Fax & Web

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PIERRE REBICHON

FAX&WEB ou les ailes blanches de la raison gardée.

rebichon@gmail.com © Pierre Rebichon SDGDL


Friches technologiques...


FAX&WEB Il paraîtrait que…

Un grand savant slovaque a démontré que les ondes hertziennes, radioélectriques et électromagnétiques nuisent à l'homme. Ces ondes perforent son cerveau tous azimuts par des milliards d'impulsions et d'inductions au milliardième de seconde. Suite à une activité soutenue en communication cellulaire, le cerveau devient très vite une termitière spongieuse.

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Image furtive des deux hĂŠros...


Ici, le vrai Nombril du Monde !


Prologue

Le soir d'orage du 16 août 1996, un minerai de conte fut extrait d'une mine d'histoires, concession située dans les Deux-Sèvres, précisément dans le village de Pougne-Hérisson. Des milliers de pèlerins en visite au Nombril du Monde, en foulant le sol juste au-dessus, provoquèrent des fissures dans la galerie. Les éclairs, au dehors, étaient si puissants et si nombreux qu'ils remplaçaient avantageusement les lampes à acétylène. La paroi constellée de pépites d'idées en formation, s'illumina. Un petit point émeraude de la dimension d'un ver luisant 6


attira l'attention du mineur de contes : une histoire attendait, prête à se livrer. Un petit coup de pioche précis, et le minerai se détacha de la roche pour nous parvenir ensuite et nous raconter la légende de Fax&Web. à Yannick ! Niort, le premier jour de l'automne 1996.

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Introduction.

Fax&Web sont deux pigeons voyageurs, employés par le grand communicant, un vieil hibou qui coordonne les opérations de communication entre les doubles-pattes (les hommes). Les doubles-pattes sont complètement malades de technologies de communication. Ils s'emmêlent les réseaux, et très souvent, s'embrouillent dans toutes les informations. Les satellites sont saturés et les piratages numériques interdisent toute confidentialité. Le pigeon reste donc le seul messager fiable, avec quelques réserves, toutefois 8


pendant la période de chasse où le survol de l'Aquitaine peut le charger de quelques plombs de 12 dans l'aile. Mais heureusement, nous n'en sommes pas encore là. Précisons que le pigeon voyageur peut voler sur six cents kilomètres à la vitesse de soixante kilomètres à l'heure.

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LIVRE PREMIER

« Pousse-toi un peu, laisse-moi plus de place ! » Fax, le pigeon, s'adresse à son collègue Web, il lui demande de lui laisser un peu de place, sur la branche ouest de la girouette, au sommet du clocher de la chapelle de Pougne-Hérisson. (Ce village des Deux-Sèvres est le véritable Nombril du Monde, il est d'ailleurs consacré le quinze août de chaque année depuis l'après-midi des temps.) Le coq de bronze, au-dessus d'eux, ne veut pas prendre parti dans la dispute. Son rôle de coq est bien défini ; il faut 10


qu'il indique le sens du vent. Un point cardinal à la fois et c'est tout. Les pigeons voyageurs de la contrée préfèrent la branche ouest, la seule restée horizontale, après le coup de foudre de 1968 qui transforma les trois autres en tire bouchon. C'est celle qui permet les plus beaux envols face aux vents dominants. Et le matin, le soleil n'aveugle pas les vaillants volatiles. Dans l'attente d'une mission, cette orientation leur permet de contempler le soleil couchant. La journée s'achève sur leur Gâtine natale. Le village s'empourpre, les chiens aboient dans le lointain, les poules rentrent pour la nuit. Au sol, une ombre allongée se profile en se faufilant vers une grange. Ça doit être le maire qui fait son dernier tour pour admirer son village, s'assurer que 11


tout va bien, consciencieusement. À Pougne-Hérisson, personne ne reste indifférent à ce lieu magique, échantillon du monde, et son nombril. Signe des temps : La cabine téléphonique dans laquelle les araignées filent en paix appartient au passé. Les habitants, désireux d'oublier la folie trépidante de la communication à tout prix, ont classé ce parallélépipède, aquarium vertical, en " Monument Hystérique " et se sont tournés vers une communication d'avant-garde, moderne et sûre : LES PIGEONS VOYAGEURS. Fax&Web transmettent tous leurs messages avec conscience. Du plus anodin au plus confidentiel en passant par les plus vitaux. Hier, Fax est parti " en local ". pour Parthenay, à quelques kilomètres au 12


sud. Il s'agissait de livrer une commande de bouteilles de gaz pour la salle polyvalente du village. Web, lui, a volé jusqu'à Bressuire pour adresser un remboursement par chèque de la Redoute. Ces deux destinations faisaient partie de la routine. Le temps ne compte plus, les ailes remplacent les ondes qui, on le sait maintenant, sont néfastes. Dans les villes, loin d'ici, les abonnés utilisent encore des téléphones cellulaires dans le sac de nœuds des réseaux saturés à grand renfort de pixels, de bits, de mégaoctets combinés, chargés de séquences vidéo piratées et archi cryptées, une vraie salade numérique ! Cependant, ces moyens de communication ont rendu les doubles-pattes sédentaires. Ils ne bougent plus pour conclure leurs affaires. Ainsi, au moment crucial 13


des négociations, c'est vers le pigeon voyageur qu'ils se tournent. La sécurité de ne pas être piraté par un énergumène d'on ne sait où, s'amusant à brouiller les chiffres et les données pour semer la pagaille. Nos deux amis survolent tout cela d'un œil amusé et critique. Ils se rient des doubles-pattes qui, par intérêt, ne les destinent plus à trôner au milieu des plats de petits pois aux lardons. Fax&Web font aussi partie des membres d'honneur du jury des examens de voltige aérienne des jeunes.

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Dès l'aube, c'est le branle-bas de combat au pigeonnier internat du village. Risquetout, le sergent instructeur bouscule les jeunes stagiaires et ordonne de sa voix rauque mais pas drôle : - Debout et que ça saute bordel ! Risquetout est planté devant le pas d'envol utilisant abondamment l'argot du militaire cruel, tapant avec son ergot nerveusement sur le sol. Il ne peut plus attendre que ses chères petites têtes soient toutes alignées en rang serré, pour ne former plus qu'une seule ligne impeccable. En bas, le tracteur d'un double-pattes trouble le ciel du petit matin avec sa bouffée de gas-oil qui s'élève. L'éclair de son gyrophare l'arrose de lumière clignotante, on dirait un véhicule spatial qui s'échappe. Ce courageux des champs, sait que les courageux des 15


villes sont encore sous leurs couettes, ou bloqués sur les périphériques des grandes cités. Loin d'être réveillés, certains de ces privilégiés se préparent et s'entraînent dans leur dernier rêve à savoir comment tirer la gueule à leur entourage pour faire mine d'être des gens affairés et très occupés. C'est comme ça, un lundi matin sur notre chère planète ! Devant le terrain de manœuvre tristement vide, piaffant d'impatience, le sergent Risquetout s'énerve un peu plus. Il hausse le ton avec sa finesse habituelle de grand meneur de pigeon (il en faut). C'est parti pour un tour, il éclate : « Allez du nerf ! bande de blancs becs, de piafs d'opérettes ! - Qui a dit : aile pot au lait ? rajoute-t-il furieux. Personne ne bronche, aucun signe permettant de deviner d'où pro16


vient cette plaisanterie qui a le chic de faire bouillir le sergent et le rend encore plus imbuvable. - Allez ! magnez-vous le croupion, autrement : double ration générale de vols dans les tas de buses de 40 ! Ces tuyaux de béton sont entreposés par les Ponts-et-Chaussées, sur le parking de la sortie du village. C'est périlleux de viser l'entrée, le vol à l'intérieur fait mal aux ailes, c'est la punition redoutée. Le sergent Risquetout rajoute : - Bande de petits cons, vous allez voir qui est le plus fin ! » En quelques secondes, les stagiaires sont alignés avec pour certains, le plumage un peu en broussaille. Après la revue générale de la troupe et quelques reproches inévitables, c'est le début de l'entraînement. La discipline 17


militaire est instaurée là pour donner un peu de plomb dans la cervelle des jeunes, ce qui, en langage courant, est moins grave que du plomb dans l'aile. Quelques jeunes pigeons sont des pigeons de famille, ils restent au nid bien au-delà de leur majorité, et ne connaissent pas bien la réalité de la vie. En suivant cette instruction obligatoire, ils servent civilement leurs congénères et assurent la logistique des missions délicates et périlleuses au cas où. « Ça y est, il faut y aller ! » pensent-ils en chœur. Le sergent appelle le premier : « Julius, ici ! - Présent ! À vos ordres Sergent ! - Bien mon garçon, tu vas nous faire la vis sans fin ! - Affirmatif chef !» Julius prend son vol face au vent et 18


réussit la démonstration en formant un immense tire-bouchon dans le ciel du matin. La figure impeccable donne l'impression de déboucher la journée. De tirer le soleil de derrière l'horizon de la Gâtine ankylosée, il ne manque que le "Blop" suivi du gentil glouglou pour se rincer le gosier. La vrille réussie, Julius se pose devant les regards admiratif de ses camarades de classe. Cette prestation magistrale fait trembler les bleus qui sentent leurs pattes flageoler un peu plus. Ils ne savent pas encore ce qu'ils vont voir. Le sergent donne l'ordre à Philou de sortir du rang ! « Stagiaire Philou. Slalom ! …Qui a dit : Shalom et Na…plouse ? Silence et ricanements étouffés dans le rang. Risquetout furieux : - Allez, et pas dans la pelouse ! nom de 19


Dieu, du vol, du vrai, je veux du beau. À vous de faire démissionner la patrouille de France en bloc ! Il faut dire que ce slalom est une f i gu re t rè s d a n g e r e u s e , c 'e s t u ne démonstration de vol au travers des fils électriques des lignes à haute tension des doubles-pattes. Le genre de pièges à cons qu'ils tendent partout dans la campagne. Il faut que les pigeons sachent les éviter, voilà le but concret de cet exercice. Entre deux poteaux, Philou doit passer à travers les trois fils, en décrivant des dessous-dessus, en vrille horizontale. Un slalom géant des airs. Le champion en herbe porte bien son nom, car il termine souvent dans les pissenlits (d'hôpital). Ce matin, il va encore se fracasser dans une haie d'aubépine. Aussitôt, ses amis secouristes se précipitent pour le tirer de la broussaille piquante. 20


Risquetout, en bon pédagogue continue à les terroriser : « Allez ! bande de serins à sa mémère, espèces de canaris de mes deux ! Magnez-vous la pièce trouée et que ça saute ! Rassemblement ! Du calme dans les rangs ! Les élèves essoufflés sont en rang, personne n'a envie de galéjer même un petit peu pour l'ambiance, elle est tellement pesante. Au loin, Philou est soigné par les tourterelles de l'infirmerie. Risquetout est dressé comme un paon en rut, il déploie sa queue comme une grande roue de la Foire du trône. Il ordonne la suite de l'entraînement : « Alex ! à toi mon lapin ! (C'est son chouchou et ça se voit !) - À vos ordres chef ! - Tu vas nous faire "le mirage 2000" - Oui chef ! » 21


Alex est un élément brillant, c'est le dur de la bande. Ce pigeon est destiné aux missions musclées sur les théâtres d'opérations un peu compliquées. Il sera muté à l'O.N.U. à la fin de ce mois. Les stages de Pougne-Hérisson, sont très renommés, avec une réputation mondiale. Nombril oblige ! La figure du mirage 2000 est un vol à haute vitesse, sur le dos. Alex doit passer sous le porche du château puis remonter à la verticale pour ressortir de la cour. La figure finale est périlleuse il s'agit d'attraper un message en rasemottes, comme si c'était un relais. Le sergent donne le départ. Alex décolle comme Columbia. (je n'ai pas le temps d'écrire la scène à la vraie vitesse, c'est fulgurant.) Il réussit sa figure et rapporte le message à son chef devant les applaudissements de ses camarades de promotion. 22


« C'est OK ! 5 sur 5. J'espère que tu vas appliquer cette technique en opération ! Tu pars demain pour l'Afghanistan ! dit le sergent avec une petite larme à l'œil. - C'est nouveau cette mutation Chef ? - Ben, c'est navrant, mais tu ne risquais pas d'aller faire un service au Club Med de Tahiti avec ta formation militaire. Pour l'autre spécialité, ça aurait été, m'enfin… c'est la vie ! dit le sergent, le souffle court. - À vos ordres Chef ! - Allez ouste ! dans les rangs Alex ! » soupire le chef, derechef ! Le Sergent s'adresse à la troupe : « Mes Seigneurs ! vous êtes presque en fin de stage, Alex va nous quitter pour une mission urgente. Pour vous, ça sera la semaine prochaine, vers des missions du même style, il n'y aura pas de vacances cette année ! 23


D'ici là, entraînement deux heures tous les matins ! Rompez ! bande de gazouilleurs de mes choses ! - Salut Chef ! répondent les élèves experts de la Communication. » Les uns vont se reposer, certains autres vont à la recherche de nids câlins, avec de douces roucoulades en perspective. Midi sonne au clocher, le tracteur du matin apparaît à l'entrée du village. La faim fait toujours rentrer les doublespattes. Pougne-Hérisson s'immobilise, sans ombre portée, un calme simplement troublé par quelques glougloutages des dindons dérangés par des farces que les plus jeunes pigeons leur ont tendues pour l'apéritif. Ce soir, en ouverture de la grande fête annuelle, Fax et Web 24


décerneront les médailles du mérite Rural et Postal aux champions de la promotion "Bouton d'or". Les élèves les plus valeureux seront adoubés comme Chevaliers des Airs & Lettres par nos deux héros ; la récompense suprême.

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LIVRE DEUXIÈME

Un matin, Fax reçoit un ordre pour une mission d'une grande importance. C’est une missive de la Banque Mondiale de Vœux dont le siège social fut érigé à Pougne-Hérisson le 15 août 1998. C'est un extrait de compte. (Créditeur ou débiteur, personne ne le sait, secret professionnel oblige.) Ce pli confidentiel est destiné au cabinet du Président de la République, Palais de l'Elysée rue du Faubourg Saint-Honoré, 75000 Paris. La Banque Mondiale de Vœux fut déclarée d'utilité publique par un décret municipal voté à l'unanimité dès la première année de sa fondation. 26


Raymond, le double-patte de service attache la missive à la patte de Fax. Fin prêt, celui-ci s'envole en adressant un large clin d'œil à Web qui reste à son poste, attendant lui aussi sa prochaine mission. Fax survole la dernière maison du village et contemple les chaos de granit parsemés dans les champs du bocage. Ici un rocher bien bombu surmonté d'un casque de lierre ressemble à un immense champignon. Là, les moutons blancs forment comme des pointillés sur le tapis vert des pâturages et dessinent des courbes épousant le doux relief de la région. Encore trois coups d'ailes et voici le village de Fénéry puis Amailloux. Au delà, c'est une zone moins connue. Puis, il survole Thouars et décide de passer la nuit sous un mâchicoulis de la muraille du château. En s'installant dans un creux d'une pierre usée par les siècles, il entend tout 27


un vacarme, comme une scène de ménage. Ne pouvant pas résister, il risque un œil dans la direction de cette rixe en passant la tête au-dessus de la garg o u i l l e c o r n u e q u i l u i s e r t de cachette. Son regard est attiré par une horde de corneilles et de corbeaux qui se disputent un promontoire. Le noir de leur plumage reflète les rayons de la pleine lune. Le plus vieux des oiseaux en smoking élève le bec et fait taire toute la colonie. Il écarte les ailes comme des armoiries médiévales sur fond d'étoiles, et s’écrie : « Du calme, mes amis ! Il faut rester calme, c'est vrai que nous n'avons pas assez de place dans les villes, et qu'elles sont trop chères ! Chacun doit trouver son logement dans le calme et en ordre. - Mais, il n'y a pas que ce sujet bassement financier qui nous oppose chef ! réplique Békenfer. 28


- Ben, c'est côaââ ? demande le chef étonné. - Voilà, depuis que les pigeons voyageurs ont repris du service dans les campagnes, nous, en ville, on a peur d'être envahi par ces ploucs, il n'y en a que pour eux. Ces ruraux des airs commencent à nous porter sur le système ! - Ploucs ? pourquoi des ploucs ? interroge le chef. - Je ne veux pas dire que nous sommes plus fins et plus forts qu'eux, mais nous, on n'aide pas les doubles-pattes à sortir de leur marasme, avec leurs problèmes de communication. S'ils se sont trompés dans le choix de leur évolution, qu'il restent avec leurs certitudes d'énarques et qu'ils foutent la paix aux espèces volantes. On pense que ce n'est pas bien que nos cousins les pigeons agissent de la sorte en aidant ces doubles-pattes de malheur. En quelque 29


sorte ils nous trahissent en les servant, en offrant leurs ailes pour assurer la livraison de leurs messages. - Moi, eh bien je m'en fous que les pigeons volent pour les doubles-pattes rétorque Plumok l'ancêtre. L'essentiel c'est que nous restions libres et surtout que nous fassions corps. Les pigeons, ils comprendront tout seuls lorsque le plomb recommencera à leur siffler à ras du croupion. - Ouais ! ouais ! approuvent les oiseaux noirs rassemblés en cercle autour du chef. - Ouais ! renchérit un petit gros, la reconnaissance des hommes est cyclique, épisodique. - C'est vrai ! lance un frêle corbeau ado. Aujourd'hui, ils ont besoin d'eux, tout baigne, mais demain, ils en feront du pâté. » Et les plus jeunes de rajouter : « Avec sur l'étiquette, imprimé en or : 30


" Pigeon voyageur ayant suffisamment voyagé "… ou " Pigeon au Cognac Hors d'âge " ! » Toute la bande de corbeaux éclate de rire à pleines dents. L'un d'eux, en riant, jusqu'aux larmes aperçoit Fax qui est resté figé, médusé, derrière la gargouille cornue. - Hep ! toi là-bas ! - Oui ! euh ! plaît-il ? répond Fax avec un air dégagé. - Ramène-toi un peu par là, voyageur en instance de canapé aux petits oignons ! - Ben, croyez-vous vraiment ? - Ouais, bien sûr que tu finiras un jour sur canapé ! Nous, les doubles-pattes ne nous consomment plus depuis des lunes et des lunes. On n'a aucun camarade étalé et momifié dans le rayon volaille de leurs grandes surfaces. Pour vous, c'est 31


différent ! Pas vrai ? Et avec des conseils de cuisson par-dessus le supermarché. Nous, personne ne se souvient de la soupe de corbeaux ; le bouillon en cube nous a remplacés. Pour vous, les petits pois sont encore une garniture de choix. Vous êtes toujours les pigeons de la farce. - Glups ! déglutit Fax. - Allez, viens ici, approche, on va causer du pays, nous allons te faire apprécier Thouars. - Ben, je connais un peu d'en haut. Je ne connais pas plus qu'un double-pattes Parisien roulant à 160 à l'heure sur sa rocade et disant à ses amis un soir d'apéro : On a fait Thouars ! Ou plus fin : On est allé à Thouars !» Fax s'approche de la bande. Il salue les uns et les autres d'un hochement de tête. Le chef prend la parole : 32


« Au fait, comment t'appelles-tu ? Ailes blanches ? - Fax, Monsieur ! - C'est un drôle de nom ! - C'est celui qui est transmis dans ma famille depuis plusieurs générations, d'œuf en œuf ! Bien avant que le téléphone des doubles-pattes ait existé. - Bien. Moi, c'est Crôa ! c'est original non ? » Après un moment de silence malicieux, d'une seule voix le public supplie : « Oui ! tu peux la faire… La faire ! - Faire quoi ? - La blague ! la blague ! s'écrient en choeur les autres corbeaux. - Ah ! je ne vois pas… Ah, oui, ça y est. L'hiver, que fais-je tout seul avec ma chèvre ? - Je ne sais pas ! répond Fax. - Crôa ... scie ! s'écrie le corbeau rigolo de service. 33


- Ha ! ha ! ha ! Tiens, j'ai la mienne aussi ! indique Fax, maintenant bien installé dans l'ambiance. Qui suis-je ? et que fais-je ? lorsque je suis perché sur la haute branche ouest de la girouette du clocher de mon village ? - Beurp's ? s'interrogent les plus intellos des corbeaux, gênés de ne pas être aussi perspicaces que la moyenne, au même rang que les plus niais des volatiles en costume noir, on donne notre langue au chat. - Ah ! hé hé ! C'est du Jazz ! - Du jazz ? On ne voit pas l'astuce ! répond le chef. - Mais si… du jazz, parce que : Fax domine haut ! » Les rires et les éclats de becs troublent la nuit. Ce vacarme fait dresser les plumes à une vieille chouette en chasse. Essoufflée, elle venait de se poser sur un créneau du chemin de ronde du châ34


teau. Elle s'informe auprès d'une chauve-souris pendue à côté qui se bouche les oreilles depuis pas mal de temps. « N'aie pas peur ! Je n'ai plus faim ! Dis-moi, c'est une fête ce soir ? - Non, c'est un colloque culturel, une réunion de vieux corbeaux attardés. Les calembours* et les grosses vannes bien lourdes volent très bas ce soir ! - Ah ! Merci. Salut tête en bas ! à un de ces quatre ! » La vieille chouette reprend son vol lourd en direction des champs, elle s'éloigne lentement au fond de la nuit, vers un lieu plus calme et serein. * (le calembour est la fiente de l'esprit qui vole. ©Victor Hugo. Dans les Misérables I,III, 7.) Dans la réunion, le vieux chef des corbeaux interroge encore Fax, il lui demande : 35


« Dis-moi Fax, après avoir " dominé haut " que fais-tu ici bas ? - Je suis missionné par les doublespattes pour acheminer leur courrier et leurs messages. - Mais, tu es le seul dans le coin ? - Non ! Il y a mon ami Web, et d'autres. Tous les jours, on est des milliers à voler pour eux. - Ah ! C'est bien ce que disait Békenfer tout-à l'heure, vous êtes des vendus… Des pigeons quoi ! - Non ! Nous faisons cela par plaisir, par nature, nous aimons voler avec un but précis à atteindre. Rejoindre notre objectif par tous les temps et même lorsque le plomb nous siffle aux becs. Nous volons et rendons service en même temps. Qu' y a-t-il de mal ? - Oui, d'accord ! On verra ça plus tard ! dit le chef pour éviter tout conflit. Fax reprend : 36


- Écoutez-moi ! Fax essaye de rassurer son auditoire (…). Il se gratte le dessous de l'aile gauche et s'engage dans une description précise de ses impressions et sensations ressenties lors de ses missions. Il raconte une expédition sur le nord de l'Europe : - C'était en automne, un message à livrer pour une société hollandaise située à Lisse au sud d'Amsterdam, en plein cœur des champs de tulipes. A cette saison ce ne sont plus que des étendues de tourbe noire. Pas de chance pour la poésie Chromato-colorimétrique aérienne. Très tôt le matin le décollage de Pougne-Hérisson se déroule sans incident particulier, sans turbulence, le survol de Paris aussi. J'ai bien eu quelques histoires avec les gars du coin, des collègues de Montmartre, une altercation 37


folklorique style mauvais garçons en mal de baston. Sans gravité, juste une petite plume laissée sur un rebord d'une sanisette Decaux. Rien de grave. Pour éviter de m'endormir sur le trajet, j'ai décidé de suivre la côte de la mer du Nord. Sur les falaises près de Calais, les mouettes rieuses m'ont fait confondre les galets du coin avec ceux de la côte d'azur. Dans une nuit de folie, elles m'ont fait voir le soleil du bonheur qui brillait très fort. Elles ont failli me faire perdre le nord. Celui-ci, retrouvé par un instinct que seuls nous connaissons, l'horloge intérieure remontée jusqu'au dernier cran, la fin du voyage est atteinte sans encombres. Au-dessus d'un polder, l'eau faisait un miroir avec le ciel, j'avais l'impression de voler sur le dos, en sandwich entre le ciel et l'eau. Posé sur le pôle d'arrivée, en milieu d'après-midi, une réception à 38


grand renfort de graines et de gâteries diverses m'attendait. Une orgie, un banquet. Une seule chose ne tournait pas rond, c'est la présence des enfants du quartier qui m'ont capturé et enfermé gentiment dans une cage à serins exiguë. C'est quelques jours plus tard que le père de la maison a remarqué la bague contenant mon message. Après une engueulade à l'Amsterdamer (passage à tabac pour les connaisseurs), il ordonna à ses gentils garnements ravisseurs, moins ravis, de me laisser finir mon travail, de me libérer, sur le champ. Ma mission terminée, je suis rentré à Pougne-Hérisson avec toutes mes plumes, moins une. Depuis je suis très attentif aux signes d'affection un peu trop évidents. Pour moi, aujourd'hui, 39


toutes les gâteries proposées par les enfants et tous les doubles-pattes en général, sont suspectes ! » En écoutant cette histoire la moitié des corbeaux s’est endormie, l'autre moitié, compréhensive, invite Fax à passer la nuit, se placer dans une faille de la pierre, derrière la vieille gargouille cornue, la bien connue. Le lendemain matin, le soleil vibre à l'horizon et s'extirpe lentement du paysage comme sortant de derrière une tête de lit avec ses draps encore plissés de brume. Il fait frisquet, la rosée scintille sur les yeux et sur la tête de la vieille gargouille, elle en a même la goutte au nez. Pleure-t-elle à cause du départ de Fax ? Comme quoi les cœurs de pierre existent… Quatre coups d'ailes, adieu Thouars, direction le Nord-Est. Le temps est de plus en plus couvert, le plafond bas 40


oblige Fax à voler en rase-mottes. Au sol, les double-pattes s'activent aussi, les queues de véhicules se forment au péage de Tours. Plus loin devant, celui de Dourdan, là, c'est un amas de ferraille sans fin. Les feux bicolores de la barrière de péage animent un peu le lieu, forment une guirlande de fête horizontale en zigzag. En passant au-dessus de cette aberration humaine, Fax laisse tomber une belle fiente pour signer son passage, payer en quelque sorte. C'est une manie, un plaisir de marquer son dédain pour ces installations dignes des octrois du Moyen-Age. Un recul non avoué de la citoyenneté des doublespattes. Pour arriver à Paris, il aime suivre la ligne du T.G.V. Atlantique et observe ces grands serpents métalliques affolés, coiffés de leurs étincelles clignotantes sur les archers de leurs pantographes. Fax, libre comme l'air, pense à 41


cette boîte de conserve remplie de doubles-pattes enfermés roulant tous dans le même sens. Pas de place à l'humour d'un voyage à contresens, ou encore moins en trajectoire aléatoire (…). Il en ressent encore plus de liberté. Sous ses ailes l'air est plus doux, il glisse. Ce sentiment lui provoque la même réaction qu'au-dessus du péage, il se soulage de quelques points blancs que personne ne voudrait recevoir dans l'œil. Un petit poucet volant, avec une différence il connaît son chemin par cœur, les yeux fermés. Naviguant entre autoroute et chemin de fer, sous les grands Airbus et autres avions, en procédure d'atterrissage sur les pistes d'Orly, le couvercle gris de la capitale se présente, inexorablement présent. Le temps clair n'est pas au menu du jour, mais aucune pluie, un temps banal, sans couleur, un temps 42


ordinaire. Quand il fait beau, Fax aime se mirer dans les façades vitrées des immeubles de bureaux du bord de Seine, de la porte de St-Cloud à Asnières. Passant devant les façades des tours de la Défense en se jetant des regards cabots, les pigeons du quartier ne savent pas voler en trajectoire sinusoïdale, rase-motter sur les sculptures, virer sur l'aile entre les câbles de la structure intérieure de la Grande Arche. Ils volent en ligne et sans humour. Fax est traité de malade à chaque fois qu'il s'amuse dans ce grand jeu de quilles. Les immeubles provoquent des courants d'airs ascendants et des dépressions qui rajoutent au charme de sa balade en vol libre. Les pigeons de Neuilly et Courbevoie sont de pauvres coursiers sans avenir. Au milieu de cette monotonie du travail répétitif et abrutissant, Fax est 43


repéré par un groupe bruyant de P.P.P. (Pigeons de la Presse Parisienne). Ils font souvent la navette Sud et Ouest d'Issy à La Défense, aller-retour toute la S.J. (Sainte Journée). Sur une statue de métal rouillée, trois P.P.P. engagent la conversation avec Fax : « Alors petit ? On vient à la ville ? T'es d'où pour avoir des plumes aussi blanches ? Tu connais une station de lavage pas loin ? - Bêêee… Je suis des Deux-Sèvres ! » répond Fax avec l'œil fier, à faire boire du petit-lait à son Président du Conseil Général. S'il se doutait de la fierté que Fax manifeste d'annoncer le nom inconnu de son lieu d'origine, le plaisir qu'il prend à attendre qu'on lui demande de préciser exactement où ça se trouve et de situer son département sur une carte de France, il lui décernerait une médaille d'or, sortant tout droit des 44


mines d'argent de Melle. Le plus raffiné des coursiers confirme son érudition géographique mais à côté de la plaque : - Du Pont de Sèvres ? c'est cool ! on va se refaire les plumes là-bas. C'est pas loin. Les trois amis ressemblent à une marque de peinture connue, ils se tiennent les uns derrière les autres, il ne manque plus que le texte Ripolin dessous. Fax corrige avec politesse : - Non les gars ! Pas le pont de Sèvres mais les Deux-Sèvres. Avec un 79 à la fin de la plaque d'immatriculation des voitures des doubles-pattes. - De quoi, c'est quoi cette embrouille ? - Révisez vos manuels de géo les enfants ! répond Fax avec malice. - Eh ! ça va comme ça ! petit plouc, tu vas pas nous apprendre la géographie du pont de Sèvres ! - Allez ! c'est OK, vous êtes de bons 45


coursiers des villes. Mais si un jour on vous demande d'aller porter un message à Pougne-Hérisson, après le pont de Sèvres, ça sera tout droit, jusqu'au département des Deux-Sèvres, au sud du Maine-et-Loire, que vous ne devez pas connaître non plus ! » Le plus gros, en fermant les yeux se creuse un peu plus son petit pois de cerveau. « Mais, la Banque des œufs, c'est là aussi ? - La Banque de Vœux tu veux dire ? Mon ami, tu y es c'est c'là même ! » Le gros se gonfle encore plus de suffisance, ressemblant à un super cargo d'Air France, il rajoute : « Ouais, je savais que ce joli coin inconnu me disait quelque chose ! Et paraît-il qu'il y a aussi pas mal de nos frères qui travaillent dans l'assistance dans le coin ? 46


- Alors là bravo mon pote ! c'est du tout bon tout ça ! C'est vrai ! Depuis que le téléphone a été abandonné par les doubles-pattes, une supermultitude de nos frères travaille à Niort chez IMA, Inter Mutuelles Assistance. Ils n'ont pas la vie facile, leurs cadences sont infernales, aucun délai pour faire la causette comme nous en ce moment. C'est galère, il paraît. - Tu vois que je connais bien ton bled, et que je suis au courant de l'activité qui y règne encore ! - C'est bien ! Au fait il faut que je me dépêche, on m'attend ! Salut les mecs ! - Salut Dupont Deux-Sèvres ! ha ! ha ! ha ! » Fax s'envole pour éviter de poursuivre la discussion, un peu irrité par cette nouvelle humiliation. Cette nuit, il pense dormir au poste d'arrivée de l'Élysée. Il fonce droit sur la porte Maillot, 47


l'avenue de la Grande Armée et l'Étoile. Descendre les Champs-Élysées bien dans l'axe, c'est un plaisir pour ses yeux et son moral, les autres malades de P.P.P. sont bien blasés. Ils ne se rendent pas compte que la ville peut être belle. C'est le rond-point des Chanzailes ! Un virage à gauche pleine voile et c'est tout de suite les grands marronniers du jardin de l'Élysée. « Mission accomplie camarade ! » claironne Fax au sbire de l'entrée du pôle d'arrivée. Petite flexion, les ailes étirées, Fax se dirige vers le perchoir de repos et retrouve ses collègues de la base. Une rencontre avec des amis venus de tous les horizons. Aujourd'hui il y a un Anglais, celui qui est attaché à l'A.F.P. Chaque fois, il fait croire qu'il se cache dans le Shuttle pour traverser la Manche. Un bon moyen de voyager 48


sans se fatiguer les ailes, dit-il. Tout le monde sait que c'est faux, mais ça lui fait plaisir d'insister sur son mensonge. La soirée se déroule, riche d'échanges et de chaleur colombophilique. En rentrant au pays, Fax se paye un survol de Versailles, pour le plaisir. Quelques becquées sur les statues du parc. Des petits bonds de tête en tête sur les personnages plantés sur la corniche du château. Dans la cour d'honneur, il aime bien se poser sur le bras droit de la statue équestre du Roi Soleil, qui est tendu naturellement en direction de Pougne-Hérisson. Certainement bien calculé par le sculpteur, cette particularité, ce détail majeur est peu connu du grand public japonais, il permet pourtant de situer efficacement les Deux-Sèvres. Il donne la direction de son village, le cap de son chez-lui, à toute la bande d'ignares qui 49


lui posent toujours la même question : « C'est où ton Nombril du Monde ? ». Souvent il rajoute aux Versaillais que la Marquise de Maintenon (16351719) était aussi de son pays, pas loin, à quelques kilomètres plus au sud. Elle vécut au Château d'Olbreuse près de Niort. Fax prend son envol pour rentrer. Tr o u b l é , i l p e n s e à c e t t e c h è r e Marquise. Il faut savoir dès cette page que : Fax accompagné de son ami, Super Web, aiment faire la fête avec les poulettes de leur village. « Sacré Web ! pense-t-il ému. Que fabrique-t-il en ce moment ? »

Fin du premier épisode ! la suite bientôt. 50


FAX&WEB ou les ailes blanches de la raison gardée. Voici le deuxième épisode de ce feuilleton ailé. Bonne lecture.

© Pierre Rebichon. 51


LIVRE TROISIÈME

Par bonheur, les doubles-pattes ont perdu l'habitude de chasser. Ils ne savent plus tuer pour manger, ils préfèrent les plats cuisinés en barquettes. L'origine de la nourriture n'est pas vraiment leur souci premier. Les poissons en cube et les viandes en tube, rien n'étonne les consommateurs. Un label de qualité certifiée imprimé sur l'emballage leur suffit. La majorité de la population est végétarienne, seuls quelques anciens chassent encore dans le SudOuest de la France. Par bonheur, c'est un itinéraire qui est toujours contourné. Pour rejoindre l'Espagne, les vieux 52


pigeons ont toujours conseillé aux jeunes de passer au-dessus de l'océan. En plus ils peuvent s'amuser et rire en rencontrant des oiselles des mers. Web se vante souvent de ses rencontres avec les mouettes de la côte basque, celles qui savent jouer avec l'écume des rouleaux des vagues. Elles se cachent derrière la vague et aiment décoller verticalement dès que l'écume se forme à sa crête, un surf des airs. Ces ballets sont gracieux et aguichent les spectateurs. Web reste des heures à contempler ces spectacles, comme s’il était en coulisse d'un opéra bondé de danseuses plus jolies et croustillantes les unes que les autres. Comme un vieux cochon voyeur, ou dirons-nous plus élégamment, comme un vieux Degas à plume. 53


Ces jeunettes sont très capricieuses et ont le bec bien solide. Il connaît une mouette qui habite dans un petit creux de rocher au-dessus de la plage de l'Amour à Anglet, au nord de Biarritz. De celle-là, il n'a jamais donné l’adresse précise à personne, c'est son béguin sucré. Elle a des goûts de luxe, ne pense qu'à parler de golf, de surf, de plumes et de rouleaux d'écume. Elle aime aussi les grandes randonnées en survolant les chalutiers de Saint-Jean-de-Luz. Elle est belle et immaculée, en plus, sa qualité première est son dévouement. Dernièrement elle a créé un centre de remise en forme pour oiseaux mazoutés. C'est l'œuvre de sa vie. Il se revoit avec elle et rêve tout haut. Le jour où ensemble, ils ont trouvé le nom de cet institut, lui, il plaisantait 54


lourdement pour obtenir ses faveurs. En lui offrant à boire elle lui propose un petit coin de son nid-bar. La conversation tournait sérieusement autour des vols en général et des paysages survolés. Web en profite et lui parle de pays qu'elle ne connaît pas, du désert, des forêts d'automne de la Gâtine, des lacs. Vers le nord, elle n'était allée qu'au-dessus du bassin d'Arcachon. Au sud elle n'avait jamais dépassé Irun et n'avait jamais volé au-dessus de la neige des Pyrénées. Web lui parle du sud de l'Espagne, de Cadix, de Séville. Elle le becque de joie, sans attendre plus longtemps. Avec un petit éclat de lumière dans l'œil, elle lui lisse une plume sur le sommet de sa tête et s'exclame ravie : « Amoroco-Cadix ! Voilà le nom de mon institut. Merci mon petit Webou d'amour ! » 55


Web un peu choqué par ce nom, essaye de l'analyser. « Ouais, c'est un peu tiré par la plume mais voyons donc : Amoro, c'est ta plage de l'Amour, Cadix c'est quoi ? La ville dont je viens de te parler ? - Oui et non, mais l'ensemble évoque le nom d'un supertanker qui occasionna une des plus grandes catastrophes mazoutées de tous les temps. - Ah ! je vois. - Nos grands-parents y ont laissé des plumes dans ce grand engluement. Rien n'était prêt à cette époque, mes parents m'ont toujours dit que cela pouvait encore arriver. Tant que les tankers criminels que je survole au large n'arrêteront pas de lâcher leurs traces noires en dégazant leurs cuves de merde. Pardon pour les gros mots ! s'excuse-t-elle. - C'est pas grave ma petite, laisse-moi te lisser un peu plus le jabot… 56


- Grand fou ! - Ah non ! pas ça ! - Qu'est-ce que tu as ? - Tu crois que j'ai pas vu le manège du Bassan l'autre jour ? - Mais il est jaloux mon Webinou à moi. C'est bien ça ! mon petit plumeau d'amour. - Donne-moi vite ton bec qu'on en finisse ! Haaaa ! » Web et la petite mouette s'envoient en l'air en restant blottis au fond du nid bien chaud de la petite Basquaise. Après ce moment de pur amour, Web en lissant ses plumes froissées, écoute l'histoire de sa dulcinée. Elle raconte : « Tu sais, avec des copines on avait attaqué un supertanker à grands coups de becs sur le pare-brise du poste de Commandement. On sentait une certaine inquiétude dans le regard des doubles-pattes galonnés. Ils nous ont 57


certainement confondues avec des oiseaux affamés ou stupides. Les milliers de fientes de ce jour-là n'ont pas suffi à leur faire comprendre qu'ils semaient la mort derrière eux. Une mort lente et insidieuse. On avait tellement déféqué dessus que le bateau ressemblait plus à un cargo de guano qu'à un horrible pétrolier. Avec un pavillon chilien la confusion aurait été totale, mais Panama n'aime pas le guano ! » Un peu grave, Web reprend la parole en lui caressant le bout de l'aile : « Tu sais, on voit que tu n'as pas encore survolé une centrale nucléaire, c'est impressionnant aussi. Les gros nuages de vapeur au-dessus des immenses cheminées ne donnent pas envie de les traverser au risque de se retrouver sans plume à la sortie. Je pense que les doubles-pattes vont se 58


faire déborder par leur sens de la modernité. Mon grand-père me racontait qu'autrefois, sur la ligne Paris-Bordeaux il y avait des trains immenses tirés par des g r o s s e s m a c h i n e s à v a p e u r, d e s " PACIFIC 241 " flambant de tous leurs cuivres. Avec ses amis, ils faisaient du slalom en volant entre les bouffées de fumée de la locomotive, un jeu qui leur rendait la route moins monotone. Aujourd'hui, il faut faire attention aux caténaires ! C'est l'évolution pour eux et de nouveaux pièges pour nous. - Oui ! » répond la mouette fatiguée. Elle penche la tête tendrement vers lui. Web en profite pour la becqueter et entreprendre une série de gâteries savantes qui se prolongeront toute la nuit. Web revient à lui, sort de sa rêverie en sentant un contact à sa patte. 59


LIVRE QUATRIÈME

Ce matin d'avril, Raymond le doublepattes de service est en train de fixer un message à la patte de Web. Destination le Sénégal, banlieue de Dakar. Un message d'une importance capitale pour le consortium des planteurs de bananes. Depuis plusieurs années, les consommateurs ont remarqué que les bananes se redressaient, et pire aujourd'hui, elles se plient dans l'autre sens. Les régimes sont inversés, comme les bananes de Joséphine Baker dans son spectacle de la " Revue Nègre " Si on n'y prend pas garde, le marché va glisser vers la faillite (pas de peaux !). 60


Web sentant Raymond lui serrer le clip de fixation, se dresse fièrement : « S’il faut aller à Dakar ! Allons-y ! » Un salut aux confrères et à Fax qui vient juste d'arriver de Paris et c'est le grand envol plein sud. Au-dessus de Niort, il s'arrête un moment sur les grands platanes de la place de la Brèche. Une mer de toitures de voitures scintille sous le soleil. Une corneille habitant là avec sa colonie, lui explique qu'elles sont chassées tous les ans du lieu, mais que, les cabanes de frites en contrebas les nourrissant gratis, elles ont décidé de revenir vivre toujours là, malgré les fusées annuelles des pompiers délogeurs. Web regarde tout autour de lui et remarque qu'il est le seul pigeon dans le secteur. « Tu sais ! dit la corneille, des camions 61


anglais viennent plusieurs fois par an pour l'entraînement de tes frères Rosbif. Vous en France, je pense que vous êtes sans syndicat, non? - Ouais ! Mais nous, les pigeons du Nombril du monde, on est traité à part. - Remarque je te dis ça, mais nous, on est super cool ici. On a les champs pas loin. On rentre tous les soirs pour flasquer sur les costards des bureaucrates qui font semblant d'emporter du travail à la maison. Leurs petits cartables bien luisants leur donnent de l'importance, c'est très touchant de voir ça ! - J'ai jamais vu ça dans mon village ! - Bé, ouais il n'y a que des gens vrais là-bas, personne n'a besoin de simuler. Ici les gens se fliquent eux-même, ils s'auto-constipent en se faisant mal à la tête avec leurs principes. - Pourtant, c'est bien comme coin ! - Tu parles, y a pas un con qui a remar62


qué que ça ferait une super esplanade en-dessous. Au lieu de planquer l'activité économique dans les peupliers du bord du fleuve, repoussant les forces vives loin de la ville, et sans aucun moyen sérieux pour y accéder, cette ville va s'asphyxier. Elle risque de devenir un nouveau Saint-Étienne qui est morte d'un seul coup par sa " SainteManu " qui semblait intouchable. Un Trafalgar de l'assurance et du tertiaire, voilà ma prévision noire, pour un avenir que nous allons certainement très mal vivre, toi et moi. En face dans la maison du N°4, il y a plus de vingt ans, un avenir avait été esquissé pour cette place. Un projet sur le papier, au coin d'un bloc-notes et qui ne provoquait pas de travaux ruineux. Un petit tramway partait d'un parking couvert qui n'existait pas encore. Ce petit tram accédait au marché du centre63


ville. Il aurait été un retour à la raison, à l'urbanité de nos grands-pères, loin d'être des nuls sur le plan des transports en commun. La corneille secoue ses plumes et abandonne son exposé sur sa ville endormie : « Tu vois, Web, tu vas poursuivre ton vol pour foncer vers le sud ! Tu vas passer au-dessus de l'autoroute, longer la colonne vertébrale du pays. - Oui ! répond Web intéressé par le sujet. - Bien, tu vas voir ! C'est génial ! je n'ai jamais vu une ville qui se camoufle autant. Rien pour laisser entrevoir que c'est une ville qui travaille encore. Les panneaux d'accès aux sorties de l'autoroute sont timides et rares dans les deux sens. Niort n'est indiqué que cent kilomètres avant. Une honte ! Après Tours, au sud, ça serait bien, et à la sortie nord de Bordeaux aussi. Enfin… 64


Qu'ils se cachent ! Ça évite aux étrangers de venir fouiner dans leurs affaires. Sur l'autoroute, il y a un projet de construire un grand N en structure métallique avec des bureaux suspendus ne parlant que de Créativité, et cette matière première existe dans le secteur. J'oubliais l'inévitable restaurant à son sommet. Des lumières à chaque intersection des montants métalliques symboliseraient l'activité industrieuse du lieu. Vu de l'autoroute le public apprendra enfin que c'est dans cette ville que plus de trente millions de personnes sont reliées par tes amis les pigeons de tous les pays à IMA, l'Assistance 24 h sur 24 h. C'est le plus grand pigeonnier national. Ici, les gens ne sont pas des fainéants, mais un peu trop provinciaux… Ils n'ont pas encore assimilé que l'au65


toroute était une chance pour l'économie générale de la région. Ils en sont encore à protéger leurs clochers et leurs certitudes en ne parlant que de leur bouffe ! Et en établissant une concurrence entre le nord et le sud… Là ! c'est le paillasson de la région, la porte de l'Atlantique. Il faut donc bien y recevoir les gens qui s'y arrêtent ! - Écoute, tu n'as pas un autre disque dit Web un peu fatigué, comme un élu du peuple qui avale mal les vérités. - Excuse-moi, je suis trop bavarde. - Il y a autre chose dans la vie ! - Oui, mais les gens sont mal, moroses, ils bouffent moins et nous, on n'a pas assez de miettes le soir. Il faut que nous allions glaner dans les champs …Dur ! - Dis, je ne m'ennuie pas mais il faut que je décolle, je dois m'arrêter à Saintes pour voir des copains… Désolé, à un de ces jours ! dit Web 66


pressé par le temps. - Bon voyage Web ! » lui répond la corneille. Aussitôt, elle recherche une autre âme attentive et secourable pour se laisser casser la tête avec ses discussions d'aménagement politico-fantasmatiques. Web s'envole et longe l'autoroute, plein sud. Ce soir, il va retrouver ses amis à Saintes. Une bande de joyeux voyageurs, comme lui. Ils se donnent toujours rendez-vous dans le magnifique clocher de l'Abbaye aux Dames. Son vieux copain Romulus est là pour l'accueillir. Romulus, c'est son surnom. C'est un pigeon intellectuel qui ne parle que d'antiquité romaine. C'est vrai qu'il est servi à Saintes. En vol, sa vieille manie qui est sa passion, c'est de suivre les voies romaines à la dalle près. 67


C'est un ennemi des rocades et autres déviations des temps modernes. Il est pénible car il ramène sa science sans arrêt sur le sujet. Ses collègues ennuyés s'arrangent en douce pour ne lui proposer que des voyages dans le nord de l'Europe, où les dalles sont toutes recouvertes de bitume ou masquées par les nuages bas. Pour " lui faire plaisir " tous ses amis sûrs lui proposent aussi des voyages en Extrême-Orient. Ainsi, il est devenu le spécialiste des contrées asiatiques. C'est lui qui totalise le plus grand nombre d'heures de vol au-dessus de la muraille de Chine, autre vestige du passé qui lui fait quand-même un peu oublier les Romains. Grâce à ses voyages asiatiques fréquents, il a même failli succomber et épouser une pigeonne jaune. Sacré Romulus ! 68


Il salut Web avec sa formule favorite : « Ave Web, salut à toi, ça boume ? - Et toi mon César ? - Oui c'est le pied en ce moment. Demain, je vais faire une livraison à Marseille en prenant la Voie Domitia sur plus de deux cents kilomètres, un bonheur, tu comprends ? - Si je comprends ! autrement, comment vont les affaires ici, et dans l'Empire en général ? - Ça baigne, mais on se demande si les téléphones cellulaires des doublespattes ne vont pas être modifiés, de telle sorte que nous entrevoyons un peu de chômage à l'horizon des dix années à venir ! - Non, ce n'est pas possible, nos services sont irremplaçables. Un service à la carte avec une logique écologique satisfaisante. Et puis la mode de bander son antenne de téléphone est révolue, 69


nous avons remplacé les messages ordinaires par des missives plus attendues. - Mais bon, je m'inquiète quand même ! - En attendant tu vas te payer une belle mission vers Montpellier, Nîmes, Arles et Marseille, non ? - Ouais et il me tarde de décoller ! - Moi c'est pour Dakar que je décollerai demain matin ! - Fichtre ! l'Afrique ? - Ouais mon poteau, et sans Romains ! - C'est malin ! - C'est pour te charrier un peu, char romain bien évidemment. - Quel humour ce soir mon cher Web ! - Je suis en forme, et puis ma mission est très importante pour l'avenir de l'industrie de la banane. Je pense que je vais contribuer à éviter la plus grande crise économico-bananière de ce siècle. - C'est bien toi ! Sacré Web, s'écrie Romulus en imitant parfaitement les 70


gestes d'un tribun, il rajoute : Et Fax ? Où est-il ? Il va bien ce tombeur ? - Oui, je l'ai vu revenir de Paris hier matin, il avait des poches sous le bec et le gésier confit de la bonne bouffe de Paname. - Ha ! je vois que tu le connais très bien toi aussi ! - Dis, je ne sais pas si tu as vu le titre de ce bouquin diablement bien écrit au passage : Ce n'est pas Fax & Romulus qui est imprimé sur la couverture, mais bien Fax&Web. Ok l'ami ? - Du calme répond Romulus un peu surpris de la réaction de Web. - Ça va ! Tu sais, un jour, on m'a donné des leçons sur un sujet que j'avais créé moi-même. C'est très pénible à la longue. Il ya de grands spécialistes du sujet, des personnes sans vergogne, avec sourire et toute la panoplie du pékin pas gêné. À cause de celà, je suis 71


toujours sur mes gardes. Depuis j'appelle cette technique d'usurpation de paternité (ou maternité) caractérisée : la " Rénatation ". Du nom de sa créatrice qui s'appelle tout simplement Renée. Grâce à elle, aujourd'hui, un nouveau verbe est né, on peut donc conjuguer : Rénater pour être branché. Je Rénate... Tu Rénates… Il Rénate… - Vous Rénatâtes tant que vous pûtes. Glisse Fax, lourdement. - Pardon mon ami ! - Ce n'est rien, mais tu es au courant de la Rénatation, ça va te permettre d'être moins bête en te couchant ce soir. - Merci beaucoup, je te dois ? - Ce soir…je ne sais pas pourquoi, ça me fait penser à une sortie que nous avons faite avec le terrible et redoutable Fax. C'était à Vienne en Autriche, avec nos belles amies, les mouettes du Danube. De cette fête, on aurait pu en 72


faire un livre délirant. Une super défonce cette nuit là ! Il avait tellement de poids dans les plumes qu'il nous faisait le canard sauvage sur le fleuve, au milieu des remorqueurs et des barges ! - Tu as bien dit barges ? - Jeu de mot ! Merci, mais, pas aussi barge que ça, surtout pour la drague ! - Tu as dit drague ? - Ah ! ça va avec tes questions bateau ! - Bat… - Écoute… Quelle fête ! tu parles d'une rigolade. Et toutes les filles qui dansaient en faisant coin coin, elles étaient en duvet léger, si tu vois ce que je veux dire par là ? » Romulus, les yeux brillants acquiesce et demande : « Encore ! et puis ? - C'est tout, on s'est bien marré et je te propose tout à l'heure d'en faire autant sur la Charente. Toutes proportions gar73


dées… Allez, ce soir, youpi ! direction Cognac ou Jarnac. Comme tu veux, ou au pays de la dive bouteille, ou au pays du coup. Web propose de transposer la scène immédiatement sur le fleuve. - Tu sais les mouettes sont toutes à Rochefort ce soir, elles se font reluire le plumage à la Corderie Royale par une bande de Rochelais à peine nets. - Donc, il ne nous reste plus que les vignobles comme terrain de charme ? - C'est ça ! enclenche Romulus, allons dans les pigeonniers ruraux à la recherche de la véritable chaleur d'un nid bien garni. Pour nous y rendre, nous allons suivre la RN 137 au-dessus de la voie romaine X, en plus ça te fera gagner un peu de chemin vers Dakar ! - Un petit bout rajoute Web, ravi que Romulus embraye enfin. Tant pis, même si c'est pour une visite guidée tout le long du vol avec mille détails sur 74


les performances des ponts et chaussées romains. - Et moi, ça me mettra un peu plus auprès de l'axe de vol pour Marseille. Avant de partir il faut que j'aille roucouler un peu sur les œufs de ma femme, et je reviens… trois minutes ! précise Romulus. - Va ! On sait ce que c'est ! répond Web les yeux au ciel. En jetant son aile en l'air il lui lance un super AVE qui le fait sursauter. Pensif, il se reprend : - Mais au fait tu vas être papa ? - Ben oui… J'y vais, à toutal ! » Perché sur le clocher de la merveilleuse abbaye, Web attend sagement son ami. Il respire à plein poumons l'air frais de cette fin de journée de printemps, une belle soirée naissante.

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Romulus arrive peu de temps après en se justifiant maladroitement de son absence : - Tu sais… j'aime bien mon chez moi… mes œufs, mes vieilles pierres et ma femme (sympa pour elle ! ). Elle est née dans l'arc de triomphe de la ville, en face, tu vois là-bas au bord du fleuve ? - Oui, c'est beau ! C'est vieux ! triomphe Web, en s'arc-boutant pour se moquer un peu plus. - Au fait, un secret…glisse Romulus à voix basse : En revenant de Marseille, je vais me payer une petite fête avec de vieilles copines du Pont du Gard. On s'est donné rendez-vous à Arles sur les arènes. Là-bas je suis chez moi tu comprends ? On me prend pour un vrai Romain sans aucune hésitation. - J'espère que tu n'as pas aussi quelques œufs à couver là-bas, c'est très mal tu le sais ? 76


- Oui ! mais non, c'est juste une visite de courtoisie morale et intellectuelle. - Je vois la courtoisie ! - Arrête de te moquer de moi espèce de nombril de mes deux ! »

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Les deux compères volent déjà sur les vignes, les rangées de ceps se succèdent en quinconce, comme un immense patchworck de verdure. Le soir commence à allonger les ombres des arbres dans les champs environnants. Au bout de quelques dizaines de minutes, le fameux pigeonnier envisagé est en vue. Il est situé au milieu d'un corps de bâtiment d'un domaine viticole de style bordelais, c'est à dire un château. Nos deux amis se présentent en volant en cercle au-dessus de la cour. Ils sont immédiatement repérés par une pigeonne. La moins farouche prend son envol et s'approche des deux pré-fêtards pour accompagner et guider leur atterrissage. Elle les invite à se poser sur un rebord de la génoise du toit du plus grand bâtiment. 78


Romulus attaque sans attendre : « Salut jeunette, comment vas-tu ? Il fait un clin d'œil à Web qui se refait le plumage. (On ne sait jamais.) - Bien, monsieur, bien ! » La jeune pigeonne laisse traîner un regard plein de promesses, et précise : « Vous savez, nos amis et nos maris sont partis dans les Landes, assister à une réunion préparatoire à la grande manifestation prévue pour l'ouverture de la chasse à la palombe, nos sœurs. Nous sommes seules avec nos œufs. Seulement quelques amies à moi peuvent éventuellement rigoler, les autres ont beaucoup de travail. En réalité on n'a pas trop le cœur à roucouler en ce moment. - Jolie plume ! demande Web, dis-moi un peu ce qui se passe dans cette réunion ? - C'est une grande manifestation organi79


sée par tous les pigeons de la région. Ceux des villes sont aussi représentés. Le but, dérouter les palombes, baliser l'espace aérien de notre présence pour les guider en dehors des Landes, loin des zones de tir des doubles-pattes. On va ainsi les obliger à survoler des lieux où seuls les lapins et autres gibiers rampants sont chassés. - Mais c'est tout simplement génial ! Si je n'ai pas de boulot, je viendrai vous donner de l'aile ! propose généreusement Romulus. En offrant son aide, Romulus scrute à l'intérieur du pigeonnier, il cherche une place au chaud, et éventuellement, un petit nid de perdition. - Sacré Romulus ! lui lance Web qui a remarqué l'œil en coin de son ami. - Mais c'est ma nature coopérative qui me donne des ailes mon cher Web, et toi tu n'offres rien pour cette manif ? 80


- Moi, je vais être en Afrique ! - C'est vrai, je vais être tout seul sur le coup ! dit-il en dévorant des yeux la petite pigeonne avec un air de vieux pigeon lubrique. - Sacré toi va ! Tiens, je vais parler de tout cela avec la petite ! À demain mon Romu ! » Web, entraîne discrètement sa petite conquête dans la pénombre du pigeonnier et oublie tout d'un coup son vieux copain Romulus. Lui, il reste estomaqué par la situation renversée qu'il vit assez mal à vrai dire. Pour clôturer la scène, le couple s'éloigne en cadence, en tortillant du croupion. La nuit qui suit (auto-censurée) est très riche en roucoulades diverses et variées. Désolé…

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Le jour se lève sur le domaine, ça fait au moins deux heures que le coq de service le clame avec un cocorico de plus en plus enroué. Romulus est fin prêt à prendre le départ vers l'est, vers Marseille. Web est encore blotti dans les ailes de la jeunette et c'est avec un long soupir qu'il se décide à sortir sur le seuil du pigeonnier. En se jetant à moitié endormi dans le ciel, il salue sa belle et Romulus. Son réflexe de vieux routard lui évite le crash du décollage. Direction plein sud, cap sur l'Espagne. Romulus se lance à son tour dans le ciel bleu. Un peu déçu de sa soirée, il est impatient de survoler l'Oppidum d'Ensérune juste après Narbonne, pour suivre ensuite sa voie impériale, sa merveilleuse Voie Domitia.

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Pendant ce temps Web passe au-dessus de la Garonne, il croise un vol de vieux canards blasés. Web n'est pas accepté par ces volailles qui ont l'appellation et le grade de sauvages. C'est pour cela que la manifestation pour la défense des palombes l'intéresse. C'est l'occasion pour lui de se faire réhabiliter. Faire valoir son statut de pigeon voyageur domestiqué par les doublespattes, et ainsi servir de casque bleu entre les chasseurs et les palombes. Il survole maintenant la forêt des Landes, immense tapis vert. Les coupefeu et les routes forestières forment un quadrillage régulier un peu monotone quand même. Il profite de la régularité du paysage au sol pour savourer encore plus le ciel. Il se fait plaisir dans les couches d'air chaud, plane longuement jusqu'à toucher les têtes des grands 83


pins, et, en un grand coup d'aile remonter à la verticale, comme un avion d'acrobatie aérienne. Son plaisir, lui fait penser à la famille d'Aigles Royaux qu'il a connus il y a quelques années, nichés sur les falaises ouest du Larzac. Un soir d'orage il avait été hébergé chez eux, dans leur nid, au milieu d'un immense rocher. Le ciel déchaîné était zébré d'éclairs, sans discontinuer, comme pour la fin du monde. C'est ce soir-là qu'il écouta les histoires de chasse et de vols du roi des airs. Qu'il apprit les astuces pour planer et jouer avec les courants d'air, comme le font certains doubles-pattes avec leur vol à voile et autres ailes delta. Web préfère sa condition de voyageur au long cours plutôt que de tourner des heures au-dessus du même territoire. Il ne comprend vraiment pas comment de grands 84


oiseaux pareils peuvent rester aussi longtemps immobiles. C'est un vol de subsistance, de chasse, sans plaisir. Notre voyageur mange tranquillement au sol toutes sortes de baies, de graines. Il est moins exigeant sur la nourriture que le grand rapace dans sa volière virtuelle, cet aigle magnifique est emprisonné dans deux ou trois kilomètres cubes de ciel. Cette pensée lui rappelle que les aigles sont des cousins sympathiques, que leur vie sociale est très riche, presque une vie de pigeon. Des pigeons un peu loubards en quelque sorte. Sortant de sa rêverie planante, la réalité. Il survole maintenant la banlieue de Tarbes, les Pyrénées sont en vue, la crête blanche des sommets forme une ligne qui fait penser à un filet de pingpong sur le vert des prairies. Ce soir, il faut dormir dans le secteur. 85


Web pense à son ami Roméo, qui habite pas très loin, à Lourdes. C'est un grand copain dont il se moque toujours un peu. Il réalise qu'il met pas mal de monde en boîte, en fait : Romulus le Romain, et maintenant, Roméo l'Amoureux. (Soyez sans crainte, c'est toujours avec beaucoup de tendresse.) Roméo c'est quand même un cas, il soupire depuis des années pour Bernadette, sa Colombette de la Paix qui niche au-dessus de la Basilique. Tous les matins, elle va roucouler sous les fenêtres des curés pèlerins. Pour la remercier, les patrons des hôtels lui donnent à manger avec des graines et de la mie de pain, c'est une vraie vie de star. Mais de star intermittente, elle est au chômage un mois sur deux. Dès que la paix est signée à un endroit, elle parade sans public, parce qu'un autre 86


conflit se déclare aussitôt pour lui clouer le bec. Sa brindille de laurier n'a pas le temps de faner, elle est obligée de la changer à chaque fois. C'est l'enfer, seulement les autorités religieuses préservent son emploi à tout prix, pour faire joli dans le lieu Saint. Web arrive chez Roméo, le soupirant éternel de sa Bernadette. Le temps clair s'empourpre des rayons rougeoyants du soleil couchant. Au-dessus de la Grotte, un petit promontoire sert de nid à ce vieux célibataire forcé. En arrivant devant chez lui, Web trouve toute une équipe de ses voisins en pleine discussion. C'est la réunion hebdomadaire des pigeons du coin qui préparent la cérémonie du partage des territoires. Les zones de picorage sont octroyées grâce à un système infaillible et respecté de tous. Certains secteurs sont plus ali87


mentés que d'autres. Les touristes et les pèlerins laissent toujours tomber des miettes de pain sur le sol. Pour éviter de faire désordre dans ce lieu de prière par de vilains conflits entre eux, les pigeons du pays ont organisé un tirage au sort une fois par semaine, conçu en harmonie avec le lieu. A l'entrée, un jeune pigeon accueille Web : « Salut, étranger ! - Salut, je suis Web. Je viens rendre visite à mon ami Roméo ; est-il là ? - C'est qui ce Roméo ? connais pas ! - Mais si c'est… marmonne Web - C'est moi, c'est mon surnom lance Jules du fond de la faille. - Salut Roméo ! - Alors vieux, ça plane ? - Oui et toi que fais-tu ? - Bien tu vois, je tire au sort le planning de la semaine prochaine. 88


- Un planning, c'est marrant votre truc, c'est comment ? - C'est simple, le territoire autour de la Grotte de Lourdes est divisé en vingt secteurs. Tu vois là-bas, il y a un bougeoir avec vingt cierges allumés. Chacun choisit l'emplacement de sa bougie. L'ordre du choix des secteurs est régulé dans l'ordre d'extinction des cierges. C'est simple, le gagnant occupe son secteur et ainsi de suite. - Mais ce n'est pas bête ! Cette technique est-elle infaillible ? - Oui, à part quand des doubles-pattes viennent voler les cierges pour les refondre. Dans ce cas extrême mais fréquent quand-même, on attribue les zones en sens inverse de la fois précédente. Une rotation aléatoire en quelque sorte. - Mais, quelles sont les meilleures zones ? 89


- Ben, tu vois, là-bas, près des restaurants rapides et des espaces de piquenique. - Je vois ! C'est super ton truc, dis-moi où est Bernadette ce soir ? - M'en parle pas, elle est partie vivre avec une vieille pie, une cliptomamie. Les bijoux de cette précieuse amie lui on fait tourner la tête et tout ce qui brille lui fait oublier sa mission première de représenter la paix. - Je suis désolé Romé… euh ! pardon Jules. - Ce n'est pas grave, Web, tu sais, elle préfère l'ambiance de la côte varoise avec ses soirées qui s'éternisent. Ça la change de Lourdes où à huit heures du soir tous nos pèlerins sont au lit. Quelques bedeaux ramassent encore la monnaie égarée, et quelques groupes d'infirmières et d'infirmiers se retrouvent en traînant un peu dans les bars 90


pour oublier la misère terrestre. Certains vont oublier dans les nombreuses boîtes qui allument leurs néons dès que le peuple souffrant est rentré. Mais ça reste une clientèle de médicos. Elle ne pouvait plus supporter d'être dans cet univers de piété répétée et d'incarner la paix qui n'a jamais existé vraiment. Les prières des uns devant la grotte et la barbarie insouciante des autres doubles-pattes qui s'entretrippent à qui meurt-meurt par-ci, par-là dans le monde, c'était trop pour elle. Sous l'influence de la vieille clipto, elle a préféré quitter les lieux. En partant elle m'a dit qu'elle reviendrait quand le pape aura distribué ses dollars aux pauvres, pour montrer l'exemple. En attendant elle n'est plus là et elle me manque. Elle était très efficace pour la paix de mon âme à moi… Snif ! renifle Jules avec une larme d'amour trahie par 91


un petit éclat étincelant de lumière bien placé dans l'œil gauche. - Bien, dis-moi tu es mal, sans elle ? - Je me suis fait une raison, et puis j'ai pas mal de potes et heureusement, avec une tripotée de copines ! » Web n'en croit pas son conduit auditif et ses yeux, il observe les amis de Jules qui détournent leurs têtes pour ne pas trop compatir encore une fois avec le veuf. L'ambiance est lourde à Lourdes. Ils passent une soirée de demi-deuil, ça tombe bien, Web en profite pour récupérer ses forces. Demain, ça sera le franchissement des Pyrénées et la traversée de l'Espagne pour toute la journée et peut-être un peu plus. Ça dépendra du vent. Afin de pouvoir vérifier cette donnée scientifique, la girouette de son cher clocher lui manque cruellement. 92


Quelques grains de maïs bénits dans le jabot, Web se lève rayonnant, en même temps que le soleil. C'est l'envol plein sud, salué par la bande à Jules encore dans le cirage vaporeux du petit matin. Les contreforts des Pyrénées sont magnifiques. Au sol, les moutons et les vaches font tinter leurs cloches, elles forment un carillon bucolique qui s'élève comme pour soutenir le vol du vaillant coursier devant l'Éternel. Trois coups d'ailes de plus, Web entre dans une couronne de nuages, il sait que cette ceinture de coton annonce les neiges éternelles. Très vite, il débouche sur un champ de neige immaculée contrastant avec un ciel bleu marine. Sous ses ailes, aucune trace dans le névé, un livre ouvert des deux côtés de la vallée rectiligne. En virant pour réta93


blir son cap, il se trouve face à une immense page blanche, s'il ne se retenait pas, il signerait ce livre d'or de son passage en inscrivant son émotion avec une de ses plumes en trop. Il se rappelle : « Il me faut aller chez le plumeur (coiffeur des pigeons) en rentrant ! » penset-il coquet. Cette pensée sur sa personne, lui fait sentir que son message est toujours là attaché à sa patte, solidement clipé par Raymond. Il pense aussi à Fax qui doit attendre sa prochaine mission en occupant fièrement la branche Ouest de la girouette, comme de coutume. Un de ces soirs il va raconter à tout le monde sa mission présidentielle, en rajoutant certainement quelques petits mensonges, juste des petites menteries comme disent les gens du pays. 94


A chaque retour au village, les histoires des uns et des autres occupent les soirées. Un pigeon à la retraite a rassemblé toutes les aventures dans un grand livre, qui fait partie de la Bible du Nombril. Cet ouvrage magistral n'est visible à la mairie de Pougne-Hérisson que les jours d'éclipse totale de soleil, c'est à dire assez rarement par le fait.

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LIVRE CINQUIÈME

Web franchit la chaîne de montagnes en un seul bond 007. La chaleur du sol espagnol l'aide à rester en suspension dans l'air sans trop d'effort. Seule la propulsion lui demande un peu d'énergie. Sa vitesse est régulière, aucune turbulence, pas un nuage, pour l'instant son vol ibérique se déroule sans problème. Plus loin, les moulins de Castille sont toujours aussi lugubres. La terre d'Espagne lui a toujours été décrite comme une contrée rude et chargée de misère. C'est vrai que depuis cinquante 96


ans, les temps ont changé, mais les moulins vus d'en-haut, sont encore sinistres. Ils ont comme un air de vieux soldats se rendant à un ennemi emporté par un dernier coup de vent. Ils restent là, humides, noirs, figés, plantés au milieu de La Mancha. Le paysage de ce plateau austère à l'herbe rase, jaunie par le temps est soudain égayé par une bande de verdure au pied de la Sierra Morena, juste avant de plonger sur l'Andalousie. Ouf ! un peu de couleur, un peu de soleil aussi. Très vite il se trouve audessus de Séville, la perle andalouse. C'est une étape attendue. Il se pose sur le clocher de la Giralda, la superbe cathédrale de style mauresque. Un déclic… Il se remémore immédiatement une histoire qui l'avait marqué dans sa jeunesse. Celle qu'un pigeon 97


voyageur espagnol avait racontée à son père pendant une pause au Nombril. Il partait ensuite pour une mission en Irlande. L'histoire d'un aveugle qui parlait à un sourd, ha! ha ! Il en rit encore. Ça faisait : Mendigos Andaluces. « Mira, Antoñuelo, decia un ciego sentado frente a la catedral de Sevilla, mira aquella mosca que se pasea por encima de la Giralda. - No la puedo ver, contesta Antoñuelo el sordo, pero oigo perfectamente el ruido de sus pasos. » Du même tonneau il y avait : « A la puerta de un sordo cantaba un mudo y un ciego lo miraba con dissimulo.» © Tras el Pirineo. Editions Hatier 1949. (Page 84) 98


Toute la misère du monde était imprimée, déprimée, dans les manuels des pigeons apprenant l'espagnol. Comment voulez-vous que nos petits poussins parlent bien les langues étrangères avec ce traumatisme. Après ce petit quart d'heure de culture hispanique pur jus, Web vous propose d'en traduire la triste prose : Mendiants Andalous. « Regarde Antoine, dit un aveugle assis en face de la cathédrale de Séville, regarde cette mouche qui se promène au sommet de la Giralda. - Je ne peux pas la voir regrette Antoine le sourd, mais j'entends parfaitement le bruit de ses pas. » Ha ! ha ! ha ! ( Merci pour Web, qui grâce à vos rires et à votre attention, ne manquera pas de la resservir dans les soirées culturelles internationales de PougneHérisson.) 99


Et vous n'allez pas échapper à l'autre. Ne zappez-pas, restez sur la page. Encore la preuve que l'Espagne était complètement éteinte à l'époque : « A la porte d'un sourd un muet chantait et un aveugle le regardait avec compassion. » Merci à tous de votre patience ! Web reste ravi de cet intermède.

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Où en sommes-nous ? Oui, ça y est ! Web est fatigué de sa route. Il s'offre donc un petit logement pour la nuit, face à la mer. La chaleur de la journée est encore plaquée sur le sol, elle remonte chargée des senteurs de thym et de fenouil. Cette douce nuit en préparation fait chanter les grillons de plus belle. Au loin, quelques chiens obligatoirement Andalous aboient* pour saluer l'annonce de cette nuit claire. Un ciel à vous donner envie de suivre une étoile, pour recommencer l'écriture de la Bible par le sommaire.

*Note de mon correcteur préféré : (Pendant ce temps là, de l'autre côté de la Méditerranée, la caravane passe .) 101


Quelques astres brillants, drôlement placés en forme de " B " présagent que la journée sera bonne. « Je pose la question : Et si les étoiles avaient été placées en forme de "M" ? » Ce "B" est donc traduit comme un encouragement pour l'aider à traverser la mer et atteindre l'Afrique sans galère. Une magnifique étoile filante avec sa queue pailletée lui confirme le message. À côté, un couple de rossignols se lance dans une série de trilles, en imitant les doubles-pattes chantant du flamenco. Tiens ! Il ne faut pas aller trop loin dans le secteur pour avoir droit aux espagnolades. Ça tombe bien… Justement, dans un campement de Gitans, à quelques centaines de mètres en contrebas, deux danseurs accompagnent leurs guitareux en faisant claquer leurs talons. 102


Il castagnettent comme des fous. Pour Web, le rythme en moins, ces claquements ressemblent au clap-clap de ses cousines, les grandes cigognes blanches afro-alsaciennes, quand elles s'engueulent, se disputant une cheminée avec vue imprenable sur la cathédrale de Strasbourg. Il sait pourquoi : c'est surtout pour qu'elles soient des vedettes en photos sur les cartes postales. La lune s'est levée et se fait une beauté dans le reflet de la grande bleue qui, vous le devinez, est grise la nuit. Une brise agite les fines feuilles des oliviers séculaires. Son souffle léger transporte aussi le doux parfum des orangers voisins. La terre transmet encore ses calories par bouffées ondulantes sentant la marjolaine et l'herbe rase toute grillée. 103


La nuit calme reste seule… Web vient de glisser sa tête sous son aile pour rejoindre les bras de Morphée. Dans ce pays, le soleil donne l'impression de se lever plus tôt qu'ailleurs. Web consulte son horloge intérieure et se jette dans le paysage à peine éveillé. L'air léger du petit matin, lui fait prendre courage, il lui en faut pas mal pour envisager le long temps de vol nécessaire pour traverser la mer. Voler sur la crête des vagues, c'est un luxe, la mer tantôt bleu marine, tantôt turquoise, est splendide. Au-dessus de ce paysage merveilleux, un ciel d'un bleu immense l'enveloppe formant une image justement contrastée, comme la couverture vernie d'une revue d'Art. 104


Le petit point blanc ailé fonce vers le sud. Antoine de Saint-Exupery doit se retourner dans sa tombe, faire un looping post-mortem, en voyant ce concurrent minuscule voler juste sur sa route. Il ne manquerait plus qu'il s'écrase dans le désert et fasse le coup du Petit Prince ! Alors là ! Ça dépasserait les dunes. Il en jaunit à l'idée que cette aventure ne soit qu'une vulgaire contrefaçon. Mais Web serein, n'envisage pas un instant de plagier de la sorte, il a mieux à faire, et puis, le boulot avant tout. Son moteur, il le connaît, le médecin de Pougne-Hérisson lui a bien révisé le cockpit avant de partir. « R.A.S pour la R.A.F ! » aime-t-il plaisanter après chaque visite. Ce médecin, ami de toute la population, est un vieux coucou qui a fait ses études sur place. Il connaît bien toutes les familles de la région. Les nouveaux 105


jeunes médecins ne peuvent pas encore lui détourner sa clientèle, ils essayent pourtant, à grands renforts de groupements de cabinets ceci, cabinets cela. Seulement, ils oublient que le vieux toubib sait parler aux malades, il sait aussi que la misère du corps est souvent liée à la misère de l'âme, que les études cousues de certitudes ne font pas toujours bon ménage avec la vie de chaque jour. En pensant à son vieux toubib, Web se sent encore plus en forme, en un éclair, sa carlingue de plume immaculée rivalise sans aucun problème avec le Caudron, qui fut le fantastique appareil métallique de Saint-Ex.

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Tiens ? un navire à trois heures ! Un bateau de croisière dessine son sillage, une traînée blanche évasée. Cette frange de dentelle dans le bleu foncé de la mer, évoque une immense fermeture Éclair, elle invite notre ami à en savoir un peu plus sur cet intrus des mers. Il remonte jusqu'à la pointe de l'écume, à l'arrière du paquebot tout blanc. L'imprévu, donne encore plus de sel au voyage. Lui qui pensait bondir sur l'Afrique en une seule envolée. Tant pis pour la course avec feu Saint-Ex. Curieux comme une vieille chouette, Web tourne autour du bateau blanc pour se choisir une place de choix, soit en proue, soit en poupe. Très moyen, son choix est porté sur le centre du navire. Une antenne de radio fera l'affaire, juste au-dessus du mini-golf en pelouse bien verte : 100% Éthylène-Vinyl-Acétate garanti. 107


Les doubles-pattes sont encore dans les cabines. Les matins ne sont jamais violents sur ce genre de bateau de croisière. Les beuveries et autres réjouissances du forfait : frais compris de la veille ont un effet qui alourdit considérablement l'ambiance des aurores qui, naturellement sont plus difficiles à vivre. Mais malgré tout, un peu moins sévères que les petits matins frisquets du mineur de fond qui lui, trime déjà dans la poussière de sa galerie, soucieux, vérifiant que sa gamelle ne risque pas de se renverser ou de prendre un coup de marteau-piqueur avant l'heure attendue de son ouverture. Web se repose de son premier vol écourté et profite des quelques nœuds filés par le paquebot pour se relaxer en voyageant à l'œil. Bien moins vite, bien sûr, mais l'essentiel pour lui étant surtout de ne pas reculer. 108


Les premiers passagers prennent d'assaut les transats usés par toutes ces fesses qui certainement n'ont pas encore reçu assez de coup de pieds au cul. En rangs d'oignons, comme dans la cour d'un pénitentier ou d'un sanatorium d'opérette, les doubles-pattes se font des vacheries chargées de politesses en espérant bien gagner quelques rangs pour atteindre les premiers le pont sous la coursive, le lieu du luxe suprême. Ces places offrent une vue imprenable au-dessus de la mer, qui est toujours bleue depuis qu'ils sont partis, qui conserve en plus son horizon sans arrêt horizontal. Web ne peut plus tenir. D'un coup d'aile il se perche sur la main courante au-dessus du château, près de la cabine du Commandant. Les doubles-pattes le remarquent et font des commentaires à haute voix sur 109


son allure de mouette rurale. Personne n'a remarqué que c'est un pigeon et …voyageur ! par-dessus le marché. C'est vrai, il est un peu plus enveloppé qu'un pigeon moyen, mais bagué, il frime quand même avec son message clipsé à sa patte. Certains, les plus dessoûlés, leurs yeux encore glauques et farineux, ont déjà repéré ce détail. Ils essayent d'en savoir un peu plus sur cette bête à plumes blanches : « D'où cet oiseau volant peut-il venir ? Et où va-t-il ? » - C'est peut-être qu'il nous livre des chèques ou de l'argent frais, les dollars qui nous font tant défaut. Il nous manque de l'argent, on ne sait plus quoi faire sur ce radeau ! » Cette litanie est dans toutes les têtes de ces doubles-pattes enfermés dans cette 110


boîte flottante. Un double-patte galonné, certainement le Commandant, armé de jumelles et d'un porte-voix, annonce officiellement à ses passagers que l'oiseau blanc est un pigeon voyageur. Il ordonne d'ajourner le concours de ball-trap qui devait avoir lieu en poupe du bateau sur les douze coups de midi. Aussitôt, un garçon serveur sort d'une écoutille et dispose un frugal repas sur les tables du pont. Une compensation à cette annonce négative. La privation doit-être remplacée sur le champ et c'est des amuse-gueule qui ont l'honneur d'atténuer la privation des cracheurs de poudre noire et de plombs réunis. C'est la tradition, pendant les croisières. Un contretemps au programme, et c'est la place aux odeurs de la Mozzarella et du Gorgonzola qui prennent du service dans la narine. 111


Sans se fier au pavillon arborant les couleurs de Panama qui flotte fièrement au vent, notre ami conclut très vite que ce bateau est armé par des Italiens. Web d'un œil amusé observe ce grand manège de précipitation en masse vers le buffet. Les affamés du voyage ne peuvent plus attendre, ils jouent des coudes pour gagner des places. Bientôt les ponts inférieurs, par l'odeur avertis, laissent échapper leurs plus redoutables bâfreurs, ils montent à l'assaut du buffet improvisé, et s'empiffrent… L'horreur ! En assistant à ce spectacle orgiaque, Web prévoit scientifiquement de quel côté les miettes vont tomber. « Ce matin ça sera par le vent de tribord, matelot ! » pense-t-il.

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Après cet en-cas, bien arrosé, quartier libre sur les promenades. La mer calme évite les désagréments des gerbes diverses et avariées. Sagement, les passagers, armés d'appareils photos et de caméras vidéo, se filment et se photographient entre eux sur fond inévitablement bleu. Aucun de ces papas-rats-zizis d'occasion n'a remarqué que Web essaye de se placer dans le champ de prise de vue à chaque clic. Que le petit oiseau, au lieu de sortir normalement de leur objectif, était là, devant eux, à se faire tirer le portrait. C'est une technique de relation presse pousse-photo, enseignée à l'E.N.A : Techniques & savoir-faire dans la vie quotidienne de l'énarque moyen. Web sait qu'une de ces photos va faire l'événement exceptionnel du journal de bord du Commandant. De toute manière, il ne se passe rien sur ce 113


navire. Même pas un abordage de vieux corsaires boiteux, soucieux de trouver de l'argent pour entretenir gratis leurs jambes de bois au Bondex. Ou à défaut des simili-corsaires payés au S.M.I.C. par le syndicat des compagnies de navigation de croisière. « Une animation en vraie grandeur, mais une animation sacrebleu ! » rouspètent sans arrêt un couple d'anciens enseignants embarqués par erreur. Ils sont là car ils se sont trompés de catalogue. Ils croyaient commander un poster géant de palmiers pour décorer leur salon, sur leur catalogue de la Camif. Par on ne sait quelle rare inattention, ils ont consciencieusement rempli le bon de commande du catalogue de cette croisière. Horreur ! Il était placé juste en-dessous des saintes pages de la Sacrée Sainte et miséricordieuse Coopérative. Horreur ! (bis) 114


cette bible de la consommation était placée au milieu la pile de revues rangée sous leur belle télévision couleur à écran seize-neuvième (sans Canal plus)… Et voilà ! Au sujet de la photo sur un catalogue, Web sait qu'un cliché le représentant fièrement dressé sur le mât, fera peutêtre la couverture du catalogue des croisières de rêve d'un Tour Opérator de Rabat. Plus ou moins au rabais, pour la saison prochaine. Dégoûté de ce pauvre spectacle, il souhaite pouvoir se poser au retour sur un cargo de ligne, le Casablanca-Sète par exemple. Là où les passagers seront plus attentifs à sa présence et donneront des miettes sans radinisme. Jusqu'aux cuisiniers qui soustrairont des grains de maïs destinés au pop-corn du self ser115


vice, ou de la salade de la cantine des marins. Ces paquebots, sont un lieu convivial, offrant un rapport saint et direct avec les doubles-pattes qui s'établit à chaque fois, comme un voyage en famille. En plus ces navires sont d'une sécurité à toute épreuve, point de balltrap sur le pont arrière. Sympa aussi car personne ne s'étonne qu'un pigeon picore du maïs en pleine mer, c'est normal s'il a faim. Au contraire, sur les grands bateaux de croisières, immaculés, de luxe, le rare spectacle de la nature devient vite exceptionnel. Les passagers se regardent le nombril, chargés de stress, se demandant toute la Sainte journée comment ils vont pouvoir taper le bridge à l'abri du soleil, ou comment ils vont bien se placer dans le grand salon feutré du premier pont de la first class. 116


Surtout avec vue plongeante sur la table d'un grand P.D.G. d'un groupe finacier (financier) international en mal de mère, ou de compagne tout court. (de la bourse.) ‌

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FAX&WEB ou les ailes blanches de la raison gardée. Voici le troisième épisode de ce beau feuilleton. Bonne lecture, à bientôt pour la suite...

© Pierre Rebichon. 118


LIVRE SIXIÈME

Le bateau blanc, inutile approche des côtes de l'Afrique. Des cormorans disputent l'espace aérien à des mouettes à l'entrée du port de Tanger. L'azur est perlé de ces oiseaux blancs comme une neige aux flocons vivants. Web n'en croit pas ses yeux. « Quel accueil ! » pense-t-il en entrant dans la tourmente de plumes blanches. Plus loin, sur la côte, des flamants roses occupent les étangs de la lagune qui miroite. Le rivage scintille de cristaux de sel roses, en harmonie avec ces échassiers, aux becs tordus comme des cigognes à qui on aurait rabattu le 119


caquet pour arrêter leur clap-clap. Immobiles, ils sont perchés sur leurs pattes noueuses uniques qui font penser à des tuyaux mal raccordés par un plombier sans C.A.P. Le vent léger soulève Web dans les courants ascendants. Il plane suivant les conseils avisés de ses amis les aigles du du Larzac. Il se retrouve ainsi très vite au-dessus de la masse des autres oiseaux. Il vole comme un rapace blanc, un affamé de vie et de liberté. En suivant la côte vers le sud, il sait qu'il rejoindra le Sénégal dans deux jours, si tout va bien. C'est plus agréable que de traverser le désert, et puis, il pourra faire une petite halte à Bouzbir dans la banlieue de Casablanca. Là, quelques copains lui ont parlé de rencontres roucoulantes et 120


douces. À Bouzbir, le repos du grand voyageur est assuré par une colonie de colombes originaires d'une vieille institution de Colomb-Béchar, dans la Saoura, en Algérie. L'exploitation des mines de charbon de cette région les ont chassées là, dans la banlieue de Casablanca pour préserver la blancheur de leurs plumes. Naturellement elles se sont presque toutes livrées à des professions d'accueil des vaillants voyageurs venant d'Europe. Elles leur donnent ainsi des forces et du courage avant qu'ils descendent vers l'équateur et pour foncer se perdre de l'autre côté de la terre. Cette halte sera plus agréable que de se brûler le dessous du poitrail à cause de la réverbération du soleil sur le sable du désert, jusqu'à la rencontre d’un point d'eau. Boire si par chance, aucun vautour n'occupe déjà le lieu. 121


Les grandes plages forment une route simple à suivre. Au loin les dunes plongent dans l'océan. Au bout du paysage, une zone de verdure annonce la civilisation. Volant au-dessus de Casablanca, il s'aperçoit que les maisons blanches justifient bien le nom de la ville. Un jardin de hauts palmiers invite Web à se reposer un peu les ailes. En se posant sur la plus haute palme, à côté, un jeune pigeon lui propose de lui faire découvrir la ville : « Salut étranger, je vais te régaler, viens, tu vas voir une ville comme jamais ! - Hé mon ami ! Je ne peux pas te suivre, mais, indique moi seulement où se trouve Bouzbir. - Petit coquinou, on veut se faire une petite sortie dans l'histoire de France ? - L'histoire de France ? - Ben ouais, Bouzbir était le plus grand 122


bordel des armées pendant la première guerre mondiale. Tous les Zouaves ont trempé leur misère dans ce lieu. - Même celui de l'Alma ? demande Web en attendant la réponse. (Qui est presque déjà toute cuite.) - Alma ? Je n'ai jamais entendu parler de cette Fatma. Elle était d'ici ? - Je ne sais pas, mais elle est encore très connue à Paris. Aujourd'hui, son petitfils est masseur ! - Ha ! ta sœur ? Alors, tu viens ? - Non, il faut que je continue mon voyage vers le sud et tant pis pour Bouzbir. Ce sont les vieux de chez moi et mon beau-père qui vont être déçus quand je vais leur raconter que ça n'existe plus. Que la belle Alma n'est pas connue ici, ils ne vont pas aimer cet épisode de mon voyage, j'en suis sûr. - Allez vole, et va te faire emplumer ailleurs, espèce de colon-beau-fils. 123


- Bien l'astuce, certains de mes bons amis n'aiment pas les calembours de ce niveau. Je n'en parlerai pas dans mon carnet de route, et ne dirai rien de tout celà dans les veillées à Pougne ! » Web prend congé du jeune pigeon en chasse de touriste crédule et s'envole droit vers son objectif professionnel. Quelques coups d'ailes amples et gracieux et les kilomètres défilent, comme sur l'écran géant du Futuroscope. Les cocotiers immenses s'inclinent sur le sable blanc des plages paradisiaques. Plus au sud, d’immenses étendues de végétation luxuriante, en rang d'oignons annoncent l'activité humaine. C'est enfin la zone d'exploitation bananière, pour laquelle Web vole consciencieusement.

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Les cubes blancs des maisons annoncent Dakar, très vite la ville défile sous ses ailes. L'adresse de livraison est repérée instinctivement. Elle est derrière une rangée de bungalows, la cité ouvrière est installée à la lisière de la bananeraie. « Un vrai coron, mon colon ! » dira-t-il plus tard à satiété en société. Son arrivée est tout de suite repérée, Web est accueilli par un plantureux repas bien préparé et disposé sur le Colomboport, la plateforme d'atterrissage du pigeonnier au fond de la grande rue. Le luxe des vols long courrier. Le message recueilli est acheminé par un grand escogriffe de double-patte noir qui court comme un dératé jusqu'à la maison du grand patron du consortium en criant : 125


« Maître, maître, la missiv' é ahivée ! » Aucun signe de précipitation du côté patronal. Le maître est occupé avec sa moukère derrière une grande moustiquaire. Ils sont souvent étendus sur le grand sofa disposé sur le perron de la maison de style colonial. Le jeune garçon laisse la lettre près de la couche agitée et s'enfuit comme un voleur, sans se retourner tel Orphée osant faire... faire un petit détour pour revenir poser une pierre sur le message. Ceci, afin d'éviter qu'il soit emporté par un vent improbable en ce début d'après midi plombé de soleil. Ce jeune garçon a sa conscience professionnelle un peu trop zélée, jusqu'a vérifier si tout le monde est bien là, sous le tulle. Mauvais plan ! D'abord, un cri de la dame, comme une sirène d'alerte, suivi d'un orage d'insultes hurlées par le patron qui, 126


ajustant son pantalon blanc, essaye de lever les bras en même temps qu'il se rebrague. Il lance quand même ses poings vengeurs. Rouge de colère, il gesticule comme il peut, en hurlant à peu près ceci : « Sale moroco, tu vas voir, je vais te faire danser avec des bananes dans… Tu vas voir ta paye ! Tu peux l'attendre sale voleur… voyeur ! » Ce patron ou maître qui remet très sociablement en place un travailleur ou esclave, est certainement un peu excessif, ou tout simplement un peu raciste. Une horreur ! Une vision du procès mérité se déroule dans la tête de Web, témoin involontaire de cette ignoble scène de la vie quotidienne des travailleurs noirs exploités chez eux. 127


Le patron est accusé de malveillance par le tribunal enrobé et perruqué. (…) Il répond calmement et sans détour : « M'enfin monsieur le Président il est à mon service ! - Oui mon cher, mais il faudra mettre les formes la prochaine fois ! - C'est promis monsieur le Président, je ne lui mettrais plus des bananes mais autre chose de moins cher ! - Vous êtes condamné à ne pas recommancer… avec sursis ! » Pendant ce temps, sur le terrain, le jeune homme a déjà passé le mur du son. Le patron, se grattant la gorge irritée d'avoir hurlé comme un fou, s'empare du message et entre dans la maison d'un pas décidé. Furtivement, sa compagne le suit, vêtue d'un soupçon de voile en mousseline sauvagement froissé. 128


Web, témoin de la scène toute entière sait à ce moment-là que sa mission est accomplie, terminée. Il décide de s'accorder un peu de temps libre avant de rentrer à Pougne-Hérisson. En profiter pour découvrir un peu le pays, la brousse. C'est un petit programme qui lui chante. Il a toujours rêvé de rencontrer un jour ses cousins les perroquets. Leur apprendre à roucouler, et plus rigolo encore, leur apprendre à imiter les anciennes voix numériques des répondeurs des doubles-pattes. Cela pour créer une nouvelle activité, s'associer et offrir deux services aux doublespattes : la transmission de l'écrit et du vocal. La formation des perroquets pour les vols intercontinentaux sera un peu compliquée. Un premier obstacle : les climats. Comment un message vocal pourra-t-il être transmis à Narvick en 129


Norvège à -40°C, sans que personne ne confonde nos perroquets avec des paquets d'épinards en branches surgelés. L'entreprise semble un peu délicate. Faut-il geler le projet ? Cette constatation confirme que l'entreprise est compliquée, mais, que cela ne concerne que les missions sur le Grand-Nord. Cette frileuse perspective n'empêche pas Web d'envisager sa petite visite chez ses cousins colorés. « Pour l'innovation et les projets de développement, on verra plus tard ! » pense-t-il.

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LIVRE SEPTIÈME

Le lendemain matin, départ pour la brousse. La verdure bleutée d'humidité donne un aspect de chou pommé au tapis de verdure de la forêt. Une surface compacte, bosselée, impénétrable, comme un couvercle étanche masquant les secrets de cette immensité de chlorophylle. Pas une clairière, aucun détail permettant de se situer. La monotonie du vol est tout à coup rompue par des cris stridents venant de l'arrière. Ils font faire un looping savant à notre Web se prenant encore pour un As de la Royal-Air-Force. L'instinctive boucle d'esquive terminée, 131


Web se trouve face à une escadrille de " sombres drilles ". Quatre vautours lui foncent dessus, ces Loubards des Airs se montrent très menaçants. Leurs cous pelés, roses comme des chaussettes tendues au milieu de leurs cache-col en duvet blanc leur donne l'air un peu efféminé et violent à la fois. Cette ambiguïté laisse largement transparaître leur animosité. Leurs yeux perçants permettent d'entrevoir que ce n'est pas la couture ou le canevas qui doit occuper leurs soirées. Une grande boucle d'intimidation oblige Web à se poser sur la cime d'un grand okoumé. Les quatre cous tordus se placent autour de lui. Celui qui semble être le chef, avec le plus grand bec se dresse et engage la causette : « Alors ? salut colombe de mon cœur ! on fait un petit tour ? 132


On s'encanaille un peu dans la perditieuse brousse ? - Mais… - Tais-toi ! Tu m'plais ma p'tite ! tu sais j'aime bien les colombes-hé ? dit le chef en prenant les autres à témoin. - Ouais chef ! et deux à la fois aussi ! - Ha! ha! c'est vrai, s'il le faut ! Mais sur un toboggan ! Ha ! ha ! : J'aime bien les colombes hé ! les deux …et glisse. » La lourdeur de ces plaisanteries de sous-sol, rend Web grandement plus inquiet. En tremblant, il répond quand même : « Mais, les mecs, (becs) je suis un pigeon voyageur moi ! Je peux vous montrer ma Taxe Professionnelle, la Locale aussi. Mes formulaires de T.V.A, ma liasse fiscale et toute ma comptabilité URSSAF, ASSEDIC, 133


Retraite Vieillesse, C.S.G. E.D.F. GAZ, SMIP, MAAF, MIF, MOUF, pour vous prouver que je suis un véritable pigeon. (Et j'en ai oublié certainement, heureusement qu'il n'y a plus de SFR ! ) - Ecoute ma caille, on s'en fout de tes pap'lards. On n'est pas des poulets de l'air. Nous, c'est l'oseille qui nous fait flipper ! - Mais, je n'ai rien sur moi. En vérité je vous le dis, tout est resté à ma base. - Non mais ! Tu nous prends pour des Autruches en mal de maternité ? Ou tu t'fous d'not' gueul' à l'air libre ! comme ça ! en passant, sans te rendre compte qu'on peut te dissoudre en moins de temps qu'un vieux micro-onde d'occase des doubles-pattes ? » Le chef se fait de plus en plus nerveux et empoigne l'aile de Web : « Mais attendez, lâchez-moi, supplie notre ami blanc, (encore plus blanc de 134


peur, presque vert) je vais vous expliquer qui je suis ! - Ouais ! ouais ! applaudissent les trois acolytes en se tordant de rire devant la justification de son état civil. Cette lourde insistance ne semble pas leur faire changer d'objectif. - Allez ! déballe ! si tu veux perdre un peu de temps avant de rejoindre les vraies colombes représentant le SaintEsprit des doubles-quilles ! Que tu sois une gonzesse ou non, nous on s'en fout, on s'en tape le bec, soulève ton aile et aboule les picaillons ! - Mais je vous ai déjà dit ! que je n'ai rien sur moi ! - Lève pour voir ! » insiste le chef, violet de colère. Ses veines se gonflent le long de son cou distendu et vrillé comme un vieux drap essoré. Web s'exécute et se laisse fouiller par la bande. 135


L'un d'eux, plus fin que les autres, triomphe : « Hé, les becs ! c'est vrai, c'est pas une gonzesse ! » Web, outré, ne veut pas laisser paraître sa pudibonderie naturelle : « Alors ? vous êtes plus avancés ? Vous voyez bien que je suis en mission de travail et pas en voyage culturel. - Ton bec ! écoute un peu ! Tu vas nous aider ! - Comment ? …vous aider à quoi ? - Tu vas porter un message anonyme au chef des perroquets de la clairière de Walou-Boumba. - C'est quoi ? - C'est à Nonyme on te dit ! lance celui qui a un bec plus droit, un vrai pincesans-rire. - Il est où Nonyme ? glisse Web pour participer et accentuer un peu plus le délire. 136


- Ça ne me fait pas rire ! invective le chef. Web écoute, il se sent plus calme. Sa peur s'est émoussée. Une certaine accoutumance l'aide à supporter depuis quelques dizaines de minutes, leurs grands becs de loubards des airs. Ils n'ont pas un air aussi mauvais que ça ! Web se souvient de ce qu'avait dit le grand double-patte cloué sur la croix dans l'église du village : « Pardonnezleur, ils ne savent pas ce qu'ils font. » Le chef reprend son air supérieur, et en penchant la tête plusieurs fois, comme celui qui fait semblant de réfléchir, il décide un plan pour faire exécuter son désir, il dit : « Bon ! tu vas nous suivre chez nous, on va te donner le message. - C'est quoi ? » demande Web, innocemment. Le rouge violacé remonte en haut du 137


cou du chef comme la colonne d'alcool d'un thermomètre prêt à éclater. Il éclate : « Ça suffit, tais-toi et vole ! - Pardon ! De toute manière je suis tenu par le secret professionnel alors…! - Tu sais pas ? Ton secret ! tu te le mets dans le croupion et tu nous casses plus les ballons-sonde ! - Oui, oui… on y va ! » L'escadrille en formation s'envole direction plein Sud. Web, au milieu du quadrilatère formé par les mauvais garçons à plume, n'en mène pas large. Son battement d'aile est tremblotant, moins précis que d'habitude, et même hésitant. L'équipage forme une figure rare dans le ciel, un petit point blanc au milieu d'un carré formé par les rapaces noirs comme la mort. Si Fax le voyait … L'ennui, c'est que, bloqué au milieu de 138


ses ravisseurs, il ne peut pas bien observer le paysage alentour. De temps en temps, il décrit des mouvements sinusoïdaux au-dessus et audessous de la ligne de vol pour risquer un œil curieux. Ce manège qui semble anodin lui permet quand même d'observer un peu le territoire survolé, mais en pointillés. Tout à coup, le paysage change, une falaise moussue surgit au-dessus de la forêt. Ce rocher volcanique pointu, est entouré d'un anneau de nuage. Une couronne de vapeur que les habitants du Puy-en-Velay aimeraient bien rajouter à leur rocher. Ce nuage ressemble au plumage encerclant la base du cou des vautours.

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En montrant une cavité au milieu de la paroi, le chef s'adresse à Web : « Bienvenue, nous te remercions d'avoir choisi Air Loubards. Voici notre charmante petite demeure. Tu sais tous ceux qui l'ont vue n'ont jamais eu le temps et le plaisir de la décrire sur aucun canard. Aucun magazine de voyages ne parle de sa splendeur et de sa position. C'est ce que l'on appelle un lieu secret, tu piges bien ça mon pigeounet chéri ? - Blurp ! Web sent que s'il en avait, il claquerait des dents. La salive rare, il déglutit bruyamment : Re-blurp ! - Allez pose-toi là, et attends-nous ! Sage ! Admire le paysage féerique que nous t'offrons gratis. Les lourds oiseaux entrent dans une faille du rocher en ricanant encore. L'écho dans la caverne amplifie les moqueries à en faire frémir tous les 140


fauves de la contrée. On dit que même Tarzan a déserté le lieu ne pouvant plus supporter ces horribles ricanements lugubres. Au bout d'un trop long moment d'attente, Web reçoit le message qu'il doit transmettre aux perroquets de WalouBoumba. Le vautour de service lui livre un secret de la plus haute importance : « Tu sais, le chef ne plaisante pas, les instructions notées sur le message devront-être suivies à la lettre près. - Ben ! mais c'est quoi ? - Ton bec ! Dépêche-toi de disparaître dans le paysage, avant que des idées de menus variés au pigeon passent par la tête du chef. Ici c'est la jungle, on ne rigole pas tous les jours, sois heureux d'avoir la vie sauve, c'est tellement rare ici ! » Un tas d'ossements devant le repaire, pousse Web à s'envoler au plus vite 141


accompagné de son escorte. Deux sbires vautours l'encadrent pour embrouiller la carte de son chemin de la première partie du vol. Au bout de quelques kilomètres, ils le quittent en plongeant comme des chasseurs kamikazes Japonais fonçant sur un porte-avions de l'U.S. NAVY en pleine guerre du Pacifique.

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FAX&WEB ou les ailes blanches de la raison gardée. Voici le dernier épisode de ce feuilleton ailé. Bonne lecture, snif...à bientôt...

© Pierre Rebichon. 143


LIVRE HUITIÈME

Walou-Boumba est en vue, sa clairière chauffée par la fournaise du soleil de la mi-journée forme une immense colonne d'air vibrant au-dessus. En location sur le grand arbre central, toute une tribu de macaques s'épouille consciencieusement. Un perroquet en vigie aperçoit Web, il disparaît aussitôt d'un vol rasant le sol pour avertir la communauté de l'arrivée de cet intrus dans leur territoire aérien. Web profite du moment et se pose à l'endroit même où était placée la sentinelle. 144


En une seconde, il se trouve encerclé par toute la colonie des grands oiseaux parleurs. Les couleurs de leurs plumes lui font tourner la tête et l'obligent à cligner des yeux devant tant de longueurs d'ondes chromatiques. Ça le change de la monotonie du bleu de la mer et du vert de la forêt immense. En gardant les yeux plissés, il distingue à peu près le nombre de sujets. Ils sont au moins une vingtaine, des plus jeunes aux plus vieux. Le gouverneur des perroquets se présente, il a une dominante bleue turquoise sur le plumage de son jabot. « Salut cousin pigeon ! - Bonjour à vous mes amis ! - Appelle-moi Azul ! C'est le nom que les doubles-pattes espagnols ont donné à mon aïeul, qui sur l'épaule de son capitaine corsaire préféré, flibusta et navigua sur de fiers galions arborant le 145


pavillon à tête de mort. Il écuma toutes les Mers, du Sud au Nord sur sa planète de rapines et de coups pas très nets ! - Bonjour Monsieur Azul ! rectifie Web impressionné. - Que nous veux-tu, mon ami ? - J'ai un message pour vous, une lettre à Nonyme comme ils m'ont dit. - Qui a dit ça, fiston ? - Les vautours Loubards des airs ! - Aïe ! Je pense que ça ne doit pas être une lettre de la Saint-Valentin. Fais-moi voir ça ! » Web tend la missive à Azul qui la lit immédiatement et, sans arriver à la fin de la lettre, il se redresse. À côté de lui, une perroquette s'effondre en larmes. « Que se passe-t-il ? » demande Web ému et inquiet. Azul explique les larmes de sa voisine. « C'est une demande de rançon ! 146


Ces oiseaux de malheur ont enlevé la petite Futuna, la fille de mon amie. Déjà, les doubles-pattes ont capturé son mari au début de l'année. Il doit être aujourd'hui dans une animalerie d'une ville, on ne sait où. Il est peut-être déjà dans l'appartement d'un citadin se prenant pour Indiana Jones, alors qu'il n'est qu'un explorateur de moquette pure laine. Il se fait certainement appeler « Coco », attaché par une patte sur un perchoir made in Taïwan. Pour tromper son ennui, il doit bouffer des graines de tournesol à s'en faire péter le gésier. On a peur qu'il soit en Europe du Nord à se geler les choses. Le reverrons-nous ? Alors voilà, mon ami, tu vois, elle est accablée par ce nouvel enlèvement. Mais celui-là est criminel, oiseau contre oiseau, c'est une honte ! - Je peux vous aider ? » 147


demande Web sentant sa fibre SuperColombo monter en lui. Personne ne répond. L'ambiance est pesante, les perroquets interloqués ne peuvent plus parler. Cette minute de silence dure presque un quart d'heure. Les couleurs de leurs plumages détonent avec la situation que l'on ne voit qu'en noir et blanc, par respect en ce moment de tristesse. Un jeune perroquet brise le silence, il se risque un peu, avec une idée qui vient de lui traverser l'esprit. « Les enfants ! s'écrit-il, il faut réagir, et essayer de libérer Futuna sans payer la rançon, montons une opération commando ! - Il faut réunir le C.D.V. (Conseil Des Vieux) pour analyser toutes les chances de succès ! » déclare Azul sur un ton calme, la voix de la sagesse. 148


Le jeune, conforté dans son idée propose sans attendre, la création d'un PC de crise, même si l'analyse des Vieux risque d'être négative ; juste pour éviter de perdre du temps. Puis, il choisit ses conseillers. Tout de suite, il invite Web à faire partie de cette mission opérationnelle. Web, touché par la confiance que ses cousins colorés lui accordent, décline l'invitation en prétextant que son retour pour les Deux-Sèvres est déjà programmé dans les deux jours. En revanche, il propose dès son arrivée, d'alerter l'opinion internationale sur cette affaire. Du Nombril du Monde, la diffusion des informations est redoutablement efficace. Un perroquet, du fond de l’assemblée propose de remercier Web et de ne pas lui en vouloir. Expliquant que son action médiatique sera aussi efficace 149


que l'action musclée qu'ils sont en train de mettre sur patte. Une pluie de claquements de becs s’élève, cette acclamation transporte Web dans un accès de timidité jusqu'à faire rosir son plumage. Après une longue délibération démocratique, le Conseil de Crise décide de rendre visite à Max et Rita. C'est un couple de macaques. Des vieux briscards de la brousse rompus aux missions les plus périlleuses. Farfelus et pleins de malice, ils n'habitent pas loin, juste dans l'arbre central de la clairière. Les perroquets pensent qu'avec leur aide, ils n'attireront pas l'attention des vautours et ainsi les deux espions pourront mieux s'approcher du repaire. Ils accompliront une mission d'espionnage efficace et éventuellement n'hésiteront pas à intervenir en action éclair s'ils en 150


ont l'occasion. Les vautours ne s'attendent pas à ce plan. Web essaye de décrire le lieu, le rocher volcanique et le plan de vol pour y accéder. Avec tout ce qu'il a pu repérer pendant son vol en pointillé du retour, détourné et brouillé. Il reste donc imprécis sur le trajet. Son escorte lui a fait prendre un chemin trop compliqué pour qu'il puisse en retracer une carte précise. Les deux singes sont contactés illico. Suite à l'explication topographique et pointilliste de Web, Max prend la parole et détend la situation : « Ce n'est pas grave, des rochers volcaniques il n'y en a pas des milliers ! Surtout en forme de pain de sucre et en plus, entourés d'un anneau de brume comme tu l'as décrit. Éliminons déjà celui de Rio de Janeiro ! 151


- Oui, mon Maxou, tu es un champion du repérage ! » s'exclame Rita admirative et tout heureuse de faire partie de l'expédition. Azul confirme que le Conseil Des Vieux vient de donner son avis favorable pour l'opération : " Max & Rita " Il conseille ensuite à l'ensemble des troupes de bien se reposer cette nuit et d'envisager le départ à la fraîche (3O°C). Le lendemain matin, le soleil à peine levé, Web quitte ses amis pour retourner à Pougne-Hérisson. Ses collègues doivent commencer à compter les jours. Peut-être ont-ils déjà commandé les fleurs et appris le texte de l'oraison funèbre. En hâte, le meilleur tailleur de pierre de la contrée grave peut-être une plaque de granite payée par le Conseil 152


Municipal tout entier où il burine soigneusement, en lettres antiques dorées : « Que Dieu bénisse ce pauvre Web, disparu en mission dans le ciel d'Afrique.» Max et Rita sont prêts. La veille, ils ont bien écouté les détails de l'exposé de Web. Spécialistes des affaires criminelles de la jungle, rien ne les arrête. Ils quittent leur teck en saluant leur tribu, fiers comme des héros avant l'heure, sautant de branche en branche. Ils ont promis de réussir, de trouver le lieu et de tenter un enlèvement de l'enlevée. Deux perroquets les accompagnent en volant au-dessus d'eux, donnant des indications sur l'azimut en temps réel. Une fiabilité cent fois supérieure aux meilleurs satellites saturés des doublespattes. Un oiseau-guidage de la jungle. Leur vision en altitude leur permet de 153


repérer rapidement la position précise du rocher volcanique qui émerge déjà à l'horizon. Son anneau de brume est bien là, comme un cache-col, tout est bien comme Web l'avait décrit. Après avoir précisé le cap à maintenir, les deux perroquets rebroussent chemin pour ne pas alerter les vautours à cause de leurs couleurs voyantes et ainsi ne pas gêner l'approche féline des deux singes. Ils rentrent aussi pour rassurer la famille de Futuna. En décrivant de larges cercles dans le ciel ils remercient chaleureusement les deux macaques et leur souhaitent bonne chance pour l'opération. En passant une dernière fois en rasemottes, l'un d'eux propose à Max : « Si vous avez encore besoin de notre assistance aérienne, on peut rester un moment de plus ! - Non ça va ! merci les gars à bientôt, et 154


avec Futuna dans nos bras, ah ! ah ! - Ok ! Affirmatif, bonne chance ! - Salut les gars ! » rajoute Rita en agitant sa main et en les accompagnant du regard jusqu'à la cime des plus grands arbres. Aussitôt, le calme envahit la forêt. Max et Rita consultent leur carte mentale inscrite dans leur sens naturel de l'orientation, Rita demande : « Mais, ce fameux rocher moussu, c'est une bombe de l'ancienne montagne de feu ? - Oui, et c'est là, à son pied qu'il y a la source d'eau chaude qui fait pleurer à cause de ses bulles. - J'en veux plein ! - Oui, c'est ça ! ma Ritounette. - On va en ramener aux autres ? - Écoute, on ramènera Futuna d'abord ! - Pardon, je n'y pensais plus ! 155


- Tu plaisantais ou tu prends brusquement de la bouteille ? - On va en ramener ? avec des bouteilles ? - Allez coucouche ! Laisse-moi un peu me concentrer pour continuer notre progression dans l'axe. » Max préfère arrêter la discussion à ce stade avant de s'engager dans les délires de Rita un peu excitée, elle insiste pour ramener chez elle de l'eau qui pétille. Il dit en chuchotant : « Oui, oui, on ira un jour ! Allez maintenant, il faut se taire et avancer en silence, le rocher n'est plus très loin. Les vautours ont certainement placé des sentinelles en postes avancés. Prudence ! Rita se jette sur Max pour lui gratouiller le pelage une dernière fois avant l'opération. 156


Le couple progresse sautant de branche en branche, utilisant les plus vertes pour éviter les craquements. La cueillette de fruits rouges agrémente l'approche. De temps en temps ils descendent à terre pour humer le sol, analyser la nature du terrain en goûtant les pierres d'un coup de langue. Le goût ferro-basalto-sulfureux donne le signe vulcano-gustatif suffisant pour situer la distance qui les sépare du volcan. La source n'est pas loin et les glouglous perceptibles confirment sa présence. En remontant au sommet d'un arbre, Rita fait des signes sémaphoriaux que Max ne repère pas tout de suite. Il est occupé à dénouer un vieux boa souffrant de rhumatismes, cette assistance à boa le retarde pour grimper au tronc de son arbre. 157


En haut, il observe sa Rita qui gesticule de plus belle. Dès qu'il est près d'elle, elle lui montre l'anneau de nuages autour du rocher. D'un ordre donné en chuchotant, Max accentue la saynète : « Chut ! à partir de maintenant, silence sur le plateau. On tourne ! - C'est vrai mon Maxounet, on dirait un film, mais ça sera un film muet, c'est promis ! - Écoute, c'est sérieux, pense à Futuna qui souffre. Allez, on va réussir ! - Max ! écoute la source d'eau chaude pétillante précise Rita à voix basse. - Oui, c'est elle ! » Rita avec sa brute délicatesse se met à chanter : « Et glou et glou et glou, il est des no…ô…tres, il a bu… - Arrête un peu, sois sérieuse, il faut compter les vautours, repérer leurs 158


habitudes, et surtout localiser l'endroit où est enfermée Futuna. Il n'y a pas de temps pour chanter et encore une fois… …SILENCE ! - Pardon je ne le ferai plus ! répond Rita la tête basse. - Allez ! on n'en parle plus, montons vite sur cet arbre pour observer le théâtre de l'opération ! » Les deux justiciers de la jungle grimpent sur l'eucalyptus le plus haut de toute l'Afrique. Au travers du feuillage, l'observation est idéale. Les vautours sournois, tournoient. Rita tient une comptabilité précise et très pointue. Elle enfile une feuille sur une brindille à chaque nouveau loubard répertorié. Les horribles ravisseurs sont nombreux, la colonie tourne sans arrêt autour du rocher, comme un vol de mouches à viande bleues le fait autour 159


d'une immense bouse de zébu. Max se penche sur l'oreille de sa dulcinée qui enfile des feuilles sagement et lui dit tout bas : « Il faut capturer des appelants, pour les occuper et les obliger à rester dans un secteur que nous allons choisir. - Quoi ? des appâts ? demande Rita intriguée par cette nouveauté au programme. - Oui ! Je vais construire des pièges à deux effets. - À deux effets ? avec quoi, avec qui ? - Des tapettes qui vont offrir un repas tout préparé aux rapaces. - Mais c'est affreux ! - Mais non, on ne verra rien du carnage, les proies seront déjà mortes quand les vautours dégusteront peut-être leur dernier repas. » Les ravisseurs seront prisonniers du piège, la chance ensuite sera la seule 160


alternative pour qu'ils survivent, à cause d'une liane défectueuse ou grâce à un dernier coup de bec bien placé. Max s'affaire, il vient juste à l'instant d'inventer le piège spécial pour vautours ravisseurs. Un système qu'il brevettera peut-être un jour s'il réussit l'opération qu'il ne tarde pas à nommer pompeusement : " Tapette du dessert. " Rita n'en peut plus, et d'une petite voix chuchotante, demande : « Dis, c'est comment ta Beresina à Vautours-Tapettes assoiffés de sang ? demande Rita un peu embrouillée. - Allez ! Tu vas voir, je vais réaliser le premier piège à Rats du marais. - Pour ces rats aérophagiens ? - Oui, ceux qui pètent toujours en sortant du marais d'eau gazeuse. En plus, c'est rigolo, tu verras, ils sont bâtis comme des bouteilles de soda, mimétisme oblige ! 161


- C'est vrai, j'en ai déjà vu quand j'étais petite, ils sont super-gonflés à cause de leur biotope. - Tiens, tu me fais penser qu'on pourrait capturer aussi des taupes. Mais elles sont plus délicates, elle ne se fient qu'à leur odorat, elles vivent aveuglément leur vie bien tracée et régulière. En revanche, tu verras, nos rats, comme des grosses bouteilles à pattes, sont plus balourds et peu méfiants. Mais l'important, c'est de capturer des proies, mortes ou vivantes, les vautours s'en balancent, pour eux c'est le festin qui les intéresse. En se grattant le dessus de la tête et le dessous des bras, Max descend en trombe de l'eucalyptus et se retrouve empêtré dans une énorme pelote de liane. En un instant, il profite de son habileté de vannier d'un jour pour tres162


ser les végétaux en formant les pièges redoutables. Rita est aux anges ; elle se rend compte qu'elle vit aux côtés d'un vrai Léonard de Vinci de la brousse. Inventeur instinctif, d'une dextérité qui la laisse baba, comme le premier homme qu'elle vit un jour. En quelques heures, les pièges sont installés, bandés par des lianes encore vertes. Le feuillage camoufle efficacement les montages cruels, techniquement avancés pour la région. Le marais tout autour est coasseux d'immenses grenouilles à rayures, en costumes de bagnards. Un vieux pélican manque de faire sauter le premier piège. Après son passage, le reflet de l'eau ondule, les roseaux zigzaguent sur le miroir de l'eau pétillante. Nageant, le museau à l'air et flairant l'espace au-dessus de l'eau, un premier 163


rat se dirige allègrement vers un premier piège. En un éclair, il est immobilisé par le système, il lance aussitôt des cris de détresse. Un deuxième rat qui pète se présente pour l'assister et ne résistant pas à la science de Max, se fait prendre à son tour dans le piège d'àcôté. Suite au choc violent, il rend un dernier souffle de souffre avant de s'évanouir. Ce dernier soupir, fait regretter à la jungle entière de ne pas abriter une usine de pinces à linge, à cause de l'odeur dégazée. En un instant, les installations affichent complet. Tous les rats sont, soit oxis, soit prisonniers. Ces derniers alertent les vautours de leurs cris. Les plaintes résonnent sous les palétuviers géants. Un grand vautour vient se rendre compte sur place de l'aubaine. Il repère et compte tous les plats de rats, 164


comme sur une carte de restaurant, du tout prêt, presque tout cuit. Vite, il se pécipite avertir ses congénères pour les convier au grand festin. Max et Rita comptent les invités. Personne n'est absent, la caverne est désertée. Les rapaces s'envolent tous en escadrille de la mort, décrivant des spirales inquiétantes pour les rats prisonniers qui ferment les yeux attendant le départ pour leur dernier voyage. Heureux sont ceux qui sont déjà partis étouffés par le collet végétal signé Made in Max. Tous les vautours sont à table, aucun ne manque à l'appel de Rita. Les feuilles de sa branche sont toutes enlevées, sauf une. C'est celle qui représente le vieux vautour resté en poste pour monter la garde devant l'entrée de la caverne. 165


Tous les autres voyous sont immobilisés, prisonniers sur leur menu, un plat bien amer. Beaucoup ne vont pas le digérer quand ils auront réussi à se détacher et constatant leur bévue, vont maudire les perroquets, qui seront bien entendu les seuls accusés. Max et Rita savent que le temps est compté, qu'il faut faire vite ; ils sautent comme des ressorts vers le rocher-prison. Rita attire l'attention du vieux maton, facilitant ainsi l'entrée fulgurante de Max. Il découvre Futuna les yeux fatigués, le bec ficelé par une tresse végétale. Max lui explique la situation qu'elle assimile immédiatement. Dans l'entrée de la grotte, (qui par un 180° rotatif devient la sortie), le vieux vautour se gratte les serres. Profitant de sa position instable, en 166


coup de vent, Max emporte délicatement la perroquette sous son bras et bondit sur l'arbre d'en face. …Sauvés ! En bas, les vautours sont encore bloqués, sur leurs festins-destins occupés à chercher la façon de se détacher, en y laissant d'ailleurs pas mal de duvet. Voilà ! En un clin d'œil l'opération " Tapette du dessert " est terminée. Plus tard, le vieux gardien se fera tirer les plumes au retour des Loubards des airs. Il n'a rien vu, mais simplement senti comme un bref courant d'air. Max et Rita, cueillent de la nourriture pour Futuna, elle se remet assez vite de sa captivité, et commence à plaisanter en imitant leur voix pour les remercier. 167


Les deux policiers de la jungle sont aux anges, ils prennent le chemin du retour pour Walou-Boumba. Le trio vainqueur est accueilli comme jamais aucun héros ne l'a été. Ils arrivent dans le camp des perroquets. Le chef Azul et le C.D.V. au grand complet, leur remettent la médaille d'honneur du grand Jacot d'or. La fête se prolonge toute la journée du lendemain, et surprise, ils retrouvent Web qui n'avait pas eu le courage de repartir sans connaître le dénouement de l'affaire Futuna. C'est avec une immense joie qu'en réponse, il invite l'ensemble de ses nouveaux amis à venir nombreux au grand pèlerinage du Nombril du Monde, le quinze août des années paires à Pougne-Hérisson. 168


C'est avec l'esprit libéré que Web reprend sa route vers son clocher. Audessus de la mer il embarque sur son cargo préféré, le Casablanca-Sète, et reste sur ce bateau jusqu'à son arrivée au pied du Mont Saint-Clair. La ville suspendue est accueillante, magique. Sur le Mont, la lumière dorée baigne son flanc, comme un volcan actif de créativité. Web qui se prépare au grand envol se pose un moment sur le phare du port. Les mots gravés sur sa pierre l'ont toujours ému : « Son œil mobile mêle aux éclairs de péril, l'eau riante et la danse infidèle des vagues. » C'est un extrait de « la naissance de Vénus » de Paul Valéry, un enfant du pays tout comme Georges Brassens qui n'était pas un manchot de la plume non plus. 169


LIVRE NEUVIÈME

Web de retour à Pougne-Hérisson, est sollicité par tous les voyageurs patentés du coin. C'est la réunion extraordinaire des G.V.A. (Grands Volatiles Associés.) Ils se réunissent tous les ans, la semaine avant Noël. Cette année, par chance, presque tout le monde est dans le secteur, le congrès est avancé de deux mois. C'est une façon pour tous de découvrir Pougne-Hérisson avec les feuilles de ses arbres presque toutes au sol. En cette fraîche matinée de Gâtine, les champs sont vert bleuté, des milliers de goutelettes de rosée suspendues sur les 170


toiles d'araignées jonchant le sol. Pour ce soir, Fax organise une veillée sur une tour du château. Web est placé en tête d'affiche : il va raconter son aventure africaine. Le soir venu, il régale ses amis avec les histoires de son voyage. Le public est captivé par son aventure. Un jeune, sans complexe lui demande même l'adresse exacte de son amie d'Anglet, juste pour causer et faire une halte amicale, il doit voler demain en direction du sud au Pays Basque, pour Hendaye exactement. Web lui donne l'adresse avec un peu de crainte. Devant la communauté, il ne veut pas montrer qu'il est amoureux fou de cette petite mouette adorable. Fax raconte à son tour, son voyage à Paris puis celui de Lyon, de Marseille et il s'attarde un peu plus sur une mission 171


bizarre qu'il a vécu à Py, au-dessus de Villefranche-de-Conflent à l'Ouest de Perpignan, dans les P.O. « Cette mission n'était pas catholique, elle sentait un peu le sucre en poudre, je ne sais pas si je me fais bien comprendre ? - Mais si mon Faxou ! C'était une mission blanche ! Précise Wander la pigeonne qui arbore son jabot avantageusement pigeonnant sous le bec de son voisin, notre Fax bouleversé. - Pas très catholique c'est vrai ! » rajoute Fax un peu enfoui dans ces plumes provoquantes et prometteuses. Empêcheur devant l'Éternel, un ami de toujours lui demande : « En parlant de catho, raconte-nous ta mission à Rome et l'histoire avec le Pape ! - Vous le voulez vraiment ? 172


- Allez ! ne te fais pas prier… - Le Pape, le Pape ! le Pape… » Scande le public restreint mais attentif au récit que Fax rassemble dans sa mémoire en un éclair. Bien redressé sur le rebord d'un créneau orangé par le lichen gâtinais, il commence son histoire : « Deux jours après mon retour de Marseille, Raymond m'attache un message pour Rome. En regardant d'un peu plus près l'adresse, je découvre que c'est au Vatican que je dois aller, Cabinet du Pape. Tu parles ! refaire le chemin en sens inverse, revoir les mêmes paysages à deux jours d'intervalle… Je me suis pris facilement pour un bimoteur Brasilia d'Air Littoral en vol régulier. Le voyage se passe bien, Dieu merci ! 173


Le temps clair donne un peu d'aile et de cœur quand même. Web intervient : - Et le Pape ? demande-t-il en se signant pour faire un peu le zèbre devant le public. - Ça vient, mon fils ! lui répond (tificalement) Fax. - C'était comment, là-bas, et les colombes sont-elles comme Tinéris nous les a décrites, un peu affolées du croupillon ? » Fax rassemble ses esprits et sans répondre à cette question qui ne restera pas sans réponse, il se lance enfin dans le récit de son voyage papal : « Je suis parti de Pougne un matin tôt, face au soleil. J'ai fait étape à Limoges Bénédictin dans le beffroi de la gare monumentale. Sympa le coin ! Le lendemain, direction le Sud-Est. Au-dessus de la Camargue, je me suis fait un peu 174


chahuter par une bande de flamants roses. Assistés, protégés, ils n'ont plus d'humour et quand je leur ai dit qu'ils étaient un peu coincés, le pied dans la vase, j'ai eu droit à une becquée générale que je ne vous souhaite pas. Immobiles, ils sont moches. Leur couleur fait un peu sucrier en verre rose dépoli des grands-mères des doublespattes. Ils n'ont pas aimé mon humour corrosif, surtout qu'ils parlent plus facilement de sel que de sucre dans le secteur. La vanne qui ne leur a pas plu du tout c'est : Vous êtes gonflés… parce que les Flamants osent. Là, j'ai cru que mon heure était arrivée et qu'il fallait que j'organise très vite un rapatriement sanitaire pour ma dépouille. Enfin je suis sorti vivant de cette zone, Web rajoute : - On m'a dit qu'il n'y avait plus d'œufs en ce moment et qu'ils traversaient une 175


crise de touffe aiguë. - Et sur une seule papatte en plus ! rajoute un auditeur amusé. - Ouais…Cette région est un peu spéciale ! Ils se regardent un peu trop les plumes du croupion là-bas. Au fait où j'en étais ? J'y suis : Le voyage vers l'Est continua et, après ma visite azuréenne, je me suis amusé à observer la population. En clair, il n'y a presque que des vieux et des commerçants. Ainsi, les marchands de cannes à Nice sont plus renommés que ceux de Cannes ne le sont. En revanche, le marché de la volaille est plus florissant dans la ville palmée. Suite à cette étude politico-économique rapide et non fondée, c'est le survol du Rocher de Monaco, puis le magnifique Cap St Martin, où l'Hôtel Vistaéro*****…etc NN, est toujours là, surplombant la Principauté mystère. 176


Ses balcons aux pointes proéminentes sont un danger pour nous autres. Leurs arêtes vives en pierre de taille peuvent débiter nos magrets en un rien de temps. J'ai déjà vu des acteurs d'Hollywood prenant un bain de soleil au dernier étage de l'Hôtel. La suite à trois S.M.I.C offre des nuits confortables, le grand lit carré de la chambre est accueillant. Le minibar un peu mesquin, mais au diable l'avarice. On peut se faire monter un repas complet cuisiné par un chef de New-York, qui vous sert juste après avoir dévalé quatre à quatre la rampe d'escalier mobile du Concorde spécial posé à Nice (Les belles rampes et tunnels d'accès aux avions sont fabriquées à Parthenay, à côté de Pougne par Sovam-Air.) La cuisine dollar en direct. Pour nous zéro ! le lendemain pas une miette ne 177


reste sur le balcon, ces doubles-pattes Yankies ne mangent que du pain de mie bien mou et compacté. - C'est une honte ! renchérit Web, notre petit Fax qui est en mission papale ne trouve rien à bouffer sur sa route. C'est à vous dégoûter de voler pour des Chrétiens. - Ouais ! Le double-patte sacristain l'a bien dit, pourtant : Il faut donner aux pauvres voyageurs. Le curé de chez nous n'est pas entendu jusque là-bas, et puis, il n'aurait pas le temps de s'occuper d'eux en anglais… Il a trop à faire ici, à confesser toutes ses ouailles en patois. » Web reprend le fil de son histoire sur la Riviera. « Alors je disais, que c'est une honte, en plus les bouchons de champagne tapissaient le sol à en faire surfer la 178


double-patte de ménage qui gueulait en portugais une drôle de chanson que j'ai traduite assez facilement comme n'étant pas un cantique à Fatima. Tout ça, sans connaître la langue de Cortès. » Reprenant son souffle, Fax rajoute : « Les enfants, le vol au-dessus de la frontière italienne, une aventure que je vous souhaite de vivre ! Blocus à la barrière de douane, les doubles-pattes en képi, bandés de rouge sur leurs pantalons, fouillaient toutes les voitures immatriculées 79. Le bouchon interminable était causé par le fait qu'aucun véhicule ne présentait ce rare numéro. Suspectés par ce hasard, tous les automobilistes ont subi une visite détaillée de leur voiture. Moi, d'en-haut je me tordais de rire en pensant que les gens de chez nous n'allaient pas tous voir le pape en même temps. J'étais le 179


seul 79 volant à passer la frontière sans être inquiété et j'adresse un message à tous les Deux-Sèvriens et assimilés. Si vous voulez passer de la marchandise en douce, demandez Fax, je suis à votre disposition. Je fais toute l'Europe plusieurs fois par an, je suis le spécialiste des petites coupures en Suisse et au Liechtenstein. Je ne suis pas preneur pour tout ce qui est : enclumes et autres colis de ce style. » Gégé, le Merle moqueur du village rajoute : « Mais, des enclumes gonflables tu peux les livrer ? - Oui, celles-là, bien sûr c'est OK ! - Je t'en reparle demain, j'ai un plan pour toi avec du business en vue. » Web et les autres manifestent pour reprendre le fil de l'histoire. « Allez ! laissez Fax tranquille, il faut qu'il nous raconte son épopée papale. 180


- Allez, foncez ! Hé! hé ! parce que : pas pâle » remet le Merle marrant en insistant. Les autres, tous en chœur : « Chut ! À toi Fax! - Merci les gars ! Alors voilà ! en arrivant sur Rome, je me suis aperçu que la ville n'est pas si grande que ça. Le Vatican te saute au bec tout de suite, avec sa plantation d'obélisques. Ce décor Cinecita te donne un air de déjà vu. On se sent bien chez soi, ça te donne envie d'en planter partout même sur la place d'ici, ou au moins, d'en réaliser une pépinière pour en vendre les quinze août des années de pèlerinage. Un nouveau Pougne-érigeon ! A Rome le soir, le soleil rasant projette les ombres dentelées et ambrées par le reflet des façades sanguines. Une 181


atmosphère magique. Tu es immédiatement envoûté comme le copain de Web, le fameux et redoutable César Romulus. On comprend facilement pourquoi on peut être malade d'une ville pareille, vermeille. - Quel poète ! Tu nous fais pleurer notre Faxou d'amour ! se moque toujours le Merle. - C'est comme ça, mon pote haut ! C'est un paysage magique à rendre la plus grosse mule de tous les temps, poète… même toi !. - Allez ! continue laisse-toi aller comme un conteur bien aimé de chez nous ! Encore ! Parle-nous de Rome et de nos confrères de là-bas ! - Justement, j'allais en parler ! ils sont très nombreux dans la ville, mais plus de quatre-vingt pour cent sont au chômage. Ils volent complètement désœuvrés, et s'occupent comme ils peuvent. 182


Au Vatican même, il y a une bardée de confrères qui font les transmissions intérieures, de fenêtres en fenêtres. Mon ami Colissimo, vous l'avez tous vu à la télé quand il s'est payé la calotte du Pape en pleine bénédiction de Pâques. Cette scène sympa (pâle) rajoute le Merle, a été diffusée à la télé dans le monde entier. Le public troublé par cette anecdote rouspète : CHUT !… allez Fax ! » Fax, continue son histoire en parlant de ce phénomène décoiffeur de Pape qui est devenu une star depuis ce jour béni, comme il dit : « Avec lui, on avait fait une sortie qui nous a laissé des séquelles au niveau du foie. C'est le lendemain qu'il s'est payé le Pape. Je ne vous dis pas la rigolade après. Tout le monde le charrie avec ça. - Et il y a beaucoup de poulettes dans 183


ce territoire de luxe à curetons violets et blancs ? demande Alberto, le pigeon dragueur du village. - Bien sûr qu'il y en a. Et même un wagon ! Surtout des colombes de la Paix à la réforme. - Des collègues de Bernadette, la copine de Jules-Roméo, l'ami lourdais de Web ? - Oui, Bernadette, je l'ai vue à Menton. Au lieu de rejoindre sa congrégation au Vatican, elle a préféré s'arrêter à la frontière avec sa copine, la Pie Clipto. À Rome, j'ai assisté à une procession de ces anciennes nonettes, elles sont toutes adorables, sur la masse nous arrivons toujours à fricoter quelques plumes. » Alberto a les yeux exorbités et la langue pendante sur le côté du bec, il savoure toujours les histoires de croupion comme des messes roses. Fax précise en se tournant vers lui : 184


« Un soir, je suis tombé sur une nuée d'affolées, désœuvrées, elles étaient c o m p l è t e m e n t a l l u m é e s . Tu s a i s Alberto ! j'ai pensé à toi ! Il a fallu que je les becque toutes, à moi tout seul ! - C'est une honte, rajoute Alberto, malade. - C'est la vie, mon ami. Et puis, si tu vas à Rome, je te donnerai des tuyaux et des adresses sûres. - Oui, donne-moi ça, Fax s'il te plaît ! - C'est donc une bonne liste d'adresses que je propose aussi aux célibataires de Pougne-Hérisson. » Dans la réunion, une idée en plus, est née pour enrichir les échanges culturels et matrimoniaux du village. Les participants pensent qu'il faudrait monter une association, un immense jumelage entre tous les lieux magiques et nombriliques de la planète : 185


Pougne-Hérisson en serait le centre mondial, tout le monde sera d'accord ! Donc, une association avec les sites suivants qui peuvent déjà déposer leurs candidatures, ça ferait : Pougne-Hérisson, le Vatican, Monaco, Andorre, Saint-Marin… Un nouvel ONU. (Office Nombrilique & Utopique.) Un appel solennel est lancé dans ces lignes afin que les intéressés se fassent connaître en écrivant à la Mairie du village qui organisera la fusion et l'installation des différentes Ambassades. Quelques ailes se lèvent dans le public : « Ouais ! On veut faire parti du personnel diplomatique ! lancent les plus jeunes pigeons entrevoyant enfin un emploi possible avec piston assuré. 186


- Du calme ! » demande Fax, submergé par le nombre des demandeurs d'emploi qui postulent pour un poste dans ces ambassades de rêve au sein de ces paradis fiscaux. Avec des gigantesques pigeonniers chauffés et alimentés automatiquement en maïs et autres céréales biologiques… la classe. Un emploi sûr avec en plus le prestige du corps diplomatique. Tous rêvent et planent, ils sont éblouis par cette idée. Fax continue son analyse de la liste des emplois qu'il proposera : « Des doubles-pattes seront aussi employés pour nous accompagner au sol, pour peaufiner les jumelages ! » Web qui ne participe déjà plus au délire collectif, se moque : « Fax ! tu finiras ministre du travail si tu continue à nous endormir avec tes conneries ! Fax atterrit et proclame : 187


- Allez au lit les enfants ! la veillée est terminée, je décrète : © Le final provisoire de mes histoires. © Expression propre et chère de Yannick Jaulin

Demain, il y a école ! avec deux heures de vol acrobatique pour les jeunes ! » Fax ferme virtuellement son carnet de route et rentre chez lui, tous ses amis et les autres font de même. En bas l'éclairage public du village diffuse sa faible lumière sur le clocher de la chapelle. Des halos de brume s'installent entourant les ampoules des réverbères, comme des cocons de protection pendant la nuit qui commence. Bientôt, le grand manteau du sommeil enveloppe tout le village. Les télévisions des habitants parlent encore un peu de météo et sont zébrées d'un dernier zapping, l'éclair final de l'extinction de leurs tubes cathodiques. 188


© Pierre REBICHON SDGDL Septembre 1996

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Merci à tous mes amis cobayes, à René Rebichon, mon grand frère, à Jacques Vaizy.

Les aventures de Fax&Web auront peut-être une suite… encore merci à tous … Clap clap clap ! Pierre.


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