Jeunesses : lieux et liens - Revue Urbanisme

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Cyrus Cornut / Picturetank

DOSSIER

éditorial Jeunesses : lieux et liens n défilant pour contester la réforme des retraites imposée par le gouvernement de François Fillon, les jeunes font preuve non seulement d’une grande maturité, mais manifestent aussi leur commune préoccupation avec leurs parents et grands-parents. Comme à chaque fois en pareille occasion, nombreux, parmi les adultes – au premier rang desquels des “responsables en responsabilité” – s’étonnent publiquement de la présence solidaire des jeunes, alors même qu’il en va de leur devenir… Le dilemme est vieux comme les jeunesses. Une société, qui n’attribue pas à“ses”jeunes une place en confiance, non seulement est inégalitaire et discriminante mais aussi incapable de se penser dans le futur, y compris proche. Depuis trop longtemps, les jeunesses sont assignées à l’immaturité politique, sociale et intellectuelle. Elles subissent, générations après générations, des dénigrements portés à l’endroit de leurs expressions publiques. Ce trait indécent, bien français, relève probablement d’une sorte de bizutage citoyen connu et vécu du plus grand nombre (souvenezvous… ), où l’on cantonne publiquement et politiquement les impétrants à leur cour d’école. Au piquet citoyen Kevin. À la colle citoyenne Fatima. Un coup de règle Bouba ? Vous reprendrez bien du flash-ball Cheng ? Or, ce sort n’est pas réservé aux jeunes. Il caractérise une démocratie à bout de souffle. Toute tentative visant à améliorer le dialogue entre élus et représentés est perçue comme une remise en cause de la mythique transsubstantiation politique qui transforme le parlementaire en incarnation de la Nation. Mais si, collectivement, nous ne connaissons que trop bien les limites démocratiques du système, en va-t-il de même dans les interstices de nos vies ?

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Les jeunesses possèdent des lieux spécifiques et y déploient des liens aux durées et intensités variables.

Ce dossier a été conçu et réalisé en partenariat avec l’association Les Petits Débrouillards. www.lespetitsdebrouillards.org

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dossier

... éditorial

Donovan Wylie / Magnum photos

Jeunesse, un temps à passer ?

L’individu d’âge mûr regarde derrière lui et interroge sa jeunesse, a-t-il honoré les promesses qu’il s’était faites à 15 ou 18 ans ? Est-il satisfait de n’être plus un “jeune”, “dépendant” d’une famille et de plusieurs institutions (dont l’appareil scolaire) sur lesquelles il n’a guère de prise ? Regrette-t-il, au contraire, cet âge de tous les possibles et constate-t-il, amer, certains renoncements ? La jeunesse serait-elle une parenthèse dans la vie, coincée entre l’enfance (sous-entendue“choyée”) et la“vie adulte”qui inexorablement conduit à la vieillesse, antichambre de la mort ? L’existence ne serait-elle pas avant tout marquée par une continuité destinale ? Quand toutes les sociétés distinguent les garçons des filles (celles-ci étant la plupart du temps subordonnées aux premiers), certaines cultures fondent en une seule période l’enfance et l’adolescence et d’autres les subdivisent. La succession des âges diffère selon tels ou tels rites de passage, comme autant d’épreuves pour franchir glorieusement les étapes d’une vie bornée par la naissance et par la mort. Mais l’âge n’est pas le seul critère, loin de là. Le mot “jeunesse” est polysémique. Ainsi, actuellement, est “jeune” une personne qui n’est plus un enfant mais pas encore totalement installée dans la situation “adulte”, d’après les normes en vigueur. L’affaire se complique lorsque le “restez jeune” devient un mot d’ordre qui traverse tous les âges. La jeunesse comme état d’esprit. Socialement, cette “jeunisation” des discours a un impact sur le rapport au travail. Si la jeunesse devient un horizon perpétuel, pourquoi l’ensemble du corps social ne devrait-il pas, pour garder la forme, s’inscrire dans une joyeuse instabilité créatrice, condition d’adaptation à un monde qui change continûment ? Cette véritable utopie de la précarité possède plusieurs visages : flexibilité-sécurité pour les uns, éducation tout au long de la vie pour d’autres qui, si l’on en perçoit les dimensions positives, contribuent à situer le travailleur dans une quête permanente d’une “employabilité” à optimiser. La jeunesse serait alors un sas d’expériences ? Une farandole de stages ? Faut-il rester “jeune” ? On le sait, les jeunesses (le pluriel est essentiel car, outre les écarts économico-sociaux qui fragmentent une classe d’âge, mettons de 12 à 28 ans, il faut compter sur les différences culturelles et sexuelles) doivent avant tout obéir : au sein de la famille, de l’école à l’université, dans les clubs de sports et les conservatoires de musique ! Nulle part on ne sollicite leur avis, ne tient compte de leurs désirs et revendications, ne les associe aux décisions, qui pourtant – et c’est là un insupportable paradoxe – les concernent en priorité. Le délégué de classe, tout comme l’élu au conseil municipal pour enfants, a une voix consultative, pas décisionnelle. Entre soumission et consommation, il ne reste aux jeunes qu’à obtempérer ou à ruser, jamais à déployer les expressions contradictoires de leur singularité. La question à poser est donc la suivante : qu’est-ce qu’habiter pour un jeune, ici et maintenant ? Il ne s’agit pas seulement de droits et de devoirs, mais d’être ! En quoi est-il présent-au-monde-et-à-autrui ? Car l’autoorganisation des jeunes fonctionne. Au-delà d’exemples de collectifs artistiques au niveau local, ne voit-on pas ces mobilisations massives de jeunes sur la scène publique internationale, comme à Copenhague en décembre 2009, lors du Sommet de l’ONU sur le changement climatique ? Ce sont ces différences d’échelles territoriales que ce dossier explore en s’attardant sur des flash mob, des “réseaux sociaux” (Facebook), des “cités” et des “quartiers” où les “jeunes” nouent et dénouent mille et une relations. Les jeunesses possèdent des lieux spécifiques, même lorsqu’ils sont partagés avec d’autres générations, et y déploient des liens aux durées et intensités variables. Les découpages par classes d’âge sont des pièges qui confortent le vieux principe de “diviser pour régner”. Il est grand temps de penser l’unité de l’être humain, sachant que chacun possède sa chronobiologie et sa chronosociologie, ce qui le rend semblable aux autres et différent. Cessons d’imposer des classifications comme autant de violences symboliques, aux effets souvent dévastateurs. La confiance (certains diront “le respect”) qu’il convient d’établir avec chaque individu, quel que soit son âge, s’apparente à une véritable révolution culturelle. Ni plus, ni moins. Lionel Larqué et Thierry Paquot

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Du point de vue sociologique, quel sont les “attributs” et les “droits” de la jeunesse ? En quoi se distingue-t-elle des autres tranches d’âge, quels sont ses activités, ses rituels et ses territoires spécifiques, comment ceux-ci ont-ils évolué dans le temps ? Gilles Moreau*, professeur à l’université de Poitiers, répond. * Principaux ouvrages : Gilles Moreau (dir.), Les Patrons, l’État et la formation des jeunes, La Dispute, 2002 ; Moreau Gilles (dir.), Le Monde apprenti, La Dispute, 2003 ; Bigoteau Monique, Garat Isabelle, Moreau Gilles (dir.), Les Jeunes dans la ville. Atlas social de Nantes Métropole, Rennes, PUR, 2009.

1/ Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Armand Colin, 1991. 2/ Edgar Morin, L’Esprit du temps, Grasset, 1962.

www.habiter21.org

Qu’est-ce que “la jeunesse” ? Derrière cette question banale se cache en fait un phénomène complexe. A priori, chacun sait ce qu’est la jeunesse, soit parce qu’il est ou a été jeune, soit parce qu’il connaît des jeunes, soit parce qu’il travaille professionnellement avec les jeunes. Or, le mot “jeune” n’est pas une expression stable. On parle parfois d’adolescent, de pré-adolescent, de post-adolescent, voire d’“adonaissant”, sans que ces mots soient clairement définis comme substitutifs de “jeune” ou comme représentant une frange de la jeunesse. Même historiquement,le mot“jeunesse” n’a pas toujours désigné la même chose. Olivier Galland /1 rappelle par exemple que, pendant longtemps, la définition des âges est restée floue. Ainsi, au XVIe siècle, on utilisait couramment le terme “jeunesse” pour signifier “étourderie, vivacité, folie, débauche”. De même, un ouvrage de la même époque mais se rapportant à l’Antiquité, fait se prolonger la jeunesse jusqu’à 45 ans, voire 50 pour certains auteurs. Si cela peut rassurer certains de nos contemporains qui veulent se penser ou paraître “jeunes” à un âge biologique avancé, elle montre surtout combien l’idée de jeunesse est une construction sociale. Ce n’est pas, pour le sociologue tout au moins, l’âge des artères qui fait la jeunesse, mais les cadres sociaux d’existence,la définition sociale ou encore les comportements attendus d’un groupe social appelé “jeunes”. Définir la jeunesse par tranches d’âge, comme tendent souvent à le faire les politiques publiques, est un peu vain en sciences sociales. Il conviendrait donc plutôt de parler d’“âge social”,au sens où une catégorie d’âge (enfant,jeune,adulte,vieux,etc.) correspond un ensemble d’attributs et de fonctions. Pouvez-vous préciser ? Des attributs sont des droits et des devoirs collectivement affectés à un groupe d’individus, que l’on va par exemple appeler “jeunes”. Ces droits et devoirs peuvent varier suivant le moment historique, la culture, le genre, ou le milieu social. Il en est néanmoins qui sont relativement durables. Ainsi“faire la fête”ou“s’amuser”sont des droits de la jeunesse qu’on retrouve dans beaucoup de sociétés et depuis longtemps.“C’est de leur âge”, entend-

on parfois pour justifier les excès (de bruit, d’alcool, de drogue, etc.) que ces fêtes occasionnent. Mais ces droits constituent aussi des comportements attendus et servent donc pour définir les comportements“normaux” et les comportements“déviants”de la jeunesse. Ainsi, si les jeunes ont le droit de s’amuser,ils en ont aussi le devoir, l’obligation sociale : un jeune qui s’isole, qui ne sort pas, qui n’a pas d’amis, qui “ne fait pas la fête”, inquiète. Pire, il peut être considéré comme “malade” et va mobiliser moult spécialistes (éducateurs, psychologues, psychopédagogues, etc.) à son chevet. Les fonctions sociales peuvent aussi varier,mais là encore certaines sont centrales dans la définition de la jeunesse. Ainsi la jeunesse a pour fonction de “faire passer” les générations successives du statut d’enfant à celui d’adulte, id est de mener les jeunes d’une triple dépendance vis-à-vis des parents (affective, sociale et financière) à une autonomie de sociabilité (avoir ses propres amis et une vie de couple), de logement et économique (se former pour ensuite rejoindre le marché du travail). Ce passage se fait de façon inégale suivant les diplômes, les milieux sociaux ou le genre. À 24 ans, un jeune titulaire d’un CAP de maçon vivra déjà en couple, en logement indépendant et commencera à penser fonder une famille alors qu’un autre du même âge biologique qui entamera un master ou un doctorat vivra alternativement en colocation et chez ses parents le week-end, et n’envisagera un inscription stable sur le marché du travail et dans la vie familiale qu’au-delà de 30 ans. La jeunesse n’est donc pas homogène ? C’est un débat délicat en sociologie, car on ne peut répondre à cette question ni par oui ni par non. Ce débat est ancien. En France, il s’est cristallisé dans les années 1960. À cet époque, l’homogénéisation des consommations juvéniles (on parlait alors de“massification”) et l’essor de la scolarisation ont conduit certains sociologues à faire l’hypothèse que les catégories d’âge transcendaient les catégories sociales. Ainsi, Edgar Morin /2 se demandait si“l’opposition des générations ne [devenait] pas […] une des oppositions majeures de la vie sociale” et s’il n’y avait pas “une différence plus grande dans le

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dossier fance) à un autre (l’adulte) et n’illustre donc pas ce que sera la société de demain. Pourtant, c’est une vieille rengaine des sociétés occidentales que de s’inquiéter de sa jeunesse. Au XIXe siècle déjà, on la voyait immorale, au XXe, on craignait les “Apaches” puis les “blousons noirs”. On oublie simplement que les Apaches ou les blousons noirs sont très majoritairement devenus des ouvriers, des employés, des techniciens, bref des adultes qui euxmêmes ont eu des enfants qui sont devenus jeunes.

en va de même de la place des jeunes sur le marché du travail. Comparés aux adultes,ils subissent de plein fouet une précarité et l’imposition de statuts du travail dérogatoires au droit général. Comparés entre eux, ils sont très inégalement soumis à ces risques en fonction de leur niveau de diplôme et/ou de leurs capitaux culturels ou sociaux. Néanmoins, il serait abusif de considérer que la jeunesse est un peuple sans classe ni classement : on peut même dire qu’elle est elle-même un enjeu de lutte entre jeunes pour sa définition et sa représentation. En fait, le danger principal lorsque l’on travaille sur le thème de la jeunesse n’est pas tant celui de savoir si la jeunesse est homogène ou hétérogène, que de penser que les comportements jeunes sont une préfiguration de ce que sera la société de demain ; discours qui, soit génère un enthousiasme pour une “modernité” annoncée (génération Facebook), soit provoque un pessimisme récurrent sur un futur dépravé (tout fout le camp !). La jeunesse est, je l’ai dit, le passage d’un âge social (l’en-

dans une loi d’orientation en 1989, de conduire 80 % de chaque génération au niveau du baccalauréat, avec les conséquences que l’on connaît sur l’explosion des effectifs dans les lycées, puis, quelques années plus tard, dans les universités. Cette politique a eu plusieurs effets. D’une part, elle impose le“modèle lycée”ou le“modèle étudiant”comme norme juvénile, y compris pour ceux qui en sont exclus. Ainsi,en travaillant sur les jeunes apprentis qui préparent un CAP ou un BEP, j’ai toujours été marqué par le fait que, sans que je leur pose la question, ils m’expliquent d’euxmêmes pourquoi ils ne sont plus au collège ou au lycée, comme s’ils devaient justifier socialement leur“déviance” vis-à-vis de ce modèle lycéen ou étudiant. D’autre part, cette scolarisation massive de la jeunesse a changé les représentations que la société a de “sa” jeunesse. C’est ainsi que la figure du jeune ouvrier, très présente dans les années 1960, s’est effacée, gommée de notre univers mental. Au point que, lorsque l’on ausculte les discours

Vous diriez donc que la jeunesse ne change pas ? Non ! Il y a eu au cours du XXe siècle deux changements majeurs dans la définition sociale de la jeunesse. Le premier est sa scolarisation massive, et, corrélativement, son allongement. La France, mais ce n’est pas le cas dans tous les pays européens, a voulu sa jeunesse “bachelière”. Ce processus s’est fait en deux temps.D’abord,par la réforme Berthoin de 1959, qui décide de l’orientation massive des jeunes vers le collège. C’est la fin du certificat d’études primaire : la scolarité devient obligatoire jusqu’à 16 ans et le projet du“collège unique”est en germe. Ensuite, en 1985, la réforme Chevènement institue l’objectif, repris

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Jean-Claude Chamboredon, “La société française et sa jeunesse”, Darras, Le Partage des bénéfices, Minuit, 1966.

Henri Eckert, Avoir 20 ans à l’usine, La Dispute, 2006.

4/ Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, 1984.

6/ Nathalie Davis, Les Cultures du peuple ; rituels, savoirs et résistances au XVIe siècle, Aubier Montaigne, 1979.

contemporains des médias, des politiques ou des “experts”sur la jeunesse, on a l’impression qu’il n’y a plus en France que deux jeunesses : la jeunesse délinquante et la jeunesse étudiante. L’année 2005-2006 est de ce point de vue symptomatique : la révolte des banlieues d’une part, le mouvement anti-CPE de l’autre. Entre ces deux visions de la jeunesse, rien. Et pourtant, à en croire l’ouvrage d’Henri Eckert /5, un jeune homme actif de 15 à 29 ans sur deux est ouvrier. La seconde grande transformation du XXe est une “déritualisation” de la jeunesse. Longtemps, les activités juvéniles, tout au moins celles de la jeunesse populaire, id est l’immense majorité de la jeunesse, ont été marquées par des activités festives et publiques fortement ritualisées. C’était le cas au Moyen Âge des “organisations de jeunesse” dont parle Nathalie Davis /6. Chaque paroisse était caractérisée par un “corps de jeunesse”, les jeunes garçons célibataires, qui d’une part avaient une reconnaissance sociale (dont témoignent les appellations

garçon”qui le précédait était la dernière affirmation exacerbée et publique d’appartenance masculine à la jeunesse. On attendait d’ailleurs des jeunes mariés qu’ils changent ensuite leur comportement, en passant plus de temps avec leur famille, en modérant leurs sorties et bien sûr en ayant des enfants, signe le plus abouti de l’accès au statut d’adulte. Aujourd’hui, avec l’essor de la cohabitation et une plus grande tolérance des sociétés vis-à-vis des séparations, c’est à peine si on sait qui vit avec qui… tout au moins les jeunes vous annoncent-ils à la fin du repas qu’ils ne vivent plus avec un(e) tel(le), qu’ils se sont pacsés ou qu’ils sont passés en catimini à la mairie.

spécifiques : bachellerie, guets, bravades, etc.) et d’autre part une visibilité dans l’espace public du fait de leurs activités festives, de “contrôle du marché matrimonial” ou encore de socialisation masculine. Même chose au e e XIX et dans la première moitié du XX avec les conscrits et leurs activités festives. La jeunesse elle-même était bornée par des rituels. À l’entrée en jeunesse, la communion solennelle (12 ans) était l’occasion de lever un certain nombre d’interdits (première cigarette ou premier verre de vin pour les garçons,bijoux ou trousse de toilette pour que les jeunes filles puissent se faire “belle”, et montre pour apprendre à gérer le temps, etc.) ; autant de signaux indiquant au jeune qu’il entrait dans un temps social nouveau et lui signifiant que des prohibitions attachées au statut d’enfant seraient désormais levées petit à petit. La sortie de jeunesse était également marquée par un rituel puissant : le mariage. L’enterrement de la “vie de

la déritualisation de l’entrée en jeunesse (communion solennelle) n’est pas sans conséquences. Désormais, avec la sécularisation de nos sociétés, ce processus n’est plus collectif : c’est à la famille, et en privé, de gérer la levée progressive des interdits d’âge. Et toutes les familles n’ont pas les mêmes valeurs, les mêmes histoires sociales ou culturelles, ou les mêmes ressources pour organiser ce processus de passage,hier régulé collectivement.Vu sous cet angle, le prétendu“problème”des jeunes adolescents qui“traînent” tard dans les rues,“problème”qui a donné lieu à moult “arrêtés municipaux”, prend un autre sens. Il ne s’agit pas de“démission”, mais de différenciation du fait de la disparition d’une norme sociétale collective. De même, le rapport des jeunes au territoire s’est modifié avec la fin des rituels juvéniles. C’était une caractéristique forte de la jeunesse d’autrefois :les“organisations de jeunesse” du Moyen Âge étaient structurées autour des

Vous semblez regretter ce temps des rituels de la jeunesse… Loin de moi cette idée ! Le rôle du sociologue n’est pas de porter des jugements moraux,mais de constater les transformations sociales et de chercher à les comprendre. Ainsi

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Myr Muratet / Picturetank

Myr Muratet / Picturetank

Jeunesse, un temps à passer ?

langage et dans l’attitude devant la vie entre le jeune et le vieil ouvrier qu’entre ce jeune ouvrier et l’étudiant”. Cette vision de la transformation de la jeunesse tend à développer des analyses en termes de “culture”, d’”univers” ou encore de “peuple” jeune, mettant l’accent sur ce qui rassemble les jeunes (consommations, mode de vie, musique, look, nouvelles technologies, etc.). JeanClaude Chamboredon /3 répondra à Edgar Morin en 1966, en voyant dans le discours sur la “moyennisation” de la jeunesse une volonté de“ne pas apercevoir les divisions réelles”de la jeunesse et, un peu plus tard, dans un article intitulé “La jeunesse n’est qu’un mot”, Pierre Bourdieu /4 parlera de “manipulation évidente”. Tout dépend en fin de compte du point de vue que l’on adopte. Il est indéniable que les jeunes s’opposent aux adultes dans nombre de pratiques sociales ou de consommation ; il suffit pour s’en convaincre de consulter les données sur les pratiques culturelles des Français publiées par le ministère de la Culture. Mais il est tout aussi vrai, et les mêmes statistiques le montrent, que si l’on compare les jeunes entre eux, leurs pratiques sont fortement différenciées en fonction du genre et du milieu social. Il

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dossier La jeunesse et ses transformations ne vous inquiètent donc pas ? La jeunesse, non… Elle passera. Il ne faut jamais oublier que la jeunesse est un corps social peu stable, démographiquement parlant : elle perd tous les ans une partie de ses membres et en accueille des nouveaux. Non, ce qui m’inquiète davantage, c’est le discours que les pouvoirs publics tiennent sur la jeunesse. On accuse toujours les jeunes. Regardons aussi ce qu’on leur dit. Depuis une dizaine d’années, le discours politique en direction des jeunes est paradoxal, pour ne pas dire schizophrène. On dit à la fois aux jeunes d’être adultes plus “tôt” et qu’ils seront adultes plus “tard”…

Patrice Normand / Temps Machine / Picturetank

Que voulez-vous dire ? Adultes plus tôt, c’est par exemple le sens des politiques sécuritaires à l’adresse des jeunes. Dès 10 ans, on attend désormais d’eux un comportement d’adulte,notamment en matière du respect du droit. La politique pénale des mineurs n’a cessé d’abaisser l’âge de leur responsabilité individuelle. Certains rêvent même d’abaisser l’âge de la majorité juridique à 16 ans. Il leur faut donc être adulte plus “tôt”. D’un autre côté, on ne cesse de reporter à plus tard leur possibilité d’accès aux attributs d’adultes. L’achat d’al-

Extraits de la série “Instant de réflexion”.

cée, les jeunes ont formulé différemment leurs formes collectives d’appropriation de l’espace public. Les premiers concerts de SOS Racisme des années 1980, les rassemblements mondiaux de la jeunesse organisés par l’Église catholique, mais surtout les manifestations à répétitions des lycées ou des étudiants depuis les années 1990 sont autant de témoignages de cette nouvelle façon d’être ensemble, comme collectif jeune, dans l’espace public. Il suffit d’observer une manifestation de lycéens pour en prendre conscience : à côté de la minorité militante, on trouve une majorité dont le principal moteur semble être le plaisir d’occuper collectivement l’espace public, en y instituant une inversion de l’ordre social, ce qui est le propre de toute fête.

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cool ou de tabac a été interdit aux mineurs, l’accès au marché du travail, donc à l’indépendance financière, leur est devenu de plus en plus difficile et tardif. La création d’un “sous” permis de conduire illustre bien le fait qu’on indique aux jeunes qu’ils seront adultes plus “tard”. Certes, ils ont réussi l’épreuve du permis de conduire, mais cela ne fait pas pour autant d’eux des conducteurs adultes, ils sont en quelque sorte punis collectivement : six points au lieu de douze. Une société ne peut pas bien vivre avec sa jeunesse avec une telle ambivalence, d’autant que ces mesures frappent inégalement les jeunes selon leur appartenance sociale. Propos recueillis par Thierry Paquot

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Territoires des jeunes délinquants C’est un lieu commun du cinéma : chaque “gang” contrôle un “territoire”, chaque “cité” a son “caïd” qui sait tout sur chaque bâtiment de son empire. Qu’en est-il en France en 2010 ? Qu’en est-il pour les “délinquants” particulièrement “jeunes” ? Entretien avec Gérard Mauger, sociologue, directeur de recherches émérite au CNRS, chercheur au Centre de sociologie et de science politique (CNRS-EHESS-Paris I)*. 7/ Younès Amrani, Stéphane Beaud, Pays de malheur ! La Découverte, 2004. 8/ Nicolas Rénahy, Les Gars du coin. Enquête sur une jeunesse rurale, La Découverte, 2005.

* Il a publié récemment : Les Bandes, le Milieu et la Bohème populaire. Études de sociologie de la déviance des jeunes des classes populaires, Éditions Belin, 2006 ; L’Émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Broissieux, Éditions du Croquant, 2006 ; La Sociologie de la délinquance juvénile, Éditions La Découverte, collection “Repères”, 2009.

Avec la réforme sur les retraites,les“jeunes”descendent dans la rue. Est-ce pour eux un lieu familier ? En France,la manifestation appartient depuis longtemps au répertoire d’actions collectives légitimes. Moyen d’interpeller les pouvoirs publics, mais aussi de se présenter comme collectif (en se mettant en scène dans l’espace public et en se comptant),elle est devenue un quasi-rituel d’“entrée en politique” pour des générations de lycéens et d’étudiants qui se l’approprient et le ré-inventent au gré des motifs et des circonstances de la mobilisation. Vos travaux concernent cette “classe d’âge” hétérogène, qu’en est-il de leurs territoires (chambre, appartement des parents, quartiers...) ? Si l’on s’en tient aux“jeunes des cités”(auxquels j’ai consacré deux séries d’enquêtes espacées d’une trentaine d’années), le territoire intervient, me semble-t-il, au moins de trois façons. En ce qui concerne la fraction la plus diplômée, la fuite hors de la cité – qui ne se réduit pas à celle du stigmate associé à “l’effet d’adresse” – est souvent synonyme de“salut social”. En ce qui concerne la fraction la plus démunie de ressources scolaires,“la cité” et plus spécifiquement “la rue”, apparaissent à l’inverse comme un espace protecteur, un“entre-soi”. Enfin, si la chambre au sein de l’appartement familial est,pour les uns comme pour les autres, un espace d’autonomie juvénile, elle devient, au fil du temps, un symbole d’hétéronomie, matérialisant l’incapacité de s’émanciper de la tutelle familiale, faute de pouvoir accéder à un emploi stable. S’agissant des “jeunes délinquants”, peut-on dire qu’ils privilégient un territoire en particulier ? Les jeunes ressortissants du“monde des bandes”entretiennent un rapport particulier avec le territoire. Dans la mesure où les“bandes”se recrutent,pour l’essentiel,chez les jeunes en échec scolaire, ces “décrocheurs”, plus ou moins absentéistes, se regroupent dans“la rue”(ou dans les halls d’immeubles), soustraits au contrôle scolaire et/ou familial, où ils s’initient collectivement à “la culture de rue”dont, à mon sens, le principe réside dans l’accumulation de “capital agonistique”.

Ces jeunes délinquants ont-ils des lieux à eux ? Les jeunes du monde des bandes s’approprient symboliquement une fraction de l’espace public qu’ils considèrent comme “leur territoire” et auquel la bande emprunte presque toujours son patronyme :“la bande de x” (x étant le nom de la cité, du groupe d’immeubles ou de la rue). La logique des affrontements entre bandes est liée à ces territoires définis par des frontières plus ou moins clairement identifiées : territoires à défendre, à contrôler, à libérer, à conquérir. Elle suppose également des prétextes : à commencer par l’invasion-parade du territoire d’une bande rivale ou l’agression de tel ou tel ressortissant du territoire contrôlé. Le souci de sauver la face ou le risque de la perdre dans ces querelles d’hon-

Michael Grieve / Agence VU

Jeunesse, un temps à passer ?

paroisses et les activités conscrites autour des communes (la Révolution française est passée entre les deux). Il était d’ailleurs fréquent que des affrontements aient lieu entre “organisations de jeunesse”de paroisses voisines ou entre conscrits de communes différentes lors des regroupements au chef-lieu de canton pour la visite médicale.C’était donc un trait de l’identité juvénile fort.Il le reste encore,comme en témoignent les affrontements entre bandes de quartiers, de cités ou de communes rurales proches.Cette identification à un territoire est d’autant plus forte que l’on est peu doté en capitaux culturels ou scolaires. Mais elle est identité et enfermement,comme le montrent bien les travaux de Stéphane Beaud /7 sur les quartiers urbains ou ceux de Nicolas Rénahy /8 à propos des jeunes ruraux. Tout ne s’efface donc pas d’un coup de chiffon ! Néanmoins, la déritualisation de la jeunesse a fait qu’elle occupe beaucoup moins souvent l’espace public que le faisaient les conscrits d’hier. Dans les années 1960, la sociabilité juvénile, jusque-là fortement publique, s’est privatisée. Pour dire vite, la “boum” qui a lieu dans un espace privé et où n’entre pas qui veut a remplacé le bal public, ouvert à chacun mais où tous n’allaient pas. Les formes d’appropriation de l’espace public par la jeunesse se sont donc modifiées. Elles sont maintenant à la fois plus rares et plus massives,plus éclatées en quelque sorte. À partir du moment où la jeunesse ritualisée s’est effa-

Membre d’un gang de l’est de Londres.

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dossier Territoires des jeunes délinquants

Jeunes de banlieues

Ad Van Denderen / Agence VU

Comment vivent, pensent et agissent les “jeunes des banlieues” ? Bernard Defrance, professeur de philosophie, a exercé de nombreuses années dans des lycées des banlieues parisiennes, il réside en banlieue et a tenu pendant 22 ans une permanence de la CLCV aux Bosquets à Monfermeil. C’est dire à quel point il est impliqué dans ce “milieu”, qu’il observe depuis bien longtemps. Nous lui avons demandé de nous décrire les formes de cohabitation des “jeunes” avec les “adultes”. Il a commencé par répondre en précisant qu’il n’est pas un banlieulogue, que son point de vue n’a rien de “scientifique”, disons que c’est celui, pour utiliser la métaphore médicale, d’un généraliste de quartier… Écoutons son diagnostic et sa prescription.

Centre de détention pour adolescentes (Pays-Bas).

neur imposent des représailles sur le territoire de l’agresseur, etc. Et c’est dans la même perspective qu’on peut comprendre les affrontements avec la police : lorsqu’elle envahit le territoire d’une bande et prétend le contrôler, il s’agit de“se faire respecter”par la police comme par les bandes voisines. Par ailleurs, la recherche d’alternatives au salariat et la quête des attributs de la réussite financière impliquent le développement de trafics en tout genre (à commencer par le trafic de drogues) :le“bizness”. Le territoire de la bande devient alors aussi celui d’un marché : la mise en place et le maintien d’un réseau de revendeurs supposent une emprise territoriale (à fins commerciales) qu’il s’agit de défendre contre les empiètements de la concurrence. Comment réagissent-ils à l’enfermement, lors d’une condamnation ? Un enjeu essentiel au cours de l’enfermement est sans doute le maintien de liens avec la bande et son territoire. Y a-t-il une différence, toujours dans cette influence de la résidence, entre un jeune de cité et un jeune logeant dans un pavillon ? Oui, mais cette différence spatiale traduit d’abord une différence sociale : celle entre “ouvriers pavillonnaires” (“established”) et“ouvriers de cité”(“outsiders”).Comment rendre compte de ce clivage au sein des classes populaires ? Trois mécanismes permettent de l’expliquer. D’abord, la coïncidence au cours des trois décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale entre la rénovation des villes ouvrières et les vagues successives d’immigration jusqu’en 1974. L’amélioration du logement ouvrier, élevant la barrière à l’entrée, durcit la coupure entre les

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ouvriers qualifiés (“la classe ouvrière respectable”) dont l’accession au logement neuf symbolise l’ascension collective et les OS et manœuvres immigrés. Au cours du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, la nouvelle politique du logement et en particulier la loi Barre de 1977 facilitent l’accès à la propriété des familles populaires : d’où la sortie massive des HLM des ménages d’OP et des couches moyennes et le déclassement des “grands ensembles” qui cessent d’incarner la réussite ouvrière. Clientèle de substitution, les familles immigrées accèdent alors aux grands ensembles et en accélèrent le déclassement : ainsi se creuse la division entre “ouvriers pavillonnaires” et “ouvriers de cité”. Troisième mécanisme : la dégradation de la condition ouvrière à partir de la seconde moitié des années 1970 frappe prioritairement les ouvriers les moins qualifiés et, parmi eux, les ouvriers immigrés les plus récents. Pour les autres ménages ouvriers – “les établis” –,“rester en HLM” est la conséquence de l’impossibilité où ils se trouvent d’accéder à la propriété, l’objectivation spatiale de leur précarisation salariale et/ou de l’échec conjugal, et de leur égalité de condition avec “les nouveaux venus”. “Coincés dans le quartier”, ils sont souvent les porte-parole de“la cause sécuritaire”et de“la chasse aux jeunes”. Si, à l’inverse, l’accès aux grands ensembles a pu apparaître comme une promotion sociale pour les familles immigrées issues des cités de transit, la crainte de voir leurs fils “prendre la mauvaise pente”,“tomber dans la drogue et la délinquance”les fragilise.Conscientes d’être“mises toutes dans le même sac”, elles sont également prises au piège du quartier. l Propos recueillis par Thierry Paquot, le 25 octobre 2010, à Paris.

Votre question est très complexe, parce que cela dépend de quelles cités, de quels jeunes et de quels adultes on parle. Si les“adultes”sont les parents, ou les enseignants, ou les policiers, ou encore les médecins, les travailleurs sociaux, etc., les relations ne sont pas les mêmes, et à l’intérieur de chacune de ces catégories il y a encore des multitudes de variations. De même pour ce qu’il est convenu d’appeler les “cités”, certaines sont des logements sociaux des années 1960 sous perfusion de réhabilitations successives, d’autres quasiment des cités “historiques” des années 1930 (au Blanc-Mesnil), des “cités-jardins” classées (à Stains), des copropriétés devenues ingérables (Les Bosquets à Montfermeil, Le Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois), et je peux même ajouter que la socialisation dans les HLM verticales peut être moins difficile que dans les HLM horizontales, ces lotissements de préfabriqués du nord de Seine-et-Marne (j’ai enseigné à Meaux avant Stains) qui encerclent les fermes survivantes et doublent les temps de transport... Et en ce qui concerne les populations,il y a des différences à ne pas négliger entre les jeunes de telles ou telles origines, Français bien sûr, Portugais, Turcs, Africains du Nord ou d’Afrique sub-saharienne, Asiatiques – et un Thaïlandais,un Cambodgien,voire des Vietnamiens entre eux (j’en ai eu trois une année dans la même classe qui ne se parlaient pas, l’un était bouddhiste, l’autre chrétien et le troisième musulman !) n’ont pas forcément beaucoup de points communs. Il est probable que la SeineSaint-Denis est le lieu au monde où,sur un territoire aussi restreint, vous avez le plus de concentration d’origines, de cultures et de religions diverses. C’est ici la vraie mondialisation !

Loger, pas habiter ! Un des premiers éléments, c’est le fait que, pour dire les choses rapidement, dans ce type d’habitat, on ne peut pas y habiter justement, activement, on y est logé, passivement ! Et que tout ce qui relève de l’intimité fami-

liale et personnelle s’y trouve“collectivisé”de force (tout l’escalier profite des scènes de ménage rituelles du jeune couple du troisième, des aboiements du chien du cinquième, du rap ou de la techno du gamin du douzième, etc.) et que tout ce qui pourrait donner lieu à rencontres choisies entre voisins y est rendu à peu près impossible, ou en tout cas très difficile, à cause du mode de socialisation qu’imposent les équipements collectifs (quand ils existent) et des difficultés de l’animation associative : vous voyez ici l’inversion destructrice du privé et du public, renforcée par l’absence de “sas”, d’espaces de transition entre l’espace intime et l’espace public. Une anecdote pour illustrer ce point : lorsque je suis arrivé à Stains en 1997, au lycée Maurice-Utrillo, au moment des présentations dans une classe, un élève, qui venait d’indiquer son adresse, le Clos Saint-Lazare, a été très surpris que je lui demande si c’était une des barres le long de l’avenue de Stalingrad, et comme c’était le cas, ce que la réhabilitation avait eu comme résultat. Qu’un professeur puisse connaître les lieux où habitent les élèves lui paraissait complètement incroyable (“Mais, comment vous savez ça, Monsieur ?”), et en effet il se met à expliquer que la vie quotidienne est devenue un enfer...

Ethnicisation des relations La deuxième caractéristique – et je ne suis évidemment pas le seul à considérer qu’il ne s’agit pas vraiment d’une évolution favorable – est l’ethnicisation progressive des relations : il y a encore trente ans, dans une cage d’escalier (je prends l’exemple des Bosquets à Montfermeil où j’ai tenu une permanence pour la CLCV pendant 22 ans), on trouvait des Français, des Portugais, des Arabes, des Noirs... Et en ce qui concerne les jeunes, leurs modes de regroupement étaient plutôt fondés sur la rue ou le bâtiment où ils résidaient, que sur leurs origines. Je me souviens d’une discussion avec un collègue d’histoire et de géographie qui se plaignait :“Qu’est-ce que vous voulez que je fasse dans cette classe [une quatrième], dès que [untel] et [untel] se regardent, c’est les injures, et l’em-

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dossier Violences et violence

Méconnaissance réciproque des cultures de l’Autre

L’hétérogénéité des temps La quatrième caractéristique tient, me semble-t-il, dans l’hétérogénéité des temps pour les différentes catégories d’habitants : entre les adolescents, les personnes âgées, les chômeurs, les travailleurs précaires, les trafiquants divers, les travailleurs sociaux, les policiers... les rythmes sont très différents, ce qui peut provoquer troubles de voisinage, une cohabitation difficile des générations, une guerre des territoires et des temporalités elles-mêmes. Pour illustrer ce point, deux petites anecdotes : nous avions créé un réseau d’entraide scolaire aux Bosquets, selon une formule qui nous permettait de nous passer de local (nous n’avions qu’une pièce de 6 m² pour tenir nos permanences...) : une trentaine

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Alain Le Bacquer / Picturetank

D’une certaine manière, pour en revenir aux bagarreurs du collège Romain-Rolland, c’est là la troisième caractéristique : les responsables du principal temps de socialisation des enfants (six à huit heures par jour...), les enseignants, ignorent à peu près tout des conditions d’existence et des cultures des élèves qui leur sont confiés, et d’ailleurs, quand ils s’y intéressent, c’est souvent (pas toujours, je suis injuste !) sur le mode de la commisération, de la condescendance quasi-postcoloniale,ou encore du“tourisme”qui se donne le frisson de frôler la racaille... À l’inverse, le collègue cité ci-dessus s’était rapidement rendu compte que son cours n’avait aucune chance de “passer” s’il ne commençait pas par établir la paix, au moins provisoirement. Et que, s’il ne s’agit pas pour les enseignants de jouer les flics au sens professionnel du mot, il n’en reste pas moins que la fonction policière appartient de droit à tout citoyen, tenu d’intervenir dans la limite de ses moyens pour faire cesser la commission d’un acte délictuel ou criminel quelconque dont il est témoin,et qu’avant d’être professeur de mathématiques, de biologie, de techniques commerciales ou d’électronique... nous sommes citoyens, et donc tenus de nous comporter comme tel, ou au moins d’essayer.

Alain Le Bacquer / Picturetank

Jeunes de banlieues

et les habille... “Évidemment ! On ne la voit jamais aux réunions de parents !”, insistait le collègue, qui a assez mal digéré mon intervention apparemment puisqu’il a quitté la réunion à ce moment prétextant je ne sais quelle obligation...

poignade, et je passe l’heure à séparer les combattants... Je ne suis pas payé pour jouer les flics !” Je lui ai alors demandé où habitaient ces deux élèves : “Un avenue Picasso, l’autre rue Modigliani...”Première remarque sur le fait que les habitants ne parlent jamais de noms de voies mais des numéros de bâtiment (11 et 13, ici), et deuxième remarque, que les jeunes de l’avenue Picasso ne mettent jamais les pieds sur les trottoirs de la rue Modigliani et réciproquement, et enfin, donc : “Votre classe est le seul lieu où ils se rencontrent, et d’une certaine manière, qu’ils commencent par se battre est un progrès par rapport à la situation extérieure ! D’autant qu’en les séparant vous allez les contraindre à se parler...”

Reda, Kamel et Michael.

de lycéens avaient chacun la responsabilité de trois élèves d’école primaire qui venaient chez eux (ce qui diminuait considérablement le temps devant la télé), et ces lycéens étaient eux-mêmes, par trois aussi, sous la responsabilité d’un étudiant. Et une fois par mois, au centre social, à 19 heures,on réunissait lycéens et étudiants pour suivre l’évolution du réseau, partager les difficultés diverses, se donner des conseils “pédagogiques”, et la seconde partie de la réunion était consacrée à des thèmes variés : la recherche d’emploi, le droit de la nationalité, celui de la consommation, le rôle de la police, etc., pour lesquels nous invitions des spécialistes de ces questions à venir expliquer des choses utiles à cette quarantaine de jeunes, et les bénéfices étaient réciproques, par exemple pour le responsable d’ANPE de se rendre compte par témoignages directs des discriminations à l’embauche, pour le commandant de police de la Direction départementale d’entendre des récits d’interpellations,de contrôles d’identité, ou encore de gardes à vue... Nous avions obtenu une subvention du FSU (Fonds social urbain, un dispositif de l’époque) qui permettait d’indemniser à hauteur d’environ 300 francs chacun des moniteurs (pas du tout négligeable, notamment quand on vit sous l’emprise des “marques”), mais quand les subventions sont passées sous la coupe (c’est le cas de le dire !) du maire (Pierre Bernard à l’époque, qui dirigeait sa ville grâce à une ligne directe avec la Vierge Marie...), nous sommes passés sous la responsabilité d’un autre organisme dont la représentante ne pouvait venir aux réunions du vendredi soir car elle terminait sa semaine à 16 heures… Je lui ai expliqué

Mélanie avec ses amies Melissa, Naomy, Manel et Chanez.

vingt fois que, dans la journée, les lycéens étaient... au lycée, les étudiants à la fac et les deux chômeurs à courir après un job quelconque. La subvention n’a pas été renouvelée. Autre illustration de ces décalages temporels : nous avons été invités aux réunions de coordination de la ZEP... mais elles se tenaient en semaine de 9 à 11 heures du matin : en deux années scolaires, je n’ai pu participer qu’à une seule de ces réunions, au cours de laquelle j’ai entendu pour la énième fois le refrain de la démission des parents, un collègue mettant en cause nommément, au mépris de toute déontologie et simple respect des personnes, une mère de famille “incapable de s’occuper sérieusement de ses deux garçons”, 12 et 13 ans qui commençaient à faire parler d’eux au collège (dans l’Éducation nationale aussi c’est le :“bien connu des services de...”qui sévit...). Je suis donc intervenu sans ménagement, parce que, manque de chance pour le collègue, je connaissais la situation de près : Madame X, abandonnée par le père de ses deux garçons, quitte son domicile à 17 heures pour être à 19 heures dans les bureaux qu’elle nettoie à Boulogne-Billancourt jusqu’à 23 heures, puisqu’il est bien connu que les cadres ne savent pas vider leurs corbeilles à papiers, et rentre chez elle par les derniers trains, et lorsqu’elle rate le dernier bus à la gare du Raincy-Villemomble, elle remonte à pied au plateau de Montfermeil (regardez un plan de banlieue) et n’a pas toujours la force de se lever à temps le lendemain matin pour préparer le petit déjeuner de ses deux garçons et vérifier qu’ils ont bien toutes leurs affaires pour partir au collège ; au moins, elle les nourrit

La cinquième caractéristique ? Ce sont les violences. Froides, verticales, invisibles et permanentes, qui engendrent les violences horizontales, chaudes, visibles et sporadiques... Bien utiles ces dernières qui permettent à nombre d’élus de pérorer dans la surenchère sécuritaire : combien n’existeraient pas politiquement si les voyous de banlieue ne leur fournissaient pas régulièrement les occasions inépuisablement rentables de tirades électorales ? À se demander si, en sous-main, les élus en question ne paient pas les fauteurs de troubles, et tout le monde sait dans telle commune de grande banlieue comment son maire actuel, qui aspire aujourd’hui aux plus hautes responsabilités, a été élu, et la promotion fulgurante dont ont bénéficié les policiers qui enquêtaient sur les incendies criminels qui avaient vu partir en fumée, quelque temps avant les élections municipales, le centre social d’une des deux cités et le centre commercial de l’autre... Lors de la réunion du Conseil local de prévention de la délinquance à Livry-Gargan fin novembre 2005 ( j’habite le quartier alimenté par le transformateur où les trois garçons de Clichy-sousBois ont été électrocutés, et nous étions très surpris en ce 27 octobre 2005 par cette étrange panne...), j’avais interrogé le sous-préfet du Raincy sur le coût des interventions policières ; naturellement, il s’était révélé incapable de répondre et c’est donc moi qui l’avais informé, au moins en ce qui concerne les hélicoptères : 2 000 euros l’heure de vol...

Propriétaires et locataires Dernière caractéristique : les cités qui ont flambé les premières à Clichy-sous-Bois en 2005 sont des copropriétés de droit privé (La Forestière, le Chêne Pointu, La Pama, Stamu I et II...). Il s’agit de cités qui pallient les carences du logement social :pour le dernier chiffre que je connais, 57 000 demandes prioritaires de logement sont en attente dans les fichiers de la seule Seine-Saint-Denis... 5 000 enfants dorment tous les soirs, toujours dans le seul 93, dans des taudis inacceptables ou carrément à la rue. Quels citoyens deviendront ces enfants ? Et ce sont les responsables mêmes de cette maltraitance massive infligée aux enfants qui péroreront ensuite sur la délinquance des mineurs“de plus en plus jeunes”– ce qui est complètement faux, mais les individus en question n’en sont plus à un mensonge près... Et il faut également noter que la situation de déréliction extrême de certaines cités provoque des urgences qui masquent la situation géné-

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dossier Jeunes de banlieues

rale de dégradation, on va dire“ordinaire”, moins visible, de nombre de pans entiers de l’habitat social.C’est à LivryGargan, ville en passe de dépasser Le Raincy (à juste titre d’ailleurs !) pour sa qualité de vie mais du coup aussi pour le prix du mètre carré, qu’une SA HLM est régulièrement condamnée pour ne pas remédier aux insalubrités et troubles de jouissance divers que ses carences multiples quant au gros entretien infligent aux habitants excédés. Ce sont ici les violences commises, pas toujours en toute inconscience, par les décideurs de toute sorte, anciens bons élèves qui sévissent silencieusement dans les agences immobilières, les cabinets de syndics, la banque, les offices divers, les bailleurs dits“sociaux”sans oublier les conseils d’élus locaux ou les ministères... Dans bien des cas, il suffirait d’appliquer la loi pour remédier à des situations objectivement intolérables. Sur l’obligation pour le bailleur de fournir à son locataire des conditions conformes aux normes d’habitabilité,et de justifier rigoureusement des charges réclamées (c’est quand même invraisemblable de constater que depuis plus de trente ans que nous assistons chaque année des associations locales dans la vérification des charges locatives, toutes ces vérifications, je dis bien toutes !, ont abouti à des remboursements aux locataires), et pour les pouvoirs publics de respecter les obligations liées au droit au logement. Si, à chaque fois qu’une famille est prioritaire pour une attribution de logement, les tribunaux prononçaient des astreintes journalières significatives, il va de soi que vous verriez brusquement les communes qui sont actuellement hors-la-loi quant au pourcentage de logements sociaux ou à l’aménagement d’aires pour les gens du voyage, etc., s’empresser d’essayer de se conformer à la loi. Tout le monde s’étonne des descentes régulières de lycéens dans les rues, mais c’est parfaitement prévisible : tous les quatre ans ! Au rythme du renouvellement d’un contingent de lycéens ; vérifiez : 1986, 1990, 1994, 1998, 2002 (pétard un peu mouillé entre les deux tours de la présidentielle), 2006, 2010... Quel que soit le prétexte, il faut se prouver à soi-même, au moins une fois dans sa vie, que l’on peut essayer de ne pas toujours subir. Quant aux jeunes des cités, toute la difficulté pour eux est de trouver les voies citoyennes, politiques, de leur révolte et de leurs violences. Là aussi, tout le monde le sait, le moindre incident, la moindre suspicion de violences policières met instantanément le feu aux poudres, aux poubelles et aux voitures plutôt...

Que faire ? Alors, je ne peux pas développer ici toutes les solutions à essayer d’apporter à l’ensemble de ces problèmes, sans compter qu’il faut agir sur tous les fronts en même temps et que ce que vous gagnez par exemple en réussite scolaire risque d’être détruit par le comportement d’un flic

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de base quelconque qui tutoie et humilie (un de mes élèves, Bac avec mention, à poil dans le commissariat : “T’as vu ? Tous les bougnoules ont la même bite !” et les collègues de ricaner...). Former sérieusement les profs exige que le soient aussi les policiers, les travailleurs sociaux (l’assistante sociale sollicitée pour des retards de “loyers”qui ne se rend même pas compte qu’en réalité il s’agit de régularisation de charges locatives qui n’ont jamais été justifiées, et les secours qu’elle obtient vont engraisser des sociétés d’entretien qui n’entretiennent rien du tout !), et les magistrats (un jeune juge pour enfants, frais émoulu de l’ENM de Bordeaux en stage à la CLCV de Livry-Gargan, après deux heures passées à discuter sur les marches d’escalier avec quelques gamins : “J’en ai plus appris sur mon métier en deux heures de discussion avec ces jeunes qu’en quatre ans de formation”).

Agir sur les structures urbaines Quelqu’un qui me parle de“mixité sociale”ou de“recomposition du tissu social” et ne me dit pas comment il compte maîtriser les coûts du terrain et mettre fin à l’archaïsme scandaleux de la fiscalité locale, je le tiens pour au mieux un imbécile au pire pour un menteur. Le grotesque de la taxe d’habitation n’est plus à démontrer, supérieure à Montfermeil à celle du 16e à Paris ! Sans compter que je ne peux pas la déduire (et le foncier non plus) du montant imposable sur le revenu et que donc je paie un impôt sur l’impôt ! Que ceux qui se gargarisent d’égalité républicaine, hurlent au moindre tchador et s’affolent de la montée des extrémismes et intégrismes, commencent par essayer de régler sur le terrain les inégalités dans l’accès aux droits les plus élémentaires : logement, santé,éducation, travail. On parlera du reste après... Quand je parle transformations urbaines, je pense entre autres aux analyses de John Turner (Le logement est votre affaire) dont on peut vérifier le bien-fondé lors de toutes les opérations de réhabilitation : l’obligation, pourtant inscrite dans la loi et les circulaires,de participation active des habitants à la définition de leur propre cadre de vie n’est respectée nulle part ! Dans les meilleurs des cas, on fait appel à des cabinets d’“experts” qui effectuent des sondages, des enquêtes, quelquefois des “panels”... Absolument rien à voir avec une délibération collective et démocratique, accompagnée évidemment, sinon précédée, par toutes les données et informations nécessaires à des choix éclairés. Il faut retrouver l’esprit et l’énergie des ateliers populaires d’urbanisme, trop rares expériences des années 1960. Il ne s’agit pas de dénigrer comme on le fait souvent les tours et les barres, mais la qualité de la construction, principalement dans les équipements de base qui permettent des rencontres choisies et non imposées avec les voisins (qu’on ne choisit pas…) : fiabilité et rapidité des ascenseurs (comme des sortes de métros verticaux),

isolation phonique d’un appartement à l’autre, équipements collectifs (laveries en sous-sol, espaces de jeux pour les enfants, locaux insonorisés dans tous les pieds d’escaliers pour les adolescents, salles de réunions, présence des services publics, d’équipements culturels de proximité, bistros, radios et télévisions locales, cinémas, terrains de sports et gymnases, micro-piscines partout par exemple sur les toits, etc., etc. !)... et une concierge par escalier ! Oui, vraiment : qui connaît tous les enfants, les voit grandir, et devant laquelle ils auraient honte de mal se conduire... On nous dit que tout cela coûte cher : c’est un raisonnement financier à courte vue ! Combien coûtent à la collectivité les effets pervers, induits par le mode actuel d’habitat dans certains quartiers, en termes de santé physique et mentale (a-t-on jamais calculé ce que coûte à la Sécu les insalubrités persistantes dans l’habitat ?), de temps gaspillé, de familles détruites, d’incidents de voisinage, de répression des violences et du traitement de la délinquance induite,sans parler des milliards engloutis dans les nécessaires réhabilitations de “cités”, construites à la va-vite à peine vingt ou trente ans auparavant ? Avec le coût d’une seule intervention policière dans une cité en émeute, on aurait pu financer dix associations locales pendant un an !

Une justice juste Le second chantier consiste à rétablir les règles de droit, et cela n’a rien à voir avec ce dont on nous gargarise sur les prétendues cités où la police n’entrerait plus et où régnerait la loi des caïds : ceux-ci ne prospèrent que sur l’abandon par l’État et les collectivités locales de leurs responsabilités républicaines. Quand on évoque les questions de justice dans les médias, c’est dans la quasitotalité des cas les questions pénales : le rôle des juges d’instruction,des procureurs – dont je vous rappelle qu’au regard de la législation européenne ils ne sont pas des magistrats –, les gardes à vue, les procès à grand spectacle, etc. ; or, et heureusement, si on excepte les contraventions, l’immense majorité de la population n’est pas concernée par ces questions, alors que les procédures civiles (en matière de consommation ou de logement, les questions familiales, etc.) concernent quasiment tout le monde, et c’est là le grand scandale de la justice, avec des délais invraisemblables et des coûts qui mettent le respect des droits les plus élémentaires hors de portée du plus grand nombre, avec le scandale supplémentaire de la non-revalorisation des plafonds de ressources pour l’obtention de l’aide juridictionnelle. Attendre six mois après l’audience pour obtenir la copie d’un jugement de première instance, qu’il faudra encore faire signifier, et patienter deux mois pour les délais d’appel, attendre à nouveau l’audience en appel, l’arrêt, et en passer par des voies d’exécution interminables, fait que, pendant ce temps, l’eau continue à suinter sur les murs moisis, le

gamin à faire des crises régulières d’asthme, le chauffage à connaître des pannes incessantes, et que l’on doit en plus s’entendre harceler au téléphone par de prétendues “déléguées à l’action sociale”pour des rappels de charges non justifiés, ou un retard d’une semaine dans le paiement du loyer, alors qu’on n’a toujours pas obtenu de quittances ou reçus depuis plus de six mois, c’est à ce mode de fonctionnement complètement archaïque de la justice civile qu’il faut s’attaquer et qui devrait faire la une des journaux puisque cela concerne tout le monde ou presque... Tous les chantiers doivent être conduits simultanément : rénovation urbaine avec réelle participation des habitants, réforme radicale de la fiscalité locale, maîtrise foncière, action culturelle et promotion scolaire, soutien à la parentalité, soutien massif aux associations d’habitants, etc. Une dernière anecdote si vous le permettez : j’étais ce soir-là, il y a plus de vingt ans, en train de boire le thé chez l’imam de la cité des Bosquets, lorsque, accompagnés par la lueur de gyrophares, je reconnais des bruits caractéristiques : des gamins ont tendu un piège aux pompiers, qui évidemment font demi-tour sous le caillassage, pendant que la police se prépare à encercler le quartier... Nous sortons, l’imam et moi et tombons dans une bagarre entre jeunes eux-mêmes : ceux qui ont tendu le piège sont violemment pris à partie par d’autres sur le mode :“Et quand il y aura vraiment le feu, ils ne viendront pas et s’il y a des morts à cause de ça !? Vous le paierez !” Nous n’avons pas besoin l’imam et moi d’élever la voix en intervenant : tout le monde se calme, plus personne dans la rue en quelques secondes, les policiers arrivent... nous leur parlons, ils repartent. Il s’est passé beaucoup de temps dans cette rue avant que l’envie ne reprenne certains de recommencer à s’amuser à ces jeux de provocation... Pourquoi ces jeunes nous ontils entendus ? Parce qu’ils savaient ce que nous faisions (l’imam de l’époque était membre de notre conseil) pour tenter d’améliorer la situation scandaleuse qui leur était infligée ainsi qu’à leurs parents. Si nous voulons que les jeunes de banlieue inventent les voies citoyennes et politiques de leur révolte,cela suppose qu’ils rencontrent des adultes qui ont effectué et continuent à effectuer euxmêmes ce parcours, des adultes qui cessent de se résigner à l’intolérable. Quels que soient les rôles et fonctions diverses des adultes,quelles que soient les différences entre les jeunes, le ressort de toute citoyenneté réside dans le respect inconditionnel des personnes, et c’est aux adultes à d’abord montrer l’exemple, non ? Et puis je vais vous dire le fin mot de l’affaire : c’est d’abord pour le plaisir et la joie de vivre que nous pouvons former alliance avec les jeunes contre les violences des voyous qui prétendent nous gouverner. Bernard Defrance

l

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dossier Dans les foyers de jeunes travailleurs et les cités universitaires, le “projet de vie” des jeunes et le projet architectural sont si intimement liés qu’on ne peut considérer l’un sans l’autre. Il est pourtant apparu, au cours d’un travail d’évaluation inventive /1, que la programmation et la conception architecturale de logements pour “jeunes” étaient portées par les dirigeants du foyer ou de la cité-U, l’architecte et le maître d’ouvrage, sans tenir compte de l’expérience d’autres intervenants ni des intentions et désirs de leurs usagers. Présentation, par Éric Daniel-Lacombe, architecte-urbaniste et enseignant.

L’adéquation des lieux à la vie qui s’y installe ne résulte pas d’une volonté normative mais se dessine à partir de l’étude des pratiques habitantes. Cette mission de l’architecte, sans prétendre répondre à toutes les attentes, doit devenir l’occasion d’interactions entre le concepteur et l’usager, l’architecture matérialisant une recherche de solutions. Notre “évaluation inventive” de l’habitat des jeunes s’est ainsi fondée sur trois supports : le repérage des territoires spécifiques des jeunes, l’étude de leur vie quotidienne et l’analyse critique des bâtiments qui leur ont été attribués.

Territoire… Si l’on accepte l’idée que la pratique de l’architecture est un mode dialogique de construction de la “cité”, il faut d’abord se pencher, comme en paysage, sur ce qui existe déjà. Pour capitaliser le savoir-faire qui a présidé à la réhabilitation d’un petit nombre de bâtiments, nous avons demandé à quelques foyers ou cités-U de bien vouloir nous recevoir toute une journée, afin que nous puissions visiter ces bâtiments en détail, prendre des photos, faire des dessins et, enfin, passer quelque temps avec un groupe de jeunes ou de membres du personnel. Pour illustrer un territoire spécifique, je choisirai celui de la restauration. En foyer, il était attendu de l’ouverture des restaurants au public du voisinage qu’elle favorise des rencontres de jeunes autour d’un repas ou d’un café, notamment entre les jeunes“futurs travailleurs”du foyer et les gens de la ville proche attirés par un repas à faible coût, suscitant un rapprochement propice aux futures embauches. Il s’est en fait avéré que les moments de rencontre entre ces deux publics étaient très négligeables : horaires décalés, tables réservées, timidité ou groupes déjà constitués... Les jeunes se retrouvaient ainsi le soir en petit comité dans des salles bien trop grandes, et avec

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un accès limité à quelques tables pour des raisons évidentes de nettoyage,pis encore,avec un restaurant fermé le week-end pour des raisons de gestion. Les premiers restaurants universitaires des cités-U ne visaient pas une ouverture aux citadins mais aux seuls résidents, qui bien souvent s’y sentaient contraints, au point d’aller se restaurer en ville ou encore de manger dans leur chambre au risque d’une alimentation déséquilibrée. Pourtant, d’autres solutions ont déjà été mises en œuvre, comme des petites cuisines collectives partagées par un groupe restreint, de vraies cuisines d’appartement dans un quatre-pièces avec trois résidents, ou encore l’arrivée des maisons de l’étudiant en France, qui ont permis de dépasser l’aspect fonctionnel des repas et de transformer ceux-ci en moments alliant restauration, loisirs et services. Les étudiants peuvent alors partager des intérêts et une culture, ce qui permet à chacun d’eux d’améliorer son image sociale, d’accroître le nombre de ses rencontres, de conjuguer travail et détente, et, enfin, de favoriser son initiative et son intégration dans le monde économique... Ces études des pratiques et des lieux nous ont permis de relever les principaux problèmes d’utilisation de l’espace dans la vie quotidienne, selon la nature des services fournis et des dispositions architecturales.

Logement… Les jeunes, comme les architectures, ne sont pas tous identiques. Des étudiants en architecture interrogés sur les modèles architecturaux adaptés à ces deux populations ciblées, affirment dans un premier temps que les jeunes travailleurs n’ont rien de commun avec les jeunes étudiants, et qu’il est donc logique de concevoir pour ces populations deux modèles distincts. Si l’on poursuit en leur demandant de dessiner un étage courant de chacun

1/ Travail mené avec Michel Conan sur les foyers de jeunes travailleurs et études réalisées avec Jodelle Zetlaoui sur les maisons des étudiants.

… et déploiement Le changement devient un mode de vie. Les associations de logement de jeunes le savent bien, puisqu’elles voient

jour après jour se modifier les situations et les attentes des jeunes qu’elles reçoivent, et se renouveler les moyens et les orientations des politiques publiques à l’intention de ces jeunes. De fait,la vie des jeunes est une expérience singulière. À chaque époque elle prend des formes différentes, que l’on pourrait dire caractéristiques du moment, car elles correspondent aux aspirations d’une génération et aux espoirs dont elle est porteuse. Aussi la comparaison des foyers et des cités-U s’impose et se révèle extrêmement instructive. Les foyers sont désormais passés d’une situation non modernisée à un modèle hôtelier qui est celui des cités-U, pour se déplacer progressivement vers le type colocation. Dans la colocation, le foyer n’a plus de restaurant collectif mais seulement un espace de réunion mis à disposition de tous en semaine ou le weekend, et un hébergement le plus souvent pour deux,voire trois personnes, avec kitchenette. Dans les cités-U, on trouve depuis quelques années d’autres configurations empruntant certains aspects à l’un et à l’autre. Il est frappant que les jeunes expriment un ordre de préférence entre quatre modèles : colocation, mixte, hôtelier et non modernisé. On constate également que l’intimité est nettement plus grande dans les logements en colocation, et que, dans ce cas, l’appropriation et la personnalisation des lieux diffèrent grandement. Les foyers et les cités-U sont des micro-scènes politiques, et éphémères,prenant place dans un bâtiment isolé,avec une succession de dramaturgies toujours différentes. Espaces d’action et de négociation au sein même des institutions, ils remettent en cause certains de leurs plis bureaucratiques. D’ailleurs, l’institution des foyers de jeunes travailleurs s’appelle dorénavant l’Union nationale pour l’habitat des jeunes... le repli du foyer s’est ouvert en habitat, et la cible des travailleurs s’est effacée sous celle des “jeunes”. La spécificité des problèmes liés à chacune de ces populations nous a conduits à faire un inventaire de leurs problèmes singuliers, et cette évaluation inventive nous a permis de ne jamais proposer un modèle type refermé sur lui-même et surtout sur les jeunes et la communauté éducative de l’établissement, mais, au contraire, de jouer avec les inventions architecturales, au “cas par cas”. Myr Muratet / Picturetank

Jeunes travailleurs dans leurs foyers, étudiants dans leurs cités-U...

de ces habitats, foyer et cité-U, phénomène étrange, ils proposent pour ces deux types de logement le même plan : un immeuble de quatre étages, couvrant un rectangle d’environ 13 m de large et 50 m de long, avec un couloir au milieu et des chambres de 15 m² (3 x 5 m) réparties perpendiculairement de chaque côté. La seule variation porte sur la localisation des sanitaires et des douches. En foyer, ils les représentent collectifs et au bout du couloir, en cité-U, individuels et dans chaque chambre. Un même bâtiment mais deux modèles, le foyer ou l’hôtel... Les visites des lieux habités ont raconté d’autres histoires, et pourtant je retrouvais assez régulièrement sous mes pas le plan dessiné par les étudiants en architecture. Les foyers dévoilent comment, au fur et à mesure de leurs micro-transformations, deux chambres individuelles se sont réunies et profitent du couloir les reliant pour desservir les sanitaires, ou encore comment deux jeunes se sont entendus pour placer leurs lits dans la grande chambre, et ainsi transformer l’autre pièce en salon partagé et négocier, sous l’autorité du directeur, des visites occasionnelles. Ou encore ils ont associé trois chambres au lieu de deux et transformé une des douches en petite cuisine collective, utilisable cette fois-ci même les week-ends. Dans les cités-U qui favorisent le plus souvent la dimension individuelle, les évolutions ne sont pas de même nature. Les chambres individuelles disposent de plus en plus de confort en matière d’équipements : qualité des douches, des lits, du chauffage et surtout des ambiances – sols, plafonds, lumière... –, l’apologie du système hôtelier. Ces deux dispositifs ont des modes de gestion et donc d’ouverture très contrastés. Les institutions anglaises, par exemple, se sont inspirées de l’exemple des foyers de jeunes Français pour réaliser leurs propres logements pour jeunes, dont ils ont confié la réalisation à des architectes comme Richard Rogers ou Norman Foster. Mais la question centrale demeure la suivante :comment conserver les valeurs du substrat des territoires des jeunes tout en faisant face à l’évolution ?

Éric Daniel-Lacombe

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dossier À travers le parcours de Martine, 24 ans, provinciale venue s’installer en région parisienne pour son premier emploi, Olivier Pégard, sociologue, université Paris-Est-Créteil, Lab’Urba, décrit la vie de trois jeunes femmes partageant la location d’un appartement F2, à BoulogneBillancourt.

Martine, originaire de la région de Périgueux, a 24 ans. Après l’obtention de son BTS “Tourisme”, elle se met en quête de travail. En 2008, elle envoie des CV, répond à des offres d’emploi. C’est un grand voyagiste dont le siège social se trouve dans les Hauts-de-Seine qui répond favorablement à sa candidature. Elle devra gérer des dossiers clients pour un salaire mensuel de 1 275 euros net. Reste à trouver un logement.

Travail... Si cette jeune femme porte habituellement des jeans, elle considère que, dans le cadre d’une activité professionnelle de type tertiaire, il convient d’accepter de se présenter au travail à son avantage. Maquillage léger, chaussures à talons et le plus souvent jupe, telle est sa manière d’exprimer son accomplissement dans son emploi. Dans sa recherche de logement, elle souhaite, pour réduire les temps de transports, vivre à proximité de son lieu de travail, et en même temps bénéficier d’un accès facile à Paris. Elle cherche alors un studio à Boulogne-Billancourt, à proximité de la ligne de métro. Le montant cumulé du loyer, des frais d’agence et du dépôt de garantie la pousse à revoir ses plans.À Périgueux, elle parle avec des amis de sa recherche d’un logement pas cher à Paris, et, grâce à des intermédiaires, entre en relation avec deux étudiantes qui lui proposent une colocation. Il s’agit d’un appartement de type F2, à BoulogneBillancourt, dans une résidence assez confortable des années 1970. Stéphanie et Rachel acceptent de faire l’essai avec Martine, parce qu’elle est une jeune femme, qu’elle ne fume pas, et aussi parce que, en raison de son travail, elle sera absente de l’appartement une grande partie de la journée. Martine avait aussi mis en avant le fait que, pendant ses congés, elle redescendrait “chez elle” : détail révélateur qui montre que ce type de logement n’apparaît pas comme un chez-soi mais comme une solution plus ou moins durable d’hébergement. Sur un plan logistique, l’emménagement n’est pas trop coûteux, elle n’a apporté que deux grandes valises contenant des vêtements,des accessoires de toilette, des draps

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pour dormir sur un canapé-lit dans le séjour, ainsi qu’un appareil de musique, des CD, quelques livres. Au bout de six mois, pas de problèmes relationnels notoires entre Martine, Stéphanie et Rachel. Martine est la plus âgée, ses deux colocataires ayant respectivement 20 et 21 ans. C’est son statut de salariée qui lui fait dire qu’elles n’ont pas les mêmes préoccupations. La plupart du temps,c’est Martine qui, le matin, quitte l’appartement la première, vers 7 h 45. Les dîners sont souvent pris en commun. Question cuisine, le plat de pâtes l’emporte. Les frais des courses au supermarché sont partagés, mais rien n’empêche l’une ou l’autre de rapporter une surprise telle qu’un dessert ou parfois même du vin. Ces petits plus répondent pour chacune à l’obligation d’entretenir avec les autres de bonnes relations. Car, selon Martine, cette vie à trois est susceptible de provoquer des tensions dans la mesure où elle pourrait se plaindre de payer la même part de loyer alors qu’elle dort sur un canapé convertible qu’elle est obligée de replier chaque matin. De plus, le séjour est loin d’être l’espace le plus tranquille de l’appartement puisqu’on doit le traverser pour aller de la chambre aux toilettes. Cependant, Martine pense que, malgré une intimité perturbée, elle leur est redevable pour cette solution d’hébergement qui ne lui coûte que 250 euros par mois, sans les charges.

... et vie intime Le petit ami de Martine est resté à Périgueux, pour son travail. Ils programment par téléphone des week-ends pour se retrouver. Parfois c’est elle, parfois c’est lui, qui peut se libérer le vendredi après-midi. Le train leur rend bien des services. Quand son ami vient à Paris, environ une fois par mois, elle doit planifier sa visite et en avertir ses colocataires. Précisons la configuration de l’appartement : un F2 de 35 m2 environ, partagé dans la longueur en trois parties, avec une partie chambre close par deux portes vitrées coulissantes sur lesquelles sont disposés des voiles. Cette chambre est occupée par les deux étudiantes. L’une dort sur un matelas d’une personne, l’autre sur un matelas

Pour une réalité sociale incarnée L’entrée dans la vie active ne désigne donc pas automatiquement un accès rapide à l’indépendance. À travers cette situation, nous voyons que la mobilité professionnelle et l’éloignement affectif des jeunes salariés retardent leurs choix, du fait de la pression économique, à la fois du logement et des déplacements. Quand, de retour à Périgueux, Martine explique sa situation à ses proches, elle la relativise et aboutit à la conclusion qu’elle n’est pas à plaindre puisque, d’une part, la vie avec ses colocataires se déroule sans grandes frictions, et que, d’autre part, elle parvient à se faire une économie de réserve. De plus, aujourd’hui encore, le modèle d’une jeune femme partie travailler à Paris correspond, aux yeux de ses amis, à une sorte d’ascension sociale,Martine ne sait pas s’il faut s’en plaindre ou déconstruire ce cliché. Bref, quand on compare cette situation aux difficultés d’accès au logement des travailleurs pauvres, ce qu’expérimente Martine reste après tout vivable : ce récit ne cherche pas à dramatiser une réalité sociale. Néanmoins, derrière les sourires de façade et la bonne humeur des retrouvailles, il y a des petites âpretés qui parfois restent tues. Par ailleurs,une appréhension rapide

de la situation nous ferait croire aux vertus sociales découlant de la “mobilité jeune”. Par exemple, que l’arrivée d’une jeune femme à Paris ouvre à celle-ci des possibilités de rencontres, une vie nocturne remplie, etc. Bien sûr, il y a le cinéma et les rencontres entre collègues après le travail. Si l’adage“les voyages forment la jeunesse”devait se reporter sur le thème de l’insertion professionnelle, ce serait une manière de déplacer ou de contourner les aspects économiques et politiques d’une réalité sociale.S’agissant de la jeunesse, il serait facile d’apposer à une condition nouvelle d’existence la métaphore aventureuse du sac à dos. Or, cela aurait pour effet d’entretenir un réel dépolitisé. Car la jeunesse n’est pas une entité bio-sociale homogène. Le recours à l’imaginaire aventureux pour décrire les premiers moments (de quelques mois à quelques années ?) de l’accès au travail ne vaudrait que si les individus euxmêmes souhaitaient le vivre ainsi. Or, ce n’est pas forcément le cas de Martine, et, d’ailleurs, ce que son entourage lui renvoie contribue peut-être à lui faire mieux accepter ce provisoire qui dure. C’est parce que la jeune femme bénéficie d’un emploi durable qu’elle accepte mieux les conditions d’une colocation obligée. Elle est bien consciente du fait qu’il lui serait difficile de cumuler cette forme de logement avec des petits boulots additionnés. Son CDI est une compensation : Martine se loge pour travailler quand d’autres travaillent pour se loger. Parmi ses proches restés à Périgueux, une jeune amie qui est agent de service dans le secteur médical hospitalier doit, chaque fin de mois, voir son contrat de travail renouvelé. Pour elle, il est encore difficile de quitter ses parents. Toute situation singulière comme celle-ci ouvre potentiellement une fenêtre sur le monde social. Bien entendu, à l’instar des paysans célibataires se rendant au bal décrits par Pierre Bourdieu, ou même d’une famille mexicaine décrite par Oscar Lewis, on pourrait aussi se satisfaire d’une évaluation chiffrée du célibat dans les campagnes, comme du nombre de travailleurs pauvres à Mexico. La sociologie des conditions d’existence à la campagne comme à la ville se doit d’introduire une description plus incarnée du monde, non pas à travers un échantillon supposé représentatif mais à travers une mise en situation. Modestement, ce récit condensé avait pour intention de nous rappeler cette saisie singulière du réel, laissant transparaître un monde subjectivé, incorporé, objectivé. Olivier Pégard Cyrus Cornut / Picturetank

Court récit de petits accommodements en colocation

de deux personnes, tous deux posés sur la moquette. La chambre donne sur le séjour. La surface rectangulaire de l’appartement se termine par le coin cuisine, douche, W-C. L’entrée donne vers la cuisine. Stéphanie et Rachel partent rarement,si ce n’est durant les vacances universitaires qui leur permettent de rentrer chez les parents. Ainsi, quand l’ami de Martine est là,du vendredi soir au dimanche midi, ils se retrouvent à quatre personnes dans l’appartement. Ils ne pourraient d’ailleurs pas être davantage car, quand un(e) ami(e) des étudiantes dort à l’appartement,Martine prévient son ami de ne pas monter.Pour Martine,les rapports amoureux sont tributaires d’une logique de planification, elle fait remarquer que si elle était chez ses parents, cela poserait moins de problèmes.Car même quand Stéphanie et Rachel s’absentent l’après-midi, le jeune couple doit prendre en compte un retour probable. Ce qui veut dire que les envies sont freinées, alors que le caractère pressant de la situation amplifie le désir de l’autre, surtout quand les moments passés ensemble sont perçus comme trop rares ou peu fréquents...

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dossier

Sociabilité et choix amoureux des adolescents Marta Maia, docteur en anthropologie sociale et ethnologie, chercheuse au CRIA-IUL, Centre de recherche en anthropologie, Institut universitaire de Lisbonne, a effectué une enquête ethnologique sur la sociabilité et les relations amoureuses d’adolescents de 14 à 20 ans, scolarisés dans la banlieue Est de Paris, à Montreuil et Vincennes. Des entretiens individuels et de groupe ont été réalisés avec 78 élèves. En voici ses déductions*.

Environnement familial et encadrement scolaire Pour la plupart des adolescents interrogés,la famille arrive au premier rang des“choses importantes dans la vie”,suivie de près par l’amour,la santé et le travail. Car l’allongement de la scolarité retient le jeune au foyer familial,d’où un report de son indépendance et une prolongation de sa période adolescente. Simultanément, la conquête d’indépendance et la négociation d’un espace d’autonomie au sein de la famille font partie de son processus de construction identitaire. “J’aime bien ma famille, mais bon, j’ai presque 18 ans et mes parents sont encore trop accrochés à moi, donc, moi, je les fuis,je sors le plus souvent possible.”(Salomé,18 ans, Lycée Gregor-Mendel.) Les sentiments des adolescents oscillent ainsi entre demande et rejet de la présence parentale. Leur ambiguïté est plus forte chez les filles, le contrôle parental pesant davantage sur elles que sur les garçons. Mais tous tiennent cependant des discours normatifs, même s’ils laissent transparaître des attitudes de détachement, celles-ci s’accompagnant souvent d’un attachement au groupe de pairs et à l’autre sexe /1. Outre le contexte social et l’environnement familial, le type d’établissement scolaire fréquenté est déterminant pour la construction identitaire des adolescents. De nom-

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* La version longue de cet article est parue sous le titre “Être en groupe. L’influence des pairs sur la sociabilité et les choix amoureux” dans la revue Diversité, dirigée par Marie Raynal.

breux élèves des établissements scolaires privés de Vincennes habitent d’autres villes de la banlieue parisienne, mais c’est à l’école qu’ils passent le plus clair de leur temps et qu’ils tissent des relations de sociabilité. Fréquenter un lycée privé revient à côtoyer des gens de statut social élevé et à partager le même comportement. “Mes amis, c’est des gens de la Providence [...] Moi, je suis dans le bon côté de Noisy-le-Sec, mais c’est vrai qu’il y a des endroits qui ne sont pas fréquentables. J’habite dans un quartier pavillonnaire. Pendant les vacances, il y a eu des problèmes avec les jeunes des cités voisines… On ne s’entend pas. Ils nous insultent à chaque fois qu’on passe, ils nous traitent de gosses de riches, ils nous ont piqué notre courrier et tout ça.” (Ségolène, 17 ans, Institution Notre-Dame-de-la-Providence.) Le fait que le système scolaire soit polarisé entre public et privé accentue la séparation entre des populations adolescentes déjà différenciées par des conditions sociales inégales. “Mes amis sont surtout à la Pro, donc, comme il n’y a pas beaucoup d’étrangers ici, forcément, je n’ai pas beaucoup d’amis étrangers.” (Guillaume, 18 ans, Institution NotreDame de la Providence.)

J. Sedas Nunes, J. Machado Pais & L. Schmidt, À convivialidade e a relação com os outros, Lisbonne, ICS, 1989. 3/ J. G. Dryfoos, “The prevalence of problem behaviors : Implications for programs”, in R. P. Weissberg, T. P. Gullotta, R. L. Hampton, B. A. Ryan & G. R. Adams (éd.), Enhancing children’s wellness, Londres, Sage Publications, 1997, pp. 17-46. 4/ Sur le langage comme manière de s’imposer dans le groupe de pairs, et participant à une culture de l’honneur, cf. D. Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Odile Jacob, coll. “Poches”, 1997. 5/ Ce que Marc Augé appelle l’activité symbolique.

les conquêtes amoureuses et l’expérience sexuelle qui peuvent les valoriser aux yeux des autres. Pour eux, contrairement aux élèves de Vincennes, pour qui la valorisation est principalement fonction de la qualité des résultats scolaires et des signes extérieurs de richesse (vêtements, chaussures, téléphones portables, scooter, etc.), être puceau à 18 ans serait une honte, comme l’illustre cette conversation avec des élèves du lycée Gregor-Mendel : – Quelles questions tu te poses sur la sexualité ? – Avant, je m’en posais, des questions, mais maintenant… Bah, il faut demander ça à Pinto ! Ha ! Ha ! Ha ! (Adamo, 18 ans.) – Pourquoi à Pinto ? – Parce qu’il est puceau. Il dit que non, mais ça nous fait bien rigoler ! (Alain, 17 ans.) – Comment tu le sais ? – Je ne sais pas, sa façon de parler, ça se sent ! On lui dit un truc, il devient tout vert ! Tiens ! Voilà le puceau ! Tu vas pouvoir l’interroger ! Ha ! Ha ! Dommage que t’as pas la vidéo ! (Adamo, 18 ans.) Des frontières invisibles se forment dans les normes de sociabilité et les attributs symboliques comme dans l’occupation de l’espace puisque chaque groupe occupe,s’approprie et donne sens à son propre “territoire” /5. Les jeunes des banlieues défavorisées pratiquent des formes de convivialité centrées sur des besoins d’expression. Ceux que j’ai rencontrés investissent surtout les espaces

Couple et “normalité” Les adolescents accordent une grande importance à la manière dont ils sont perçus par leurs pairs, en même temps qu’ils portent des jugements sur leurs relations amicales et amoureuses, et sur leurs comportements. Le sentiment rassurant de normalité se construit à partir des regards extérieurs,d’où le besoin de conformité à son groupe. Avoir un comportement “déviant”, c’est-à-dire ne pas respecter les normes implicites (par exemple,“sortir” avec une “racaille” ou s’habiller de manière non conforme aux habitudes vestimentaires du groupe, pour les adolescents de Vincennes) peut entraîner une dépréciation. L’ami devient ainsi un repère dans l’auto-évaluation de l’adolescent. “Sans copains, c’est comme si tu n’étais personne.” (Grégoire, 15 ans, Lycée Gregor-Mendel.)

1/ Cet article ne traite pas des relations entre personnes du même sexe, qui étaient, par ailleurs, absentes de notre échantillon.

Myr Muratet / Picturetank

Le terme banlieue renvoie à la précarité sociale et au métissage culturel. En effet, ceux que l’on appelle “les jeunes des banlieues”vivent dans un cadre urbain défavorisé et sont en grande partie issus de l’immigration. Il convient néanmoins d’opérer une distinction entre les différents quartiers et villes de ces banlieues et le statut social de ceux qui y résident. En effet, les élèves des établissements scolaires privés, à Vincennes, habitent certes en banlieue parisienne mais pas dans des cités HLM ou des quartiers défavorisés comme c’est le cas de la majorité des adolescents interrogés à Montreuil. Les réseaux de sociabilité de ces groupes d’adolescents, par conséquent, divergent.

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“Surtout à notre âge,l’amitié est très importante.”(Annie, 16 ans, Institution Notre-Dame-de-la-Providence.) “Entre jeunes, on se comprend.” (Juliette, 17 ans, Lycée Jean-Jaurès.) Le groupe de pairs a une fonction de transition de la sphère familiale à la société en général, où l’individu doit se faire reconnaître et s’affirmer. C’est une entité de socialisation dans laquelle l’adolescent acquiert des valeurs et des compétences qui orientent son comportement /2. À mesure que s’intensifient les relations avec le groupe de pairs, son influence potentielle augmente /3. Les copains sont aussi le premier terrain où l’on mesure ses forces naissantes. Les garçons interrogés à Montreuil ont tendance à extérioriser leurs qualités physiques à travers leurs aptitudes sportives et leurs expériences sexuelles. Les filles font généralement leurs preuves dans un champ d’influence plus vaste,allant de leurs conquêtes amoureuses à leur beauté (qui dépend d’un certain investissement personnel et financier), en passant par le nombre et la popularité de leurs amis, ou encore, pour quelques-unes, par la capacité à “ne pas se laisser faire”, notamment par le verbe /4.Dans cette population,l’école n’est pas très valorisée et les résultats scolaires ne sont pas une source de reconnaissance vis-à-vis des copains comme c’est le cas à l’Institution Notre-Dame-de-laProvidence. Au contraire, si un élève se consacre “trop” aux études, il court le risque de se faire critiquer. Pour les garçons du lycée professionnel, ce sont surtout

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“Moi,je vois,celles qui sortent avec des garçons en ce moment, il y a celles qu’on n’a rien à dire et il y a celles qui sont pas mal critiquées. Genre Béatrice : 17-26. Ouais, elle sort avec un gars de 26 ans, un Portugais… En plus, il est moche. [...] Personne ne lui parle maintenant. Tout le monde la critique.” (Célia, 18 ans, Institution NotreDame-de-la-Providence.) La sociabilité a également une incidence sur le nombre de relations amoureuses. En effet, une corrélation se manifeste entre la précocité de l’entrée dans la sexualité et la sociabilité, l’élargissement du cercle d’amis favorisant les occasions de rencontres amoureuses /9. Ainsi, les adolescents montreuillois, qui ont, de manière générale, une initiation sexuelle plus précoce que les Vincennois, ont aussi des réseaux de sociabilité plus larges. Myr Muratet / Picturetank

Sociabilité et choix amoureux des adolescents

publics, c’est-à-dire la rue, les centres commerciaux et les halls d’immeubles, tandis que les adolescents des classes moyennes et aisées préfèrent les espaces privés (par exemple, se rencontrer les uns chez les autres), ou les espaces publics payants comme les gymnases, boîtes de nuit, salles de cinéma, restaurants, de façon à s’éloigner et se démarquer de ceux qu’ils considèrent comme “racaille”. Les formes de sociabilité sont donc plurielles, tout comme l’accès aux pratiques culturelles et à la consommation, qui demeurent,dans notre société,étroitement liées aux positions et aux trajectoires sociales des individus /6. Les relations amoureuses des adolescents ne peuvent être comprises que si l’on tient compte de leur entourage socioculturel. Ainsi, les couples mixtes apparaissent surtout à Montreuil, ville plus multiculturelle que Vincennes où, d’ailleurs, une sélection s’opère quant à l’origine culturelle du partenaire :il pourra être occidental (Anglais, Italien, Américain…) mais pas maghrébin, africain ou tsigane. Une hiérarchisation des populations étrangères s’opère dans l’imaginaire social des individus, alimentée par les stéréotypes sociaux. Par exemple, un couple franco-italien est considéré“moins mixte”qu’un couple franco-malien. J’ai néanmoins constaté au cours de ma recherche /7 que des adolescents d’origines culturelles différentes se révèlent souvent plus “proches” que des adolescents de même origine culturelle mais de milieux sociaux différents, indiquant une plus forte emprise des conditions sociales que des origines culturelles. Le réseau d’amis et le réseau des potentiels partenaires amoureux se conditionnent mutuellement. Les amis sont souvent à l’origine des rencontres amoureuses, notamment à travers l’organisation de soirées /8. “Souvent je les rencontre dans des fêtes organisées par des amis.” (Marie-Ange, 17 ans, Lycée Gregor-Mendel.) “On s’est rencontrés par l’intermédiaire d’une copine, à l’école.” (Nicolas, 16 ans, Institution Notre-Dame-de-la Providence.) Les amis peuvent aussi encourager ou non la formation d’un couple. Cette influence est manifeste dans l’accueil plus ou moins favorable d’une relation naissante. La formation des couples répond aussi à une harmonie au niveau du capital beauté des partenaires,qui est une qualité subjective déterminée socialement et culturellement. Un couple considéré esthétiquement “déséquilibré”, ce qui peut aller de l’écart de taille ou de poids jusqu’à la disparité de styles vestimentaires, ou encore socialement “déséquilibré”par la différence de capital social ou d’âge, sera l’objet de critiques de l’entourage.

La force du groupe À l’adolescence, la sociabilité est marquée par un rapprochement entre les deux sexes.Le réseau des relations interpersonnelles est alors particulièrement élargi et remanié. Les relations se déplacent de l’intérieur de la famille vers l’extérieur, et des adultes vers les pairs, puis vers les partenaires amoureux. Un ancrage affectif dans les groupes d’amis,où se nouent des liens préférentiels,se développe à mesure que les adolescents conquièrent de l’autonomie par rapport aux parents. Mais le contexte familial pèse lui aussi sur le choix du partenaire amoureux. Certes, les parents n’imposent pas de fiancé(e)s à leurs enfants, mais, à travers des stratégies de placement (le choix de l’établissement scolaire, la zone de résidence), ils exercent une influence sur le profil du réseau de sociabilité, qui définira en grande partie les choix amoureux /10. La stratégie scolaire et le choix de la filière sont particulièrement déterminants, car chaque école et chaque filière constituent un lieu de socialisation spécifique et c’est en général dans celui-ci que les adolescents réalisent leurs conquêtes amoureuses. La pression parentale s’exerce également à travers la transmission de certaines valeurs (opinions religieuses et politiques, aspirations culturelles, préférences idéologiques, appréciations diverses). Les individus apprennent ainsi à reconnaître les partenaires“fréquentables” /11. Ainsi, les adolescents instituent entre eux des rapports, des codes et des activités symboliques qui leur permettent de s’instaurer en groupes de pairs et de s’y faire reconnaître :cette forme de sociabilité leur conférant une unité et une identité qui participent à l’élaboration de soi. Marta Maia

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Errance urbaine : l’envers du décor 6/ O. Donnat, “La stratification sociale des pratiques culturelles et son évolution : 1973-1997”, Revue Française de Sociologie, vol. XL, n° 1, 1999, pp. 111-119. 7/ M. Maia, Sexualités adolescentes, L’Harmattan/Éditions Pepper, coll. “Sexualité et Société”, 2009. 8/ Ces soirées ont généralement lieu chez l’un des jeunes, en l’absence des parents. Les amis invités s’y rendent parfois avec d’autres amis, ce qui favorise la croissance du réseau de sociabilité ainsi que les possibilités de rencontres amoureuses. 9/ F. Maillochon et A. Mogoutov, “Sociabilité et sexualité”, H. Lagrange et B. Lhomond (dir.), L’Entrée dans la sexualité. Le comportement des jeunes dans le contexte du sida, La Découverte et Syros, coll. “Recherches”, 1997, pp. 81-118. 10/ M. Bozon et F. Héran, “La Découverte du conjoint. I. Évolution et morphologie des scènes de rencontre”, Population, n° 6, 1987, p. 943-986 ; “La découverte du conjoint. II. Les scènes de rencontre dans l’espace social”, Population, n° 1, 1988, pp. 121-150. 11/ P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Éditions de Minuit, 1979.

* Membre de l’Institut universitaire de France, auteur notamment de Expériences de la douleur. Entre destruction et renaissance (Métailié, 2010).

Depuis des années, des jeunes sac au dos, accompagnés de chiens ou de chats, parfois en couple, parcourent les non-lieux des villes, la zone, les interstices : squats, caves, rues, quais, halls de gare ou galeries commerciales. Ils hantent les lieux publics en demandant un peu d’argent. C’est leur errance, ses causes et ses motivations que nous relate David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg*.

La nuit, ils vivent le plus souvent dans les squats, les endroits désaffectés qu’ils investissent durablement. Ce sont des jeunes en rupture avec leur origine, leur histoire, leur filiation. Ils révèlent la pluralité de la ville, sa façade parfois clinquante que masque mal leur présence fantomatique. Ces jeunes ne sont pas nécessairement condamnés à la rue comme nombre de leurs aînés devenus clochards, ils se sont mis en exil de leur famille, de l’école, du lycée, de l’université ou du travail. D’une grande fragilité narcissique, ils sont “Le temps est un fleuve qui écorchés vifs et répondent m’entraîne, mais je suis le fleuve ; par l’agir à la moindre contrariété. Leur famille c’est un tigre qui me déchire, n’était pas pour eux un lieu mais je suis le tigre.” de reconnaissance et, de J. L. Borges, Nouvelle réfutation du temps, 1947. manière générale, ils donnent du couple parental l’image d’un père ou d’un beaupère absent ou tyrannique,et d’une mère à l’inverse excusée ou pardonnée. Ils ont connu des maltraitances, des abus sexuels ou au moins un manque d’amour. À défaut d’avoir été soutenus et contenus, ils fuient de partout et le sol se dérobe sous leur pas. Ils ne cessent de se mouvoir pour arrêter la chute. Ils s’agrippent à l’espace pour continuer à vivre :“Je bouge pour bouger.Y a rien d’autre. Sinon, quand je m’arrête c’est insupportable après deux jours.“ Souvent, les jeunes en errance sont en rupture de filiation, ils ne savent plus où ils en sont de leur généalogie, et leur confusion spatiale prolonge celle de leur sentiment d’identité. Beaucoup prennent ou acceptent un surnom marquant leur renaissance à un autre statut,une allégeance à une autre“famille”. Manière de se dé-naître et de s’auto-engendrer dans le refus de ceux qui les ont mis au monde. Faire table rase du passé, et faire peau neuve à travers d’abondants tatouages, ou piercings. Le souci est de se mettre soi-même au monde. Parfois un discours libertaire magnifie leur parcours.Dans une forme de bravade,ils dénoncent l’enfermement des autres dans les routines, les contraintes sociales, l’hypocrisie du monde, et ils revendiquent la liberté comme un choix personnel,oubliant les souffrances à l’origine de l’errance.

Nomades urbains L’errance est essentiellement urbaine, la ville étant plus propice à la disparition de soi dans l’anonymat. La réalité de la zone est âpre, elle implique le froid, la faim, la promiscuité, le manque de sommeil, l’alcool, les drogues, les toxiques, les violences à l’intérieur des squats ou dans la rue, les relations sexuelles plus ou moins consenties, surtout pour les filles. Ils vivent souvent dans une constante dévalorisation de leur corps, soit à cause des événements antérieurs (inceste, violence sexuelle ou physique, etc.), soit à cause de leur mode d’existence. Le corps se muant en simple instrument de la survie. La prostitution occasionnelle est parfois un moyen de payer les produits quotidiennement consommés. Pourtant, si le sentiment d’identité est dissous en partie, il laisse un corps investi de signes qui autorisent malgré tout son identification, manière ultime de se donner une limite, de ne pas chuter en soi mais de jalonner la peau d’accroches pour ne pas tout à fait se perdre : tatouages, piercings, cicatrices sont abondants chez les jeunes de la rue, comme pour colmater les innombrables failles du moi-peau. Enveloppement de l’absence pour ne pas totalement disparaître. Du fait de son mode de vie,de l’absence de soins, des conséquences de son goût pour l’alcool et autres toxiques dont il fait souvent un usage immodéré,le jeune errant est confronté à des problèmes de malnutrition, d’infections, d’accidents de la voie publique. Auxquels s’ajoutent les dérives psychotiques ou les atteintes neurologiques dues aux produits ingérés.Ce sont surtout des garçons qui font de la rue un mode d’existence, les filles s’y font plus rares,elles tolèrent moins la promiscuité,sont plus vulnérables et généralement plus enclines que les garçons à accepter des propositions de réinsertion. Les jeunes de la rue n’ont aucune intimité, aucun refuge. Ils sont en permanence dans un dehors qui rend difficile l’élaboration d’un monde à soi. L’impossibilité d’habiter l’espace hors de l’errance, d’y trouver justement une demeure, entraîne l’impossibilité d’habiter le temps. Ce sont les circonstances qui déterminent les faits du jour. Nomades urbains, ces jeunes vivent dans les interstices du lien social, là où les mailles se relâchent et dessinent

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dossier L’espace au détriment du temps Pour habiter la durée de manière heureuse, il faut se confondre à son histoire personnelle dans un sentiment d’évidence et accepter la confrontation à soi et à l’ambivalence du monde.L’espace est un cran d’arrêt à la durée,car si le temps échappe à toute tentative de le maîtriser,il n’en va pas de même de l’espace, pure étendue que l’individu maintient sous contrôle. On peut le parcourir à sa guise sans qu’il impose une direction.L’espace est la seule forme

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de la durée pour le jeune errant, il n’a d’autres projets que l’immédiat.La route commande son action.Il lui faut avancer pour ne pas s’effondrer.D’où l’imprévisibilité qui dément les propos tenus quelques heures plus tôt.La saisie de l’occasion amène un nouveau départ, l’installation dans un squat ou la rupture brutale avec les anciens compagnons après la découverte d’un vol, ou la naissance d’un conflit sur un sujet futile. L’errance est une spatialisation du temps pour en désamorcer l’irréversibilité et en faire un objet de maîtrise. Le surinvestissement de l’espace conjure la difficulté des errants à habiter leurs propres pensées. Leur moi leur est insupportable, là où le non-moi, l’indifférence de la rue, est le seul lieu où ils se sentent moins vulnérables. L’errance traduit la volonté de disparaître. Les jeunes errants se mettent toujours hors de soi pour ne rien livrer d’eux-mêmes. Ils vivent sous le regard des autres et sont tout entiers à la surface d’eux-mêmes. L’errance est une manière de mettre à distance un for intérieur trop douloureux. Privilégier l’espace au détriment du temps, le déplacement à l’encontre du projet, la déambulation au lieu de la pensée, amortir le désir en satisfaction malaisée des besoins physiologiques journaliers sans aller au-delà. Pour nombre de ces jeunes, la rue est un sas pour reprendre leur souffle, se décharger du fardeau d’être soi, même si parfois ce refuge dure des années, il est le seul lieu (car il est justement un non-lieu pour les autres) où ils peuvent rassembler la mosaïque de leur personne et se construire en disparaissant de toute responsabilité au regard de leur état civil. Dans les non-lieux qu’ils hantent, nul ne les interpelle sur une identité qu’ils repoussent. Ils se mettent en congé d’eux-mêmes pour un temps plus ou moins long, échappant aux écueils d’une reconnaissance dont ils n’ont jamais bénéficié de la part de leurs proches. L’errance est une manière de brouiller les pistes en endossant une identité de circonstances, toujours provisoire, ouverte à des lignes de fuite, pour ne pas être reconnaissable ni pour soi ni pour les autres. L’errance est un “exercice de disparition”, une volonté provisoire ou durable de se dissoudre dans la blancheur /1.

Moins de 25 ans et technologies numériques * Auteur de, entre autres, L’Accès au savoir en ligne, Odile Jacob, 2002 ; Éducation & nouvelles technologies. Théories et pratiques, Nathan, 2002.

David Le Breton

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Depuis 40 ans, la relation des jeunes avec les technologies numériques est devenue de plus en plus prégnante, dans la mesure où des progrès constants permettent d’offrir – en gros tous les cinq ans – de nouveaux appareils, logiciels et services, de plus en plus sophistiqués. À ce rythme, on ne peut plus parler de générations mais de classes d’âge. Les effets de cette évolution du “virtuel”, par Jacques Perriault *, enseignant chercheur à l’université Paris 10. Les adolescents de 2010 préfèrent le smartphone et le SMS à l’ordinateur, auquel s’étaient habitués les jeunes qui ont maintenant 25 ans. Leurs petits frères et petites sœurs naîtront dans la “réalité augmentée”. Chaque vague d’innovation rencontre de nouveaux venus, qui l’adoptent et vieillissent… Au-delà des engouements,des invariants subsistent : les jeux informatisés qui durent depuis un demi-siècle ; l’ordinateur qui équipe écoles et foyers. Leurs pratiques ont forgé au quotidien des savoirfaire qui permettent de s’intégrer dans la vie actuelle, dont pratiquement tous les moments, tous les actes sont parsemés de composantes numériques.

Induction et abduction

Sandra Hoyn / Laif-RÉA

Errance urbaine : l’envers du décor

des terrains vagues, aux significations indécises, aux usages suspendus ou détournés, rendus disponibles à leur appropriation. Sans doute, pour nombre d’entre eux, s’agit-il d’un choix de vie qui se traduit alors par un bricolage ingénieux afin de s’organiser économiquement pour rester à la marge : tressage de cheveux, réalisation de tatouages, piercings, fabrication et vente de bijoux, spectacles de rue ( jonglage, etc.), ventes à l’unité de canettes de bière ou d’autres produits en réalisant un petit bénéfice, vente de petites quantités de stupéfiants (haschisch,acide, ecstasy, médicaments, etc.). D’autres, moins organisés, font la manche dans les rues. Ils s’installent avec leur chien dans les halls de gare ou les recoins des immeubles, restant parfois des heures immobiles dans une attitude de suppliants en laissant un panneau parler pour eux. Ils n’arrivent pas à sortir de la rue, prisonniers du passage tant qu’ils n’ont pas trouvé un lieu d’attache.Leur espace psychique n’est pas encore suffisamment élaboré, habitable,pour nourrir un sentiment d’appartenance à un lieu précis.Emportés dans une temporalité en suspension, mais sans possibilité d’être acteurs de leur temps, ils vont de squat en squat, de teknival en teknival. Ils sont souvent sans papiers d’identité,n’ayant jamais pris chair dans leur existence,leur lieu est toujours éphémère. L’errance est à elle-même sa propre fin.L’existence dans la seule transition impose d’être toujours en instance.Ils n’ont pas trouvé leur demeure d’hommes et ils ne cessent de différer leur naissance.Ils vivent dans l’entre-deux du temps et de l’espace,suspendus entre soi et l’autre,sans intimité personnelle.

1/ Pour un prolongement de la réflexion, cf. D. Le Breton, En souffrance. Adolescence et entrée dans la vie (Métailié, 2007) ou un roman policier, Mort sur la route (Métailié, 2007).

Qu’apprennent ces jeunes classes d’âge (les anciennes aussi en moindre mesure) de différent par rapport aux précédentes ? Une autre façon de percevoir la réalité, en première approximation, même si elles ne la distinguent pas toujours bien de la fiction. Bien des choses de la vie passent désormais par un écran. C’est devenu un lieu incontournable. Le manipuler sollicite et développe des fonctions qui n’étaient pas si usitées dans le passé. Un grand intérêt du jeu informatique a été et est toujours, pour qui le pratique, d’en découvrir les règles. Il y en a souvent plusieurs milliers, pas question de compulser un mode d’emploi. On fait donc, sans le savoir, des hypothèses qu’on teste et on découvre ainsi une loi du jeu. Ça ressemble fort à de l’induction, en fait de l’abduction, indispensables dans l’activité scientifique.Pas si courant que ça à l’école et à l’université, qui ne l’expliquent pas aux élèves ni aux étudiants ! Les joueurs acquièrent aussi la faculté de traiter les informations en parallèle, en d’autres termes, de faire plusieurs choses à la fois en gérant des interruptions : surveiller l’écran de tous les côtés pour débusquer le vaisseau spatial malveillant et déclencher en même temps des contre-attaques, c’est du traitement en parallèle de l’information. Est-ce fortuit ? Cette compétence répond à une exigence de la vie moderne, où l’on est sans cesse interrompu. Ces jeunes classes d’âge mémorisent facile-

ment des procédures, c’est-à-dire des suites ordonnées d’actes à effectuer pour accomplir une tâche.Veut-on des exemples de procédures de contrôle itératif ? Le zapping, la consultation permanente du portable, de Twitter, de Facebook. Personne ne s’y attendait il y a dix ans, la géolocalisation est devenue chez eux une pratique quasi générale. Elle a commencé avec l’utilisation des téléphones portables. Le “T’es où ?” a pratiquement supplanté le “Allô !”. Cette question posée à tout instant répond en fait au besoin qu’a chacun de vérifier la topographie de ses groupes d’appartenance en ligne. Les pratiques deviennent de plus en plus sophistiquées : on s’envoie dorénavant un écran de Google Earth pour se fixer un rendez-vous. Mais, par contre, les jeunes classes d’âge ignorent tout ou presque du traitement de l’information numérique. Ce qui explique bien des idées fausses sur les moteurs de recherche. Contrairement à ce que bien des élèves croient, Google ne sait rien mais compare des suites de caractères ; il les filtre. Il le fait vite et souvent très bien. Ne pas savoir construire une question engendre une réponse sans intérêt. L’École a devant elle un vaste programme de pédagogie du traitement numérique de l’information (et pas seulement des applications). Qu’est-ce qui est réel,qu’est-ce qui est virtuel dans la relation entre un utilisateur et une machine ? Le monde onirique de Second Life est virtuel, mais pourtant il est bien réel, car il est composé de pixels sur un écran. Et véhicule des pratiques bien humaines. Sur un écran de jeu, quand on tue un sujet, il se relève tout de suite après ; pas dans la vraie vie. Quelques-uns ne le savent apparemment pas. Ce qui vaut pour le numérique valait déjà pour la télévision. Des travaux, depuis une trentaine d’années, montrent en effet, et soulignent, la nécessité d’un dialogue des parents avec les enfants pour que ceux-ci maîtrisent ces distinctions, très subtiles pour eux. Mais tous considèrent que l’écran va de soi. Des modèles de connaissance se forgent, constitués de recettes, de savoir-faire, de sites mythiques et de croyances. Ils sont élaborés en interaction avec de nouvelles classes de maté-

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dossier

Politique du Net

timer lui-même, ce dernier va chercher sur Internet une sorte de “lien social flottant”. Une société de groupes composés d’individus à distance les uns des autres, qui ne se serait jamais créée avant le numérique, est en train de se constituer. Quelle sera sa relation avec la société globale, reste aujourd’hui une question sans réponse. Un espoir enfin. Les échanges sur les réseaux numériques appellent l’utilisation de formats compatibles entre les divers systèmes d’information et de communication qu’ils relient. Cela suppose la normalisation des supports et des formats de l’information.Depuis longtemps,des communautés diverses (Iso,W3C, Mpeg, etc.) se sont constituées à l’international pour traiter ces questions. Ces travaux, souvent menés en dehors du cadre étatique, frappent par leur sérieux, leur efficacité et par l’importance croissante qu’ils accordent aux échanges et aux discussions en vue d’un consensus. On peut y voir les élé-

* Auteur de La démocratie Internet, promesses et limites, Seuil, coll. “La République des Idées”, 2010.

rapidement des blogs et des réseaux sociaux des lieux privilégiés, non seulement pour la rencontre à distance, mais aussi pour la présentation d’un soi en recherche de considération. Faute souvent d’un lien social de qualité où la société et le groupe d’appartenance pratiqueraient la considération de l’Autre, au point qu’il finirait par s’es-

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ments d’une démarche collective qui implique les intéressés eux-mêmes.Ce type de démarche apparaît comme une condition nécessaire pour que les futures classes d’âge s’impliquent davantage dans le développement concerté d’une société à forte composante numérique, toujours en train d’évoluer. Jacques Perriault

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Le Net attire de plus en plus d’utilisateurs dont de nombreux jeunes. Sont-ils pour autant passifs ? Sont-ils “formatés” ? Sont-ils soumis à l’ordre numérique ? Même si le “cyberjeune” n’est pas le plus démuni et le plus marginal, il n’est pas pour autant l’ombre de lui-même ! Une culture, et certainement une contre-culture, s’élabore sur la Toile... Dominique Cardon, sociologue* et fin connaisseur des réseaux, expose les mille et un usages contrastés du Net. Est-ce le modèle élitiste qui caractérise le Net ? La méritocratie est effectivement au cœur de l’esprit de l’Internet, cette fiction collective qui sous-tend son fonctionnement. Il est proche du modèle scientifique où la réputation est construite par les autres et doit se ressourcer constamment. Ça permet de défaire des hiérarchies héritées et de faire bouger les liens entre des groupes sociaux qui s’appuieraient sur la forme la plus classique du statut qui va fractionner la société une fois pour toutes à partir du moment du diplôme, qui va inscrire durablement les personnes dans des groupes sociaux et des destins sociaux différents. Mais, en regardant de près, ce modèle des compétences est aussi très libéral. De nombreux travaux montrent une dynamique excluante,entre ceux qui ont les qualités et compétences pour agir dans un monde en réseau et ceux moins dotés socialement,les plus timides, les moins assurés. Il faut toujours que les méritants ajoutent à leurs talents une sorte de programme éducatif envers les plus“petits”. Des procédures d’accueil de nouveaux entrants existent dans divers forums. C’est l’esprit du “Wiki-Love”, cette attitude d’ouverture inconditionnelle à la discussion qui est sans cesse rappelée sur Wikipédia.

Myr Muratet / Picturetank

Moins de 25 ans et technologies numériques

riel mises sur le marché et comprenant une innovation : smartphones, Facebook et autres GPS. De nouvelles valeurs fondamentales entrent dans la Culture par expérience du numérique interposée : le cheminement, forgé par la longue pratique des jeux informatisés, qui soustend le nomadisme et la géolocalisation ; le collectif qui se manifeste dans les réseaux, de même que la réciprocité ; la conscience de l’existence de l’Autre et l’empathie, qui amènent à se demander si le désir manifeste de rencontrer cet Autre sur le web se fonde sur une éthique de la vie en société ou bien seulement sur la nécessité de la survie grâce à un lien social ad hoc. Cette seconde hypothèse pourrait bien être la bonne. En effet, le développement de l’incertitude dans la société, l’effondrement des grands repères, religieux, sociétaux, idéologiques,le chômage et la recherche d’emploi,et tout simplement le désir de rencontrer l’autre ont fait très

Les 10-30 ans fournissent-ils l’armada de la massification du Net ? En termes sociologiques,les usages d’Internet sont désormais extrêmement variés. Il y a d’importantes pratiques juvéniles, à travers les réseaux sociaux. En France, c’est Skyblog et Facebook. En volume et en temps passé, c’est effectivement important. Mais Internet n’est pas l’outil de communication uniquement des plus jeunes, même si l’on constate un effet d’âge assez fort. Il y a une telle force des pratiques qu’on en trouve à tout âge. Sur Facebook, la moyenne d’âge est aux alentours de 30 ans, donc assez âgée. Avec tous les discours sur le “virtuel”, beaucoup ont considéré Internet comme un espace de déconnexion, d’échappée du quotidien et de fuite imaginaire. Or, notamment dans les pratiques juvéniles, la séparation entre la vie réelle et la vie sur le Net est ténue. C’est dans un entrelacement très étroit que l’on passe de l’une à l’autre. Plus on côtoie quelqu’un dans la vraie vie, plus on entre en discussion avec lui sur les réseaux

sociaux. Ces deux mondes se couturent l’un à l’autre, même si,dans certaines pratiques,le jeu vidéo,la musique ou l’écriture, on peut rencontrer un groupe lointain, et créer des liens distants et imaginaires qui peuvent être denses. Mais la majorité des pratiques réarticulent vies réelle et numérique. Que dire alors de l’espace public que construit Internet, ce processus où on pousse les murs en enlevant le plancher dont tu parles ? Dans le livre, j’essaye de montrer qu’il y a un double élargissement de l’espace public avec Internet :on augmente le nombre de gens qui peuvent prendre la parole tout en transformant la manière de parler en public, en tolérant des manières plus subjectives,plus conversationnelles,et donc plus“privées”dans l’espace public. En regardant les choses de façon schématique, on peut dire qu’il existe deux conceptions de la notion d’espace public.Du côté de la sociologie urbaine,chez Isaac Joseph par exemple,l’espace public est celui de l’accessibilité visuelle mutuelle. Il est dominé par une métaphore spatiale opposant l’intérieur de la maison à un extérieur ouvert à tous, la rue. On y retrouve la figure du passant d’Erving Goffman,ces personnes que l’on croise sans les regarder, avec une “inattention polie”. Un espace où nous nous rendons mutuellement accessibles par la vue ou le partage d’un espace sonore. Il y a une autre définition, normative, de l’espace public,issue de la philosophie politique d’Habermas.C’est le lieu où une société démocratique,avec une presse indépendante et libre, des opinions contradictoires, produit un espace de débat en se désignant à elle-même les questions qui doivent être débattues. Le paradoxe, c’est que dans l’espace public des médias traditionnels, ces deux définitions différentes se recouvraient. Ce que les médias rendaient visible avait aussi un caractère d’intérêt général pour le public selon les critères mis en œuvre par les journalistes pour trier, sélectionner et hiérarchiser les informations. Ce qui était rendu visible était public. Dans la nouvelle architecture de l’espace public sur Internet, il n’y a plus de contrôle a priori de l’expression. N’importe qui peut publier.Le contrôle se fait a posteriori par les internautes qui vont, par leurs liens, rendre visibles certaines informations et pas d’autres. Si bien que ce qui est visible

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dossier Politique du Net

et ce qui est public ne se superposent plus. Des informations qui pouvaient être considérées comme privées, débattues dans d’obscurs forums ou blogs, sont potentiellement accessibles. Que signifie la frontière public/privé sur le Net ? Les pratiques de l’Internet, et les pratiques juvéniles notamment, sont en train de montrer qu’une définition autoritaire qui décréterait ce qui est privé devient plus difficile à tenir. Des gens publient des choses absolument personnelles et transgressent la frontière du privé et du public sans le faire de façon aussi naïve et inconsciente qu’on le dit. Il nous faut trouver de nouvelles manières d’articuler le privé et le public pour comprendre ce qui s’opère sur le registre suivant :“J’ai le droit de raconter ma vie, de publier des choses qui me concernent ; vous avez l’air, vous, parents, éducateurs, professeurs, futurs employeurs de penser qu’il ne faudrait pas que je montre des photos de moi en train de faire la fête avec des copains, moi ça fait partie de la construction de mon identité, de ma manière d’être, j’ai envie de le dire sur Internet.” Quels sont les registres de dépréciation du Net ? Cette dépréciation est liée à mon avis à une mauvaise interprétation de l’espace public de l’Internet. On juge cet espace à partir des catégories de l’espace public de la presse, de la radio ou de la télévision. Si on prend ces catégories pour juger l’espace public d’Internet, la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. Mais c’est ne pas comprendre qu’émergent des choses de l’ordre de la sociabilité, de l’humour, de micro-interactions importantes dans la vie sociale. Le Web en a aspiré une partie qu’il rend partiellement visible. Dans les jugements portés sur Internet, on trouve parfois un mépris hautain et cultivé envers ce qui est considéré comme du bavardage inutile : on voit des choses qu’on ne voyait pas avant et qui font pourtant partie de la vie de chacun. Cela encourage aussi un certain paternalisme, cette idée de vouloir juger des usages que les autres font de la liberté nouvelle qu’ils ont acquise sur Internet. Même s’il faut être très attentif aux responsabilités éducatives envers des jeunesses, l’idée qu’il faut protéger les gens contre eux-mêmes est quand même de plus en plus difficile à faire passer aujourd’hui. Il devient donc impérieux de susciter des débats politiques autour de Net ? Nous sommes en phase d’apprentissage. Nous comprenons encore très mal ce que nous faisons avec le Web et ce qu’il nous fait. Beaucoup de débats se focalisent sur le fait qu’on peut tout publier sur Internet. En revanche, on discute beaucoup moins la manière dont le Web produit des hiérarchies entre ce qui est publié. Or c’est sans doute ici que se jouent les débats les plus importants sur la forme politique de l’Internet. Savoir comment Google “ranke”

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les informations est aujourd’hui décisif dans l’apprentissage d’Internet. Bruno Latour dirait que les algorithmes ont une politique sous-jacente. Ils classent les informations et ordonnent des métriques du Web de plus en plus indispensables à nos navigations. Ils enferment des principes très variés. On peut en isoler quatre. Le modèle méritocratique du “Page Rank” d’abord. Plus on est cité par quelqu’un qui lui-même a de la réputation, plus on grimpe dans la hiérarchie. Évidemment, il présente plein de défauts, comme celui d’exclure les petits. En haut des hiérarchies, on fait de l’appariement sélectif : les grands se citent entre eux et consolident leur position haute. Il existe aussi un modèle d’audience, celui des pages vues, sur Youtube par exemple, les vidéos les plus cliquées. C’est le modèle de la télévision. Il y a ensuite tout une série de métriques communautaires développées par les réseaux sociaux, où l’on circule avec des favoris du type “j’aime, j’aime pas”, “tu me cites et je te cite”, qui rend visibles un certain nombre de thèmes. Enfin, il y a des métriques de la vitesse, le real time web, Twitter en étant l’exemple le plus connu. Le Web est un champ de lutte entre ces différentes manières de classer les informations sur lesquelles se greffent des impératifs multiples et contradictoires : surveiller que des impératifs commerciaux ne se glissent pas dans les métriques méritocratiques, que la vitesse n’écrase pas la profondeur temporelle, aider les niches communautaires à rester visibles dans la longue traîne du Web, etc. Essayer de comprendre les rapports de force et les conflits qui se jouent sur Internet entre ces métriques constitue des enjeux éducatifs qui sont essentiels. Quels sont les enjeux pour le Net ? Préserver l’anonymat des internautes est essentiel pour ne pas normaliser le Web. Il est très important de préserver le droit de dire tout et n’importe quoi. Il y a aussi un enjeu autour de la “neutralité du Net”, à savoir la possibilité d’un Internet à plusieurs vitesses. En payant le prix, on aurait une meilleure qualité de services, alors que pour l’instant, grosso modo, on est tous logés à la même enseigne, quoique ceux qui suivent ça de près observent déjà des entraves à cette neutralité. Un troisième point important concerne la préservation de zones en clairobscur. Le rêve des technologues, notamment au travers des outils de recherche ou du Web sémantique, c’est que tout soit facilement trouvable sur le Web. Or, je crois qu’il est important de préserver une certaine opacité. Pasolini parlait de la disparition des lucioles. Il y a plein de petits espaces sur Internet qui vivent bien parce qu’ils sont un peu planqués. Si le Web fonctionne à l’audience, clos sur lui-même avec des plateformes très propriétaires qui écrasent et enferment tout, alors cet éclairage trop puissant pourrait faire disparaître les petites lumières qui sont toujours très présentes et actives actuellement. l Propos recueillis par Lionel Larqué, le 19 octobre 2010.

BRAVES GARÇONS D’AFRIQUE

“Aider à avancer” Membre fondateur de l’association Braves Garçons d’Afrique (BGA), fondée en 2001 dans le quartier Riquet-Stalingrad du 19e arrondissement de Paris, Bakary Sakho, médiateur social, explique ici le rôle de son “collectif”, et sa volonté de permettre aux jeunes de s’ouvrir au monde. Il nous livre son regard sur la place des enfants issus de l’immigration dans une société française qui ne voit souvent que leurs problèmes, sans prendre en compte leur potentiel créatif.

Comment avez-vous créé votre association et dans quel but ? L’association est née en 2001, à la suite de plusieurs mois de palabres dans un local poubelles ! C’est tout ce que nous avions à l’époque pour nous réunir, nous, jeunes du quartier Riquet-Stalingrad, et nous avons créé ce“collectif” pour nous occuper des nôtres. Les nôtres, ça veut dire tout jeune en difficulté, de n’importe quelle origine ou religion, Noir, Blanc, juif, Chinois... À chaque fois qu’un jeune se perd, qu’il est en manque de repères comme nous l’avons été à certains moments de notre vie, nous voulons l’accompagner et l’aider à avancer. Mais nous sommes loin d’être une association institutionnelle, en fait nous fonctionnons avec très peu de subventions. En 2010 par exemple,nous n’avons rien reçu parce que nous n’avons rien demandé. C’est tellement plus simple parfois de se fédérer directement sur le terrain, on gagne du temps, il y a moins de réunions et une plus grande liberté d’action. Nous travaillons avec toutes les associations du quartier. Et nous, les 16 membres fondateurs de BGA, habitons là aussi, un peu partout sur l’arrondissement, ce qui nous donne notre légitimité. Nous avons à peu près 53 membres actifs et 1 500 adhérents sur le secteur, en grande partie propriété d’Immobilière 3F qui y gère 2 000 logements. Personnellement, je travaille avec les jeunes et leurs parents. Pas besoin de subventions pour ça, mais il faut beaucoup de temps et de disponibilité. Parce que, audelà d’aider une maman à remplir un document administratif, il faudra peut-être aussi l’accompagner au tribunal, à cause d’un avis d’expulsion de son logement, d’une procédure de divorce ou d’une bêtise qu’a pu faire son enfant. Mais certains cas dépassent nos champs de compétence, comme un jeune qui est parti de chez lui et qui erre dans la rue. Il faut donc le confier aux éducateurs spécialisés,que nous connaissons très bien.Ceux-là même qui, lorsque nous étions plus jeunes, venaient parfois à notre rencontre.

Quel âge avez-vous et pour quelles raisons avez-vous décidé de vous consacrer au militantisme dans ce quartier ? J’ai 29 ans, et c’est mon quartier. J’ai commencé, d’une certaine manière,à militer à l’âge de 14 ans,avec ma mère. Pour le droit au logement, parce qu’à l’époque nous habitions à 8 dans 50 m2,un logement insalubre avec de mauvaises isolations. Je me suis alors imprégné du militantisme. Les autres membres de l’association étaient un peu dans le même cas. En avril 2000, nous avons perdu un de nos amis, un frère du groupe, qui est décédé au lycée Edgar-Quinet, en plein cours, d’une crise cardiaque. Aucun problème de santé, il ne fumait pas, ne buvait pas, l’autopsie n’a rien révélé. Ça a été un tournant, nous sommes sortis de l’adolescence pour entrer dans le monde des grands.Et nous nous sommes dit :“Qu’est-ce qu’on peut faire pour aider à améliorer les choses ?” Comment se manifestent les discriminations ? À l’intérieur du quartier même, les discriminations ne viennent pas forcément, comme on veut le faire croire, de l’extrême-droite. Ce sont aussi des Magrébins, des Asiatiques, des juifs, qui nous renvoient à nos origines. Et entre nous, c’est la même chose : les Antillais nous renvoient en Afrique, et eux dans les Îles françaises. J’ai beau expliquer que je suis une quatrième génération de Français ! C’est simple, dans ma famille il n’y a pas de carte de séjour. D’ailleurs, en 1780, mes ancêtres étaient déjà français, puisque je suis originaire du Sénégal, et de la Mauritanie. À Saint-Louis, on a été français bien avant les Niçois et d’autres ! Mais impossible de le faire entendre à cause de la couleur de peau. Notre force a été de ne pas suivre l’exemple de nos aînés qui ont tenu les murs dans ce quartier,qui nous ont entraînés à un moment dans une certaine délinquance, qui nous ont fait croire que l’école ne servait à rien et qu’il fallait soit générer sa propre “économie”, soit aller travailler directement. Ceux-là nous ont découragés parce

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tombe de haut ! Parce que, tous les matins, elle le réveille avant de partir au travail pour qu’il aille à l’école ! Et par ailleurs, comment se fait-il que tel professeur, de 8 h à 10 h, arrive à tenir sa classe correctement et à donner son cours, alors que le suivant, de 10 h à midi, avec la même classe, n’y arrive pas ? Est-ce la faute des élèves ou des enseignants ? L’un sait intéresser les élèves, leur donner l’envie d’être attentifs, même s’ils ne suivent pas tout, tandis que l’autre en est incapable. S’il ne sait pas, il faut lui apprendre ! Je travaille beaucoup sur cette question de l’accès à la connaissance. Depuis 8 ans, une de mes activités a été de faire en sorte que des auteurs, et aussi des réalisateurs de films, viennent à la rencontre des jeunes d’ici, ou que ces jeunes aillent à leur rencontre. Le film est d’une approche simple, et il vous garde devant l’écran. Pour la littérature, c’est différent, il faut un minimum d’amour pour s’y plonger. Mais si le livre est bon, on ne voit pas le temps passer non plus. Enfant, j’ai été passionné par Marcel Pagnol, Le Château de ma mère, La Gloire de mon père... En allant chercher des BD à la bibliothèque, je suis tombé sur ces livres à 12 ans, qui n’avaient rien à voir avec mon histoire, mon environnement, ma culture, et je les ai aimés ! Mais nous sommes dans des environnements où on ne donne pas aux jeunes de connaissance culturelle, pour qu’ils puissent tous les jours être étonnés. La plupart des jeunes ici ne découvrent rien. Ils n’ont jamais l’occasion de dire, le soir, en rentrant chez eux : “Tiens ! Aujourd’hui, j’ai rencontré telle personne ! J’ai vu telle chose !” Non, ils ne peuvent que dire, au mieux : “J’ai entendu dire que...” Ils ne vivent pas les choses. Qu’est-ce qui peut les intéresser ? J’explique à partir de mon expérience personnelle. J’ai

toujours été intéressé par le combat des femmes. En 2001, j’ai organisé une des premières rencontres sur l’histoire des femmes importantes de ce monde, dans la communauté afro-antillaise. J’ai découvert Joséphine Baker très jeune, puis bien d’autres, Marthe Moumier au Cameroun, et aussi des femmes qui ont lutté contre l’esclavage aux États-Unis. Et j’ai organisé un premier collectif de jeunes filles parce que je trouvais que les actions de BGA tournaient beaucoup autour des garçons, ce qui est souvent le cas de l’action sociale dans les quartiers populaires. À cela, on donnait pour excuse qu’il était difficile d’avoir accès aux filles. Faux ! Les filles ne restent pas chez elles, elles sont dehors aussi. Mais pas devant les immeubles ! Elles vont, elles viennent, elles ne stationnent pas. Alors, si vous voulez parler aux filles, vous devez marcher. J’ai donc organisé un premier collectif sur ce thème, qui s’appelait “Union de femmes pour l’avenir”, juste après que Ni Putes Ni Soumises ait été créé. Je suis allé à l’une de leurs marches, c’est là que j’ai rencontré Fadela Amara. Il y avait dans leur groupe Samira Bellil, l’auteur de l’Enfer des tournantes. J’ai lu son livre. Je n’avais jamais rien lu auparavant d’aussi proche de ma réalité, des choses que j’entends ou que je vis tous les jours. Je suis alors allé au lycée et j’ai dit au CPE (conseiller principal d’éducation) : “Voilà, il y a quelques jeunes dont je m’occupe dans votre établissement et j’aimerais organiser une rencontredébat avec un auteur.” Le CPE a tout de suite adhéré au projet. J’ai fait acheter 60 livres aux élèves, j’ai eu un prix, 3 euros à peu près à l’époque. J’ai dit aux jeunes : “Lisez le livre, vous vous en imprégnez, vous prenez des notes et je vous fais rencontrer l’auteur.” Et Samira Bellil, qui était elle-même médiatrice sociale à ce moment-là, est venue et a été très étonnée, car c’était la première fois

que des lecteurs avaient porté autant d’attention à son livre. Et ils lui ont posé des questions très pertinentes, dont les réponses n’étaient pas dans le livre, preuve qu’ils l’avaient lu ! Pour vous, on est jeune de quel âge à quel âge ? Moi, je ne me sentais plus “très jeune” à partir de 17 ans. Aujourd’hui, bon, on peut dire qu’au-dessous de 10 ans, ce sont encore des bébés. À partir du collège, je les considère comme un peu plus grands : ils vont devenir des ados, qui vont se rebeller ou pas, choisir une voie professionnelle, se projeter. C’est au collège que les choses se construisent. Selon moi, la jeunesse commence à 11 ans, en 6e, et, actuellement, elle prend fin peut-être à 35 ans... J’ai entendu des gens de 35 ans me dire qu’ils étaient jeunes. Ils vont encore en boîte de nuit, ils sortent avec des filles à toutva, ils portent des pantalons larges, de grosses chaussures, des boucles d’oreilles, des piercings au nez. Je plaisante un peu, mais je connais des gens de mon âge qui se cherchent encore. Pour ma part, je me suis trouvé quand on a construit BGA, j’ai compris que ma vie allait être dans le militantisme, et que je n’avais pas forcément envie de faire “carrière”, d’accumuler de l’argent, d’acheter une maison, etc. Quand je me cherchais encore, j’étais entre la délinquance et le citoyen modèle. Je faisais des bêtises faute de savoir faire autre chose. En même temps, j’avais envie d’être quelqu’un d’exemplaire mais je ne savais pas comment faire, tout simplement. C’est grâce à ma religion, l’islam, que j’ai acquis une certaine maturité et que je me suis ouvert un peu à tout. Grâce à ma pratique de la religion, pas simplement la religion en tant que telle. Arrivé à 23-24 ans, j’étais pratiquement un homme, je me suis marié, j’ai fondé une famille et j’ai eu un enfant. Il y avait là le désir de me projeter. Tout en me disant que je n’atteindrai l’âge de la sagesse que peut-être à 40-45 ans, parce que j’ai encore énormément de choses à apprendre...

Alexa Brunet / Picturetank

Vous aidez les jeunes de plusieurs écoles primaires et collèges. De quoi ont-ils le plus besoin ? Souvent, leurs parents, comme l’étaient les nôtres, sont complètement dépassés par les événements. La scolarité n’était/n’est pas forcément dans leur culture. Pourtant, mon père disait souvent qu’on ne peut jamais payer à sa juste valeur quelqu’un qui vous donne de la connaissance. Cette personne n’est pas un professeur, c’est un maître. Il disait : “Comment vous, les jeunes, pouvez-vous manquer de respect à quelqu’un qui vous grandit ? Qui vous donne de la richesse ?” Mais il est évident qu’aujourd’hui, certaines écoles primaires, certains collèges des “quartiers” ont été abandonnés à leur sort. On y nomme toujours des professeurs, on y met un peu d’argent, mais sans réelle volonté de donner aux élèves une possibilité d’avenir. Comment peut-on faire passer le même brevet aux élèves du collège Georges-Méliès, qui est le nôtre, un des collèges les plus faibles au niveau national, et aux élèves d’Henri-IV ? L’enseignement n’est pas le même, le niveau de pédagogie des professeurs n’est pas le même. Même chose pour le BAC ! Le lycée Bergson, juste à côté, enregistre à peine 50 % de réussite. Les profs font souvent grève pour une chose ou une autre. Je comprends qu’à cause d’un élève qui leur manque de respect, ils se sentent offensés, mais pourquoi, à cause d’un élève indiscipliné, en punir 539 autres ? C’est là qu’est l’injustice. Et pourquoi, dans notre lycée, attendon qu’un élève ait au moins 25 demijournées d’absence pour convoquer ses parents ? Il y a des lycées privés dans le 18e où les parents sont prévenus dès la première heure d’absence ! Et même pour un quart d’heure de retard ! On les appelle chez eux ou sur leur portable à leur travail. On leur met une pression pour les responsabiliser. Mais pas chez nous. Et quand on convoque une mère pour lui dire que son enfant a 25 demi-journées d’absence, elle Myr Muratet / Picturetank

“Aider à avancer”

qu’eux-mêmes ont été incapables de faire des choses intéressantes et positives. Ce qui a tiré d’affaire certains d’entre nous, c’est le sport. Moi, j’étais un basketteur, d’autres étaient dans les arts martiaux ou le football. Avec cet amour du basket, je me suis retrouvé avec pas mal de Blancs. Comme j’étais assez bon, j’ai eu accès aux stages, aux formations en province, etc., et j’ai pu rencontrer des gens plus divers et plus aisés, qui vivaient d’autres réalités, ça m’a projeté vers un avenir un peu plus sûr. Le problème, c’est qu’on revient toujours sur le quartier, dans lequel il y a une force qui vous maintient.

Et votre “identité” ? Je refuse maintenant d’être considéré comme Noir, que ce soit par un Blanc ou par un autre Noir. À la limite, je comprends les Maghrébins qui disent : “nous sommes des Arabes”, parce que cela correspond à une culture, à une histoire. Quand on tape “Arabe” surInternet, on trouve une civilisation. Quand on tape “Noir”, on trouve juste une couleur, qui est aussi notre couleur de peau. Et alors ? Ce n’est pas ça qui nous définit ! Malheureusement, beau-

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dossier “Aider à avancer”

coup trop d’entre nous tombent dans ce piège. On monte des associations, le CRAN par exemple (collectif représentatif des Noirs de France). Ils ne me représentent pas du tout ! Je ne m’identifie pas comme Noir, je suis Africain. Je me reconnaîtrais dans un collectif représentatif des Africains de France, des musulmans de France, des jeunes de quartiers populaires de France, des jeunes militants de France, mais pas des Noirs ! C’est comme si on disait l’association des Blancs de France ! Ou des Rouges ! Ou des Jaunes ! C’est notre combat dans le quartier. Nous disons : “Vous êtes des jeunes de parents issus de l’immigration, mais vous n’êtes pas des immigrés”. Nous travaillons à maintenir la véritable valeur qui définit la France : vivre ensemble. Les politiques en font un programme national, c’est le grand slogan du moment. Mais ce n’est pas nouveau, ça fait partie des fondamentaux de la France ! Et dans ce sens, l’amende annuelle que paient les communes qui ne veulent pas bâtir de logement social, on pourrait l’utiliser pour améliorer l’environnement et l’enseignement dans les quartiers populaires, et aider les associations sur place à y développer leur action ! Comment transmettre cette idée de solidarité ? J’ai organisé en Afrique quatre séjours de solidarité internationale. Et j’ai dit aux jeunes : “N’y allez pas en pensant que vous allez assister des gens, ou que vous allez changer la face de l’Afrique avec un livre et une paire de chaussures ! Non, allez-y pour découvrir ce qui se passe ailleurs.” L’objectif était de sortir les jeunes des murs de la cité et de leur expliquer : “Voilà, on a des difficultés en France, d’autres ont d’autres difficultés ici. En France, quand on n’est plus utile au système, on vous donne quand même le RMI. 500 euros par mois. En Afrique, si tu ne sers plus à rien, c’est la mort qui te guette, parce que tu ne mangeras même plus. Alors, nous qui avons quelque chose en France, vivons ! Parce qu’il y a tout dans notre pays pour réussir ! Ce nouveau local par exemple, qu’a obtenu BGA, qui aurait pensé que nous l’aurions un jour, quand nous faisions nos réunions dans le local poubelles ? Mais la difficulté des jeunes, c’est que pour faire des choses positives, il faut être assidu, organisé, et avoir un minimum de bases pour développer son intelligence. Il faut de la patience, il faut lire, il faut savoir converser avec les autres. Et ça, ce n’est pas facile quand on est dans un environnement où, à l’école, on vous traite de bolos... C’est une insulte. À l’origine, un bolos est un client qui vient acheter de la drogue, par la suite c’est devenu synonyme de larbin, tapette, quelqu’un qui n’est “pas capable de”, quelqu’un qui a peur. Et si, à l’école, tu es attentif et tu as de très bonnes notes, les garçons ou les filles du quartier te traitent de bolos. Parce qu’il faut être dans le groupe des rebelles, de ceux qui disent “l’école ça sert à rien, nous on s’en fout. Un prof, c’est pas notre

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La flash mob, rassemblement éclair !

père, c’est pas notre mère, on n’a pas à être sous son autorité”. Voilà. Quelle est la solution ? Mettre un cadre ! Dans les activités de mon association, personne ne fait n’importe quoi. Ici il y a une discipline. Le cours de danse, par exemple, commence à 18 h, et, si c’est un stage, il faut être là à 6 h moins 5. C’est comme ça : tu dois dire bonjour à tout le monde, serrer toutes les mains, même s’il y a 50 personnes. Et une fois que le cours commence, tu dois être attentif. Si tu n’y arrives pas, tu prends la porte et tu reviens quand tu y arrives. Si tu ne peux pas faire la différence entre chez toi et chez nous, tu restes chez toi. Chez toi il y a une loi, tu la respectes ou tu ne la respectes pas. Chez nous il y en a une autre et tu la respectes, tu n’as pas le choix. Dans les débats ici, personne ne crie sur personne. Si tu te fâches contre quelqu’un, c’est parce qu’il a trop d’arguments et ça te met dans l’aigreur. Si tu avais des arguments aussi, tu dirais : “Je ne suis pas d’accord avec toi mais je t’ai compris.” Est-ce que les jeunes ont l’envie et la possibilité de sortir du quartier ? Beaucoup de jeunes le veulent. Mais, aller de Riquet dans le 19e au quartier des Muettes à Garges, non, ce n’est pas possible, ce n’est pas “notre” territoire. La seule sortie possible est les “vacances”. Moi par exemple, quand j’allais en vacances, ce n’était pas à Nice, c’était à Argenteuil. Parce que j’ai de la famille là-bas, et on me considérait comme faisant partie de la cité. Mais quand vous allez au centre commercial de Paris-Nord, à Sevran Beaudotte, vous n’êtes pas chez vous ! Vous faites vos courses et vous repartez. Parce que si vous vous amusez à tourner autour de la cité et qu’on vous repère, vous risquez l’agression. On ne peut pas visiter d’autres quartiers. Ce serait pourtant intéressant de voir comment on galère ailleurs... Mais une chose est sûre à propos des jeunes, et je parle d’expérience, c’est que tous ceux que nous avons pu emmener dans les provinces de France, en Europe ou en Afrique, sont à chaque fois revenus grandis. Ça veut dire qu’ils reviennent avec de l’amour pour leur famille, pour ceux qui étaient en froid avec elle. Ils ont été séparés de leurs parents pendant 15 jours et ils ont vu leurs amis, ou moi, appeler leur mère tous les jours. Ils se sont rendu compte qu’on peut vivre en harmonie avec sa famille. Grandir, c’est aussi apprendre à partager pendant le voyage et continuer une fois rentré. Mais tout ça prend du temps, plusieurs années parfois, à travers des anecdotes qui reviennent, des choses que l’on commence à comprendre différemment, ou que l’on comprend enfin. C’est ça les vraies vacances. Aller en Mauritanie ou ailleurs, traverser des déserts, vivre avec les gens, manger ce qu’il y a. Être dans le monde. l Propos recueillis par Annie Zimmermann, le 7 octobre 2010.

Dimanche 14 février 2010 : des dizaines de personnes se pressent dans la Cour Carrée du Louvre autour d’un jeune homme donnant des consignes au mégaphone : “Dès que la corne de brume retentit, vous vous immobilisez. Vous ne bougez plus jusqu’au second avertissement, puis vous vous dispersez.” Le groupe rejoint le pont des Arts où il se mélange à la foule. Soudain, le premier signal sonore se fait entendre. Les participants se pétrifient au milieu des passants surpris, incrédules, amusés. Cinq minutes plus tard, second appel, chacun reprend sa marche et disparaît. C’était une flash mob. Récit par Marion Geney, étudiante en 5e année de l’École du Louvre. Les flash mobs sont un phénomène relativement récent. Il s’agit de “mobilisations éclair” réunissant dans un espace public un nombre variable de personnes qui ne se connaissent pas, pour une activité commune pouvant prendre diverses formes : une convergence rapide d’individus suivie d’une disparition tout aussi subite, telle est la caractéristique de la flash mob. L’organisation de tels rassemblements se fait dans la majorité des cas via des réseaux sociaux numériques tel Facebook. Cette opération permet d’impliquer des citadins dans un processus créatif enthousiasmant, et de surprendre ceux qui n’en étaient pas informés et en deviennent les spectateurs fortuits. Des traces en sont conservées sur des vidéos et/ou des photographies prises par les organisateurs et les spectateurs, ces témoignages étant mis en ligne sur Internet, sur les mêmes réseaux sociaux ou sur d’autres sites comme YouTube ou Dailymotion.

Freeze !

1/ Article du Journal du Net, 29 août 2003 : http://www. journaldunet.com/0308/ 030829flashmobparis. shtml 2/ http://www.transfert.net/ a9200 3/ http://www.youtube.com/ watch?v=jGPSO5hUlpU

Le phénomène flash mob est apparu pour la première fois aux États-Unis en 2003, avant de gagner l’Asie, l’Australie, puis l’ensemble du globe. Il a notamment été développé avec succès en Amérique du Nord par le collectif Improv Everywhere, une troupe d’improvisation théâtrale basée à New York, qui a accompli depuis plus de soixante-dix de ces “missions”. Celles-ci se répandant de manière virale sur Internet, il est relativement difficile d’établir un historique précis de la progression de la tendance. Toutefois, en France, la première flash mob a eu lieu en août 2003 au musée du Louvre, non pas à l’initiative d’une troupe théâtrale, mais de citadins anonymes /1 : une centaine de personnes se sont retrouvées dans le hall du musée et ont marché rapidement en parlant au téléphone. Elles se sont soudain immobilisées puis jetées au sol, avant de se relever et se disperser /2. Depuis, cette tendance ne cesse de prendre de l’ampleur en France et de se diversifier.

Il existe en fait presque autant de types de flash mobs que d’actions les caractérisant, chacune d’elle s’appropriant le concept en lui donnant ses propres contours. Quelques catégories principales peuvent cependant être identifiées. • La freeze en est la forme la plus classique. Elle consiste à s’immobiliser, à une heure donnée ou à l’écoute d’un signal préalablement défini. Les participants conservent l’exacte position dans laquelle ils se trouvent pendant quelques minutes, avant de reprendre leur chemin comme si rien ne s’était passé. Le succès de la freeze repose sur son effet visuel surprenant et saisissant, évoquant un musée de cire éphémère. • La flash mob chorégraphique, soit une performance préalablement apprise par les participants, a été rendue particulièrement populaire par le groupe de hip-hop américain Black Eyed Peas qui, le 8 septembre 2009, a surpris la présentatrice Oprah Winfrey et les téléspectateurs de son émission par l’organisation d’une telle manifestation avec la complicité du public présent /3. • Autre occurrence : dans le cadre des expérimentations MP3, les participants téléchargent depuis Internet des fichiers audio contenant des instructions qu’ils prennent soin, alors, de ne pas écouter. Le jour de la flash mob, ils se retrouvent au lieu et à l’heure donnée, munis de leur baladeur MP3, découvrent alors les consignes et agissent ensemble. L’un des intérêts de cet événement est la réaction des passants observant des dizaines de personnes effectuant soudain les mêmes gestes sans raison apparente. • Dernier exemple : la flash mob No Pants, qui consiste en l’action banale de prendre le métro, à ceci prêt que les participants doivent être sans pantalon, tout en essayant de passer pour des usagers tout à fait normaux et à l’aise qui auraient simplement omis de s’habiller entièrement le matin même. Cette forme de manifestation tend à devenir un classique, qui se déroule désormais au moins une fois par an, au mois de janvier, et simultanément dans

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dossier

CINÉMA

L’invention de la jeunesse * Il a co-dirigé La Ville au cinéma. Encyclopédie, Les Cahiers du Cinéma, 2005.

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Longtemps, le “jeune” n’a pas existé dans le cinéma français. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, seul ou presque Jean Vigo a donné droit de cité à l’adolescence dans l’un de ses rares films, Zéro de conduite (réalisé en 1933 mais interdit par la censure jusqu’en 1945). Comment la jeunesse a-t-elle par la suite pris place – et quelle place – dans le 7e art ? C’est ce que relate ici Thierry Jousse, critique, réalisateur *. Zéro de conduite met en scène la révolte poétique mais bien réelle d’un internat contre l’autorité sous toutes ses formes : les adultes sont filmés comme des monstres, l’issue est dans la poésie, un peu comme une résurgence rimbaldienne dans l’univers corseté de la France de l’entredeux-guerres et de la IIIe République, une sorte d’exception anarchiste dans un monde d’adultes ou même de “vieux” dont les figures d’acteur sont Louis Jouvet, Michel Simon, Raimu, Harry Baur, Pierre Fresnay, Pierre Brasseur et beaucoup d’autres… Gabin lui-même, jeune premier patenté des années 1930, n’a jamais été, à proprement parler, une figure de la jeunesse, même si le romantisme qu’il dégage dans les films de Carné, Renoir ou Duvivier en fait tout de même un des rares corps qui échappent à cette France qui va bientôt sombrer dans le pétainisme. En réalité, le cinéma français est, à cette époque, synchrone avec une société française dans laquelle la jeunesse n’existe au fond, à droite comme à gauche, que comme chair à éducation ou comme symbole d’un avenir radieux, mais jamais par elle-même.

Bruno Fert / Picturetank

La flash mob, rassemblement éclair !

dins semblent peiner à plusieurs grandes villes du véritablement habiter leurs monde comme New York, espaces, à y créer du sens. Londres, Paris, etc. La ville demeure un comDe ces mobilisations, c’est plexe de mondes qui se le caractère festif, gratuit touchent sans jamais s’inet désintéressé qui est mis terpénétrer complètement, en avant : plus ludiques une mosaïque autorisant que subversives, au ton les individus à se côtoyer plus humoristique que en étrangers. Tout s’y pense provocateur. La diversité en terme de flux et de de formes qui caractérise mouvement, de circulation les flash mobs permet de ou d’encombrement, avec les rendre d’autant plus une possible perte des intéressantes, innovantes repères et d’ancrage, une et surprenantes, tout en certaine anomie urbaine. prévenant également une Dès lors, les flash mobs certaine lassitude de la tendent à impulser un part des organisateurs et retour presque charnel à participants, qui souhail’espace, permettant de le tent généralement poursentir à nouveau, le palper, suivre leur découverte en d’en prendre tangibleexpérimentant de noument conscience et de veaux types d’actions. prendre conscience de soi Pour sa réalisation, la flash à l’intérieur de l’urbain. mob nécessite trois parteEt en choisissant des lieux naires principaux. D’abord, ou monuments remarles organisateurs, auteurs quables pour les rendezet producteurs de l’événevous – la fontaine Saintment – ce dernier pouvant Michel à Paris, la statue consister en la reprise d’un équestre de Louis XIV format classique pré-exisplace Bellecour à Lyon ou tant aménagé selon leur de celle de Stanislas à goût ou les circonstances, Nancy –, les organisateurs ou bien en une idée novaFlash mob place Saint-Michel, à Paris (février 2009) : Aude, Max et Clara. de flash mobs facilitent trice. Ils peuvent être des professionnels de la communication ou des comédiens, la rencontre avec autrui au sein du maillage des villes. mais sont plus généralement des amateurs anonymes. De plus, ces lieux, en plus d’être pratiques et aisément Ensuite, les participants, ou flashmobbers, le plus sou- identifiables, sont souvent prisés pour leur esthétisme. vent des jeunes allant de l’adolescence à la trentenaire. Les bâtiments urbains étant porteurs de mémoire collecCette tranche d’âge, très à l’écoute du buzz, est d’autant tive, comme l’a montré Maurice Halbwachs /5, en raison plus sensible au phénomène qu’il est “tendance” et que d’événements historiques qui s’y sont déroulés, le flashdes célébrités y participent. Enfin, le public, ceux qui pas- mobber rétablit ainsi un contact avec sa ville, sa structure, sent à cet endroit et à cette heure précise, et qui demeu- son histoire. Dans le souvenir, le lieu s’associe indissolurent un élément clé de l’expérience. blement à l’événement et reste le pivot autour duquel s’ordonne la mémoire des individus. Ces souvenirs permettent aux citadins d’insuffler aux espaces urbains de Un nouveau contact dans/avec la ville Ces manifestations prennent exclusivement place en nouveaux contenus, de nouvelles significations, ils les milieu urbain. Or, comme l’explique Georg Simmel /4, découvrent ou redécouvrent et les font leurs dans leur il est important de s’intéresser à l’aspect spatial de tels histoire personnelle. La flash mob, qui, un peu à la manière événements, car leur environnement physique les condi- du carnaval, du street art ou autres spectacles de rue, postionne souvent et renseigne sur leurs dimensions, voire sède un caractère festif indéniable, semble annuler pour leur en confère une nouvelle. Si la croissance urbaine et un temps les frontières sociales. Ancrage renouvelé au l’urbanisation mondiale sont des phénomènes parmi les territoire urbain, elle participe d’une réappropriation complus impressionnants de l’époque contemporaine, les cita- mune de la ville par ses usagers. Marion Geney

L’amour à réinventer

4/ Georg Simmel, Sociologie, PUF, 1998 (première édition : 1908), p. 599. 5/ Maurice Halbwachs, La Mémoire collective, Albin Michel, 1997 (première édition : 1950).

Il faudra donc attendre l’après-guerre pour que les choses changent véritablement. Rendez-vous de juillet (1949) de Jacques Becker ou même, dans une moindre mesure, Orphée (1950) de Cocteau symbolisent parfaitement cette nouvelle tendance contemporaine des mythologies existentialistes et de Saint-Germain-des-Prés. La bohème, le jazz, la poésie, un certain engagement sont à l’ordre du jour. Les cafés deviennent des lieux majeurs, l’amour est à réinventer, la jeunesse s’émancipe. Pourtant, ces deux films, réalisés à la fin des années 1940, font encore figure d’exception dans un paysage cinématographique dominé par une noirceur qui n’est pas très éloignée de l’ambiance d’avant-guerre. Ce pessimisme appuyé s’accompagne souvent d’une forme de défiance envers la jeunesse comme dans les films d’Autant-Lara (En cas de malheur) ou de Clouzot (La Vérité) qui mettent en scène Brigitte Bardot, corps fortement érotisé qui représente à lui seul une nouvelle liberté de ton, de mœurs, de mouvement,

une nouvelle façon de bouger mais aussi une nouvelle façon de jouer hors des codes majoritairement théâtraux du cinéma français. Clouzot et Autant-Lara, dont les carrières ont débuté sous l’Occupation, sont partagés entre une fascination certaine pour cette figure de la liberté sexuelle et la peur de l’ancienne génération – incarnée à la perfection par Gabin dans En Cas de Malheur – d’être dépassé par des codes nouveaux, illisibles et déstabilisants. D’où le parfum assez nettement anti-jeunes de ces deux films et de quelques autres. Le cas des Tricheurs (1957) de Marcel Carné est sans doute plus ambigu. Dans un style qui cherche à mimer de nouvelles attitudes mais qui reste, au fond, parfaitement inféodé à des stéréotypes théâtraux d’avant-guerre, Carné tente de cerner les nouveaux comportements de la jeunesse d’après-guerre : amour libre, cynisme un peu anarchiste, défiance anti-bourgeoise, goût des plaisirs éphémères, bohème érigée en mode de vie… Mais, avec ses mots d’auteurs et sa mise en scène très installée, il ne fait, au fond, que capter cette inquiétude des adultes, cette noirceur profonde qui la nourrit et une vision artificiellement fataliste de l’existence, manquant ainsi la légèreté toute nouvelle de cette jeunesse en passe de se débarrasser des miasmes de la guerre.

La figure du rebelle Pendant ce temps, c’est-à-dire dans les années 1950, le cinéma américain invente au présent la figure du rebelle qui est forcément un jeune homme en colère ou en rupture avec le monde des parents et un certain ordre établi. Marlon Brando, d’abord, dans L’Équipée sauvage (1953) de Laszlo Benedek, blouson noir, motard tendance Hell’s Angels qui terrorise le bourgeois, puis James Dean dans À l’est d’Eden (1954) d’Elia Kazan et surtout La Fureur de vivre (Rebel without a cause, 1955) de Nicholas Ray – rebelle sans cause donc, jeune homme tourmenté, insaisissable, fêlé comme tous les personnages de Nicholas Ray, sans doute le cinéaste de cette génération le plus sensible à l’adolescence – en sont les deux représentants les plus marquants, contemporains de l’éclosion du rock’n’roll et

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dossier Rue des Archives / BCA

L’invention de la jeunesse

Entre les murs.

d’Elvis Presley. Tous ces personnages effraient l’Amérique dorée et triomphante des années 1950, particulièrement à cause d’un potentiel sexuel très déviant par rapport aux standards de l’époque. Au début des années 1960, c’est Warren Beatty qui prendra le relais, notamment dans La Fièvre dans le sang d’Elia Kazan, toujours face à Natalie Wood, l’éternelle adolescente du cinéma américain. Le film d’adolescents va bientôt devenir un genre à part entière, le teen movie ou film de campus est né et trouvera sa vitesse de croisière dans les années 1980 avant d’exploser par la grâce du génial Elephant de Gus van Sant qui, en évoquant conceptuellement la fameuse tuerie de Columbine, jette une ombre définitive sur le genre. En France, la révolution a lieu sur un tout autre mode, juste à la jonction des années 1950 et 1960. C’est évidemment celle de la Nouvelle Vague, coup de tonnerre dans le cinéma français, dont l’enjeu est, entre autres choses, de mettre en avant une nouvelle génération de cinéastes et d’acteurs et, par la même occasion, de nouveaux personnages dont le comportement diffère radicalement de celui de leurs aînés. Avec À bout de souffle (Godard), Paris nous appartient (Rivette), Les 400 coups (Truffaut), Le Signe du Lion (Rohmer), Les Cousins (Chabrol) ou encore Adieu Philippine (Rozier), c’est donc la jeunesse qui entre massivement dans le cinéma français ; et tout un public qui se reconnaît, comme dans un miroir nouveau. Une jeunesse enfin autonome, libérée de sa généalogie, qui bouge différemment et dont la liberté n’a de comptes à rendre qu’à elle-même. On peut en effet être frappé par l’absence presque totale de référence à la famille dans les films de la Nouvelle Vague (Truffaut mis à part, et encore !), comme si d’un seul coup les parents, les adultes, les “vieux” avaient disparu de la circulation, balayés par le souffle d’une nouvelle génération qui enterre les cinéastes de l’ancienne vague. Plus que tout autre, Adieu Philippine est sans doute le film symbole de la Nouvelle Vague, son point d’orgue en même temps que son cœur battant, un film plus secret qu’À bout de souffle ou Les 400 coups mais qui reste pourtant comme l’inscription exacte d’un présent vibrant à

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Lol.

tout jamais. Car c’est bien de l’invention d’un présent qu’il s’agit ici à travers les petites histoires d’un trio amoureux écrites en prose sous l’ombre portée de la grande Histoire, en l’occurrence la guerre d’Algérie. Rozier capte la drague, les cafés, les bagnoles, les juke-box, les filles qui marchent dans les rues, l’insouciance d’une jeunesse qui ne sait pas encore qu’elle va être rattrapée par le temps qui passe et qui ne reviendra pas. C’est un ensemble de petits riens qui semblent saisis sur le vif et qui prend l’apparence d’une chronique de l’air du temps. Cet air du temps, c’est celui du cinéma qui se réinvente sous nos yeux, celui de Rozier, un cinéma rythmé par les mouvements des corps, par le battement des rues, par un langage d’une fraîcheur inouïe, par une liberté enfin dévoilée. Quant à la guerre d’Algérie, on peut noter qu’Adieu Philippine est un des rares films qui l’inscrit directement au cœur de son récit, comme une sorte d’horizon mélancolique et politique qui vient miner l’insouciance toute nouvelle de cette jeunesse.

De l’insolence au romantisme À partir de là, la jeunesse devient un groupe social identifié, un objet d’étude pour les sociologues, d’inquiétude pour le pouvoir gaulliste et un corpus de personnages qui ne va cesser d’irriguer le cinéma français jusqu’à nos jours. Dans les années 1960, et dans le sillage de la Nouvelle Vague qui n’existe déjà plus sous sa forme initiale, c’est Godard qui va être le fer de lance de cette prise de pouvoir définitive de la jeunesse à travers notamment deux films cruciaux, Masculin Féminin (1966) et La Chinoise (1967). Masculin Féminin surtout marque, après le sommet lyrique de Pierrot le fou, un retour au réel à travers la radiographie des nouveaux comportements d’une jeunesse partagée entre la société de consommation, les yéyés et l’engagement auprès d’une gauche en passe de se radicaliser. Jean-Pierre Léaud et Chantal Goya sont les cobayes consentants de cette expérience qui flirte avec la sociologie, la télévision et le cinéma-vérité. Quant à La Chinoise, la légende veut que le film de Godard annonce Mai 68, événement majeur qui ne trouvera de

Les Beaux Gosses.

représentation cinématographique digne de ce nom qu’en 2005, avec Les Amants réguliers, le chef-d’œuvre de Philippe Garrel. En réalité, La Chinoise s’apparente surtout à une sorte d’ethnologie sauvage s’exerçant auprès d’un groupe de jeunes gens jouant en communauté dans un appartement bourgeois à préparer le Grand Soir. Ni vraiment pour, ni vraiment contre, Godard regarde ces jeunes avec une distance mi-amusée mi-complice, qui fait échapper totalement son film au cinéma militant. Dans les années 1970, Les Valseuses (1973) de Bertrand Blier, sorte de nouvel À Bout de souffle, insuffle une veine anarchiste (de droite ?) à cette jeunesse maintenant réellement émancipée. La liberté de ton, l’insolence et surtout une sexualité débridée (ce qui n’exclut pas une certaine frustration !) sont le quotidien du trio formé par Depardieu, Dewaere et Miou-Miou, symboles d’une nouvelle génération d’acteurs venus du café-théâtre, grand pourvoyeur, à cette époque, de nouvelles gueules et de nouveaux accents toniques pour le cinéma français. À l’autre bout du spectre, Passe ton bac d’abord (1977) de Maurice Pialat, dont l’action se situe à Lens dans l’épicentre d’une région déjà industriellement sinistrée, est un contemporain de la crise économique, et photographie une jeunesse sans horizon, minée par le chômage, l’absence d’espoirs tangibles, le tout sans prêchi-prêcha et avec un réalisme tout à fait saisissant. La décennie des années 1980 est celle du romantisme, avec comme cinéastes phare Besson (Subway, Le Grand Bleu), Beineix (Diva, 37°2 le matin), Carax (Mauvais sang, Les Amants du Pont-Neuf). Romantisme qui rime avec attirance vers le vide – Le Grand Bleu en est le symptôme le plus fort –, artificialité, poésie, refus du réel… Chez Carax, la forme est plus artiste et elle prend sa source chez Cocteau ou Godard sans oublier la chanteuse Barbara ou Louis-Ferdinand Céline, mais on retrouve chez lui cette exacerbation d’une quête de l’amour tumultueux et impossible, comme chez le Beineix de 37°2. C’est Les Nuits fauves de Cyril Collard (1992), véritable film phénomène de cette époque, qui marque la sortie de cette période et met le sida (évoqué de manière métaphorique dans

Mauvais sang) au centre du motif. Retour au réel donc, mais sans abandonner le romantisme de la décennie précédente envisagé cette fois-ci de manière beaucoup plus directement sexuelle que chez Carax ou Besson.

Apparition du banlieue-film Mais le véritable phénomène des années 1990-2000, c’est le banlieue-film, nouveau genre qui met en scène les fameux jeunes du 9-3 et d’ailleurs… Après le précurseur Jean-Claude Brisseau et son fameux De Bruit et de fureur (1988), La Haine (1995) de Mathieu Kassovitz l’envisage sur un versant stylisé tendance Scorsese/Spike Lee ; État des lieux (1995) ou Ma 6-té va cracker (1996), les deux premiers longs métrages de Jean-François Richet en donnent une lecture plus politique, allant jusqu’à l’appel à l’insurrection. C’est malgré tout L’Esquive (2003), deuxième long métrage d’Abdellatif Kechiche, qui est peut-être le chef-d’œuvre du genre, sans doute parce qu’il met, dans une forme apparemment très proche du documentaire, l’école et le langage au cœur de la cité sans pour autant laisser hors champ les contrôles d’identité et autres gardes à vue répétées. Aujourd’hui, il est trop tôt pour tracer des tendances définitives. Si Entre les murs (2008) de Laurent Cantet a marqué une nette inflexion sur la question de l’intégration par l’école, on peut aussi observer l’influence du cinéma américain, le teen movie plus ou moins retravaillé, dans des films aussi différents que Naissance des pieuvres (2007) de Céline Sciamma, Les Beaux Gosses (2009) du dessinateur Riad Sattouf ou Simon Werner a disparu (2010) de Fabrice Gobert, trois premiers films récents et prometteurs. Quant à LOL (2008) de Lisa Azuelos avec Sophie Marceau dans le rôle de la maman idéale, il marque le retour de la bonne bourgeoisie, après des décennies d’absence, sur le devant de la scène. Peut-être un effet du sarkozysme commençant et encore triomphant à cette époque qui paraît déjà bien lointaine ! Qui sait si les années 2010 ne marqueront pas, au contraire, le retour de la politique sur la scène du cinéma de la jeunesse ? Thierry Jousse

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Théorie de l’adolescence À propos de l’ouvrage Teenagers, a natural history, par David Bainbridge, Portobello Books Ltd, 2009. C’est un fait entendu, l’adolescence est avant tout le fruit d’une construction socio-historique et socio-économique, le croisement des nécessités des industries naissantes du XIXe siècle et de l’allongement de l’éducation universelle, gratuite et accessible à toutes et à tous. Cet âge est devenu au fil du temps celui du parasite, du dormeur du matin, de l’improductif, de l’incompréhensible, du contestataire renfrogné, du citoyen incomplet non reconnu dans ses droits – mais désormais dans ses devoirs, justiciable comme un autre. L’adolescent reste le trou noir de l’espèce humaine, où se mêlent lassitude devant l’irritant et achoppement de la raison raisonnante face à des comportements imprévus. Certes, plusieurs auteurs se sont chargés de produire une historiographie de la jeunesse, mais jeunesse et adolescence ne se recoupent pas complètement. David Bainbridge se coltine donc une théorie de l’adolescence. Mazette ! Ayant accompli sa pleine adolescence, mais surtout ayant sur elle le regard affectueux qu’on porte sur un être cher, bienveillant à son endroit, David Bainbridge a l’avantage d’être d’abord vétérinaire, ce qui peut aider lorsque l’on n’est pas complètement sûr de savoir à quelle espèce appartient l’animal source de ses recherches et investigations. Et le moins que l’on puisse dire est que l’adolescent pourrait tout aussi bien relever d’un nouveau genre de mammifère, que ça ne perturberait pas plus que ça quelques naturalistes du Muséum national d’histoire naturelle de Paris ou de Londres. En somme, ce chercheur part de loin (lui-même autrefois, ce qui est un pays en soi) et n’évite aucune question qui fâche, fait sourire, irrite. Pourquoi diable cet animal dort-il si tard le matin ? Pourquoi se livre-t-il à des expériences dangereuses pour sa santé, à des conduites à risque en tout genre ? Pourquoi ce sentiment diffus et impalpable que son cerveau ne fonctionne pas comme celui de l’enfant ou de l’adulte ? Sa méthode ? Elle est (assez) simple. Elle consiste à concaténer toutes les études touchant de près ou de loin à cet âge du mystère, quelles que soient les disciplines en jeu. Archéo-anthropologie, sociologie, psychologie, sciences cognitives, biologie moléculaire, théorie de l’évolution sont convoquées comme des affluents de ce qui deviendra la thèse défendue par l’auteur. L’adolescence est l’âge de l’humain par excellence. Survenu il y a environ 600 000 ans, cet âge de toutes les premières fois, de toutes les expérimentations est, plus que tous les autres, celui de la genèse de toutes nos capacités adaptatives. C’est cet âge-là qui expliquerait en

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grande partie la “réussite” de l’humain sur la planète, offrant à notre espèce un atout de réactivité sans équivalent dans le règne animal, en tout cas chez les mammifères. Une autre question méritait en effet d’être posée : comment expliquer que l’espèce humaine passe tant de temps à grandir et atteindre sa taille adulte (20 ans en moyenne) quand la plupart des autres mammifères ne consacre à ce phénomène, en moyenne, que 2 à 4 ans ? Que nous ayons généré cet âge de tous les bricolages, et que cet âge ait montré, dans la durée, sa pertinence à renforcer notre espèce dans ses capacités à s’adapter, expliquerait que la période adolescente se soit allongée progressivement jusqu’à sévir aujourd’hui, grosso modo, environ une décade. Impact collatéral ? Puisque les adultes doivent aider les plus jeunes d’entre nous à grandir près de 20 ans, et qu’une espèce comme la nôtre ne pouvait biologiquement et socialement consacrer seulement son temps au simple jeu de la reproduction, nous acquîmes la capacité progressive à vieillir au-delà du raisonnable. Une victoire sur Dieu ou l’on ne s’y connaît pas. Plus stupéfiant donc : si nous avons des vieux, et que nous aspirons à payer leur retraite (l’auteur ne se prononce pas sur ce sujet), c’est parce que nous avons des ados. En somme, si nos vieux sont enfants de l’adolescence, ce n’est pas comme le laisserait croire un regard un peu myope, qui constaterait que pour être vieux, encore eûtil fallu jeuner. Non, l’humain acquit la qualité de vieillir par son adolescence. Évidemment, une partie centrale du livre traite de la question de la maturité sexuelle, mais nous vous laissons le plaisir de découvrir les ressorts biologiques, sociaux et psychologiques des jeux sexués et amoureux. Si les théories de l’évolution ont du sens, et Bainbridge en fait une des clés de lecture de son ouvrage, le moins que l’on puisse dire est qu’elles sont mises à rude épreuve avec le fait adolescent. Les différentes formes de plaisirs jouent ici un rôle essentiel dans le processus évolutif. Elles expliqueraient une incongruité qui fait souffrir tout animal adolescent qui se respecte, à savoir que les jeunes femmes paraissent sexuellement matures plus jeunes, alors qu’elles le deviennent vraiment plus tard, et que les jeunes garçons paraissent mature plus tard alors qu’ils le sont concrètement plus tôt. Ainsi, et c’est bien là l’essentiel, la morale est sauve. L’âge de toutes les impolitesses maintient haut et clair un respect des plus vieux. Darwin, barbu, chenu, fatigu. Mais Darwin libéru. Lionel Larqué

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