Passages n° 59

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passages

Artiste : un métier de rêve La course au succès Chanter pour l’eau: la tournée de Spezialmaterial en Colombie Un enchantement visuel: les installations cinétiques de Pe Lang à San Francisco Une affaire de cœur: les arts de la scène version poche Le magazine cuLt u r eL de Pr o H eLv e t ia, n o 5 9 , 2 / 2 0 1 2


4 – 31 DoSSIER

32 HEURE LoCALE San Francisco : L’art motorisé de Pe Lang L’artiste et ses œuvres séjournent sur la Côte ouest des États-Unis. Villö Huszai

Pour l’art, c’est par où ?

Johannesburg : Transcender les traditions Suisse et sud-africain, le trio A.Spell outrepasse les frontières de style. Gwen Ansell

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Une bonne stratégie et une once de chance Les jeunes artistes doivent eux-mêmes faire en sorte qu’on les découvre. Barbara Basting

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La relève : un terrain inconnu L’encouragement de la relève fait désormais partie des tâches de Pro Helvetia.

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Esssai sur les « jeunes pousses » À quel moment cesse-t-on d’appartenir à la relève pour devenir une écrivaine? Simone Lappert

12 La musique à dure école La jeune rappeuse bernoise Steff la Cheffe a fait une carrière fulgurante. Elle n’en a pas moins conservé les pieds sur terre. Christoph Lenz

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La Suisse italienne en quête d’auteurs Sur le concours d’écriture théâtrale lancé au Tessin. Manuela Camponovo

19 Le statut d’artiste, nouvel Olympe des temps modernes Bien que le succès ne soit pas souvent au rendez-vous, nombreux sont ceux qui rêvent d’une carrière d’artiste. Nathalie Heinich 24 S’entraîner, c’est créer Le chorégraphe Thomas Hauert s’entretient avec Anne Davier. 28 Incursion dans l’art du design Les étudiants qui fréquentent l’école de game design de Pune, en Inde, peuvent directement se lancer dans la profession. Jayesh Shinde

16 Écrire pour passer la rampe Comment une pièce peut trouver le chemin du théâtre. Alexandra von Arx Fabian Unternährer est né en 1981 à Bâle ; pour Passages, il a fait le portrait de six jeunes artistes suisses. « À chaque portrait, j’essaie de jeter un regard neuf sur la personne, sans a priori », dit-il. « Chaque rencontre est différente et empreinte d’une certaine atmosphère, que je tente de rendre dans mes portraits. » Fabian Unternährer a fait ses études à l’École de photographie de Vevey et continue actuellement à se former en photographie à la Zürcher Hochschule der Künste. Photographe indépendant, il vit à Berne. www.fu-photo.ch

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40 ACTUALITÉS PRo HELVETIA Journées de la danse et du théâtre Pro Helvetia se rend en Russie Traduction recommandée Culture et bouleversements politiques Un nouveau directeur 42 PARTENAIRE atp : la porte d’accès aux petites scènes Andreas Tobler 43 CARTE BLANCHE Garderie, grand œuvre et petites griffures Stefanie Grob 44 GALERIE Une plateforme pour les artistes Mikrouniversum huber.huber 47 IMPRESSUM PASSAGES EN LIGNE

Photo de couverture : l’artiste Daniel Karrer dans le grenier de son atelier

Les lieux de l’inspiration : pour notre dossier, le photographe Fabian Unternährer a fait le portrait de six artistes de la nouvelle génération. Ici: Yannic Bartolozzi sur le glacier du Rhône.

36 REPoRTAGE Clapotage électronique pour une eau pure Le label électro Spezialmaterial en tournée à travers la Colombie. Christof Moser (texte) et Guadalupe Ruiz (photos)


À propos de génération montante « Fais-je partie de la relève littéraire ? » Au plus tard depuis cet été, lorsque nous lui avons demandé d’écrire un texte pour ce numéro consacré à la génération artistique montante, Simone Lappert a la réponse à cette question. oui, elle en fait partie. Pour l’instant encore. Le mot « écrivaine » ne lui paraît pas convenir. C’est trop tôt. Peut-être après son premier roman, ou le deuxième ? Savoir comment percer sur le marché lorsqu’on débute dans la carrière est essentiel. Le talent n’y suffit pas. Et l’époque où un artiste génial, œuvrant dans l’ombre, était découvert par un galeriste renommé est définitivement révolue (peut-être n’a-t-elle d’ailleurs jamais existé). Les nouvelles générations d’artistes doivent se constituer des réseaux et se faire remarquer. Il n’existe pas de recettes miracle pour réussir, à la rigueur quelques stratégies dignes d’intérêt, comme le montre l’article de Barbara Basting qui a interrogé quelques experts du milieu artistique suisse. Même si, parmi les nombreux appelés, peu seront élus qui pourront engranger les succès et vivre de leur art, cette « profession » n’a pas perdu de son attrait, bien au contraire. De nombreux jeunes gens continuent de rêver d’une carrière d’artiste, la sociologue française Nathalie Heinich l’explique dans son essai. Dans l’entretien qu’il nous accorde, le célèbre chorégraphe Thomas Hauert, partant d’une vision précise de la relève, expose ses idées pour une filière de formation bachelor à la danse en Suisse. Pour aider les diplômés des hautes écoles d’art à débuter dans leur carrière, une étroite collaboration avec l’industrie peut se révéler précieuse. Ainsi, dans le domaine du game design, une discipline artistique émergente, l’Inde trace la voie, que pourraient également suivre les écoles européennes. Quels sont les artistes de la relève, aujourd’hui ? Pour notre série photographique, Fabian Unternährer a fait le portrait de six d’entre eux en Suisse. Enfin, si la rédaction de Passages a choisi le thème de la relève, c’est aussi parce qu’il concerne directement la Fondation : suite à l’entrée en vigueur, début 2012, de la nouvelle loi fédérale sur l’encouragement de la culture, elle est responsable de l’encouragement de la relève au niveau national, dans toutes les disciplines artistiques. Un terrain aussi nouveau que fascinant, et un beau défi pour Pro Helvetia. Janine Messerli Rédactrice en chef de Passages

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Pour l’art, c’est par où ?

Quels sont les nouveaux artistes suisses d’aujourd’hui ? Le photographe Fabian Unternährer a fait le portrait de six d’entre eux : dans les lieux qui les inspirent, dans une situation quotidienne et près d’une de leurs œuvres. Dans ce dossier, vous découvrirez comment la jeune génération prend pied dans le milieu artistique, comment une pièce parvient sur la scène et pourquoi la profession d’artiste fait encore rêver malgré tous les obstacles.

Au bord du lac du glacier du Rhône : Yannic Bartolozzi évoque la relation des hommes à la montagne dans plusieurs de ses travaux. Yannic Bartolozzi, né en 1981 à Morges, vit et travaille à Vevey. www.yannicbartolozzi.ch

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Yannic Bartolozzi Pho t ogr a Ph i e

Je suis curieux et intéressé de nature, les histoires d’explorations, les récits de voyages, les lieux de mémoire et les traces de civilisation génèrent en moi une sorte de fantasme de la découverte qui stimule mon imagination.

Attendre qu’arrive la bonne lumière. Dans le restaurant Belvédère, col de la Furka. Avec un tableau extrait de la série Les Alpes.

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Être artiste, c’est être libre.


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ommençons par des chiffres aussi bruts que sympto­ matiques : en 2008, l’artiste britannique Damien Hirst a vendu des œuvres aux enchères pour environ 200 millions de dollars. En Allemagne, les sculpteurs ga­ gnent en moyenne 1000 euros par mois. Bien que l’on ne dispose pas de tels chiffres pour la Suisse, ici non plus, les gros revenus ne sont pas fréquents parmi les créateurs artistiques. Rares sont ceux qui ne vivent que de l’art. L’énorme disparité de revenus trahit un paradoxe structurel : le star system qui prévaut dans l’art de nos jours en est à la fois la cause et le résultat direct. Son mot d’ordre : « The winner takes it all ».

Bethanien à Berlin, une importante plateforme d’échanges inter­ nationale. Artiste génial et découvert par hasard, il incarne les cli­ chés auxquels Anselm Stalder, artiste et professeur de la Haute École d’Art de Berne, tente de sensibiliser ses étudiants. Les étu­ diants en art doivent se défaire de l’idée d’une existence centrée sur l’expression de soi : « Il s’agit de s’ouvrir à quelque chose de nou­ veau, qui tient certes compte de sa propre expérience, mais trouve également des formes incluant simultanément les rôles possibles d’un public. » Dès le moment de la production, on doit déjà envi­ sager que l’art crée une situation de communication. Cependant, Stalder insiste sur le fait qu’à la base de tout suc­ cès, il y a un « corpus d’œuvres ». Les recettes miracle pour une C’est quoi, le succès ? trajectoire non contrôlée, il les considère comme dangereuses, Les jeunes artistes doivent aujourd’hui clairement comprendre cette et en tant qu’enseignant, il mise sur le « self­management ». Il n’est particularité de l’industrie de l’art ; ils doivent réfléchir et se deman­ pas le seul d’ailleurs à penser que l’initiative personnelle est der quelle place ils aspirent à occuper dans ce système, si le succès indispensable. « Entreprendre soi­même quelque chose », même dans le domaine de l’art ne se définit à leurs yeux que sur un plan si c’est « entre amis dans un garage », les deux jeunes galeristes purement économique ou s’ils zurichoises Karolina Dankow recherchent aussi la recon­ et Marina Leuenberger le naissance pour elle­même. Et conseillent vivement. Leur ga­ quel rôle jouent d’autres mo­ lerie Karma International, très tivations, la fameuse « réali­ bien cotée, est née elle aussi sation de soi », par exemple. en 2009 d’un espace off expé­ Ceci importe d’autant plus que rimental. Et d’autres repré­ sentants de galeries comme les connaisseurs du système doutent qu’il soit possible de Étienne Lullin, copropriétaire « bâtir » des carrières. Il y a trop de la récente galerie engagée de facteurs difficiles à maîtri­ Lullin + Ferrari à Zurich, par­ ser. Toutefois, un principe de tagent leur point de vue : ils Comment les jeunes artistes de Suisse s’y base semble se dégager : dans veulent découvrir des artistes, certes, mais pas sur la base de une société médiatisée de part prennent­ils de nos jours pour se faire une place en part, où les mots clés sont dossiers qu’on leur envoie. dans l’industrie de l’art ? Le talent ne suffit pas « visibilité » et « attention », il C’est donc aux artistes de faire pour s’imposer. Les artistes doivent eux­mêmes s’agit de manœuvrer avec flexi­ en sorte que l’on puisse les dé­ faire en sorte qu’on les découvre. bilité et discernement. couvrir. Aujourd’hui cependant, Cette conclusion a fini le rôle modèle prédominant par s’imposer et elle explique par Barbara Basting du système artistique occi­ le succès durable des espaces dental est celui de « l’artiste off à la mode, comme par postmoderne ». Dans son étude Die Erfindung der Kreativität exemple le New Jerseyy à Bâle ou, plus récemment, le Studiolo à (2012, l’invention de la créativité), le sociologue de la culture Zurich. Ce qui est précieux, c’est d’être recommandé par d’autres Andreas Reckwitz le décrit comme un « organisateur sociocultu­ artistes de la galerie, dit Étienne Lullin. Les musées ne sont pas rel ». En tant que tel, il est « multicompétent : il est aussi bien cher­ déterminants pour la relève. Ce sont plutôt les Kunsthallen, plus cheur quasi scientifique que commentateur de sa propre œuvre, orientées vers la présentation de talents prometteurs, qui im­ il est curateur et initiateur d’atmosphère, et enfin, agent d’inter­ portent. Un accrochage comme les réalise régulièrement le Musée vention politico­culturelle ». Bref, c’est un « manager d’atmos­ des Beaux­Arts à Lausanne ne peut avoir qu’un effet ponctuel, phère », puisqu’il ne produit pas simplement des œuvres, mais qu’il confie Nicole Schweizer, conservatrice en charge de l’art contem­ met en scène des événements. Quelles stratégies conseiller à la re­ porain auprès de ce musée. À l’entendre, en Suisse romande aussi, lève artistique pour réussir dans un tel contexte ? Nous avons posé les success stories les plus récentes ont démarré à partir d’espaces la question à six acteurs connaissant bien l’industrie artistique off. Elle est d’ailleurs d’avis que pour les artistes de Suisse ro­ suisse, ainsi qu’à un connaisseur de la scène allemande. mande, Zurich ou Berlin sont des tremplins plus importants que Paris aujourd’hui. Mais l’artiste Jean­Luc Manz, qui enseigne aussi Do it yourself… et si possible à Berlin à l’HEAD (Haute École d’Art et de Design) de Genève et qui est « Le talent seul ne suffit pas pour s’imposer ». Cela, Christoph Tan­ membre, depuis 2011, de la Commission fédérale d’art, a observé nert le sait, lui qui dirige depuis de longues années le Künstlerhaus de son côté que pour de simples questions de langue déjà, les

Une bonne stratégie et une once de chance

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jeunes artistes de Suisse romande ont beaucoup de contacts avec les galeries et les institutions de Paris. Hélas, les ateliers y sont trop chers. On contourne donc le problème – en optant pour Berlin par exemple. Des réseaux, oui, mais les bons « De nos jours, le réseau, c’est tout », affirme Luigi Kurmann, co­ fondateur, en 1987, de la Galerie Mai 36, partenaire aujourd’hui chez Bernhard Knaus Fine Arts et Président de l’Association des galeries suisses jusqu’en 2011. Et pour Christoph Tannert aussi, les contacts et les réseaux font déjà la moitié du travail. Les cote­ ries et les scènes, souvent péjorativement traitées de mafia, consti­ tuent le système nerveux de l’industrie artistique, une métaphore qui laisse déjà entendre quelle sensibilité doit posséder un jeune artiste. Car tout doit aller avec tout : la personne avec l’art, l’art avec la galerie, le galeriste avec l’artiste, l’artiste avec le curateur et le collectionneur. Du fait que dans les petits pays comme la Suisse, les possibilités ne sont pas infinies, le saut dans un pays étranger est d’autant plus important. Et dans ce cas, le point essentiel, c’est de choisir la bonne galerie. Rein Wolfs, qui a conféré au Musée Migros de Zurich son profil international et qui, en tant que direc­ teur de la Kunsthalle Fridericianum de Kassel, présente réguliè­ rement des artistes suisses, est d’avis que peu d’exposants peuvent « garantir » ce saut. Ce sont généralement des galeries qui ont un très bon réseau et qui sont représentées dans les foires à la mode comme la Liste à Bâle ou la Frieze London. On s’étonne davantage quand Wolfs fait remarquer qu’il est très difficile de corriger le tir quand on atterrit dans la « mauvaise sec­ tion », soit dans des galeries qui ne sont pas des trend setters. Il est bien moins grave, d’après lui, d’exposer ici ou là dans une « mau­ vaise » institution. Les « bonnes » institutions convainquent Wolfs par leur programme d’expositions, ce qui fait entrer en jeu la figure

Plus de véritable dialogue, plus de critique ouverte, voilà ce que souhaitent bien des jeunes artistes. du commissaire. Si celui­ci devient en plus curateur d’une biennale – et la Suisse a eu bien plus que son quota de représentations ces dernières années avec Harald Szeemann, Bice Curiger, Hans­Ulrich Obrist et Adam Szymczyk – c’est, pour les artistes soutenus par ces curateurs, l’équivalent du gros lot. Kurmann rappelle aussi l’énorme importance des collectionneurs – et cela inclut les collections d’en­ treprises largement établies en Suisse. Christoph Tannert met ce­ pendant en garde contre le « mauvais argent », soit les collection­ neurs ou les acteurs du marché qui instrumentalisent l’art et qui peuvent nuire à l’image d’un artiste. « Les artistes doivent avoir une compétence morale, une compétence sociale », dit­il. Même pour les génies du réseau, tout l’art réside dans le do­ sage : pas de « surexposition », conseille Wolfs, et les deux galeristes du Karma confirment. Les connaisseurs de la scène mettent en garde contre le « ratissage » de la jeune scène tel qu’on le pratique actuellement lors des expositions de diplômes des hautes écoles ou lors des Swiss Art Awards. Celui qui ne veut pas aller au casse­ pipe doit dicter lui­même son rythme, dit Luigi Kurmann : « Les

artistes qui ont vraiment du succès ont toujours quelque chose de nouveau en gestation », et en guise de principe : « Quiconque se lance sur le marché doit percer à jour ses structures avec sang­ froid ». Peut­être que la dernière génération d’artistes le fait déjà. Car, ainsi que l’a observé Jean­Luc Manz, elle garde plutôt ses dis­ tances face au marché, s’organise elle­même en groupes et teste des modèles alternatifs au sein desquels l’organisation de sa propre carrière ne joue pas un rôle aussi primordial que pour la généra­ tion des quadragénaires actuels. Au bon endroit, au bon moment S’il n’existe pas de recettes miracle pour assurer l’« essor optimal d’une carrière », mais uniquement des glissières de sécurité, sur quoi fonder un encouragement adéquat ? L’argent est toujours une aide ; reste à savoir comment l’em­ ployer. Pour Jean­Luc Manz, il est important de soutenir des ébauches de projets indépendants et de proposer des ateliers bon marché. Les contributions à la production et les bourses d’atelier ont fait leurs preuves, d’après Nicole Schweizer. Les bourses aident à partir à l’étranger, un saut qui doit se produire « au bon mo­ ment ». Pour Karolina Dankow et Marina Leuenberger, les ateliers à l’étranger font surtout du sens quand ils catapultent les artistes sur des plaques tournantes comme Berlin, mais aussi New York ou Londres, et qu’ils permettent de faire le lien avec les scènes locales. Elles soulignent aussi le rôle positif du Swiss Institute à New York et de l’Istituto Svizzero à Rome. Leur évaluation recoupe d’ailleurs les expériences de Christoph Tannert : le coaching sur place et une plateforme de présentation bien ancrée localement sont précieux. Les ateliers situés dans des lieux exotiques coupent souvent les jeunes artistes du marché. Le rôle des publications en revanche est souvent surestimé, trouve Luigi Kurmann, car elles sont généralement trop « artis­ tiques » et trop peu informatives, mais aussi du fait que dans la phase initiale, la base d’œuvres est souvent peu fournie. Plus de véritable dialogue, plus de critique ouverte, voilà ce que souhaitent bien des jeunes ar­ tistes. Rein Wolfs pense que l’attention des médias compte sûre­ ment, mais précise qu’il parle avant tout des magazines spécialisés et reconnus dans le milieu artistique tels qu’Artforum ou Frieze. Conclusion : la relève artistique en Suisse va certainement apprendre à connaître les mécanismes du système artistique actuel. Mais elle est aussi plus fortement encouragée que la génération précédente à développer une stratégie individuelle appropriée. Il n’existe pas de voie royale, il n’y a que des sentiers sur lesquels on dépend aussi de son flair et d’une once de chance.

Barbara Basting a fait des études de littérature allemande, de littérature française et de philosophie à Constance et à Paris. Journaliste, elle a travaillé depuis 1989 pour la revue du et le quotidien zurichois Tages-Anzeiger, ainsi qu’en free­lance pour le journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung. Aujourd’hui, elle est membre de la rédaction culturelle de la Radio Télévision suisse alémanique DRS. Elle est spécialisée dans l’art et la photographie et vit avec sa famille à Zurich. Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher

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La relève : un terrain inconnu Depuis le début de l’année, l’encouragement de la relève fait partie des tâches de Pro Helvetia. La Fondation pour la culture considère que son rôle est avant tout de faciliter l’entrée dans la profession des jeunes talents et de les aider à épanouir leurs potentialités dans un environnement national et international.

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omment trouver un éditeur pour mon premier roman ? Où exposer mes tableaux ? Comment organiser une tournée à l’étranger ? Susciter l’intérêt du public pour leur propre œuvre relève de la gageure pour les artistes de la nouvelle généra­ tion. Ceux qui souhaitent s’établir dans le milieu de l’art doivent faire preuve d’habileté pour se positionner dans les réseaux et sa­ voir quels partenaires seront susceptibles de les aider efficacement. En ce qui concerne l’encouragement de la relève artistique, Pro Helvetia fait elle­même partie de la relève. Ayant repris cette tâche de la Confédération au début de l’année, elle s’avance en terrain inconnu : « Dès le départ, nous savions que notre encoura­ gement de la relève devrait s’insérer dans une planification de carrière à longue échéance et permettre aux jeunes talents d’en­ chaîner sur notre encouragement national et international », dit Andrew Holland, nouveau directeur de Pro Helvetia. La Fondation souhaite de plus compléter l’encouragement de la relève existant aux niveaux cantonal, municipal, scolaire et privé, combler les la­ cunes qui subsistent et intervenir là où le besoin s’en fait sentir dans les diverses disciplines.

C’est pourquoi la Fondation a opté en priorité pour des projets de mentorat et de coaching permettant aux artistes de mettre en œuvre et d’approfondir ce qu’ils ont acquis au cours de leur for­ mation, mais aussi pour des programmes de résidence centrés sur la relève. Pro Helvetia souhaite également soutenir ou lancer, en collaboration avec ses partenaires, des formats offrant un cadre optimal aux talents prometteurs, où ils pourront développer leurs premières œuvres et les présenter à un public intéressé. En outre, elle invite les organisateurs étrangers à des plateformes pour dé­ couvrir les artistes du pays et présente leurs projets au moyen de ses propres instruments de promotion. « Nous considérons qu’il est aussi de notre devoir de créer des passerelles entre les différents acteurs culturels », déclare Andrew Holland. « Nous voulons, grâce à nos contacts, permettre aux artistes de la relève d’accéder à des réseaux suprarégionaux et les aider à s’établir sur le parquet natio­ nal et international. »

Aider à franchir le pas vers l’étranger « Nous considérons comme essentiels les échanges et la collabo­ ration avec les spécialistes et partenaires qui se préoccupent, au­ jourd’hui déjà, de la relève », dit Andrew Holland. Les recherches et les entretiens ont démontré que, dans les diverses disciplines, les besoins des nouvelles générations d’artistes diffèrent forte­ ment. Elles ont cependant en commun la nécessité d’étendre leur expérience professionnelle et de se confronter à un public critique.

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n fait, je voulais devenir cow­boy, dis­je à B, qui se tient B se tient assis à mes côtés, il me tend une assiette avec des œufs à mes côtés, sur la véranda vermoulue d’une stuga brouillés, sur laquelle il sème du basilic frais. Pourquoi, tout à suédoise, en train de fouetter des œufs brouillés. La l’heure, n’as­tu pas dit que tu étais écrivaine, lorsque la réception­ pluie, qui dure depuis des heures, a imposé silence au niste t’a demandé ta profession, dit­il, pourquoi, dans ce genre de terrain de camping ; plus bas, près du lac, les tentes moments, te mets­tu toujours à marmotter ? J’installe l’assiette humides ploient dans l’herbe, sur la table ploie mon roman, du­ chaude sur mes jambes, et je dois repenser à cet autre lac, le Wör­ rant toute cette pluie je me suis battue pour boucler une phrase thersee, à Klagenfurt, j’avais été invitée là­bas, cela fait quelques dans laquelle il s’agit de taches de rousseur, que la langue alle­ jours, l’une parmi neuf boursiers jeunes pousses. Notre temps mande appelle des « pousses d’été », maintenant j’ai besoin d’une libre, nous l’avons passé surtout au bord de l’eau, qui était presque pause. Qu’est­ce qui s’est passé entre vous deux, demande B, entre aussi chaude que l’air, et nous avons parlé d’écriture, de grands toi et les Montagnes Rocheuses ? Il fait jaillir de la poêle les œufs noms et de moins grands, de la substance des mots qui favorisent brouillés, les lançant très haut dans la semi­obscurité, il les rat­ la pousse, de pleins temps comparés et de temps partiels désespé­ trape habilement, le côté croustillant en haut. Durant un instant, rés, et de la difficulté de trouver une description qui convienne à je réfléchis à la bonne réponse et quelque chose me vient, ce qu’un ce que nous sommes. C’était clair, aucun de mes compagnons ne homme intelligent m’a dit, voilà quelques jours, dans un autre se serait présenté franchement, lui non plus, comme écrivain. pays, au bord d’un autre lac, lorsqu’il était question de ce qui, der­ Pas avant le premier livre, dis­je à B, après le deuxième peut­être, rière l’écriture, nous pousse vrai­ je dois encore pousser pour at­ ment. Je souffre d’un trouble de teindre à ce mot. l’observation, dis­je, et je m’assieds * sur une chaise en plastique. Je pose les jambes, croisées, sur le bois de la Avec un bout de pain, je prélève balustrade mouillée, c’est exacte­ une à une de mon assiette les der­ ment comme cela, pensé­je, que nières miettes d’omelette, et sou­ dain j’ai l’idée de la manière dont Lucky Luke s’assiérait ici, le héros de mon enfance, l’homme qui tire doit se terminer la phrase pour laquelle je me suis battue tout à plus vite que son ombre. Un homme l’heure : « Les pousses d’été (les peu loquace, qui après avoir souve­ rainement maîtrisé son aventure, taches de rousseur) sur son ventre Elle voulait devenir cow­boy. chevauche sa monture douée de pa­ blanc : des miettes sur une assiette role, en chantant avec mélancolie, que je viens de finir ». Aujourd’hui, elle fait partie de la il va prendre un peu de repos sur la Je rentre dans la stuga et je « relève littéraire ». Mais ce genre véranda d’un saloon de l’Okhla­ termine ma phrase. Et tandis que d’attributions sont un peu trop homa, en attendant l’embrouille j’écris, je pense que les défini­ encombrantes pour Simone Lappert. suivante, qu’il maîtrisera non moins tions, de toute manière, sont se­ souverainement. Formidable. condaires. Elles vous classent aux Elle préfère dire : j’écris. yeux des autres. Quand je voulais, * enfant, devenir cow­boy, c’était par Simone Lappert cela : pour être classable de l’exté­ Trouble de l’observation, dit B, et il rit, cela sonne comme une maladie, rieur, parce que je me faisais comme si ta profession était un l’image d’une certaine vie. Mais handicap. Ta profession, dit­il, pour lui cela va de soi que j’ai une l’ordre extérieur ne peut pas remplacer la poussée intérieure. Parce profession, qu’il existe une description pour ce que je fais, pour lui qu’il ne s’agit pas d’être écrivain, il s’agit d’écrire. il n’y a pas à hésiter le moins du monde, pas à tergiverser, pas à marmotter, pour lui c’est un fait. Pour moi, des mots comme « au­ trice » ou « écrivaine » m’encombrent la bouche, ils sont lourds à ma langue, et je me surprends à les contourner, autant que faire se peut. Peut­être parce que de ces mots il n’existe encore aucune preuve solide, aucun livre bien à l’abri sous la coquille de sa cou­ verture. Soyons clairs, dirait Lucky Luke, tu es une greenhorn. Oui, je suis encore verte derrière les oreilles, couleur de jeune Simone Lappert a été cette année boursière du seizième pousse ; et pousser sans se pousser, cela suffit­il ? En outre, est­ce cours de littérature de Klagenfurt. En 2011, elle a bénéficié d’une bourse du Literarisches Colloquium de Berlin, que je pousse bien droit ? Peut­être à la va­comme­je­te­pousse. tandis que l’Aargauer Kuratorium lui a attribué une aide à Jeune pousse, parfois, vieillit mal. D’où mon hésitation, ma voix la création, pour l’écriture de son premier roman. Elle a suivi qui brièvement baisse, et qui ne peut proférer que ce mot : j’écris. des cours d’écriture à l’Institut littéraire suisse de Bienne. Traduit de l’allemand par Étienne Barilier Au moins, cela correspond aux faits.

Essai sur les « jeunes pousses »

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Vanessa Billy a r t concep t u el

une phrase dans un journal, une fuite d’eau chez moi, une photo dans un livre de cuisine, des débris sur un chantier, un vêtement mis à sécher – tout cela peut déclencher quelque chose.

L’artiste et son fils dans l’atelier. Après avoir passé 13 ans à Londres, elle souhaite se réinstaller en Suisse avec sa famille.

Ma première exposition a eu lieu dans l’appartement d’un ami à londres. c’est très important pour moi d’être entourée de gens qui me connaissent, qui connaissent mon travail et avec qui je peux librement discuter.

” Vanessa Billy aime les matériaux bruts et modestes comme le béton et le fer. Dans l’atelier de Wollerau avec la sculpture One and Shadow.


L’eau comme milieu de prédilection : l’artiste dans son élément. Vanessa Billy, née en 1978 à Genève, vit et travaille à Zurich et Londres. www.limoncellogallery.co.uk; www.boltelang.com

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peine ai-je ouvert la bouche, elle fait la moue. la senti alors. « ce sentiment au fond de moi », dit-elle. un sentiment carrière ? non, ce mot ne lui plaît pas. parce qu’il qu’elle retrouvera plus tard : « c’est comme quand on tombe amou« évoque l’ascension ». Steff la cheffe préfère « par- reux. cela libère une énergie folle. et après, on se met à rêver : fecours », une notion plus horizontale. « Mieux vaut rai-je un jour connaissance de ces artistes ? Suis-je capable d’en aller de l’avant que monter », dit-elle. on ne peut que faire autant ? et si je figurais moi aussi sur un clip vidéo ? et si je l’approuver. Mais dans son cas, la différence n’est pas bien grande. jouais sur la grande scène ? » Stefanie peter décide donc de devenir rappeuse le jour de ses cette Bernoise de 25 ans, qui fait du rap en dialecte et du beatbox, a la progression fulgurante et l’ascension vertigineuse. palmarès, 13 ans. elle s’exerce en cachette, ni ses frères ni sa mère ne sont bourses, grandes scènes et projets très remarqués : le rap suisse, au courant. trois ans plus tard, elle se risque à la première jam de qui s’était quelque peu endormi, attendait depuis longtemps un beatbox sous le pseudonyme de Steff la cheffe. Deux ans après, elle tonifiant. le voici, et c’est une elle. rappe pour la première fois en public. À 22 ans, elle est vice-chamIl y a cette photo de Steff la cheffe : la jeune femme toute en pionne du monde de beatbox et attire l’attention du harpiste hauteur pose dans l’ambiance impersonnelle d’un studio. Sur un andreas Vollenweider. Il l’engage pour imiter la batterie et l’initie fond d’un blanc éclatant, les cheveux bruns sévèrement attachés, à la tournée. parallèlement, elle prépare ses propres chansons et le regard fixé au loin, en jeans et tee-shirt noirs. « Who’s the monte sur le podium des vainqueurs avec un single produit pour Boss ? » inscrit en grosses lettres M4Music/Demotape clinic, le fessur la camisette. Qui donc pourrait tival organisé par le pour-cent bien être le boss ? culturel Migros. puis elle sort enfin et puis, il y a cette anecdote à son premier album. Il a pour titre propos de Steff la cheffe. un beau Bittersüessi Pille, la pilule doucejour, la jeune rappeuse a décidé de amère. le cD ne prouve pas seulesecouer la scène musicale alémament que Steff la cheffe est une poétesse pleine de talent, mais nique. elle n’a pas hésité devant les sacrifices. pendant des mois, elle aussi qu’elle peut sans autre rivalis’est rendue tous les week-ends au ser avec les ténors de la scène du le jour de son treizième anniversaire, rap. Dans l’une de ses chansons, studio pour enregistrer son prela Bernoise Stefanie peter décide mier album tout en poursuivant elle est désespérée, et part à la rede devenir rappeuse. À vingt-deux ans, ses études dans le domaine social, cherche d’un médecin : « Docteur, elle est vice-championne de beatbox. et pendant les rares heures qui lui docteur, j’ai b’soin d’une quéquette restaient, elle tenait la caisse du pour rapper, ce s’rait vraiment bien et maintenant elle insuffle la crainte à la kiosque de la gare de Berne. puis, commode. » Quelques mesures gent masculine du rap suisse. la jeune il y a cet appel depuis l’allemagne : plus loin, elle étoffe son catalogue artiste en impose par son indépendance de souhaits : « Y m’faut encore des au bout du fil, l’agence de Dieter et son pragmatisme. Bohlen, producteur de tubes et coudes et une plus grande gueule membre du jury d’un show de la et un ego plus gros et une plus chaîne de télévision allemande grande gueule encore. » par Christoph Lenz rtl. aurait-elle envie de se proces vers n’ont pas tardé à lui duire dans l’émission Das Supervaloir le qualificatif d’« insolente » talent, demande-t-on à Steff la cheffe. temps d’antenne optimal, dans la presse. ce qui n’est pas tout à fait faux, mais nettement trop des millions de spectateurs, notoriété assurée, de précieux court. Dire « insolent », c’est faire fi du sérieux avec lequel Steff la contacts – Monsieur Bohlen serait ravi qu’elle accepte. et qu’a-t- cheffe critique le machisme dans le domaine du rap. Faire fi aussi elle répondu ? Qu’a-t-elle bien pu répondre ? « Désolée, cela ne de tout le travail qu’il y a derrière sa musique. m’intéresse pas. » elle préfère trouver son propre chemin. Éviter le confort « Ce sentiment au fond de moi » Depuis lors, deux ans ont passé. Des années riches en enseigne-

la musique à dure école

ce chemin a débuté il y a à peine douze ans dans le quartier bernois du Breitenrain. Stefanie peter fête ses 13 ans, sa mère est là, ses deux frères aussi, l’aîné lui a apporté un cadeau spécial. Deux cD : Things Fall Apart, de the roots et Make The Music 2000, de rahzel. Stefanie a failli tomber de sa chaise en entendant cette musique. the roots marient le rap avec le funk et le jazz. et rahzel imite à lui tout seul tout un groupe avec son organe vocal. c’est la superstar du beatbox du moment. Steff la cheffe brasse son thé froid avec une paille. elle n’arrive toujours pas à trouver les mots pour exprimer ce qu’elle a res-

ment. tant d’enthousiasme suscité par son album, tant de sympathie de la part du public, de la presse et du secteur de la promotion culturelle, lui ont également coûté beaucoup d’énergie. « Je n’ai fait que travailler pendant tout ce temps », raconte Steff la cheffe. D’abord pour andreas Vollenweider, ensuite pour l’album, et tout de suite après, pour la tournée. Des vacances ? « Il n’y en a pas eu. » conséquence : au printemps 2010, lorsqu’elle sort de scène à Berne, après le vernissage de son disque, elle se sent totalement épuisée. « Yeah! mais maintenant, pause, s’il vous plaît. » pourtant ça continue tout de suite : promotion, vidéo, festival par-ci, concert

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par-là. Bien sûr, le disque est enfin sorti, alors il faut se produire. Steff la cheffe tient bon encore quelques mois. puis arrive ce qui devait arriver, et qu’elle décrit ainsi : « une pensée négative, un mot de travers, et Stefi s’effondrait en larmes. Stefi ne pouvait plus se contenir, parce que le costume nerveux de Stefi était en lambeaux. un moment donné, je me suis retrouvée dans les coulisses, couchée sur un canapé, en position fœtale. nous devions jouer à Wädenswil ce soir-là, mais je n’en pouvais tout simplement plus. » non, elle n’a pas songé à tout jeter par-dessus bord, ce jour-là. « J’ai seulement pensé : c’est toi qui t’es attiré tous ces ennuis, tu as toujours dit oui à tout, tu as voulu être de toutes les parties. Mais ça ne va pas. regarde où tu en es. le moment est venu d’en tirer les leçons. » Depuis lors, elle dit souvent non quand on lui soumet un nouveau projet. ce qui ne l’empêche pas de se profiler dans des domaines nouveaux. comme rappeuse et beatboxeuse, mais aussi

cette leçon, elle a dû l’apprendre à la dure, mais elle considère cela comme inévitable. la promotion classique de la relève favorise bien des choses. Steff, qui fait très attention d’investir l’intégralité des contributions, meme celles non liées à un projet, dans le travail en studio, en a aussi largement profité, dit-elle. Mais pour gérer la pression que représentent le vedettariat, les interviews, les apparitions sur scène plusieurs fois par semaine, il n’existe pas de préparation. « c’est une question d’expérience. chacun doit tester ses limites physiques et psychiques. » elle-même se réserve souvent des journées de congé. pas forcément des vacances : « traîner un peu à la maison, sans rien faire d’intéressant, c’est tout aussi important. après cela, on peut de nouveau regarder devant soi et avancer. » pour Steff la cheffe, les choses se sont remises en mouvement. elle passe ses journées dans le studio à travailler avec son producteur sur son nouvel album, qui devrait sortir au début de l’année 2013. elle s’attend à une période difficile. « lors du dernier album, il n’y avait aucune Dans le rap, il ne s’agit pas de se lamenter constamment pression extérieure. Je n’avais rien à perdre. sur ce qui ne va pas. Mieux vaut raconter des histoires. et puis, j’avais une réserve de textes écrits à l’époque où la musique ne constituait pas et pour cela on n’est pas obligé de subir. Il suffit de garder encore un gagne-pain, mais un point de les yeux ouverts, toujours et partout. fuite. » Maintenant c’est l’inverse. Il y a l’attente du public, il y a la fierté personnelle comme journaliste, animatrice et enseignante. prochainement elle de s’améliorer. et puis, son rapport à la musique s’est professions’essaiera au théâtre. pourquoi ? « J’ai envie d’étendre mes compé- nalisé. « autrefois j’avais le droit d’écrire, aujourd’hui je dois le tences ». Qu’est-ce que ça veut dire ? « n’ayant pas suivi de forma- faire. » et, circonstance aggravante, elle n’est plus soumise à cette tion musicale, je n’ai pas d’institution qui me lance de nouveaux agitation permanente que la plupart des gens vivent tous les jours. défis pour m’obliger à quitter la zone de confort. Je dois m’en char- « auparavant, la pression du travail quotidien était source d’inspiger toute seule. alors les projets liés à des genres inconnus qui im- ration. aujourd’hui je me retrouve un peu coincée dans mon unipliquent des artistes ayant un bagage différent du mien viennent vers d’artiste. » à point nommé. » Mais elle est confiante : « J’ai constaté que dans le rap, il ne s’agissait pas de se lamenter constamment sur ce qui ne va pas. Les leçons de l’expérience Mieux vaut raconter des histoires. et pour cela on n’est pas obligé les autres corollaires du succès, elle doit aussi les apprivoiser. l’ar- de subir. Il suffit de garder les yeux ouverts, toujours et partout. » gent, par exemple. l’année qui suit le lancement de son album lui paraît aussi irréelle qu’un film. la semaine se passe en répétitions, rendez-vous, interviews et activités promotionnelles. le weekend, ce sont les shows. Quand elle rentre chez elle, au petit matin, éreintée, elle met son cachet dans un tiroir. elle va puiser dedans quand elle a besoin d’argent. au bout d’un an et demi, Steff la cheffe fait ses comptes et prend peur. une somme non négligeable s’est accumulée dans ce tiroir. Sans faire de bruit, comme un sédiment. cela la rend bien sûr nerveuse. « Je n’avais encore jamais vu autant d’argent entassé », dit-elle. alors elle fait comme dans les films hollywoodiens. elle fourre les liasses dans une enveloppe, enfile sa veste de cuir noir et se rend discrètement, mais par le plus court chemin, à la succursale bancaire la plus proche. « Ils en ont fait des yeux ! » « l’argent ne m’intéresse pas, ce n’est qu’un moyen pour payer mes factures et m’acheter à manger. Je ne tiens pas à devenir riche www.stefflacheffe.ch avec ma musique. Je veux m’exprimer. » n’empêche qu’elle tient christoph lenz est journaliste et suit la carrière de tout de même une comptabilité maintenant, possède une carte aVS Steff la cheffe pour le quotidien bernois Der Bund et dispose de quelqu’un qui l’aide à faire sa déclaration d’impôts. depuis 2009. traduit de l’allemand par ursula Gaillard « Il faut ce qu’il faut », dit Steff la cheffe.

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Le salon de sa grand-mère, au Tessin, est un lieu empli d’histoires et l’une des sources d’inspiration les plus importantes de l’artiste. Nina Haab, née en 1985 à Bellinzone, vit et travaille à Genève et Giubiasco. www.ninahaab.ch

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Nina Haab a r t v idéo

C’est l’observation des relations humaines qui nourrit mon travail artistique.

En conversation avec sa voisine : l’artiste l’a interviewée pour un projet de livre sur l’histoire de son quartier.

Être artiste, c’est communiquer sous une autre forme des observations et des recherches personnelles. J’essaie de créer une atmosphère à laquelle le spectateur puisse s’identifier.

” Nina Haab fait la collection de biographies, qu’elle tisse à partir de documents audio, de vidéos et de photos, en une seule histoire.

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ui sait ce que l’avenir réserve au protagoniste de la Suisse italienne dispose elle aussi de son instrument en la matière pièce de Lukas Linder, Der Mann in der Badewanne (voir page ci-contre). Au cours des douze dernières années, ils ont oder wie man ein Held wird (L’homme dans la bai- ainsi été 66 auteurs de théâtre à bénéficier d’un soutien à l’écrignoire ou comment devenir un héros) ? Y raconte-t- ture, certains d’entre eux à plusieurs reprises. Près des deux tiers on le début d’une libération réussie, ou au contraire, des textes qui en ont résulté ont ensuite trouvé le chemin du plala destruction programmée d’un jeune optimiste ? En fin de teau. Selon Martha Monstein, responsable du département Théâtre compte, la réponse importe peu, car les spectateurs auront été chez Pro Helvetia, c’est un bon taux, car ces jeunes auteurs n’ont intelligemment divertis au cours des 90 minutes de spectacle. La pas une grande expérience de l’écriture et les textes ne sont pas pièce de Linder vit de dialogues rapides et pleins d’esprit, on rit tous réussis. Presque tous les participants à ces programmes souvent, on applaudit même, au cours de la représentation. restent par ailleurs fidèles au théâtre : seuls trois d’entre eux n’écriPour le jeune dramaturge de 28 ans, c’est là un grand succès, vent aujourd’hui plus du tout de pièces. rendu possible grâce au programme d’encouragement Stücklabor, Le théâtre a ses propres règles, dont un auteur doit tenir qui depuis 2008 s’engage en faveur de l’écriture dramatique con- compte, et il ne suffit pas d’un bon dialogue pour faire une bonne temporaine suisse. Au départ, sous forme d’ateliers, et depuis la pièce. Lukas Bärfuss, actuellement l’un des auteurs dramatiques saison 2011/2012, en proposant suisses les plus en vue, a écrit ses des résidences d’auteurs. Trois premières pièces en étroite collathéâtres ont participé à la preboration avec la compagnie de théâtre indépendante 400asa et mière édition de cette nouvelle formule, choisissant chacun un appris de la sorte les lois du plaauteur et l’engageant pour une teau. « Mieux un auteur connaît année. Les honoraires de 40 000 le théâtre, meilleur sera son trafrancs sont assumés pour vail », résume Andreas Erdmann, une moitié par le théâtre, pour auteur dramatique et responsable l’autre par Stücklabor. Les de la dramaturgie au Burgtheater théâtres décident eux-mêmes du de Vienne. Raison pour laquelle les programmes d’encouragecahier des charges des auteurs ment étroitement associés à un en résidence, qui accompagnent Le théâtre a ses propres règles, qu’un auteur théâtre promettent un succès parfois une mise en scène, rédise doit de connaître : un dialogue spirituel gent des textes pour le journal de plus grand et plus durable. ne suffit pas à remplir les salles. Quatre la maison ou encore organisent Dramenprozessor en est à programmes d’encouragement à l’écriture des lectures. Mais au centre de sa neuvième édition au Theater leur activité, il y a toujours l’écriWinkelwiese à Zurich. Les partidramatique accompagnent de jeunes ture d’une pièce : en proche colcipants y sont accompagnés duauteurs suisses, du bureau au plateau. laboration avec l’équipe de mise rant une saison complète : ils font en scène, les auteurs façonnent des essais sur scène, assistent à par Alexandra von Arx un texte pour les comédiens de des répétitions et s’entretiennent la troupe. À l’été 2012, on a ainsi avec les metteurs en scène et pu assister à la création, dans les comédiens, acquérant ainsi la des théâtres de Suisse alémanique, des œuvres de Beatrice pratique théâtrale qui rendra leurs textes compatibles avec le plaFleischlin, Verena Rossbacher et Lukas Linder. Les avantages de teau. Plus d’un auteur joué aujourd’hui sur de grandes scènes a ici ces résidences sont évidents : le théâtre reçoit une pièce sur respiré pour la première fois l’air du théâtre. Le programme est un mesure, tandis que l’auteur peut faire l’expérience de la réalité tremplin reconnu et bien ancré dans le milieu, et nombre de parscénique et nouer des contacts. Au fil des mois, les rapports se ticipants lui doivent une commande d’œuvre ou se sont vus invifont étroits et les échanges s’approfondissent. « En écrivant, je tés à un concours international. Ainsi la pièce Nachtblind (Aveugle pensais tout d’abord à la langue, au rythme et aux images », dit de nuit) de Daria Stocker a-t-elle gagné un premier prix au MarLukas Linder, « mais la metteuse en scène et le responsable de la ché aux pièces de Heidelberg, on l’a mise en scène plusieurs fois dramaturgie ont lu mon texte en fonction de son potentiel scé- en Suisse ou à l’étranger et elle a été traduite en anglais, russe, nique. Ce regard, nouveau pour moi, a enrichi et transformé mon espagnol ainsi que letton. « La force du Dramenprozessor, c’est le écriture. » réseautage », dit Lorenz Langenegger, qui a trouvé un éditeur théâtral suite à sa présentation finale dans le cadre du programme. Les auteurs de la relève restent fidèles au théâtre Stücklabor est l’un des quatre programmes d’encouragement à la Le passage à l’étranger se révèle difficile

Écrire pour passer la rampe

relève que soutient Pro Helvetia dans le domaine de l’écriture théâtrale. Dramenprozessor en Suisse alémanique et Textes-en-Scènes en Suisse romande ont lieu tous les deux ans, et depuis 2011, la

Ce bilan positif masque toutefois les obstacles sur lesquels bute l’écriture dramatique contemporaine. « Il est incroyablement difficile de convaincre le public, lorsqu’il s’agit d’un nouvel auteur.

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Le théâtre contemporain n’attire le plus souvent qu’un petit nombre de spectateurs », remarque Karoline Exner, responsable de la dramaturgie au Théâtre de Saint-Gall. Cela explique une certaine réticence à mettre au programme des auteurs contemporains, qu’on jouera alors plutôt dans la petite salle d’une maison. Les éditeurs, en recommandant de nouvelles pièces et de nouveaux auteurs aux théâtres, jouent à cet égard un rôle essentiel de médiateurs. Ceci ne vaut pas toutefois pour la Suisse francophone. Cette dernière s’oriente d’après la pratique française, où les éditeurs s’occupent presque exclusivement de publier les textes. Ils ne font pas office d’intermédiaires entre les auteurs et les théâtres et n’ont en règle générale pas non plus les droits de représentation. Comme ils ne tirent aucun profit d’une mise en scène, ils ne s’intéressent que peu au travail de médiation. Les auteurs romands ont par conséquent beaucoup de peine à être perçus en France. Leurs pièces ne sont souvent mises en scène qu’une seule fois, en Suisse, et sont ensuite oubliées. Vivre de l’écriture théâtrale s’avère donc presque impossible. Il est d’autant plus important qu’un programme d’encouragement tel que Textes-en-Scènes crée l’attention au-delà des frontières régionales, un objectif auquel la Société

suisse des auteurs (SSA), qui organise le programme depuis ses débuts, travaille actuellement. Chacun des quatre programmes d’encouragement a ses propres priorités, qu’il s’agisse de création textuelle ou d’échanges directs entre le monde de l’écriture et celui du théâtre, mais ils ont tous en commun que le fait d’y participer équivaut à une distinction et ouvre une porte d’accès aux scènes théâtrales.

www.winkelwiese.ch/dramenprozessor www.stuecklaborbasel.ch www.ssa.ch Alexandra von Arx écrit sur la littérature et le théâtre comme journaliste indépendante et traduit à partir de l’anglais. En tant que médiatrice culturelle, elle travaille pour Pro Helvetia et le Pour-cent culturel Migros et a évalué à leur intention les programmes suisses d’encouragement à l’écriture dramatique. Traduit de l’allemand par Anne Maurer

La Suisse italienne en quête d’auteurs Cette année, au printemps, le Tessin a connu la première édition d’un concours d’écriture théâtrale. Le lauréat Massimiliano Zampetti a obtenu une bourse pour sa comédie noire qui se déroule au cours d’une veillée funèbre. par Manuela Camponovo

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uand on pense à la scène théâtrale suisse italienne, les premiers noms qui viennent à l’esprit sont ceux de Dimitri, Gardi Hutter ou Daniele Finzi Pasca. Il n’est pas étonnant que dans cette région linguistique minoritaire, les artistes qui ont réussi à faire leur chemin au niveau national et international proviennent surtout de domaines comme le théâtre de mouvement, l’art du clown ou le cirque-théâtre, à même de dépasser les étroites barrières linguistiques. L’influence de l’école du théâtre du mouvement créée par Dimitri à Verscio en 1975 a également été déterminante.

Il ne faut cependant pas oublier que par le passé, la Suisse italienne a eu une solide tradition d’auteurs dramatiques en italien et en dialecte, parmi lesquels Guido Calgari, Carlo Castelli, Sergio Maspoli et Giuseppe Biscossa, et cela grâce aussi au rôle joué par la Radio Télévision de la Suisse italienne (RSI), qui a encouragé d’emblée le professionnalisme théâtral, s’engageant dans la réalisation de pièces radiophoniques, mais également d’œuvres dramatiques à représenter dans des salles extérieures et décentralisées. Le cas d’Alberto Canetta, le metteur en scène et acteur le plus génial qu’ait connu le Tessin, est emblématique : après des années

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de collaboration avec la RSI, il a fondé dans les années 1980 le théâtre La Maschera, pour lequel il a réalisé un répertoire de grande envergure, adaptant des textes classiques et contemporains. Un sang neuf pour l’écriture théâtrale Comment est née l’idée du Concours pour l’attribution de bourses d’écriture théâtrale ? Nous l’avons demandé à Martha Monstein, responsable du théâtre à Pro Helvetia : « Avec les commissions du canton, nous nous sommes demandés, il y a quelques années, comment promouvoir le théâtre tessinois et comment adapter les programmes, déjà lancés depuis un certain temps dans les autres régions linguistiques, à la situation de la Suisse italienne ». Les candidats devaient envoyer quelques pages décrivant brièvement une idée thématique, avec quelques échantillons de dialogue. C’est sur ces bases que s’est prononcé le jury, composé de personnalités actives dans le domaine théâtral et littéraire. Une vingtaine d’auteurs ont participé, quantité non négligeable en regard du territoire et, comme l’observe Liàty Pisani, écrivaine et présidente du jury, « d’origines culturelles diverses, et pour la plupart déjà actifs dans le milieu théâtral et radiophonique ». S’agissant de la qualité, écoutons Gianfranco Helbling, directeur du Teatro Sociale de Bellinzone et membre de la sous-commission du théâtre : « Personnellement, je me serais attendu à ce que davantage d’auteurs affrontent des thématiques ayant un rapport avec la réalité de la Suisse italienne, mais cela n’a pas été le cas, ce qui en dit long sur l’importance sociale que les protagonistes mêmes de notre scène attribuent au théâtre. » Un autre membre du jury, Paola Gilardi, du comité directeur de la Société suisse du théâtre, observe : « Certains textes, dont celui du lauréat, caractérisé par un humour noir et par un rythme dialogique plein de verve, ont révélé un réel potentiel ».

siasme à cette initiative et facilité les contacts avec Mariella Zanetti et avec nos acteurs, recrutés pour la lecture ». De la radio à la scène ? À notre demande, Massimiliano Zampetti raconte son expérience : « Je suis acteur, mais ma compagnie, le Teatro d’Emergenza, travaille très souvent sur des dramaturgies originales, composant des scènes à partir des improvisations des acteurs. C’est la première fois que je me suis essayé à écrire un texte en partant de la page blanche. La collaboration a été très belle avec Mariella Zanetti, qui a toujours donné des conseils sans jamais rien imposer. Cela m’a d’une part laissé une grande liberté, mais m’a obligé de l’autre à assumer la responsabilité des choix ». Mariella Zanetti sera encore aux côtés de Zampetti pour l’aider à mettre son texte en scène. Et Gianfranco Helbling, comment voit-il la possibilité de mon-

Un parcours passionnant, parce que les auteurs n’ont pas seulement besoin d’un prix, ils ont besoin d’interlocuteurs.

ter ce texte sur les planches ? « Il est encore trop tôt pour se prononcer, il faut attendre le texte définitif, également parce que les trois textes écoutés le 9 mai avaient un format plutôt radiophonique. » Mariella Zanetti tire un bilan positif : « Un parcours passionnant, parce que les auteurs n’ont pas seulement besoin d’un prix, ils ont besoin d’interlocuteurs. Cette initiative est un projet pilote destiné à encourager la relève ».

Finalistes sur les ondes Trois finalistes ont été choisis : Christian Bubola (Il terzo motivo), Katya Troise (Terra bianca, terra zoppa) et Massimiliano Zampetti (Il silenzio è obbligatorio). Avec l’aide du coach, Mariella Zanetti, autrice et scénariste, ils ont réalisé un travail d’une durée d’une demi-heure destiné à une lecture scénique ouverte au public, qui s’est tenue le 9 mai au siège de la RSI à Lugano Besso. Le lauréat a été proclamé à cette occasion : Massimiliano Zampetti, à qui a été attribuée une bourse de 10 000 francs pour retravailler sa comédie, située durant une veillée funèbre et riche de pointes d’humour noir. Cette fois aussi, la radio a tenu à être de la partie, comme le souligne Francesca Giorzi, responsable du service Prose à Rete Due : « Vingt-cinq ans ont passé depuis la mort d’Alberto Canetta, et c’est un peu comme de renouer les fils de cette histoire qu’il avait lancée, avec d’autres. Nous avons donc adhéré avec enthou-

Pour lire le texte du lauréat Massimiliano Zampetti, voir: www.prohelvetia.ch/passages/it Manuela Camponovo, licenciée en lettres modernes de l’Université de Gênes, est responsable du secteur culturel au quotidien tessinois Giornale del Popolo de Lugano, pour lequel elle s’occupe du théâtre, avec une attention particulière pour les compagnies professionnelles locales. Traduit de l’italien par Christian Viredaz

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rtiste : le mot fait apparemment rêver, en tout cas les jeunes en quête d’un statut. En France, les statistiques disponibles indiquent qu’en ce qui concerne les artistes plasticiens, leur nombre a plus que doublé entre le milieu et la fin du XXe siècle. Et pour ce qui est des artistes interprètes – chanteurs, acteurs, danseurs –, les images répétitivement diffusées par les télévisions, d’hommes ou de femmes beaux et bien habillés, évoluant dans les paillettes, les spots et les grands accords de musique, ne peuvent qu’inciter enfants et adolescents à devenir eux aussi, un jour, des « artistes ». Comment comprendre ce phénomène ? Il faut pour cela, tout d’abord, distinguer entre le statut des interprètes et celui des créateurs ; puis, concernant ces derniers, s’interroger sur les représentations communes dont ils font l’objet, et sur la façon dont elles ont évolué à l’époque moderne et jusqu’à aujourd’hui.

pagnateurs), du moins à connaître la gloire. Et l’immense majorité finit par décrocher, après avoir longtemps exercé un second métier. Beaucoup d’appelés, mais peu d’élus : telle est la dure loi des métiers du spectacle. Et pourtant… Pourtant l’attirance continue, et les cours de théâtre ne désemplissent pas, de même que les écoles de cinéma ou les caves où s’exercent de possibles futurs rockers… Les créateurs entre norme et exception

Concernant les artistes créateurs, et notamment les « plasticiens » (comme on les appelle depuis qu’à la peinture et la sculpture se sont ajoutées les performances, les installations, la vidéo, la photographie), les choses sont assez différentes, car ce n’est pas leur personne qui devient visible, mais leur œuvre. Reste toutefois la notoriété, pour les plus grands, ainsi que de possibles grands succès finanLes interprètes au sommet ciers, pour quelques-uns : de la visibilité ceux que l’on cite en exemple, L’essor des artistes interprètes sans toujours réaliser à quel va de pair avec l’invention des point ils ne sont pas la norme, moyens techniques de repromais l’exception. duction de l’image, depuis la Ces dernières années, photographie au milieu du dans les ventes publiques, les œuvres d’artistes vivants XIXe siècle jusqu’au cinéma au début du XXe, puis à la téléviont atteint des sommets version et, de nos jours, Internet. tigineux, dépassant parfois le million de dollars, de Célébrés non pour des œuvres sorte qu’elles valent parfois créées mais pour des perforplus cher que les tableaux mances présentant au public de maîtres anciens ou modes œuvres créées par d’autres, c’est leur personne même qui dernes. Maurizio Cattelan faise trouve au centre de l’attensant mieux que Poussin ou Ces dernières années, les offres de formation Rembrandt, Jeff Koons coiftion, attirant à eux les regards fant au poteau Picasso ? Imet l’admiration, faisant d’eux se multiplient et le nombre d’étudiants des objets consommables, gépensable il y a une quinzaine dans les hautes écoles d’art ne cesse d’augmenter. nérateurs d’énormes profits d’années, cette éventualité est Seuls quelques-uns parviendront au succès, économiques. Démultipliée aujourd’hui envisageable. Nul ce qui n’empêche pas le rêve d’une brillante par les technologies de reprodoute que cela puisse inciter duction des images, leur célécertains à vouloir les imiter. carrière artistique de perdurer. brité leur confère à la fois un Mais là encore, le verdict statut social hors du commun, du sociologue est implacable, par Nathalie Heinich des privilèges de tous ordres, qui les ramène à la réalité des des profits financiers exorbiconditions moyennes plutôt tants, et des gratifications afqu’à l’exception éclatante des fectives non négligeables. Quoi d’étonnant dans ces conditions si quelques « stars » de l’art contemporain. L’inégalité dans la recontant de gens rêvent de parvenir, eux aussi, à ce nouvel Olympe des naissance est spectaculaire chez les artistes, mesurée non seuletemps modernes ? ment à leur rentabilité financière mais aussi à leur « visibilité », Pour les dissuader de chercher à transformer leur rêve en réa- c’est-à-dire à leur présence dans les instances de consécration par lité, suffirait-il de leur rappeler que derrière les images de quelques lesquelles les experts autorisés (conservateurs, critiques d’art, vedettes, ce sont des foules d’anonymes qui attendent dans commissaires-priseurs…) déterminent leur « valeur » artistique l’ombre ? Aspirants-acteurs ou aspirants-chanteurs s’accrochent à et, partant, économique. Dans les années 1970, environ 1 % seuleur rêve avant de devoir, pour la quasi-totalité d’entre eux, renon- lement des peintres et des sculpteurs parvenaient à une réelle visicer sinon à vivre de leur talent (un petit nombre y parvient, dans bilité, et il n’y a aucune raison de penser que les choses se soient des positions pas toujours très visibles de petits rôles ou d’accom- améliorées depuis pour la masse des artistes, même si Internet

Le statut d’artiste : nouvel Olympe des temps modernes

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permet de diffuser beaucoup plus aisément les images de leurs œuvres, mais en général sur des sites sans grande crédibilité. Et pourtant… Pourtant les écoles d’art ne cessent d’attirer de nouveaux prétendants, auxquelles elles proposent des formations de plus en plus diversifiées. Et des foules de « jeunes artistes » continuent de se bousculer au portillon étroit du succès. Le rêve, décidément, se soucie peu de la réalité : « Je sais bien – mais quand même : pourquoi pas moi ? » Ce rêve s’entretient non seulement de l’espoir de mirifiques profits financiers, ainsi que de l’incertitude inhérente à un statut où l’obligation d’innover ne cesse de modifier les critères de l’excellence – mais aussi du charme de la « vie d’artiste » telle qu’on se l’imagine, marginale, passionnée, toujours renouvelée, sans contraintes ni pesanteurs hiérarchiques. Aussi la catégorie tout entière bénéficie-t-elle d’un crédit collectif, dont profitent même ses membres les plus obscurs et les moins certifiés : crédit que suffit à confirmer son extraordinaire inflation, probablement sans équivalent dans n’importe quelle autre catégorie socioprofessionnelle. Représentations communes : le régime vocationnel Vocation plutôt qu’apprentissage ou enseignement, inspiration plutôt que labeur soigné et régulier, innovation plutôt qu’imitation des canons, génie plutôt que talent et travail : telles sont les conditions modernes, non pas bien sûr de l’exercice effectif des beaux-arts, mais de ses représentations idéalisées. Ce régime « vocationnel », apparu de façon assez systématique dans les années 1830, s’est imposé comme une norme commune à partir de la fin du XIXe siècle pour se populariser au cours du XXe. Et c’est dans ce régime que nous sommes encore aujourd’hui, pour l’essentiel. Peinture et sculpture ont cessé d’être des métiers ou des professions pour devenir des vocations au service d’un « art », au sens moderne du terme, lieu d’un investissement total de la personne, et requérant un don inné, l’inspiration, l’individualité, l’originalité. Par rapport aux régimes artisanal et professionnel, ce régime vocationnel induit une inversion des moyens et des fins, conduisant à gagner sa vie pour pouvoir exercer sa vocation et non plus à exercer une activité pour gagner sa vie. Sa réalisation la plus haute en est la notion de génie, portée par la conception de l’art comme création originale et innovation plutôt que reproduction des modèles, comme affirmation d’autonomie de la personne à l’égard de la tradition. En régime vocationnel, les artistes se doivent de n’être plus héritiers de leurs pères mais fils de leurs propres œuvres.

Idéal-types de l’artiste au XXe siècle Le saint grandi par ses sacrifices, le héros par ses actes, le génie par ses œuvres : telles sont les trois formes de grandeur selon le philosophe allemand Max Scheler. Ces trois idéal-types se sont incarnés dans les personnes de Vincent Van Gogh, dont tout un chacun peut plaindre les souffrances ; de Marcel Duchamp, dont les initiés à l’art contemporain se racontent les gestes légendaires ; et de Pablo Pi-

casso, dont le public cultivé admire la vitalité, tant créatrice que sexuelle et génésique. Par le sacrifice de sa vie tourmentée, Van Gogh est devenu au fil des générations une figure moderne de la sainteté transposée au monde artistique. Déplacement de l’œuvre à la personne, de la normalité à l’anormalité, de la conformité à la rareté, de la réussite à l’incompréhension, du présent à la postérité et, plus généralement, du régime de communauté au régime de singularité : ainsi se présente le nouveau paradigme de l’artiste, en figure popularisée et renouvelée de la sainteté. Avec Duchamp et ses ready-made, l’objet proposé par l’artiste se vide de toute référence à la main de l’auteur, tandis que la légende créée autour de sa personne se remplit de références à la vie de son auteur, déplaçant la valeur artistique sur une autre grandeur : celle de la personne de l’artiste en tant qu’il est, justement, un artiste, et non une personne ordinaire. Voilà pourquoi Duchamp fut le créateur non seulement d’une œuvre originale mais aussi d’un statut d’artiste inédit. En ce sens il appartient bien à la tradition héroïque, où le grand singulier se distingue avant tout par ses actes, et dont les compagnons se racontent encore et encore, longtemps après, les hauts faits. Picasso enfin incarne l’idéal-type du génie, extraordinaire tant par sa singularité que par sa réussite. Les anecdotes qui se racontent à son propos témoignent qu’il est devenu un peu plus qu’une simple personne, un peu plus même qu’un artiste : une figure de légende dans la culture occidentale. Même pour ceux qui ne seraient pas convaincus de la valeur de l’œuvre, il reste au moins cet indicateur de grandeur qu’est la richesse, puisqu’à sa mort il aurait été l’un des hommes les plus riches du monde pour peu qu’il ait vendu ses œuvres. Enfin, à cette conjonction de puissance créatrice et de puissance financière s’ajoute une impressionnante puissance vitale, dont témoignent sa longévité comme la multiplicité de ses amours. En se concentrant sur ces cas exceptionnels, l’imaginaire commun en vient à idéaliser le statut d’artiste et, du même coup,

L’inégalité dans la reconnaissance est spectaculaire chez les artistes, mesurée non seulement à leur rentabilité financière mais aussi à leur ‹ visibilité ›. à vouloir le réaliser. Il est vrai que ce statut offre de réels privilèges à ceux qui y parviennent, et surtout bien sûr à ceux, exceptionnels, qui bénéficient d’une célébrité internationale. Une catégorie privilégiée Dès la génération romantique, certains artistes avaient dû à leur activité une introduction dans le « monde » que ne leur auraient normalement permis ni leur naissance, ni leur niveau de fortune ou de pouvoir. Aujourd’hui encore, dîners en ville et dîners officiels s’ornent volontiers d’un écrivain, d’un plasticien, d’un musicien, dont le statut à part se mesure notamment au fait qu’ils sont autorisés, tacitement, à ne pas porter de cravate – privilèges qu’ils partagent avec les interprètes de musique, de danse, de théâtre ou de cinéma.

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Plus concrètement, les aides de l’État aux artistes se sont multipliées. Aux commandes et achats, qui traditionnellement structuraient l’intervention publique dans la vie artistique, se sont ajoutées les subventions sur dossiers : aides à la première exposition et

Par rapport aux régimes artisanal et professionnel, ce régime vocationnel induit une inversion des moyens et des fins, conduisant à gagner sa vie pour pouvoir exercer sa vocation et non plus à exercer une activité pour gagner sa vie. au premier catalogue, octroi d’ateliers, allocations d’installation ou de recherche… Enfin le privilège artiste se manifeste également sur le plan juridique. Face aux nombreuses transgressions des règles morales, voire des lois, apparues avec la littérature moderne et, surtout, l’art contemporain, s’est posée à plusieurs reprises la question de l’« exception esthétique » ou, en d’autres termes, de l’« autonomie pénale » de l’art. Avec l’autonomisation de l’expression artistique, en vertu de quoi l’art ne doit obéir qu’à des enjeux qui lui sont propres et non pas à des conventions extérieures, l’impunité morale et juridique de l’art augmente. Elle permet aux artistes de bénéficier d’un privilège moral et juridique non pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont, dès lors que leur seul statut suffit à les mettre à l’abri de poursuites dans l’exercice de leur activité.

sensationnel, le gigantisme ou le kitsch, dont témoignent par exemple les prix hors du commun (plusieurs millions d’euros) atteints récemment sur le marché par certaines œuvres de Jeff Koons, Damian Hirst, Takashi Murakami ou encore Maurizio Cattelan. Ce sont aujourd’hui les artistes qui incarnent et la valorisation du singulier dans la logique transgressive propre au régime de singularité, et le droit à un privilège, générateur d’une impunité morale et juridique, sans pour autant symboliser un élitisme injuste ou une atteinte à la démocratie, du fait que leur marginalité les tient à l’écart des avantages ordinairement associés à l’élite, aristocratique ou bourgeoise. Tout se passe comme si l’artiste était aujourd’hui chargé de réaliser pour la collectivité un fantasme de toute-puissance, la revendication d’un espace de liberté absolue concédée à certains de par leur appartenance à une catégorie cumulant naissance et mérite. Faut-il donc s’étonner qu’il y ait tant de prétendants à ce statut hors du commun ?

L’élitisme artiste Dans l’excellence artiste telle qu’elle se définit à partir du romantisme, le travail n’est pas seul en compte : le don y prend une part prépondérante, renouant avec la « naissance » aristocratique, cette grandeur qui est donnée sans qu’on l’ait personnellement méritée. Contrairement à l’élitisme démocratique, l’élitisme artiste préserve l’indexation de l’excellence au privilège de naissance que représente le don inné. Mais contrairement à l’élitisme aristocratique, cette grandeur native n’est pas d’ordre collectif mais individuel, étant indexée au mérite que représente le talent, mixte de don et de travail. Ainsi la valorisation des créateurs depuis la Révolution réalise un compromis entre ces exigences contradictoires : maintien de l’excellence, donc de l’inégalité entre les êtres ; mais détachée de toute appartenance catégorielle (famille, groupe d’intérêts, réseau) car basée sur l’individualité du don (grâce) et sa réalisation par le travail (mérite) ; et exempte de faveurs car compensée par la marginalité sociale – une marginalité qui toutefois ne signifie pas forcément le mépris ou la déréliction, mais plutôt le statut, très valorisé dans certains milieux, de bohème ou de rebelle. L’artiste moderne, puis contemporain, est donc, d’une certaine façon, protégé par son statut de marginalité, qui fait sa singularité en même temps que son excellence. Cette marginalité relative est toutefois menacée par deux tendances actuelles : d’une part, le basculement vers des privilèges catégoriels, c’est-à-dire des droits acquis par l’identité d’artiste et non par la qualité des œuvres ; et d’autre part, la spectaculaire valorisation marchande d’une certaine catégorie d’œuvres jouant sur le

Nathalie Heinich est sociologue et directeur de recherches au CNRS. Élève de Pierre Bourdieu, elle s’est fait remarquer depuis par de nombreux articles dans des revues scientifiques ou culturelles et par ses travaux sur le statut d’artiste et la notion d’auteur, sur la question de l’identité, sur l’histoire de la sociologie, sur les valeurs et sur la sociologie de l’art et de la culture. Ses livres ont été traduits en quinze langues. Le dernier en date – De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique – est paru en 2012.

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Daniel Karrer pei n t u r e

Les bonnes idées surgissent lorsqu’on lâche prise… souvent le matin, au lit, dès le réveil, ou la nuit, en rentrant chez soi. Dans un état de semi-conscience. L’ordinateur est aussi une source d’inspiration importante pour moi : par exemple, l’accès direct au monde iconographique d’internet.

Daniel Karrer, qui s’intéresse au contraste entre artificialité et nature, s’accompagne souvent de « google street » dans ses balades.

Dans la pénombre du grenier de l’atelier : l’artiste tenant une de ses œuvres.

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La Künstlerhaus de Bâle (maison des artistes) fut un cloître autrefois, puis une caserne. Daniel Karrer partage ce vaste atelier baigné de lumière avec un musicien. Daniel Karrer, né en 1983 à Binningen, vit et travaille à Bâle. www.herrmanngermann.com/ artists/danielkarrer

il est important d’avoir un bon mentor, qui te stimule et t’encourage – mais qui te remette aussi en question. Le doute est pour moi un moteur essentiel.

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B

ruxelles, capitale de la danse. C’est là que nous rencontrons thomas Hauert, chorégraphe soleurois qui, avec sa compagnie ZOO, s’est engagé depuis 1998 dans une danse qui bouscule les formes attendues. Son invention proliférante, sa gestuelle singulièrement vive, sa façon d’envisager le groupe aimantent : quand nous le rencontrons à la tombée du jour, il sort à peine des studios de p.A.r.t.S. où il assure un stage dans le cadre de la Summer School créée par Anne teresa De Keersmaeker. thomas Hauert vient tout juste d’être sollicité pour développer un projet à La Manufacture, la Haute ecole de théâtre de Suisse romande qui, avec la Haute ecole des Arts à Zurich, développe une filière commune de bachelor en danse contemporaine. Ces deux écoles s’associent chacune avec un partenaire étranger : Codarts rotterdam pour Zurich (ouverture en 2013), p.A.r.t.S à Bruxelles pour Lausanne (ouverture en 2014). Au cœur de l’été thomas Hauert partage avec nous sa vision d’une école, de la danse et du corps.

Les danseurs ne sont plus de simples interprètes d’un matériau chorégraphique donné. ils doivent assumer une véritable responsabilité, en particulier vis-à-vis de leur propre matériel qu’ils ont apporté lors du processus de création, mais aussi vis-à-vis de l’œuvre artistique signée, ou cosignée, avec le chorégraphe. Ce rôle n’est certainement pas nouveau, mais il ne se reflète pas encore suffisamment dans la formation et l’entraînement des danseurs.

Est-ce à dire que la maîtrise technique passe au second plan ? La technique est importante. Comme un musicien, le danseur doit connaître et maîtriser ses gammes. rapporté à la danse, cela signifie qu’il faut acquérir une connaissance, pratique bien sûr mais aussi théorique, qui soit la plus exhaustive possible. pas seulement au cours d’une formation professionnelle, d’ailleurs, mais tout au long d’un parcours artistique. rester curieux, voir où la danse peut nous conduire : le flamenco, le hip hop, le jazz, l’improvisation, la danse indienne, le release, la danse africaine, le kung fu… Cela me rend dingue que l’on pense encore si souvent que la danse classique est à la base de la danse ! C’est un schéma figé, occidental, une construction culturelle « tu es suisse, tu es jeune et tu veux autocentrée. Je n’aime pas le devenir danseur professionnel ? Fais tes modèle pyramidal qui pose la valises et pars te former à l’étranger. » danse classique comme le socle Ces mots auront bientôt perdu leur validité. indispensable à tout danseur contemporain. La question de Le chorégraphe suisse thomas Hauert l’enseignement technique doit développe pour la Haute École de théâtre vraiment être repensée.

S’entraîner, c’est créer

Thomas Hauert, on vous propose aujourd’hui de déposer un projet pour la filière danse contemporaine, niveau bachelor, à la Manufacture de Lausanne et en partenariat avec P.A.R.T.S. Est-ce à dire qu’il va y avoir une succursale vaudoise à la célèbre école professionnelle bruxelloise ? non ! Quel intérêt ? Les danManufacture, à Lausanne, une filière seurs qui entrent à p.A.r.t.S. bachelor pour la danse contemporaine. ont déjà un niveau excellent. Quel est votre rêve d’école de ils ont entre 18 et 30 ans et danse ? prennent ce train en route, Je souhaite developper ma Propos recueillis par Anne Davier comme une opportunité à saipropre idée de la pédagogie. sir dans leur parcours de danA ce jour, je peux esquisser seur. Des centaines d’élèves une intention générale, pas un sont refusés chaque année, les places sont rares. Mais franche- master plan détaillé. L’école de mes rêves parie sur l’autonomie des ment : qui va aller à Lausanne plutôt qu’à Bruxelles pour suivre élèves. Chaque corps, chaque parcours est différent. L’élève devrait l’enseignement de p.A.r.t.S. ? se responsabiliser, apprendre à s’entraîner seul, pas seulement en groupe ou en classe – les musiciens font cela, tous les jours ! ils Quelles sont les qualités qu’un jeune danseur doit avoir s’auto-évaluent, travaillent leurs forces et leurs faiblesses. Hélas, aujourd’hui à l’issue d’une formation professionnelle en danse aujourd’hui les corps sont formatés. Les gestes ont été tant de fois contemporaine ? répétés qu’ils se sont incrustés, réduisant le champ des possibles La plupart des chorégraphes d’aujourd’hui attendent de leurs in- et limitant la créativité. L’entraînement devrait donc se fonder sur terprètes une implication forte. Le danseur doit être flexible, in- les possibilités anatomiques extrêmement sophistiquées du corps ventif, généreux ; il doit apporter sa propre créativité, s’engager et sur les possibilités infinies du mouvement. dans la recherche, partager avec le chorégraphe et les autres interprètes d’une compagnie un goût de l’expérimentation. Est-ce qu’un enseignement de « danse pure » peut encore se concevoir aujourd’hui, alors qu’on parle si souvent d’hybridation On est loin de la figure de l’interprète au service d’un créateur, fertile entre les arts ? capable avant toute chose de déchiffrer et de jouer parfaitement Concevoir une école de danse sous le même toit qu’une école de bien sa partition chorégraphique… théâtre induit de fait un rapprochement entre théâtre et danse. Les dev e nir ar t ist e 24


passerelles avec les autres arts existent aussi et la formation en danse doit se connecter à un contexte artistique plus large. il n’empêche : je reste très attaché aux spécificités de la danse ! notre art est celui du corps et du mouvement. il s’agit donc de mettre la danse au centre de ce projet. La danse conceptuelle des dernières décennies a apporté des choses passionnantes, mais le discours, la langue ont pris le dessus sur la danse. Or, je pense que le langage de la danse est primordial, profond, essentiel et que cet art peut être subversif justement parce qu’il repose sur le langage du corps. Ce n’est pas tout à fait une idée neuve… C’est vrai. A la fin du XiXe siècle, début du XXe, un courant s’est formé qui a souligné l’importance du corps et des sens et qui comprenait enfin l’être humain comme un organisme physique très complexe, comprenant la conscience, l’intelligence, l’intuition. Ce mouvement rejetait l’instrumentalisation judéo-chrétienne du corps. parmi d’autres, on peut citer Friedrich nietzsche (le corps comme « je en action ») et Walt Whitman, mais aussi isadora Duncan ou rudolf Von Laban, deux créateurs qui ont introduit un rapport radicalement différent au corps – « le corps libre ». On doit renouer avec les prémices radicales de ces penseurs et créateurs. Car ce que la danse peut apporter à la culture en général, et à l’art en particulier, c’est justement une approche holistique du corps. Peut-être que cette liberté effraie un jeune danseur. Peut-être qu’il faut déjà être aguerri, mûr, affranchi pour se construire un « corps libre » ? il faut apprendre à désapprendre ! Les jeunes n’osent pas être créatifs. Je le vois avec certains de mes étudiants, ils avalent du tapis, comme on dit, alignent les cours, dansent le plus possible et puis quoi ? Au final, ils n’osent pas parler, pas penser, pas danser et surtout pas improviser. C’est une école qui formerait donc un danseur, mais surtout un artiste. Les chorégraphes de demain ? Bien sûr. S’entraîner, c’est créer : le training pose le matériau de base de notre art. il est important de faire des expériences de composition pour comprendre quelque chose sur le processus créatif chorégraphique. Mais je ne pense pas qu’il y ait des recettes de composition qui permettent d’apprendre le métier de chorégraphe. L’école est bien le lieu où l’on peut tenter, éprouver, essayer toutes sortes de choses sans avoir la pression d’un rendement, du public, de la critique… Mais attention : l’école n’est pas pour autant un vase clos. il est essentiel d’apprendre à se confronter au regard des autres, du public. recevoir la critique, défendre son travail, progresser. L’école crée un formidable réseau artistique et intellectuel. Pensez-vous que la formation professionnelle puisse suffire pour soutenir et nourrir l’artiste émergent ? Je pense que l’émergence vient d’un tissu beaucoup plus complexe, comme un tissage, et l’école n’est qu’un fil, un fil rouge, sans doute essentiel. J’ai tendance à penser aujourd’hui qu’on survalorise les institutions, les grosses machines que sont devenues certaines compagnies de danse. et p.A.r.t.S. également, qui fait un travail dingue pour soutenir ses élèves une fois sortis de l’école. Mais ne

finit-on pas par produire des artistes estampillés ? A tel point que ceux qui ne sont pas passés par ces grosses machines n’émergent pas… Si l’on attend en Suisse ces futurs étudiants comme une relève, c’est dangereux. L’école de danse ne peut pas tout. Certains n’y sont pas allés et sont devenus d’excellents artistes. il faut travailler les alternatives – l’alternative à l’école, au marché, au circuit européen qui fait que si tel artiste n’est pas coproduit par telle institution et présenté dans tel festival, il sort du circuit… Quelles alternatives à l’école envisageriez-vous ? il y a des lieux à Bruxelles qui font un travail intéressant pour soutenir les jeunes artistes. par exemple La raffinerie propose des workshops toute l’année. C’est essentiel : travailler ensemble, se confronter aux autres, élargir son réseau, se nourrir de nouvelles expériences avec des pédagogues qui viennent des quatre coins du monde. il y a aussi le théâtre de L’L, qui met en place un système de résidences et d’encadrement sur plusieurs mois pour des jeunes artistes qui sont dans un processus créatif, sans leur imposer à tout prix un rendu public. Le travail de recherche doit être soutenu. Mais il faut aussi imaginer des structures qui puissent accueillir les premiers travaux et les confronter à un public qui sait où il met les pieds… Vous-même, quelle formation avez-vous suivie ? Après l’école j’ai suivi une formation d’instituteur à Soleure. J’ai dansé tout seul, depuis tout petit. Je faisais aussi pas mal de sport, de musique et de théâtre. J’ai commencé mes études professionnelles de danse à 22 ans, c’est tard ! J’ai suivi le cursus de la rotterdam Dansacademie, qui s’appelle aujourd’hui Codarts, ensuite j’ai dansé pour rosas, pierre Droulers, David Zambrano. Je travaille et vis dans cette ville depuis vingt ans. Bruxelles, c’est la Mecque de la danse ? On le dit… C’est sans doute vrai dans le sens où beaucoup de danseurs passent un jour ou l’autre par Bruxelles. pour suivre un cours, un workshop, pour passer une audition, ou mieux encore : pour danser.

www.zoo-thomashauert.be www.hetsr.ch Anne Davier a achevé ses études universitaires à Genève, en Lettres puis en Sciences de l’education, et obtenu un diplôme d’université en art, danse et performance à l’université de Franche-Comté. elle travaille à l’association pour la danse contemporaine (ADC) à Genève depuis 12 ans. elle est experte indépendante pour le domaine Danse et performance à pro Helvetia.

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La forêt proche du Kunsthaus de Glaris a quelque chose de brut, de sauvage et de fruste. Claudia Comte, née en 1983 à Lausanne, vit et travaille à Berlin. www.claudiacomte.ch

Offrir à une jeune artiste une plateforme et de la visibilité, c’est probablement ce qui peut lui arriver de mieux. un artiste établi peut utiliser son propre nom pour susciter l’attention, puis libérer le podium pour ceux qui démarrent.

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Claudia Comte a r ts v isu el s / i Nsta ll at iON

J’ai grandi à la campagne et j’ai longtemps vécu dans un petit cottage au bord de la forêt. C’était idyllique et ça a probablement renforcé mon intérêt pour le bois. la rencontre intime avec les éléments, la confrontation avec un morceau de nature que je vais façonner et modeler – c’est le point de départ toujours motivant de mon travail.

Un paysage d’arbres : mise en place de l’exposition dans le Kunsthaus de Glaris.

Abattre, transporter et modeler des arbres : un travail de force. L’artiste accompagne souvent les bûcherons dans la forêt.

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À

la périphérie de Pune, ville en plein essor à 160 kilomètres environ de Mumbai, melting pot culturel et financier de l’inde, se détache sur fond d’exploitations agricoles et de terres en culture le campus ultramoderne de DsK supinfocom. un lieu calme et serein de huit hectares, dont la demi-douzaine de bâtiments s’insère dans un magnifique écrin de verdure. À l’écart des villes et de leurs distractions, dans un cadre conçu pour transmettre du savoir et faire éclore des talents, l’impression qui s’en dégage est celle d’un centre de méditation. Une forte demande de designers

Coopers, elle devrait progresser de 38 pour cent en 2012, à 375 millions de dollars, et atteindre 925 millions de dollars en 2016. encore débutante, la profession de concepteur de jeu a en inde de beaux jours devant elle. alexis Madinier étant l’homme fort de l’école, il n’est pas inintéressant de connaître sa définition du game design. « le game design consiste à inventer les règles et le système d’un jeu ainsi que tout ce qui concourt à le faire vivre. il s’agit de comprendre son public, sa psychologie et d’être le porte-parole de ceux qui jouent. » Pour donner corps à sa vision, explique-t-il encore, le concepteur s’entoure d’artistes numériques (en charge de l’esthétique et des personnages) ainsi que de programmeurs (qui écrivent le jeu en langage de programmation). il est en quelque sorte au jeu ce que le réalisateur est au tournage d’un film : c’est lui qui tire les ficelles, dirige les acteurs et endosse la responsabilité du produit fini. On n’attend pas forcément de lui une très grande maîtrise technique mais qu’il soit un esprit imaginatif, curieux, s’épanouissant pleinement dans le processus créatif.

l’industrie des jeux vidéo se situe depuis toujours à l’intersection de l’art et de la science. À ses débuts, fin des années 1970 début des années 1980, il suffisait d’une poignée de programmeurs pour conceptualiser et produire un jeu. Basique et simple, le jeu vidéo faisait alors ses premiers pas. Mais en quatre décennies, changement complet de décor ! le game design attire aujourd’hui de véritables profesApprentissage autonome sionnels – graphistes, artistes de un étudiant en game design est la plume, de la narration, de la voix et du playback, chanteurs, certain de trouver à DsK supinmusiciens, compositeurs – aux fogame tout ce qu’il a besoin de talents combinés desquels bien savoir pour comprendre de quoi des jeux des dix dernières anest fait un jeu. l’école foncafin de préparer leurs étudiants à affronter nées doivent leur immense tionne à la manière d’un studio les lois du marché, de plus en plus de succès commercial. Devenue de création et les étudiants se hautes écoles travaillent avec l’industrie. innovante, l’industrie du jeu virendent très rapidement compte en inde, cette collaboration est très intense déo est aujourd’hui une pourqu’ils se trouvent à Pune dans dans le domaine du game design. visite à voyeuse de sensations fortes un univers professionnel et pas n’ayant rien à envier à certaines simplement académique. « Ceci DsK supinfogame, dans la ville de Pune. productions hollywoodiennes à est un institut professionnel. » gros budget. alexis Madinier insiste bien sur par Jayesh Shinde répondre aux exigences ce point. « les étudiants y sont croissantes de cette industrie, traités comme des débutants former des professionnels à l’art venus se former en entreprise. il subtil et complexe du game design, tel est l’un des principaux ob- n’y a pas ici de membres de faculté, uniquement des formateurs jectifs de DsK supinfocom. Joint-venture de DsK Group en inde professionnels apportant dans leur bagage une expérience acquise et de la Chambre française de commerce et d’industrie, DsK su- en ayant travaillé eux-mêmes sur différents jeux et dans différentes pinfocom est la première antenne étrangère de supinfocom, école entreprises. » Parag shirname, senior vice President for academics supérieure d’animation numérique française mondialement and Marketing de DsK supinfocom, confirme : « Nos formateurs connue, créée en 1988 à valenciennes. elle est aussi le premier et sont des professionnels, en congé sabbatique, partageant ici avec le plus grand campus indien à proposer des formations profession- les étudiants leur expertise et leur expérience. avant d’exceller à nelles en animation, conception de jeu et design industriel. leur tour, ces derniers ont besoin de beaucoup de temps pour assi« le potentiel du marché indien du jeu vidéo est immense », miler cette expérience et bien comprendre leur futur environneexplique alexis Madinier, directeur des études de DsK supinfo- ment professionnel. C’est ce qui fait la beauté du cours de game degame, la division game design de DsK supinfocom. selon ce pro- sign de notre école. » une école qui propose en outre une piscine et fessionnel chevronné de l’industrie du jeu électronique, dont il une salle de sport pour se détendre et se divertir. possède une expérience de vingt ans, l’industrie indienne du jeu DsK supinfocom accueille également bon nombre d’étuvidéo, qui se développe à très grande vitesse, a fait en quatre ans ce diants étrangers. environ quatre-vingt-cinq pour cent des étuque l’industrie française a réalisé au cours des quinze dernières diants sont indiens, les autres viennent d’europe, essentiellement années. D’après les prévisions de croissance de Pricewaterhouse- de France, où supinfocom a vu le jour. Outre qu’il constitue un

incursion dans l’art du game design

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terreau propice à la curiosité intellectuelle et à l’apprentissage, ce brassage des cultures reflète la nature véritablement internationale de l’industrie du jeu numérique. DsK supinfogame propose un cursus de game design très structuré, s’étendant sur cinq ans : les trois premières années pour les cours de base, consacrés à disséquer les divers éléments dont est fait un jeu vidéo, les deux dernières pour les niveaux avancés de game design. les étudiants de terminale ont à concevoir leurs propres jeux vidéo, qui sont soumis à l’appréciation d’un jury international composé de professionnels et de vétérans des jeux numériques. alexis Madinier : « Nos diplômés ont entre un an et demi et deux ans de réelle expérience professionnelle, même sans avoir fait de stage ailleurs. Quand on sort d’ici, on n’est plus un débutant. » tous les étudiants de dernière année de DsK supinfocom travaillent sur des projets collaboratifs. Cela se passe dans des salles

la succursale indienne de l’école possède pour le placement de ses diplômés un réseau non négligeable d’entreprises. alexis Madinier : « Nous sommes en étroite relation avec l’industrie internationale du jeu vidéo. Des entreprises s’adressent à nous pour recruter des stagiaires ou des collaborateurs, et nous avons, nous, besoin de leurs professionnels comme membres du jury jugeant de la qualité de nos étudiants de dernière année et de celle de notre enseignement. » On trouve des diplômés de DsK supinfogame dans quelques-unes des plus grandes enseignes de l’industrie du jeu vidéo, parmi lesquelles Gameloft, Zynga et electronic arts, ainsi que dans des studios de singapour, du Canada et de France. « en 2008, l’inde comptait dix studios produisant des jeux, aujourd’hui 250. » ubisoft, développeur et distributeur français de jeux vidéo mondialement connu, possède une succursale en inde. située à une heure de voiture du campus de DsK supinfocom, celle-ci engage régulièrement une partie des étudiants de DsK supinfocom cherchant une place de stage. Pauline Jacquey, directrice générale d’ubisoft inde, Nous sommes en étroite relation avec l’industrie intervoit dans la collaboration d’artistes indiens nationale du jeu vidéo. Des entreprises s’adressent à et étrangers un moyen de contribuer au succès de l’industrie indienne du jeu élecnous pour recruter des stagiaires ou des collaborateurs, tronique. « un jeu, dit-elle, n’est pas seuleet elles siègent dans les jurys jugeant de la qualité des ment une affaire de codage et de programtravaux de diplôme. mation. le graphisme, l’animation, les effets spéciaux, le développement, la conception aux cloisons de verre parfaitement transparentes, familièrement des niveaux de jeu, le son, l’assurance-qualité, la commercialisation appelées « aquariums », grâce auxquelles les formateurs peuvent ou le marketing, pour ne citer que ces domaines-là, constituent un surveiller leurs étudiants sans les déranger. les aquariums sont intéressant gisement d’emplois pour des personnes n’ayant pas reçu équipés de tableaux blancs, sur lesquels les futurs game designers une formation technique. » ébauchent leurs concepts, et de terminaux d’ordinateurs, sur lesavis que partage Jitesh Panchal, lead Game Designer à ubiquels ils les réalisent. Bien que les étudiants soient censés être au- soft : « À condition d’être créatif, un non technique peut très bien tonomes, il y a toujours à proximité des formateurs pour les dé- réussir dans l’industrie du jeu. tout dépend de la voie dans laquelle panner au cas où ils ne s’en sortiraient pas. il s’engage, des options qu’il choisit. » DsK supinfocom apparaîunique en son genre, cette forme d’auto-apprentissage est tra-t-elle un jour comme le précurseur d’un nouveau modèle coltrès appréciée. Des étudiants de dernière année travaillant sur un laboratif dont s’inspireront d’autres écoles ? attendons pour voir. puzzle game FPs appelé Moon Cube m’ont dit tout le bien qu’ils Présent à l’inauguration officielle du campus de DsK supinfocom en pensaient. « ici, on travaille réellement comme dans un studio en décembre dernier, François richier, ambassadeur de France en de game design, et ça c’est vraiment cool », explique Huzaifa arab, inde, l’a laissé entendre en notant que la technologie et la formaqui a préféré la formation de game designer à celle de gestionnaire tion numériques étaient des domaines où se développait une cooprimitivement envisagée. « s’inspirant de divers éléments, les en- pération accrue entre la France et l’inde. si l’école se trouve en seignants définissent une idée de jeu et forment une équipe à la- inde, son cursus académique est presque entièrement assuré, pour quelle ils donnent une année et toutes les ressources nécessaires l’instant, par des professionnels venus d’europe. l’avenir dira quels pour le créer et le réaliser. » Futur designer associé de Zynga, géant lieux du monde globalisé des jeux vidéo ses diplômés choisiront de l’édition de jeux sur les réseaux sociaux, Mayur Bhimjiyani demain comme points de chute. apprécie l’environnement d’interaction et d’émulation que font naître les formateurs professionnels de l’école. « les idées engendrent les idées ; c’est ce qui fait tourner le processus créatif. un vrai bonheur », dit-il.

www.dsksic.com

Un modèle possible pour les écoles européennes DsK supinfogame organise pendant toute l’année des ateliers animés par des spécialistes et des invités internationaux de gros calibre, tel Yasuhiro Fukushima, président d’honneur de square enix, l’un des plus grands studios japonais et mondiaux, présent à Pune en début d’année. Bien que n’existant que depuis quatre ans,

Jayesh shinde est un journaliste spécialiste des technologies personnelles. il écrit actuellement des articles sur la technologie et sa passion d’enfance, les jeux vidéo, pour Digit, le plus grand magazine de technologie indien. il vit dans les environs de Mumbai. www.thinkdigit.com traduit de l’anglais par Michel schnarenberger

L a CO U r se aU sU CCÈs 29


Pascal Kohtz a r ts Pl a st iqu e s

quand une averse me surprend, que, le dimanche matin, dans le hall de gare vide, l’écho vibre, que je découvre sur ma lèvre la moustache de lait trop longtemps ignorée… Ce sont ces petites choses, ces ‹entre deux›, qui me poussent à m’interroger et à travailler pendant des semaines.

Un plafond de nuages en plexiglas intitulé Leicht Bewölkt (légèrement couvert). Une nouvelle œuvre, accrochée dans un appartement privé.

Küns t le r w e r de n 30

L’atelier de l’artiste à Attikon se trouve en pleine zone industrielle.


En regardant la ville de Winterthour et le vaste paysage du haut de la tour panoramique, Pascal Kohtz parvient à se concentrer et à clarifier ses idées. Une retraite à une hauteur vertigineuse. Pascal Kohtz est né en 1983 à Winterthour, où il vit et travaille. www.kohtz.ch

K ünst le r w e r de n 31

Dans un monde dominé par l’argent et l’économie, être artiste, c’est d’abord pouvoir élaborer des projets susceptibles d’exister loin de toute contrainte économique et de toute utilité pratique. Pour moi, l’existence d’artiste, c’est aussi le privilège d’avoir le temps.


H EU r E L o CA L E

san francisco

new york

paris

rome

VarsoVie

le caire

johannesburg

new delhi

shanghai

La Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia entretient plusieurs permanences dans le monde entier. Celles-ci ont pour tâches de stimuler les échanges culturels et de développer des réseaux culturels.

san francisco

À travers ses installations cinétiques, l’artiste suisse Pe Lang explore des phénomènes physiques et des successions de mouvements. Ses œuvres les plus récentes seront exposées l’année prochaine au musée de la science de San Francisco, l’Exploratorium.

Une mer ondoyante de papier : l’artiste Pe Lang met le mouvement en scène comme un événement visuel, moving objects, nº 564 – 595, 2012.

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par Villö Huszai – Le son de la pluie est à nos oreilles on ne peut plus familier. Pourtant, la pluie résulte d’événements toujours renouvelés, et aucune goutte n’a en fin de compte la même résonnance qu’une autre. Mais comment entendre les éléments isolés qui composent le tout ? Il faut « pouvoir entrer à l’intérieur du son », selon l’artiste suisse Pe Lang. Il veut permettre à son public et à lui-même de se plonger au cœur des phénomènes physiques. Peter Lang, qui vient de Sursee dans le canton de Lucerne, a cheminé par la musique et les arts sonores expérimentaux avant d’arriver à l’art cinétique. À 23 ans, ce bricoleur avait déjà construit son propre synthétiseur, mais l’artiste visuel Pe Lang n’a vu le jour qu’au moment où il a tourné le dos au son numérique. Aujourd’hui, Pe Lang fait des sculptures cinétiques. Le mouvement comme événement visuel Une œuvre de Pe Lang serait idéale pour l’Exploratorium : sur ce point, Claire Pillsbury, conservatrice au musée californien de la science et de la technique, et ses collègues étaient unanimes après une présentation et une performance de l’artiste suisse. C’était en septembre 2011, lors d’une manifestation de swissnex San Francisco, ville dans laquelle l’artiste de 37 ans était invité en tant que participant au programme de la Haute École d’arts de Zurich Swiss artists-in-labs. Ce programme d’un an a permis à l’artiste d’établir des contacts dans le domaine de la recherche scientifique, apparentée à l’essence de son travail. Depuis, il a déjà été l’hôte de l’Exploratorium à plusieurs reprises. Ce musée renommé de San Francisco est celui qui sert de modèle au

Photos : Pe Lang (œuvres) et Marianthi Papalexandri (portrait)

L’art motorisé de Pe Lang


musée de la technologie de Winterthour, le Technorama, dont il est aussi une importante institution partenaire. L’enthousiasme que Pe Lang rencontre à l’Exploratorium s’explique facilement par le travail intense qu’il mène sur la technologie et les phénomènes physiques. L’artiste explore jusqu’à trouver les espaces sonores et les successions de mouvements complexes qui l’intéressent, mais il ne les cherche pas dans la nature, il les produit lui-même. Les phénomènes physiques utilisés reposent avant tout sur le magnétisme ou sur des effets de frottement et de gravitation que l’artiste obtient par des séries d’essais. L’un des éléments clés de ses sculptures cinétiques sont les moteurs DC, pour direct current, ou courant continu. Il s’en sert pour actionner quelque chose, par exemple, dans son Untitled sound object de 2008, une chaîne de billes reposant sur un axe. La chaîne, en se mouvant lentement sous l’effet de l’axe qui tourne sur luimême, produit sur le support un bruissement incessant. Si l’on place cent machineries de ce type, crépitant calmement, murmurant leur cliquetis, le son général qui s’élève est comparable, de fait, à celui de la pluie qui tombe. Les moteurs électriques, toujours visibles, sont bien plus qu’un simple mécanisme d’entraînement, ils font partie intégrante de la sculpture ou de l’installation. Leur valeur dépasse l’aspect esthétique, ils sont explicatifs et instructifs : dans notre présent de haute-technologie, où la technique est de plus en plus souvent escamotée derrière des surfaces design et devient toujours plus opaque même pour les experts, l’art de Pe Lang offre une confrontation directe avec le processus technique et met en scène le mouvement comme un événement visuel. Curiosité et instinct de chercheur Pour produire cet effet global qui ne cesse de fasciner, Pe Lang multiplie les objets identiques dans une structure de grille. C’est une démarche qu’il a développée avec l’artiste bernois Zimoun et qu’il a présentée depuis 2006 dans une série d’expositions. « Mais avec le temps, le principe menaçait de tourner à l’astuce, et il a commencé à m’ennuyer » explique Pe Lang. Pour lui, la technologie n’est pas un instrument, mais une voie d’exploration extrême.

Comme une partition en mouvement : moving objects nº 692 – 803, 2012.

ordinateur, et les manuels ne sont pas ses seules sources d’apprentissage, il puise aussi dans les tutoriels d’anciens tourneurs disponibles sur Youtube.

Artiste et technicien : performance de Pe Lang au Kunsthaus L6 de Fribourg.

Mû par la curiosité et par l’esprit ludique, il est autodidacte : monteur-électricien de formation, il a appris la programmation tout seul. En 2005, le développement d’un programme pour la mise en ligne de vidéos lui a valu un prix décerné par Sitemapping, un projet de promotion mené par l’office fédéral de la culture. Mais il semble que sa maîtrise de l’informatique n’ait fait que conforter son intérêt pour le son non-numérique et la mécanique des phénomènes réels. Aujourd’hui, le tridimensionnel, l’artisanat ont retrouvé plus d’importance pour lui. Depuis quelques années, il se forme à la mécanique de précision, toujours en autodidacte. Dans son atelier de l’Akademie Schloss Solitude, à Stuttgart, il a un tour semblable à ceux de l’industrie horlogère, et diverses fraiseuses et perceuses. Pe Lang peut les piloter par h e u r e lo cale 33

Le jeu de l’ordre et du chaos L’une des œuvres actuelles de Pe Lang, qu’il a développée cette année pour l’Exploratorium et construite dans l’atelier du musée, est constituée de 42 filins de silicone mus par 84 moteurs à courant continu, sur lesquels d’innombrables minianneaux de plastique noir se meuvent dans un sens et dans l’autre. La spectatrice fait face à une bouleversante image d’ensemble en perpétuel changement : les anneaux semblent avoir une dynamique propre, sceller des alliances ou les dissoudre, figurant une partition en perpétuel chantier. La vision qui s’offre là, d’un jeu entre le chaos et un ordre naissant, est un élément récurrent de nombreuses œuvres de l’artiste. Pe Lang est autant technicien qu’artiste, une qualité appréciée par l’Exploratorium, qui place sa propre activité au carrefour de l’art et de la science. En tant que chercheur, il se penche sans arrêt sur de nouveaux domaines de sciences et d’activités. Il souhaite que son public en fasse autant, qu’il pénètre au cœur des sons et des mouvements qu’il construit, qu’il s’y repère peu à peu jusqu’à y découvrir peut-être certaines règles et structures invisibles au premier abord. www.pelang.ch www.swissnexsanfrancisco.org Villö Huszai est spécialiste de littérature et des médias, enseignante dans un lycée de Zurich et journaliste indépendante. Traduit de l’allemand par Catherine Bachellerie


Transcender les traditions johannesburg

Associant instruments, genres et sons puisés aux quatre coins du monde, le trio d’électro-jazz A.Spell, suisse et sud-africain, a créé un mélange musical unique. Cette année, le groupe a effectué sa première tournée dans le sud du continent africain. par Gwen Ansell, Johannesburg – «Chacun de nous est irrésistiblement attiré par un son intéressant» explique ronan Skillen, multi-instrumentiste, en parlant des membres de l’ensemble A.Spell. Lui-même Irlandais et Sud-Africain, ronan Skillen joue du didgeridoo et d’une série d’instruments à percussion, dont le tabla. Le Suisse Jan Galega Brönniman, joueur d’instruments à anches, exécute les parties de clarinette basse, de clarinette et d’électronique. outre la voix, la chanteuse Nadja Stoller exploite l’accordéon, les instruments électroniques et diverses sources de bruits inhabituelles, incluant des jouets pour enfants. Les trois artistes parlent de leur expérience devant l’âtre d’un confortable café où ils sont venus s’abriter de l’hiver de Johannesburg. À l’aube de leur tournée sud-africaine de 2012, qui marque la sortie de leur premier album de groupe, Where The Strange Creatures Live, ils sont tous trois impatients de découvrir le public au fil des concerts organisés en Afrique du Sud, au Mozambique et au Swaziland. Jan Galega Brönniman est particulièrement conscient des surprises que peut réserver l’Afrique. Né au Cameroun, il explique: «C’est peut-être pourquoi j’ai pensé que je devais aller en Afrique quand j’ai eu l’occasion de faire un séjour d’échanges avec Pro Helvetia.» Brönniman joue de la guitare depuis qu’il s’est emparé à quatre ans d’un instrument miniature. Il était réfractaire aux cours de musique formels, mais en pleine adolescence, il a rencontré un saxophoniste. «C’était exotique pour moi, ça ne ressemblait à rien de ce que je connaissais auparavant. Le jazz m’apportait du nouveau et c’était très excitant pour moi.» Quand il

arrive au Cap en 2008 pour une résidence d’artiste, c’est le trompettiste de jazz Lee Thompson qui l’héberge. «C’était différent de l’Afrique de l’ouest. Mais c’était bien car ça m’a forcé à réfléchir à ce qu’était ma mission dans ce nouvel environnement. Et pour les instrumentistes du Cap, j’étais une ‹page blanche›. Ils pouvaient m’inviter à jouer n’importe quoi, et j’ai pu prendre un nouveau départ.»

En débarquant au Cap, Jan Galega Brönniman découvre une ville qui reflète bien l’actuelle scène sud-africaine du jazz et de la musique improvisée. La frénésie du tourisme qui anime la ville assure la survie de très nombreux lieux. Ce foisonnement, conjugué au riche héritage jazzistique indigène, qui remonte à un siècle au moins, et au travail de l’université du Cape Town’s College of Music, a fait éclore une jeune génération d’artistes venus de tout le pays, qui s’intéressent à l’univers complet de la musique et franchissent allègrement les frontières des genres. Liberté musicale ronan Skillen est l’un de ces musiciens. Il a débuté par des cours formels de cor d’harmonie. «Quand j’avais autour de dix-huit ans, j’ai réalisé que c’était ce que j’aimais. La musique était la seule chose qui me donnerait toujours satisfaction.» Puis un ami lui a montré un didgeridoo, «et c’est ce qui m’a libéré. Il n’y avait aucune pression ni aucune règle prédéfinie, pas de jeu codifié par des compositeurs morts depuis trois siècles, juste cet incroyable outil d’improvisation.

Irlandais et Sud-Africain, Ronan Skillen joue d’instruments de percussion de toute origine. Ici, dans la galerie

heur e lo cale 34


Photos : Pro Helvetia Johannesburg

Ce que j’en ferais dépendrait entièrement de mon imagination. Même en tant que corniste, j’avais toujours adopté une approche rythmique. J’ai compris alors que je pouvais créer mon propre son. C’est ce qui m’a conduit à tout ce que j’ai fait depuis. » Cette aspiration à la liberté est aussi ce qui a attiré Nadja Stoller vers la musique. Elle se décrit elle-même comme une enfant rêveuse, sensible, pour qui la musique « créait un espace où [elle se sentait] à la fois en sécurité et connectée au monde ». Elle a suivi des cours de piano dans son enfance mais a étudié la céramique à l’université tout en avançant sur le chemin qui, par les chansons de rickie Lee Jones, l’a menée au jazz. « J’ai aimé la capacité du jazz à raconter des histoires et à vous donner la liberté magique de les raconter à votre manière. » Si l’improvisation les a séduits tous les trois par sa dimension de liberté, ce sont les expériences qu’ils ont vécues au travers de leurs échanges d’artistes à l’étranger qui leur ont montré comment cette liberté pouvait se concrétiser. Skillen avait joué avec Brönniman au Cap. En 2011, il a été sélectionné comme artiste par Pro Helve-

tia pour une résidence en Suisse, et a cohabité avec le saxophoniste à Berne. « C’était comme gagner à la loterie », se souvient ronan Skillen. « Là-bas, la musique s’inscrit dans un contexte bien établi, fort d’une histoire, au sein d’une large communauté musicale. Je rencontrais chaque jour des artistes avec qui j’aurais pu travailler et qui n’avaient pas à compromettre leur musique pour survivre – ce qui m’a conforté dans la voie que j’avais choisie. » Il a aussi été impressionné par la haute maîtrise musicale encouragée par un tel contexte : « Je suis rentré directement à la maison pour travailler». En 2009, une résidence parisienne de huit mois permet à Nadja Stoller de se for-

Outrepasser les frontières de style nationales: Nadja Stoller et Jan Galega Brönnimann.

ger une identité de soliste. « L’idée était de faire de la rue ma scène et de développer des formes d’expression adaptées à l’espace public, avec les instruments que j’avais réunis et fabriqués. » Cette période a aussi renforcé son lien à l’accordéon. « J’avais besoin d’un piano que je puisse trimballer partout avec moi dans la rue. Mais je l’aime presque comme une personne parce qu’il respire, et qu’on lui fait plein de câlins. Vous n’êtes jamais seule, même dans un projet en solo ».

The Forge au Cap.

Créer un son commun Le groupe A.Spell s’est formé autour de ces rencontres à l’étranger : celles de Jan au Cap, de ronan à Berne, et de Nadja à Paris. ronan raconte que peu après son arrivée à Berne, Jan lui a dit : « Il y a cette chanteuse h e u r e lo cale 35

avec qui j’ai joué… ». Nadja le coupe : « En fait, Jan et moi, on travaillait sur le concept de cette musique depuis deux ans environ, dans un lieu qui s’appelle le Café Alpin. Mais quand ronan est arrivé, ça s’est soudainement développé très vite. Chacun a reconnu en l’autre le lien manquant dans ce que nous voulions faire. Il était clair que nous avions un son en commun ». Quand le travail du groupe a progressé, Pro Helvetia a subventionné l’enregistrement. Nadja a composé des chansons, Jan en a fait les arrangements, en apportant des idées instrumentales que, depuis toujours, il voulait entendre avec une voix. Pour sa part, ronan a donné des motifs rythmiques et des trames de percussion. « Quelqu’un a proposé quelques accords, c’est peut-être moi qui ai amené le looper, nous avons alors fait beaucoup d’impro. Le processus a été assez long. » conclut Nadja. Les trois artistes décrivent le répertoire qu’ils ont constitué comme « des chansons et des sons nouveaux » : une manière de transcender les styles de chaque pays et les jeux strictement idiomatiques. C’est une philosophie qui devrait être tout à fait bien comprise de retour au Cap, où les scènes accueillent souvent des Sud-Africains qui travaillent avec des instrumentistes du Mozambique, de la république démocratique du Congo, d’Europe du Nord et de Scandinavie dans une entreprise commune de création de nouveaux sons. ronan Skillen explique : « Notre point commun – qui s’est renforcé quand nous avons travaillé ensemble – c’est d’utiliser les instruments, y compris la voix de Nadja, sans idées préconçues, comme des outils nous permettant de créer les sons que nous recherchons. Quand vous entendez notre tabla, vous ne pensez pas directement à l’Inde. Quand vous entendez l’accordéon, ce n’est pas automatiquement Paris. Nous transcendons les traditions sur un mode futuriste mais aussi très humain. » www.aspell.ch Gwen Ansell est formatrice médias indépendante, compositrice et chercheuse en musique. Elle est l’auteure de Soweto Blues (2005), une histoire du jazz sud-africain. Traduit de l’anglais par Catherine Bachellerie


R EP oR TAgE

Clapotage électronique pour une eau pure Peut-on sensibiliser la société aux questions environnementales avec de la musique ? C’est précisément l’objectif que s’est fixé le label et collectif suisse Spezialmaterial pour son RioBogotá-Tour à travers la Colombie. Et tout ce qui n’a pas marché ne fut pas forcément un échec. Christof Moser (texte) et Guadalupe Ruiz (photos)

Lorsque les derniers rayons du soleil effleurent le versant escarpé des montagnes encerclant la capitale de la Colombie, les habitants de Bogotá se retirent à l’intérieur de leurs maisons entourées de grillages. Le rythme de leurs journées, au diapason du pouls de la ville, s’est adapté à la criminalité. Bien que cette dernière soit moins fortement présente, elle fait toujours partie de leur quotidien. Vers dix, onze heures du soir, la plupart des restaurants sont fermés, et les rues désertes. Minuit a sonné depuis longtemps lorsque résonne, au cœur du vieux quartier colonial de La Candelaria, un jodle à travers la nuit. Le grincement d’une scie qui chante. Un bruissement. Des rires. Devant l’hôtel Dorantes, le label zurichois Spezialmaterial finit d’apprécier la soirée qui fut une réussite. Ancien rendez-vous de la bohème de Bogotá, l’hôtel attire aujourd’hui les routards du monde entier. Son crépi s’effrite et exhale le souffle humide du passé. Les musiciens de Spezialmaterial, Michael Koko Eberli, Stefanie Keller, Do-

minik Brun del Re et Daniel Hepp, se produisent ce soir à l’occasion d’un concert maison – accompagnés de paroliers en provenance des États-Unis et du Mexique, et de l’indie-rockeuse Laetitia Sadier, qui avait fait sensation dans les années nonante sur la scène internationale avec le groupe londonien Stereolab. Les musiciens suisses propagent leur humeur survoltée dans la nuit en fumant et buvant, au rythme de leurs instruments. Le son de leur musique a sur le quartier le même effet qu’un faisceau de lumière sur une nuée de moustiques. Des ombres curieuses s’approchent de toutes parts comme un essaim. D’abord deux musiciens colombiens, qui se joignent spontanément au concert de rue avec leurs guitares, suivis de sans-abris et de drogués qui s’avancent en applaudissant. Une patrouille de police s’arrête, puis une seconde. A la fin, huit policiers étonnés observent la scène depuis l’autre côté de la rue. Et quand le fourgon de diffusion d’une station radio passe par-là par hasard et que Re po R tag e 36


De drôles de créatures aquatiques vibrent au rythme de l’électro : Spezialmaterial lors de son concert au Teatro Pablo Tobon Uribe à Medellín (Dominik Brun del Re, Michael Koko Eberli et Stefanie Keller).

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le présentateur sort son micro et diffuse le concert de rue en direct sur les ondes, interrompu uniquement par les nouvelles de deux heures, le tout prend définitivement l’allure d’un event helvético-colombien. « Suiza ! », crient les Suisses en cœur dans le micro quand on leur demande d’où ils viennent. Et ces cris de joie exultée que pousse la chanteuse Stefanie Keller sont du « jodle ». « Nous sommes ici pour sensibiliser les gens à la pollution des cours d’eau par notre musique », explique Caro Cerbaro, responsable de la conception scénique pour Spezialmaterial. « Les fleuves suisses sont parmi les plus propres du monde, et en même temps, des entreprises suisses polluent les eaux colombiennes », rajoute la Suissesse Mirjam Zimmermann. Le présentateur acquiesce, un camionpoubelle s’avance en cahotant, et juste avant que le bruit assourdissant de la presse à déchets n’engloutisse tout, le message crucial retentit sur les ondes : « El agua es vida ! »

faire leur propre idée de la pollution des fleuves de Bogotá, les Suisses accompagnent le temps d’une journée des activistes colombiens de l’environnement durant leur desaster-tour. Cette tournée est organisée par David Thayer, un musicien et cinéaste suisse aux racines colombiennes, dont le documentaire Rio Bogotá a jeté la lumière sur l’énorme pollution des eaux de Bogotá. Pour l’occasion, Thayer

endosse le rôle du guide de voyage. Dans le minibus exigu prend place une célébrité : Hector Buitrago, star de pop colombienne, connu pour son engagement en faveur de l’environnement. « Dans un pays marqué par la violence et la pauvreté, il n’est pas facile de toucher les gens simples et de les sensibiliser à la destruction de leur environnement », déplore-t-il. « Ce sont les petits pas qui comptent. » Buitrago a été honoré pour son engagement lors de la Journée internationale de l’eau à Bogotá. Et Spezialmaterial a également participé à cette cérémonie marquée par la présence des indiens dans le plus grand parc municipal de Bogotá. Au son des tambours, les esprits des eaux ont été conjurés, des bijoux, du maïs et des fruits donnés en offrande. Le tout accompagné d’électrosound de Suisse.

Maîtres de l’improvisation Afin de rendre la vie dans les cours d’eau perceptible par les sens, Spezialmaterial a intégré le gargouillement de l’eau dans son univers sonore électronique pour son RioCe sont les petits pas qui comptent « Le Rio-Bogotá-Tour est jusqu’à présent Bogotá-Tour. Les décors sont faits de figures lumineuses gonflables et transpale projet le plus ambitieux de Spezialmaterentes rappelant les micro-organismes rial », explique Michael Eberli, meneur du vivant dans l’eau et dont le pouls bat au label zurichois de musique électronique. « Avec notre musique, nous voulons sensirythme de la musique. Un dispositif interactif entre musique et art visuel montre la biliser les gens aux dysfonctionnements Présents en tant que gardiens de l’ordre et de l’environnement : les carabineros. écologiques – un sacré défi ». Afin de se réaction de l’eau en relation avec d’autres liquides. Chargés d’innombrables valises remplies de matériel et aidés par un subside accordé par Pro Helvetia pour la réalisation du projet, les artistes ont sillonné la Colombie durant trois semaines – de Medellín à Bogotá, de club en club, de musée en galerie. Ils ont été accompagnés par Pablo Mellado et Jorge Castro, musiciens colombiens de la scène électronique, déjà de la partie lors de la dernière tournée en 2008 et que l’on peut écouter sur Sudamerica, compilation enregistrée à cette occasion. Ce sont ces deux musiciens qui ont organisé les concerts dans les clubs et qui se sont chargés de la publicité. Dans des métropoles comme Medellín et Bogotá, vouloir attirer l’attention sur des musiciens suisses inconnus relève de la Chanter en l’honneur de l’eau : la cérémonie Cantoalagua s’est déroulée en plusieurs endroits de gageure. Et comme SpezialmateColombie, lors de la Journée mondiale de l’eau. Ici, dans le Parque Nacional de Bogotà. rial ne pouvait pas compter sur un Re po R tag e 38


Le desaster-tour de David Thayer (à droite) fait halte au bord du fleuve Funza qui passe pour l’un des fleuves les plus pollués du monde.

bureau de liaison local comme le peuvent par exemple les artistes allemands avec la forte présence du goethe-Institut à l’étranger, le groupe dépendait entièrement de son modeste réseau de contacts sur place. Et c’est précisément ce qui a empêché certaines idées et certains projets d’aboutir : le maire de Medellín n’a ainsi jamais tenu sa promesse d’introduire un concert. Et une tournée prévue de village en village le long d’un fleuve a dû être annulée pour cause de préparation insuffisante. ou alors, le cachet convenu n’a tout simplement pas été honoré. En revanche, le talent d’improvisation de Spezialmaterial (un talent qu’ils partagent avec les Colombiens) a permis à d’autres choses de voir le jour. Le concert de rue nocturne à l’hôtel Dorantes en est un bel exemple. Visite dans la zone interdite En connaisseur, David Thayer dirige le conducteur du minibus affrété pour l’occasion vers des endroits propices à révéler l’étendue de la pollution de l’eau. « De grands groupes européens et américains profitent de l’absence de lois et de la corruption pour ne respecter aucune disposition de la politique environnementale lorsqu’ils passent des contrats en Colom-

bie », critique-t-il. Le fleuve Funza, qui serpente à travers la métropole en pleine explosion démographique, est considéré comme l’un des fleuves les plus pollués au monde. C’est sur ses bords que le groupe fait une première halte. Déjà mort sur le plan écologique à cause de l’industrie du cuir qui déverse ses eaux toxiques sans les filtrer, le fleuve est également mené à mal par l’industrie du ciment, dont le bouillon sédimenteux étouffe toute chance de vie jusque dans le lit du fleuve. L’odeur âcre qui flotte dans l’air coupe le souffle, et quiconque ose s’aventurer dans l’eau risque d’en ressortir avec de douloureuses lésions cutanées. Aux dires de David Thayer, le groupe Holcim, premier producteur suisse de ciment, a sa part de responsabilités dans cette catastrophe écologique. C’est là qu’aura lieu la deuxième halte de la journée. « Suiza ! », répond le groupe d’une seule voix, lorsque le personnel chargé de R e po Rtag e 39

la sécurité demande, quelque peu ahuri, d’où vient le groupe qui a stationné son minibus devant la barrière d’accès à la mine. Et quand le groupe leur explique qu’il souhaite voir ce que l’entreprise suisse fait en Colombie, l’agitation gagne les gardes placés derrière la barrière. Les hommes chuchotent dans leur talkie-walkie. Après une demi-heure d’attente, un chefmineur s’avance dans ses bottes maculées de boue. La mine est malheureusement zone interdite, explique-t-il aimablement, les visites improvisées sont indésirables. Et pourtant : « Artistiquement parlant, la tournée fut un succès », confie Michael Eberli sur le trajet du retour à l’hôtel Dorantes. « Nous avons noué des contacts qui nous permettront de revenir en Colombie pour de nouveaux projets ». Le seul fait, pour des artistes européens, d’avoir osé se rendre en Colombie, un pays que la plupart des gens évitent à cause de sa pauvreté et de sa criminalité, a ouvert de nombreuses portes aux Suisses. or il semblerait presque que la sensibilisation ait surtout eu lieu dans l’autre sens : à force d’engagement, les artistes suisses ont pu se faire une idée de la saleté qui souille la propreté proverbiale de la Suisse dans des pays comme la Colombie. « Nous sommes contents que vous en parliez autour de vous, de retour au pays », confie Hector Buitrago. « C’est aussi un petit pas dans la bonne direction. » www.spezialmaterial.ch Christof Moser est auteur indépendant, polit-reporter et critique des médias pour l’hebdomadaire Der Sonntag ainsi que membre de la direction rédactionnelle pour la plateforme informative indépendante www.infosperber.ch. Il vit et travaille à Zurich, Berne et Berlin. Née à Bogotá, guadalupe Ruiz s’est installée en 1996 en Suisse. Elle a étudié la photographie à l’ECAL à Lausanne et suivi une formation postgrade à la Zürcher Hochschule der Künste à Zurich. Elle a reçu le Prix Kiefer-Hablitzel et bénéficié de bourses de séjour à Zurich, San Francisco et gênes. Ses photographies ont fait l’objet d’expositions au Helmhaus à Zurich, au Centre de la Photographie de genève, au Centre PasquArt de Bienne et au Museo de Arte Moderno de Bogotá. www.lupita.ch Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry


AC T UA L i T é S PRo H ELv E T i A

Pro Helvetia se rend en Russie

Journées suisses de la danse et du théâtre Au début de l’année prochaine, on pourra découvrir les nouvelles créations dramatiques et chorégraphiques contemporaines de Suisse à l’occasion de deux plateformes nationales: le milieu théâtral suisse se rassemblera aux Journées de Théâtre Contemporain du 16 au 19 janvier 2013 dans les villes de La Chaux-deFonds, du Locle et de Neuchâtel. Suite au succès de la première édition qui a eu lieu en 2009, les organisateurs ont décidé de renouveler l’événement pour donner aux troupes de théâtre l’occasion de présenter leurs nouvelles productions. Les Journées de danse contemporaine

suisse, quant à elles, auront lieu pour la neuvième fois déjà – du 6 au 10 février 2013 à Bâle. Une quinzaine de compagnies danseront et présenteront leurs nouvelles œuvres dans le Theater Basel, entre autres. Ces deux manifestations aident les artistes à prendre pied sur le marché international et augmentent leurs chances de se produire en Suisse et à l’étranger. Elles s’adressent en priorité aux organisatrices et organisateurs et aux journalistes spécialisés, mais sont aussi ouvertes au public. journeestheatrecontemporain.ch swissdancedays.ch

ACTU ALITÉS pr o h e Lv eT IA 40

www.prohelvetia.ru

Photo : Melanie Hofmann

La performeuse Saga Sigurðardóttir dans la pièce Bluff, Journées de danse contemporaine.

Un roman russe et drôle – l’histoire d’un oligarque russe exilé en Sibérie – est le roman que la journaliste et écrivaine valaisanne Catherine Lovey a emporté dans ses bagages lors de son voyage à Moscou, fin novembre. En compagnie d’autres écrivaines et écrivains suisses, elle était invitée à Non/Fiction, la célèbre Foire de la littérature moscovite. En participant à cette plateforme littéraire internationale, Pro Helvetia souhaite à la fois susciter de l’intérêt pour la littérature de Suisse et en favoriser la traduction en russe. Ce rapprochement est également un coup d’envoi, celui de Swiss Made in Россия, le nouveau programme d’échanges entre la Suisse et la Russie. Par ce nouveau programme, Pro Helvetia cherche à nouer des liens et à établir un réseau durable avec les institutions culturelles russes. Ces der dernières années, les créateurs suisses ont de plus en plus dirigé leur attention vers la scène culturelle de Russie. En majorité soutenue par des fonds privés, celleci a donné naissance à de nombreuses institutions très dynamiques, depuis peu. Le projet se concentre géographiquement sur les deux centres de Moscou et Saint-Pétersbourg ainsi que sur d’autres agglomérations telles que Nijni-Novgorod, Krasnoïarsk et Perm. Selon toutes probabilités, Pro Helvetia ouvrira un bureau de liaison à Moscou en 2015.


Traduction recommandée Encensées par la critique, quelquefois même couronnées de prix, et pourtant ignorées hors de leur espace linguistique : voilà le destin de maintes œuvres littéraires exceptionnelles de Suisse. Pour faire connaître la littérature de Suisse à l’étranger, Pro Helvetia vient de lancer le magazine 12 Swiss Books : il présentera chaque année, sous une forme accessible, douze nouvelles parutions de toutes les régions linguistiques, dont la Fondation recommande la traduction. Pratique, ce magazine paraîtra tous les ans à temps pour la Foire du livre de Francfort et sera également distribué lors des autres grandes manifestations littéraires. De plus, il sera disponible en version électronique sur internet ou en application iPad. Des extraits de lecture dans la langue originale et en anglais ainsi que de brefs portraits

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des écrivaines et écrivains devraient inciter éditeurs, agences et traducteurs à traduire ces nouvelles publications. Ainsi le premier numéro présente l’écrivain bernois Pedro Lenz, dont l’œuvre en dialecte Der Goalie bin ig représente un défi particulier pour la traduction. Une section contenant des interviews et des chroniques ainsi qu’une rubrique «Services» donnant des informations sur l’encouragement apporté par Pro Helvetia à la littérature et à la traduction, complètent chaque numéro du magazine. Ce nouvel instrument de promotion fait partie de Moving Words, le programme prioritaire de Pro Helvetia en faveur de la traduction. www.12swissbooks.ch

Le magazine paraît tous les ans à l’occasion de la Foire du livre de Francfort.

Portrait : Caroline Minjolle/Pixsil

Culture et bouleversements politiques Quels sont les effets des révoltes politiques sur la culture ? Et quelle peut être la contribution des institutions culturelles dans les périodes de profond bouleversement ? Ce sont les questions que se proposent d’approfondir, dans une initiative commune, les bureaux de liaison Pro Helvetia Le Caire et varsovie. Le projet Culture in times of democratic transition: Rethinking cultural policies, organisé en collaboration avec le Al-Ahram Centre for Political and Strategic Studies du Caire, démarrera en janvier 2013. Le cycle de manifestations s’adresse aussi bien aux personnes engagées dans la politique et la culture qu’aux acteurs de la culture, des sciences et de la religion. Les organisateurs n’hésitent pas à confronter l’expérience de l’égypte et l’histoire récente de la Pologne : certes, l’économie, la politique et la société des

deux pays diffèrent fondamentalement, pourtant tous deux ont vu leurs gouvernements et leurs régimes renversés sous la pression des citoyens. Certains ateliers adopteront plus spécifiquement la perspective égyptienne : ainsi, la place accordée à la religion dans la vie culturelle d’égypte fera l’objet d’une réflexion. Une nouvelle étape de ce cycle de manifestations se déroulera en Pologne à l’automne 2013. www.prohelvetia.org.eg

Un nouveau directeur Le 12 octobre, le Conseil de fondation de Pro Helvetia a élu à l’unanimité, au poste de directeur, Andrew Holland, auparavant responsable du secteur Promotion culturelle et directeur adjoint. À 46 ans, ce docteur en droit a déjà occupé diverses fonctions dans le domaine culturel depuis 1986: il a travaillé huit ans pour l’office fédéral de la culture, a été organisateur et conseiller dramatique, codirigeant du Projet Danse et a réalisé un concept général de promotion de la danse en Suisse. www.prohelvetia.ch

A CT U ALIT ÉS pr o h e Lv e T IA 41


La plus grande Bourse aux spectacles d’Europe L’atp y est parvenue. Aujourd’hui, l’association aux structures démocratiques est soutenue par l’office fédéral de la culture, Pro Helvetia et d’autres promoteurs culturels. Avec ses programmes, la communauté d’intérêts attire chaque année 1,7 million de spectateurs. Les organisateurs qui installent quelques chaises à la cave et amènent les lampadaires du salon pour l’éclairage sont devenus rares. « Les théâtres de poche sont aujourd’hui aussi professionnels que les théâtres municipaux », souligne Claus Widmer, qui dirige le secrétariat depuis 2000. La principale offre de l’atp est la Bourse suisse aux spectacles, une grande manifestation qui se tient chaque année à Thoune et où l’on peut découvrir plus de cent nouvelles productions. C’est la plus grande foire professionnelle d’Europe en la matière. C’est là que Gardi Hutter a connu ses premiers succès il y a trente ans ; Massimo Rocchi et Ursus & Nadeschkin ont pu s’y présenter

PA R T E N A i R E

La porte d’accès aux petites scènes Des lampadaires de salon en guise de projecteurs ? Ces temps sont révolus. Depuis 37 ans, une association d’artistes et d’organisateurs professionnalise le monde des théâtres de poche.

alors que personne ne les connaissait. Mais la Bourse aux spectacles n’est pas réservée aux jeunes talents : le choix est dicté par la qualité et la diversité. Les différentes régions linguistiques de Suisse y sont représentées, de même que les multiples formes des arts de la scène, de la jonglerie à la danse, de la pantomime au slam.

humoriste Michel Gammenthaler, qui est cette année en tournée avec le Cirque Knie : « L’atp offre à la Bourse le cadre dans lequel l’artiste peut au mieux se faire connaître. Mon premier spectacle, je l’ai donné sur une scène secondaire ; l’année suivante, j’étais sous le Chapiteau, et ensuite dans la grande Schadausaal, qui compte 700 places. » Pour lui, la Bourse est « l’entrée parfaite » dans le monde du cabaret-théâtre. Et ce monde est vaste : des organisateurs de toute l’Europe et d’outre-mer viennent à Thoune pour y découvrir de nouvelles productions. Le contact est particulièrement étroit avec les grandes foires canadienne et allemande, la Bourse Rideau de Québec et l’internationale Kulturbörse de Fribourg-en-Brisgau. Celui qui convainc à Thoune a donc de bonnes chances d’avoir un agenda de tournée bien rempli. La Radio Télévision Suisse, qui enregistre à Thoune un certain nombre de productions, joue également un rôle important. Enfin, des distinctions y sont aussi décernées : un Prix de l’innovation pour les impulsions nouvelles, un Prix d’Honneur en reconnaissance d’une carrière exceptionnelle, et le Prix suisse de la scène de l’atp, qui récompense une production de grande valeur propre à divertir un vaste public. Là aussi, l’atp met l’accent sur la qualité. il en restera ainsi à l’avenir, lorsqu’Anne Jäggi reprendra la direction du secrétariat dès 2013 : elle entend maintenir la grande qualité de la Bourse et déployer tous ses efforts afin que l’atp soit reconnue comme un prestataire de services important, même en dehors de la Bourse aux spectacles. L’atp continuera aussi de promouvoir l’échange entre les régions linguistiques, que Pro Helvetia soutient aujourd’hui déjà. Car les arts de la scène, dans leur grande diversité, tiennent à cœur à toute la Suisse. www.ktv.ch Andreas Tobler est critique théâtral et littéraire au Tages-Anzeiger. Traduit de l’allemand par Christian viredaz

Contacts avec le Canada et l’Allemagne Beaucoup de ceux qui se sont présentés à Thoune sont devenus au fil des ans des artistes reconnus. Par exemple le magicien et

pArTeNAIre : AS S oCIATIoN Ar T IST eS – T h ÉÂT r e S – pr o M oT Io N 42

illustration : Raffinerie

par Andreas Tobler – Des maisons anciennes entourent une petite place arborisée : la Rue Haute, à Bienne, est un endroit pittoresque et tranquille. Au numéro 1 se trouve la Maison de la culture Ancienne Couronne, qui abrite la centrale de services des arts de la scène suisses : le secrétariat de l’Association artistes – théâtres – promotion, Suisse (atp). C’est dans ces bureaux qu’artistes, organisateurs et managers culturels sont mis en relation les uns avec les autres ; on se mobilise sur le terrain de la politique culturelle pour défendre les intérêts des 4500 membres et on tente de répondre à toutes les questions pressantes, de la TvA au droit d’auteur. on ne pouvait que rêver d’une offre semblable au début des années 1970, lorsque plusieurs acteurs de la scène se sont retrouvés dans une salle du quartier de la Matte, à Berne. « on devrait, on pourrait, il faudrait quand même… se regrouper, fonder une association », se disait-on alors, se rappelle le metteur en scène Jean Grädel dans son livre Grosse Schweizer Kleinkunst. L’atp a été fondée en 1975. L’objectif était clair : « il s’agissait d’afficher une présence forte, de devenir une force de politique culturelle dans le pays. »


CA RTE BL A NCHE

Garderie, grand œuvre et petites griffures par Stefanie Grob – Je suis une graphomane. J’écris tous les jours. En moyenne quatre mille signes, à peu près la longueur de ce texte. Multiplié par 365, cela fait un million et demi de signes par an. Ce qui correspond par exemple à 24 pièces de théâtre ou huit romans. Mais ils n’existent nulle part. Ni dans les librairies, ni sur scène, ni même dans le tiroir de mon bureau. où sont les signes perdus du mois dernier ? Je pars à leur recherche dans mon ordinateur. La récolte est fructueuse : les éléments « envoyés» par mon logiciel de messagerie électronique. 90 % des e-mails tournent autour du déménagement qui s’approche : d’abord, inscrire la petite au jardin d’enfants de la nouvelle adresse, ensuite chercher une garderie pour le petit, âgé de deux ans, et ne cesser d’expliquer pourquoi c’est justement ce type de jardin d’enfants qui est incomparablement meilleur que les 500 types semblables des 500 autres jardins d’enfants. Parallèlement, reçu des instructions limpides de la nouvelle régie sur le thème du lave-vaisselle (« ikea interdit ! »), et au milieu de tout ça, tapé un e-mail à un médiateur culturel : « Pouvez-vous s’il vous plaît, sur votre page d’accueil, écrire mon nom avec un F ? Stephanie Grob est une artiste plasticienne de Soleure, certainement très bien, et tout et tout (je connais son beau-frère), mais ce n’est pas moi. » Là-dessus, à plusieurs reprises, des tirades électroniques enthousiastes aux amis, sur les joies de mon nouvel habitat : « Une petite maison des années quarante, un grand jardin, un loyer avantageux, et cela à Zurich – le jackpot ! Et puis, en fouillant mon ordinateur, je tombe tout de même sur un nouveau texte ; pas une œuvre bien vaste, mais une histoire drôle, sur un barbecue qui dégénère en apocalypse, et que l’on pourra sûrement écouter un jour ou l’autre sur un CD. Premier bilan intermédiaire : beaucoup d’e-mails n’aident pas à écrire un roman ou une grande pièce de théâtre. Mais, Her-

mann Hesse écrivait des lettres comme un possédé, des dizaines de milliers ; et malgré tout, à côté, il publiait des romans, presque sur un rythme annuel. il faut dire qu’il ne s’occupait guère de ses enfants. Pour moi, donc, le modèle Hesse tombe à l’eau. Sylvia Plath, en revanche, écrivait a) énormément de lettres ; b) un seul roman, certes, mais d’innombrables poèmes, et c) elle était mère de famille, à plein temps. Son travail quotidien d’écrivain, elle devait l’avoir terminé entre quatre et sept heures du matin, avant que les enfants se réveillent. Mais elle s’est suicidée à trente ans, cela milite contre un modèle Plath. Hemingway, peut-être ? Lui aussi était un grand épistolier, et pourtant son œuvre complète est imposante. En plus, il fut engagé volontaire durant la guerre. Moi, un simple déménagement me laisse sans forces. Enfin, transbahuter des caisses, en soi, après les moments de flottement que j’ai dits, passe encore, mais c’est après ! D’abord, le petit jeu que tout le monde adore : « Nous voyons quelque chose que vous ne voyez pas », avec la régie de l’ancien appartement : « Des griffures sur le meuble de cuisine » ; « Re : Aw : où, ces griffures sur le meuble de cuisine ? » ; « Re : Re : Aw : où, ces griffures sur le meuble de cuisine ? – Meuble H1, H4, H5 ». Jusqu’à ce que les griffures, grâce à l’intervention d’une avocate, brusquement ne soient plus vues CAr T e b LANCh e 43

par personne, un miracle. il s’était agi « d’un reflet », dixit la régie. Je respire, mais pas longtemps : voilà que les nouveaux locataires trouvent un anneau de calcaire à un robinet. Et ils en envoient des photos, et ils ne peuvent pas emménager, dans un appartement par ailleurs propre comme un sou neuf, parce qu’il est si horrible, cet anneau. Et tant qu’à faire, on y va de trois rondes de « Re : Re : Re : Aw : Aw : Re : Re : restes de calcaire ». Je vois clairement devant moi comment mon énergie littéraire estivale s’écoule par ce même robinet cerné de calcaire, dans le lavabo, et après avoir passé par la station d’épuration du Werdhölzli, comment elle va se perdre dans la Limmat. Adieu roman, adieu nouvelle pièce de théâtre ! L’art ne procède pas seulement d’une capacité (mixte de talent reçu de Dieu et de métier qu’on acquiert), mais aussi et avant tout d’une « possibilité de pouvoir » – pouvoir de maîtriser, pouvoir de rire, et de bien d’autres choses. Stefanie Grob est l’auteur de pièces de théâtre et de brèves nouvelles, jouées sur diverses scènes suisses et, souvent, dans Zytlupe, l’émission de la radio suisse alémanique DRS1. Née à Berne, elle vit à Zurich. www.stefaniegrob.ch Traduit de l’allemand par étienne Barilier illustration : Karen ichters


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GA LERIE

huber.huber Mikrouniversum, 2007 Extraits de livres, encre sur page de livre, 21 × 29,5 cm Armés de colle et de ciseaux, Markus et Reto Huber assemblent, dans la tradition du collage, de vieilles photographies, des pages de livres, des cartes postales et des éléments découpés dans des magazines, réalisant ainsi de bizarres paysages. La série Mikrouniversum (2004–2011) comprend quelque 800 travaux, pour la plupart des collages de petit format et des dessins à l’encre sur papier. Dans ces arrangements soigneusement mis en scène, se croisent des humains, des animaux et des plantes sur fond de nature insolite : ludiques au premier regard, mais inquiétants au second, ces micro-univers suscitent des interrogations sur la relation ambivalente de l’homme à la nature, de la réalité à la représentation visuelle, du logique à l’incohérent. Les frères jumeaux, nés en 1975 à Münsterlingen, travaillent ensemble sous le nom huber.huber depuis qu’ils ont terminé leur formation à la Zürcher Hochschule der Künste en 2005. Ils ont exposé leurs travaux dans de nombreuses expositions individuelles ou de groupe, en Suisse surtout, mais aussi à l’étranger, et cette année à la Swiss Art Awards. L’œuvre reproduite ci-contre est extraite de la publication Universen, parue en 2011 aux éditions Patrick Frey, à Zurich. www.huberhuber.com

La rubrique « Galerie » met en lumière l’œuvre d’un ou d’une artiste suisse.

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Passages, le magazine de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, informe sur l’art et la culture de Suisse et sur ses échanges culturels avec le monde. Passages paraît deux fois par an et il est diffusé dans plus de 60 pays – en allemand, français et anglais.


IMPRESSUM Editrice Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture www.prohelvetia.ch Rédaction Rédaction en chef et rédaction de la version allemande : Janine Messerli Assistance : Isabelle Drews Rédaction et coordination de la version française : Marielle Larré Rédaction et coordination de la version anglaise : Marcy Goldberg Adresse de la rédaction Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture Rédaction de Passages Hirschengraben 22 CH–8024 Zurich T +41 44 267 71 71 F +41 44 267 71 06 passages@prohelvetia.ch Conception graphique Raffinerie AG für Gestaltung, Zurich Impression Druckerei Odermatt AG, Dallenwil Tirage 19 000 © Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture – tous droits réservés. Reproduction et duplication uniquement sur autorisation écrite de la rédaction.

PA S S AG E S E N L IG N E Passages le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne : www.prohelvetia.ch/passages Actualités Pro Helvetia Projets actuels, concours et programmes de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia : www.prohelvetia.ch

PA S S AG E S Derniers numéros parus:

passages

Le goût de la liberté No 58

Permanences Pro Helvetia Paris/France www.ccsparis.com

Le goût de la liberté Les artistes égyptiens aux temps de la révolution Une expérience collective : dormir dans une galerie d’art New York : le Swiss Institute s’enracine en terrain difficile Paris : les œuvres du cabinet de curiosités d’Andreas Züst L E MAGAZ INE CULT UREL DE PRO HELVET IA, NO 58, 1/ 2012

Rome, Milan, V Venise/Italie www.istitutosvizzero.it V Varsovie/Pologne www.prohelvetia.pl

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Le Caire/Egypte www.prohelvetia.org.eg

Perfo f rmance: fo le corps, le temps, l’espace No 57

Johannesburg/Afrique du Sud www.prohelvetia.org.za New Delhi/Inde www.prohelvetia.in

Performance Le corps, le temps, l’espace Dan bau ett schw h yzerörgeli: rencontre douce-amère à Giswil Composition instantanée: Schaerer et Oester à Grahamstow o n ow L’écriture: génie ou métier? L e magaz ine cu Lt ure L de Pro He Lvet ia, no 57, 3/ 2011

New Y York/Etats-Unis www.swissinstitute.net San Francisco/Etats-Unis www.swissnexsanfrancisco.org

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Shanghai/Chine www.prohelvetia.cn Newsletter V Vous souhaitez tout savoir sur les es projets, engagements et thèmes de réflexion de Pro Helvetia ? Alors abonnez-vous à notre newsletter électronique : www.prohelvetia.ch.

Les articles nommément signés ne reflètent pas forcément la position de l’éditrice. Les droits des photos restent propriété des photographes.

Papier, blog, tweet et tag Les avatars du journalisme culturel Le globe-trotter et son carnet d’esquisses : Cosey en Inde | Le design suisse de jeux vidéo à San Francisco | CoNCA : un vent de renouveau souffle sur la culture catalane L E M A G A Z IN E C U LT U R E L D E P R O HE LV E T IA , N O 5 6 , 2 / 2 0 1 1

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La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde. Elle s’engage pour la diversité de la création culturelle, elle aide à définir les besoins de la culture et concourt à l’existence d’une Suisse culturelle multiple et ouverte.

Papier, rr, blog, tweet ett tag No 56

Créativité et confr f ontation fr No 55

Créativité et confrontation Les échanges culturels autour du monde Sur le canal de Suez : un artiste en quête d’indices | Objets de design : voyage au cœur de la créativité humaine | Expérimentations musicales : face à face entre chercheurs et bidouilleurs LE MA GA Z I N E C U LTU R EL DE PR O H ELVETI A , N O 5 5 , 1 / 2 0 1 1

L L’abonnement à Passages est gratuit, de même que le téléchargement de la version électronique à l’adresse www.prohelvetia.ch/passages. Pour toute commande ultérieure d’un unique exemplaire, une somme forfaitaire de 15 francs est perçue (frais d’administration et de port).

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Autrefois j’avais le droit d’écrire, aujourd’hui je dois le faire. Steff la Cheffe La musique à dure école Christoph Lenz, p. 12

Il faut apprendre à désapprendre ! Les jeunes n’osent pas être créatifs. Je le vois avec certains de mes étudiants, ils avalent du tapis, comme on dit, alignent les cours, dansent le plus possible et puis quoi ? Au final, ils n’osent pas parler, pas penser, pas danser et surtout pas improviser. S’entraîner, c’est créer Thomas Hauert s’entretient avec Anne Davier, p. 24

Soyons clairs, dirait Lucky Luke, tu es une greenhorn. Oui, je suis encore verte derrière les oreilles, couleur de jeune pousse ; et pousser sans se pousser, cela suffit-il ? Essai sur les «jeunes pousses» Simone Lappert, p. 9

Plus de véritable dialogue, plus de critique ouverte, voilà ce que Une bonne stratégie et une once de chance souhaitent bien des jeunes artistes. Barbara Basting, p. 6 www.prohelvetia.ch/passages

La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde.


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