Passages n° 52

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passages

Les tourneurs de phrases : l’art de la traduction Alice au pays des Zoulous : le groupe suisse Filewile en Afrique p. 6 Affinités transatlantiques : Adolf Dietrich à New York p. 38 L’art dans l’espace public : le mouton à cinq pattes p. 41 Le magazine cu ltur e l d e P r o H elv e t i a , No 5 2 , 1 / 2 0 1 0


SOMMAIRE 12 – 35 Dossier : LES TOURNEURS DE PHRASES : L’ART DE LA TRADUCTION

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EDITORIAL Babel au quotidien par Janine Messerli

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ACTUALITÉS PRO HELVETIA La Suisse en scène à Avignon Un petit coup de pouce Un nouveau bureau Pro Helvetia en Chine Sept décennies de fluctuations

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REPORTAGE Alice au pays des Zoulous par Gugu Ndlovu (texte) et Suede (photos)

Des expressions familières empruntées à sept langues et sept cultures illustrent notre dossier sur la traduction. Les tableaux ont été mis en scène pour Passages par le duo de photographes Adrian Sonderegger et Jojakim Cortis.

New York : Affinités transatlantiques par Andrea Köhler

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PARTENAIRE Créer, c’est bien, tourner, c’est mieux ! par Marie-Pierre Genecand

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IMPRESSUM PASSAGES EN LIGNE A SUIVRE

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La littérature de Suisse voyage par Sibylle Birrer

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Moving Words – Pro Helvetia et la promotion de la traduction

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CHRONIQUE Le mouton à cinq pattes par Daniel Baumann

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La vaisselle en famille, une image typiquement allemande  par Christine Lötscher

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GALERIE Une plateforme pour les artistes Elvis Color B par Elvis Studio

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Ma carrière de bilinguiste par Eugène

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Harry Potter donne le ton par Holger Fock

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Faire de la nécessité une vertu esthétique par Tobias Hoffmann

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Prier que rien n’ait changé ! Tobias Hoffmann s’entretient avec Dora Kapusta

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Expressions familières en sept langues et cultures Solutions des photo-devinettes

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HEURE LOCALE Paris : Je veux que l’art soit poésie ! Samuel Herzog s’entretient avec le curateur Jean-Christophe Ammann

Couverture : « A lavare la testa dell’asino si spreca tempo e sapone. » Expression italienne. Photo : Adrian Sonderegger et Jojakim Cortis, 2010.

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Adrian Sonderegger et Jojakim Cortis Les photographes Adrian Sonderegger (*1980) et Jojakim Cortis (*1978) ont fait leurs études à la Haute Ecole des Beauxarts de Zurich, section photographie, et ils réalisent leurs œuvres en duo depuis 2006. Leurs travaux sont en grande partie de nature rédactionnelle : les deux artistes créent toujours un monde visuel bien à eux. Ce sont des tableaux souvent sophistiqués et coûteux, rappelant les décors de théâtre et dans lesquels se fondent la réalité et la fiction. www.ohnetitel.ch


editorial

Babel au quotidien Les Suisses alémaniques se retrouvent « comme l’âne devant la montagne », les Suisses romands « pédalent dans la choucroute » et les Tessinois en restent « comme un chat-huant ». Toutes les langues et les cultures inventent leurs propres images pour dépeindre les heurs et les malheurs du quotidien. Trouver un équivalent approprié dans une autre langue est la délicate tâche des traductrices et traducteurs. Bien plus que d’une trans­ lation linguistique, il s’agit d’une translation culturelle. Avec Moving Words, Pro Helvetia souhaite rappeler au grand public l’importance du métier de traducteur. L’objectif de ce programme prioritaire est de renforcer les échanges littéraires en Suisse et de mieux faire connaître la littérature de Suisse sur le marché international du livre. Comment traduire les romans de Robert Walser pour les lecteurs japonais et à quels obstacles Agnès, le livre de Peter Stamm, s’est-il heurté dans son odyssée vers le persan, c’est ce que Sibylle Birrer décrit dans le premier article de notre dossier. Mais loin de s’en tenir à l’exemple classique de la traduction littéraire, Passages jette aussi un œil vers les autres disciplines : les illustrations de la littérature enfantine sont-elles compréhensibles partout ? Christine Lötscher a enquêté et montre quels sont les ouvrages pour enfants adaptables dans le monde entier et quels sont ceux qui échouent dans la traversée. Tobias Hoffmann explique comment des pièces de théâtre entières sont réduites à des séquences de deux lignes dans les surtitres, et pourquoi cette transcription vaut la peine. Prenant la littérature anglaise pour exemple, Holger Fock désigne les forces économiques et politiques à l’œuvre sur le marché de la traduction. Et Eugène, l’écrivain d’origine roumaine, raconte ses expériences d’immigrant dans un pays quadrilingue et de part et d’autre du rideau de rösti. Quant à la partie illustration de ce numéro, elle a pour auteurs Adrian Sonderegger et Jojakim Cortis : le jeune duo de photographes transpose les expressions de différentes langues en tableaux chatoyants. Jouez aux devinettes, percez leur secret et trouvez quelles expressions se répondent ! Janine Messerli Rédactrice en chef de Passages

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ACTUALITÉS pro h elvetia

Non sans fanfaronnade, Avignon parle de son festival comme du plus grand festival au monde. Mais il faut bien avouer qu’aucun autre endroit ne propose autant de pièces par jour. En comptant la chorale improvisée, les souples acrobaties de rue et les grands ­spectacles, près de mille représentations ­investissent cette unique scène de plein air, tous les jours, durant les trois semaines de juillet. La direction du festival a nommé Christoph Marthaler « artiste associé » pour l’édition de cette année. Le 7 juillet, cet exceptionnel metteur en scène inaugurera le festival en compagnie d’Anna Viebrock, sa scénographe depuis de longues années : il présentera une pièce conçue tout exprès pour la Cour d’Honneur, au cœur du Palais des papes. Christoph Marthaler, ses douze actrices et acteurs et son équipe artistique répèteront et joueront cette pièce dans la Cour d’Honneur exclusivement. En retransmettant la première en direct, la chaîne de télévision culturelle Arte la

fera connaître à un public international. Une autre production du metteur en scène sera montrée à Avignon : Schutz vor der Zukunft (Refuge contre l’avenir), une recherche théâtrale et musicale sur le nazisme et ses pratiques d’euthanasie, qui remet en cause les limites de la médecine actuelle. Pro Helvetia soutient, outre les deux productions de Christoph Marthaler, d’autres excellentes productions suisses, invitées à Avignon : le duo zurichois Zimmermann et de Perrot présente sa nouvelle pièce Chouf Ouchouf, le Lausannois Massimo Furlan 1973, une performance sur le concours de l’Eurovision. Et n’oublions pas le célèbre Théâtre VidyLausanne avec Délire à deux dans la mise en scène de Christophe Feutrier. www.festival-avignon.com

Christoph Marthaler ouvrira le Festival d’Avignon par une nouvelle pièce à lui.

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Un petit coup de pouce

Une œuvre de Vanessa Billy.

Ils sont jeunes, talentueux et ambitieux, et pourtant le grand public ne les connaît pas : il s’agit des artistes à qui Pro Helvetia réserve la Collection Cahiers d’Artistes. Chaque année ou tous les deux ans, à la suite d’un concours, un jury indépendant se réunit et élit les quelque huit artistes les plus prometteurs dans le domaine des arts visuels. Les lauréats ont la possibilité de réaliser un cahier sur leur propre œuvre. Le commentaire, rédigé par des connaisseurs de la scène artistique, favorise l’accès aux œuvres contemporaines présentées dans les cahiers. Pour une meilleure diffusion, chaque publication est bilingue : dans la langue maternelle de l’artiste et une autre langue de son choix. Cette première publication dans leurs bagages, les artistes ont donc plus de facilité à se faire connaître. Pour l’année 2010, presque tous les lauréats appartiennent aux disciplines de l’art conceptuel et de l’installation. Vanessa Billy, Clare Goodwin et Vanessa Niloufar Safavi sont en outre sculptrices. La photographie fait partie du portfolio d’Aurelio Kopainig, de Fabian Marti et de Guillaume Pilet. Les installations sont au centre de l’œuvre d’Anne-Julie Raccoursier et de Rudy Decelière. Les Cahiers d’Artistes 2010 seront présentés au public à l’occasion de l’exposition Swiss Art Awards, à Bâle, du 14 au 20 juin. Pro ­Helvetia accepte les candidatures pour la série 2011 jusqu’au 1er juin 2010. www.prohelvetia.ch/promotion

Photo en bas à gauche : Dorothea Wimmer

La Suisse en scène à Avignon


Un nouveau bureau en Chine

L’art numérique de Chine: RMB City de Cao Fei.

C’est à l’été 2008 que Pro Helvetia lançait son programme prioritaire Swiss Chinese Cultural Explorations – à l’automne prochain, elle ouvrira un bureau de liaison dans l’Empire du Milieu. Depuis le début du programme, plus de

60 projets sino-helvétiques ont été réalisés en Chine : leurs thématiques allaient de l’art numérique à la culture culinaire en passant par la musique expérimen­ tale, la littérature et le ballet. On pourra se faire une idée de l’élan qu’ont pris ces

Sept décennies de fluctuations La Fondation suisse pour la culture a plus de 70 ans : une longue histoire et l’occasion pour cinq jeunes historiennes et historiens des Universités de Fribourg et Zurich d’explorer le passé de Pro ­Helvetia sous des perspectives différentes. Comme le montre la nouvelle ­publication Entre culture et politique – Pro Helvetia de 1939 à 2009, la Fon­ dation s’est transformée au cours des années, passant de l’instrument de conscience patriotique des débuts à une fondation centrée sur les échanges culturels avec le monde entier. En 1939, le Conseil fédéral créait avec Pro Helvetia un instrument national de défense spirituelle. Dans une période où la menace extérieure était par-

ticulièrement sérieuse, la culture a servi à renforcer le patriotisme et la cohésion nationale. Le livre ne se contente pas d’exposer plus de soixante-dix ans d’histoire institutionnelle, il analyse également les mutations qu’a subies l’image que les Suisses se font d’eux-mêmes. Des facteurs externes comme la guerre froide, les révoltes de 1968, la chute du Mur de Berlin et finalement la mondialisation, ont peu à peu modifié les tâches de la Fondation. Elle a étendu ses activités en direction du bloc de l’Est, noué des relations avec les pays en voie de développement et a remplacé l’art représentatif de la diplomatie culturelle par la création contemporaine, souvent assez critique. Répondant aux mutations poli-

échanges culturels en Suisse également : jusqu’à la fin mai, l’exposition Timelapse sera visible au Centre PasquArt de Bienne, et il sera possible d’y admirer des œ­uvres numériques chinoises et suisses. Et, en septembre, le festival bâlois Culture­scapes dédiera sa troisième édition à la Chine et partira ensuite en tournée dans une vingtaine de villes suisses. Avec son programme prioritaire, Pro Helvetia a non seulement stimulé les échanges culturels avec la République populaire, elle a de plus établi un réseau de partenaires fiables. Pour pouvoir en profiter, même au-delà du programme, le Conseil de fondation a décidé de transformer le bureau temporaire de Shanghai en un bureau de liaison. Ce dernier sera animé par une petite équipe locale. Il continuera à cultiver les contacts importants noués jusqu’à présent en Chine, pour garantir aux artistes de Suisse l’accès au marché de l’art chinois, présenter en Suisse la scène artistique chinoise et donner ainsi un aperçu de son extraordinaire vitalité. www.prohelvetia.cn

tiques et sociales, Pro Helvetia n’a cessé d’adapter sa notion de la culture, elle s’est ouverte au jazz, à la bande dessinée, à la musique pop, aux nouveaux médias et a même, récemment, réintégré la culture populaire qui, tout au début, était au centre de ses préoccupations. Fin 2009, les chambres fédérales ont adopté la loi sur l’encouragement à la culture. Pour Pro Helvetia, cette ­dernière prévoit des réformes supplémentaires et de nouvelles tâches qui, sans aucun doute, redessineront son profil à l’avenir. Entre culture et politique – Pro Helvetia de 1939 à 2009, éd. Claude Hauser et al., Editions Slatkine, Genève 2010.

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L’ambiance se réchauffe dans le Arts on Main, un local de Johannesburg, lorsque Joy Frempong de Filewile entonne un duo avec l’invité mozambicain Pedro Da Silva Pinto.

Alice au pays des Zoulous Dar es-Salam – Le Cap – ­Johannesburg – Maputo : au cours de leur tournée africaine, les Bernois Filewile ont joué avec des musiciens de reggae sud-africains et ont enthousiasmé leur public. L’expérience s’est révélée passionnante pour tous les participants, même si les Suisses ont eu quelquefois l’impression d’être aussi perdus que l’héroïne de Lewis Carroll.

par Gugu Ndlovu (texte) et Suede (photos) La soirée se déroule sur le thème « Alice au pays des Zoulous ». Un paquet de cartes à jouer est éparpillé sur l’escalier métallique menant à l’entrée d’Arts on Main, au cœur de Johannesburg. Le bâtiment, construit en 1925 pour servir de dépôt d’alcools, a récemment été réhabilité. Arts on Main, centre néo-urbain, accueille aujourd’hui des manifestations artistiques, et une foule de spectateurs bobos et peu conventionnels y accourent. Ce soir j’entre au Pays des Merveilles à la suite de nos ­hôtes suisses Filewile, pour leur première rencontre avec la scène musicale sud-­ africaine. Le Central Business District de Johannesburg était naguère l’épicentre de l’industrie d’Afrique australe, et la fierté de l’élite blanche sous l’apartheid. Le quartier abritait des entreprises multinationales, mais il était quasiment inaccessible aux nationalistes sud-africains, hormis celles et ceux qui y étaient manœuvres ou femmes de ménage. L’Afrique du Sud est devenue une démocratie en 1994 et les propriétaires immobiliers ont déménagé au nord de la 7


r e p o rtage

ville, à Sandton City, abandonnant le ­centre-ville comme une coquille vidée de sa gloire de jadis. Il a dès lors été investi par les slumlords, ouvriers temporaires et ­immigrants illégaux ; récemment il a été intégré à un processus de rénovation ur­ baine, lorsque quelques courageux urbanistes et une bande d’artistes ont décidé qu’ils avaient pour mission de redonner vie au centre-ville. Une bande d’excentriques au centre de Johannesburg Masello, notre hôtesse de la soirée qui joue le Chapelier fou, est serrée dans un corset noir porté sur une minijupe évasée, un chapeau ridiculement haut perché sur une perruque rousse à la « Annie ». Elle se glisse parmi les spectateurs et leur verse

« Au début, il y avait juste nous deux et deux ordinateurs portables… Deux musiciens de rue mobiles, avec un sound system bricolé à partir d’une vieille batterie de voiture. » de son cruchon des golées de Mqomboti (une bière africaine traditionnelle). Au bar, un homme, attifé d’accessoires de guerrier zoulou en imprimé léopard, commande une bière ; à côté de lui, la Reine de cœur donne du feu à une fille en chaussons de lapin roses. Une bande d’excentriques urbains autochtones se balancent aux rythmes de notre rasta local Johnny Cradle, de la soul sonic electro. A quelques mètres de lui, les membres fondateurs de Filewile sont assis par terre : Andreas « Dustbowl » Ryser et Daniel « Dejot » Jakob, avec Joy Frempong, leur nouvelle chanteuse, une Ghanéenne de Suisse. Ils viennent de descendre de l’avion, après l’étape en Afrique de l’est de leur tournée sponsorisée par Pro Helvetia Cape Town. 8

Filewile existe depuis 2003, mais Ryser et Jakob étaient déjà connus sur la scène musicale. « Au début, il y avait juste nous deux et deux ordinateurs portables », nous dit Andreas, qui est un peu le leader du groupe. « Deux musiciens de rue mobiles, avec un sound system bricolé à partir d’une vieille batterie de voiture. » Le duo, qui dit jouer du dub, a exploré la pro­duction de sons, intégrant notamment de vieilles techniques comme des instruments analogiques, avec un magnétophone et leur Space Echo®. Cela ne change pas seulement le son, « ça le rend plus chaud », dit Andreas. « Nous avons aussi ajouté l’élément humain avec une chanteuse, Joy Frempong, et un bassiste, Mago Fluck. » Un duo Suisse-Mozambique Le quatuor Filewile, qui est la tête d’affiche du spectacle de ce soir, apparaît reposé de sa tournée en Tanzanie et se fond dans la scène afro-alternative de Johannesburg en attendant de passer sur scène. Soudain, des lumières rouges inondent la salle. Confortablement vêtue d’un sweat-shirt jaune et d’un large pantalon, Joy Frempong caresse amoureusement le micro. Je suis séduit par la tignasse afro de Joy, ses pas de danse excentriques et sa tenue décontractée. Elle est parvenue à transformer la manière dont le public sud-africain perçoit une femme artiste. Aucune danse osée, pas de jambe dénudée ni de balancement de fesses : c’est la voix seule qui transmet la sexualité. Les yeux fermés, elle captive la foule, enchaîne en douceur avec One Space Town. Sa voix est forte et sensuelle, les plus vieux songent à Grace Jones, à d’autres elle fait penser à une hôtesse de l’air donnant des consignes de sécurité. Son corps allongé suit la musique, ses pieds chaussés de tongs évitent soigneusement les câbles embrouillés qui relient les équipements électroniques du groupe. Mago, Daniel et Andreas créent une ambiance joueuse à la basse et aux claviers. Avec juste trois chansons et un son inédit, ils ont établi le lien avec le public ; les têtes dodelinent, des couples se mettent à danser. L’apparition d’un chanteur local soulève des hourras : Pedro Da Silva Pinto monte sur scène pour chanter un duo écrit spécialement pour le concert de ce soir. Pedro travaille avec 340mls, un groupe sud-africain de reggae dub, composé de Mozambicains venus étudier à l’université,

et qui sont aujourd’hui un des principaux groupes sur la scène de musique soul afrofunk. Le public, déjà séduit, acclame l’arrivée de Pedro. On s’attroupe autour des musiciens pour poser des questions et acheter l’album de Filewile Blueskywell. Andreas sort des CD de son grand sac de marin, il est tout excité. « Parfois, quand nous jouons, c’est comme si c’était de la musique de fond, nous avons l’impression que le public n’écoute pas. Mais ce long voyage


Filewile lors d’une visite dans les townships de Johannesburg : Andreas Ryser, Adrian Flück, le chanteur invité Pedro Da Silva Pinto, Joy Frempong, Mago Flück et Daniel Jakob (de gauche à droite).

pour rencontrer pareil public et collaborer avec Pedro, ça valait vraiment la peine », dit-il. Pedro fait écho à son enthousiasme : « Je n’ai jamais travaillé avec ce genre de son, et j’ai eu du plaisir à éprouver la sensation que ‹ tout est possible ›, qui se produit grâce aux textes de Joy. » Il est fasciné par la technique utilisée et les innovations du groupe, et je me rends compte de l’importance que cet échange a eue pour lui, lui ouvrant un nouvel univers de son et de pro-

duction. « Je voudrais vraiment essayer ce matériel avec mon groupe », ajoute-t-il. La musique passe les frontières culturelles Les accents de Sea-Lion Woman, SeaLion Woman emplissent le Munk Concept Store, la boutique où Joy rend hommage à Nina Simone. Le lieu est bondé, mais on peut suivre la représentation par la vitrine ouverte sur le trottoir. Ce concert en début

d’après-midi est écouté avec la plus grande attention par le public. Plus tard, Filewile va rencontrer le musicien zimbabwéen Tongesai Machiri, très curieux de voir leur équipement, et son frère Chimurenga. Les deux musiciens, qui forment le duo Innerchi, les invitent à écouter leur musique dans leur Datsun de 1982, parquée devant la boutique. Chimurenga a fabriqué sa première guitare avec une boîte de conserve ; il est 9


r ep ortage

Le musicien zimbab­wéen Chimurenga Machiri (à droite).

aujourd’hui de ces musiciens qui cherchent des équipements modernes pour développer leur son. Il est difficile de trouver en Afrique du Sud des instruments et des logiciels modernes, ce qui influence la musique locale et empêche souvent les mu­ siciens de s’aligner sur le niveau international. Ceux qui en ont les moyens vont à l’étranger améliorer le son de leurs albums. La rencontre avec des collègues étrangers est une occasion de connaître l’évolution ultime de la production musicale. « J’aime leur son », nous dit Chimurenga. « Il est très expérimental, il a de la profondeur et de la complexité. Je veux ­apprendre comment l’intégrer à ma musique. » La musique d’Innerchi se base sur les mêmes principes que ceux du groupe suisse tout en reflétant l’expérience des ­frères au Zimbabwe et en y intégrant le mbira, le « piano à pouces », instrument traditionnel. « Ça serait bien de pouvoir travailler ensemble », dit Andreas, en passant à Chimurenga les coordonnées de son groupe. « Mais il nous faut du temps et un studio, une collaboration instrumentale est un peu plus compliquée que de jouer avec un chanteur invité. » Artiste, publiciste et distributeur à lui seul Douze heures de voiture, dont trois au poste frontière de Lebombo, et voici le groupe au Mozambique. A Maputo, la capi10

tale, le passé communiste et la guerre civile ont laissé des traces dans les noms des rues et les carcasses de bâtiments in­ cendiés ou bombardés. L’ancienne gare est un incroyable monument architectural à l’époque coloniale portugaise, et la fierté de bien des Mozambicains. Nous sommes invités à déjeuner par le consul de France, dans un restaurant à la mode installé dans l’ancienne salle d’attente. Pendant que nous examinons le menu en portugais, Andreas me donne les dernières nouvelles : leur single, Number One Kid, a été au top 100 cette semaine à la radio. Il me raconte plus tard les frustrations de l’industrie musicale. « J’ai beaucoup parlé avec Pedro du business, il a les mêmes histoires à raconter que ce que j’ai entendu chez des artistes de partout. L’in­ dustrie musicale et les radios ne prennent aucun risque avec de nouveaux artistes ou de nouvelles idées, elles en restent aux mêmes choses ennuyeuses. Ce n’est donc pas simple de réussir avec de nouvelles idées et de nouveaux styles, on a les mêmes problèmes en Europe. Arriver à passer à la radio avec Filewile a été long et difficile, notre musique n’est pas à la mode. » Andreas ne se comporte pas différemment des vendeurs de rue africains : il évite le monde des cravatés, les salles de conférence stériles et les offres stéréotypées des magasins de musique ; il est agressivement têtu et ne se cache pas derrière la musique.


Daniel Jakob au cours du concert dans le Munk Concept Store de Johannesburg.

A la tête d’une maison de disques, artiste, publiciste et distributeur à lui seul, Andreas a plusieurs casquettes, tout comme tant de gens dans l’industrie musicale en Afrique. Les derniers parfums du printemps embaument l’air de la ville, la pleine lune éclaire les visages de la foule timide de ­Maputo, qui semblent se cacher derrière leurs cocktails et la fumée de leurs ciga­ rettes. A Encontrarte, le Centro Cultural Franco-Moçambicano, Filewile est la tête d’affiche de la soirée. Un seul et unique danseur émerge de la foule dans l’ombre, dans une transe de joie pure ; au milieu du morceau, d’autres le rejoignent, semblant regretter leur prudence initiale puisqu’ils réclament un bis à la fin du spectacle. Le danseur saute sur la scène et offre son ­foulard à Joy, qui lui serre gracieusement la main en s’écriant : « Thank you Mo­ zambique ! » Cigarette à la main, Andreas avoue, alors que les autres font leurs bagages : « J’avais peur de venir en Afrique du Sud. Les médias en donnent une image si négative. Les voyages, le séjour dans un lieu ont une influence évidente sur la texture et le son de notre musique, mais pour être honnêtement en harmonie, il faut comprendre le contexte dans lequel elle a été créée, même si on est comme Alice au pays des Zoulous. » www.filewile.com www.prohelvetia.org.za Gugu Ndlovu est une journaliste indépendante qui vit à Johannesburg avec son mari et leurs trois enfants. Elle est née en Zambie d’une mère canadienne et d’un père zimbabwéen. Suede vit à Johannesburg où il est découvreur de talents, réseauteur, photographe. Traduit de l’anglais par Marianne Enckell

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L’art de tourner les phrases

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omment se lit l’écrivain suisse Robert Walser en japonais ? Comment survit un immigrant dans un pays quadrilingue divisé par un rideau de rösti ? Et quelles sont les forces à l’œuvre sur le marché de la traduction littéraire ? Notre dossier ­montre diverses facettes du transfert culturel linguistique – et plus encore : voyez à quels obstacles se heurte la traduction de livres d’enfants et de productions théâtrales et jouez aux devinettes en ­regardant les mises en scènes photographiques d’Adrian ­Sonderegger et de Jojakim Cortis dans ces pages ! La solution se trouve page 35.

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Expression chinoise p. 35

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Les tou r n e u rs d e phr a se s

V

raiment, le spectacle serait langues, mais on retraduit aussi des « clasPour les traductrices et les traducfantastique : la ligne des siques » comme Gottfried Keller, Fried­rich teurs, cependant, de tels phénomènes de montagnes enneigées, une Dürrenmatt et Max Frisch. Et de plus en surface ne sont pas significatifs. Tous, ils se vue largement ouverte sur plus souvent Robert Walser, justement. confrontent aux défis quotidiens de la trala vallée, et le lac de ­Zurich Après divers allers et retours entre oubli et duction, au travail microscopique sur la scintillant dans la lumière redécouverte, c’est lui qui, discrètement, structure du texte, au style qui en résulte. d’automne. Mais les stores sont baissés. est devenu le fleuron de la littérature suisse Les possibilités diffèrent évidemment selon Ici l’on travaille, on se concentre. Com- du XXe siècle, le premier écrivain de son la grammaire et les conventions de la lanment traduire un texte dont les tournures ­canon. Les textes de Walser appartiennent gue-cible. Mais ce travail d’une après-midi compliquées et les fioritures ciselées se dis­ à la littérature mondiale, swiss made – sauf sur un court fragment de texte montre claisolvent dans le rien ? Comment transférer que ce label ne joue presque plus de rôle rement à quel point chaque traduction resce rien, qui est en même temps le cœur du pour sa réception littéraire et scientifique. semble à une « danse dans les marges », et récit, dans une nouvelle structure lin- D’autant que l’on a pris congé, depuis long- à quel point la rencontre est profitable : guistique tout aussi complexe – lorsqu’on travaille presque exclusimais dont la cohérence procède vement en solitaire, les échanges d’une grammaire entièrement difsont précieux. férente ? Toute une après-midi, cinq traIronie dans les idéogrammes L’activité principale de Fumiductrices et traducteurs ruminent un court texte de Robert Walser, le nari Niimoto est l’enseignement de la littérature et de la langue microgramme intitulé : Une sorte ­allemandes dans l’unique collège de Cléopâtre. On discute, on soude jeunes filles de Tokyo. Cela ne pèse, on soupire ; et sans cesse, les rires fusent. Celui qui connaît les lui permet pas seulement d’entretextes de Robert Walser sait que tenir sa famille, mais aussi de fi­ nancer une édition en cinq vo­ leur lecture procure un sentiment Si le public japonais va bientôt découvrir de bonheur singulier. Lorsqu’on les lumes de Robert Walser, à laquelle Robert Walser et le public iranien traduit, on subit immanquableil travaille. Qu’on ne puisse vivre Peter Stamm, c’est parce qu’il s’est trouvé de la traduction littéraire, c’est ment une douche écossaise de quelqu’un pour les traduire. ­dés­espoir et d’euphorie. C’est pourune réalité universelle. Cependant, quoi, dans l’académie d’hiver du comme nous l’explique Niimoto, au A l’écart des règles du jeu économique Collège de traducteurs de Looren, contraire du monde anglophone et des classifications nationales, les cinq experts, hommes et femoù les traductions ne représentent les traductrices et traducteurs assument mes, apprécient de pouvoir durant guère que deux à quatre pour toute une semaine s’entretenir de une fonction extrêmement importante cent des publications, le Japon est leur travail et de ses défis toujours ­vraiment un « pays d’importation de médiateurs de la littérature. renouvelés. Tous, ils œuvrent à des littéraire ». En outre, la littérature projets de publication concrets : ­allemande – en tout premier lieu par Sibylle Birrer Kafka, Benjamin et Sebald – est prochainement, des traductions des proses de Robert Walser paraîtront traditionnellement très appréciée en catalan, en hébreu, en danois, en améri- temps, des catégories nationales : on se et reçoit un large accueil. Cependant, l’œucain et en japonais. Robert Walser, l’auteur ­réfère bien davantage à des aires linguisti- vre de Walser y est encore presque inconsuisse le plus apprécié des « initiés ». ques et culturelles. « Pour les lectrices et nue aujourd’hui. Certes, de premiers textes lecteurs américains, Robert Walser est tout ont été traduits dans les années 1970. La Redécouverte de Robert Walser simplement un auteur de langue alle- qualité en était douteuse – mais dans un La littérature suisse vit aussi à l’étran- mande », affirme Susan Bernof­sky, avec un pays comme le Japon, où le traducteur est ger. Discrète et minoritaire, certes, mais haussement d’épaules. Elle travaille sur les une autorité très respectée, et où la critique tout de même traduite en une cinquan- Microgrammes. « Son influence sur Kafka, des traductions est inexistante, on n’osait taine de langues. Quels sont ses tirages, et le fait que son contemporain Walter pas le dire. Fuminari Niimoto le dit quand les circonstances de sa publication, les ­Benjamin, et plus tard Susan Sonntag ou même. Il appartient à une jeune génération ­subventions qu’elle reçoit, ses conditions Winfried G. Sebald n’aient cessé de ren- de spécialistes qui souhaitent instituer une d’existence ? Personne n’en sait rien de pré- voyer à son œuvre, voilà ce qui compte relation plus ouverte et plus réfléchie avec cis. Une recherche de Pro Helvetia devrait pour la réception de Walser ». Les autres les exigences de la traduction. cependant nous renseigner bientôt. Une traducteurs font exactement la même exNiimoto espère que l’œuvre de Walser chose est sûre : bon an mal an, ce ne sont périence dans leurs régions linguistiques. rencontrera un vif intérêt au Japon : « Les pas seulement de nouvelles parutions qui Que Robert Walser était Suisse, seuls le grandes fictions, ce n’est pas le fort de la sont traduites dans un grand nombre de sauront ceux qui lisent la postface. ­littérature japonaise. C’est pourquoi, d’une

La littéra­ture de Suisse voyage

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l’a r t d e l a t r a d u c t i o n

part, on traduit nombre de romans. Et d’autre part, on aime beaucoup la forme brève ; or une grande partie des proses de Walser illustre ce type de forme. » En outre, au Japon, on se fait une image suffisamment réaliste de la vie en Europe, si bien que les médiations interculturelles ne sont guère nécessaires. Dans son souci d’ouvrir aux textes de Robert Walser le chemin du public japonais, Niimoto est littéralement aux petits soins pour eux. C’est un « promoteur de Walser à l’étranger », et pas ­seulement dans son métier d’enseignant, de conférencier et de journaliste : il a également fait auprès de son éditeur le travail nécessaire pour le convaincre du projet. Cette année, le roman Jakob von Gunten arrive sur le marché : c’est le premier volume de la collection, dans la traduction de Fuminari Niimoto. Le tirage initial est de 1500 exemplaires. Pour le Japon, c’est un chiffre très modeste. En revanche, elles sont grandes, les exigences que Niimoto, en tant que traducteur, fixe à son propre travail : la langue japonaise et la langue allemande sont diamétralement opposées. A cela s’ajoute que les caractères japonais et

« Le travail sur les textes de Robert Walser me lance le défi à la fois magnifique et infernal de réinventer la langue japonaise. » chinois remplacent l’alphabet latin. Mais ce sont justement ces différences que Fuminari Niimoto tente de mettre à profit, avec toutes leurs facettes, afin de transposer en japonais l’ironie de Walser et ses ambiguïtés. « En japonais, par exemple, il existe neuf variantes pour traduire l’allemand ‹ ich ›. Cela me permet de transposer sur toutes sortes de plans le jeu de Walser avec l’autofiction. De même, je peux essayer de transcrire visuellement ses jeux de langage dans le système des idéogrammes – le travail sur les textes de Robert Walser me lance le défi à la fois magnifique et infernal de réinventer la langue japonaise. »

Moving Words – Pro Helvetia et la promotion de la traduction Avec son encouragement prioritaire Moving Words, la ­Fondation suisse pour la culture entend mettre l’accent sur la promotion de la traduction de 2009 à 2011. Elle met en œuvre toute une série de mesures pour renforcer les échanges littéraires en Suisse et la présence de la littérature suisse sur le marché international du livre. L’objectif de cet encouragement prioritaire, qui s’est vu octroyer un soutien financier de 2,4 millions de francs, est de promouvoir les traductions d’œuvres littéraires suisses en quantité comme en qualité et de faire découvrir le métier de traducteur à un plus large public. Pour ce faire, Pro Helvetia collabore avec d’autres acteurs du domaine de la traduction, notamment avec le Collège de traducteurs Looren, le Centre de Traduction littéraire Lausanne (CTL) et l’Association des Autrices et Auteurs de Suisse (AdS), qui est aussi l’association des traducteurs et traductrices suisses. En offrant une participation financière aux frais de traduction et de promotion, Pro Helvetia souhaite inciter des éditeurs étrangers à lancer des collections d’auteurs suisses. L’accent est mis sur les régions linguistiques anglophone, espagnole et arabe. Les œuvres de belles-lettres, les ouvrages spécialisés et la littérature pour l’enfance et la jeunesse bénéficieront d’un encouragement égal. En Suisse, Pro Helvetia combine désormais l’encouragement à l’édition et à la traduction : dans le cadre de conventions de prestation de deux ans, des maisons d’édition suisses s’engagent à publier au moins deux livres d’une autre langue nationale. Une promotion de la traduction ne saurait porter ses fruits sans l’encouragement des traductrices et traducteurs : ces derniers peuvent désormais postuler en tout temps pour des bourses de projet. Des workshops et symposiums thématiques consacrés à des sujets comme Übertitelung im Theater, Traduire le paysage et November­ werkstatt zu Lukas Bärfuss und Robert Walser offrent aux traductrices et traducteurs la possibilité d’échanger leurs expériences. Afin de favoriser la relève, Pro Helvetia a lancé le projet de mentorat pour les nouveaux venus dans la profession. Le dernier exemple en date, un succès, est l’édition trilingue de Sez Ner d’Arno Camenisch (Editions d’en bas), traduit par Camille Luscher sous la houlette de Marion Graf, traductrice renommée de Robert Walser. www.prohelvetia.ch Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry

Non sans autorité de contrôle Les textes littéraires voyagent avec leurs traducteurs. Mais il est rare que ces derniers prennent la route avec un contrat 15


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« Gdyby babcia miała wa˛sy to by była dziadkiem. » Expression polonaise p. 35

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d’édition en bonne et due forme. Le plus souvent, ce sont des spécialistes (formés aux études littéraires, animés par une volonté de recherche) ou des amateurs érudits, qui se consacrent à la littérature d’un autre domaine linguistique. C’est le cas de Mahmoud Hosseini Zad. Il doit cheminer entre discipline et créativité, et peut témoigner que c’est un vrai numéro d’équilibriste. Depuis plus de trente ans, il traduit avec passion, en persan, la littérature de langue allemande. Ses lecteurs, en Iran, sont aussi curieux et ouverts aux traductions que ceux du Japon. En Iran aussi, l’« art de la traduction » – même s’il ne nourrit pas son homme – jouit d’un grand respect : « Ici, beaucoup de lecteurs choisissent les livres non pas en fonction de leurs auteurs mais de leurs traducteurs », ex­ plique Mahmoud Hosseini Zad. Sa con­

« Ce ne sont jamais des passages politiques qui sont censurés. Ce qui est régu­ lièrement interdit, ce sont bien plutôt les descriptions de corps, l’érotisme… » naissance parfaite de l’allemand, qu’il a acquise dans une université allemande, lui permet de gagner sa vie dans l’enseignement et la traduction. Hosseini Zad est un médiateur entre la langue persane et la langue allemande, aussi accompli que reconnu. Il n’accepte aucun travail de commande, mais il choisit, dans la masse des nouvelles parutions, uniquement selon ses préférences. Le voici qui rentre de sa journée de travail (il est traducteur auprès de l’ambassade allemande à Téhéran). Notre conversation téléphonique transcontinentale est accompagnée de clics et de bruissements. « Mon travail sur Agnès de Peter Stamm est terminé depuis longtemps », ­raconte Hosseini Zad dans un allemand fluide, presque sans accent. « Mais l’autorité de contrôle iranienne, qui examine avant parution toute publication littéraire, a ordonné de biffer un bref passage. Heureusement, ce qu’il faut réécrire est très peu de chose », dit-il avec pragmatisme. Il ajoute : « Ce ne sont jamais des passages politiques qui sont censurés. Ce qui est régulièrement interdit, ce sont bien plutôt les descriptions de corps, l’érotisme, la porno-

graphie… ». Après ce mot, la communi­ cation téléphonique est coupée. Il faut un certain temps pour que le contact soit rétabli. Oui, dit Hosseini Zad, connaître le fonctionnement de l’autorité de contrôle, cela relève parfois du défi intellectuel. Dans notre tête, il ne faut en aucun cas que s’installe une pré-censure. Puis, le traducteur dit son enthousiasme pour la langue de Peter Stamm, la cohérence entre la matière et la manière, dans Agnès. Il souligne à quel point la langue persane, « très profondément poétique », convient à l’atmosphère de ce roman. L’échange, aussi bien avec l’auteur ­lui-même qu’avec la culture germanique en général, est également très important à ses yeux. Cela dit, le fait que l’écrivain soit d’origine suisse, allemande ou autrichienne ne joue pour lui aucun rôle – ce qui l’intéresse, c’est uniquement le ton, le style, le thème. Par bonheur, ses traductions trouvent toujours preneur, d’autant plus que deux maisons d’édition, en Iran, se sont spécialisées dans la littérature de langue allemande. Que cette « garantie d’achat » soit due à l’autorité qu’il possède déjà en tant que traducteur, Hosseini Zad le passe sous silence, avec une modestie toute persane. Au printemps 2010, la traduction d’Agnès par Mahmoud Hosseini Zad doit arriver sur le marché du livre iranien, en même temps qu’un volume de nouvelles choisies de Peter Stamm. Ces textes, des collègues spécialistes les ont traduits depuis longtemps, précise Hosseini Zad. Cependant, le volume a été bloqué deux ans par les autorités de contrôle. Mais maintenant, la maison d’édition lance les deux ­livres en même temps – une petite « of­ fensive Peter Stamm », donc, loin du pays natal. Et qui s’occupe du lancement publi­ citaire ? Pour Hosseini Zad, la réponse va de soi : « Avec des interviews traduites et d’autres supports promotionnels, mes collègues et moi-même, sur place, nous faisons bien sûr tout notre possible ». Retour en Suisse, au Collège de traducteurs de Looren. Comment traduire la création verbale de Robert Walser, Echt­ heitskuss (« baiser d’authenticité ») ? Et celle-ci, encore plus biscornue : Ungekränkelheitsausdruck (« expression de nonmaladivité ») ? Nul doute que la tâche, avec n’importe quel autre auteur suisse, serait plus simple. Mais les traductrices et les tra-

ducteurs travaillent à l’écart de toute règle du jeu économique, comme à l’écart des classifications nationales. Ils s’intéressent à la langue allemande et à la littérature de haute qualité, susceptibles de trouver dans leur patrie linguistique un nouveau public. Ainsi réalisent-ils un travail de transfert réussi. A ce titre, et dans un marché global, où la littérature allemande occupe une place relativement modeste, ils sont à la fois les gonds et la porte. Quelle meilleure manière de remplir le rôle de médiateur ? Sibylle Birrer est germaniste et historienne. Elle travaille comme critique et médiatrice littéraire indépendante à Berne. Traduit de l’allemand par Etienne Barilier

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A

cause d’un bonhomme tème de valeurs d’une société donnée. Peu goûts des grands-mères si nous voulons de 7,5 millimètres affublé importe qu’il s’agisse de textes ou d’illustra- vendre des livres illustrés. » Les enfants, d’un pénis, un livre pour tions. L’un et l’autre véhiculent avec plus ou eux, acceptent aussi des images insolites. A enfants allemand n’a pas moins de liberté artistique les normes so- la foire du livre 2009 à Bâle, par exemple, ils été publié aux Etats-Unis. ciales qui doivent être transmises aux en- ont eu l’occasion de rencontrer l’artiste et L’illustratrice munichoise fants – ou une façon de se situer par rapport illustrateur John Kilaka, de Tanzanie, et ils n’a pas voulu que l’on retouche son dessin », à celles-ci. Pour ce qui est des textes, les dif- étaient manifestement fascinés par le dyannonçait l’agence de presse allemande dpa férences culturelles sont surmontées, apla- namisme, les couleurs lumineuses et l’esle 12 juillet 2007. Cette Munichoise est nies, par la traduction et le lectorat, et en pièglerie de ses figures animales africaines. l’une des illustratrices les plus connues de partie gommées. Pour les illustrations en Quand on a assisté à cela, on serait tenté de la sphère germanophone, puisqu’il croire à l’universalité des images. s’agit de Rotraut Susanne Berner. Ses livres cartonnés de grand forLes fables animalières oui, le quotidien non mat sur les saisons, sans textes et aux illustrations grouillantes de Existe-t-il vraiment un lanpersonnages, ont connu un succès gage universel des images ? Hans international. Le pénis en question ten Doornkaat, directeur de prose trouve dans Le livre de l’hiver, gramme pour les livres illustrés des éditions Atlantis à Zurich c’est celui d’une minuscule statue et « pape du livre d’images » de figurant dans une exposition d’objets d’art. Il y a tant de choses à voir ­l’espace germanophone, ne parlesur la page qu’il passe pratiquerait pas d’universalité, « mais la ment inaperçu – dans une perspecmise en scène de fables a quel­tive européenne s’entend, comme que chose d’international. » Les grands succès internationaux l’ont prouvé les négociations entre Rotraut Berner et la maison d’édidans le domaine du livre d’images tion de livres pour enfants Boyd – Devine combien je t’aime de Sam McBrat­ney et Anita Jeram Mills Press. Aux Etats-Unis, les bibliothèques boycottent systéma­ (Ecole des Loisirs), les histoires tiquement tous les livres pour enComment transposer des livres pour de Plume, le petit ours blanc, de fants où apparaissent des mots Hans de Beer, et celles du poisson enfants illustrés dans un autre comme fuck ou des personnages Arc-en-ciel, de Marcus Pfister contexte culturel ? Une recherche montre un peu dénudés. Les tabous ne sont (toutes parues aux éditions Nordque les fables racontant des histoires pas les mêmes qu’en Europe, ce qui Sud) ou encore La chenille qui pousse les éditeurs états-uniens à fait des trous d’Eric Carle (Mijade) d’animaux se comprennent partout, mais faire du zèle en prenant les devants. – sont neutres sur le plan culturel, que les histoires sur la vie de tous les Katja Alves, lectrice au NordSüd ce qui est déterminant pour leur jours résistent au transfert culturel. Et les Verlag à Zurich, connaît le procarrière, dit Hans ten Doornkaat. blème, puisque la maison produit Selon lui, deux conditions doivent tabous ne sont pas forcément les mêmes. en même temps pour le marché être ­remplies : que les protagonisfrançais (Editions NordSud) et tes soient des animaux, et que le par Christine Lötscher états-unien (NorthSouth Books). Il décor reste vague ou peu défini. n’est pas question de montrer des Depuis Esope, les histoires d’anienfants nus dans des livres pour enfants revanche, seules de toutes petites retouches maux se lisent comme des modèles que l’on américains. A moins qu’il ne s’agisse d’un sont possibles. Les images se présentent peut transposer et interpréter de diverses livre d’images sur le corps. aux lecteurs à l’état nu pour ainsi dire. Aux façons pour venir à bout des tâches et des Pour finir, Le livre de l’hiver a tout de enfants, dont le regard n’est pas encore trop conflits inhérents au développement de la même trouvé un éditeur américain qui s’est influencé par des catégories et des stéréo- personne. Mais raconter les mêmes histoirisqué à le publier, sans doute à cause du types, les illustrations offrent un terrain de res avec des figures humaines exige une succès rencontré en Europe par les livres jeu où exercer leur fantaisie. mise en situation plus concrète, connotée, des saisons de Rotraut Berner. Mais cela ne joue pratiquement aucun qui n’est pas forcément adaptable dans une rôle pour le marché, parce que les lectrices autre culture. Le transfert culturel n’est « Nous devons satisfaire les goûts des et les lecteurs en âge de lire les livres pour possible que si l’on peut ramener l’image à grands-mères » enfants ne les achètent pas eux-mêmes. l’essentiel et créer du vide autour. Plus le Les livres pour enfants à mi-chemin C’est un œil adulte qui choisit le livre. La lecteur arrive à projeter de choses qui lui entre la littérature et la pédagogie véhicu- traductrice bulgare Lilja Ratcheva dit très appartiennent sur les images, plus elles lent toujours l’image de l’enfance et le sys- justement : « Nous devons satisfaire les sont adaptables.

La vaisselle en famille, une image typiquement allemande

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Urs Gysling, éditeur au NordSüd Verlag de Zurich, constate aussi que certains livres d’images trouvent un public sous toutes les latitudes, alors que d’autres sont d’emblée considérés comme inadaptés au transfert : « Plus il y a de thèmes ‹ prosaïques › à transposer, plus il y a de figures humaines, plus cela devient difficile. » Katja Alves donne pour exemple les pères barbus portant lunettes, immédiatement identifiés comme étant allemands par un lecteur français. Cette différence d’exigence, selon que les illustrations s’adressent à des lecteurs franco­ phones ou germanophones, Francine Bouchet, éditrice de La Joie de Lire à Genève, la connaît fort bien : « Il y a des illustrations qui sont trop proches du quotidien pour la sphère culturelle francophone et qui apparaissent donc comme trop ‹ allemandes ›. Par exemple, une famille occupée à faire la vaisselle, dessinée dans des tons sombres, en plus. » En France et en Suisse romande, on attend des livres d’images qu’ils aient un graphisme élaboré, contemporain – ce qui n’est pas sans lien avec les courants de la mode, dit Francine Bouchet.

Le livre de John Kilaka, Der wunderbare Baum (L’arbre merveilleux), est l’un des rares livres à avoir trouvé le chemin de l’Europe.

dition de l’illustration, est tout aussi dif­ ficile. Un atelier consacré à la traduction de la littérature enfantine du ­sud-est de l’Europe et des pays germanophones, organisé récemment à Split par le réseau Traduki Europe orientale : les textes passent auquel participe Pro Helvetia, nous a donné mieux que les images un aperçu de la manière dont on aborde les Transposer le langage visuel des pays illustrations provenant d’une autre sphère d’Europe orientale, qui ont une solide tra- culturelle. Dans un sens comme dans l’autre, il est plus facile de reprendre des textes que des images : « Il y a trop de soleil dans nos images bulgares pour la grisaille du Nord, que voulezvous », dit Lilia Ratcheva. Et les livres d’images provenant de pays germanophones passent pour être « trop européens », tant par leur manière de représenter les personnages, trop proches du quotidien, que par leur esthétique. L’éditrice suisse Francine Bouchet, présente à Split, constate aussi des différences dans le dessin entre l’Est et l’Ouest, qui rendent le transfert difficile. La tradition esteuropéenne tire son énergie du pinceau. La plupart des illustrateurs sont des artistes qui peignent aussi. Dans les pays Rencontre avec l’inconnu dans un décor surréaliste. Shaun Tan : The Lost Thing. germanophones, en revanche,

l’illustration n’est qu’un aspect du livre, son inscription dans la composition d’ensemble, dont la typographie est partie intégrante, est tout aussi importante. Mais l’aspect esthétique n’est pas seul à décider du succès d’un livre. Le pouvoir de marché, les canaux de distribution, l’image d’une maison d’édition, tous ces facteurs jouent aussi un rôle. De La Joie de lire, on attend des illustrations exigeantes, alors que les éditions NordSud ont la réputation de flatter les habitudes visuelles. C’est particulièrement flagrant avec les livres de Noël, constate Katja Alves. « On n’a pas le droit de réinventer Noël, il faut res-

Katja Alves donne pour exemple les pères barbus portant lunettes, immédiatement identifiés comme allemands par le lecteur français. pecter les conventions. » Aussi bien en France, aux Etats-Unis que dans les pays germanophones. Les lecteurs du NordSüd Verlag, des éditions NordSud, et des NorthSouth Books se retrouvent régulièrement pour discuter de livres compatibles avec tous les marchés. « Nous tombons rapide19


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ment d’accord quand il s’agit de belles il­ lustrations classiques comme par exemple celles que Maja Dusiková a signées pour Heidi », dit Urs Gysling. « La nostalgie aussi fonctionne, quand c’est vraiment bien fait, comme dans le dernier livre de Bernadette, L’étonnant voyage d’un flocon de neige. »

« Il y a trop de soleil dans nos images bulgares pour la grisaille du Nord, que voulez-vous. » Chez Marcus Pfister, qui a un succès fou avec son poisson Arc-en-Ciel, c’est surtout sa technique de l’aquarelle traditionnelle qui fonctionne bien, ajoute Urs Gysling. Ses créations récentes n’ont pas été très bien accueillies sur le plan international, les illustrations réalisées à l’aide d’un ordinateur ont été perçues comme trop techniques. « Nous aimons revoir ce que nous connaissons déjà » Introduire sur le marché européen des livres d’images d’auteurs et d’illustrateurs des pays du Sud est une entreprise difficile. C’est pourtant exactement ce que cherche à faire la collection Baobab, aux éditions NordSud. Helene Schär, la fondatrice du fonds Baobab en faveur du livre pour enfants, aujourd’hui à la retraite, considère que le problème réside dans les habitudes visuelles : « Nous aimons revoir ce que nous connaissons déjà. » C’est un principe qui joue un rôle déterminant pour le marché du livre illustré. C’est pour cela que les illustrations venant d’autres horizons sont rares dans les programmes des éditeurs de la sphère germanophone. Grâce à un travail acharné, le livre équitable Baobab est un produit de niche qui s’est attiré un public prêt à accueillir autre chose. Désormais, les critiques attendent avec impatience et curiosité les albums de John Kilaka, avec leurs figures animales africaines, stylisées et espiègles – à force de taper sur le clou… Depuis la mondialisation, dit Helene Schär, il n’est pas facile de trouver des artistes qui ne prennent pas les devants en s’adaptant à l’esthétique en vogue dans les pays occidentaux. Le fonds Baobab s’est donné pour mission de faire connaître d’autres formes de communication visuelle, plus originales. 20

Francine Bouchet estime aussi que c’est aux éditeurs de modifier les habitudes du public et de veiller à ce que le langage visuel ne cesse d’évoluer. Derrière les habitudes, il y a des images de l’enfance qui varient selon la culture ; la société française par exemple est plus exigeante que l’allemande, elle propose aux enfants des illustrations plus audacieuses, plus artistiques. Francine Bouchet estime que la prévenance pédagogique des Allemands n’est pas nécessaire : « Les enfants ont l’habitude de ne pas tout comprendre, ils ont leurs propres stratégies, ils savent faire avec. Nous ne devrions donc pas avoir peur de leur en demander trop, avec nos illustrations. »

Pour Lucien Leitess, fondateur de l’Unionsverlag à Zurich, qui réfléchit depuis des années au transfert culturel dans le domaine littéraire, le métissage est stimulant, il fait toujours partie de la créativité : « Les livres qui m’impressionnent le plus sont ceux qui sont bien enracinés ­localement et qui savent jouer en virtuoses de tout ce que la littérature mondiale propose. » Ce qui est déterminant, à ses yeux, c’est le traitement réservé aux stéréotypes, selon qu’ils sont repris sans recul ou au contraire intégrés avec intelligence dans de nouvelles constellations. « Nous ne devrions pas toujours prendre position tout de suite », dit Lucien Leitess, « nous avons besoin d’ouverture. »

Les richesses de la différence culturelle Shaun Tan, auteur, dessinateur de bandes dessinées et illustrateur australien, a fait de la rencontre insolite entre des images culturellement connotées le sujet de son travail. Dans son nouveau livre d’images The Lost Thing, il crée un ­espace surréel et évoque, en mêlant la bande dessinée au collage, la rencontre avec l’altérité dans un monde aliéné devenu absurde à force de technicité : en se promenant, un garçon trouve une chose à mi-chemin entre une créature fantastique et une cafetière (mais la décrire ainsi relève déjà d’une classification culturelle). Le garçon ne comprend pas cette créature, mais se lie tout de même d’amitié avec elle. Shaun Tan illustre ainsi ce que le théoricien du post-colonialisme Homi Bhabha appelle le « troisième espace », le lieu de rencontre hybride entre les cultures. Chez Shaun Tan, la différence qui ne se laisse jamais surmonter complètement,

Christine Lötscher est femme de lettres et critique littéraire à Zurich. Elle collabore à l’Institut suisse Jeunesse et Médias (ISJM).

« Les enfants ont l’habitude de ne pas comprendre, ils ont leurs propres stratégies, ils savent faire avec. » loin de faire problème, devient au contraire fertile. De tels livres proposent une alternative mondialement accessible aux bébés animaux édulcorés par le marché international. Rien d’étonnant si les spécialistes du monde entier s’intéressent à cet auteur et si ses livres suscitent l’enthousiasme des critiques du livre pour enfant aux quatre coins de la planète.

Traduit de l’allemand par Ursula Gaillard


« To be left holding the baby. » Expression anglaise p. 35

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« Avec des ‹si› on mettrait Paris en bouteille. » Expression française p. 35

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out Suisse mène deux carrières : sa carrière professionnelle et sa carrière de bilinguiste. Ma carrière de Suisse bilingue a démaré à six ans, en 1975, quand je suis arrivé à Lausanne, où mes parents avaient obtenu le statut de réfugiés politiques. A l’époque, je parlais roumain et français. Enfin, très peu le français. Je ne connaissais qu’un mot : oui. En Suisse romande, j’étais un Diseur de oui. Ce qui est assez ironique, quand on sait qu’en 1992, toute la Suisse alémanique serait traitée de Neinsager (diseurs de non) par la Suisse romande, suite à la votation sur l’Espace Economique Européen. A l’école, en tant qu’étranger, la seule chose importante était de ne pas avoir l’air d’un étranger. J’ai appris à dire « panosse », « pive », « encoubler » et « huitante ». J’étais normal. Mais sans le savoir, je me transformais en bête étrange pour un Parisien qui utilise « serpillière », « pomme de pin », « trébucher » et « quatrevingts ». Vingt-cinq ans plus tard, quand un ou deux de mes livres seraient publiés à Paris, je me surprendrais à gommer les helvétismes de mes textes pour leur donner un air normal. * A dix ans, mon frère et moi, décidons de tuer le bilinguisme. On se met à parler en français entre nous ! Désormais, on joue en français, on s’engueule en français et on se confie des secrets en français. Pour avoir l’air encore plus normal, on interdit à nos parents de s’adresser à nous en roumain, quand ils viennent nous chercher à l’école. Nos parents se laissent tyraniser en public, mais à la maison, ils continuent à nous parler roumain. La famille met en place un bilinguisme particulier. Les parents posent des questions dans la langue de Ionesco et les enfants leur répondent dans la langue de Molière. * Au fil des ans, tout le monde trouve cette situation normale. Seuls les copains qui nous rendent visitent s’étonnent d’entendre deux langues cohabiter dans une même conversation. 24

A treize ans, j’ai une révélation. A la télévision, une chaîne française diffuse La Folie des Grandeurs, une comédie délirante avec Louis de Funès et Yves Montand. L’action se passe à Madrid, à la cour d’Espagne. Yves Montand, un simple valet, est amoureux de la reine, une belle Bavaroise aux cheveux blonds comme le miel d’acacias. Elle ne parle pas un mot de français. Sur les conseils de Louis de Funès qui manigance un plan infernal, Yves Montand se fait passer pour Don Cesar, comte de Garofa, afin d’approcher la reine. Le stratagème fonctionne, mais Yves Montand est

Yves Montand : Voilà. Je ne m’appelle pas César. Je m’appelle Blaze. Je suis un valet. La reine : Aaaaah ! Valais ! Valais ! Suisse, vous êtes. Yves Montand : Mais pourquoi Suisse ? Mais quel Suisse ? !

J’en déduis la règle universelle du ­ ilinguisme international : « Toutes les b ­personnes qui ne se comprennent pas à cause de la langue finissent forcément en Suisse. » * Heureusement, à quatorze ans, Nena débarque dans ma vie. Elle chante 99 Luftballons. Son clip avec des fumigènes bleus, rouges et verts qui flottent sur un terrain vague fait un peu minable en comparaison des méga-productions de Michael Jackson. Mais bon : il y a quand même de grosses explosions vers la fin de la vidéo. Et surtout, Nena est super-belle. Tous les garçons de la classe en sont amoureux. Un copain dont le Un enfant de six ans, réfugié politique père est Suisse alémanique nous en Suisse, a de fortes chances traduit les paroles. « Hast du etwas de développer très tôt sa conscience Zeit für mich ? Dann singe ich ein des langues. Eugène, écrivain Lied für dich. » Waah, c’est cool : des rimes en « ich » ! J’apprends les d’origine roumaine, nous parle de ses mots Kriegsminister et Benzinexpériences de part et d’autre kanister. Je suis fier comme un du rideau de rösti et nous raconte son pape. Mais ça va être super diffi­parcours. cile de les placer dans une conversation avec une hypothétique Bernoise… par Eugène * A vingt-deux ans, je découvre enfin l’autre côté du monde. Autre­ trop honnête et décide de tout avouer à la ment dit, la Suisse alémanique. Ma copine reine. Ils se donnent rendez-vous dans le valaisanne fait un stage d’un an chez un arjardin, assis de part et d’autre d’une haie de chitecte bâlois. Je réalise qu’après neuf ans thuyas. Et voici le dialogue : d’apprentissage de la langue allemande (à l’école obligatoire et au gymnase), je ne sais Yves Montand : Il fallait que je parle à toujours pas dire des choses aussi élémentaires que « je préfère le thé plutôt que le Votre Majesté. La reine : Aber, es ist strengstens ver- café ». En revanche, j’ai dans la tête des forboten. mules aussi désuètes que « Herr Ober, bitte Yves Montand : Ce qui est verboten, zahlen ». La méthode s’appelait Wir sprec’est ce que je fais. Vous tromper. Vous faire chen deutsch. Rien que le titre est une escroire que je suis quelqu’un d’autre. Accep- croquerie. ter les faveurs du roi, alors que je ne suis * que… A vingt-huit ans, en 1997, j’entre dans La reine : Was sagen Sie ? Ich verstehe l’équipe de Pipilotti Rist, pour imaginer ce nicht. qui s’appelait encore l’Exposition nationale

Ma carrière de bilinguiste


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2001. Très vite, Pipilotti décide de rebaptiser la manifestation, en s’inspirant du langage informatique, fait de uns et de zéros. Bienvenue à Expo.01 ! Son équipe réunit designers, graphistes, plasticiens, curateurs, anthropologues, informaticiens et écrivains des quatre coins de la Suisse. Hélas, je parle allemand comme une casserole malaisienne. Mes collègues sont vraiment étonnés que je puisse à peine m’exprimer dans la langue de Goethe. L’un d’entre eux pense que c’est parce que je suis arrivé de Roumanie très tard, vers seize ans. Je ne rectifie pas son erreur, trop heureux d’avoir une excuse honorable.

« Toutes les personnes qui ne se comprennent pas à cause de la langue finissent forcément en Suisse. » Je me souviens d’une rencontre à l’Ecole Polytechnique Fédérale de Zurich , entre un curateur, un professeur de physique et moi. Pour me permettre de participer à la conversation, on a dû choisir l’anglais. Cendres sur ma tête : j’oblige les gens à préparer l’exposition nationale suisse en anglais ! * Dans ces moments de déprime linguistique, je pense à mon héros. Un Suisse hors du commun. Oui, je connais un citoyen helvétique qui maîtrise les quatre langues de notre belle et minuscule Confédération. Il est né à Zurich en 1968. Il a fait sa formation de peintre à l’Ecole Cantonale d’Art de Lausanne. Tous les étés, il rend visite à sa grand-mère dans les Grisons, avec qui il parle romanche. Et il a épousé une Vénitienne. Entre eux, ils ont décidé de ne parler qu’italien. Cet homme s’appelle Daniel Frank. Il existe pour de vrai. Si l’Office Fédéral de la Culture avait un peu d’imagination, il inventerait la MEQ (Médaille de l’Excellence Quadrilingue) pour l’épingler au veston de Daniel Frank. * Vers trente ans, je publie à Paris. A ma grande stupéfaction, mon éditeur trouve que j’ai « un accent belge rentré ». Pardon ? Il m’explique que ma manière de parler français ressemble à celle d’un Belge essayant de cacher son origine bruxelloise. Je réponds à mon éditeur qu’il se trompe de « B ». Je suis né à Bucarest, pas à Bruxelles.

Il n’en démord pas. D’ailleurs, pendant que je lui parle, il remarque que mon accent belge rentré ressort. Bon, il faut avouer que les Suisses romands et les Belges partagent une même bizarrerie aux yeux des Français : nous disons « huitante » à la place de « quatrevingts ». * En 2001, je pousse ma carrière de non-bilingue jusqu’à m’installer à Basel. Les débuts sont difficiles : avant de téléphoner à des connaissances, je dois ouvrir le dictionnaire pour préparer ma conversation. Heureusement, au fil des mois, la langue trouve un chemin jusqu’à moi. Et en 2004, à l’occasion de la sortie d’un de mes livres (en français), j’ai droit à une interview dans la Basler Zeitung. Installés à la terrasse du Kunstmuseum, je résume à une journaliste mes choix littéraires et mon parcours. Durant quarante-cinq minutes, je raconte ma vie en allemand. Le lendemain, j’achète la BAZ pour lire mes déclarations auf deutsch. Presque de la science-fiction. Mais comme je vis de ce que j’écris, en 2004, je suis bien obligé de rentrer en Suisse romande pour trouver du boulot. * Combien de langues françaises existent en français ? D’abord, j’ai appris le suisse romand. Ensuite, à force de prendre le TGV pour Paris, j’ai appris le parisien. On ne dit pas « il y avait beaucoup de monde », mais « c’était blindé » ; on ne dit pas « riche », mais « pété de thunes ». A l’uni­ versité, j’ai fait des études de philosophie. Si bien que je parle un peu cette langue étrange farcie de « eu égard à », « l’étant en tant qu’étant », « thématique connexe ». J’ai aussi étudié l’histoire de l’art. Dans cette langue-là, on ne dit jamais « femme couchée », mais « odalisque » ; on ne dit pas non plus « damier sur le sol », mais « système perspectif accompli ». Mon frère est médecin. Il m’a appris qu’il ne dit jamais « je me souviens », mais « je procède à l’anamnèse ». Dans la langue des médecins, personne ne dira « j’ai oublié », mais « j’ai scotomisé ». En somme, si je traduis A la recherche du temps perdu en français médical, ça donne Anamnèse d’une scotomisation. Tout compte fait, je parle sept ou huit français. Et une langue allemande pleine de trous et de fissures, mais qui me per-

met de causer avec des connaissances à Berlin ou d’accueillir des amis de Vienne à la maison. A vrai dire, je soupçonne l’existence de centaines d’autres français. Celui des biologistes, des linguistes, des mathématiciens, des adolescents. Nous sommes riches : des centaines de langues françaises et autant de langues allemandes cohabitent dans notre belle et minuscule Confédération. Ecrivain, chroniqueur et auteur de théâtre, Eugène se consacre à l’écriture depuis 1996. Sa pièce Rame à été jouée au Théâtre de Vidy-Lausanne en 2008. Il anime un atelier d’écriture à l’Institut littéraire suisse, à Bienne.

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« Perlen vor die Säue werfen. » Expression allemande p. 35

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orsqu’il y a des années, Um- que dans les années cinquante, s’est chargé sus de concentration. Et en librairie, ce berto Eco postulait que la d’un rétrécissement supplémentaire du sont les best-sellers qui dominent, au délangue de l’Europe est la marché international : la plupart des licen- triment de la diversité – le constat vaut traduction, il donnait à en- ces ne sont plus achetées directement par aussi pour les programmes des maisons tendre que le pidgin english les maisons d’édition, mais transmises par d’éditions. S’y ajoute le phénomène de comme lingua franca de la des agents littéraires agissant le plus sou- l’« event », dont est victime aujourd’hui génération « globish » (globish pour global vent depuis New-York, Londres et Zurich. tout ce qui est culture : les médias, y comenglish) servait à la communication, mais Ceux-ci sont fortement imprégnés de pris les pages culturelles renommées de non à la compréhension. Car comprendre culture anglophone et s’intéressent plus au la presse écrite, dirigent l’attention du demande une pénétration culturelle plus profit qu’à la médiation culturelle – les ti- ­public vers quelques titres éminents sur profonde. Cette fonction, ce sont depuis tres qui ne promettent pas ou peu de suc- les listes des nominations aux grands toujours les traductions littéraires qui l’as- cès n’ont aucune chance d’accéder à leurs prix litté­raires. Ainsi les éditeurs sont-ils, sument : elles créent un accès aux cultures programmes. d’un point de vue économique, toujours étrangères et contribuent ainsi de manière La littérature anglophone ne provient plus fortement contraints de financer un significative aux échanges cul­turels. Il n’y toutefois que pour une petite part de programme au moyen de quelques seuls a toutefois guère en Europe de ouvrages ; on préfère par conséquent renoncer aux traductions, domaine culturel aussi peu en­relativement chères, puisque les couragé que la traduction litté­encouragements étatiques ou les raire. Et pourtant : le marché de la littérature européen, et avec systèmes de subventions sont pratilui, le nombre des traductions, quement inexistants en Grandene cesse de croître depuis les anBretagne et aux Etats-Unis. nées cinquante. Selon des enquêtes de Travailler à la limite du minimum l’UNESCO, le nombre des traducL’édition et la librairie sont dominées d’existence tions en Europe a environ doublé Dans le monde anglo-saxon par les best-sellers, aux dépens comme dans de nombreux autres entre la fin des années soixante de la diversité littéraire. Le marché du et aujourd’hui. Si l’on considère pays, on manque par ailleurs de tralivre européen subit les lois de néanmoins le développement ducteurs littéraires professionnels, des langues prises individuelleet plus particulièrement, de traducla culture populaire et des médias. ment, on découvre des inégaliteurs d’ouvrages parus dans les­ Un encouragement ciblé à la tés. Sur le marché, c’est l’anglais « petites » langues. Un regard sur les traduction, qui pourrait contrebalancer qui domine : tandis que la part ­honoraires explique pourquoi : dans des ­traductions de l’anglais a réaucun pays européen, on ne peut ces tendances, manque toutefois dans ­vivre des revenus de la traduction gulièrement augmenté dans prala plupart des pays. tiquement tous les pays depuis littéraire. Dans la plupart des pays, le milieu des années soixante, les traducteurs littéraires traduisent par Holger Fock les autres grandes langues (alleen moyenne 1000 à 1200 pages de mand, français, russe) ont connu manuscrits par année. A cet égard, deux extrêmes se dégagent, l’Espaun énorme recul, tout comme les « petites » langues. Seules les traductions Grande-Bretagne. A la quantité de littéra- gne et les Pays-Bas. En Espagne, les tradu néerlandais et des langues scandinaves ture nord-américaine s’ajoute celle de tout ducteurs, suite aux maigres rétributions et ont réussi à maintenir ou élargir leur part. le Commonwealth – de nombreux auteurs au coût comparativement élevé de la vie, qui en sont issus, de Salman Rushdie à travaillent le double, tandis que leurs colAravind Adiga en passant par Arundhati lègues néerlandais ne traduisent « que » L’anglais domine comme langue Roy, écrivent en anglais, que ce soit leur 600 à 800 pages par année, grâce à un et culture Les marchés où dominent les traduc- langue maternelle ou non. fonds financé par l’Etat qui souvent double tions de l’anglais ne font que suivre l’évoAinsi donc, on traduit énormément leurs honoraires. Cela a une forte influence lution générale de la culture pop depuis la de l’anglais vers d’autres langues, mais sur la qualité, surtout lorsque l’ouvrage est Seconde Guerre mondiale ; commençant ­l’espace anglophone n’importe lui-même exigeant. Et tandis que le niveau aux Payspar le Coca Cola et le chewing-gum, le jazz que peu de littérature étrangère. Une des Bas et dans les pays scandinaves passe pour et le rock’n roll, elle s’est poursuivie dans causes en est le fort rétrécissement des très élevé, on se plaint en Espagne (mais l’industrie du cinéma et du divertissement marchés aussi bien anglais qu’américain. aussi dans nombre de pays de l’Europe de pour s’emparer, après la musique, de la lit- ­L’absence d’un prix unique du livre y a l’Est) d’une qualité déficiente. térature. conduit à une chute des prix : libraires et Les marchés européens du livre ne géLe commerce des licences via les éditeurs souffrent des petites marges de nèrent pas assez d’argent, c’est l’une des agents littéraires, qui a traversé l’Atlanti- profit, de sorte qu’on assiste à des proces- raisons pour lesquelles les traducteurs lit-

Harry Potter donne le ton

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téraires sont généralement mal rétribués. Et quand les formes numérisées du livre se répandront (archives en ligne, e-book, book-on-demand), la pression sur le prix du livre classique augmentera encore. Si, à ce moment-là, il n’y a pas d’encouragement supplémentaire à la traduction et aux traducteurs, c’est tout un domaine qui s’écroulera. D’autre part, comme les maisons d’édition n’occupent plus de lecteurs pour les langues et littératures mineures et que

Le dialogue interculturel et la sauvegarde de la diversité culturelle en Europe passe par une meilleure promotion des traductions et des traducteurs. les agences se concentrent presque exclusivement sur la vente de licences pour les littératures majeures, les traducteurs littéraires, du moins ceux des petites langues, ont un rôle de passeurs toujours plus important à jouer. Comment, sinon, un éditeur portugais entendrait-il parler de l’exceptionnel roman d’un auteur letton ? Un motif supplémentaire, quand on veut promouvoir la littérature, de se montrer particulièrement attentif aux traducteurs. Dépendre des modes La traduction littéraire est toutefois elle aussi sujette aux modes et tendances du jour, comme l’illustrent la littérature de divertissement et quelques-uns de ses genres. On en vient de plus en plus souvent à un véritable battage médiatique autour de certains auteurs, et des phénomènes tels que la série des Harry Potter, les romans de Dan Brown avec leur cortège d’adaptations cinématographiques et d’articles de merchandising, ou encore la trilogie Millenium de Stieg Larsson, focalisent toute l’attention de la critique, du commerce et du public, au détriment de toute autre littérature. Aujourd’hui règnent ainsi dans la littérature les mêmes mécanismes de marché que dans le domaine des médias ou de la musique. Aucun marché littéraire ne peut aller à contre-courant des tendances internationales, les prix littéraires célèbres comme le Goncourt français ou le Buch-

preis allemand obéissent depuis longtemps aux mêmes lois. Les genres tels que le roman policier, fantastique ou historique ne sont pas les seuls à connaître des modes, les pays et les langues les vivent pareillement. Dans l’espace germanophone, ce furent la littérature hispano-américaine et les auteurs du réalisme magique qu’on acclama dans les années soixante-dix, leur succédèrent la littérature italienne et sa gauche caviar au début des années quatrevingt, à la fin de cette même décennie la littérature française à l’occasion du bicentenaire de la révolution, et dans les années quatre-vingt-dix tout d’abord la littérature néerlandaise, puis scandinave, en particulier norvégienne et suédoise. Des programmes ciblés pour la promotion de la littérature On ne peut anticiper ou prévoir ces mouvements du marché, mais on peut les influencer, les renforcer ou les utiliser. Par exemple, en poussant la promotion de ­traductions dans les langues d’autres pays, comme le font les Pays-Bas, la Suède et la Norvège, ainsi que dans une moindre ­mesure la France, l’Espagne et les pays germanophones (l’Allemagne par l’inter­ médiaire du Goethe-Institut et de son programme Inter Nationes, la Suisse par celui de Pro Helvetia). Une autre méthode consiste à ouvrir des espaces où se confronter intensivement à une littérature particulière. La Foire du livre de Francfort est à cet égard exemplaire, qui depuis de nombreuses années invite un pays à venir présenter sa littérature – un concept repris par d’autres, comme le Salon du livre à Paris. On a ainsi

landais, avec cet instrument de l’Etat qu’est la Foundation for the Production and Translation of Dutch Literature. La littérature hollandaise a pris un réel essor dans les années quatre-vingt déjà, d’une part grâce à des auteurs à succès tels que Harry Mulisch et Cees Noteboom, de l’autre grâce à un encouragement étendu à la traduction : ainsi, dans les années quatre-vingtdix, on a soutenu trois fois plus de traductions en français que dans les années soixante. Il en va de même pour les traductions en allemand. L’accueil des Pays-Bas à la Foire de Francfort en 1993 et l’invitation en France, la même année, de onze auteurs néerlandais à la série de lectures Belles étrangères, ont ensuite assuré la percée de la littérature hollandaise et sa reconnaissance internationale. Il est donc essentiel pour le dialogue interculturel et la sauvegarde de la diversité culturelle en Europe de mieux promouvoir aussi bien les traductions que les traducteurs, par des systèmes de subventions qui compensent ce que le marché ne peut fournir. Ce faisant, l’attention devrait avant tout porter sur l’encouragement à la traduction de et vers les petites langues. Hoger Fock traduit depuis 25 ans de la littérature française en allemand et a entres autres été distingué en 2009 par le prix de reconnaissance du Zuger Übersetzerstipendium. Il est vice-président du CEATL, Conseil européen des associations de traducteurs littéraires. Traduit de l’allemand par Anne Maurer

Dans aucun pays européen, on ne peut vivre des revenus de la traduction littéraire. vu le nombre de traductions du polonais et du hongrois grimper d’un seul coup quand la Pologne et la Hongrie étaient invitées de la foire, mais chuter au même niveau que précédemment dans les années suivantes. Si le pays invité n’accompagne pas ces occasions de mesures ultérieures et durables, l’effet s’évapore donc vite. Exemplaires aussi en ce qui concerne la promotion de leur littérature, les Néer29


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« Dar vinavant il Peder nair. » Expression romanche p. 35

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ans l’univers polyglotte traitant de la chute d’Allende. Lors de la pre- surtitrer la représentation. Et pour cela, il des festivals de théâtre mière représentation, le public s’est senti a fallu investir, car le surtitrage réalisé pour globalisés, on assiste à délaissé et s’est mis à protester. On impro- un festival à Toulouse a dû être adapté et il une course aux décou­ visa donc à la hâte une traduction simulta- a fallu payer l’avion à une traductrice pour vertes : les organisateurs née. Dans les années qui ont suivi, les sur- qu’elle vienne assurer la régie des surtitres. ambitieux se voient aussi titres sont devenus un sujet de discussion Ces dépenses, Alya Stürenburg les justifie comme des artistes et cherchent à mar- et, au fil de débats contradictoires, un credo. en arguant qu’à Genève, on est moins disquer leurs programmes d’une empreinte Aujourd’hui encore, l’équipe de direction posé qu’à Zurich à voir des spectacles en anreconnaissable entre toutes. Or il ne suffit examine avec soin pour chaque production glais sans traduction. pas pour cela de présenter des productions si le surtitrage se justifie ; pas question de le qui ont déjà fait leurs preuves. C’est pour- faire automatiquement. D’ailleurs, Werner L’intelligibilité aux dépens de la qualité quoi ils parcourent le monde et se rendent Hegglin insiste : « Les surtitres sont et res- littéraire aux festivals les plus importants pour aller tent un corps étranger. » Si entre-temps, les surtitres sont de acheter, sur tous les continents, des proOu alors, ils paraissent inadéquats. plus en plus répandus, c’est dû en grande ductions prometteuses. De nos jours, les Sandro Lunin, le directeur artistique du partie au fait qu’ils coûtent moins cher que grands festivals ancrés dans la la traduction simultanée. La tech­tradition, comme Avignon, Edimnologie a évolué à la vitesse grand V et les monstrueux beamers de jadis bourg et Vienne, ne sont plus les seuls à posséder une solide section sont devenus plus maniables et internationale ; les festivals régioabordables – mais il existe aussi des naux comme la biennale Neue systèmes LED plus performants et Stücke aus Europa à Wiesbaden chers –, et pour la « composition » et à Mainz se positionnent aussi des surtitres, le programme Powercomme des plaques tournantes inPoint fait l’affaire. C’est pourquoi de ternationales. nos jours, bien des troupes indépendantes voyagent avec leur in­ Savoir comment rendre accesstal­lation de surtitrage. Pourtant, sibles au public local des pièces en langues étrangères devient donc les coûts de surtitrage continuent à une question importante. Dans un grever les budgets. La traduction entretien avec la revue spécialisée doit être payée et à chaque représenTheater heute, Manfred Beilharz, tation, il faut une personne pour inLes surtitres sont au théâtre ce que le fondateur et directeur de la Biensérer les surtitres en direct. les sous-titres sont au cinéma. nale, insiste sur ce point : « Nous Les barrières techniques n’ont Sans cette forme d’aide écrite à la proposons des surtitres ou une tradonc plus autant d’importance, les compréhension, plus d’une production duction simultanée pour toutes les réticences d’ordre esthétique en ­revanche, si. On peut supposer pièces. » Pour un festival aussi ceninternationale en tournée peinerait à tré sur les textes de théâtre que ce­toutefois que l’accoutumance aura trouver son public. Pourtant, l’attention lui-ci, cela peut paraître évident, une influence décisive sur l’ac­ et la poésie en pâtissent. ceptation des surtitres. Les spec­ mais jusque vers la fin des années tateurs en Suisse ont grandi avec 1990, le spectateur de festival acceptait – du moins dans les pays les films sous-titrés, contrairement par Tobias Hoffmann germanophones –, de suivre par aux ­spectateurs allemands par exemple, et ils ont développé des exemple une représentation en langue arabe avec juste un papillon, un bref Theater Spektakel, cite l’exemple d’un mo- techniques pour suivre la voix originale résumé de la trame, en guise d’aide. nologue de l’auteur russe Iwan Wyrypajew, tout en lisant les éléments nécessaires à la qu’il a rencontré lors d’un de ses voyages de compréhension du con­tenu. Cela n’expliprospection. Là, il dit préférer la traduction que toutefois pas pourquoi, en France, les Papillon, traduction simultanée ou simultanée, car elle est plus à même selon surtitres occupent une place importante et surtitres ? Ce genre de papillons, les habitués du lui de simuler les remous qui agitent la répondent à des standards de qualité éleZürcher Theater Spektakel les connaissent langue de l’original. Alya Stürenburg, di- vés, comme l’a constaté la surtitreuse et bien ; jusqu’à il n’y a pas si longtemps, ils rectrice du Festival de la Bâtie, le pendant spécialiste de la traduction Yvonne Griesel. constituaient la norme. Mais jadis déjà, ils romand du Theater Spektakel, mise réso- C’est plutôt la préférence pour le mot et la n’étaient pas toujours suffisants. Werner lument sur le surtitrage. Durant l’été 2009, littérature à l’intérieur du système sémanHegglin, responsable technique au sein de les deux festivals ont accueilli la production tique si complexe qu’est le théâtre qui y l’équipe de direction du théâtre, évoque un Spectacular des performeurs de Forced joue un rôle ­décisif. Les surtitres exigent incident en 1990 : une troupe chilienne pré- ­Entertainment (Grande-Bretagne) ; mais pourtant une traduction très pragmatique, sentait une pièce très centrée sur le texte et contrairement à Zurich, Genève a choisi de ce qui se fait nécessairement au détriment

Faire de la nécessité une vertu esthétique

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La question des surtitres élégamment résolue : une scène de la pièce Le Dernier Caravansérail, partiellement jouée en persan.

de la qualité littéraire. Pour conditionner un texte en portions lisibles de deux lignes (dans l’idéal) tout en gardant un rythme sensé, on ne peut éviter la compression. La surtitreuse zurichoise Dora Kapusta juge que l’on perd près d’un tiers du texte intégral. Les spectateurs qui maîtrisent à peu près la langue parlée sur scène et qui lisent les surtitres pourraient y voir un signe d’in-

Photo : Michèle Laurent

Si entre-temps, les surtitres sont de plus en plus répan­ dus, c’est dû en grande partie au fait qu’ils coûtent moins cher que la traduc­ tion simultanée. capacité de la traductrice. D’ailleurs, rares sont les spectateurs conscients des exigences particulières que pose le surtitrage. Gian Gianotti, qui dirige le plus grand théâtre d’accueil de Suisse, le Theater Winterthur, et qui programme régulièrement une série de spectacles en anglais et en français, dit son scepticisme à l’égard du surtitrage purement « informatif » qui se fait aux dépens de l’art et de la poésie. « S’il faut des surtitres », précise-t-il, « que l’on fasse au moins du mot à mot. » Selon lui, cela peut entraîner toutefois une inon­ dation visuelle, détourner le public de ce qui se passe sur scène et devenir très vite contre-productif.

Yvonne Griesel ajoute par ailleurs que lors d’une représentation surtitrée, le public n’est souvent pas homogène. Il peut donc arriver que ceux qui lisent comprennent plus vite une chute que les autres, ce qui irrite parfois ; de l’autre côté, ceux qui lisent les surtitres ratent sans doute quelquefois un gag gestuel ou mimique, de sorte que ceux qui sont à l’aise dans la langue parlée se retrouvent seuls à rire.

dotés, les surtitres restent rares, comme au Tessin par exemple. Manuela Camponovo, l’une des critiques de théâtre les plus renommées du canton, a le sentiment qu’on invite en priorité les troupes d’une autre langue qui misent sur un théâtre centré sur le mouvement et le corps et présentant peu de texte ou un texte simple à saisir. Dans les grandes villes en revanche, on commence à tenter de faire un pas de plus et de traduire cette fois-ci les spectacles locaux pour les étrangers. A Berlin, la Schaubühne présente une à deux fois par mois dans sa maison-mère une des mises en scène du répertoire surtitrée en anglais, une offre faite pour les nombreux hôtes et habitants anglophones de la capitale allemande. Une telle démarche ne siérait pas mal non plus à Zurich, avec toutes ses entreprises multinationales. Tobias Hoffmann a étudié les sciences du spectacle vivant comme matière principale et publie depuis bientôt vingt ans des critiques de théâtre et des articles spécialisés dans divers journaux et revues, et en particulier dans la Neue Zürcher Zeitung. Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher

En périphérie, on mise sur le théâtre de mouvement Seules des solutions bien réfléchies peuvent lutter contre cette division du public et faire de la nécessité une vertu esthétique. Comme exemple de réussite, Yvonne Griesel cite les productions du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, et particulièrement Le Dernier Caravansérail. Les surtitres y étaient toujours projetés à proximité de l’endroit où se trouvait le comédien qui parlait à cet instant, ou alors on jouait sur les polices et la taille des caractères. Dora Kapusta, elle, renvoie à la trilogie Sad Face/Happy Face de la compagnie belge Needcompany qui jouait, elle aussi, avec la taille des caractères, comme dans les bulles de B. D. Mais ce type de solutions intégratives, seules les compagnies qui ont une place assurée au sein du circuit international des festivals peuvent et veulent se les offrir. Dans la périphérie culturelle, hors des grandes villes et des budgets culturels bien 33


Les tou r n e u rs d e phr a se s

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n 1996, Dora Kapusta s’est jetée à l’eau en surtitrant pour la première fois une production théâtrale, la fameuse œuvre d’une durée de sept heures de Robert Lepage, The Seven Streams of the River Ota. Quelques années plus tard, la traductrice diplômée a fondé sa propre boîte et s’est spécialisée dans le surtitrage de théâtre et le sous-titrage de films. Dans son travail de diplôme pour la Haute école des arts de Zurich, elle s’est demandée aussi si les surtitres pouvaient être utilisés, au-delà de la simple aide à la compréhension, comme un élément théâtral et esthétique autonome.

Madame Kapusta, votre dernier mandat vous a conduite, fin novembre 2009, au Spielart-Festival de Munich. Là-bas, vous avez assuré le surtitrage de la pièce de Beatriz Catanis, Finales. Comment était-ce, avec une pièce aussi riche en texte ? C’est une étudiante de l’Instituto Cervantes qui a traduit toute la pièce de l’espagnol en allemand. Un membre de l’équipe de programmation du festival s’est toutefois aperçu qu’elle ne savait pas faire de surtitres, car disons-le, le surtitrage est une forme de traduction spécifique. On m’a donc prié de le faire. J’ai reçu un DVD de la production et je me suis mise à « découper » le texte. L’essentiel du travail consiste à régler le texte sur le rythme de la représentation et cela prend plusieurs jours. Qu’est-ce qui suit sur le plan technique, une fois que les surtitres sont prêts ? Je commence par rédiger une fiche technique. J’y consigne par écrit où je dois être assise et de quel équipement technique j’ai besoin. Je propose, ce qui est plutôt rare, le package complet : je traduis, je me charge de la conversion sur Power Point et je sais aussi me servir d’un beamer. Au moment de l’installation technique, il faut bien sûr que quelqu’un soit là pour monter ou baisser l’écran par exemple. Puis on fait un filage. Le DVD que je visionne a souvent été enregistré lors de 34

la générale. Si la première remonte déjà à quelque temps, des modifications ont été opérées dans le texte et dans le rythme. Certes, le filage, les troupes doivent de toute façon le faire pour travailler leurs déplacements dans un nouveau théâtre. Mais souvent, elles ne disent pas le texte au rythme fixé, elles l’esquissent juste. Alors que moi, je dois m’en tenir au rythme normal. D’un autre côté, je ne peux pas exiger d’un Michel Piccoli octogénaire qu’il donne tout pour deux heures de filage et qu’il rejoue deux

Il arrive aussi que les comédiens sautent des répliques ou qu’ils se trompent. Si je n’ai pas d’obturateur pour couvrir les répliques sautées, je suis obligée de les faire passer à toute vitesse. Il est amusant de voir que les spectateurs croient toujours que c’est la surtitreuse qui a commis l’erreur. Beaucoup ne réalisent pas que les surtitres sont envoyés en direct.

Dans votre travail de diplôme, vous insistez à plusieurs reprises sur le fait que le manque de coordination en amont de la représentation d’une production en tournée conduit souvent à des surtitrages insatisfaisants. Comment cela s’est-il passé à Munich ? Il n’y a pas eu de mises au point préalables, mais par bonheur, on a pu projeter les surtitres sur le fond clair de la salle. La situation standard, qui consiste à projeter les surtitres sur un écran fixé au-dessus de la scène, pose Le surtitrage de productions toujours problème. Les reproches théâtrales est une forme de traduc­ que j’entends sont souvent les tion très particulière. Il recourt mêmes : l’écran est fixé trop haut et à l’écriture, mais s’opère en direct et l’on se tord le cou. Ou alors, l’éclairage sur scène est si fort que relève, en fin de compte, de la l’on ne peut plus lire les surtitres. traduction simultanée. Dora Kapusta, Au fond, il faudrait pouvoir experte en la matière, nous livre collaborer avec la régie lumière quand on sait que la production va ses réflexions sur les possibilités et les partir en tournée. contraintes du surtitrage.

Prier que rien n’ait changé !

Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher

Propos recueillis par Tobias Hoffmann heures le soir. Je n’ai donc plus qu’à me fier au DVD et à prier que rien n’ait changé ! En tant que surtitreuse et opératrice de surtitres, qu’avez-vous eu à faire lors des trois représentations à Munich ? Durant les représentations, je devais être pleinement concentrée pendant deux heures et demie. Dans cette pièce, on parle, on parle, je n’ai pas eu une seconde de répit. C’est épuisant. De plus, on est souvent mal assis. A cela s’ajoute que je note toujours les possibilités d’amélioration. Parfois, il y a un mot que je préférerais traduire autrement. Ou alors, j’insère encore une pause ici ou là.


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Expressions familières en sept langues et cultures Ces expressions, souvent imagées, confèrent à chaque langue son coloris spécifique. Elles témoignent de la richesse de la langue et, dès qu’on tente de les traduire, des disparités culturelles. Car, la plupart du temps, elles ne se laissent pas traduire mot à mot, il faut recourir à des expressions équivalentes dans la langue-cible. Voici quelques indications sur l’origine des expressions photographiées, leur signification et leurs correspondances.

A lavare la testa dell’asino si spreca tempo e sapone. Expression italienne, de la région de Naples. Littéralement : « Quand on lave la tête d’un âne, on perd son temps et son savon. » Une autre façon d’affirmer que c’est gaspiller son temps et ses moyens pour une activité aberrante.

Gdyby babcia miała wa˛sy to by była dziadkiem. Expression polonaise. Littéralement : « Si grand-mère avait une moustache, elle serait grand-père » – Cette expression fait référence à une éventualité irréaliste, inadmissible. Les Français disent : « Avec des ‹ si ›, on mettrait Paris en bouteille ».

Avec des «si» on mettrait Paris en bouteille. Expression française. Une expression qui fait référence à un événement qui tient de l’impossible. Elle correspond à l’expression polonaise « Si grand-mère avait une moustache, elle serait grand-père ».

Expression chinoise. Littéralement : « Jouer du luth à une vache » – Quiconque donne l’aubade à une vache, n’a aucune chance d’éveiller son intérêt ou sa compréhension et gaspille ainsi son art, de la même façon que celui « qui jette des perles aux pourceaux ».

To be left holding the baby ou encore to leave someone holding the baby. Expression anglaise. Littéralement : « Abandonner quelqu’un avec le bébé sur les bras », c’est-à-dire se défausser d’une responsabilité ou d’un devoir désagréable sur quelqu’un d’autre ou, comme le dit le romanche : « Refiler le Pierre noir à quelqu’un ».

Perlen vor die Säue werfen. Expression fréquente dans l’espace germanophone, mais connue dans tous les pays européens, car elle a pour source une phrase biblique. Quiconque jette des perles aux pourceaux, dilapide quelque chose de précieux et en fait don à un être incapable de l’apprécier, de la même façon que celui qui « joue du luth à une vache ».

Dar vinavant il Peder nair. Expression rhéto-romane, également assez répandue dans l’espace germanophone. Littéralement : « Refiler le Pierre noir à quelqu’un », ce qui signifie faire porter le chapeau d’une action à quelqu’un. Cette expression a pour origine le jeu de carte du Pierre noir (pouilleux ou Mistigri), dans lequel le perdant est celui qui reste avec cette carte en main à la fin du jeu. Elle fait donc la paire avec l’anglais « Abandonner quelqu’un avec le bébé sur les bras ».

Passages remercie les participants et participantes pour leur aide dans la réalisation des photos : Anita Dubs de Birmensdorf, Dominique Gorbach d’Embrach, Andrea Steiner et la ferme Juchhof de Zurich, pour avoir prêté leurs animaux. Merci aussi aux modèles Christian, Maya, Victor, Thomas, Lars, Luise, Elisabeth et Rafaël ainsi qu’au joaillier Kurz, à l’Hôtel St. Gotthard et au Studio Dietrich Noser de Zurich.

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h e u r e loca le

La Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia entretient plusieurs permanences dans le monde entier. Celles-ci ont pour tâches de stimuler les échanges culturels et de développer des réseaux culturels.

sa n f r a n c is c o new york pa r is rome Va r sov i e le caire L e c ap n e w d elhi Sh a n gh a i

Je veux que l’art soit poésie ! Une exposition sur le thème de l’intimité et de l’érotisme ouvre ses portes en mai au Centre Culturel Suisse de Paris. Le commissaire de l’exposition, le très célèbre Jean-Christophe Ammann, entend prendre le contre-pied des pratiques cura­toriales usuelles. Un entretien sur la signification de l’érotisme dans l’art et sur le rôle de l’art dans la société. Propos recueillis par Samuel Herzog

Le curateur Jean-Christophe Ammann devant The Same, une œuvre d’Elly Striks.

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Pourquoi cela ? Parce que ces concepts sont déclinés pour fonctionner dans tous les contextes culturels. Or il nous est impossible de montrer une part importante de notre culture européenne hors des frontières de l’Europe. Les concepts artistiques mondialisés ont en outre toujours partie liée avec certaines thématiques – l’artiste

Photo : Elly Strik

A rebours, le roman-culte de Joris-Karl Huysmans paru en 1884, est un bel hommage à la décadence. C’est aussi le titre que vous donnez à votre exposition au Centre Culturel Suisse de Paris. A rebours est une métaphore pour un monde qui – je pense à l’exposition – offre une réponse aux concepts artistiques mondialisés de notre époque, concepts dont j’ai dûment soupé.


étant souvent réduit au rang de simple illustrateur des idées du commissaire d’exposition. Est-ce cela qui vous dérange avant tout dans les expositions ? Oui, ça et les donneurs de leçons. Les commissaires d’exposition ont aujourd’hui tendance à utiliser l’art comme un instrument d’éducation : des biennales entières font office de modèles socio-pédagogiques et proposent des thérapeutiques collectives. Je veux que l’art soit poésie. Poésie ! L’art est poésie ! Les hommes ont besoin de poésie. Il en fut toujours ainsi. L’enseignement relève de la théologie, de la philosophie ou de l’éthique. Mais pas de l’art. L’art a toujours été de la poésie. Et les meilleurs artistes ont toujours été poètes – le reste, ce sont des artisans. Et quel rôle joue cette poésie dans notre quotidien, dans notre société actuelle ? L’art comme volonté de créer est inné chez l’homme. Un nid de guêpes est une cathédrale. Notre intelligence nous a permis de perfectionner la cathédrale. A un certain moment de notre histoire, nous avons donné un nom à cette volonté de créer et nous avons commencé à parler d’art et d’artistes. L’art est une nécessité absolue, une nécessité au sens de poésie. Mais l’art revêt-il encore vraiment, de nos jours, une signification existentielle pour nous ? On peut voir les choses différemment aujourd’hui. La dimension existentielle de l’art est actuellement invisible, inaccessible, comme enveloppée dans une nappe de brouillard. Mais l’art est quelque chose qu’on ne pourra jamais abolir. L’art se confond avec le devenir humain. On peut amoindrir sa signification, réduire son importance. Des fluctuations existent, il est vrai, mais au fond, l’art est une nécessité absolue. Une évidence, même si l’on regarde le nombre de contemporains qui s’adonnent aujourd’hui à l’art. Il est vrai que le nombre d’artistes s’est multiplié ces dix dernières années. Il incombe aux gens des musées, aux com­missaires d’exposition et aux collectionneurs de distinguer l’ivraie du bon grain.

De nos jours, cette sélection se fait souvent au niveau international, dans le cadre de biennales par exemple, qui valident l’art avec un grand A. C’est vrai, et c’est justement ce qui est problématique. Car le principe de base de l’exposition mondialisée ampute notre culture occidentale. Or il n’existe aucun art qui ait produit une aussi grande richesse de formes et de styles sur une période aussi brève (quelque 1600 ans) que l’art de l’Occident chrétien. Ce qui, suivant le contexte d’exposition, n’a guère sa place, c’est l’érotisme, la décadence, soit ce que vous montrez précisément avec A rebours. Il en va de l’intime, c’est vrai. Cela n’est pas la même chose que la sphère privée. Douleur, désir, passion, rêves – voilà autant de choses que nous avons en commun, qui nous concernent tous. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le thème de la sexualité et de l’érotisme en relation avec l’art ? La sexualité est au centre de chaque individu. C’est comme une pierre qui tombe dans l’eau. Des cercles se créent à la surface. Je peux me concentrer sur les cercles tout à l’extérieur, mais je ne pourrai jamais perdre ou oublier le centre. Les artistes aussi : soit ils se meuvent dans les zones extérieures de la sexualité, soit ils gravitent autour du centre. C’est là que la question de la forme entre en jeu : plus l’on s’approche du centre, plus la question de la forme gagne en signification, et plus

les exigences sont élevées. C’est toute une aventure ! Vous vivez depuis vingt ans à Francfort, où vous étiez directeur du Musée d’Art Moderne jusqu’à votre retraite. Qu’est-ce qui vous rattache encore à la Suisse ? Je suis à moitié Allemand, ma mère est Berlinoise. De nombreuses choses me rattachent à la Suisse. Quand on est Suisse, on l’est, un point c’est tout. Rien que le dialecte, on parle en dialecte – même quand on parle en bon allemand. Cela soude tout de suite. La Suisse est mon espace de résonnance d’origine. Cela ne s’efface pas comme ça. Jean-Christophe Ammann (*1939) a grandi à Fribourg, où il a étudié l’histoire de l’art. De 1967 à 1968, il a été le collaborateur d’Harald Szeemann à la Kunsthalle de Berne. Jusqu’en 1971, il a dirigé le Kunstmuseum de Lucerne, et en 1972 il a été le collaborateur d’Harald Szeemann lors de la conception de la légendaire documenta 5 de Kassel. De 1978 à 1988, il a dirigé la Kunsthalle de Bâle. En 1989, il a déménagé à Francfort, où il a ouvert en 1991 le nouveau Musée d’Art Moderne dont il a été le directeur, et où il a mis sur pied jusqu’en 2001 nombre de ses désormais célèbres Changements de décor. Depuis 1992, il est chargé de cours à l’Université de Francfort. Samuel Herzog est journaliste d’art indépendant auprès de divers journaux et depuis 2002 rédacteur de la rubrique beaux-arts pour le quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung. Depuis 2001, il est directeur de l‘entreprise HOIO, qui importe des spécialités de l’île fictive Santa Lemusa. Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry

Exposition au Centre Culturel Suisse de Paris A rebours expose les travaux de quatre artistes : aquarelles de nus de femmes aux charmes tout singuliers de Caro Suerkemper, photographies de nus de femmes et aquarelles de Martin Eder, minuscules gravures représentant des pratiques sadomasochistes homo-érotiques de Christoph Wachter et fantaisies velues aux crayon et couleurs d’Elly Strik. L’exposition se tiendra du 11 mai au 18 juillet et sera complétée d’une interview publique avec Jean-Christophe Ammann. A cette occasion paraîtra En y regardant mieux, le premier recueil de textes de Jean-Christophe Ammann (env. 400 pages) à être publié en français. Edition Les Presses du Réel, Dijon, coproduction Centre Culturel Suisse. www.ccsparis.com

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h e u r e loca le

Affinités transatlantiques L’artiste new-yorkais Richard Phillips se réfère souvent au peintre suisse Adolf Dietrich dans ses tableaux. Le Swiss Institute de New York con­sacre maintenant, au dialogue entre ces deux peintres, une exposition conceptuelle fort intéressante, une première aux Etats-Unis en ce qui concerne l’œuvre d’Adolf Dietrich. par Andrea Köhler – Au premier coup d’œil, le lien unissant l’artiste Richard Phillips, né dans le Massachusetts en 1962, au peintre Adolf Diet­rich, mort en 1957 dans le village de Berlingen, n’est pas immédiatement clair. Le premier passe pour être l’un des plus ­célèbres protagonistes de l’après-pop art, l’œuvre d’Adolf Dietrich, en revanche, se situe quelque part entre un courant ­néoromantique et le néoréalisme. Richard Phillips peint des portraits d’après certains modèles publicitaires et porno­ graphiques, l’œuvre d’Adolf Dietrich, elle, se concentre sur la représentation ap­ pliquée d’une nature intacte. Pourtant, dès que l’Américain commence à parler – avec beaucoup d’éloquence et d’érudition – de ses affinités avec Adolf Dietrich, leurs points communs se manifestent instantanément. Et voilà qu’une double exposition est consacrée à l’interprète de la culture de masse et au poète d’une naïve idylle villageoise. Il ne saurait y avoir plus de contradictions dans les conditions de leurs vies pourtant : le peintre thurgovien n’a jamais quitté la maison familiale de Berlingen, sur le lac de Constance, le globe-trotter newyorkais m’accueille dans un immense loft de Chelsea qui donne sur les lumières de la rivière Hudson. Son atelier est presque vide 38

et tellement bien rangé qu’on a davantage l’impression d’être face à un bricoleur virtuel que face à un ouvrier méticuleux. Or Richard Phillips peint tous ses tableaux à la main. « Il n’y a presque plus personne qui fasse ça, aujourd’hui », fait-il remarquer. Une reproduction d’une nature morte aux fleurs d’Adolf Dietrich orne le mur : Richard Phillips est justement en train de la transposer dans un format géant. Des peintures avec une profondeur de champ particulière La première rencontre de Richard Phillips avec l’œuvre d’Adolf Dietrich est due à l’un de ces événements capables de faire naître des affinités qui durent toute une vie. Il était invité au restaurant Kronenhalle de Zurich, et l’artiste Peter Fischli l’a entraîné au premier étage pour lui montrer les tableaux qui y étaient accrochés. Lorsqu’ils sont arrivés au dessin d’Adolf Dietrich Zwei Eichhörnchen (deux écureuils), il a immédiatement été fasciné par l’incroyable présence de cette représen­ tation. « La profondeur émotionnelle et la subtilité de son talent d’observation m’ont profondément touché. » Richard Phillips a alors décidé de s’approprier le langage figuratif et formel d’Adolf Dietrich, de l’in­ térieur pour ainsi dire, en recopiant ses ­tableaux. En 2003, il a présenté un tableau, d’après Adolf Dietrich, dont le titre est Similar to Squirrels. After A. Dietrich : il s’agit de la transposition dans un format géant du tableau des deux écureuils. La reproduction ou la copie constitue l’un des procédés caractéristiques de Richard Phillips, dont l’hyperréalisme fait systématiquement basculer la représentation de la réalité – un peu comme les tableaux d’Adolf Dietrich. Ce dernier ne peignait presque jamais « sur le motif », il utilisait – comme l’artiste new-yorkais – des photographies. En utilisant, pour ses transpositions de modèles de la culture de masse, un support traditionnel comme la peinture, il désigne cette dernière comme une technique historique. La transposition d’arrièreplans empruntés aux tableaux d’Adolf Dietrich et leur transformation confèrent à ses peintures une profondeur exceptionnelle ; citons la peinture à l’huile intitulée Message Force Multiplier, étrange symbiose du portrait bizarrement glacé et plus grand que nature d’un soldat américain et d’un paysage de lac hivernal par Adolf Dietrich.

Mais les citations d’Adolf Dietrich dont Richard Phillips parsème ses œuvres ne sont pas le seul résultat de la repro­ duction mécanique d’une reproduction. Le New-Yorkais a longuement étudié l’œuvre d’Adolf Dietrich. Il s’est rendu à la chartreuse d’Ittingen, où est déposée la majeure partie de l’œuvre du Suisse, et il y a trouvé des tableaux qui, d’après lui, comptent parmi les œuvres les plus importantes de l’époque moderne. Et il a découvert qu’une bonne part de la légende tissée autour du peintre thurgovien a pour origines les artifices de son marchand : il voulait styliser Adolf Dietrich en un « Henri Rousseau du néo-réalisme » pour en faire une exclusivité suisse et mieux le commercialiser. L’exposition, montée de concert par Richard Phillips et Gianni Jetzer, le directeur du Swiss Institute, met en dialogue les visions des deux artistes et met en évidence la valeur de la peinture à l’époque des arts virtuels. L’exposition Meistermaler sur Adolf Dietrich et Richard Phillips dure jusqu’au 26 juin, au Swiss Institute de New York : www.swissinstitute.net Andrea Köhler est correspondante à New York et rédactrice pour les pages culturelles du quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung. Traduit de l’allemand par Marielle Larré

Message Force Multiplier de Richard Phillips, au Swiss Institute de New York.


partenaire: Corodis

Créer, c’est bien, tourner, c’est mieux !

Illustration : Raffinerie

Fondée en 1993, la Corodis contribue au financement des tournées et à la promotion des spectacles romands. Portrait d’une organisation en mutation. par Marie-Pierre Genecand – Deux petites semaines, parfois trois, et puis s’en va. Quoi de plus triste qu’un spectacle qui ne se produit que six à douze soirs, parfois devant un public rare, alors qu’il a été préparé, puis répété pendant plusieurs mois ? Seule la tournée, en Suisse et à l’étranger, peut réparer ce dommage. C’est ce que défend, depuis 1993, la Corodis (commission romande de diffusion des spectacles) financée par les cantons, les villes, la Loterie romande et, jusqu’à fin 2005, par Pro Helvetia qui a contribué à lancer l’aventure. Soit un soutien à la diffusion de productions de théâtre et de danse dont la qualité est garantie par une commission de visionnement ou par le pré-achat de directeurs de théâtre. Mais le modèle est en pleine mutation. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, vu la meilleure collaboration des théâtres romands, de plus en plus de spectacles sont coproduits par plusieurs lieux avant même leur réalisation. Autrement dit, le soutien

idéal à la diffusion pourrait désormais intervenir, très prioritairement, en amont de la création. Pendant onze ans, Thierry Luisier a été l’âme et la cheville ouvrière de la Corodis, basée à Lausanne, au-dessus de la Haute Ecole de Théâtre de Suisse romande (HETSR). Aujourd’hui, c’est l’ex-danseuse Karine Grasset qui occupe depuis juillet le poste de secrétaire générale de la structure de diffusion. Pour l’instant, le fonctionnement de la Corodis est le suivant : d’un côté, alloué quatre fois par an, le fonds avec visionnement (240 000 francs en 2008) qui attribue une aide aux spectacles de qualité dont la tournée répond à des critères précis (au moins deux lieux en Suisse et/ou à l’étranger pour un minimum de 20 représentations ou trois lieux, quel que soit le nombre de représentations). De l’autre, un fonds sans visionnement (350 000 francs en 2008), distribué une fois par an, l’été, à des projets dont la valeur artistique est ­garantie par le pré-achat des directeurs de théâtre. En tout, ce sont environ 80 spectacles (un tiers de danse, et deux tiers de théâtre) que la Corodis contribue à faire tourner chaque année. Mais, pour coller à cette réalité de plus en plus fréquente d’une tournée orchestrée avant la création, le modèle se transforme. « Nous avons déjà commencé à augmenter le fonds sans visionnement, confirme Karine Grasset, et nous allons ouvrir un chantier pour affiner encore notre système de contribution. »

service des affaires culturelles du canton de Vaud et présidente sortante de la Corodis : « En six ans de présidence, j’ai notamment relevé le gros effort du Valais pour ­stimuler la création et la diffusion de spectacles sur son territoire. La Corodis n’est pas étrangère à cette émulation. » Cela dit, une majorité des compagnies soutenues viennent de Genève et Lausanne, ce qui correspond à la logique puisque, sur les 300 000 francs versés annuellement, 215 000 francs le sont par les villes et cantons de l’arc lémanique. Autre terrain d’action : la promotion. Depuis quatre ans, la Corodis et les associations de théâtres romands publient à 180 000 exemplaires un fascicule qui recense toutes les tournées des spectacles en création. Il sort en septembre, est encarté dans les quotidiens Tribune de Genève et 24 heures et envoyé dans tous les théâtres, romands et francophones. Dans le même esprit promotionnel, la Corodis participe à l’organisation d’une journée en janvier, durant laquelle une dizaine de metteurs et de metteuses en scène peuvent présenter leur projet de spectacle aux directeurs et directrices de théâtre. « Ce sont les directeurs eux-mêmes qui sélectionnent les projets en fonction de leur intérêt et les metteurs en scène élus ont vingt minutes pour les convaincre de les produire », explique Karine Grasset. Ou quand la diffusion précède de plus en plus la création. www.corodis.ch Marie-Pierre Genecand est critique de théâtre et de danse au quotidien Le Temps et sur la chaîne Espace 2 de la Radio Suisse romande. Elle a débuté en 1998 au quotidien Le Courrier, à Genève.

Belle solidarité La beauté de l’aventure réside dans cette collaboration exceptionnelle des struc­tures artistiques et des collectivités publiques qui, en plus des 350 000 francs de la Loterie romande, se traduit par un pot commun d’environ 300 000 francs de tous les cantons romands, plus Berne, et de 17 villes. Beauté de l’aventure ? Oui, car aucune collectivité n’exige un retour direct sur investissement. Un principe de mutualisation qui ravit Brigitte Waridel, cheffe du 39


i m pr e ssum

Pass ages e n l i g n e

a SUIVRE

Editrice Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture www.prohelvetia.ch

Passages le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne : www.prohelvetia.ch/passages

L’art rend heureux L’art est censé embellir la vie, former l’humanité, l’inciter à la réflexion – de tous temps, la société a attribué de nombreuses missions à l’art. Lorsqu’il s’agit de définir quel art financer par les deniers publics, les arguments se ­chargent d’un poids particulier, car les institutions culturelles et celles qui encouragent la culture sont soumises à la pression constante de justifier de leur action. Gare à celles qui ne peuvent produire les preuves idoines : elles s’en retournent les mains vides. Le prochain numéro de Passages tente de déceler de quelle manière l’art produit ses effets et quels sont les arguments utilisés par les politiciens de la culture. L’art est-il capable d’augmenter le produit national brut ? Est-il le ciment qui soude notre pays ? Vous en saurez plus sur tous ces arguments et sur la nature de l’art fin août.

Rédaction Rédaction en chef et rédaction de la version allemande : Janine Messerli Assistance: Isabel Drews et Elisabeth Hasler

Actualités Pro Helvetia Projets actuels, concours et programmes de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia : www.prohelvetia.ch Permanences Pro Helvetia Paris/France www.ccsparis.com

Rédaction et coordination de la version française : Marielle Larré

Rome, Milan, Venise/Italie www.istitutosvizzero.it

Rédaction et coordination de la version anglaise : Rafaël Newman

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Adresse de la rédaction Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture Rédaction de Passages Hirschengraben 22 CH–8024 Zurich T  +41 44 267 71 71 F  +41 44 267 71 06 passages@prohelvetia.ch

Le Cap/Afrique du Sud www.prohelvetia.org.za New Delhi/Inde www.prohelvetia.in

Conception graphique Raffinerie, AG für Gestaltung, Zurich Impression Druckerei Odermatt AG, Dallenwil Tirage 20 000 © Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture – tous droits réservés. Reproduction et duplication uniquement sur autorisation écrite de la rédaction.

New York/Etats-Unis www.swissinstitute.net San Francisco/Etats-Unis www.swissnexsanfrancisco.org

Passages Derniers numéros parus :

Shanghai/Chine www.prohelvetia.cn Newsletter Vous souhaitez rester au courant des projets, engagements et thèmes de réflexion de Pro Helvetia ? Alors abonnez-vous à notre newsletter électronique : www.prohelvetia.ch.

Les articles nommément signés ne reflètent pas forcément la position de l’éditrice. Les droits des photos restent propriété des photographes. La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde. Elle s’engage pour la diversité de la création culturelle, elle aide à définir les besoins de la culture et concourt à l’existence d’une Suisse culturelle multiple et ouverte.

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Intro(sé)duction à l’art No 51

Die Kunst(ver)führer Neue Aussichten: Kunst geht bergwärts S. 6 Warschau: Alltagsgeschichten für die Bühne S. 36 Kunst in der Krise: Optimismus um jeden Preis S. 41 D A S K U LT U R M A G A Z I N V O N P R O H E LV E T I A , N R . 5 1 , A U S G A B E 3 / 2 0 0 9

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Duel ou duo ? No 50

Duett oder Duell? Zum Verhältnis von Kultur und Politik Kunst im Township: Festival für Brenda Fassie S. 6 Im Schatten der Pyramiden: Schweizer Kunst aus Kairo S. 42 0.02692308 Gramm: Das E-Book macht Lektüre leicht S. 45 D A S K U LT U R M A G A Z I N V O N P R O H E LV E T I A , N R . 5 0 / 2 0 0 9

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Chine : Culture en jeu No 49

KULTURPLATZ CHINA Airport Kids: Dokumentar-Theater aus der Schweiz S. 6 Centre Culturel Suisse Paris: Die Visionen der neuen Leiter S. 40 Swiss Institute in New York: Ein heisser Tipp in der Kunstszene S. 42 D A S K U LT U R M A G A Z I N V O N P R O H E LV E T I A , N R . 4 9 / 2 0 0 9

L’abonnement à Passages est gratuit, de même que le téléchargement de la version électronique à l’adresse www.prohelvetia.ch/passages. Pour toute commande ultérieure d’un unique exemplaire, une somme forfaitaire de 15 francs est perçue (frais d’administration et de port).

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Intro(sé)duction à l’art Nouveaux horizons : l’art prend de la hauteur p. 6 Varsovie : du quotidien pour la scène p. 36 La crise, un révélateur de la réalité p. 41 L E M A G A Z I N E C U LT U R E L D E P R O H E LV E T I A , N O 5 1 , N OV E M B R E 2 0 0 9

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Vous pourrez ainsi vous informer sur l’art et la culture de Suisse, sur l’actualité et les projets de Pro ­Helvetia et sur les échanges culturels entre la Suisse et le reste du monde. Passages paraît trois fois par an, en allemand, en français et en anglais et compte des lectrices et des lecteurs dans plus de 60 pays.

Envoyez votre adresse par courriel à passages@prohelvetia.ch ou ­rendez-vous sur notre site Internet pour vous abonner www.prohelvetia.ch › publications.


c hronique

Illustration : Aurel Märki

Le mouton à cinq pattes par Daniel Baumann – Peu de choses doivent répondre à autant d’attentes que l’art dans l’espace public. Tout le monde veut tout de lui, comme s’il était ce fameux cochon laineux qui donne du lait et pond des œufs, que connaît la langue allemande. Il devrait revaloriser, intégrer, embellir, choquer, donner à réfléchir, plaire, ne pas déranger, critiquer à tout prix, ne pas être forcément reconnaissable en tant qu’art, mais être en tout cas de l’art de grande qualité, c’est important pour permettre à l’endroit de se vendre, et chaque quartier se prend pour une capitale culturelle en puissance. La situation n’est donc pas simple, et elle se complique encore du fait que l’art dans l’espace public est tout aussi controversé chez les artistes. Un des principaux motifs de critique est qu’il soit si proche de l’art de représentation, car il est toujours au service de tiers, qui ont leurs exigences et ne veulent pas être déçus. A ce premier reproche s’ajoute l’odeur douteuse du mandat, éveillant le soupçon que le rêve de l’autonomie, si décisif pour l’évolution de l’art au XXe siècle, a été trahi : s’affranchir définitivement de l’autorité, pour agir en toute indépendance entre institution bourgeoise et marché libre. Marché libre où il a justement été possible de gagner beaucoup d’argent ces dernières années, et sans aucune obligation de se justifier, car on sait bien que personne n’a rien contre l’art dans les galeries ou les musées. Plein de bonnes raisons, donc, pour renoncer à l’art dans l’espace public. Et pourtant, il n’y a sans doute rien de plus ­intéressant que la ville, cette structure incroyablement complexe, contradictoire et riche, qui marque profondément les gens tout en leur offrant tant de liberté. La ville compte au nombre des grandes inventions de l’humanité, elle est depuis toujours le foyer de l’évolution sociale et elle reflète comme peu d’autres réalisations notre histoire, nos souhaits et nos idées. Aujourd’hui, les villes d’Europe centrale et d’Amérique

du Nord sont en passe d’atteindre la perfection définitive en tant que zones de combat vouées à la consommation et centres aseptisés de joie organisée. Quel peut bien y être le rôle de l’art ? Aucun, car il a déjà ses musées et n’a donc pas besoin de venir encore travestir le centre des villes. Or l’art dans l’espace public est nécessaire. La question est seulement de savoir lequel, et il n’y a pas de réponse définitive, rien qu’un dur travail au cas par cas. Avant d’entamer un projet, mieux vaut se poser d’emblée les deux bonnes questions : « Estce nécessaire ? » et « Qu’est-ce que ça rapporte ? » La plupart du temps, la réponse est claire, c’est « Non » et « Rien ». Ce n’est bien sûr pas toujours un motif d’abstinence, bien au contraire : c’est le grand défi jeté aux doués, aux inflexibles et aux intrépides. Car elles existent, les réalisations convaincantes, par exemple, datant de 1977, le Fasnachtsbrunnen de Jean ­Tinguely à Bâle, le Lightning Field de Walter de Maria dans le désert du NouveauMexique ou le projet caravane Installation Münster réalisé par Michel Asher pour ­l’exposition décennale Skulptur Projekte Münster. Le Fasnachtsbrunnen a une fonction : il est lieu de rencontre, de jeu et de halte et offre un spectacle poétique qui

change sans cesse de forme. Walter de ­Maria, avec Lightning Field, a transformé un bout de no man’s land en un « lieu », sans rien lui ôter de sa vastitude et de son vide, mais en le transformant en expérience. Installation Münster de Michel Asher se répète tous les dix ans, toujours identique et pourtant différente : une caravane banale est parquée toutes les trois ­semaines à un endroit différent pendant la durée de l’exposition, et rien ne la donne à reconnaître comme de l’art. Ce sont trois projets ­totalement différents, qui ont pourtant quelque chose en commun : ils ont une fonction et ils donnent un sens, car ils ne sont pas seulement de l’art dans l’espace public, mais des projets artistiques pour l’espace public, renouvelant la notion même de ­public. Daniel Baumann est curateur, critique et directeur de Nordtangente-Kunsttangente, un projet d’art dans l’espace public des quartiers nord de Bâle. Traduit de l’allemand par Christian Viredaz

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G al e rie

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Galerie Une plateforme pour les artistes Elvis Color B, 2006 (détail) Dessin au crayon sur papier, 85 cm × 85 cm, par Elvis Studio Sous le nom Elvis Studio, le collectif regroupant Xavier Robel et Helge Reumann réalise, depuis 1999, des dessins grand format au crayon. Il s’agit en quelque sorte d’une improvisation à quatre mains : chacun des artistes emplit, à son tour, une petite portion de papier de ses propres figures et fragments, à la suite et à partir de ce que le précédent a dessiné. De cette façon, les images se propagent organiquement, gagnent en densité et en imprévisibilité, donnant naissance à une construction de l’espace à la fois minutieuse et expérimentale. Xavier Robel et Helge Reumann vivent et travaillent à Genève.

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« Toutes les personnes qui ne se comprennent pas à cause de la langue finissent forcément en Suisse. »

Ma carrière de bilinguiste Eugène, p. 24

« Dans aucun pays européen, on ne peut vivre des revenus de la traduction littéraire. » Harry Potter donne le ton Holger Fock, p.  28

« Le travail sur les textes de Robert Walser me lance le défi à la fois magnifique et infernal de réinventer la langue japonaise. » La littérature de Suisse voyage Sibylle Birrer, p. 14

« Les enfants ont l’habitude de ne pas comprendre, ils ont leurs vaisselle en famille, une image typiquement Christine Lötscher, p. 18 propres stratégies, ils savent faire avec. » Laallemande. www.prohelvetia.ch/passages

La Fondation Pro Helvetia soutient la culture suisse et favorise sa diffusion en Suisse et dans le monde.


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