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ART GRAPHIQUE & GRAPHISME COMMERCIAL quelle éthique ?
Perrine Détrie
Entre art graphique et graphisme commercial, quelle Êthique ?
Mémoire de fin d’études DNSEP Communication graphique réalisé sous la direction d’Olivier Deloignon, Docteur en histoire de l’art École supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg / 2012
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ART GRAPHIQUE & GRAPHISME COMMERCIAL quelle éthique ?
Perrine Détrie
INTRODUCTION 13 TANGENCE dans l’histoire DU GRAPHISME AU XXe SIÈCLE 25 Publicité et graphisme, des origines communes ? Des « mœurs graphiques » selon les pays ? Aujourd’hui, un souci de définition
DÉMARCHES ET CHOIX au sein du clivage 53 Les graphistes français indépendants et l’économie marchande La laideur se vend-elle bien ? Des graphistes auteurs pour le domaine culturel ?
CONTEXTE RÉEL ET ACTUEL 85 Les mots écrits ou la quête d’éthique Commanditaires, exigences et solutions
CONCLUSION POSSIBLE 109
introduction
15 · INTRODUCTION
Pour qui peut travailler le graphiste ? Pour tout le monde bien entendu ! Tout le monde ? Toutes les structures, marques, personnes, entreprises, collectivités, partis politiques, institutions publiques et privées ? Tout le monde ? L’homme est libre de travailler pour qui bon lui semble. Pourtant, des limites s’imposent à lui naturellement, qui l’aident à déterminer ses choix, ses envies et ses ambitions. Ces limites, c’est la déontologie du métier. La déontologie est l’ensemble des règles morales qui régissent l’exercice d’une profession1. Elle peut aussi prendre le nom d’éthique. Chacun peut avoir des convictions politiques, sociales, environnementales, économiques ou encore esthétiques. Est-il possible de rester intègre à ces principes dans le monde professionnel ? L’intégrité du graphiste peut-elle être définie ? Existe-t-il une éthique du graphiste ? Chacun fait des choix différents selon ses convictions et ses possibilités, chacun s’arrange avec sa conscience. Mais les codes déontologiques connus de manière tacite au sein du milieu du design graphique, peuventils être écrits, connus de tous ? Sont-ils universels ? 1. www.cnrtl.fr/definition/déontologie
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Les graphistes indépendants font le choix de travailler de manière émancipée pour être maîtres de leurs propres choix, sans être soumis aux décisions d’un supérieur hiérarchique, qui pourraient être contraire à leurs convictions. Mais ce statut indépendant n’est pas forcément ce qui leur permettra d’appliquer toutes leurs bonnes intentions personnelles, bien au contraire. Subsister financièrement, lorsque la proposition de projets légitimes et respectables du milieu de la communication et de l’art graphique se fait rare, il peut être difficile de ne pas succomber aux projets liés à l’économie marchande, où l’argent se gagne plus « facilement ». Mais qu’est-ce qu’un projet graphique légitime ou respectable ? Le graphiste a le privilège de pouvoir communiquer pour toutes les couches de la société. Son champ d’action est ouvert à tous les domaines. Il occupe donc une position privilégiée au sein de l’inconscient collectif et porte la responsabilité de la bonne transmission du message à communiquer. La qualité du paysage visuel dans lequel nous évoluons, l’apparence de ce que nous lisons, dépendent essentiellement des graphistes. Les projets auxquels aspirent la plupart des graphistes indépendants sont ceux pour lesquels ils bénéficient d’une liberté de création assez large pour laisser place à l’audace, la surprise, l’intrigue, une nouvelle esthétique ; ceux qui ne nécessitent pas la soumission aux stratégies du marketing, qui considèrent le citoyen comme un consommateur dans une masse, dont le désir superficiel peut être transformé en besoin. Vous l’aurez compris, ces projets correspondent davantage au milieu culturel, où le graphiste promeut le spectacle, les informations citoyennes, les institutions publiques, les musées et expositions, etc. Certains graphistes ou historiens n’hésitent pas à faire ouvertement la différence « entre le bon et mauvais graphisme, un graphisme utile - au service du citoyen - et un graphisme non pas tant inutile que néfaste - au service de l’économie marchande-2 ». Cette différenciation assez brutale montre à
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quel point, en France, il existe une vision quasi-autoritaire de l’éthique du métier. Je pense que le refus catégorique de collaborer avec l’économie marchande crée un tabou, voire même un complexe, ou pire encore un désintérêt total du graphiste qui y travaille seulement pour l’argent. Je me demande comment avec tant de professionnels talentueux dans notre pays, existe-t-il de si nombreux visuels sans aucune réflexion graphique apparente et sans souci de notre environnement urbain. Peut-être qu’un graphiste talentueux, ne souhaitant pas « salir » son portfolio par une marque ou une entreprise bâclera sa réalisation, car il ne voudra pas perdre d’énergie à défendre « le bon design » à un dir com’ sans culture graphique et se suffira d’un investissement minimum, sans signer cette production. Entre éthique et argent, compromis et volonté radicale, le graphiste doit savoir faire des choix, ou assumer ses non-choix. Comment prendre les décisions justes pour ces différents types de travaux tout en restant entier, proche de ses convictions et dans le respect de la déontologie ? D’ailleurs, les codes de la déontologie proposent-t-ils des solutions lorsque ces choix surviennent ? Puisqu’en France, on fait la différence entre graphisme commercial et graphisme culturel ou artistique, ce mémoire interroge l’éthique du graphiste dans ses choix et ses démarches, à l’aide d’éléments historiques, factuels, textuels et actuels. J’aborderai tout d’abord les origines communes de la publicité et du graphisme puis leur évolution tout au long du XXe siècle. Je tenterai de comprendre le « patrimoine graphique » hérité en France, et la difficulté 2. Annick Lantenois, Le vertige du funambule, éditions B42 cité du design, 2010, p. 31
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de trouver une bonne définition du métier. Dans un second temps, j’analyserai les démarches et positions de graphistes indépendants français d’aujourd’hui, j’étudierai différents cas de travaux actuels dans le culturel et le commercial, interrogerai le statut d’auteur. Pour trouver des solutions au problème de positionnement des graphistes, j’étudierai des manifestes de graphistes sur l’attitude à adopter dans notre métier. Enfin j’ancrerai ce sujet dans la réalité, en me penchant sur la notion d’éthique, et en étudiant des conseils de graphistes à propos de la confrontation entre nos exigences personnelles face aux commanditaires.
Frise non-exhaustive de l’évolution du graphisme dans le milieu artistique et commercial au XXe siècle
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TANGENCE Dans l’histoire dU GRAPHISME du XX siècle e
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publicité ET GRAPHISME, DES ORIGINES COMMUNES ? Steven Heller, directeur artistique senior au New York Times et éditeur du Journal of Graphic Design, repense les rapports entre le graphisme et la publicité : « L’histoire du graphisme fait partie intégrante de celle de la publicité, pourtant, dans la plupart des comptes rendus sur les origines du graphisme, la publicité est entièrement niée ou dissimulée derrière des mots plus anodins comme « réclame » ou « promotion ». Une telle omission limite non seulement le discours, mais elle déforme aussi les faits. Il est temps que les historiens du graphisme, et les graphistes en général, fassent disparaître ces préjudices élitistes, qui sont à l’origine d’une histoire tendancieuse.1 » Nous allons essayer de remédier à cela ! C’est à la fin du XIXe siècle que la publicité dans les rues s’est imposée dans le paysage urbain via les affichistes et les dessinateurs publicitaires. Parallèlement au développement de la publicité a lieu pour la première fois la collaboration d’un grand industriel avec l’avant-garde artistique. En 1907, Peter Behrens, architecte et plasticien allemand, est engagé pour superviser toute les dimensions esthétiques de l’entreprise AEG (Allgemeine Elektricitäts Gesellschaft). C’est la première utilisation 1. Steven Heller, extrait de Advertising Mother
of Graphic Design, dans le magazine Eye, n°17, vol. 5, été 1995
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d’un graphisme élaboré au service d’une politique commerciale. Cette pratique nouvelle, à la lisière de l’art et de l’industrie, annonciatrice de l’école du Bauhaus, va bouleverser ces deux domaines. En France, se démarque à partir des années 20, le peintre et affichiste publicitaire Cassandre, qui réalise de nombreux visuels pour de grandes marques parisiennes. Depuis la fin du XIXe siècle, il y avait déjà de vives réactions sur l’apparition progressive de la publicité sur les murs de Paris, avec par exemple Charles Garnier, architecte de l’opéra de Paris, qui écrit dans la Gazette des beaux-arts : « Mieux vaut une nation ignorante qu’une nation corrompue, et, ne fût-ce que partiellement, vous aidez sans conteste à la corruption du goût en ne proscrivant pas de telles enseignes2 » ; ou encore Paul Valéry, qui écrit « la publicité insulte nos regards, falsifie les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique3 ». Mais Cassandre fût rapidement considéré comme un propagateur d’une révolution picturale. Il voyait dans la peinture publicitaire un moyen de retrouver le contact perdu de l’artiste peintre avec un large public. Sa première affiche Au Bûcheron, en 1923, dénote l’influence des avants-garde russes. Pendant ce temps, l’école multidisciplinaire du Bauhaus, créée en 1919 à Weimar par Walter Gropius, adopte un programme d’enseignement qui souhaite contribuer au développement d’un habitat moderne « de l’appareil électroménager le plus simple au logement complet.4 » Le début du siècle est marqué par une volonté d’intégrer l’art à toute forme de production, industrielle ou publicitaire.
2. Charles Garnier, « Les affiches agaçantes »,
La Gazette des Beaux-Arts, 1er décembre 1871 3. Armand Dayan, La publicité, Que sais-je, 1985 4. Vom einfachen Hausgerät bis zum fertigen Wohn-
haus Archive du Bauhaus, chronologie, 1925, fr.wikipedia.org/wiki/Bauhaus
Peter Behrens, affiche, couverture et logo pour AEG, 1907 Cassandre, affiche pour Au B没cheron, 1923
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Cassandre, affiche Dubonnet, 1932 Cassandre, affiche Normandie, 1935 Photographie anonyme de la 1e exposition de l’Alliance Graphique Internationale au Musée des Arts Décoratifs, 1955
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En réaction et en opposition à la publicité, les praticiens des avantgardes utilisèrent les signes graphiques pour s’attaquer aux fondements mêmes de la société, par le biais de manifestes, affiches, livres, etc. Par un vocabulaire radicalement nouveau, de l’ordre de la quête expérimentale de signes et de compositions, les mouvements artistiques comme Dada, De Stijl et le Constructivisme, firent leur apparition. Le graphisme trouve ses sources, mais la distinction entre graphisme et publicité reste toujours étroite. En 1930 apparaissent en France les premières agences de publicité. Simultanément, certaines écoles, comme Estienne à Paris, consacrée aux arts du livre, et l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris explorent le nouveau domaine : les arts graphiques (discipline qui porte sur l’art de la création de formes et de signes, l’équilibre de la typographie, de la couleur et de la composition). Cassandre y développe un cours libre sur l’affiche publicitaire. Dans les années 30-40, Cassandre réalisa ses affiches les plus connues et remarquables par leurs grands aplats de couleur comme la stylisation des figures et l’intégration des lettres dans l’image. Dans les années 1950, un schisme se crée entre graphisme et dessin publicitaire et incite le graphiste moderne à s’éloigner de la publicité de masse, comme l’avaient fait ses prédécesseurs avants-gardistes, pour aller vers une communication corporatiste et institutionnelle. Cassandre est désenchanté, et se détourne lui aussi de la réclame pour se consacrer à des couvertures de magazines, des jaquettes de livres et à de la communication d’entreprise. Savignac, jeune « disciple » de Cassandre, gardera la relève des peintures publicitaires. De cette scission naît l’Alliance Graphique Internationale (AGI) grâce à trois graphistes français et deux graphistes suisses en 1951. Le but de ce « club » est de créer des liens d’amitié entre les graphistes de renommée internationale et de faire connaître au public par des expositions et des
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manifestations, les recherches que poursuivent, à travers le monde, les chefs de file de l’art graphique moderne. La première exposition réunit des créateurs de onze pays au musée des Arts Décoratifs en 1955. Elle présente un parcours par nation et par auteur dans une première salle, puis dans la seconde, les campagnes d’intérêt public et campagnes de marques. Larousse, Schweppes et Olivetti ont été invités à exposer l’ensemble de leurs réalisations graphiques. La première moitié du siècle marque donc une osmose entre les jeunes firmes en quête d’identité visuelle et l’exploration du domaine des arts graphiques. Les artistes de la publicité tels Cassandre et Savignac resteront des maîtres à suivre pour beaucoup de graphistes pionniers quelques décennies plus tard. En effet, avec le temps, ces créateurs du monde de la publicité se sont détachés de l’histoire de la publicité et ont été transformés en héros du graphisme. Une tangence historique existe donc bien entre ces deux domaines, avec un point d’origine commun, et une évolution qui les fait diverger.
« Le bon design s’est finalement traduit par de bonnes affaires. » Thomas J. Watson.
Président de International Business Machines (IBM), l’homme qui a engagé le graphiste Paul Rand.
« Quoi qu’il en soit, il nous faut passer de l’idée que « le bon design, c’est du bon business » à celle que design et business doivent tous deux servir le bien commun. » Milton Glaser
Graphiste et illustrateur New-Yorkais, né en 1929.
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des « mœurs graphiques » selon les pays ?
Puisque aujourd’hui, la vision et la manière de faire du graphisme diffèrent selon chaque pays, je me suis demandée si le rapport à l’histoire était la raison la plus probante de la singularité de chacun. Jusqu’à la moitié du siècle, on a pu constater que dans les pays berceaux de l’avant-garde artistique, la communication visuelle évolue sensiblement de la même manière. À partir des années 1950, le graphiste va s’interroger sur son statut social, le rôle qu’il peut et doit tenir en tant que « responsable visuel » dans la société. De 1950 à 1970, en Suisse se développe le Style International (ou le Style Suisse), courant de l’art de la typographie. Influencé par le Bauhaus et le Constructivisme, ce mouvement répond aux besoins nouveaux de la société de consommation de masse de l’après-guerre, le monde entier va l’adopter. Ce style consiste dans le choix de caractères sans empattements, une composition très épurée, lisible et objective, portée par une grille élaborée et souvent une mise en page asymétrique. La critique qui a pu être émise envers le Style Suisse est sa quête de communication impartiale, où la figure du « designer-artiste » n’avait plus sa place. Müller-Brockmann, figure marquante du courant, affirmait : « La personnalité ne doit-elle pas s’effacer derrière l’idée, le thème, l’entreprise ou le produit ? C’est le
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point défendu par les meilleurs créateurs1 ». Le Style International érigea alors en modèle définitif la posture du graphiste anonyme. Aux États-Unis, Paul Rand a évolué dans cette même direction, toujours en explorant le vocabulaire formel des mouvements artistiques européens, Cubisme, Constructivisme et De Stijl. Rand, avant-garde de la « révolution créative » de la publicité new-yorkaise dans les années 40, est un de ceux qui a initié le raz-de-marée des images de marque. À partir du moment où il a été reconnu par son expérience, il s’établit en indépendant en 1955. Il préfère alors travailler en liaison exclusive avec les PDG des compagnies qui l’engagent, sans aucun intermédiaire, sans réunions interminables. Il établit entre la profession et les entreprises américaines des liens très forts, qui permettent encore aujourd’hui d’accéder à une réelle reconnaissance, profitable pour une production de qualité. Ce praticien américain utilisa l’objectivité programmatique, presque scientifique, du système suisse pour asseoir la crédibilité professionnelle du graphisme auprès des grandes entreprises capitalistes. Loin de se montrer en avant-garde critique des changements sociaux de l’époque, Paul Rand choisit de soumettre sa personnalité créative aux exigences de la communication globale des multinationales, avec comme conséquence de renforcer les structures du pouvoir économique en place. Dans son livre Thoughts on design2 , il définit le graphiste comme celui qui doit « découvrir un moyen de communication entre lui-même et le spectateur », en donnant au spectateur un rôle actif : sa curiosité ayant été suscitée, il doit ensuite compléter le sens du message lui-même. En restant obtu sur ses choix de formes et de concepts, cela a fait de lui un expert 1. Richard Hollis, Le Graphisme, De 1890 à nos
jours, Thames & Hudson, nouvelle édition 2002 2. Paul Rand, Thoughts on design,
Van Nostrand Reinhold, 1972
Paul Rand, affiche Eye, Bee, M, 1981 Ce rébus devait servir d’affiche à un événement interne d’IBM, mais il sera momentanément interdit par les dirigeants du groupe, de crainte qu’il n’incite les graphistes « maison » à prendre des libertés avec le logo. Rand parviendra finalement à les convaincre.
Jean Widmer, affiche Galeries Lafayette, 1960
Atelier Populaire, La police vous parle tous les soirs Ă 20h, 1968
Grapus, affiches pour la ville d’Aubervilliers et le Secours Populaire (réalisées en 1981 et 1985), dates des photographies inconnues
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aux yeux de ses clients, d’autant plus que certaines de ses réalisations sont encore d’actualité (le logo IBM n’a pas changé depuis sa création). Paul Rand, en tant que pionnier dans le graphisme d’entreprises et de marques, a permis aux États-Unis de n’avoir aucun tabou face au graphisme « multi-facette ». Comme pour le Style International, la critique envers son action graphique fût de mettre de côté sa personnalité créative. Autant pour le style international, la critique est recevable et relate une vérité, autant pour Paul Rand, on ne peut pas lui reprocher d’avoir rompu les liens avec le « graphiste-artiste ». La preuve est une annonce parue dans le New York Times et le New York Herald Tribune de 1953 : « Recherchons directeur artistique moderne et créatif. Sans être un Rand, il saura imprimer sa marque au département artistique.3 » Les États-Unis, comme la Suisse et d’autres pays européens portent un héritage des « mœurs graphiques » ouvertes et libres quant au business de son client. En France, il en est de même jusqu’à la fin des années 60, avec les grands graphistes du moment (d’origine Suisse !) tels Jean Widmer ou Peter Knapp, qui popularisent la leçon du graphisme suisse. Ils travaillent en tant que directeurs artistiques aux Galeries Lafayette ou pour le magazine Elle et rompent avec les codes de la communication d’annonce au meilleur prix préférant laisser davantage de place à la communication imaginative. C’est avec le déclenchement des manifestations de mai 68, caractérisées par une vaste révolte spontanée, de nature à la fois culturelle, sociale et politique, que fleurit une nouvelle forme de communication visuelle, celle contestataire. Les affiches sérigraphiées de la révolte estudiantine, ainsi que les débuts de l’Atelier populaire et de Grapus, marquent la 3. Annonce publiée dans le livre de
Steven Heller, Paul Rand,Phaidon, 2006
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rupture avec le style suisse et donc avec l’Allemagne, les États-Unis, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et la Suisse. En 1970, le collectif Grapus naît avec Pierre Bernard, Gérard-Paris Clavel et François Miehe, qui entreprend de créer des images pour les secteurs associatifs, sociaux et culturels. En choisissant de travailler là où l’argent était rare, ils pouvaient « combattre la langue rigide de la rhétorique traditionnelle sans la remplacer par le doux poison de la publicité4 ». Ils réalisaient alors des tracts pour des théâtres, le milieu associatif et pour le parti communiste français. Leur graphisme, direct, joue de textes écrits à la main, d’illustrations spontanées et de photos en décalage avec le propos. Grapus, contrairement au style suisse, a renoué avec le « graphisteartiste », qui garde une sensibilité spontanée. Leurs productions ont été reconnues et récompensées partout dans le monde et sont devenues signatures du graphisme français. Leur engagement politique et social fort a contribué à renforcer le clivage entre graphisme commercial et artistique, presque disparu avec la montée en puissance de la mondialisation. Notre patrimoine récent du graphisme diffère des autres pays : la création est attachée à l’engagement et est empreinte de liberté. C’est un objet de fierté pour nous, les générations suivantes, bien que cela puisse aussi être la cause d’un complexe, voire d’une culpabilité aujourd’hui pour les graphistes ne travaillant pas avec une telle idéologie. On pourrait être amené à penser que sans engagement fort, le graphisme perd de la valeur. Cela créée un problème dans la définition du métier et pose des questions dans la manière de le pratiquer.
4. Richard Hollis, Le Graphisme, De 1890 à nos
jours, Thames & Hudson, nouvelle édition 2002
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aujourd’hui un souci de définition ?
Cette synthèse historique succincte mettant en corrélation le commercial, la publicité et le graphisme en tant que discipline indépendante, met en évidence l’indéniable origine commune de ces communications visuelles. Pour reprendre la citation de Steven Heller au début de cette partie, il est probable qu’on parle peu de ces liens-là dans les ouvrages de graphisme, car la publicité d’hier et d’aujourd’hui n’a pas le même statut, par la place qu’elle occupe, son omniprésence dans notre espace public et même privé, et par les produits et sociétés qu’elle met en avant. « Cantonné hier à quelques grands murs aveugles, peints pour l’éternité « du beau, du bon, dubonnet », le champ de bataille des marques s’est étendu à la ville entière, à ses rues, à ses places, à ses chantiers, aux façades voilées de pied en cap, aux ronds points, etc.1 » Aujourd’hui les entreprises ont changé : autrefois, firmes familiales respectées, moteurs sains de l’économie et bienfaitrices de la société, aujourd’hui multinationales sans humanité, aspirées par le gain et sans conscience environnementale. 1. Gilles Deléris & Denis Gancel, Ecce Logo,
les marques anges et démons du XXIe siècle, L’atelier d’édition, LOCO / W&Cie, 2011
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Les contestations altermondialistes dans les années 2000 confirment ces changements. Dans le livre de Naomi Klein, No Logo2 , l’auteur dresse un état des lieux de la société de consommation, en pointant dans la première partie les abus commis par les grandes marques sur les lieux de fabrication, particulièrement les ateliers de fabrication de vêtements (comme Nike, Adidas, etc.) mais aussi d’entreprises pétrolières comme Shell ou Total. Ce livre examine les méthodes qu’utilisent les marques pour s’introduire dans la vie quotidienne des consommateurs. Après de telles révélations, il est certain que le monde de l’économie marchande a mauvaise presse. À la fin du XXe siècle, lier le graphisme à l’économie marchande, même si ce n’est pour en dévoiler que leurs origines communes, est devenu presque prohibé, de peur de diaboliser le graphisme en le tenant responsable du succès des entreprises et donc de la société de consommation. Se pose alors la question de la définition du graphisme aujourd’hui. Au-delà du sens éthique, existe-t-il des écrits sur les limites du champ d’action de cette profession ? La plupart des essais sur la définition du graphisme restent péremptoires : pas de place pour ce qui se distingue du « graphisme d’utilité publique », ce qui veut dire : de l’information utile au citoyen. N’est-ce pas inapproprié à la réalité ? En exagérant, ne peut-on pas considérer d’utilité publique une audacieuse communication visuelle, même pour une entreprise ? Même si elle profite en premier à celle-ci, ouvrir les gens à un visuel neuf peut remplir la mission de « tirer les gens vers le haut », les rendre eux-mêmes lecteurs actifs, comme avec l’affiche rébus de Paul Rand pour IBM. Certes, créer le logo d’une entreprise n’est pas forcément d’utilité publique, mais comme disait Ellen Lupton, « un graphiste peut contribuer à changer le monde en créant des cartes 2 3
Naomi Klein, No Logo, Babel, 2000
Ellen Lupton, Comprendre la typographie, Pyramid, 2004, p. 173
Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais j’ai du mal à me sentir concerné : pas sur la question de la responsabilité ou de l’engagement mais plutôt sur cette idée du graphisme « d’utilité publique ». J’ai plutôt l’impression que c’est une histoire de génération, quelque chose qui se termine, mais qui n’a pas su rebondir. (...) Le graphisme d’utilité publique, cette belle et grande idée, c’est aussi un constat d’échec ! Didier Lechenne Graphiste français, du studio Labomatic puis Design lab, article sur design.lab.free.fr/blog
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de visite - à partir du moment où ce sont celles de personnes vraiment intéressantes3 » . Regardons du côté des dictionnaires. Si sur le site Wikipédia, la définition propose un premier paragraphe suivi d’une citation d’une historienne française, qui ne dégagent pas exactement le même propos. Voici la définition : « Le graphisme est une discipline qui consiste à créer, choisir et utiliser des éléments graphiques (dessins, caractères typographiques, photos, couleurs, etc.) pour élaborer un objet de communication et/ou de culture. Chacun des éléments est symbolique et signifiant dans la conception du projet, selon les axes définis éventuellement avec d’autres intervenants du domaine de la communication, dans le but de promouvoir, informer ou instruire. « Le design graphique peut être défini comme le traitement formel des informations et des savoirs. Le designer graphique est alors un médiateur qui agit sur les conditions de réception et d’appropriation des informations et des savoirs qu’il met en forme. » (Annick Lantenois)4 » Tandis que le premier paragraphe suggère trois actions propres à la discipline : informer (action légitime de donner connaissance de quelque chose), instruire (qui revient sensiblement à la même chose que le verbe précédent) et promouvoir (mettre en œuvre un projet, la création de quelque chose, provoquer son développement et son succès ou inciter par la promotion à l’achat de quelque chose), ce dernier verbe n’est pas du tout relaté dans le complément de la définition faite par Annick Lantenois, historienne et enseignante à l’école régionale des beaux-arts de Valence. Dans sa version ne sont présentes que les actions de l’information et le savoir. 4. http://fr.wikipedia.org/wiki/Graphisme
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Mais on peut aussi constater qu’Annick Lantenois a employé le terme de designer graphique. La notion de design est certainement plus complexe. Alors que le mot graphisme vient du grec graphein « écrire », le mot design provient de l’italien « disegno », qui a été traduit par « dessin à dessein ». Roxanne Joubert a écrit un article très pertinent dans la publication annuelle Graphisme en France de 2004 : « Poser la question de l’histoire du graphisme amène à en reconsidérer quelques aspects essentiels, à commencer par sa définition […]. Il y aurait lieu d’identifier sa spécificité au sein même de sa polyvalence. Il y aurait également à explorer une terminologie associée parfois approximative : graphisme, communication, communication visuelle, communication graphique, expression visuelle, art graphique, typographisme, graphisme d’auteur, multimédia, graphisme multimédia, etc.5 » Cette multitude de dénominations existe certainement pour pouvoir englober la notion commerciale ou non. Par exemple, l’expression singulièrement évasive « communication visuelle » peut être appliquer partout, et peut alors semer la discorde dans le domaine en imposant sa polysémie. Si dans ces termes et définitions, aucune ne donne de détails concrets quant à la finalité de la production graphique, c’est que les définitions sont connues et sues tacitement seulement par ceux qui pratiquent son action. « Le graphisme, en tant qu’outil publicitaire, est né, à la fin du XIXe siècle, mais, de nos jours, toute association au marketing mine profondément l’image du graphiste.6 » Malgré l’histoire de la première 5. Roxanne Joubert, l’histoire une perspective
d’avenir , Graphisme en France 2004, p.13, Centre National des Arts Plastiques 6. Steven Heller, extrait de Advertising Mother
of Graphic Design, dans le magazine Eye, n°17, vol. 5, été 1995
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« Quelle est la différence entre graphisme et design graphique, expliquez-moi, j’aimerais comprendre. S’agit-il d’un terme à la mode, d’un titre de noblesse, de l’avant-garde, cela me paraît confus, il faudra y revenir . . . » Philippe Chat Conseiller en arts plastiques pour la ville de Fontenay-sous-Bois Magazine Étapes n°200, Pyramid, janvier 2012, p. 24
moitié du XXe siècle qui favorisait la collaboration entre industriels et créatifs, l’évolution de notre monde dans une politique capitaliste a provoqué un schisme dans le milieu du graphisme, où dorénavant, comme l’affirme ici Steven Heller, beaucoup de graphistes talentueux en France se refuseront de travailler ouvertement et de manière assumée pour l’économie marchande. Cet esprit manichéen propagé dans le milieu n’incitera qu’à la formation d’élite pour le milieu culturel, déjà fréquenté par une élite. Comme tout n’est pas bon dans le graphisme, tout n’est pas contre-éthique dans l’économie marchande. Il est temps de remédier à l’alternative de la radicalité, qui a pu être exemplaire pour les Grapus, héritage dont nous pouvons être fiers, mais qui aujourd’hui n’est plus le meilleur moyen pour faire avancer le graphisme et le rendre plus accessible à tout le monde. Nous allons nous pencher sur des graphistes français indépendants pour savoir comment ils envisagent leurs pratiques dans le contexte actuel.
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DÉMARCHES ET CHOIX au sein du clivage
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les graphistes français indépendants et l’économie marchande Pour pouvoir répondre à la question « pour qui peut travailler le graphiste ? », encore faut-il savoir pour qui il travaille. Travailler pour le milieu commercial par non-choix, ou de manière exclusive pour le milieu culturel, faire un peu des deux sans toujours assumer, partager son temps entre projets personnels et commandes diverses (culturelles ou commerciales), etc. Peut-on établir une liste complète, étant donné que les choix des graphistes évoluent selon les besoins personnels, financiers, les mécontentements à travailler pour telle ou telle structure et les envies ? Ce que nous pouvons étudier, c’est leurs démarches vis-à-vis des différents commanditaires, ainsi que la manière de présenter leur travail. Quelle posture le graphiste adopte-t-il ? Que choisit-t-il de montrer ? Qu’est-ce que cela signifie ? Nous pouvons regarder du côté des très renommés Michel Amzalag et Mathias Augustiniak (M/M (Paris)), dont l’art graphique est savamment original. Depuis 1992, ils ont réalisé un grand nombre de collaborations avec des musiciens (Björk, Madonna, Benjamin Biolay, etc.), pour des marques de haute couture (Balenciaga, Calvin Klein, Stella McCartney, etc.) ainsi qu’avec des artistes. Eux-mêmes ont été partagés,
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lors de leurs études à l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris, entre l’enseignement de l’héritage du fonctionnalisme suisse, représenté par Jean Widmer et celui de l’utilité publique défendue par les anciens membres du collectif Grapus. Influencés par ces deux écoles, ils ne cessent de regarder ailleurs, «vers la culture populaire et l’histoire de l’art1 ». Très reconnus dans le milieu du graphisme contemporain, les M/M ont su allier leur pratique de l’art graphique aux propositions commerciales. À vrai dire, ce sont les grandes marques qui viennent s’emparer de leurs expérimentations graphiques, pour redorer leur côté avant-gardiste, et ainsi s’adresser à un public précis. Ainsi, leurs réalisations ressemblent davantage à des tableaux contemporains qu’à de la publicité. Ils font partie des rares « stars » du graphisme, qui comme leur prédécesseur Cassandre, s’exposent autant dans des expositions d’art et sur des packagings de produits. Cette génération est très influente, encore aujourd’hui, dans le panorama du graphisme français et représente celle qui ne prend plus en considération cette idée de clivage entre culturel et économie marchande. Quoiqu’il faille tout de même distinguer, dans l’économie marchande, les marques de haute couture et les marques discount ou de consommation de masse, qui représentent sûrement les deux extrêmes de ce domaine. L’une va chercher l’innovation pour porter sa marque vers un public « élite », l’autre use (inconsciemment ?) du détournement du célèbre titre du livre de Raymond Loewy « la laideur se vend bien» pour que leur côté cheap soit reconnaissable de loin. Les M/M continuent leurs expérimentations dans tous les domaines auxquels ils touchent. La limite de la lisibilité, les techniques mixtes qui leur sont propres ne sont pas délaissées selon le public qu’ils doivent toucher. Comme ci-contre, l’identité visuelle qu’ils avaient réalisé en 2004 pour leur ancienne école. 1. Interview de M/M (Paris) par Hans Ulricht Obrist,
tiré de M/M, Le Grand livre, Éd. Lukas + Sternberg / Walther König, Cologne, 2004
M/M (Paris), affiche pour Balenciaga, 2002
M/M (Paris), packaging et affiche pour le parfum Ink, 2010 et identité visuelle pour l’ENSAD, 2004
Geneviève Gauckler, visuel pour Labmagazine (date inconnue)
« J’aimerais que les images soient mieux comprises et utilisées par le monde de la publicité, qu’elles parlent aux gens, qu’elles soient plus proches, moins artificielles peut-être. En France, je trouve que le niveau de la publicité est trés bas, je crois que le processus de création est complètement biaisé par d’autres formes telles que le marketing. » Genevière Gauckler Magazine Étapes n°200, Pyramid, janvier 2012, p. 40 Geneviève Gauckler, publicités pour Coca-Cola et Bourgeois, (capturées sur internet, dates inconnues)
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De la même génération de graphistes, (même promotion à l’École nationale des Arts Décoratifs de Paris), Geneviève Gauckler, illustratrice et graphiste française, est venue faire une présentation de son travail à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg en 2009. Elle nous a fait partager l’évolution de son petit personnage noir au cœur de la publicité, en le mettant en scène pour les marques Bourgeois, Skype ou encore Coca-Cola. Ce petit personnage avait été inventé lors de ses recherches personnelles. Popularisé, elle a accepté qu’il intervienne pour la publicité. 60% de son travail est publicitaire, le reste de son temps est investi pour ses projets personnels. Étonnamment, ces publicités pour les grandes marques n’apparaissent pas sur son site internet, exceptées une ou deux, par exemple pour Adobe CS4 (logiciels de PAO utilisés par les créatifs). Certaines publicités sont-elles plus avouables que d’autres ? La collaboration avec de grandes compagnies serait-elle gênante ? À l’entendre, je pense que c’est simplement dans un désir de présenter ses travaux préférés, et de ne pas être catégorisée dans la case « graphiste commerciale ». Dans une interview, on lui demande si ses réalisations pour les grosses entreprises compromettent son travail, elle répond : « Pas du tout. Mais il faut savoir qu’une fois le travail vendu pour quelques grosses compagnies,
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il faut continuer ensuite avec quelque chose de frais, de nouveau. L’argent que tu gagnes avec la publicité est investi pour le temps que tu prends à explorer de nouvelles directions. Le plus important est de garder la bonne balance entre toutes les activités. […] Je ne me considère pas comme une artiste. J’aime l’idée d’être commanditée par quelqu’un ou une entreprise, et de voir mon travail dans le « monde réel », sur des panneaux d’affichages ou des pochettes de CD, plutôt que dans une galerie d’art.2 » Dans cette citation est révélée une grande distinction à faire entre le métier d’artiste et de graphiste. En général, le graphiste répond à une commande, tandis que l’artiste peut et doit s’en passer pour créer. J’ai demandé à Frédérique Daubal, graphiste et artiste française, pourquoi beaucoup de graphistes français font le choix de ne pas montrer qu’ils travaillent aussi pour l’économie marchande. Sa première réaction fût de me dire qu’ils avaient peur. Peur de ternir leur image. Ayant travaillé longtemps aux Pays-Bas et au Canada, elle m’a assuré que seule la France avait créé ce clivage, qui pousse à retrancher dans des catégories les projets et les graphistes, en fonction du commanditaire. Cette graphiste et artiste française présente sur son site web, autant ses expérimentations personnelles que ses interventions publicitaires pour Nike ou Paul Smith. Les visuels de ces publicités restent si contemporains et personnels qu’on pourrait croire qu’ils ne sont même pas publicitaires. C’est d’ailleurs, peut-être, pour cette raison qu’elle assume entièrement leurs parutions sur son site : le fait d’être restée maître de la production. Mais elle m’avoue que sa décision de présenter tel ou tel travail se fait en fonction du pouvoir qu’a celui-ci d’attirer une nouvelle clientèle. Est-ce pour cette raison que le collectif 5.5 designers n’a laissé aucune trace du travail réalisé pour Areva il y a plusieurs années ? Frédérique Daubal m’a vite désanchanté sur la question de savoir si, 2. genevievegauckler.com/#1288354/Interviews
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bénéficier d’une large diffusion grâce aux nombreux supports de la publicité, pouvait inciter les graphistes à redoubler d’efforts pour créer un visuel qui pourrait instruire les gens. Elle-même pensait aussi au bénéfice que cela pouvait créer pour les passants, mais la réalité est que ces visuels publicitaires restent noyés dans le flot des images urbaines et conservent leur rôle premier de vouloir séduire pour inciter à l’achat. Cette possibilité de justification à l’égard d’un travail graphique commercial n’est donc pas réellement plausible. Mais au-delà du passant, savoir convaincre son commanditaire d’une forme esthétique pertinente, constitue un des rôles du graphiste. J’ai observé plusieurs sites internet de graphistes et collectifs français reconnus dans le milieu : Superscript, Trafik, les anciens membres de Labomatic, DeValence, Antoine et Manuel, Pierre Di Sciullo, les Graphiquants, Christophe Jacquet, dit Toffe… Très peu d’entre eux laissent apparaître des travaux réalisés pour des marques, entreprises, ou produit de grande consommation. Pourtant, la plupart travaillent de temps en temps, voire régulièrement pour ces clients. Si certains n’hésitent pas à le dévoiler comme Geneviève Gauckler ou M/M, d’autres ne souhaitent pas y être associés. Certes, le graphiste est libre de montrer ou non ses propres travaux, mais généraliser cette pratique de dissimulation de certaines productions, pour ne laisser voir que celles considérées comme plus éthiques, ne rend pas service à la profession. Cela provoque une hiérarchisation des valeurs dans les domaines pour lesquels on travaille. Je pense que nous pouvons considérer qu’être responsable de sa production, c’est aussi l’assumer ; et assumer, ce n’est pas dissimuler.
« Il n’y a pas de critique du design graphique constituée, comme on peut parler de critique de cinéma, par exemple. Ce qui s’écrit au sujet du design graphique est, à quelques exceptions près, laudateur. On montre du design graphique pour le mettre en valeur, pour souligner ses qualités. La seule critique implicite, qui nourrit cette discipline est celle qui consiste à dénigrer la publicité. Le terme critique est donc souvent employé à mauvais escient : il recouvre soit la théorie, dont on déplore l’absence, soit le positionnement du graphiste face à la pub. » Michel Wlassikoff Historien, critique et enseignant Magazine Étapes n°200, Pyramid, janvier 2012, p. 78
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La laideur se vend-elle bien ?
Raymond Lœwy, designer industriel et graphiste d’origine française, écrit en 1952 le livre La laideur se vend mal 1 . Depuis, certains exemples prouvent malheureusement le contraire. Prenons un exemple actuel. Il existe depuis plusieurs années le phénomène de la prolifération de logos à reflets, aux applats parfaits, aux dégradés, aux scintillements et éclats. Dans un environnement visuel qui s’est considérablement digitalisé, les marques ressemblent toutes aujourd’hui à cela. La tendance a fait triompher la 3D comme représentation définitive de la modernité. Notre regard, ultra-sollicité, s’accomode et intègre ce mode de représentation comme standard minimum de qualité. En comparaison, les formes plus élémentaires paraîtront souvent comme datées ou pauvres. Modernité rime alors avec maquillage à effets. Pourtant, il est aisé d’attester que les logos qui marchent le mieux n’ont pas besoin d’une ombre portée pour évoquer leur modernité, que leur longévité parle d’elle-même par leur efficacité. Ce nouveau style est capable du meilleur mais dans la plupart des cas se résumera au kitsch. Car si le graphiste consent à son client, qui l’encourage à afficher des effets faciles, car « c’est à la mode », il sera plus difficile de s’engager sur 1. Raymond Loewy, La laideur se vend mal, Gallimard, 1963
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le terrain moins consensuel du signifiant et des idées. Cette esthétique systématique fait alors gagner en brillance ce qu’elle perd en densité. Il faudrait que le graphiste prenne la responsabilité d’emmener son client vers une alternative de cette tendance à effets gratuits pour une recherche graphique plus expérimentale. La tendance constitue peut-être un des pires ennemis du graphiste. Ceux qui oseront la dépasser gagneront en originalité. La laideur se vend bien. Les marques discount le savent bien. Une communication pauvre graphiquement, reflètera un produit cheap et accessible financièrement. Pas besoin d’aller chercher plus loin que nos boîtes aux lettres pour s’en rendre compte. Faut-il pour autant ne plus croire que la beauté peut vendre un produit bas de gamme ? Est-ce que s’adresser aux couches sociales populaires rime nécessairement avec visuels insipides ? Rares sont les exemples en France de communications commerciales qui ont marqué nos esprits. Celui qui vient naturellement en tête est la campagne récente de Monoprix pour renouveler toute sa communication et ses packagings. En 2009, Monoprix a demandé à l’agence Havas, qui elle-même a sollicité la freelance Cléo Charuet d’oser la nouveauté. En éliminant tous les stéréotypes de packaging de fonds bariolés, motifs sans intérêts et messages clichés, les produits se présentent dorénavant sans fard, ni fioritures : couleurs franches et typographies linéales, un bandeau de couleur pour chaque information. Sans oublier les mots d’humour. Chaque produit a droit à sa phrase « blague » qui fait rire ou sourire ; une première dans l’histoire de la grande distribution. Plus besoin de femmes dévêtues, ni de sourires blancs fluos, ou encore de muscles à gogo pour nous inciter à acheter. Les stéréotypes physiques infligés depuis une trentaine d’années dans l’espoir qu’on s’y identifie, peuvent enfin disparaître. Ça y est, nous avons la preuve que parler à l’usager avec finesse et humour peut aussi plaire (et même à la ménagère de plus
« La durée d’un projet est, trop souvent, liée non pas à l’institution ou de l’entreprise qu’il défend mais à la présence de son responsable. La politique d’identité graphique devrait, pour avoir du sens et être rentable, être effective durant dix à quinze ans au moins, et non pas changer lorsqu’un dirigeant auquel elle a, à tort, identifiée, change. » Evelyne Ter Bekke & Dirk Behage Magazine Étapes n°200, Pyramid, janvier 2012, p. 24
Évolution (ou dégradation) des logotypes pour Citroën et TGV (TGV à l’envers = image d’un escargot) Logos de qualité, inchangés depuis leur réalisation, Lucky Strike (Raymond Loewy, 1940), Carrefour (1960), Yves Saint Laurent (Cassandre, 1961)
Stefan Sagmeister, affiches pour Levi’s, 2009 ClÊo Charuet, packagings pour Monoprix, 2009
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de cinquante ans). Entre entreprise ambitieuse et graphistes intelligents, on change enfin de manière de communiquer le produit. Des railleurs diront que c’est encore une victoire pour la consommation de masse, je pense que c’est un changement visuel radical qui réveille enfin le regard des gens sur la médiocrité qu’on leur donne à voir depuis un certain temps et les rend plus attentifs encore à ce qui les entoure, les sensibilise à l’ouverture. Imaginez qu’un quart des entreprises entreprenne une même démarche de valorisation de communication et donc du respect du consommateur, nous pourrions peut-être atteindre la cheville de nos voisins anglais, hollandais ou suisses sur la qualité visuelle de notre environnement. Dans les exemples récents de communications réussies, j’ai du mal à en trouver d’autres provenant de notre pays. Du côté des États-Unis, nous pouvons citer les dernières affiches de Stefan Sagmeister pour Levi’s. Ces deux affiches, sélectionnées pour le festival international de l’affiche de Chaumont, ont la qualité de servir l’esthétique, la promotion, et l’inventivité. Ces affiches présentent simplement le jean Levi’s en revenant à l’origine des matériaux avant sa fabrication. Pas de slogans, pas de superlatif, juste tous les ingrédients qui le composent. Le point commun de ces deux communications est sûrement le retour à la forme de la réclame, où le produit, la marque, n’est pas vantée, mais énoncée. On y transmet l’information sans abuser des pratiques habituelles de la publicité. Cette démarche, consistant pour les marques à emprunter les codes établis par les affiches culturelles ou d’art graphique, est sans doute réalisée pour que les produits accèdent au statut d’objet culturel, et en cherchant à s’adresser à ce même public. L’image est soignée, résolument novatrice. La marque est même parfois reléguée au second plan. L’objectif est d’élever l’image de la société et son produit, à un rang plus haut. Ici la laideur se vend mal, et ces marques ont besoin d’utiliser les
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expérimentations artistiques de graphistes pour se mettre en valeur, et par conséquence offrir au public des visuels qui sortent de l’ordinaire. Cette démarche n’est-elle réservée qu’aux marques souhaitant atteindre un public « haut de gamme » ? Si tout le monde jugeait juste la déclaration de Raymond Lœwy et s’engageait à la faire respecter au lieu de la prendre pour utopiste, graphistes et commerciaux seraient déterminés à changer qualitativement le paysage urbain visuel. Stefan Sagmeister, créateur des pubs Levi’s, est un graphiste d’origine autrichienne, installé depuis une vingtaine d’années à New York. Il peut être considéré comme l’un des descendants de Paul Rand. Aujourd’hui, dans ce pays, on continue à travailler sans distinction « morale » du client et parfois même, en gardant une subjectivité et une expression personnelle. Même pour des communications corporatistes, certaines publicités se distinguent. Il est un de ceux qui travaillent sans censure, et reconnaît cette différence flagrante entre nos pays : « en Europe, et particulièrement dans les pays francophones, il existe une très nette distinction entre le monde du graphisme dit « culturel » et celui du monde commercial. Les bons graphistes sont considérés comme tels lorsqu’ils travaillent pour des structures culturelles alors que les designers vivant de projets commerciaux ne sont pas particulièrement bien considérés. Notre studio s’intéresse et travaille dans les deux domaines car cette vision quelque peu manichéenne - la culture c’est bien, le commerce, non - n’existe pas aux États-Unis.2 » Cette conception du graphisme est légitime dans la mesure où les États-Unis ont toujours fonctionné de cette façon. Si je cite cette phrase de Sagmeister, ce n’est pas pour lui donner raison, même si je tends à penser dans le même sens. Un de ses travaux peut d’ailleurs remettre en cause 2. Stefan Sagmeister, Another Book about
Promotion & Sales Material, Pyramid, 2011
« ce n’est peut-être pas se rendre service que de suivre les modes de trop près. Mais il y a aussi le risque d’être dépassé. Designer graphique est un métier très dur, car dans la plupart des professions, plus on pratique, plus ça devient facile. Et avec le graphisme, si vous avez la moindre intégrité réelle, plus vous pratiquerez, plus ce sera dur. La difficulté sera de ne pas se répéter, de grandir à la façon d’un artiste. » David Carson. Graphiste américain né en 1956. Interviewé sur kramberger-uran.com
Stefan Sagmeister, Trying To Look Good Limits My Life, 2004, capture d’écran de la publicité pour Standard Chartered, 2010
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sa déclaration. Sa publicité de 60 secondes, réalisée pour la banque américaine Standard Chartered : « un établissement conservateur (et conscient des problèmes sociaux), fait voyager son langage typographique à travers l’Asie, l’Afrique et le Moyen-Orient. » Sagmeister a proposé de « copiercoller » ses expérimentations personnelles d’objets typographiques pour illustrer le propos de la voix off, au message stéréotype d’une banque qui s’adresse aux bons sentiments du partage des cultures internationales. Il était dans une recherche graphique vraie et pertinente, et n’a pas su proposer une forme inédite de ses expérimentations personnelles. Le conseil de Geneviève Gauckler tendant à dire qu’il était essentiel de garder un bon équilibre diversifié de ses commandes, est sûrement un bon moyen pour ranimer l’expérience de l’inédit. L’inédit, même dans la ré-approppriation, devrait être possible, même si cela peut paraître plus compliqué dans le milieu de la publicité. Milton Glaser, graphiste américain né en 1929, s’exprimait sur ce sujet en 1996 : « il est impossible de considérer notre profession, qui consiste à convaincre les autres, hors du contexte de la publicité. Le rôle de cette dernière dans notre économie est tellement essentiel qu’elle a peut-être déteint sur l’idée que nous nous faisons de la vérité. Nous sommes nous-mêmes inondés par le flot d’informations que nous déversons continuellement. Tous ces messages publicitaires visent à vendre plutôt qu’à informer et tendent à altérer la vérité de façon insidieuse. Notre cerveau et notre conception du vrai ne peuvent pas ne pas être affectés par cette perpétuelle agression.3 » Rester intègre en tant que graphiste responsable est sûrement là la tâche la plus délicate lorsqu’il s’agit de faire de la publicité. Et qu’en est-il du domaine du culturel ?
3. Milton Glaser, L’art est un travail,
éditions de la martinière, 2001, p.264
« Le petit monde du graphisme d’auteur s’était mobilisé autour de la thématique du « graphisme d’utilité publique ». depuis lors, le public s’est réduit comme peau de chagrin au privé. La commande culturelle, encore vivace, peut à nouveau aider les graphistes à passer le cap, même si elle paie mal. » Michel Wlassikoff Historien, critique et enseignant Magazine Étapes n°200, Pyramid, janvier 2012, p. 80
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des graphistes auteurs pour le culturel ?
La déontologie propose des normes, qui déterminent les devoirs minimums exigibles par les professionnels dans l’accomplissement de leur activité. Un des devoirs minimums et essentiels serait sûrement celui de la qualité graphique, esthétique et conceptuelle. Et malheureusement, la qualité n’est pas liée à la valeur vertueuse du message à communiquer. Si le domaine du culturel, respecte une forme d’éthique par la vertu de son propos, ce n’est pas gage de qualité quant à l’expression visuelle graphique qui informe et promeut l’événement. Et inversement, ce n’est pas parce qu’un visuel promeut une entreprise ou un produit de consommation, qu’il sera mauvais graphiquement. La culture, dans sa définition, est l’ensemble des moyens mis en œuvre par l’homme pour augmenter ses connaissances, développer et améliorer les facultés de son esprit, notamment le jugement et le goût1. Les événements culturels sont tels des divertissements intellectuels. C’est donc tout à l’honneur du graphiste de s’investir dans cette communication. Cependant, il existe un véritable paradoxe dans la communication graphique culturelle. Les institutions souhaitent propager l’information de leurs événements par des visuels avants-gardistes. Ils font souvent 1. http://www.cnrtl.fr/definition/culture
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appel à des graphistes indépendants pour soutenir la création française originale : l’occasion pour les graphistes de s’exprimer dans l’espace public avec des visuels pertinents et contemporains. Dans les ouvrages de graphisme, la majorité des visuels présentés ont été réalisés dans ce contexte de « carte blanche ». La définition émise précédemment, considérant le graphisme éthique ou légitime comme celui de la production émanant de ce milieu est discutable et constitue le paradoxe. Les graphistes qui ne travaillent que pour le domaine culturel voient leurs intentions éthiques biaisées par le fait qu’ils ne parlent qu’à une élite, un milieu où le public est déjà conquis. Avec ou sans communication visuelle attractive, un grand théâtre réussira à remplir ses salles grâce à ses abonnés, son public averti, friand de culture. L’enjeu est donc de pouvoir intéresser ceux qui ne sont pas des connaisseurs adeptes. Or on sait bien qu’il est difficile de concilier contemporanéité et grand public. À la différence de la publicité, qui a comme plus grande tare d’être trop omniprésente dans notre espace urbain, la communication culturelle peut trouver ses limites lorsque ses composantes graphiques restent trop fermées, répètent les codes instaurés de ce milieu, ne va pas chercher la curiosité de tous. Par exemple, ci-contre, des cartes postales informant des futurs spectacles au Théâtre National de Strasbourg. Ce système graphique me semble assez arrogant, maigre et peu attractif. La graphiste a sûrement voulu jouer à contrarier la lisibilité, rendant le lecteur impliqué. Mais une typographie serif classique s’adapte mal à type de jeu. Je ne vois pas comment le caractère froid de la composition pourrait donner envie aux passants de se rendre au théâtre. Des exemples de communication culturelle réussie, il y en a de nombreux. On peut trouver l’audace et le risque graphique dans les compositions d’Antoine et Manuel pour le Centre national de danse contemporaine
Tania Giemza, communication visuelle pour le ThÊâtre National de Strasbourg, 2011
Flag, sÊrie d’affiche pour la programmation du Stadt Theater Bern, 2004
Antoine et Manuel, affiche pour le centre national de danse contemporaine d’Angers et la ComÊdie de Clermont-Ferrand, 2010
« Tout le monde veut travailler dans le culturel, personne ne veut plus designer des camions de déménagement, ou des boîtes de vis… En Suisse ou aux Pays-Bas ce n’est le cas. » Etienne Robial Magazine Étapes n°200, Pyramid, janvier 2012, p. 50
Antoine et Manuel, affiche pour La Comédie de Clermond-Ferrand, 2010
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d’Angers ou encore la Comédie de Clermont-Ferrand. Dans un style plus illustratif, il y a le collectif suisse Flag pour le Théâtre de Bern. Ces communications ont, je pense, la qualité d’être accessible et novatrice à la fois. On peut remarquer que le domaine culturel ne fait pas appel aux agences. Sont favorisés pour ces missions les graphistes d’auteur. Dans la grande famille des graphistes, le titre d’auteur est sûrement le plus honorifique. Cette spécificité « d’auteur » peut être déterminée par le fait qu’on reconnaisse dans un travail ou une création, un individu. Il n’est pas si étonnant de constater que les mots « autorité » et « auteur » ont une éthymologie commune. Auctoritas et auctor renvoient tous les deux à la légitimité de « celui qui fonde et établit », et à l’autorité naturelle de celui qui rend acceptable un projet parce qu’il permettra à l’autre de grandir. En France, les graphistes auteurs forment une élite admirée et respectée, par le fait qu’ils arrivent à faire autorité sur les visuels qu’ils proposent à leurs commanditaires. Je trouve néanmoins que l’application de cette notion au graphisme est bancale et perturbatrice. Usons-nous de cette terminologie lorsqu’il s’agit d’un architecte ou d’un styliste, qui travaille pour des domaines diversifiés ? Non. Certainement, appliquons-nous ce mot pour annoter simplement au graphiste sa pratique artistique. Et un graphiste qui ne revendique pas de style précis peut néanmoins avoir la faculté d’avoir de l’autorité sur son travail et ses commanditaires. Les personnes travaillant en agence n’ont souvent plus le temps de produire pour eux. C’est pourquoi certaines agences font souvent appel à des indépendants pour certains projets, ils n’ont plus les créatifs auteurs « sous la main ». On peut se demander quelle différence il existe entre les collectifs, studios ou freelance, et les agences. Je pense que la première différence est qu’une agence fonctionne à la manière d’une petite entreprise, avec en plus des
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« Je n’ai jamais couru après le culturel. En france, tout le monde voulait faire du graphisme culturel, alors que, franchement, je pense que pour beaucoup, c’était juste pour avoir plus de liberté pour créer des images, pour en fait, devenir artiste à travers le culturel. » Frédérique Daubal Entretien téléphonique, janvier 2012
créatifs, des commerciaux, et selon la nombre d’effectif, il peut y avoir des secrétaires, comptables, ressource humaine, responsable marketing, web, multimédia, etc. Cela montre que le créatif ne défendra jamais seul son projet, ce sera le commercial de son agence qui parlera au délégué communication client. Le créatif peut donc perdre l’emprise sur sa création. Souvent, il se contentera de faire les corrections commandés par le client. C’est tout l’inverse pour une structure indépendante, où ne sont présents que les créatifs eux-mêmes qui porteront alors les différentes casquettes, parce que proposer son projet, le présenter, le soutenir, c’est s’en porter responsable et assumer sa réalisation. Si ce graphiste a un minimum d’ambition, il souhaitera présenter le meilleur. « Le graphiste comme auteur, revendique ses positions, par un engagement personnel, un 2. Jean-François Lyotard, édito de
Vives les graphistes ! Petit inventaire du graphisme français, le Syndicat National des Graphistes,1990
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contrat social qu’il articule à un rapport privilégié au commanditaire.2 » Aux vues de ma petite expérience personnelle en stages, je pense que le type de structures joue beaucoup pour le résultat. La structure indépendante souhaite dans la plupart des cas valoriser son savoir-faire personnel : sa « griffe », et ses expérimentations. C’est là où, comme remarqué précédemment, la place pour l’économie marchande sera légèrement mise de côté. Les graphistes indépendants ont comme idéal, qu’on leur propose des projets parce qu’on aime ce qu’ils font. En ce qui concerne les agences, leurs vertus peuvent se situer ailleurs : efficacité, adaptation au système marketing. . . Peut-être, comme il est écrit dans le texte de Vincent Perrottet (cf. chapitre suivant), devrait-on pousser les graphistes à sortir des agences pour reprendre la voie du renouvellement de l’expérimentation. Plus les graphistes peuvent entretenir leurs pratiques personnelles, plus leurs créations au sein du culturel ou du commercial seront de qualité. Là doivent se situer les démarches et choix des graphistes et non exclusivement en fonction de pour quels commanditaires travailler. Après avoir étudier des productions graphiques françaises et internationales dans le cadre de commandes culturelles et commerciales, je vais essayer de trouver d’autres réponses à propos de l’éthique du graphiste dans les les mots qu’écrivent certains graphistes. Dans le contexte réel et actuel, nous chercherons comment anticiper au mieux la relation avec les commanditaires pour une production assumée de tous.
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CONTEXTE Rテ右L ET ACTUEL
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les mots écrits ou la quête d’éthique
Quels textes écrits par des graphistes, existe-t-il ? Dès lors que je découvre des textes intéressants donnant des pistes de réponses sur le clivage entre commercial et culturel, les auteurs sont toujours des critiques ou des historiens, d’art ou du graphisme. Je souhaite trouver des auteurs qui soient eux-mêmes confrontés à la réalité, aux choix, au quotidien, pour pouvoir en témoigner en connaissance de cause. Exprimer son point de vue, c’est offrir une forme d’éthique, c’est permettre de fixer ses limites personnelles, et surtout de les rendre visibles à ceux qui seraient susceptibles d’avoir besoin d’un graphiste. Les personnes intéressées feront alors appel à lui dans le respect de ses choix. N’est-ce pas idéal de partager ses idées éthiques avec son commanditaire pour réaliser une communication de qualité ? Écrire sur sa démarche permet aussi de donner une sorte d’exemple, de prouver que le graphiste peut se positionner personnellement, qu’il cherche à exercer son métier de la manière la plus cohérente. Mais c’est aussi une contrainte, puisqu’il faut tout de même être intimement convaincu et engagé pour ne pas se permettre de changer d’avis, de se fixer sur une pensée unique.
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Le premier texte dont j’ai eu connaissance est celui de Vincent Perrottet. Ce graphiste français a fait parti du collectif Ne pas plier avec un ancien membre du collectif Grapus, Gérard Paris-Clavel. Il a toujours travaillé essentiellement pour le domaine culturel et institutionnel public. Il engage son texte sur la responsabilité du graphiste dans la société. Il pointe du doigt le trop grand nombre de graphistes sans exigences artistiques ou idéologiques, qui ne remplissent la mission dictée par leur client, que dans le simple but d’être rémunéré. Ces « irresponsables corrompus par l’argent1 » sont rendus ici coupables « par la médiocrité des formes et des contenus qu’ils produisent, de la dégradation de l’esprit humain et du respect de soi1». Dans ce texte, il insiste sur l’idée que la qualité d’un travail ne peut être desservi par la peur de manquer d’argent. Notre responsabilité de graphistes est trop importante pour qu’elle soit corrompue par l’argent. Il invente des mots pour justement ne pas appeler « graphiste » celui ou celle qui n’agira pas en toute âme et conscience (et responsabilité). En définissant le « technicien de surfaces visuelles » et le « graphipatéticien », il les exclut volontairement du statut de graphiste. Ces termes trés violents cherchent à provoquer le graphiste passif, voire inactif. Ce texte, au ton péremptoire et à la force incontestable, est radical face à l’économie marchande : faire de la publicité, c’est participer à un chaos mécanisé abolissant tout espace critique et de pensée, c’est soutenir la société capitaliste et consumériste dans laquelle nous vivons. Dans ce contexte, vous comprendrez que tout apprenti en design graphique se sent concerné et influencé. De peur de devenir un « graphipatéticien », il ne pensera jamais à travailler pour l’économie marchande par choix. Pourtant, s’il est nécessaire de libérer et réinventer le graphisme commercial, ne faudrait-il pas s’y frotter ? Cette décision radicale, de refuser tout rapport avec l’économie 1. http://vincentperrottet.com/
91 · CONTEXTE RÉEL ET ACTUEL
« Les mass média sont un monde d’employés pour ne pas dire de larbins dévoués au pouvoir et à l’argent. Ils sont devenus un gigantesque espace publicitaire et ont renoncé avec le consentement de l’État à se faire payer autrement qu’en interrompant tout discours par un visuel marchand stupide ou pervers. Tout cela les rend médiocres et leur production avec. [...] Pour s’en servir (des masses media, ndrl.), il faudrait les libérer et les réinventer. » Vincent Perrottet extrait du texte, présent sur http://vincentperrottet.com/
92 · CONTEXTE RÉEL ET ACTUEL
« Il ne s’agit pas de tendre à rendre visible et morale la politique mais de résister au commerce compétitif, matérialiste, abrutissant et chaotique des visibilités. Les mouvements sociaux et politiques ne peuvent pas user des logiques du marketing pour communiquer. » Formes vives www.formes-vives.org/atelier/?pages/Hypoth%C3%A8ses-de-travail
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marchande, ne concerne qu’une infime partie de graphistes, que j’appellerai « militants ». Parmi eux, on trouve aussi le jeune collectif Formes Vives, composé de Adrien Zammit et Nicolas Filloque, qui se définit comme un « atelier de communication politique, utopique, exigeante ». Ils ont mis à disposition sur leur site internet leurs « hypothèses de travail », annonçant la politique comme leur champ d’action privilégié : l’instauration d’un rapport égal entre commanditaires et créateurs aux aspirations communes, la volonté de changer le systèmatisme de la communication et les esprits marqués par les principes du marketing2 . C’est une manière pertinente de présenter leur éthique aux futurs commanditaires et aux curieux de leur travail. Il se trouve qu’en cherchant sur d’autres sites de graphistes français, je n’ai pas trouvé de textes de ce type sur la démarche, la pratique et les volontés du graphiste. Est-ce que cela prouve que ces graphistes militants ne rentrent plus « dans les clous » de la définition du « simple » graphiste et qu’un texte est nécessaire pour expliquer leur démarche singulière et atypique ? Ces textes prouvent-ils qu’ils ont raison ou confirment-ils plutôt leur statut marginal ? Ni l’un, ni l’autre, je pense. Tout est une question de point de vue : certains pourraient les penser marginaux, mais eux-mêmes se considèrent simplement dans la vérité. Ils croient en leur éthique. Publier ces textes leur permet de présenter aux autres leur point de vue. Leur démarche correspond à la définition du graphisme d’Annick Lantenois. Si ces graphistes considèrent le besoin de se justifier, cela prouve peut-être que cette définition n’est pas adaptée à la profession entière, mais seulement à une minorité. Un autre texte, assez connu dans le milieu du graphisme s’appelle First Things First (d’abord l’essentiel). En 1964, cet appel a été écrit et
2. www.formes-vives.org
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signé par vingt deux professionnels renommés de la communication visuelle aux États-Unis. Il a été rediffusé par de nouveaux signataires en 2000. Ce manifeste pour le design graphique est un texte court, où concepteurs graphiques, directeurs artistiques et plasticiens, proposent « un renversement des priorités en faveur de formes de communication plus utiles, plus durables et plus démocratiques - une prise de conscience éloignée du marketing de produit et tournée vers l’exploration et la production d’une nouvelle forme d’expression.3 » J’ai trouvé ce texte sincère et vrai, s’adaptant à la réalité. Pourtant, ce texte a subi de nombreuses critiques. Le collectif hollandais Metahaven pointe du doigt que ce texte ne propose aucun sacrifice et n’a autorité que par le fait que ses signataires bénéficient d’une renommée professionnelle forte. « Si la sincérité des intentions de FTF ne peut être mise en doute, aucun des signataires n’a annoncé officiellement avoir renoncé à une commande commerciale ou un travail bien payé depuis sa publication, aucun ne s’est engagé à quelque sacrifice professionnel ou personnel qui irait dans le sens de la réalisation des intentions annoncées et parmi eux, aucun n’a changé la réalité commerciale de la publicité de quelque manière que ce soit. En bref : rien n’a changé.4 » Il est étonnant de constater que parmi les trente-trois membres signataires, il y a véritablement peu de «graphistes publicitaires». Ils sont directeurs artistiques, et ne vendent pas leur âme au diable, mais se sentent tout de même « incroyablement mal à l’aise ». Comme si, en tant que graphistes loyaux et responsables, ces signataires se devaient de réagir par un texte politico-pacifique pour se donner bonne conscience. Cette idée ne m’embarrasse pas plus. Il n’est pas nouveau de se servir de sa réputation pour soutenir des valeurs. 3. maxbruinsma.nl/index1.html?ftf2000.htm 4. Metahaven, Avant un manifeste, Onomatopée,
2008, tiré du numéro 4 de Back Cover, éditions B42, février 2011
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Le souci de ce texte est qu’il s’intitule « manifeste », alors que ça n’en est pas un. Un manifeste nécessite l’exposé d’un programme, d’une décision ; c’est formaliser et signer un contrat dont la vérité est autoproclamée. Ici les auteurs ne proposent qu’une remise en question de l’appréhension du rôle du graphiste. Cela prouve bien qu’il est difficile d’écrire un texte sur la morale dans cette profession : soit l’écrit est un manifeste radical voire un pamphlet, soit l’écrit est un texte à bonnes intentions (comme dans FTF), mais la critique pourra être dure sur la tièdeur de l’engagement. Je pense que si le texte peut répercuter une prise de conscience, sa publication est légitime et qu’il n’aura pas été écrit pour rien. Écrire ses idées est un acte courageux qui peut susciter autant d’adhésion que de critiques virulentes. Si les textes, tel FTF, peuvent sembler apathiques, est-ce pour autant qu’il faut faire le deuil de tout consensus raisonnable ?
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commanditaires, exigences et solutions
Si les manifestes français ne sont pas les meilleurs moyens pour faire adhérer les graphistes à la déontologie, à cause de leur radicalité difficile à maintenir au jour le jour, nous pouvons trouver conseil auprès de praticiens du graphisme américain, qui ont préféré donner des pistes d’attitudes auprès des commanditaires, plutôt que des idées politiques propres à chacun. « Si l’on me demandait de pointer les raisons pour lesquelles le mauvais graphisme prolifère, je dirais que, l’un dans l’autre, les principales difficultés concernent : (1) la méconnaissance ou l’indifférence des décideurs à l’égard du « bon design », (2) les prérogatives exagérées des services marketing, (3) le manque d’autorité ou de compétences des designers.1 » Paul Rand vise le client à deux reprises, comme responsable du mauvais graphisme. Comment pourrait se comporter le graphiste pour arriver à ses fins ? Formes Vives a écrit dans ses hypothèses de travail : « Que le financement du projet soit privé ou public, l’important c’est l’éthique qui le
1. Paul Rand, Good design is Goodwill, AIGA Journal of Graphic Design 5,n°3, 1987, cité dans Le graphisme en textes, Pyramid, 2011
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sous-tend.2 » Au mieux, cette éthique est partagée depuis le début de la relation professionnelle, ce qui est souvent le cas lorsqu’on travaille pour le domaine culturel, et au pire le graphiste essaiera de convaincre son client, de « l’éduquer », comme dans la plupart des cas dans le graphisme commercial. Le pouvoir et le graphisme peuvent se définir de façon identique. Tous deux témoignent d’une aptitude à atteindre un objectif. Comme beaucoup, les graphistes se sentent souvent impuissants du fait que leur pouvoir (et par conséquent leur efficacité) repose dans les mains d’un autre - le client. L’expression « éduquer le client » est une expression certes un peu méprisante, qui témoigne d’une présomption égoïste, mais qui relève d’une certaine vérité. Les commanditaires nous cèdent leur pouvoir pour plusieurs raisons : ils sont conscients du fait que nous possédons des aptitudes techniques et intellectuelles susceptibles de les aider à atteindre leurs objectifs, mais pourtant, s’ils sont en désaccord, ils n’hésiteront pas à se poser comme « professionnels de la communication » pour prouver que ce sont eux qui ont les rennes en mains. Mais l’autre raison de leur sollicitation est sûrement qu’ils savent que les graphistes et eux-mêmes ne servent pas le même but : l’un est pour le chiffre d’affaire, l’autre pour une profusion de la qualité esthétique. La collaboration avec un graphiste peut aider à servir un objectif moral : celui du bien commun. Le souci est qu’aujourd’hui bon graphisme rime avec source de profit. Ci-contre, un tableau dressé par Milton Glaser comparant l’ethos de l’art et l’ethos des affaires. Nous pouvons constater dans ce tableau les différences éthiques incompatibles entre ces deux mondes. Cependant,
2. www.formes-vives.org
Page de droite : extrait du tableau réalisé par Milton Glaser, p. 269
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Les graphistes se demandent souvent : « Comment être le plus efficace ? » (entendez plus puissant). en fait, la question est plus souvent formulée de la façon suivante : « Comment éduquer mon client de façon à l’amener à avoir la même vision que moi ? » Milton Glaser L’art est un travail, éditions de la martinière, 2001
« La séparation de l’art et du design, qui commence à l’école et se poursuit dans la vie professionnelle, nuit à la conscience d’un partage de responsabilité [. . .]. Les designers se voient ainsi placés quelque part entre l’ethos des arts et celui de l’argent, ce qui les entraîne vers des conflits d’identité qui durent toute leur vie. » Milton Glaser Discours prononcé au 45e congrès annuel de l’Association des Professeurs en art de l’État de New York, issu de L’art est un travail, éd. de la martinière, 2001
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la seule concordance qui les unit positivement, est le fait que l’œuvre d’un individu peut aider l’espèce humaine. Dans le milieu de l’art, Milton Glaser écrit que de façon métaphysique, l’art peut toucher les gens et les unir, tandis que dans domaine des affaires, cela créé la richesse, et l’échange des idées, des biens et des services et peut ainsi profiter à tout le monde. C’est dans cette complémentarité bénéfique pour tous que le graphiste peut jouer un véritable rôle. Une part de l’éthique du graphiste se porte donc sur la relation qu’il peut et veut entretenir avec son commanditaire. L’inquiétude émise par Milton Glaser porte sur le lien qui unissait le design graphique à l’art et aux transformations sociales et qui n’est plus assez présent. Les graphistes sont passés de la position de membres privilégiés d’une classe artistique à celle de travailleurs industriels. Cela explique en partie pourquoi les clients se renseignent d’abord non sur le degré de professionnalisme ou de créativité des graphistes, mais sur leurs tarifs horaires. Peut-être sommes-nous, graphistes, actuellement confrontés à un problème que notre génération se doit de régler : comment réintroduire la notion de « bien » dans le « bon » graphisme ? Comment restituer dans notre travail son contenu moral et son sens collégial, tout en réaffirmant le généreux humanisme qui est notre héritage ? Il faut partir du principe que dire la vérité est essentiel pour la survie de l’humanité, mais combien de personnes sont prêtes à admettre que la vérité est importante pour leur vie professionnelle ? En tant que graphistes et spécialistes de la communication, nous sommes constamment en train d’informer le public, de faire passer des messages et d’agir sur les croyances et valeurs des autres. Ce rôle implique-t-il nécessairement que nous disions la vérité ? Cela n’est pas nécessaire pour l’ethos des affaires, mais oui, l’ethos du design graphique en a besoin !
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Ellen Lupton, graphiste, enseignante et critique américaine, propose à la fin de son livre Comprendre la typographie, une série de préceptes à respecter dans la mesure du possible pour une meilleure pratique du design graphique. Certains seraient nécessaires d’être partagés avec les commanditaires. Citons-en quelques un : « - De nombreux actes graphiques désespérés (notamment l’usage des dégradés, des ombres portés et des transparences), sont principalement dus au manque d’une idée forte. Une bonne idée guide le travail et fournit un cadre aux décisions créatives. - De la même manière que les graphistes ne devraient pas remplir l’espace d’effets visuels arbitraires, les auteurs devraient ne jamais oublier que personne n’aime leur prose autant qu’eux-mêmes. - une idée vraiment forte peut guider des choix chromatiques, typographiques, etc. et met à l’abri des décisions exagérément subjectives. (D’un autre côté, certaines décisions exagérément subjectives peuvent donner naissance à des idées vraiment fortes.)3 » Indiquer comment procéder, dans l’idéal, avec ses commanditaires de n’importe domaine qu’ils soient, est sûrement plus efficace pour faire partager la déontologie du métier que d’assigner l’implication du graphiste à un seul domaine de prédilection. Lorsque Paul Rand invoquait les causes de la prolifération du mauvais graphisme, il jugeait responsable en troisième cause le manque d’autorité des graphistes. Cette notion d’autorité est difficile à exercer en tant que jeune graphiste. Remettre en question les idées des commanditaires en étant péremptoire nécessite un vrai savoir-faire en « rhétorique diplomatique » ! Pour être en situation de pouvoir faire autorité, encore faut-il avoir trouver un positionnement stable et avoir 3. Ellen Lupton, Comprendre la typographie, Pyramid, 2007, p. 172-174
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instaurer une entente cordiale. Lors d’une conférence en Afrique du Sud pour Indaba Design4, le jeune collectif de français 5.5 designers, ont présenté le positionnement du designer dans la chaîne de réalisation d’un produit. Généralement placé entre le brief et le développement technique, le designer doit répondre à la commande du brief, sans qu’il soit alors impliqué aux contraintes. Ils reviennent sur ce schéma qu’il faut absolument remettre en question. « Vous ne pouvez pas trouver une solution, si vous n’êtes pas pris à parti du problème ». Intégrer le graphiste au brief, chercher ensemble, permet d’être mieux positionner pour intervenir de manière pertinente. Il faut savoir imposer le travail avec autrui comme une collaboration et non comme une sous-traitance. Dans un de ses conseils aux étudiants et professionnels, Ellen Lupton a écrit : « le graphisme est un art de situations : les graphistes répondent à des besoins, des problèmes de circonstances, des événements. Les meilleurs travaux résultent de situations intéressantes - un client à l’esprit ouvert, une cause juste, un contenu enthousiasmant.3 » Nous pouvons compléter ce conseil d’Ellen Lupton par une liste dressée par Milton Glaser (cf. page suivante), introduite par ce petit paragraphe : « Finalement, l’éthique est toujours une question personnelle. Si vous souhaitez évaluer votre propre degré de conscience et voir jusqu’où vous êtes prêt à aller sur la route de l’enfer, lisez ce qui suit. » La route de l’enfer, drôle de terme pour faire partager son éthique ! Les exemples prescrits dans cette liste peuvent sûrement être universels à tous les graphistes. Il s’agit en général de rester dans la vérité du message que nous émettons. Cette proposition d’éléments mériterait que chacun se l’approprie en la continuant sous une forme de plus en plus personnelle.
4. www.designindaba.com/speaker/55-designers
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La route de l’enfer, selon Milton Glaser 1. Créer un emballage qui donne l’illusion d’un contenu plus gros qu’il ne l’est en réalité. 2. Concevoir une publicité qui fasse passer un film lent et ennuyeux pour une comédie légère. 3. Dessiner pour un nouveau vignoble des armoiries qui lui donnent l’apparence d’un vignoble ancien. 4. Dessiner la couverture d’un livre dont le contenu sexuel vous dégoûte. 5. Participer à un concours de design graphique dont le sponsor exige qu’on lui soumette avant leur parution le contenu rédactionnel des magazines dans lesquels il fait de la publicité. 6. Créer un emballage de céréales pour enfants en sachant que le produit n’a qu’une trés faible valeur nutritionnelle et contient trop de sucre. 7. Créer des t-shirts pour un fabriquant qui emploie de la main-d’œuvre enfantine. 8. Concevoir une campagne publicitaire pour un produit de régime inefficace. 9. Vanter les mérites d’un candidat politique dont le programe vous paraît potentiellement nuisible pour les citoyens. 10. Créer une publicité pour une voiture au gaz dont le réservoir explose parfois. 11. Concevoir une publicité pour un produit dont la consommation régulière risque d’entraîner la mort de l’utilisateur.
108 路 CONCLUSION
conclusion possible
111 · CONCLUSION
Au début de l’écriture de ce mémoire, j’ai eu peur de m’engager sur ce sujet pour anticiper une justification (pour les autres ou pour moi-même) à la possibilité de travailler pour l’économie marchande. Puis en parlant de ces problématiques avec mon entourage du milieu de l’art ou du graphisme, je me suis rendue compte que ce clivage entre le « culturel, artistique » et le « commercial » était bien réel et qu’il posait des questions de positionnement à beaucoup d’entre nous. J’ai cherché les raisons de ce clivage dans l’histoire et les ouvrages de référence du graphisme, et tenté de trouver une vérité dans les limites de la déontologie du métier. Essayons d’en conclure des hypothèses de réponses justes. Ma première constatation est que la définition établie aujourd’hui en France dans le milieu du graphisme ne correspond pas à la réalité et s’appuie essentiellement sur l’héritage du graphisme contestataire français. Ce beau patrimoine qui pousse le graphiste-artiste a être engagé socialement et/ou politiquement est de bonne augure, mais impose une radicalité dans tous les champs du graphisme. La critique politique que peut émettre le graphiste dans sa posture et le choix de ses commanditaires appartient à un choix solennel et personnel : en faire un ordre établi pour tous est hypocrite par rapport à la réalité. Les possibilités
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La question n’est plus « Pour qui peut travailler le graphiste ? », mais bien «comment devrait travailler le graphiste ? » qu’il reste pour motiver les créatifs à œuvrer pour le beau et le bon en toutes circonstances est de casser les tabous créés par le clivage culturel/ commercial. Que chaque relation graphiste/commanditaire soit assumée, qu’importe le milieu. De plus en plus, le milieu emploie l’anglicisme design graphique, peut être pour se différencier de ceux qui, en agence de communication se revendiquent graphistes : « des cohortes de maquettistes, infographistes et autres… « istes » ou « tistes », gavés de TIC trés à la mode dans des formations encore trop souvent par des logiques d’outils ou d’apparence visuelle1 ». Faut-il désormais employer le terme designer graphique pour se différencier des exécutants ? Est-ce le nouveau terme à employer pour graphiste responsable ? Qu’importe le mot : auteurs, ou exécutants, reconnus ou anonymes, la responsabilité doit rester la même. Mon envie initiale d’une macro-éthique, englobant la profession entière, m’est apparue au fur et à mesure de ma réflexion, utopiste et impraticable par sa définition même : l’éthique est « l’ensemble des valeurs, des règles morales propre à un milieu, une culture, un groupe2 », or la famille des graphistes est, comme nous avons pu le constater précédemment, trop hétéroclite pour imposer un manifeste commun. La question « pour qui peut travailler le graphiste » relate finalement, comme dit Milton Glaser, de l’éthique personnelle de chacun. Mais 1. Philipe Quinton, Le chargé de communication, Magazine Étapes n°120, Pyramid, 2005 2. Le Petit Robert, 2012
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si une éthique commune est inimaginable, la responsabilité de chacun peut porter un idéal commun. « Nous n’avons pas seulement à assumer la charge des conséquences immédiatement prévisibles de nos actes. Il nous faut porter très loin notre regard, de manière à maintenir dans l’existence de l’humanité future ; la survie de l’humanité constitue le fruit de ce regard lointain, son authentique objectif.3 » Le philosophe allemand Hans Jonas (XXe siècle) propose de s’investir dans l’acte en n’omettant pas d’anticiper l’importance de sa répercussion dans le futur. Libre à chacun de travailler pour des multinationales, PME, politiciens, villes, tant que l’intégrité, la responsabilité et la conscience de soi-même permettent d’assumer la production réalisée. Cela nécessite dans certains cas de faire autorité sur le commanditaire, de s’investir dans l’argumentation d’un bon design pour que le compromis n’affaiblisse pas la production. Peu de graphistes français actuels reconnus montrent qu’ils travaillent pour des domaines diversifiés. La plupart d’entre eux ne montrent que leurs expérimentations graphiques et leurs applications au milieu culturel sur leur site internet, et dissimulent celles pour l’économie marchande. Cette démarche fausse la bonne volonté du graphiste à se porter responsable. La responsabilité passe par le fait d’assumer ses choix : pour qui j’accepte de travailler ? Ne pas dissimuler un travail pour une grande marque ou entreprise, prouvera que l’on en n’a pas honte, qu’on a réussi à partager avec le client une morale commune, concernant le message à communiquer et l’esthétisme graphique. Nous avons besoin en France de rompre avec ce tabou, ce complexe à assumer de travailler des produits qui se vendent. Jouons avec les codes, bousculons-les. C’est à nous, graphistes, de contrer la médiocrité qui émane des visuels de nos rues. Mon but ici n’est évidemment pas de pousser les graphistes à travailler 3. Jacqueline Russ, La pensée éthique
contemporaine, Que sais-je, 1994
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pour l’économie marchande, mais bien d’insister, pour ceux qui y travaillent ou ne refusent pas ce genre de projet, sur le fait de se sentir responsable. « Travailler selon de nouvelles règles du jeu ne veut pas dire avaler toutes les couleuvres d’un marché débridé, faire allégeance à la loi du chiffre, céder à l’abnégation devant les procédures d’appels d’offres excessives ou peu scrupuleuses, ou encore se soumettre aveuglément aux incompétences hiérarchiques des apprentis monarques libéro-républicains.1 » Dans les exemples que j’ai pu observer dans mes recherches, lorsqu’il existe une diversification dans les commanditaires et les productions, les travaux réalisés et l’aspect technique, conceptuel et esthétique sont réellement enrichis. L’indépendance peut permettre de se diversifier, d’aller « toquer » à différentes portes, et surtout de continuer une pratique expérimentale personnelle, nécessaire pour pouvoir aller de l’avant, entretenir ses idées. Il faut revendiquer un graphisme de qualité et ne
« Sortons des clivages hérités et osons travailler avec des clients qui diffusent le graphisme au grand public. S’affranchir d’un graphisme parfois devenu trop élitiste, autoréférencé et autocentré pour simplement améliorer la qualité du graphisme quotidien, sur le plan sémantique comme formel, voilà déjà un beau défi pour notre génération. » Benoît Santiard, graphiste parisien Magazine Étapes n°200, Pyramid, janvier 2012, p. 34
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pas cesser d’encourager les responsables à prendre parti, à travers une communication visuelle innovante. Pour cela, le risque et l’audace graphique ne doivent pas être réservés à l’élite de la culture ou du luxe. Nos exigences doivent nous permettre de penser à des alternatives pour respecter davantage le passant, l’usager, le consommateur, ainsi qu’à veiller à des communications visuelles plus qualitatives que quantitatives. C’est dans la démarche de travail et des exigences partagées avec son client que le graphiste pourra proposer des visuels pertinents, qui profiteront aux passants ou autres curieux en les « tirant vers le haut », en les rendant actifs dans la lecture. Il faut savoir imposer le travail comme une collaboration et non comme une sous-traitance, le commanditaire et le graphiste fixeront la commande et ses contraintes. Entre art graphique et graphisme commercial, je ne pense pas que la déontologie doive imposer un choix radical aux graphistes. Si nous souhaitons faire grandir le graphisme, le regard des gens, notre paysage visuel, il nous faut exercer le métier avec respect et passion dans tous les domaines. C’est à nous de résister à la paresse intellectuelle, à la complaisance et l’inertie, même dans un contexte de crise sociétale ou personnelle. Si nous sommes intimement convaincus de ces idées, il n’y a pas de raisons que nous n’arrivions pas à partager notre vision avec ceux pour qui nous choisissons de travailler. Non, je ne finirai pas mon mémoire par l’ultime citation de Stéphane Hessel : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer.4 ». Respecter la déontologie du métier ne nécessite pas forcément d’être militant en résistance. Je souhaiterai simplement que mes contemporains et moi-même puissions appliquer sans compromis douloureux les notions de responsabilité, indépendance, risque et audace graphique, préceptes auxquels je crois avec honnêteté et volonté. 4. Stéphane Hessel, Indignez-vous !,
Indigène éditions, 2012
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Écrits spécifiques Christiane Carlut et Jean-François Lyotard, Vives les graphistes ! Petit inventaire du graphisme français, Centre de Création industrielle CCI Centre Georges Pompidou et le Syndicat National des Graphistes,1990 Bernard Cathelat, Publicité et société, Payot, Collection « PBP », 1976 Casseurs de pub, 10 ans, Casseurs de pub, éditions Paragon/Vs et casseurs de pub, 2009 Gilles Deléris & Denis Gancel, Ecce Logo, les marques anges et démons du XXIe siècle, L’atelier d’édition, LOCO / W&Cie, 2011
Damien et Claire Gautier, Mise en page(s), etc. Manuel, Pyramid, 2009 Groupe Marcuse, De la misère en milieu publicitaire, éditions La découverte/Poche, 2010 Steven Heller, Paul Rand, Phaidon, 2006 Naomi Klein, No logo, Babel, 2001 Annick Lantenois, Le vertige du funambule, éditions B42, 2010
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Metahaven, Avant un manifeste, Onomatopee, 2008, tiré du numéro 4 de Back Cover, éditions B42 Vincent Perrottet, Texte, http://vincentperrottet.com Stefan Sagmeister, Another Book about Promotion & Sales Material, Pyramid, 2011
Revues et journaux Graphisme en France, publications annuelles gratuites, Centre national des arts plastiques, Back Cover, B42 Le Tigre, Étapes,Pyramid
Un grand merci À