, de tirer ces bord vers le système urbain pour travailler cette hybridation. A partir de là une carte des bords qui prend des couleurs en fonction de l'urgence. Jean-Marc Besse
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Revue Esprit, Op. Cit.
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"Il est assez significatif, me semble-t-il, que les paysagistes soient appelés à intervenir dans des espaces où se jouent des questions de limites et de franchissement de limites, dans des espaces qui sont des bordures, des seuils, des passages, des intervalles, comme on voudra bien les nommer, mais où à chaque fois se joue la question d’un aménagement possible de la rencontre entre l’urbain et le non-urbain, entre le bâti et le non-bâti, entre le fermé et l’ouvert, entre le monde humain et le monde naturel. Comme si ce qui se jouait, à chaque fois, c’était la possibilité de la ville elle-même, confrontée à quelque chose comme son « extérieur » et à ses limites." Michel Desvigne La lisière épaisse c'est : "Un forme pour renouveler le rapport entre urbain et nature" "Un lieu d'échanges féconds entre la périphérie des villes et le monde rural" "Les fronts de ville ou de nature" "Cette maigre clôture au développement vertigineux qui ceinture les lotissements et les parcs d'activités. Formidable réservoir pour un espace public à inventer." A propos du Grand Paris "redonner vie à la ville" : "reconsidérer la lisière de la ville - qui, déployée, constitue un linéaire considérable." "Ces possibles relations fines entre deux milieux sont des sources d'inspiration prometteuses. Ce milieu doit faire appel aux pratiques et aux techniques empruntées au monde de l'agriculture, et palier les déficits de la périphérie urbaines." Adrien Gey "Autre espace de transition, la lisière, entendue comme frontière entre espaces agricoles et urbains, forestiers ou industriels. Les équipes Descartes et Nouvel se sont particulièrement attardées à décrire ces espaces et à les faire passer du statut d’interstices ou d’espace délaissés et incertains à des espaces de qualité."271 Michel Hossler "Nous nous sommes intéressé à ces entre-deux et nous avons décidé de les qualifier, de les nommer, de les fabriquer, et d'en faire des lieux de projet. Deux délaissés de deux communes deviennent une plage (on peut la nommer autrement qu'un morceau de tel quartier), il y a une nouvelle toponymie qui se crée, une nouvelle identité qui se crée. Cet entre-deux jouent le rôle d'articulation entre l'espace urbanisé et l'espace ouvert, Ce n'est pas une limite mais une épaisseur. Dans ce lieu qui n'est ni la ville ni la campagne, il faut éviter de projeter l'espace ouvert comme la variable d'ajustement de l'urbain et de l'étalement urbain. Mais comme un site constitué en tant que tel." A propos du projet du parc du peuple de l'herbe - "Avec cette notion de bord, nous démontrons la capacité à fabriquer localement des projets. La gare de Rennes a été pensée 271
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comme une gare de périphérie, puis elle a été englobée par la ville dense. Mais au départ elle été située au bord, elle était située au bord du tissu de l'hyper centre, puis les faubourgs derrière en surplomb. Un espace public inexistant. Fabriquer cette figure construite, de paysage qui devient architecture et devient espace public. La gare devient articulation. Sébastien Marot "La reconnaissance fine des qualités et des éléments variés du milieu, ainsi que le travail sur l'épaisseur qu'elle permet, rendent possible l'intégration et l'articulation mutuelles d'usages ou de pratiques que la vision en plan et le zoning tendent naturellement à disjoindre et séparer." "les paysagistes ont développé un savoir-faire sur les coutures, les transitions et les greffes, qui les conduit à privilégier les relations sur les objets. [...] La critique contenue dans ce point de vue n'est pas seulement développé contre une tendance 'objective' ou réificatrice qui serait dominante chez les architectes, elle vise également la commande et les conditions de production de l'espace public. " Une pensée de la relation Michel Corajoud "Nous avons pour tâche de défendre cette pensée de la relation : une pensée qui est instruite par notre pratique du milieu vivant." "La familiarité acquise en travaillant sur le milieu vivant nous incline à penser le paysage comme le lieu où tous les éléments s'entre-déterminent. Le passage, par ses "alliances" nombreuses, tisse un "milieu" qui intègre, sans mélange, des localités diversifiées. Il est un lieu d'interrelations." En parlant du paysage "L'important est ce qui lie entre elles ses composantes." Michel Desvigne "Mon travail vise à tisser les vastes paysages dont j'ai la conviction qu'ils sont un espoir et une contribution à la transformation nécessaire de la ville contemporaine." "Nous sommes tenus par nos expériences à considérer l'espace du paysage ou l'espace de la ville comme un véritable milieu, dont les éléments, existants ou rapportés, tissent une multitude d'échanges." "Le problème de la ville d'aujourd'hui c'est qu'elle est amnésique, alors qu'elle doit être un système où les choses doivent s'associer entre elles." "Cela a à voir avec le milieu vivant, car une des ressources principales du milieu vivant, c'est les articulations, c'est l'interrelation, que les choses soient nouées entres elles par des pactes extrêmement nombreux et qui font que les choses tiennent ensembles. La ville aurait bien a faire à s'intéressant à ces questions du milieu vivant, du paysage et de la nature." Une question d'échelle Michel Desvigne
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Trouver la juste échelle Gérer toutes les échelles et tous les thèmes simultanément "Etalonner contraint d'aborder toutes les échelles en même temps : mettre en place une stratégie d'aménagement sur un temps long, mener des réflexions sur des échelles plus petites (de l'ordre de 250 ha), pour des lieux on l'on va réellement fabriquer des morceaux de ville, et effectuer des expérimentations concrètes sur des échelles encore plus petites (environ une dizaine d'hectares). Cette simultanéité des travaux à échelle variable force notre regard à s'ajuster en permanence. De sorte que chaque nouveau point de vue renseigne ou interroge le précédent, et permet l'évaluation des hypothèses formulées pour l'aménagement futur." Michel Hossler A propos d'un projet à Cayenne"Le point de départ est l'urbain et le territoire. Nous n'avions pas de documents à disposition et des échelles importantes. Trouver des stratégie ou on a quelque chose a partager entre toutes les commune. Dans la démarche de TER, il y a le souhait que l'approche ne soit pas seulement découplé du projet, qu'elle permette aussi de faire le projet localement. Pendant longtemps, c'était deux stratégies : des gens réfléchissaient au grand territoire en faisant des grands schémas, puis des projets locaux. Il y a là un chainon manquant, sur l'élaboration duquel ils essayent de travailler. L'objectif est d'articuler une stratégie globale avec des logique globale. Une question de mutation et de temporalité Gilles Clément Constitution d'un paysage qui s'auto-constitue "Il faut du temps pour faire accepter le seul travail de la nature" Michel Corajoud "Pour qu'un projet atteigne sa maturité, parvienne à son excellence, il faut accroître le temps de sa mise en forme : plus on travaille sur le projet, plus il échappe, me semble-t-il au formalisme." Michel Desvigne Processus plutôt que plan masse "Le territoire a des composants multiples qui n'évoluent pas toujours simultanément. Un plan masse, comme outil de conception, fait l'hypothèse de leur improbable évolution simultanée. En identifiant les seuls composants en évolution - les problématiques - il est possible de concevoir les modalités de leurs transformations individuelles. Des dessins multiples et successifs permettent d'envisager les interactions entre les mécanismes. La cohérence et l'éventuelle beauté du territoire produit viennent de la lisibilité de ses mécanismes de constitution, comme c'est le cas pour un territoire agricole." "Notre légitimité réside dans notre capacité à décrypter et à agir sur les mécanismes de transformation des paysages et des territoires."
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L'inscription dans le temps long "Il est de notre compétence et de notre devoir de concevoir des 'tout' intelligents, en se donnant des invariants - des éléments intangibles et pérennes, avec lesquels il est possible de travailler sur la transformation des territoires." "A partir d'une situation donnée, naît l'intuition d'une transformation possible, transposée dans le réel." L'inachèvement Ne pas figer les choses "L'idée d'inachèvement [...] relève d'une volonté de cohérence, la volonté de transformer les territoire en phase avec ce qui s'y construit, avec les pratiques qui s'y déroulent. L'inachèvement permet aussi de rester ouvert aux évolutions et aux appropriations différenciées. Je considère donc ces espaces soumis à des transformations successives comme des "natures intermédiaires" et flexibles, capables de jouer sur la durée et le temporaire." "Laisser jouer le temps de la concertation et le temps de la mise en place progressive." Bernard Lassus "L'art de la transformation" "Cette démarche paysagère entraîne une inflexion du processus de l'évolution ordinaire des lieux." La métamorphose Michel Desvigne "Processus de substitution" A propos d'Issoudun "Certains tracés agricoles correspondent à un travail ancestral et à une qualité inaliénable. Pour transformer de tels territoires, je propose de n'agir que sur la nature de ses composants, de les substituer par d'autres. Tout reste en place mais tout se transforme." "Faire un projet, modifier un paysage, c'est agir sur le 'langage', c'est imaginer non pas une forme mais un processus de transformation." Alain Roger "La laideur n'est jamais définitive, jamais irréparable, et l'histoire nous montre que l'art peut toujours la réduire, la neutraliser, la métamorphoser." L'arpentage Henri Bava Les lignes de désir "Les chemins spontanément empruntés par les habitants, non pas proposé, mais chacun crée son propre chemin, qui va s'inscrire au fur et à mesure des passages. Il y en a en l'occurrence
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deux. A l'intersection desquelles on trouve des lieux d'intensité, des centres de gravité du dispositif. Un de ces lieux d'intensité est au bord de la rocade." Michael Jakob Le parcours, le chemin, l'inscription de l'activité humaine dans la nature. "Le fait de marcher s'apparente à l'écriture, inscrit des traces humaines dans le territoire : si l'écriture concrétise et réifie le langage à travers un médium matériel, à savoir le texte, qui peut être lu et interprété, une analogie s'impose alors entre les actes linguistiques de l'être humain en marche et son inscription, ou l'écriture à même le sol sous forme de chemins et de sentiers. Les deux représentent les traces sédimentées d'activités précédentes et les deux indiquent les voies à suivre." Les sens, le subjectif Bernard Lassus "Le mot 'paysage' représente une interaction équilibrée entre tactile, sonore, olfactif et visuel, ce qui correspond d'ailleurs mieux aux termes d' 'ambiance' et même 'd'ambiances successives'. Une question culturelle, sociale et économique Bernard Lassus "Il ne s'agit plus aujourd'hui de proposer une seule réponse à une culture élitaire, mais, par exemple, plusieurs à différents groupes sociaux culturels." L'espace public, le bien commun Alexandre Chemetoff "Cet écart entre ce qui est là et ce que l'on fait permet d'ouvrir un espace public, dans le sens où il peut être partagé." Michel Desvigne "Être paysagiste, c'est contribuer à l'édification d'un territoire commun." "Le sol doit donner une sensation d'éternité. Il est dans la ville, qui offre des temps simultanés, le garant de la pérennité." Michel Hossler "Trouver une nouvelle centralité à ces lieux périphériques, en faire un point de référence nouveau pour le projet." Sébastien Marot Evolution de la définition du paysage au regard des problématiques actuelles -
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"Les paysagistes contemporains inscrivent leurs efforts dans ce mouvement de conscience qui voit peu à peu dans le paysage, c'est-à-dire dans le pays ouvert, une ressource nécessaire, une cause commune, bref un espace public à ménager." Olivier Philippe "Le lieu du projet agence des situations hybrides, entre un fonctionnement biologique et un fonctionnement programmatique, c'est à dire les usages qu'ils suggère."
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