Bataille de la Somme Extrait Hors Série Courrier-picard

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14 -18 NOTRE RÉGION DANS LA GRANDE GUERRE TOME 5

La bataille de la Somme Petites histoires de la Grande Guerre

HORS SÉRIE - JUIN 2016 - 5,90€


14 -18 NOTRE RÉGION

Une somme de petites histoires sur une grande bataille

DANS LA GRANDE GUERRE TOME 5

La bataille de la Somme Petites histoires de la Grande Guerre

Hors-série juin 2016 édité par le Courrier picard Directeur de la publication : Jean-Dominique Lavazais Rédacteur en chef du hors-série : Daniel Muraz Auteurs des textes : Yves-Marie Lucot, Jean-Marie Deroy, Henry Lagasse et Philippe Lacoche. Cartes : Robert Cotrel et Jean-Bernard Roussel Mise en page : Gérard Garcia - Studio PMP Illustration de couverture : cliché provenant de la Collection Historial de la Grande Guerre, Musiciens posant avec leurs instruments. Les documents photographiques proviennent de l’Historial et des Archives du Courrier picard. Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne pourra être reproduite ni diffusée sous aucune forme ni par aucun moyen électronique, mécanique ou d’autre nature, sans l’autorisation écrite des propriétaires des droits de l’éditeur. Ouvrage paru lors de la première édition (2006) avec le soutien du Conseil général de la Somme et de l’Historial de la Grande Guerre. Impression : Léonce Deprez © 2016 - Courrier picard

Éditions Courrier picard 29, rue de la République, CS 41 021 - 80010 Amiens Cedex 1 Tél. 03 22 82 60 00 Fax. 03 22 82 60 11 www.courrier-picard.fr

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rincipale offensive britannique sur le front ouest en 1916, premier engagement de la « nouvelle armée » de volontaires de Kitchener, la bataille de la Somme s’inscrit en lettres de sang dans l’histoire du Royaume-Uni et des autres pays du Commonwealth, symbolisée par le désastre de la journée du 1er juillet ; premier jour de l’attaque, soldé par la perte de 58 000 soldats (dont 20 000 tués). Côté français, en revanche, la Somme est « l’hécatombe oubliée » de l’histoire, comme le titrent Marjolaine Boutet et Philippe Nivet dans leur récent ouvrage (*) sur le sujet. Pour les Français, 14-18 c’est avant tout Verdun et sa « noria » de poilus qui fit que presque toute l’armée française a eu à combattre sur le front de la Meuse. À l’inverse, l’offensive en Picardie envisagée au départ comme franco-britannique fut une bataille qui engagea principalement des troupes britanniques, en raison justement de l’attaque imprévue à Verdun qui fixait l’armée française à l’Est… Et ce même si 14 divisions françaises combattirent aux côtés des 26 britanniques sur le front de la Somme à l’été 1916 et que les Français eurent à déplorer 201 000 des 1,2 million de « pertes » en hommes de ces cinq mois de bataille. Pensés comme deux faits distincts, Verdun et la Somme sont ainsi bien liés : le premier théâtre d’opérations est venu bouleverser la stratégie et le dispositif initial sur la Somme tandis que la seconde offensive a permis d’alléger la pression allemande sur Verdun. Autre rapprochement, l’une comme l’autre de ces « grandes actions » de 1916… furent des échecs sanglants pour les assaillants, alliés ici, Allemands là-bas. La Somme pouvant même se targuer d’avoir été la plus meurtrière des deux offensives. Méconnue dans la mémoire collective, la bataille de la Somme ne peut bien sûr être oubliée en Picardie. Pour les habitants de la région, au-delà de cette macabre hécatombe, elle demeure toujours présente dans ses monuments, ses mémoriaux, dans la terre même d’où ressurgissent encore régulièrement des objets, parfois des corps, résidus de ce que cette guerre industrielle a déversé sur ce territoire martyr et meurtri. Il y a dix ans, le Courrier picard avait entrepris de proposer à ses lecteurs une série de chroniques sur la « petite histoire » de cette bataille de la Somme. Des récits anecdotiques sur de « petits faits vrais » qui restituaient des visages, des destins, des aspects concrets et bien humains à cette guerre massive et inhumaine. Écrites avec sensibilité et style, celles-ci avaient été très appréciées. Au point que ces articles avaient été réunis dans un ouvrage, aujourd’hui épuisé. En cette aube du centenaire de la bataille de la Somme, qui mettra le département véritablement au centre du monde, il nous a semblé opportun de rééditer ces textes, toujours aussi forts et émouvants, et de les intégrer dans cette série sur « Notre région dans la Grande Guerre » où ils ont pleinement leur place. (*) « La Bataille de la Somme, l’hécatombe oubliée », Marjolaine Boutet, Philippe Nivet, ed. Tallandier, 272 pages, 20,90 euros.

Daniel MURAZ Adjoint au rédacteur en chef Courrier picard

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Sommaire

04-05 Les empires britannique, français et allemand en 1914

38-39 Un prêtre auprès des mourants

64-65 Une si insupportable attente

Récit Jean-Marie DEROY

Récit Jean-Marie DEROY

Collection Historial de la Grande Guerre

Archives Courrier picard

09 Chronologie des événements en Picardie entre 1914 et 1918

12-13 Le théâtre des chroniques

40-41 Tous ces morts, comme s’il en pleuvait ! Récit Yves-Marie LUCOT

66-67 Les Amiénois descendent à la cave Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre

Archives Courrier picard

14-15 Cinq continents vinrent y mourir Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre

16-17 Un écrivain blessé surgit à Péronne Récit Yves-Marie LUCOT

68-69 L’apparition d’une nouvelle arme 42-43 Les gars, y’a du rab, ed’rata ed’jaja ! Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre Le miroir du 29 août 1915

Archives Courrier picard

44-45 Des cavaliers indiens à l’assaut 18-19 Les amertumes du matricule 7 253 Récit Yves-Marie LUCOT et Henri LAGASSE Archives Courrier picard

Récit Jean-Marie DEROY Collection Historial de la Grande Guerre

70-71 « Adi », Croix de fer de première classe Récit Yves-Marie LUCOT Archives Courrier picard

Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre

72-73 Retour au village détruit Récit Jean-Marie DEROY

46-47 Une mère inconsolable

Archives Courrier picard

Récit Jean-Marie DEROY

20-21 Quand les cigognes tuaient les aigles Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre

Collection Historial de la Grande Guerre Copyright Yazid Medmoun

Collection Historial de la Grande Guerre

Collection Historial de la Grande Guerre

Récit Philippe LACOCHE Archives Courrier picard

24-25 Deux lions au chevet des coolies Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre

26-27 Au temps des moissons à Douilly

Récit Yves-Marie LUCOT

48-49 L’impitoyable guerre des mines Récit Jean-Marie DEROY

22-23 Héroïques bêtes de Somme

74-75 Un banco de quinze mille canons

76-77 L’andante du concerto de Saint-Saëns Récit Jean-Marie DEROY Collection Historial de la Grande Guerre

50-51 Grande et petite guerres sur écran blanc Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre Copyright Yazid Medmoun

52-53 Des ballons ronds en première ligne

78-79 Désobuser se conjugue à tous les temps Récit Yves-Marie LUCOT Archives Courrier picard

80-81 La paix se révélant à l’humanité

Récit Jean-Marie DEROY

Récit Jean-Marie DEROY

Récit Jean-Marie DEROY

Archives Courrier picard

Collection Historial de la Grande Guerre

Collection Historial de la Grande Guerre

28-29 La survie d’un trappeur australien Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre

54-55 L’incroyable sacrifice des Terre-Neuviens Récit Jean-Marie DEROY

82-83 Et maintenant, le ciel leur est ouvert Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre

Collection Historial de la Grande Guerre

30-31 La compassion du vaguemestre américain Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre

84-85 À l’heure de l’appel des morts 56-57 Orfèvres pendant les heures d’accalmie Récit Yves-Marie LUCOT

Récit Jean-Marie DEROY Collection Historial de la Grande Guerre

Archives Courrier picard

86-87 Les développements 32-33 Les petits pains de la Croix-Rouge

58-59 Un artiste devant les ruines

Récit Jean-Marie DEROY

Récit Jean-Marie DEROY

de l’Entente cordiale Récit Jean-Marie DEROY

Archives Courrier picard

Collection Historial de la Grande Guerre

Collection Historial de la Grande Guerre

34-35 Les Tacots de la Somme

60-61 Les Canadiens dans la tourmente

Récit Jean-Marie DEROY

Récit Jean-Marie DEROY

Collection Historial de la Grande Guerre

Collection Historial de la Grande Guerre

36-37 Les prisonniers d’une bataille d’images

62-63 À l’école des petits patriotes

Récit Yves-Marie LUCOT

Récit Yves-Marie LUCOT

Archives Courrier picard

Collection Historial de la Grande Guerre

88-89 Coquelicots mesdames ! Gentils coquelicots messieurs Récit Yves-Marie LUCOT Collection Historial de la Grande Guerre Copyright Yazid Medmoun

90 Le circuit du souvenir

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Chronologie des événements ogie en Picardie entre 1914 et 1918Chronologie

d des es é événements vénemen die e ntre 1014 1014 et et 1 en Picardie entre 1918

1914 28-30 août : combats dans la Somme pendant la retraite française. 22-27 septembre : combats de la course à la mer se déroulant au Nord de l’Avre jusqu’au Nord d’Albert.

1915 Blaise Cendrars combat dans la Somme.

6-8 décembre : à Chantilly, conférence des états-majors interalliés réunie à l’initiative du général Joffre.

1916 19 mai : en raison de l’attaque allemande à Verdun, Joffre réduit la participation française dans la bataille de la Somme qui se prépare. 24 juin : début de la préparation d’artillerie. 29 juin : à cause de la pluie et d’une préparation insuffisante, l’attaque est reportée. 1er juillet : début de l’offensive. Échec total au nord, plus de succès au sud ; les Britanniques prennent Mametz et Montauban. Les Français progressent. 14 juillet : deuxième attaque d’envergure. Les Britanniques la mènent sur un front plus restreint sur la deuxième ligne allemande. Les Sud-Africains attaquent au bois Delville. Bataille d’usure. 3 septembre : attaque générale alliée depuis la rivière Ancre jusqu’à Chilly. Les Britanniques s’emparent de Guillemont, les Français de Soyécourt.

5 septembre : les Canadiens relèvent les Australiens devant la ferme du Mouquet. 9 septembre : Ginchy est pris définitivement par la 16e division irlandaise. 15 septembre : troisième grande poussée avec la première apparition des chars dans la bataille entre Courcelette et Flers. 26 septembre : début d’une offensive générale franco-britannique, de Martinpuich à la Somme. Thiepval et Combles sont aux mains des Alliés. 07 octobre : offensive alliée de Courcelette à Bouchavesnes. Les Britanniques se rendent maîtres du Sars. La pluie ralentit la progression des troupes. Guerre d’usure. e la Somme. 18 novembre : fin de l’offensive de

1917 16 mars : retrait volontaire des Allemands sur la ligne Hindenburg après avoir systématiquement détruit les régions abandonnées.

16 avril : les Français lancent une grande offensive sur le chemin des Dames, près de Soissons. Fin 1917 : des mutineries éclatent.

1918 21 mars : offensive allemande entre Arras et La Fère. 26 mars : Foch est nommé coordinateur des armées alliées à Doullens. 4 avril : l’avance allemande est stoppée au nord sur l’Ancre, à Villers-Bretonneux et au sud après la prise de Montdidier et de Grivesnes. 19 juillet : attaque préparatoire des Australiens au Hamel.

8 août : la « journée noire de l’armée allemande » marque le début de la contre-offensive alliée. 8 et 9 août : un monument dédié aux hommes et aux chevaux, à Chipilly, commémore la bataille d’Amiens livrée par la 58e Division britannique. 2 septembre : Péronne est entièrement reprise par les Alliés.

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Yves-Marie LUCOT

Cinq continents vinrent y mourir

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ataille de la Somme en 1916, dites-vous ! Pour les Français et les Britanniques, il s’agissait de percer le front une bonne fois pour toutes et d’arrêter la guerre enlisée. Au prix inimaginable alors d’un million de tués, de disparus et de blessés, la bataille opposa trois chefs de guerre : le Français Joffre, le Britannique Haig et l’Allemand von Falkenhayn. Pouvait-on espérer plus grande douceur de l’air en ce début de décembre 1915 à Chantilly ? La guerre qui avait ravagé le Noyonnais n’avait jamais atteint la petite ville du Prince de Condé et duc d’Aumale. Dans ses allées cavalières, sous des ramées d’arbres centenaires aux premières heures ensoleillées, des officiers d’état-major saluaient en les croisant des promeneuses en manteaux brodés. Elles cachaient leurs doigts dans de profonds manchons parfumés de lavande et souriaient aux officiers derrière de mystérieuses voilettes. C’était à Chantilly une atmosphère de villégiature à l’orée d’une forêt. Le général Joseph Joffre (1852-1931) y avait installé son grand quartier général (GQG). Les 6, 7 et 8 décembre 1915, frais et dispos, il y tint un conseil de guerre en compagnie du général Douglas Haig (1861-1928), récemment promu commandant en chef des forces britanniques en France - lesquelles avaient relevé les troupes françaises dans la Somme de Hébuterne à Curlu. À l’ordre du jour, la stratégie de l’année 1916 : « Continuer à maintenir la pression par des actions locales et se donner les moyens de rompre les défenses allemandes. » La guerre s’enlisait contre un ennemi enterré, fortifié, très résistant. À Chantilly dans les cabinets militaires résonnait le mécontentement des gouvernants à Paris. L’année 1915 avait été celle des

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grandes offensives qui devaient percer le front (Artois en mai, Champagne en septembre et octobre). Toutes avaient échoué. Sait-on encore que, en pertes humaines en France, 1915 fut de loin l’année la plus sanglante de la Grande Guerre (devant 1914, 1916, 1918 et 1917). Trop de morts pour rien, pensait-on de plus en plus fort dans les mairies des campagnes françaises qui gavaient d’hommes valides la grande gueule des combats. Mais nos généraux devaient-ils renoncer à la percée, au mythe de la percée de l’infanterie baïonnette au canon et préférer la longue bataille martelant de leur artillerie lourde l’ennemi jusqu’à ce que, désarticulé, il cédât enfin ? Le très persuasif généralissime Joffre convainquit les Britanniques qu’il fallait convenir d’une autre attaque massive, sur la Somme cette fois-ci, là où les Allemands semblaient les moins aguerris à contenir une grande offensive combinant les mouvements de forces françaises et britanniques. L’on en vint à panacher cette conception de la récente instruction générale sur l’artillerie lourde : « Sous peine d’exposer l’infanterie à des pertes excessives, une attaque ne peut réussir qu’à la condition d’avoir été préparée et d’être appuyée d’une façon continue par une puissance d’artillerie. » À Chantilly, le 14 février 1916, la conférence militaire des Alliés présidée par le généralissime français entérina les suggestions du mois de décembre 1915. Grande offensive il y aurait, bel et bien, sur la Somme, « les Français à cheval sur la rivière de Lassigny à Maricourt et les Anglais au nord entre Maricourt et Gommecourt, une attaque à commandement séparé sur un front de soixante-dix kilomètres ». Forces à engager : soixante divisions dont trente-cinq françaises du groupe

d’armées du général Ferdinand Foch (1851-1929), chargé de préparer l’attaque ainsi définie par Joffre dans ses Mémoires : « porter une masse de manœuvre sur le faisceau des lignes de communication de l’ennemi qui jalonnent Cambrai, Le Cateau, Maubeuge. » Seul parmi les parlementaires français, Georges Clemenceau (1841-1929), qui présidait alors au Sénat la commission de l’armée, s’inquiéta à juste titre de la coordination efficace des armées britannique et française durant l’offensive, sachant leur culture très différente du commandement militaire et la rivalité des généraux français et anglais. Quand se produisit, dans les rangs alliés, le 21 février 1916, un fantastique coup de théâtre ! Les Allemands attaquaient ! Pas dans la Somme. Non ! Mais le secteur de Verdun fortifié par les Français. Le général en chef Erich von Falkenhayn (1861-1922), pourtant enclin à la défensive plutôt qu’à l’offensive, y faisait déverser ce jour-là un déluge d’obus sur quinze kilomètres de feu roulant, prélude à la montée de l’infanterie allemande. Voilà qui contrariait la stratégie franco-britannique. Pouvait-on attaquer dans la Somme et défendre à Verdun ? L’on allait tout perdre face au stratège von Falkenhayn. Contre l’acharnement des Allemands à Verdun, Joffre dut réduire effectifs, matériels et front d’attaque dans la Somme : 26 divisions françaises et 540 pièces d’artillerie lourde (contre 946 prévues) déployées sur quinze kilomètres de Maricourt jusqu’au sud de Foucaucourt. Du coup, il ne s’agissait plus d’une offensive franco-britannique, mais anglo-française, Ferdinand Foch rétrogradant en second de Douglas Haig. Appuyées par les Français à l’est, les divisions anglaises assumeront


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La bataille de la Somme Petites histoires de la Grande Guerre

Chantilly, le 8 décembre 1915. Le général Joffre reçoit les états-majors alliés dans la villa Poiret afin de mettre au point l’offensive dans la Somme.

Neuf mois plus tard, le front allemand n’était pas rompu dans la Somme. Les Alliés n’avaient gagné que peu de terrain. Les Allemands avaient résisté audelà de la raison : ce fut leur victoire muette d’horreur. Des centaines de milliers de soldats s’étaient précipités dans un gigantesque entonnoir rempli de boue comme les étoiles du ciel dans un infernal trou noir.

Les chroniques

Collection Historial de la Grande Guerre

le principal : la percée vers le nord, à travers les positions de la VIe armée allemande. Mais jamais à l’ouest dans la Somme, l’on ne connut plus gigantesque noria de préparatifs : constructions de routes, de voies ferrées, de ponts, d’abris ; regroupements de munitions, de vivres, de chevaux, de cantines, de camions de canons ; rassemblements de troupes des cinquante nationalités de l’Empire.

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Yves-Marie LUCOT et Heni LAGASSE

Les amertumes du matricule 7 253 «

À

mon papa chéri, j’envoie toutes mes caresses et tous mes gros baisers. » Cette tendresse filiale d’une écriture hésitante à la plume sergent major est signée de Geneviève, 6 ans, qui va à l’école à Saint-Lô dans La Manche. La petite carte postale est datée du mois de mai 1915. Son destinataire, Alexandre de Gieysz, « prisonnier de guerre du camp de Friedrichsfeld, bei Wesel, baraque 14 A, Allemagne » ne se lasse pas de la relire avec les lettres et les mots doux de son épouse Amélie et de Madeleine, la soeur aînée de la mignonne « Vévette ». Sous le printemps qui mûrit derrière les barbelés électrifiés, un jour mou repousse inlassablement l’échéance du lendemain dans les trente baraquements du camp. Les mandats (quelques francs), les colis de vivres et de vêtements envoyés par les familles via la Croix-Rouge et les cartes postales que les KG (Krieg Gefangener) punaisent aux montants de leur châlit distillent l’illusion de vivre un peu chez soi, en France, auprès des siens. « Les Allemands envoient quelques prisonniers travailler dans les fermes de la région. Je ne suis pas paysan, mais peintre décorateur et je reste au camp. Le temps est de plus en plus long » écrit une fois encore Alexandre de Gieysz, 40 ans, mobilisé en août 1914 dans le 10e Régiment du génie et dont l’Historial de la Grande Guerre de Péronne conserve la correspondance. Alexandre a été fait prisonnier dès les premiers combats aux frontières du Nord, pendant la reddition de la place forte de Maubeuge. Les Allemands y ont capturé quelque 40 000 soldats français, hagards, en képi rouge et pantalon de garance, abasourdis par la rapidité de mouvement de l’ennemi. Voyage dans la puanteur d’un

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wagon à bestiaux ; débarquement à Friedrichsfeld dans la Ruhr sous une pluie battante avec, dans la gorge, la nausée de la honte et du désarroi ; installation dans une baraque de bois aux planches disjointes et que le vent rabote ; un poêle unique et cinquante hommes autour ; des lits superposés dans la promiscuité ; une soupe claire de choux et de pommes de terre et déjà l’infection du typhus. « La faim nous tenaille, note le KG immatriculé 7 253. L’inaction nous torture. L’ennui est bien présent et fait des ravages chez mes camarades. Certains pensent à se suicider. » Alexandre que soutient à la pointe du crayon la tendresse d’Amélie et de ses filles, a détourné de lui « la maladie des barbelés » en sculptant des menus objets : des plumiers de bois, des porte-plumes ou de petits sabots. Des objets sacralisés quand ils parviennent à Saint-Lô dans son foyer. Du commandement du stalag, il a réussi à obtenir des pinceaux et des couleurs afin de décorer sa baraque. « Nos gardiens se sont empressés de montrer cette réalisation à une délégation de la Croix Rouge helvétique » racontera-til plus tard. Sur les cartes vierges de correspondance que les Allemands distribuent aux prisonniers, il est interdit d’écrire à l’encre et de transcrire quelque information que ce soit sur ce camp de vingt milles hommes du rang, sous-officiers et officiers alliés dont le nombre ne cesse d’augmenter à Friedrichsfeld. En 1914, leur sort semblait bel et bien réglé par la Convention de La Haye (18 octobre 1907) que quarante-quatre pays avaient ratifiée. En respectant l’intégrité morale et physique des prisonniers de guerre, chaque signataire était responsable de leur internement, des rigueurs de la discipline, du travail forcé, de la régularité du courrier et

des rapatriements. En 1916, plus de 300 000 Français étaient détenus en Allemagne dont 30 000 astreints au service des usines Krupp (selon le secrétariat d’état à la Défense chargé des Anciens Combattants). Les réalités de la captivité furent très différentes d’un camp à l’autre. À Friedrichsfeld, il semble, à la lecture des témoignages d’Alexandre de Gieysz qui souffrit de malnutrition et d’ennui, que les Allemands ont respecté à peu près la convention de La Haye, par crainte de représailles en France sur les prisonniers allemands. Mais à Effry (Aisne) près d’Hirson, l’armée du Kaiser avait établi « un camp de concentration impérial de prisonniers punis de travaux forcés », un bagne, un mouroir de 600 rebelles à l’autorité, de saboteurs, d’évadés repris et que leurs gardiens torturaient. Ils figurèrent sur la liste des criminels de guerre réclamés par les Alliés après la signature du Traité de Versailles en 1919. Lorsqu’éclate la Bataille de la Somme le 1er juillet 1916, Alexandre de Gieysz ne sait rien, ou pas grand-chose, du sort de la guerre. Sinon qu’elle s’éternise, que les uniformes ont changé, que le fantassin a mué en cloporte dans la boue et que ses gardiens volent les colis de pains noirs parce qu’ils souffrent à leur tour de la faim. Dans le courrier qu’il reçoit, beaucoup de minauderies d’Amélie, de Madeleine et de Vévette, mais pas un mot des offensives de 1915 ou des batailles de Verdun, du Chemin des Dames, de la Marne et de l’Ourcq. « Pendant la guerre, il fut abondamment question dans les journaux des prisonniers de guerre français en Allemagne, souligne l’historien René Richard dans le bulletin Bretagne 14-18 (N° 16, mars 2001). On évoquait leur sort, leurs privations, les moyens de les


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ne fut pas son amertume en débarquant à Lyon du train du retour. Pas d’hommage. Un accueil indifférent, voire glacial. « Car la suspicion régnait : avoir été fait prisonnier, c’était avoir failli et ne pas avoir participé aux efforts de la victoire comme le véritable Poilu de la Grande Guerre. Les droits des prisonniers ne pouvaient être les mêmes que ceux des combattants. »

Rassemblement près du front de prisonniers français en février 1916 avant leur déportation en Allemagne.

Archives Courrier picard

Les chroniques

contacter ou de leur venir en aide, les transactions diplomatiques les concernant. On les plaignait. On rassurait les familles inquiètes de ne plus avoir de nouvelles et qui craignaient le pire. » Alexandre de Gieysz demeura prisonnier quarante-quatre mois dans le camp de Friedrichsfeld dont il décorait la chapelle à la veille de sa libération en janvier 1919. Mais dans sa tenue avachie de 1914 et qu’il imaginait toute glorieuse de sa captivité, quelle

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