De la souveraineté nationale à la souveraineté citoyenne

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De la souveraineté nationale à la souveraineté citoyenne Penser la séparation entre nationalité et citoyenneté par Pierre Lorang* « La terre n'est qu'un seul pays et tous les hommes en sont les citoyens. » (Bahá'u'lláh)

Au travers de l'histoire millénaire de la civilisation humaine depuis les cités de l'Antiquité grecque et romaine, la citoyenneté est un concept qui n'a cessé de se caractériser par sa perpétuelle évolution. La citoyenneté se fonde sur l'appartenance pleine et entière à une communauté de personnes unies par le « vivre ensemble ». Le « vivre ensemble », s'il se veut paisible, durable et respectueux de la dignité inviolable, inaliénable et indivisible de la personne humaine, est soumis à la recherche incessante du bien commun. Le bien commun est l'affaire de toutes celles et de tous ceux qui y contribuent et qui en tirent profit. Partant, sa recherche exige le concours actif du plus grand nombre. L'expression suprême en est la participation démocratique par le biais du droit de vote. Au Luxembourg, depuis l'abolition du suffrage censitaire et l'instauration du suffrage universel suivant la révision constitutionnelle de 1919, la participation démocratique, pivot de la citoyenneté, est réservée aux seuls nationaux. En langage courant, les termes de « citoyenneté » et de « nationalité » sont utilisés comme synonymes. Stricto sensu, et ce tant sur le plan étymologique que juridique, ils ne le sont pas. Alors que l'assimilation citoyenneté/nationalité date de la création des Etats-nations à partir de la fin du XVIII e siècle et les mouvements révolutionnaires des XIXe et XXe siècles, l'on peut néanmoins citer * La présente contribution fait partie du dossier «Le droit de vote des étrangers aux élections nationales. Eléments de réflexion» que le Conseil diocésain des catholiques a publié en vue du référendum du 7 juin 2015. > www.cathol.lu/accueil-homepage/forum/article/katholikerot-question-sur-le-droit/


bon nombre d'exemples contemporains qui font état d'une différence sémantique entre ces deux mots. Toujours est-il que les significations respectives de « nationalité » et « citoyenneté » peuvent, le cas échéant, varier sensiblement d'un exemple à l'autre. • Le cas le plus notoire est fourni par l'Union européenne depuis sa « refondation » par le traité de Maastricht du 7 février 1992 et l'instauration de la citoyenneté européenne. • La Suisse connaît le système des citoyennetés communale et cantonale (« droit de cité »). • La République populaire de Chine, à l'instar de l'ex-Union soviétique, fait état des « nationalités » dans un sens ethnique, associé au droit du sang, alors que la République fédérative socialiste de Yougoslavie, par voie de recensement, permit à ses « citoyens » de se choisir une « nationalité » selon leur sentiment d'appartenance communautaire. • Une approche comparable prévaut en Israël : l'on est citoyen israélien – au sens de « ressortissant national » – tout en appartenant à une « nationalité culturelle » (juive, arabe, bédouine, druze ou circassienne). • La notion des « nationalités historiques » est consacrée par la Constitution espagnole de 1978. Celles-ci se fondent sur une identité culturelle ou linguistique propre, tout en faisant partie intégrante de la « nation espagnole ». • Le Royaume-Uni, quant à lui, représente une Union – sous forme d'Etat non pas fédéral mais unitaire – composée de quatre « nations constitutives » (Constituent nations ou Home nations) dont les ressortissants possèdent la nationalité/citoyenneté britannique (British citizenship), régie par le British Nationality Act de 1981, lequel prévoit en outre – et parmi d'autres – le British Overseas Territory citizenship ou encore le statut de British subject. Ces quelques exemples, forts divergents, démontrent que chaque Etat souverain, quel qu'il soit, est libre dans la détermination et


l'aménagement du/des statut(s) établissant des liens juridiques de droits et devoirs réciproques entre l'Etat et ses habitants. Pour ce faire, il se laisse guider par des conceptions idéologiques ou philosophiques, l'histoire du pays, la tradition constitutionnelle, si ce n'est par des impératifs économiques ou l'évolution des mœurs, voire des considérations purement utilitaristes. En général, l'on peut affirmer que la complexité d'une législation – les pays du Commonwealth en donnent la preuve – dépend toujours de la complexité et la multiplicité des facteurs qui entrent en jeu. Dans une approche à la fois moderne et volontariste, qui prendrait davantage en compte les réalités et perspectives du XXI e siècle, la nationalité reflète « l' appartenance à une nation », fondement ou résultante de la construction étatique, tandis que la citoyenneté désigne la reconnaissance d'un individu comme « membre d'une cité » (Gemeinwesen). Une telle différenciation correspondrait bien à la situation particulière du Luxembourg, dont le degré de complexité est inversement proportionnel à sa taille et qui s'apprête, rappelons-le, à franchir la barre des 550.000 habitants (dont 300.00 nationaux)… et ne semble guère disposé à renoncer à ses projections de croissance économique et démographique soutenue. Il paraît dès lors juste, opportun et utile de réfléchir sur une possible « séparation », constitutionnellement et légalement consacrée, entre nationalité et citoyenneté au Luxembourg. La République française, pourtant présumée « une et indivisible », nous fournit un exemple intéressant, presque « fait sur mesure ». En effet, l'accord de Nouméa du 5 mai 1998, lequel a permis le retour à la paix civile en Nouvelle-Calédonie, archipel d'Océanie dont le statut, depuis 1853, est celui d'une collectivité territoriale française, prévoit une déconnexion entre citoyenneté néocalédonienne et nationalité française autour de la question du droit de vote, variable selon le type de scrutin. Ainsi la loi organique du 19 mars 1999, mettant en œuvre, sur le plan juridique, les principes énoncés par l'accord de Nouméa, dispose


dans son article 4 : « Il est institué une citoyenneté de la NouvelleCalédonie dont bénéficient les personnes de nationalité française qui remplissent les conditions fixées à l'article 188. » Cet article 188 précise la composition du corps électoral aux scrutins territoriaux, limités à l'archipel, c'est-à-dire les élections provinciales et celles pour le Congrès de Nouvelle-Calédonie – à l'opposé des scrutins « nationaux » pour la désignation de représentants dans les institutions de la République française ou celles de l'UE (élections présidentielles, législatives, européennes…). Les articles 76 et 77 de la Constitution de la Cinquième République, adoptés en 2007 par le Parlement français réuni en Congrès à Versailles, confèrent une valeur constitutionnelle à ce régime particulier. Est ainsi citoyen néocalédonien « toute personne de nationalité française résidant de manière principale en NouvelleCalédonie depuis le 8 novembre 1998, ou bien celles majeures après cette date dont au moins l'un des deux parents est citoyen néocalédonien ». Si l'on applique cette idée – séparation entre « nationalité française » et « citoyenneté néocalédonienne » – au Grand-Duché de Luxembourg et le contexte qui lui est propre, notre législation nationale pourrait comporter, à titre de pur exemple, une formule du genre qui suit: « Il est institué une citoyenneté luxembourgeoise dont bénéficient les personnes de citoyenneté européenne qui remplissent les conditions fixées à l'article x. » Parmi celles-ci, l'on pourrait songer, de façon non exhaustive, à une durée de résidence ininterrompue, l'immatriculation aux régimes de sécurité sociale luxembourgeoise ou encore l'inscription sur les listes d'électeurs pour les élections communales et européennes. Il est entendu que les deux notions, nationalité luxembourgeoise et citoyenneté luxembourgeoise, seraient des attributs juridiques traduisant le rattachement, à degrés divers, de personnes physiques à l'Etat du Grand-Duché de Luxembourg. Les différences résideraient tant au niveau du fond que de la forme. C'est la nationalité qui établirait le lien le plus fort entre, d'un côté, l'individu qui en est le détenteur et, de l'autre, l'Etat luxembourgeois.


Comme par le passé, elle s'acquerrait selon les conditions prévues par la loi, conférant aux seuls nationaux tous les droits et prérogatives qui y sont attachés et produisant ses effets tant en droit international public ou privé qu'en droit interne luxembourgeois. Il s'agirait ainsi d'un statut stable dont le détenteur bénéficierait indépendamment de son lieu de résidence. La citoyenneté, en revanche, refléterait une appartenance suffisamment stable d'une personne – qu'elle soit de nationalité luxembourgeoise ou autre – à une communauté de destin forgée par la recherche constante du bien commun dans notre pays. C'est elle qui ouvrirait la porte du droit de vote. Par là même, le Luxembourg pourrait faire œuvre de pionnier dans l'Union européenne, bâtie sur les bienfaits de l'ouverture des esprits, des frontières et des marchés ainsi que l'égale liberté de mouvement, d'activité et d'expression de chaque personne qui y vit ou travaille. Dans le sillage d'un tel changement de paradigme, inspiré par la vision personnaliste de l'homme, la puissance souveraine qui, selon l'article 32 de la Constitution luxembourgeoise, « réside dans la Nation », mais dont l'exercice est expressément réservé au GrandDuc – raison pour laquelle ce dernier fait communément office de « souverain » – serait transmise vers le corps citoyen. La « souveraineté nationale », avancée civilisatrice majeure du XIX e siècle, ferait place au concept innovateur de « souveraineté citoyenne ».


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