L'effet Mélusine ou les bâtisseurs de la raison. « Conte du XIIème siècle ».
© Pierre Rebichon
Introduction
La réalité historique n'est pas le fil conducteur de cette histoire écrite comme le compte-rendu d'un rêve éveillé. Que les puristes veuillent bien excuser quelques écarts de langage, de décors et de situations. L'aventure prime l'exactitude d'un médiéviste. N'existe-t-elle que dans des livres ? La vie, vers la fin du XIIe siècle est pour ce que j'en sais, la plus exaltante pour la création, de la plus folle à la plus fondamentale, comme l'invention de la brouette.
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Chapitre I.
C'est l'après-midi du premier janvier de l'an de grâce 1199. Au théâtre de nos songes, le rideau se lève et découvre une route sombre et sinueuse qui serpente sur le flanc d'un volcan d'Auvergne provisoirement éteint. La carriole de Jean et Chilpéric brinquebale et cahote d'ornière en ornière. Des fumerolles sous pression balisent le chemin, et forment une haie de vapeur propulsée en immenses colonnades soufrées. 9
Chilpéric se tient assis à côté de son frère Jean qui fouette Merlin, le cheval qui trotte vaillamment entre les cailloux acérés. L'attelage fait route vers l'ouest, se faufile dans le soir qui tombe. Partis de Berne, il y a deux mois, où ils suivaient là-bas les cours d'architecture, les plus réputés du monde chrétien, ils regagnent leur Poitou natal pour assister leur père sur un grand chantier un peu fou qu'il envisage d'ouvrir : la construction d'un immense châteaufort, surplombant la verte vallée du fleuve nommé : Sèvre Niortaise. Il paraît que les souterrains, bien que secrètement creusés, sont déjà très avancés. Pour subsister sur leur route, ils s'emploient à des travaux divers et variés. Hier soir, ils ont aidé aux cuisines d'un seigneur auvergnat. Derrière eux, ils 10
sentent encore les relents de la fête. Ce premier jour de janvier embué leur fait déjà redouter les trois cent soixante quatre autres à venir. La nuit a été chaude et liquide à la fois. Au château, tous les tonneaux d'eau-de-vie et de vins de toutes origines ont été tastés par ces deux tâcherons d'un soir. Le chef de cuisine leur avait dit que le paiement de leur travail se ferait au fur et à mesure de la nuit, au goutte à goutte. Aussi, obéissants, Jean et Chilpéric ont exécuté l'ordre donné ; il ont bu tout le temps ! Ils ont pataugé ainsi dans la saoulerie la plus vomitive qu'un homme ait eu l'occasion de connaître en restant vivant. L'odeur acide de cette nuit était âcre et pénétrante. Dans la grande salle, un immense désordre profitait aux gueux qui s'invitaient et se mêlaient aux gentils11
hommes, les échansons servaient de marche-pieds aux différents serveurs encore debout. Les plats s'accumulaient en immenses tas de mangeaille. Restés dehors, des paysans et le petit peuple resquillaient les tranchoirs gorgés de graisses et de sauces. Ils dévoraient ces restes à pleines dents, avec les yeux exorbités par l'ivresse. Des affamés de l'an neuf. Quelques chiens errants emportaient des gigots de sangliers entiers et des volailles, des faisans et même le paon sur lequel le seigneur aurait eu du mal à faire son vœu. Il était déjà affalé, débraillé, au milieu des dames plus ou moins vêtues, qui couraient le risque d'attraper une fluxion de poitrine. Ce spectacle de débauche fut offert au peuple, qui le garda longtemps en mémoire, surtout les jours du paiement des impôts et des taxes diverses collectés par le seigneur. 12
Ce matin du premier jour de l'an neuf, une dague d'argent est trouvée plantée dans le cœur du seigneur frivole. La panique n'arrive pas à atteindre les convives, plus occupés à se soulager par le haut et par le bas. Une orgie dans les coins les plus reculés du château. À la température glaciale des salles, le basalte noir de ces pierres rajoute une note tragique à cette Auvergne austère. Les gardes, empilés les uns sur les autres, ne savent plus où donner de la hallebarde. Tiens justement…
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C'est le barde qui, l'alcool aidant, donne l'alerte, en composant in petto, une chanson de geste. Il chante aussitôt, accompagné de son luth : C'est en jouant sur un grand plat, Que tout seul, le seigneur s'empala. Sur une dague en argenture Bien aiguisée et sans denture, Il mourut bien ce soir béni Et dans un bel éclat sourit Cette ballade, fait diversion. Profitant de l'aubaine, les deux frères détalent de peur d'être accusés, au lieu de moisir en ces lieux maudits. Ils se doutent que le père du défunt va lancer le peu de ses soldats à jeun aux trousses des participants étrangers au Pays. 14
Chilpéric a aperçu le criminel. C'est un grand Celte aux cheveux longs, un Barbare amoureux fou de Cunégonde, la fille de ce seigneur de perdition. L'alcool, en mauvais compagnon l'a aidé à planter son poignard dans le dos de son peu probable beau-père déjà ivre-mort au demeurant. Il pense à tort que le seigneur mort, il n'aura plus d'obstacle à son amour de déraison, car ce grand blond errant ne plaît guère à la famille. Hélas ! Cunégonde est destinée à Dieu, à entrer dans les Ordres, au couvent de Montorgueil. Pour l'instant, le domaine n'est pas gardé par les sentinelles qui font aussi partie de la fête. Chilpéric sait que le Celte a pris la fuite. Sa route est certainement la même que la leur, vers l'ouest, il doit filer en direction de son Armorique natale. 15
Brusquement, le cheval s'arrête devant un arbre probablement abattu par des brigands de grand chemin. Les dépouilles des voyageurs apportent des signes évidents de ce genre de piraterie. Une odeur pestilentielle envahit la nuit. Dans les bois, le Celte errant risque le même sort. Jean, qui s'éclaire d'une torche, descend de la carriole pour dégager le chemin. Il cherche un point d'appui pour faire basculer ce tronc à l'aide d'un levier que Chilpéric lui prépare déjà avec un arbuste qu'il vient d'abattre. Le vent se lève ; les premiers flocons d'une neige mouillée virevoltent dans la lumière vacillante de la torche. Au bout d'un long effort, le tronc est basculé sur le côté, laissant juste le passage à l'attelage des fuyards. Le souvenir du grand Celte les poursuit, que ce soit dans les 16
pensées de Jean ou dans le demi-sommeil de Chilpéric. Il est là, dressé, sa dague brandie à deux mains au-dessus de ses nouvelles victimes. Il plante son coutelas, comme un pantin sanguinaire manœuvré par des ficelles invisibles, insensible comme un automate du mal et de la mort. Un caillou de la route fait bondir la carriole. Chilpéric, d'un geste brusque pour rétablir son équilibre, projette son coude sur le visage de Jean qui hurle de douleur. Son cri fait fuir tous les loups des alentours. En réponse et par réflexe, Jean expédie à Chilpéric une droite fraternelle en remerciement. « Excuse-moi, petit frère, je n'étais pas là ! dit ce dernier en se tenant la mâchoire. - Ah ! je n'avais pas remarqué. Mais où 17
étais-tu, espèce de faucon des ténèbres plein de poils ? - Je vivais un cauchemar…Le grand Celte cruel que nous avons cru voir s'enfuir tout à l'heure ! - Ce criminel est une bête féroce. Ça ne m'étonne pas, avec sa tête de centaure mal léché, croisé avec un satyre. - Ton jugement est un peu hâtif je pense, mon cher ! - Oui, mais juste ! Que Dieu me prête encore quelques bouffées d'air et je te promets que je vais arriver à lui faire regretter sa lâcheté. - Ça, c'est bien parlé ! Mais comment allons-nous le retrouver ? - Je ne sais pas… Je compte sur toi, bien sûr ! répond Jean un rien narquois. - Sur moi ? Sacrebleu ! Tu n'es point un peu fou ? - Écoute, en attendant, trouvons une auberge pour la nuit, demain il fera 18
jour, et nous en reparlerons. - Je voudrais vite en tarir le sujet pour que notre chemin soit plus agréable. - J'espère qu'il ne sera pas caché sous le lit de la chambre ! - Tu as raison ! Dis-moi, les villages et les maisons sont rares dans cette province, pas vrai ? Comment trouver une auberge au milieu de rien ? - C'est vrai, ouvrons l'œil et surtout les narines pour humer la bonne soupe qui doit nous attendre ! peut-être derrière ce vallon. Que Dieu nous guide ! »
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Froide, la pleine lune illumine le paysage. En descendant un mamelon peuplé de sapins noirs couverts par la neige fraîchement tombée, les voyageurs distinguent une bâtisse au milieu de la vallée. Leurs narines expertes ne détectent aucun signe olfactif présageant quelque repas. Pourtant les papilles mises en émoi imaginent le goût d'une bonne soupe au fromage ou au melsat. Le toit de lauzes de la grange brille sous la lune. Il semble que, par son pas plus rapide, le cheval sent le bon foin qu'il va manger et la paille de la litière sur laquelle il va pouvoir se reposer. Sur la pointe des sabots, sans un coup de fouet, il accélère l'allure en direction du pailler.
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Devant l'entrée, les deux hommes s'époussettent les épaules pour chasser la neige accumulée. La lourde porte bancale grince à l'ouverture et se referme sur eux en claquant bruyamment. Le cheval dételé est admis à l'intérieur près de la crèche. Le fourrage abondant accueille confortablement les voyageurs rompus de fatigue et assure le repas attendu du cheval qui ne relèvera plus la tête de la soirée. Pour le « souper » des deux hommes, c'est l'inévitable viande séchée et la tomme de fromage cuit. Une poule imprudente quitte ses œufs pour se percher sur la plus haute poutre en caquetant comme une folle. Ce soir, c'est la fête ! gobés en un clin d'œil ces œufs tièdes réconfortent les deux frères. Peu après ces agapes, ils s'enroulent dans leurs capes et s'enfouissent dans le foin parfumé. 21
Le vent froid de la nuit souffle à l'extérieur. En un instant, une bourrasque forme une congère le long de la maison. Le monticule de neige épouse le terrain et ensevelit l'arrière de la grange. Le paysage se fige, la nuit s'installe. Rose pâle, le jour se lève sur la campagne enneigée. Plus de chemin ; il s'est évanoui dans la blancheur immense. Jean, le plus vaillant, s'aventure au dehors en se frottant les cuisses de ses mains enveloppées dans une lourde étoffe. Il se débarbouille sommairement avec de la neige qu'il dégèle directement sur son visage. La sensation de chaleur qui suit est très agréable. Chilpéric sort à son tour avec le cheval et se moque en singeant son frère qui danse dans la neige pour conjurer la froidure : 22
« Tu fais tes ablutions prénuptiales ? - Arrête, vieux cochon ! répond Jean. - On le sait, le cheval et moi : tu vas retrouver ta dulcinée au Pays ! - Et toi ? Tu vas peut-être entrer dans les Ordres ? - C'est une idée, par dieu ! Ite missa est ! Ah ! ah ! » Chilpéric, le moral au beau fixe, danse dans l'épaisse couche de poudreuse, il gambade, virevolte comme un épouvantail fou sur son pieu, qui ne se souviendrait plus qu'il est unijambiste. Le soleil de midi réchauffe un peu le paysage et dévoile doucement les contours de la route. L'équipe reprend le chemin. Une lieue après le départ, Chilpéric est pris d'une rage de dents à faire trembler tous les loups de la contrée. Sa rage a-t-elle été provoquée par le coup de poing de son compagnon de route ? Il se tient la tête pour éviter 23
de se la passer sous la roue du chariot. Jean, se moquant de lui, propose une halte chez le premier maréchal-ferrant qu'ils rencontreront sur le chemin et ajoute, tel un vrai petit pince-sans-rire : « Avec des pinces à castrer les béliers, il te fera ça ! Tu verras, il t'ôtera le mal, c'est sûr. Moi, pour te faire oublier ta douleur à la mâchoire, je te taperai sur un pied avec son gros marteau. - De grâce ! arrête un peu et prie pour que ma douleur s'estompe. - Tiens, regarde, il y a un cimetière làbas, veux-tu descendre ? - C'est malin ! Moi, qui t'ai aidé quand tu as eu la courante, à Beaune, le mois dernier ! - C'est bon, faisons la paix et n'en parlons plus ! termine Jean. - Cherchons tout de même un bon forgeron ! » conclut Chilpéric. 24
A chaque cahot du chemin, le mal augmente. Les yeux rougis par la douleur, Chilpéric supplie : « La route est-elle encore longue jusqu'à ta forge ? - Je ne sais pas, je pense que ça doit être derrière cette montagne, là-bas ! » Le malade ne veut même pas essayer d'évaluer la distance et croit son compagnon sur parole. De longues minutes de douleur et de plaintes se sont ajoutées aux précédentes lorsqu'ils discernent enfin une colonne de fumée au fond du paysage. Un hameau aux maisons de pierre noire occupe le vallon. Le premier Chrétien rencontré leur indique la maison du forgeron. La solide porte d'entrée est pratiquement enfoncée par Chilpéric dont la douleur décuple la force. Il ne s'embar25
rasse pas des politesses d'usage en s'adressant à une femme qui s'enfuit au fond de la pièce, en enveloppant un paquet ou une miche de pain dans son tablier. La peur se lit sur son visage tendu et blême. Jean la rassure quant à leurs bonnes intentions et explique le mal de son frère qui ne peut plus parler tant la douleur lui paralyse les sens. « Holà ! femme, viens, n'aie pas peur ! On n'en veut point à ton minois. Vite, sors de ta cachette et aide-nous, par Jésus-Christ. On vient te demander de l'aide ! » La femme sort de derrière une porte basse, s'approche prudemment, restant à demi-masquée par un fagot de haricots blancs suspendu…puis elle se risque : « Messires, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Je ne suis qu'une faible femme… Mon mari est parti tan26
tôt pour la ville pour acheter du fer comme tous les ans à cette époque. Il ne sera de retour que demain pour la soupe, pas avant. - Aïe ! c'est pour arracher une dent à mon frère. Il se tord de douleur, regardez-le, ayez pitié de lui ! - Hélas ! Je ne suis pas une bonimenteuse, je ne sais pas accomplir ce genre de besogne. - Tant pis, tranche Jean, je vais m'en occuper moi-même. Montrez-moi où se trouve la forge. Je vais soulager mon frère sans trop le meurtrir, j'espère. - Suivez-moi jeune homme. » invite la femme. Chilpéric reste dans la pièce principale de la maison et commence à se poser des questions sur son supplice imminent. Sainte-Inquisition, ou Place de Grève particulière, mieux, torture en famille ! Le moment tant redouté 27
approche. Jean, le félon, saisit les pinces à castrer les verrats (faute de pinces à castrer les béliers plus résistantes) et menace déjà son frère terrorisé par ce ballet diabolique. Chilpéric éclate : - Femme ! Apporte de l'eau-de-vie ; une barrique entière ! Je veux mourir avec l'âme légère. Je veux m'évader de cette terre, ne plus rien voir d'ici-bas, monter au paradis en dessinant une traînée de nuages dans le ciel pur, décrire une vrille céleste, une immense queue de cochon, comme celle de celui qui laisse d'ordinaire ses choses au bout de ces pinces de malheur ! » La femme secourable disparaît, et revient aussitôt avec un barricot débordant d'alcool. « Buvez-le tout de go ! celui-là, les barbares ne l'ont même pas soupçonné. 28
Il est bon ; vous allez bientôt voir tout le ciel en feu ! - Et moi ? demande Jean à peine plus rassuré par sa mission chirurgicale. - Bois d'abord ! mais pas trop, pour rester lucide ! conseille le patient. Faut-il appeler le curé ? - Arrête et reste tranquille ! » Jean s'entonne quelques gorgées de cette eau de feu et se racle bruyamment sa gargante irritée. Chilpéric, à son tour, penche la barrique sur sa bouche et boit comme l'eau claire d'une source. Il ferme les yeux et compare les deux douleurs qui l'accablent : les dents et le jabot en feu. Il préfère sa gorge en flammes, pense-t-il et, ses yeux révulsés, il s'évanouit dans un grognement ovin (ou porcin). Pendant ce temps-là, Jean retire du brasier la pince à castrer. Assisté par la femme, il ouvre la bouche du patient le 29
plus possible et d'un geste précis, plonge son outil. Dans une rotation ressemblant au débouchage d'une bouteille de vin vieux, il extrait la dent malade dans un flot de sang, le tout accompagné d'une fumée et d'un cri immense du torturé. Brutalement réveillé par la douleur insoutenable, Chilpéric esquisse vaguement une sorte de sourire de l'au-delà les yeux mi-clos il replonge aussitôt dans un sommeil éthilo-anesthésique. La femme pose un tas de vieilles étoffes sous sa tête et ressort d'un coffre les couches des grands jours, utilisées lors des naissances au village. La scène qu'elle vient de vivre lui rappelle un peu un accouchement. Après l'effort, la tradition veut que l'on boive un bon coup. Désormais en confiance, la femme donne un gobelet rempli d'hypocras au 30
chirurgien-dentiste qui l'engloutit d'un seul trait accompagné du « Ha! » de satisfaction. En veillant sur l'opéré, elle propose à Jean de rester chez elle ce soir et de partager sa soupe qui gargouille doucement dans le chaudron suspendu dans l'âtre. Quelques morceaux de pain rassis trempés dans la soupe avec un peu de saindoux, c'est bon. Jean accepte son invitation et veille sur son frère qui ronfle bruyamment comme un orage en plein mois d'août. À la fin du repas, l'œil pétillant, la femme se lève pour trinquer. Il faut bien se réchauffer pour passer la nuit… Elle offre à Jean trois gouttes d'eau-devie, en remplissant le gobelet entier, une vraie dose qu'il boit entière. …Chilpéric ronfle toujours à souhait et leur provoque un sourire complice. 31
Dehors le grésil et la neige tourbillonnent, jonchant le sol de cristaux scintillants comme des étoiles fatiguées. La campagne s'engourdit, la nuit emprisonne le village. À côté de la forge encore chaude, la femme souffle sa lampe à huile et s'endort sur une paillasse. Dans la pièce principale qui servit de salle de torture, Chilpéric et Jean dorment près de la cheminée. Dans leur sommeil profond, ils se livrent au plus grand concours de ronfleurs du royaume. Le bruit de cette compétition traverse la cloison de planches et rassure la femme seule. Le rythme régulier de leurs ronflements apaisants l'aide à se rendormir.
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Au petit matin, Chilpéric se lève comme un ressort, et fait peur à son frère, qui l'œil encore à demi-fermé, est effrayé en palpant son visage déformé par l'opération sanglante de la veille. La femme entre dans la pièce, apportant des fagots. « Bonjour Messires ! ose-t-elle. - Bonjour ! répondent les deux frères. - Comment allez-vous ? demande-t-elle à l'opéré. Et votre mal ? - Ça me lance terriblement et ma mâchoire a doublé de volume, répond Chilpéric en se massant le visage. À part ça, la douleur maligne s'est atténuée grâce à mon bourreau préféré ! . - Bourreau…bourreau ! Heureusement que j'avais décorné des chèvres dans ma jeunesse, car ta dent était plus coriace que des bois de cerf ! » Jean fait un clin d'œil à la femme qui lui sourit en réponse, comme si elle 33
admirait ses qualités de chirurgien. « Aïe ! aïe ! j'ai mal en riant. Arrête un peu ! Que ton chantier cicatrise dans le calme de ma bouche bien dessinée sur mon visage joli. - Joli ? c'est vrai que tu es beau avec ta tête de travers comme une vesse-deloup. - Reposez-vous encore ici quelques jours, nous attendrons mon mari propose l'hôtesse. - C'est pas de refus ! Nous sommes mieux ici que dans la tourmente de ce pays de froidure. Vivement le soleil de notre Poitou ! - C'est où, le Poitou ? demande la femme en attisant le feu avec son long bufarel. Jean explique : - C'est au bout de cette terre, près de l'Océan, explique Jean. Notre famille est originaire d'un domaine situé près 34
de la petite ville de Échiré, sur le fleuve Sèvre, en amont du port de Niort. Notre père, le comte de Saint-Gelais, ne supporte pas que ses enfants se complaisent dans l'oisiveté, et restent auprès de lui. Ses enfants doivent consacrer leur jeunesse aux études, après ils devront accepter de rentrer soit dans les armes, les Ordres, ou les deux ! Nous, par chance, avons été désignés pour suivre des études. Nous rentrons justement au Pays pour rapporter le savoir-faire que nous avons acquis grâce à l'enseignement de nos maîtres Helvétiques et Vénitiens. » Chilpéric, ému par cette évocation de leur itinéraire tapote doucement l'épaule de Jean. Ce geste touchant révèle son affection mêlée à une fraternité infaillible. La femme prépare la soupe de la journée, en écossant des haricots blancs qu'elle jette dans l'eau 35
frémissante d'une marmite. Le repas sera encore chaud. Vivement la belle saison pour varier les menus et sortir des traditionnelles mojettes. La matinée s'achève. La lourde porte de bois s'ouvre sur le forgeron qui apparaît, il est immense. Le Maître des lieux, bâti comme un ours occupe toute l'embrasure de la porte. Son air bestial s'accorde avec son immense pelisse en poils de sanglier. En un éclair, sa femme suspend son chapeau à large bord sur un manche d’outil disposé contre le mur. D'une voix d'ogre il terrorise sa pauvre épouse qui s'efface : « Femme ! qui sont ces étrangers ? Que font-ils chez moi ? Réponds vite ! par Dieu ! - Ce sont des voyageurs égarés, balbutie-t-elle. L'un d'eux était malade et il 36
attendait ton secours et ta charité pour lui arracher une dent. -Diable ! Une dent ? Avec mes outils ? C'est fol, tout ça ! Ils veulent que je leur ferre les pieds ces bandits ? - Forgeron, nous sommes de Noble Famille. Nous vous demandons l'hospitalité avec quelques heures de retard… c'est tout ! - Mouais ! » grommelle le mastodonte en jetant sa besace au milieu de la grande table centrale. Il bouscule sa petite femme sans ménagement et s'enfonce dans la pénombre de la pièce. Elle, soumise, arrive à sourire aux deux frères, qui lui répondent par le même signe d'humanité, baissant leur tête en signe de compassion et de respect. Le tonnerre dans la voix, l'homme ours entre dans une colère qui donne l'impression d'un effet de style : 37
« Tudieu ! Tu n'as pas encore préparé la soupe ? Que mon coutelas te pourfende ! J'ai faim ! Ces deux-là, ils vont manger à ma table et déguerpir sans plus attendre ! - Nous pouvons partir tout de suite, forgeron, fait remarquer Jean. Notre route est longue ; bien loin d'ici se trouve notre Poitou. - Le Poitou ? Quelle idée ! C'est plein de Sarrazins, un pays de bandits. Avezvous toujours autant de chèvres et de bergères mauresques là-bas ? Autrefois, j'y suis passé en me rendant à SaintJacques-de-Compostelle. Je me souviens d'une halte à Parthenay, juste avant Saint-Romans-lès-Melle et Aulnay-de-Saintonge. Je revois la rue principale aux encorbellements superbement sculptés ; de la belle ouvrage ! Ma foi de pèlerin fut anéantie par une harde de ribaudes ensorcelées par le 38
vice et le péché. Ce chemin de Dieu devint le chemin de mon apprentissage d'homme avant celui de forgeron. » Le grand gaillard s'émeut ; le point sensible de sa jeunesse adoucit un peu la rudesse de son caractère. Il invite les deux frères à s'asseoir à nouveau et ordonne à sa femme de servir l'eau-devie. Docile, elle porte un pichet plein d'eau de feu, du même tonneau que l'anesthésiant de la veille. L'homme bascule la poterie et verse le précieux liquide dans sa gorge apparemment insensible. Les vapeurs d'alcool lui piquent les yeux, la réunion devient plus chaleureuse. Les rires remplacent les grognements de la bête amadouée, et ponctuent les histoires de plus en plus noyées dans un discours qui frise le chuchotement et qui s'éteint. Le forgeron s'endort, la tête entre ses lourdes mains calleuses. 39
Jean encore lucide, prend la situation en main. Il fait signe à Chilpéric d'en profiter pour s'enfuir. Ils remercient encore la femme, qui semble terrorisée de rester seule avec le monstre. La carriole roule et disparaît au bout du chemin. Cette journée sera encore froide. Le gel emprisonne les branches des arbres formant des candélabres de glace et des tuyaux de cristal d'un orgue céleste. Au bout de quelques heures, la plaine s'étale à leurs pieds. Plus loin, le haut plateau du Limousin se profile, il est noir, sinistre. Les arbres nus et glacés s'élèvent sur ses bombements comme des mains décharnées tendues vers le ciel délavé. C'est le plateau de Millevaches. Le vent y est cinglant. La progression très pénible oblige nos voyageurs à s'arrêter à Ussel. Le granit 40
des maisons dans la grisaille laisse présager un rude séjour sans saveur. Cette province est tenue par une poigne de fer. L'octroi de la ville est là pour témoigner de la rigidité de son administration. La carriole est fouillée de fond en comble. Chilpéric n'en fait pas cas. Il rêve au Poitou, à son amie d'enfance qui courait avec lui dans les champs de blé. Elle l'avait quitté après l'épidémie de la lèpre vers ce Limousin qu'il foule aujourd'hui de son pas. Il saute à terre et demande à Jean de l'attendre un moment. Il veut se recueillir seul dans l'église neuve qui se dresse devant eux. Les vitraux sont juste posés, la pierre sent encore le feu des étincelles éclatantes jaillissant sous les ciseaux habiles des sculpteurs. Il s'agenouille un instant près d'un pilier de l'abside, dérangeant la volaille qui 41
cherche à élire domicile dans ce recoin pour couver en paix. Du fond du chœur, sortant de la sacristie comme un éclair, un évêque en tenue d'apparat entre dans le saint édifice. Une génuflexion rapide face au tabernacle et le voici qui vole à la poursuite d'un petit groupe d'artisans en vociférant : « Il faut que la fresque soit terminée pour dimanche ! Je ne veux pas savoir si le peintre est malade ou mort… La volonté de Dieu rejoint la mienne : il me faut une église terminée et prête pour la cérémonie de dimanche ! Il le faut, je dois bénir la garde du seigneur qui part en reconnaisance avec lui pour un futur pèlerinage à Jérusalem. - Mais, Monseigneur, le maître peintre est mort de la lèpre… On ne l'a appris qu'hier soir. Tout près de la maladrerie, 42
on a vu son chien errer la queue basse dans la rue. - Dieu ait son âme ! - Amen ! » Ils se signent, l'évêque insiste sur ses ordres : « Mais je veux…ou plutôt…Dieu et moi, voulons que toutes les fresques des saintes scènes soient peintes pour dimanche. Il en manque encore trois. Débrouillez-vous ! Et que ce soit de la même facture, s'il-vous-plaît ! Allez ouste ! Au travail et plus vite que ça ! Dieu vous regarde. - Bien, Monseigneur ! Nous allons faire l'impossible ! » bredouille le contremaître. Les compagnons se signent, l'air embarrassé, comme des garnements pris en flagrant délit. L'évêque, en s'approchant d'un groupe de tailleurs de pierres, effleure la statue de Saint-Grégoire. Avec sa crosse, il 43
trace une traînée blanche dans la peinture fraîche du manteau, et s'en tire d'un furtif signe de croix. Dans cette église dont la nef sent le neuf, la fébrilité de l'ouverture prochaine atteint son paroxysme. Cette œuvre qui a demandé plus d'un quart de siècle de travaux, va déjà entrer dans le passé et deviendra à chaque seconde un message pour la descendance.
Dehors Jean se frottant les mains pour les réchauffer, avise un attroupement au coin de la rue d'à côté, près d'une échoppe. Il descend de la carriole et se dirige vers un groupe de passants affolés, penchés sur un homme allongé, face contre terre. « Il est mort ! soupire une femme en se signant plusieurs fois comme un 44
moulin à vent. Un jeune garde fait de même et invite les curieux à ne pas toucher l'homme à terre : - C'est le diable ! s'écrie-t-il. Je l'ai vu ! Il est tombé tout seul, au milieu de la rue. - Oui, c'est vrai, il était rouge comme le Malin lui-même ! » renchérit un autre témoin. La porte de l'échoppe s'entrouvre dans un grincement aigu et plaintif. Un vieil homme sort, emmitouflé dans un grand manteau vert émeraude. Les curieux s'écartent avec respect, laissant le passage au boutiquier qui s'avance et s'agenouille près de la victime. Il le retourne et dégage son visage masqué par une écharpe de grosse laine. Il découvre sa face tuméfiée. Les gens reculent… « C'est la lèpre! c'est la lèpre ! » Les badauds s'enfuient en courant, aler45
tant le voisinage de cette malédiction. Jean, resté là avec le vieux commerçant, dit en soupirant : « Voulez-vous de mon aide ? - Je veux bien, mon garçon. Dieu te bénisse ! - Allez. Il faut le relever en le soulevant aux aisselles ! - À deux, on lève ! - Oui. Un…deux… Han ! » À ce moment, le boutiquier pousse un grognement. « Qu'avez-vous ? demande Jean intrigué par cette plainte. - Regardez ! Il y a une dague plantée dans le flanc ; une dague d'argent… Un crime, c'est un crime ! - Mais, son visage malade ? - Ça ne veut rien dire, mon petit ! Il était peut-être malade ou bien ce sont les stigmates d'un combat qu'il engagea avant de succomber. 46
- Vous croyez ? - Oui, c'est sûr. Regardez ses mains, blanches et lisses, soignées comme des mains de jouvencelle ! - C'est vrai ! remarque Jean. - Hé ! regardez, sa bourse est pleine de pièces ; le criminel n'en voulait pas à son argent ! » Le vieil homme compte la somme rondelette tandis que les pièces roulent au sol en tournoyant et se perdent dans les ornières de la rue. Ensuite, ils traînent la dépouille à l'intérieur de l'échoppe. Chilpéric, sortant de l'église, assiste à la scène et accourt pour leur prêter main forte. Dans la boutique, une faible lumière est diffusée par des ouvertures tendues de papier huilé. Le manteau émeraude avait déjà renseigné les deux frères sur le métier exercé par le vieillard. Ils venaient de pénétrer dans la boutique d'un tailleur. Contre la vora47
cité des rats, des vêtements de toute nature sont étendus sur des barres en bois qui traversent le petit espace. Les couleurs et les formes plissées le décor feutré et chaleureux, créent un véritable contraste entre l'austère maison du forgeron et la douce ambiance de la boutique.
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Chapitre II
Alertée par quelques bonnes âmes, une patrouille de soldats du château force la porte de la boutique et se jette sur Jean et Chilpéric. Le vieil homme demande aux soldats de le débarrasser du cadavre, peu soucieux de défendre les deux frères qui sont poussés sans ménagement vers l'extérieur. Chilpéric en furie, s'insurge : « Hé là ! Nous sommes des voyageurs, juste de passage. Regardez notre carriole et notre cheval à l'anneau près de l'église. La pauvre bête va nous attendre ! - Oui, bien sûr, on va le lui dire ! Te tra49
casse pas. Ah ! Ah ! plaisante le plus grand des sbires déhingandé, le casque de travers. - Demandez donc aux témoins qui se trouvaient là ! Tout le monde vous dira que ce n'est pas nous ! se plaint Jean d'une voix chevrotante. - Regarde autour de toi, petit malin, ricane le débraillé, il n'y a pas âme qui vive. Allez passe devant ! et pas de discussions…ouste ! » La pique de leur lance ne laisse pas entrevoir une autre alternative que d'obéir sans un mot. Les soldats pressent le pas et dirigent leur prise vers la sombre et imposante Commanderie. Arrivés dans la bâtisse, les infortunés voyageurs sont immédiatement jetés dans un cachot. L'un des deux soldats se forçant à plaisanter s'exclame : « Ah ! voici le terme de votre voyage. Bienvenue à l'auberge sans retour ! » 50
La lourde porte se referme sur les protestations des deux présumés coupables d'office. Personne ne peut les entendre pour le moment depuis cette cellule des plus classique : un mobilier sommaire constitué de deux bancslitières. Le sol du cachot est jonché de genêts et de brandes de bruyère. Dans un coin, une odeur puante acide et sulfureuse indique l'emplacement des commodités, si on peut dire ainsi. De temps en temps, un rat habitué du lieu passe vérifier que son garde-manger contient encore un vieux quignon de pain moisi, laissé par un ancien détenu disparu on ne sait comment. Le temps est déjà long, ils remercient le ciel de pouvoir endurer leur captivité ensemble. « Il faudra essayer de toujours rester ensemble ! » dit Chilpéric à voix basse. - C'est vrai, c'est une chance ! » 51
La petite lueur qui passait sous la porte faiblit. La journée s'achève, et doit présenter au dehors son spectacle banal de soleil couchant, de crépuscule comme tant d'autres pour hommes libres, alors qu'un prisonnier le trouve toujours exceptionnel. Il fixe le temps écoulé en gravant une barre de plus dans la chaux : Fagots de quatre barrés d'une cinquième à perpétuité… La nuit est longue. Jean, moins soucieux que son frère, chantonne une vieille ballade qui glorifie la bravoure et les exploits des Pictons contre les Maures. Chilpéric inquiet, trouble le murmure de son ménestrel privé : « Je pense que notre avenir est incertain. Notre arrestation me fait penser à une prise d'otage comme pour masquer une certaine faiblesse… - Je ne sais pas, mais j'espère que 52
demain, on viendra nous rendre des comptes ! - Je l'espère aussi ! On ne voit rien dans ce cachot, profitons de cette obscurité pour dormir et récupérer nos forces. - Serre-toi contre moi, car il n'y a plus Merlin pour nous réchauffer de son haleine à détruire les blattes. » Les deux prisonniers se pelotonnent en une seule boule, enroulés dans leurs houppelandes. Le matin ne finit pas d'arriver. Chilpéric ne peut pas dormir ; le ronflement de son frère l'empêche de faire le vide dans sa tête ; il pense : « Je vais faire valoir notre rang ! Nous sommes quand même les fils du Comte de Saint-Gelais, par Dieu ! Ça doit se voir pourtant ! Notre sang bleu à été versé si souvent sur les champs de bataille, que notre nom flamboie encore 53
dans les mémoires ; mille et un ménestrels ont chanté nos louanges. Le Seigneur se souviendra probablement des chansons. Et puis, il doit savoir que nous n'avons jamais tué personne bien que nous ayons occis plus de dix mille Sarrazins ! Jamais…en pleine rue, et sans voler d'argent… Argent… argent, comme la dague ! C'est la signature du grand Celte ! Il faut que nous en parlions au seigneur. Peut-être fera-t-il le parallèle entre les deux assassinats et nous invitera à pourchasser le criminel jusqu'en Armorique ? Espérons que le sceau gravé sur mon médaillon constituera une pièce susceptible de jouer en notre faveur, à moins que nos juges pensent qu'il a été volé lui aussi… Si au moins notre père y avait fait graver son profil, il eût été plus facile de nous identifier. À part cela, je ne vois pas comment justifier 54
mes dires, il nous restera la possibilité de dépêcher une estafette en Poitou pour rassembler les preuves de notre rang… Et si le seigneur voulait profiter de nous, pour procéder à une exécution exemplaire ? Ici l'étranger ne compte pas ; s'il est inconnu et suspect, direction le billot ! Mon Dieu ! Faites que la bonté et la raison de nos juges soient bien éclairées demain matin ! À l'heure du châtiment suprême, que la pitié envahisse les petits cerveaux de nos bourreaux et ankylose leurs bras. » Ces idées encombrent la tête de Chilpéric qui ne trouve pas la paix. L'intensité de cette réflexion lui provoque un cauchemar qui le transporte sur la Place de Grève : Le billot de l'estrade du supplice se met à bourgeonner, des branches feuillues poussent et envahissent toute 55
la place. Les deux bourreaux qui ont décroisé les bras se sont transformés en vaillants et magnifiques bûcherons. Ils attaquent le billot devenu un arbre immense. La futaie qui en s'écartant embrasse toute la foule resplendit de ses feuilles lumineuses. À cet instant, une douce musique accompagne cette vision : Dieu envoie les Anges de la raison qui invitent les deux frères à monter dans leur carriole ; elle s'envole et s'évanouit dans le ciel pur. Un voyage ultime vers un paradis céleste de fleurs et de senteurs muscades. Jean se réveille en sursaut et crie : « Non ! non ! je ne veux pas ! Non pas lui, pas lui ! - Hé ! tu ne dors pas non plus ? demande Chilpéric. - Si, mais je viens de faire un rêve horrible ! 56
- Ah ! toi aussi… Qu'est-ce qu'on te faisait comme misères ? - On te libérait à ma place ! - C'est très amical de ta part ! remercie Chilpéric, avec un peu d'amertume dans le ton. - Ce n'était qu'un rêve! Tu sais bien que jamais je ne pourrais te laisser seul dans cette geôle. Moi, seul et libre ? C'est vers du renfort que je lancerais mon cheval fougueux pour venir te libérer, ou bien je bousculerais le bras du bourreau si j'arrivais vraiment à l'ultime seconde, et lui ferais dévier la trajectoire fatidique de sa hache afin qu'il pourfende l'estrade de la mort en mille morceaux. Et sa hache folle en passant lui aurait coupé les couilles. - Et poète, avec ça ! Sacré Jean; cette histoire sortie de ton imagination ferait une belle chanson de restes ! - Elle est bonne, celle- là ! Ah ! Ah! » 57
Jean donne une petite tape sur l'épaule de son grand frère et essaye de trouver le sommeil à nouveau. La nuit s'étire. La température plus fraîche indique que l'aurore approche. La lumière qui apparaît sous la porte confirme cette intuition. Un trousseau de clefs et des pas saccadés annoncent de la visite… M… C'est pour la porte d'à côté. Attentifs, ils tendent l'oreille et épient le moindre signe. Les soldats saisissent les restes d'un homme vêtu de haillons. Une longue barbe de plusieurs années cache son visage comme une broussaille grise. « Allez ! c'est l'heure, vermine ! hurlent-ils comme des fous. Le seigneur t'attend ; il est revenu de Jérusalem depuis quelques jours. Il veut bien entendre ta requête ! »
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Le plus grand des gardes ajoute d'une voix sèche : « Tu sais, le Seigneur n'est pas bien luné ce matin ; il a chassé les sculpteurs de l'église. Il est entré dans une rage folle lorsque l'évêque lui a annoncé que des peintres étaient morts de la lèpre ! - Ah ! mon Dieu, c'est vrai ; la lèpre ! Ça fait quatre ans que je n'ai pas vu le soleil. Je dois ressembler à un blanc de poireau ? demande le prisonnier. - Tu parles ! En plus, avec tes poils de vieux hérisson du bocage et ton teint éteint, on n'en a rien à faire ! ajoute le gros soldat. Tu ne vas pas à une visite de courtoisie ; tu vas à ton premier et peut-être à ton dernier entretien. En attendant, tu risques le billot ou la paille humide pour le reste de ta chienne de vie ! » 59
À côté, derrière la porte de leur cellule, Chilpéric attrape Jean par le bras et il lui dit tout bas : « Tu entends ça ? - Oui… c'est fou, je trouve que l'on n'a pas la plus mauvaise place ! - C'est horrible ! qu'a-t-il fait, ce pauvre homme ? - Je ne sais pas ; il parle de sculpture, de peinture, je n'ai pas bien entendu… - C'est peut-être un maître sculpteur du chantier de l'église, non ? - Peut-être ! - En tout cas, il semble mal en point ! - Comme nous, dans quelques années je pense…Pourvu que le seigneur ne reparte pas en Terre-Sainte pour aller chercher une babiole qu'il aurait oubliée. On serait bon pour quatre ans de cachot. J'espère qu'il va daigner nous entendre aujourd'hui et pas dans mille quatre cent soixante jours ! » 60
Avec un humour très calculé, Jean réplique : Tu as oublié de rajouter l'année bissextile ! » Aucun effet en retour, seulement le silence.
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Chapitre III
Le vieux prisonnier, les yeux atrophiés par quatre années de nuit se dirige péniblement en traînant ses pieds nus sur le dallage. Dans la grande pièce du Conseil de la Commanderie, le seigneur est là, assis dans le trône de bois clair. Au mur, une tapisserie des maîtres d'Aubusson représente des anges et le paradis terrestre. Une série de six flambeaux éclaire et réchauffe symboliquement la pièce. Le premier soldat se prosterne devant le seigneur et annonce : « Votre Seigneurie, voici votre pri63
s o n n i e r, l e s c u l p t e u r p r é n o m m é Aucassin. Que Dieu et votre justice soient ! - Détachez-le et laissez-nous ! » ordonne le seigneur juge. Aucassin se précipite à ses genoux : « Seigneur, je suis un misérable sculpteur, ma femme et mes enfants… - Assez ! tu parleras quand nous t'aurons jugé, espèce de gratteur de roche ! Tu es tout juste bon pour sculpter une feuille de chêne en deux ans et encore, dans de la craie de Normandie ! Aucassin, tu es accusé d'avoir laissé une pustule sur le visage de notre statue de saint Pierre. Le plus grave, c'est que deux compagnons à toi ont été accusés à ta place et cassent des pierres en ce moment sous les falaises de Picardie. Remarque, on va les laisser là-bas ; ils sont au grand air, au moins. Le grand chantier de Notre-Dame de Paris en 64
Pays de France à besoin de leurs bras. Mon cousin m'avait demandé de t'envoyer chez lui en paiement d'une vieille dette de jeu que j'ai avec ce vieux grigou. Je lui ai dit que tu étais mort. Ne me fais pas mentir, Ah ! Ah ! Je t'ai gardé pour savoir jusqu'où ira ton sens de l'humour mêlé de perfidie et de persiflage effronté. Qu'as-tu à me répondre promptement pour ta défense ? - Seigneur, le crime dont je suis accusé, je pense l'avoir payé de ces quatre années d'enfermement. C'est vrai, et je pense que votre bonté fera que vous me redonnerez ma liberté ; je fais le serment devant " Votre Seigneurie… et Dieu " de ne jamais sculpter aucun message ou contestation sur mon travail sacré. C'est une tradition dans notre corporation, mais nous en abusons trop souvent ! - Ah ! tu vois que tu avoues…fourbe ! 65
- Oui, Messire, mais c'est bien peu de chose et ces plaisanteries sont à chaque fois estompées par les derniers coups de burin de nos consciences. La Belle Ouvrage ne peut souffrir ce genre de légèreté. - Ah ! ça me plaît ; tu es un bon compagnon ! Va ! retrouve tes outils et donne vie à la pierre ! Pour ta faute, la sentence sera de sculpter mon visage sur la statue de saint Michel que tu vas commencer dès ce soir. - Oui, Messire. À votre bon vouloir, mon seigneur ! - Qu'il en soit ainsi ! » Le seigneur en abaissant son sceptre, ajoute en riant : « Et dire que pendant quatre ans j'ai beaucoup pensé à toi et à mes autres prisonniers en faisant danser les Mauresques et autres sauvages. En leur 66
tranchant la tête, je pensais que ton sort était encore bien meilleur. - Oui Maître ! - Allez ! Au chantier tout de suite ! L'évêque est dans une colère noire ; il a du retard sur son calendrier. Explique à cette bande de sculpteurs de bas étage ce qui va leur arriver s'ils ne travaillent pas assez vite ! Je veux entendre d'ici, tinter le métal des burins sous les coups de maillet ! Compris ? - Oui, Messire… Seigneur …Maître ! » Le vieil homme, libre, se dirige vers la porte. La lumière éclabousse ses yeux. Dehors, le ciel est trop lumineux pour lui. Il descend les marches de la Commanderie en masquant son visage de ses mains tremblantes d'émotion. Peut-être pleure-t-il ? Des passants, dans la rue, le montrent du doigt ; certains, moins charitables, 67
rient de son dénuement. Il a froid. Il entre dans l'église. L'évêque est là qui gesticule encore auprès d'un groupe d'artisans harcelés par ses menaces. Il remarque l'arrivée du vieux bonhomme. « Que veux-tu, pouilleux ? demandet-il en oubliant la charité qu'il a laissée au portemanteau de la sacristie. - Monseigneur, je suis Aucassin Cœurde-Pierre. Je me présente à vous pour reprendre mon travail ma sculpture et la terminer. - Non mais ! C'est fou, cette époque ! Ça fait quatre ans au moins qu'on t'espère, mais on ne t'a pas attendu ; aujourd'hui, du travail, il n'y en a plus ! Misérable! Je pensais que ton crime aurait été puni par Dieu d'abord, et par le Seigneur ensuite. Tu peux remercier ta bonne étoile d’avoir encore la tête sur les épaules. - Mais, Monseigneur, comment avez68
vous pu remplacer mon ciseau ? - Il y a plein de jeunes sculpteurs qui ne demandent rien pour travailler et qui veulent apprendre ton Art. Va voir ta statue ; un jeune compagnon l'a terminée et bien terminée. - Est-il là, encore ? Je voudrais l'entretenir de la finition. A-t-il bien senti le sens de la pierre ? mon nerf d'entaille ? - Écoute, à peine eut-il terminé ton Saint-Pierre, qu'il fut emporté par une maladie dont l'église ne veut pas reconnaître les origines démoniaques. » Aucassin ose s'approcher de la statue de saint Pierre déjà entourée de fleurs. Il caresse sa pierre, admire le drapé, suit les bras jusqu'aux doigts levés, inspecte l'ouvrage et constate que la pustule a bien disparu. Cet apprenti a bien travaillé et terminé l'œuvre car aucune aspérité parasite ne heurte son toucher. 69
En redescendant de l'échafaudage, il se prend à penser que la statue de saint Michel n'avait pas sa place dans la nef. Où le Seigneur voulait-il la situer ? Dans l'église, toutes les chapelles sont occupées; de Sainte-Marie à SaintPierre, aucune place pour l'Archange. Les dernières pierres seront scellées dans la soirée, et l'église très vite sera hors d'eau, elle commence à résonner des derniers coups de burins de la finition. L'évêque furieux revenant de réprimander un groupe d'ébénistes, s'en prend à nouveau au pauvre homme, il le rappelle : « Aucassin ! Il faudra que tu t'habilles un peu mieux pour travailler, non ? Tes guenilles ne font pas honneur à ton métier, et surtout à Dieu qui doit être peiné de te voir ainsi accoutré. Va chez 70
le tailleur d'en face, de ma part. Avec l'épidémie de lèpre, beaucoup d'habits ont été récupérés. Soit ils ont été brûlés ou revendus soit encore donnés aux religieux pour habiller les gueux. Les habits délavés font repérer les pauvres reconnaissables au milieu des riches qui arborent des tenues rutilantes. Choisis des vêtements qu'il récupère à chacune de ses sorties de charité. Dislui que je viendrai le payer par une pénitence en moins qu'il aura à faire lors de sa confession, ou plutôt sa liste interminable de péchés. Et puis, ça sera suivant mon humeur ! - Bien, Monseigneur, vous êtes bon ! merci beaucoup ! » Cette générosité spontanée doit dissimuler quelque manigance plus ou moins intéressée. 71
Cet évêque n'est-il point Judas ? Après l'avoir fait enfermer, il se rachète en s'occupant de sa garde-robe ? Étrange … Aucassin, remis de ses émotions, et profitant de la liberté qu'il commence à savourer, respire à pleins poumons l'air froid de l'hiver. Il se dirige vers l'échoppe du tailleurpécheur au manteau bleu turquoise. En entrant, il trouve le maître tailleur avec ses rouleaux de tissu dans les bras, qui s'exclame : « Tiens, notre revenant ! - Comment, notre revenant ? - Oui, je vous attendais ; le seigneur m'a donné quelqu'argent pour vous habiller chaudement. » Aucassin croit rêver, quatre ans d'absence, et le monde a changé, une nouvelle époque est née, faite de cadeaux et ça commence bien. 72
Le tailleur reprend d'un ton mielleux : « Vous voyez ami ! Je suis heureux de connaître autant de gratitude de la part de la noblesse et du ministère de Dieu. C'est très réconfortant pour un petit tailleur comme moi. Mais remarquez, je pense qu'il y a certainement anguille sous roche… - C'est vrai, cela me surprend aussi, acquiesce le vieux sculpteur. - En attendant, je vais vous faire donner un bain. Ma fille va vous préparer le baquet et elle vous coupera la barbe, si vous le voulez ! - Pourquoi autant d'attentions ? - C'est une façon de remercier Dieu qui a abrégé votre long séjour forcé et injustifié pour un crime inspiré par une tradition de votre corporation. Il faut oublier et pardonner ! - Mais … - Nous allons brûler vos haillons. Que 73
ce qui vous reste de tissu sur la peau s'envole en fumée, emportant dans ses volutes toute la misère que le Seigneur vous a fait supporter. - Oh ! vous savez, il ne se soucie pas de moi le seigneur, il préfère aller chasser ou courir la bergère ! - Ah ! non. Il met un point d'honneur à ce que vous repreniez votre place dans la société parmi nous, et à ce que vous viviez de votre Art comme avant. Son voyage à Jérusalem l'a beaucoup changé. Je le trouve plus magnanime aujourd'hui. La guerre Sainte remet les âmes en place et, plaise à Dieu, notre vaillant seigneur a retrouvé un équilibre et une sérénité inébranlables. » Il faut vous dire aussi, que sa jeune épouse Isabelle a été un exemple de chasteté durant sa longue absence. Aucun serrurier n'a approché d'un pouce la Commanderie pendant cette 74
longue période. Dieu sait que des nuées d'orfèvres de cet Art se seraient bien exercé la main et le reste pour quelques succès à consommer illico sur sa couche jolie. - Et elle n'a jamais demandé des nouvelles des misérables prisonniers gisant sous son logis ! » se désole Aucassin. Le tailleur prend les mesures, rajoutant une main d'étoffe en prévision du poids que son client devrait reprendre dans les jours à venir. Il va jusqu'à doubler la longueur du tissu en prévision, il disparaît dans l'arrière-boutique et revient avec un manteau d'un bleu magnifique. « Votre bain est prêt. Allez…et regardez en l'air au lieu de porter votre regard sur ma fille, elle est trop jeune, ne l’oubliez pas. - Mais… 75
- Je me comprends ! » Aucassin entre dans le bain chaud ; la vapeur le purifie par la blancheur de ses volutes. Les mains fines et douces de la jeune fille lui provoquent des dilatations inévitables qui font monter le niveau de l'eau. La pucelle ne remarque rien. Aucassin, gêné, plaisante, il parle du ciel qu'il n'a pas vu depuis trop d'étés, des travaux de l'église, de son expérience, de sa jeunesse. Comme pour gommer la différence de son âge avec celui de la jeunette. Avec sa quarantaine sonnée en prison, il est encore vert. Ses privations et ses quatre années de soupirs solitaires lui montent aux joues. Troublée par le regard qu'elle croise avec lui un bref instant, la jeune fille ressent cet émoi et s'enfuit dans la pièce d'à côté. 76
Sa toilette terminée, Aucassin revêt ses nouveaux habits. La toile rêche de la chemise de lin lui râpe le dessus des épaules. Le tailleur lui apporte son surcot et son manteau bleu azur avec des poulaines neuves. Le commerçant invite Aucassin à partager son repas. A table, l'ancien détenu ne peut pas encore manger normalement, son estomac rétréci par les privations ne peut accepter l'abondance ou les mets trop riches. Il accepte cependant un bout de fromage sec sur une tranche de pain noir et boit un gobelet de vin frais. Cette première collation lui donne du baume au cœur. La joie de vivre l'envahit à nouveau. Son optimisme naturel refaisant surface, il se met à sortir des bons mots devant le tailleur et sa jeune enfant, puis il chante une vieille ballade celtique qu'il avait 77
apprise lors de son apprentissage en Bretagne. « Curieuse, ta ballade ! remarque le commerçant. Les pierres qui marchent, et ces alignements des soirs de lune, c'est étonnant, ça existe vraiment ? - Je le pense, mais attention, c'est une ballade païenne qui retrace l'histoire de cette contrée hantée par les fées et les sorcières. Sa fille demande : - Aucassin, je voudrais apprendre ta ballade, tu veux bien ? - Bien sûr mon enfant ! - Ah ! - On pourrait prévoir cela pour un autre jour. Je ne serai pas loin, car je dois réaliser une sculpture pour le seigneur ; saint Michel terrassant le dragon. - Père, j'ai peur du dragon ! gémit l'enfant. - N'aie pas peur ma fille, ce n'est pas le 78
dragon qui doit poser, mais le seigneur. Le dragon n'existe que dans la tête de Maître Aucassin. » La fillette se blottit dans les bras de son père qui a du mal à verser un autre gobelet de vin au sculpteur de dragon. Puis, se penchant vers l'oreille d'Aucassin : « Vous savez, cette statue monumentale ira sans doute sur son tombeau, dans la crypte de la Commanderie. Il s'est toujours identifié à Saint-Michel. - Oui, je m'en doute répond Aucassin en pensant au seigneur qui souhaitait que l'Archange eût ses traits… la tête de Saint-Michel à son image. - Bon, il faut que fasse l'autre habit, celui que l'évêque vous paye ! interrompt le tailleur en se levant de table. - C'est incroyable, cette connivence qui me fait un froid dans le dos ! Ce n'est pas un hasard, c'est sûr ? 79
- Le hasard ? non, vous savez, il y a deux heures, vous aviez besoin de vous laver et de vous habiller. C'est fait, grâce à la coïncidence que vous vous trouviez chez un tailleur débrouillard et qui par bonheur, connaît les deux personnages les plus importants du pays. - Vous êtes choisi pour votre talent ou pour les services que vous leur rendez par ailleurs ? - Bon ! ça suffit ! il vaut mieux que vous arrêtiez là vos suppositions ! Vous allez tout de suite chercher une belle grosse pierre pour réaliser le plus magnifique Saint-Michel du monde chrétien, et puis, vous allez taper dur sur votre maillet en m'oubliant ! c'est compris ? - Oui monsieur ! - Allez ! bon vent ! » Le commerçant propulse Aucassin dehors avec rudesse, comme s'il ne 80
voulait plus le voir. Furieux, il lui indique qu'il lui fera porter son autre tenue près de son chantier, à la porte de la crypte. Aucassin traverse rapidement la rue, et, sans se retourner, se dirige vers la Commanderie ne comprenant rien à la colère subite du tailleur.
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Chapitre 4
Dans le cachot, Chilpéric et Jean attendent l'heure de leur libération qu'ils espèrent prochaine. Le temps passe, rythmé par les pas des soldats effectuant leur ronde habituelle. C'est l'heure de la soupe, une eau tiède et trouble accompagnée d’un quignon de pain moisi posé dans l’écuelle. De rares fois, des « yeux » à la surface de cette pitance, montrent que l'eau a dû passer sur un vieux bout de gras collé au fond de la marmite. La forme et le mouvement aléatoire des gouttes huileuses offre un moment de spectacle dans la faible lumière passant par-dessous la 83
porte. Le seul « divertissement » dans la cellule est rompu par l'absorption forcée de ce que les gardes-chiourme appellent un « banquet ». Un soir du printemps enfin, le garde de faction s’approche plus vite que d'ordinaire. Les clefs dans leur balancement s'entrechoquent et tintent joyeusement comme pour annoncer la liberté. « Oui, ça y est ! » annonce Jean à son frère assoupi. L'énorme clef tourne dans la serrure ; les loquets sont repoussés énergiquement. Deux soldats tirent nos deux frères hirsutes à la lumière du jour. « Allez ! passez devant, direction la salle du Conseil ! Dépêchez-vous ! - Mais … - Pas de discussion ! Le Seigneur attend et il n'aime pas ça du tout ! » Les deux prévenus, tenus en respect au 84
bout d’une lance, sont propulsés devant le Seigneur juge. Les voûtes peintes de la salle du Conseil invitent au recueillement et à la méditation. Les deux frères prient intérieurement. Le silence règne. Un courant d'air froid leur glace les mollets. « Mon Dieu, que votre volonté soit faite sur la terre comme ici ! Écouteznous, je vous en prie, faites que l'humeur du Seigneur soit allègre. Amen ! » Les yeux encore éblouis par la faible lumière du jour traversant le parchemin huilé de la fenêtre, les deux frères distinguent le Seigneur avachi sur son trône, lassé par les doléances qu'il vient d'écouter et les sentences prononcées. « A genoux étrangers ! ordonne-t-il. Vous parlerez l'un après l'autre. Avouez vite votre crime, je suis pressé. » 85
Chilpéric prend l'initiative : « Mon Seigneur ! que Dieu soit témoin de notre procès ; qu'il assiste de sa bonté le jugement et la sentence que vous allez prononcer. Je m'appelle Chilpéric de Saint-Gelais. Mon père, parti en éclaireur pour la croisade, revint blessé. Ses hommes le transportèrent de Terre-Sainte jusqu'en Poitou allongé dans un chariot tiré par deux énormes bœufs noirs. » Le Seigneur se lève : « Tu te moques ! Tu es fol ! Aucun Saint-Gelais n’a jamais échappé à ma reconnaissance, à mon assistance. Ne viens pas m’apprendre que je viens de commettre une méprise ; ne me rapporte pas que mes hommes ont été trompés par votre apparence de manants. Que Belzébuth les dévore tout crus ! Chambellan ! va me chercher le chef de la garde. » 86
La sentence se retourne immédiatement contre la propre garde du Seigneur. Une mise à pied est ordonnée et un blâme sévère est requis contre la patrouille entière qui n'a pas rendu de pré-jugement et n'a pas vérifié la qualité des prisonniers. Jean prend la parole à son tour : « Moi, je suis son frère cadet, Jean de Saint-Gelais ! Mon frère possède un médaillon qui prouve nos origines.». Chilpéric entrouvre son pourpoint limé, sort le médaillon, le détache et le présente au Seigneur qui l'observe avec attention. « Vo y e z , S e i g n e u r, c o m m e n t e Chilpéric, un Saint-Gelais est représenté avec ses couleurs flamboyantes. Un dragon crache le feu de la vie sur fond de gueules, au-dessus de trois cœurs entrelacés. - Ha ! ha ! Espèce de bandits, voleurs 87
de grands chemins ! tonne le Seigneur. Je peux affirmer que je descends de Clovis le Chauve Comte de Toulouse en présentant un quelconque colifichet ! Eh bien, je ne vous crois pas ! J'ai connu un Saint-Gelais sur la route de Jérusalem il y a longtemps. C'est vrai qu'il venait du Poitou. Mais tu aurais pu l'apprendre, par un des deux cents ménestrels qui chantent nos louanges dans tout le pays, car mille chansons ont été composées sur nos saintes et vaillantes batailles dans les monts de Judée. - S e i g n e u r, c r o y e z - n o u s , i n s i s t e Chilpéric nous sommes bien des SaintGelais. Je ne prendrais pas le risque de me présenter à vous en compagnie d’un soi-disant frère si ce n'était pas vrai ! - Le Comte de Saint-Gelais que j'ai connu n'avait qu'un fils ce me semble, 88
objecte le Maître de céans. - Jean, ici présent, fut recueilli lors de l'attaque de notre seigneurie par le Comte de Cherveux, explique Chilpéric. C'est mon frère de lait, plus proche qu'aucun autre frère. Cette épopée est retracée dans un livre d'heures que les moines écrivent depuis des siècles. Depuis la nuit des temps, ma famille est décrite valeureuse. La fée Mélusine, en un sort jeté sur notre famille, traça son destin qui est de vivre à ses côtés pour le meilleur et pour le pire… - C'est le pire ! jeune effronté, c'est le pire…coupe le Seigneur qui se gratte le menton et réfléchit. - Notre père veut construire un fantastique château sur le promontoire de Salbart reprend Chilpéric, une forteresse imprenable, où notre bonne fée Mélusine, si elle le désire, pourra élire 89
domicile en gage de reconnaissance. Les architectes sont convoqués, et nous souhaitons participer au projet. Nous tenons à assister à la pose de la première pierre de cet édifice de rêve. Seigneur ! que ma parole suffise à votre noble jugement, que notre vie soit épargnée, que la liberté nous soit accordée afin que nous puissions vous rapporter la preuve de notre bonne foi. Nous ne voulons plus vivre un seul instant dans ce cachot réservé aux criminels. Plutôt mourir tout de suite par la hache du bourreau. - Oui ! c'est bien le pire… » souffle le Seigneur constatant la noblesse de ces propos. Après un long silence, pesant, Jean ajoute : « Le crime de l'hiver passé est la seule cause de notre enfermement sans l’ombre d’un procès. L’homme était 90
déjà mort lorsque nous nous sommes penchés sur lui pour le secourir. C'est en le soulevant que nous avons découvert la dague plantée dans son flanc. - Celle-là ? demande le Seigneur en montrant l'arme du crime posée sur un coussin de serge rouge frangé d'or. - Oui, Seigneur, acquiesce Chilpéric, c'est bien elle. - Eh bien, je vais vous laisser une chance, déclare le Seigneur, car cette dague d'argent n'appartient pas à votre famille. Nous savons aujourd'hui qu'elle était possédée par une grande famille celte. Votre père, si j’ai bonne mémoire, ne portait jamais d’armes. Seule sa foi faisait trembler l’ennemi, vous avez hérité de sa bravoure et, à présent, je consens à vous croire. Aussi vais-je vous libérer. Que Dieu vous garde ! - Merci Mon Seigneur, grâces vous 91
soient rendues et que Dieu vous bénisse. » - Vous n'aviez pas d'armes non plus, poursuit le Seigneur, mais une langue très aiguisée, et un verbe incisif, savezvous que cette arme redoutable représente une menace pour nous, les gouvernants ? Alors quittez vite mon domaine ! Gardes ! rendez la liberté aux prisonniers redonnez-leur leurs effets personnels et veillez à ce qu’ils disparaissent d’ici au plus vite ! » Chilpéric et Jean sont aux anges : ils ont la vie sauve. Brusquement, le Seigneur se reprend : « Vous habitez près de l'Océan ? n’estce pas ? - Oui ! ce n'est pas très loin. En gabarre ou à cheval, il faut compter…. - Je vous accompagne ! coupe le Seigneur je me rendrai chez votre père et verrai l'Océan. C’est un vieux rêve 92
d’enfant. Il paraît que la lune fait monter et descendre les flots ? - Les marées, Seigneur ! - Allez ! Je pars avec vous sur l'heure. Et vive la marée ! Ah! Ah! Ah ! Le Seigneur, méconnaissable, ferait pleurer de rire une salle de garde tout entière avec son humour retrouvé, fin comme le fil d’une hallebarde neuve. - Quand vous le voudrez, Seigneur ! - Vous me promettez de voir le bout du monde ? questionne-t-il enthousiaste. Aurai-je le vertige en voyant la ligne bleue qui limite notre univers ? poursuit-il lyrique. - Vous désirez partir quand ? s’impatiente Jean. - Dès que mes affaires seront terminées. J'ai rendez-vous avec un sculpteur qui doit me statufier, et je suis à vous. - Bien Seigneur ! 93
- Dans huit jours, à peu près, ajoute-t-il. - Vous logerez dans une chambre à l'étage, ce sera plus confortable ! - Merci, Monseigneur.! » s’écrient les deux frères qui se retiennent de danser comme des fous au milieu de la salle d’audience. En montant dans leurs appartements, Jean fait remarquer à son frère que la captivité à été bien longue, en regard d’un jugement aussi expéditif !
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Chapitre V
La chambre est claire. Des vitraux à losanges de couleurs donnent un air de fête à la pièce dépouillée. Un grand lit robuste, à baldaquin carré, occupe le tiers de la chambre, avec de chaque côté, un fauteuil aux montants en X et à l’assise de cuir. Près de la fenêtre, le coffre sculpté est d’aussi belle facture : des scènes de chasse sont sculptées en bas-relief sur le pourtour. Les draperies sont soyeuses. Un grand crucifix en bois noirci, fixé au mur, surplombe un bénitier d'argent. Les rameaux de buis maintenus derrière, invitent à la prière. 95
Les deux frères s'agenouillent et remercient Dieu de l'heureux sort qui leur a été réservé. Des serviteurs entrent avec des fagots qu’ils allument dans l’âtre. Un peu de chaleur en cette soirée de printemps sera bienvenue. Dans la journée, les deux frères qui peuvent sortir sans escorte, vont rendre visite au tailleur, témoin de leurs malheurs. Ils passent aussi beaucoup de temps à l'église, pour admirer l'habileté des sculpteurs qui donnent les derniers coups de ciseaux aux personnages du tympan. Ces artistes attendent jour après jour que les bâtisseurs rassemblent et ôtent les échafaudages. Alors ils pourront enfin admirer leur œuvre en entier dans sa splendeur toute nue. Autour du chantier, les enfants cou96
rent et gênent parfois les compagnons. Ils chantent bruyamment des bribes de cantiques comme pour souhaiter une longue vie à cette nouvelle maison du bon Dieu. Les anciens viennent constater que leurs ancêtres et eux-mêmes ont bien œuvré pour le bien des âmes du pays. Qui a posé la première pierre ? Cet homme est mort depuis longtemps, et n'a dû voir que le dessin des fondations de son édifice, c'est tout. Que, du Paradis, Dieu lui permette de voir son œuvre terminée. À l'intérieur, les charpentiers finissent de démonter les étais du chœur. Sortant de l'église les deux frères aperçoivent leur attelage récupéré par un quidam le jour de leur arrestation. Certainement avait-t-il été mis au courant de leurs ennuis. « Et le cheval Merlin où est-il ? pense 97
Jean, Il a peut-être été vendu loin d'ici… - Faudra-t-il s'équiper pour continuer le voyage, ou bien le Seigneur fournira-til le nécessaire ? demande Chilpéric. - C'est probable, admet son frère, surtout avec la suite qu'il va emmener ! Sur les routes, une équipée de la sorte, escortée de soldats n'est jamais inquiétée par les bandits qui ne se risquent pas contre plus de dix hommes.
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Chapitre VI
Quelques jours après, le convoi s'engage sur la route de l'Ouest. Trois chariots le composent. Le premier est celui des deux frères, suivi par celui du Seigneur et, fermant la marche, le plus imposant transporte l'intendance. Les énormes chaudrons nécessaires aux lessives s’entrechoquent au rythme des cahots de la route. Une escorte de douze cavaliers en armes forme le rempart nécessaire pour traverser des contrées peu sûres. L’équipée traverse la campagne fleurie de ce début d’été, coiffée d’un ciel sans nuages. Dans ce décor paisible, la 99
caravane se déplace en glissant doucement sur les chemins noyés dans les hautes herbes. Les grillons accompagnent les voix des femmes qui chantonnent des berceuses enfantines à l'arrière du convoi. Le Seigneur et les deux frères galopent à côté du convoi pour rompre la monotonie du voyage, bientôt, ils devancent les chariots et repèrent un bois de chêne. Une verte prairie souligne sa lisière. Plus loin, miroite l’eau d’un étang certainement poissonneux. « Accueillant, cet endroit ! jubile Chilpéric. - Oui, une vraie auberge de verdure, mon cher Saint-Gelais ! Voyons cela d'un peu plus près…. » Les trois hommes mettent pied à terre. Le Seigneur s'approche de la rive de l'étang. Avec le bout d'un roseau, il 100
plisse la surface de l'onde et forme un remous qui soulève le mica mêlé au sable du fond granitique. Ces milliers de paillettes étincelantes virevoltent dans l'eau cristalline. Des dizaines de grenouilles plongent de tous côtés pour ajouter les ploufs à la fête d’étincelles. Leur vivacité les soustrait aussi aux éventuels gastronomes. Les soldats montent leur bivouac près de l'étang. Sur la berge, les lances en faisceaux forment comme des cages. La lumière du feu de camp attire les papillons qui se mêlent aux escarbilles dans une danse fatale. Cette atmosphère délie les langues. Le Seigneur a invité les deux frères à partager son repas du soir, à l’abri de son chariot. La tente de campagne, carrée, est érigée. Sur la table dressée, installée sur 101
des tréteaux, les pichets d’étain et les plats d’argent rivalisent d’éclats aux flammes dansantes des bougies. Chilpéric et Jean n'ont pas connu un tel apparat depuis presque dix ans, lorsqu’ils ont quitté Salbart. Ils pensent que la route va les y conduire inexorablement et cette idée fait apprécier davantage les douceurs de la bonne cuisine. Elle est préparée par les meilleurs éléments de la Commanderie, à chaque voyage et à chaque campagne. Le Seigneur s'est constitué au fil du temps, un noyau de fidèles serviteurs et de soldats, dans lequel règne une confiance à toute épreuve mêlée à une complicité indestructible. Le Seigneur entretient le moral de ses soldats comme un grand chef de guerre. Il lance une première chanson de corps de garde, que les soldats reprennent en chœur et à laquelle ils rajoutent d'autres 102
paillardises. Toute la nuit, le vin coule à flots. Ces refrains et ces chansons hurlés plusieurs fois, le coude levé en rythme font que, la fatigue aidant, certains s'endorment et ronflent bruyamment jusqu'à couvrir les histoires du Seigneur. A un moment, Chilpéric narre l'histoire de la nuit du nouvel an, où le Seigneur d'Auvergne fut poignardé par le grand Celte saoul. Jean rajoute : « Il court encore dans la campagne ; il faut lui faire payer son geste félon, à moins que Dieu ne s'en soit chargé luimême ! - Que l'implacable justice divine s’accomplisse ! » déclare le Seigneur en se signant d'un geste encore assez précis pour cette heure tardive. Constatant néanmoins que ses difficultés motrices risquent de ternir 103
l'image de la soirée, il déclame : « La noblesse d'un roi fait tenir droit la tête. La faiblesse d'une heure n'entache pas la fête ! » Cette maxime, qui n'a jamais été divulguée, ne figure dans aucun écrit. Elle fut créée par des ménestrels invités lors de son adoubement par Louis VII à Reims. Depuis, aucun membre de sa noble famille n'a présenté quelque faiblesse que ce soit, face aux libations. La tradition veut que chacun se retire dans sa tente dès que le Seigneur donne un premier signe de fatigue, c’est à dire à son premier bâillement. Les soldats s'organisent pour assurer la garde.
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Le Seigneur salue ses convives et leur dit : « Haaaââ ! (bâillement) Vous voyez, je me sens chez moi quand je suis loin avec mes hommes. J'aime bien être en campagne, l’aventure, les grands horizons, l'air libre. Allez ! bonne et douce nuit mes chers Saint-Gelais ! - Bonne nuit, Seigneur ! » répondent Jean et Chilpéric. Le Seigneur s'adresse à ses lingères qui, pour la nuit, doivent éteindre le feu sous le chaudron où a trempé la lessive, car, demain matin, il faudra le charger dans le chariot. D’une seule voix, elles lui répondent : « Bonne nuit Seigneur ! » Les deux frères lancent la même politesse au campement tout entier : « Bonne nuit les amis ! » 105
La nuit s'avance ; les « tut-tut » des crapauds se sont tus ; exténués et bredouilles, et faute de grenouilles, ils remettent à demain leurs concerts amoureux. La nuit s'enveloppe de silence à peine troublé par le chuchotement des gardes prenant leur quart. Le feu devient un cercle de braises rouges qui clignotent à la dernière brise de la nuit. Les quelques gouttes de pluie du petit matin font bruisser les tisons qui couvent sous la cendre, en lançant des petits nuages de vapeur accompagnés d'un bruit sourd. « La pluie du matin n'arrête pas le pèlerin ! » C'est le proverbe que glisse Nicias, le major domus (majordome) en réveillant le Seigneur et lui souhaitant une bonne journée. 106
La pluie gêne quand même les préparatifs du départ et les tentes roulées, humides, pèsent double poids. Le chemin, boueux, ralentit aussi la progression des chariots qui parviennent au village de Bugeat, franchissant l'octroi sans bourse délier. Bannières au vent, le convoi présente un certain rang, et l’on ne fait pas payer d'éventuels ennemis ! Le paiement est incontournable pour les autres, les voyageurs, les commerçants, et les paysans. Entre Seigneurs, ces quelques sols seraient mesquinerie, cette attitude n'a pas droit de cité, c'est une entente entre les différentes Seigneuries et Commanderies, faible rempart contre les guerres. Au lieu de l’habituelle réquisition ou invasion, en temps de paix, l'auberge de la place est investie d'office, contre un honnête paiement. Le bon Seigneur offre l'étape à sa suite. Pour lui, un bon 107
bain chaud et des draps dans un vrai lit. Nos deux frères sont aussi hébergés dans une grande chambre. Dans les écuries, de la paille fraîche attend les bêtes fourbues. Pour ses hommes, et dès son arrivée, le Seigneur a commandé discrètement une nuée de ribaudes à trousser dans les paillers et autres douces cachettes. Tout cela donnera du cœur à la troupe pour continuer la route. Tout le monde s'affaire…Les lingères étendent leur lessive dans la cour de l'auberge, en chantant de vieilles chansons du Limousin. Des soldats de corvée réparent les tentes fatiguées par les démontages successifs. Les chevaux inspectés par le maréchal-ferrant du village, hennissent pendant qu’on rajuste leurs fers. Le 108
gros forgeron se frotte les mains car il reçoit une gratification du chef écuyer pour chaque bête ferrée à neuf. Du haut du perron de l'auberge le Seigneur observe son petit monde. Il est gai, aujourd'hui ; le temps s'est levé, le soleil sèche le déluge, la table a l'air d'être de bonne tenue. Les soldats se dirigent en ordre vers les écuries pour préparer leur paillasse et brosser les chevaux.
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L'aubergiste a le visage d’un sanglier des Ardennes austères. On devine son nez qui plisse dans sa grande barbe à poil dur, lorsqu’il tente un sourire. Avec une voix à faire détaler une harde de loups affamés surpris en plein repas, il s'adresse au Seigneur et aux deux frères Saint-Gelais. « Nobles Sires ! bienvenue à l'Auberge du Chien-Rouge. Je vous propose un séjour de rêve avec des grands lits moelleux, et garnis si vous le désirez !
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À ma table, ce soir : Oreilles de porc. Pieds de porc. Jambon fumé. Saucisses et saucissons. Queue de cochon grillée Faisans farcis aux marrons Gigots de chevreuil à la broche Choux pommés braisés Haricots blancs pour la musique. Potiron en marmelade. Pour le palais : Hypocras à volonté. Hydromel en début et fin de collation. Et si vous le désirez pour le final : Les tripes de la patronne ! Voilà ! Ha! ha! ha! » Le gros tenancier hirsute s'esclaffe avec l'humour glaiseux et gras des campagnards de la région. Devant l'air 111
impassible de nos trois voyageurs, baissant la tête, il se reprend en raclant plus i e u r s f o i s s a g o rg e , e t a n n o n c e calmement : « En attendant, je vais vous présenter vos chambres ! »
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Chapitre VI
Le lendemain matin de leur installation confortable à l'Auberge du ChienRouge, le Seigneur invite Jean et Chilpéric à chevaucher avec lui pour aller rendre visite à un vieil astronome qu’il a connu autrefois et qui doit encore habiter dans la contrée. L'aubergiste qui a entendu parler de cet homme, indique la route à prendre. En suivant attentivement sa description, le Seigneur se souvient de ces lieux qu'il parcourut naguère. Trois chevaux frais et harnachés s'enfoncent dans la forêt voisine au grand 113
galop. Sur leur chemin, nos amis rencontrent un groupe de bûcherons qui empilent des charretées de bois coupé pour leur négoce. Sortant de la futaie, surgissant dans la plaine, ils dérangent une bergère qui, affolée, commande à son chien fidèle de rassembler ses moutons apeurés par la course rapide des chevaux. Plus loin ils rencontrent de solides paysans, les fourches de bois luisant sur leurs épaules, rejoignant leur champ pour les fenaisons. Les chaumières du pays ont un air résigné. Leurs toitures, tombant jusqu'au sol, leur donnent un air de vieux animaux courbés attendant leur mort prochaine. De l'herbe pousse sur le chaume noirci par le temps. Les serfs du pays sont serviles et les gens d'église les maintiennent encore dans la terreur du Tout-puissant et du diable confondus. C’est le paradis pour les Seigneurs, 114
c’est confirmé par les mille révérences que font ces petites gens sans visage, sur le passage des trois nobles cavaliers. Après quelques heures de cheval, la maison du savant est en vue. Sur le seuil de sa porte, une croix indique les points cardinaux ; l'entrée est située à l’orient. La porte n'est pas fermée ; le Seigneur la pousse simplement ; elle grince de n'être que rarement ouverte en grand. Il pénètre dans la pièce, suivi des deux frères. Au fond de la pièce, dans un entrelacement de suspensions diverses, au milieu d'un écran de toiles d'araignées, et derrière une pile de livres énormes, une lampe à huile éclaire faiblement un crâne humain posé sur un chaudron renversé. Un vieil homme habillé d'un mantel de grosse toile brute écrit sur un parchemin. Sa 115
calvitie totale le fait ressembler à un moine. Ses petits yeux brillants pétillent. En levant sa plume, il considère les voyageurs et fait un peu de place sur sa table. « Bonjour nobles étrangers ! que me voulez-vous ? - Bonjour, Elséa ! dit le Seigneur. - Diable ! …doux Jésus, Marie, Joseph et tous les Saints ! - Oui, Elséa. C'est moi, ton élève. Je viens te voir avec deux amis qui m'accompagnent. Ils me guident jusqu'à l'océan que je ne connais pas ! » Le vieil homme, touché en apparence, reprend la parole et s'adresse au Seigneur : « Je ne t'ai pas oublié, mon fils. Depuis que ton père m'a renvoyé, je suis là et travaille à ma découverte qui a coûté ma disgrâce. 116
- Oui, mon cher professeur, j'ai beaucoup souffert de notre séparation. Depuis, je n'ai plus reçu un bon enseignement des choses de la vie, de la magie de l'écriture et des mathématiques. …Jamais plus ! - Tu vas me faire rougir, à mon âge ! soupire le vieux savant. - C'est un colporteur qui m'a révélé ta retraite et m’a dit où tu te trouvais, je le sais depuis plus de treize années. Entre-temps, je suis allé à Jérusalem, en reconnaissance pour reconquérir les Lieux-Saints. J'ai appliqué ce que tu m'as enseigné sur les hommes. - C'est bien, mon garçon ! Je peux t'appeler ainsi, n'est-ce pas ? Je t'ai vu naître ; la vie était plus simple en ce temps-là. - Mais que fais-tu en ce moment ? demande le Seigneur. 117
- Je rassemble des descriptions tirées de mes notes de botanique et parallèlement, je mets à jour mon traité d'astronomie. J’étudie encore la relation entre les astres et la croissance des végétaux, et je cherche à connaître et à décrire leurs propriétés médicinales. - Tu consignes toujours les écrits essentiels avec ta plus vieille plume ? - Oui, c’est un rituel, celle-là n’est pas trop ancienne, l'oie qui l'a portée est entrée dans l'autre monde depuis au moins une année. - Tu te souviens de ce que tu m'apprenais en écriture ? Les lettrines avec des messages à la postérité, les dessins décrivant nos soucis, nos angoisses. Tu craignais que je ne devienne qu’un simple moine copiste, offert par mon père au monastère pour le salut de son âme ! - Je me souviens surtout d'avoir pris ta 118
défense, des paroles que j'ai prononcées pour faire front aux côtés de ta mère et de tes tantes. Des paroles et des raisonnements païens à faire excommunier Jésus lui-même. Pour cet affront, ton père m'a chassé et m’a persécuté longtemps ! - Que Dieu tout puissant te bénisse pour ton courage ! s’écrie le Seigneur. - Vous allez rester avec moi ce soir ? demande Elséa avec un sourire plein de bonté. - Hélas non, car nous devons rejoindre mes hommes stationnés à l'auberge du Chien-Rouge de Bugeat et rendre les chevaux. Demain matin, nous poursuivons notre route vers l'ouest, vers l'océan. - Ah ! l'Ouest ! je connais bien ! se réjouit le vieil homme. L'océan un élément très riche en enseignement sur notre égocentrisme latent. Des marées 119
incessantes d’épreuves qui rendent modestes tous ceux qui ont voulu les conquérir. Abreuve-toi de son eau, prie sur les vagues qui te sembleront les mêmes et qui pourtant sont toutes différentes, et depuis la nuit des temps. Une création sans cesse renouvelée. En cheminant vers l'horizon, sur le sable découvert, profite des marées pour te sentir un homme marchant sous la mer. Pense à cette masse d'eau qui serait au-dessus de ta tête à la pleine mer, aux méduses lumineuses, aux astres mêlés, à cet élément nourricier créateur du vent nouveau qui s'élance comme un souffle de vie sur nos terres. Pense aux esquifs qui ne reviennent jamais, aux âmes ensevelies, aux chants des sirènes qui n'obtiennent pas de réponses en écho. Tu vois mon travail touche à sa fin et je ne sais pas encore comment percer le secret des éléments. 120
Je sais que la terre est mer, que l'air est chair, cela pouvant être inversé, bousculé par la seule volonté de l'homme. L'esprit peut tout. La vie s'organise, établit un programme que nous saurons p e u t - ê t r e u n j o u r m o d i f i e r, m a i s l'homme ne sera jamais supérieur à la nature, et ne pourra simplement que mettre en forme et en équation les éléments que la chance voudra bien lui donner l'occasion de saisir. Rien ne sera jamais artificiel, même si un orgueil aveugle leur fait croire l'inverse. Des événements extraordinaires, des circonstances seront baptisés « des forces surnaturelles », c'est tout ! - Bien…Mon cher Elséa, je vois que tu n'as pas changé ! Toujours aussi enflammé. J'en suis heureux et je voudrais que jamais le monde ne te perde. Je t'aime ! sache-le ! » 121
Le vieux savant laisse transparaître la gêne causée par ce compliment émanant d'un de ses élèves préférés. Un enfant de noble origine qui est aujourd'hui devenu un homme et qui a bien profité de son enseignement de la tolérance et de l’amour de son prochain. Pour les deux frères, le Seigneur ne ressemble plus du tout au juge intraitable qu'ils ont connu, oubliant ses prisonniers dans un cachot pendant qu'il voyage pour son plaisir. À ce moment précis, leur pardon est total. Chilpéric et Jean sont interloqués par l’envolée magistrale du vieux savant qui montre que l'esprit humain peut accéder à la vérité et à la sagesse. Sans mot dire, Chilpéric et Jean ressentent que le Seigneur vient de les accepter enfin comme des Saint-Gelais, qu'aucune ombre, aucun doute ne plane 122
plus dans son esprit. Leurs regards se croisent et, dans un sourire complice, ils prennent congé du vieil homme qui se replonge immédiatement dans son herbier. Sur le chemin du retour, Chilpéric demande au Seigneur des précisions sur la rupture d'Elséa et de son père. « Ah! c'est une sombre histoire d'amour, celui qui mit le feu à la province entière. Outre l’aspect religieux des pensées d'Elséa, il y eut une autre histoire, bien plus humaine celle-là ! - Ah bon ? s'exclament les deux frères. - Mon père avait une servante tellement belle que votre Mélusine elle-même ne se serait plus jamais mirée dans une onde claire. Elle était belle comme le jour, la nuit, la pluie, le soleil, le ciel étoilé, l'univers tout entier. Moi-même, enfant, je ressentais son rayonnement. 123
Mon père aimait simplement sa compagnie. Elle égayait de sa présence les murs sombres de la Commanderie. Un dimanche, il découvrit Elséa avec elle dans la paille de la grange. Il la vit se jeter sur lui, dans un rire d’enfant, pour l’embrasser. Je préfère passer sur les détails. L'orage le plus violent eut été une minable étincelle entre deux silex, à côté du cataclysme que mon père a provoqué. Il a voulu expédier Elséa aux galères de la Méditerranée. Elséa s’enfuit grâce à la complicité de quelques femmes de la ville. La jeunette fut cloîtrée dans un couvent de Lombardie. Avec ma sensibilité d'enfant, je ressentis cet exil comme une injustice. Cet événement a été une des raisons de mon engagement pour me rendre en TerreSainte préparer la Croisade, quelques années plus tard. Je voulais comprendre 124
comment un homme peut faire dévier le destin d'un autre. Je suis heureux d’avoir gardé le souvenir d'Elséa intact, et d’avoir retrouvé chez lui, malgré son âge, une force de caractère, une énergie de jeune homme, et tant d’amour ! Mon vœu est accompli : lui témoigner le mien avant de quitter ce monde. Que Dieu pardonne à mon père qui, par malheur, fut assassiné par un manant, sur le parvis de notre ancienne église.» Le Seigneur encore troublé par la visite chez Elséa, ne dit pas un mot de plus sur le chemin du retour à l'auberge.
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Chapitre VII
A leur arrivée, ils trouvent les soldats qui se promènent désœuvrés dans la cour. Plus loin un groupe près de la grange rit, contant fleurette aux jeunes filles du village, en esquissant des r o n d s d e j a m b e s a v e c d e s e ff e t s comiques. L'aubergiste accueille nos trois amis de sa voix de stentor : « Alors, mes Seigneurs, avez-vous trouvé ce vieux fou ? - Vieux fou toi-même ! gargotier de Satan ! c’est mon ami et mon père spirituel. - Spirituel ? 127
- Garde-toi de juger et retourne à tes marmites nous préparer un plantureux repas à nous faire éclater la panse ! Le vin est-il tiré ? - Oui, Maître, bien Maître ! Pardonnez mon ignorance ; je ne suis qu'un misérable parmi les misérables. - Va et régale-nous pour la paix ! - Bien, Seigneur Maître ! » Le tenancier s'enfuit au fond de son antre et retrouve sa grande spatule en bois qu'il tourne dans un immense chaudron fumant suspendu à la crémaillère, dans l’âtre. Les servantes s'activent et placent sur les tables les pichets de vin, les tranchoirs et les gobelets et le premier plat, une terrine de sanglier hérissée de couteaux. En un rien de temps, une meute de bûcherons, paysans et autres célibataires envahit la grande pièce où flotte un mélange de fumets et d’effluves. Jean se saisit d’un 128
gros pain, et avant de l'entamer, il le signe religieusement du bout de sa lame, puis le tranche. Ce pain, vite engouffré dans ces bouches affamées, interdit la moindre parole et le brouhaha perd de l’intensité par vagues. Au début du repas, la mastication bruyante et les premiers rots remplacent les discours. Les gobelets d'hypocras se déversent dans les gosiers assoiffés et les « Ah ! » de satisfaction fusent de toutes parts. Dans l'immense cheminée, les flammes sont ravivées par la graisse du sanglier embroché qui coule en chuintant. L'odeur du lard brûlé envahit la pièce dans un voile de fumée bleutée. Les femmes se tapissent dans les coins de la salle, elles s'agitent pour servir le pain et le vin, au moindre éclat de voix, au moindre geste, esquivant les grosses mains baladeuses. 129
Les hommes parlent fort ; car le ton monte avec le vin servi à volonté : « Allez, fille, sers-moi ! Donne-moi à manger, tudieu ! Tu es belle ! t’es bien fessue ma mignonne, comme j'aime. Que fais-tu ce soir, au bout de la chandelle ? - Je ne suis pas d'ici ! je rentre tous les soirs à la ferme, accompagné de mon frère qui est bûcheron. - Ah ! avec sa cognée sur l'épaule, au cas où il rencontrerait un vieux loup comme moi ? - Mais non ! - Comment ? tu penses qu'il me laisserait t'approcher ? » À ces mots, la femme de l'aubergiste qui a vu le manège depuis un petit moment, s'essuie les mains à son grand tablier, réajuste sa coiffe et plante son décolleté devant le nez du client. « Espèce de vieux cochon ! laisse ma 130
Ninette jolie ; bas les pattes, satyre ! - Grrr ! fait l'homme, piteux. - Allez, c'est la tournée du patron ! coupe-t-elle pour faire diversion. Du vin pour tous ! » crie-t-elle à la cantonade car elle sait que ces situations doivent être noyées dans le noa. Elle sait aussi que les hommes refoulés de la sorte sont quelquefois méchants. Leur faux honneur blessé les rend capables de réduire l'auberge toute entière en miettes. L'autre jour, pour un mot de trop, mal digéré, l'auberge fut transformée en champ de bataille. Une orgie inqualifiable au cours de laquelle les estropiés, les éborgnés, une patrouille de vieux soldats esseulés tous plus ivres les uns que les autres ont décroché les jambons et les saucisses du plafond noirci avec les tabourets qu’ils se jetaient en travers 131
de leurs trognes ensanglantées. La ruine pour le patron et sa femme, qui avec les servantes, ont préféré fuir la bataille. Ils se cachaient pour éviter de voir disparaître les objets devenus des projectiles ou bien qui étaient simplement dérobés par les hommes en furie. L’incendie fut évité de justesse grâce à l’arrivée de six pèlerins de SaintJacques qui ne demandaient qu’à faire étape et ont calmé facilement les combattants qui ne savaient plus pourquoi les pichets volaient et se découvraient leurs blessures avec étonnement en grommelant.
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Dans le coin de la pièce, Chilpéric, Jean et le Seigneur invitent un troubadour à leur table, il raconte et colporte des légendes et les vend sur les marchés. Elles sont accompagnées de plaques de bois sculptées illustrant les paroles. Les trois voyageurs lui demandent de leur dévoiler son répertoire. Aussitôt, le jeune homme déroule son programme jusqu'au moment où Jean l'arrête : « Celle-là ! Celle de la fée Mélusine ! Elle m'intéresse, car nous sommes de sa région, et nous y retournons de ce pas. - Ah ! Mélusine ! » Le jeune colporteur cherche dans sa besace et en sort une magnifique plaquette de bois sculptée où l’on distingue la fée Mélusine. Pour qui ne la connaît pas, sa queue de serpent, ses ailes de chauve-souris et son hennin à double pointe lui donnent une allure 133
peu sympathique. Sur la gravure, elle est penchée sur un petit garçon qui pleure au milieu des flammes sur un champ de bataille jonché de cadavres. « Racontez-nous une de ces légendes, demande le Seigneur en faisant pirouetter une pièce d'argent sur la table. - Bien, Messire ! - Taisez-vous, bandes d'ivrognes ! s’insurge Jean pour faire taire le tohubohu dans la salle. Ce jeune homme va nous raconter une légende ! Écoutez, bande d'ignares et retenez-en bien la morale ! Je pense que cela vous fera le plus grand bien ! - Ha ! ha ! ha ! s’exclament quelques soldats éméchés qui scandent : « Une histoire ! une histoire ! » Les bras en croix, le Seigneur ordonne : « Chut ! Sacrebleu ! » Cet ordre cinglant cloue le bec à des clients trop bruyants. 134
Avec l’autorité due à son rang, sa posture altière et sa tenue princière, il impose le respect. Ses armes brodées montrent un dragon d'or sur fond de gueules, trois cœurs entrelacés qui symbolisent sa droiture et sous le blason étincelant, la maxime de sa famille : « QU'IL SOIT AINSI ! »
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Personne ne dit plus mot. Le silence est troublé seulement par le feu qui crépite encore. Tous les yeux se tournent dans la direction du jeune troubadour qui lance sa chanson après trois premières notes sur sa vielle : « La terre ne portait que des larmes et des leurres. Menteries, fourberies, et d'autres maux pour l'heure. Mélusine, noble fée, de ce fait alertée, De la terre et des airs fit un autre panier. Les soldats oubliés de plaisirs s'enivrèrent La paix bien revenue, mon Dieu, quelle aubaine ! Les femmes heureuses et gaies en filaient de la laine. 136
Des fleurs nouvelles dans les champs apparaissent La nature en soleil inonde sa parure. La mort de la haine est brutale et fatale. Et ainsi l'amour règne encor à prendre sur étale.
Mélusine à Salbart, en son château joli. De cette aubade belle, tout le ciel s'en nourrit. Vous qui m'écoutez, en plus simple appareil, prenez-en de la graine et faites tous pareil. »
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Les clients applaudissent ; les femmes sous le charme de la mélodie suave, sèchent leurs yeux larmoyants d'émotion. Il est très rare qu'un poète se produise ainsi dans une auberge Ils ne chantent généralement que devant les nobles assistances. Le Seigneur prend la parole en connaisseur : « Que ce jeune artiste soit loué ! Que son noble art berce nos songes ! » L'aubergiste, qui ne veut pas être en reste, complimente le jeune ménestrel : « Merci, mon ami ! Je te fais grâce de ton paiement. Garde tes sols pour tes chansons et reviens régaler nos oreilles assourdies par les hurlements de ces rustres !
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L'hypocras coule à flot ; la nuit s'éternise. Les longues et lourdes tables supportent les bustes des hommes ivres morts dormant sur les reliefs du repas. La scène est habituelle. Certains sont retirés dans les granges, étables, écuries, poulaillers, partout où un toit les abrite des regards de Dieu. La dernière chandelle soufflée, la nuit s'installe dans la grande pièce encore enfumée. Le Seigneur, Jean et Chilpéric regagnent leurs chambres.
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Chapitre VIII
Ce matin, le Seigneur est fin prêt, les attelages en ordre. « L'Océan nous attend ! » proclame le chevalier à la noblesse d'âme retrouvée. Son image a changé: plus humaine et plus sereine. Chilpéric et Jean en ont le cœur tout en émoi. Qu'un homme aussi dur soit devenu le plus attentionné des compagnons de route, est miraculeux. Il est maintenant accessible et aborde tous les sujets sans complications, d'égal à égal, depuis qu'il a admis les origines de ses compagnons de route. Un doute subsiste à propos de Jean qui pourrait être un champi ou un enfant de la lèpre, 141
mais pourquoi pas de noble famille aussi ? Sa préoccupation de commander le départ l'emporte sur ces questions aujourd'hui sans aucune importance. Le départ est enfin ordonné. Les chariots sentent le propre ; les vêtements lavés sont empilés à même la paille fraîche étendue sur le plancher. Au-dessus, les bâches ont été retendues. La plaine est éclaboussée de soleil. Les soldats ouvrant la marche, fatigués de leur nuit, s'endorment, leur tête aussitôt relevée par un réflexe qui la projette en arrière. La route est belle. Dans les champs alentour, des paysans mettent en meules des gerbes de foin odorantes. Les enfants courent autour de ces huttes végétales avec des cris de joie. Au loin, les créneaux d'un immense château-fort 142
se découpent au-dessus de l'horizon de plus en plus plat. C'est Châteauponsac aux blanches murailles, cité baignée par la Gartempe. Ils entrent dans la ville quelques instants plus tard. Le château est tout juste terminé ; des pierres de taille non utilisées jonchent encore l'immense chantier blanc de poussière. Une pause est ordonnée à l'abri des fortifications. Les chevaux s’abreuvent dans une fontaine et broutent de l'herbe fraîche bien méritée. La tête en l'air, les soldats se racontent des histoires le siège et l’assaut de certains châteaux plus faciles à prendre que celui-là, ils se sentent comme des fourmis au pied de cette imposante masse de pierres. « Pas la peine d'attaquer la place les amis ! Il vaudrait mieux faire de la dentelle, au Puy-en-Velay, que d'escalader 143
ces remparts ! plaisante un soldat assis sur un ballot près de l'intendance. - Hé ! les gardes, attention, debout ! » crie le capitaine qui lance un « garde-àvous » impérieux. Une patrouille du château vient à leur rencontre : « Où est votre Seigneur ? - Là, dans son chariot, au milieu du convoi ! - Bien. On va lui présenter l'invitation de notre Sénéchal. - Suivez-moi ! » propose un soldat. Pendant ce temps, les autres se mettent à parler, à échanger de bons mots, des histoires drôles. Une certaine amitié s'installe. « On connaît une gargote bien accueillante… explique d’un air entendu l’une des sentinelles. Si vous restez ce soir, préparez-vous la luette et 144
aiguisez le reste ! Ici, on rigole pas avec la rigolade. - C'est bien entendu, mes amis, rétorque un voyageur, on reviendra. Manque de chance, on doit partir après cette pause. - C'est dommage ! Enfin ! Il faut bien que la route se fasse ! » Pendant ce temps, la patrouille se dirige à pas cadencé vers le chariot du Seigneur. Il apparaît de blanc vêtu, repoussant la bâche d'un geste ample. Ses armoiries resplendissent au soleil. Aucun doute, c'est bien lui, le chef. Il saute d'un bond à terre. « Messire, déclare l’émissaire, le Seigneur de Châteauponsac désire vous inviter à sa table. Il nous a missionné pour vous quérir sur l'heure ! - Bien, mes braves. Je suis à vous ! »
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Le Seigneur prend congé de ses amis Chilpéric et Jean, et suit la patrouille de lanciers sur son cheval, en songeant que cette équipée évoque l'image d'une retraite, une reddition, un « bas les armes ». Ce n’est qu’une vision, fort heureusement, la paix en ce moment règne sur tout le pays et c'est tant mieux. Les soldats eux, ne pensent qu'à la guerre. Ils n'aiment pas le drapeau blanc qui les laisse impuissants comme des soldats de plomb rangés sur une étagère, époussetés par un plumeau hebdomadaire. Ils pensent tous que les hommes dignes de ce nom sont obligatoirement belliqueux et qu'ils doivent se battre d’une manière ou d’une autre. La herse du château se referme lourdement en grinçant près le passage du Seigneur et de son escorte. Nos deux 146
frères et les soldats n'ont plus qu'à traquer la grenouille dans l'eau des douves recouverte de lentilles. Quelques enfants se joignent à eux et troublent de leurs cris la partie de pêche. Chilpéric évoque le marais de leur Poitou natal : « Tu sais Jean, quand on était à la pêche avec les enfants de nos serfs… - Oui, bien ! je me souviens de ces moments. - La petite Lucile, tu te souviens de ses cheveux ? - Oh, oui ! des blés ! - Elle est partie avec ses parents lorsqu'ils ont fui la lèpre qui décimait les environs. Je voudrais bien savoir où elle se trouve aujourd'hui ! - Je sais que ton cœur battait pour cette petite paysanne. - Hélas ! la noblesse de mon berceau m'a interdit de l'aimer en plein jour. 147
Pourtant, nos sens vibraient au même rythme. - Dis-moi ! C'est pour cela que tu acceptes de bon gré d'être pris pour un manant ? - Un peu. C'est pour cela que je ne fais jamais étalage de mes origines, et toi aussi d'ailleurs, pas vrai ? - Oui… On a failli payer très cher cet anonymat ! Cette modestie affichée face au Seigneur aurait pu nous coûter la vie… - Mais notre sang bleu, même démontré, doit être prouvé, tu as remarqué ? - À qui le dis-tu ! soupire Jean. - Tu es un Saint-Gelais ; c'est tout ! - Si tu le dis… - C'est fini ! On n'en parle plus ! - C'est d'accord ! conclut Jean » En un instant, la pêche miraculeuse remplit les paniers. Aidées par les enfants, les femmes du convoi viennent 148
chercher les grenouilles pour leur faire réaliser une dernière mue : la métamorphose des batraciens en un mets succulent.
Quelque temps plus tard, le Seigneur revient, marchant à côté de son cheval. Il sourit aux deux frères. « Seigneur, remarque Jean, le temps à l'air de vous plaire ; l’état de votre humeur me semble très allègre. - Oui, Jean ; je suis heureux. J’ai rencontré un prince de l'architecture ; son château regorge d'idées nouvelles. - Racontez-nous ! - En effet, cela pourra vous aider à Salbart. - C'est intéressant ! appuie Chilpéric. - Si vous le désirez, je resterai avec vous, quelques jours à Salbart avant de 149
repartir pour l'Océan, juste le temps de vous éclairer de mes nouveaux talents d'architecte. - Bonne idée ! répond Chilpéric. - Voyez-vous, Seigneur, reprend Jean tout de go, je ne regrette plus d'avoir passé quatre années de ma vie au fond de votre cachot ! Cela nous a permis de vous rencontrer, d’apprendre à vous connaître et maintenant, de bénéficier de votre aide pour construire le plus beau château d'occident. Mélusine, c'est sûr, y est pour quelque chose… - Oui ! je pense ajoute Chilpéric, cela deviendra peut-être plus tard une légende comme la chanson du troubadour de l'auberge l’annonçait : Mélusine à Salbart en son château joli De cette aubade belle tout le ciel s'en nourrit… 150
- Elle est belle cette ballade…acquiesce Jean. Tu sais, ajoute-t-il, les souterrains sont déjà commencés ; nous ne pourrons plus apporter d’améliorations que sur la structure visible. - J’espère surtout que notre père aura la patience de nous attendre pour poser la première pierre, ajoute Chilpéric. Aucune armée ne pourra se risquer à se frotter à cet ouvrage. Les assaillants briseront leurs armes et leur moral sur nos remparts. - Mais, mes amis, intervient le Seigneur, vous parlez encore de la guerre ? C'est une fois de trop, car cela ne correspond plus aux prophéties de la chanson de Mélusine ! Château joli , aubade belle… Vous rendez-vous compte de cela ? - C'est vrai, Seigneur ; il paraît que des monstres sanguinaires sont déterminés à envahir le Poitou !. 151
- Que le Diable les emporte, noyés avec leur armée dans une dysenterie générale, liquide et malodorante Pudieu ! - Comme vous y allez, Seigneur ! - Pas de pitié pour ces chiens ! Pourtant, il y a mieux à faire que de se battre, morbleu ! - Construire par exemple…susurre Chilpéric en souriant pour oublier ce sujet sinistre ! - Puisque vous me faites l'amitié d'accepter mes conseils, vous pourrez m'appeler : Lorrain. - Lorrain de Ventadour ? C'est trop d'honneur ! - Mais non ! ma famille fut consacrée par Louis VII le Jeune. Cet anoblissement récompensa un fait d'armes d'un de mes ancêtres devant Avignon. C'est notre fier Godefroy-de-Bouillon luimême qui a proposé cet honneur. Mon prénom perpétue ainsi sa mémoire. 152
Enfant, je ne voulais pas que mes cousins m'appellent Lorrain, car il leur était un peu facile de se moquer de moi : « Lorrain, le gros boudin dans le bouillon tout froid… » et j'en passe… C'est la seule raison qui provoque le silence autour de mon prénom à la Commanderie. C'est devenu une courtoisie imbécile, une coutume de mon entourage. Vous avez lavé tout cela par votre seul contact, en me faisant confiance malgré tout le mal que je vous ai fait en vous laissant croupir dans mon cachot sordide. - Mais, le rapport avec Lorrain ? - Comme vous ne le saviez peut-être pas, notre valeureux Godefroy IV-deBouillon était le bon Duc de BasseLotharingie, pays que nous appelons aujourd'hui plus simplement la BasseLorraine. 153
- Ah ! tout s'éclaire, ainsi, mon cher Lorrain ! s'exclament les deux frères. C'est mieux comme ça ! Un prénom passe plus inaperçu quel que soit le rang et renforce les amitiés naissantes. - C’est cela. Pour ne susciter ni jalousie ni convoitise pendant notre périple, nous n’avons jamais dévoilé notre titre ; jamais, sauf dans les cas extrêmes, par exemple lorsque vous nous en avez donné tristement l'occasion. - Restons discrets, renchérit le Seigneur, car nous allons traverser les grands chemins de migration entre le Nord et le Sud ; des Sarrazins, des Pictons et d'autres barbares blonds venus du nord.
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Chapitre IX
Les confins du Limousin, à l’ouest, s’étalent en une immense plaine poussiéreuse. Le soleil plante ses dards sur les bâches surchauffées. Heureusement, les points d'eau ne sont pas rares dans le pays de Charroux et les hommes apprécient une halte près d'un étang ou d'une rivière. Après un bon bain dans des eaux claires et fraîches, les soirées sont plus calmes et reposantes. La pêche améliore ainsi l'ordinaire. Les deux frères apprennent à Lorrain les techniques de la pêche à la main, beaucoup plus efficace qu'avec les nasses habituelles. Ce soir, truites et écrevisses 155
seront au menu. La table est installée en plein air, près de la tente. Plus loin, à l'écart, les soldats chantent comme d'habitude leurs chansons à boire. Ils sont rassemblés, autour du feu immense doublé par le reflet dans le cours d'eau paisible. Les insectes viennent participer à la fête et dansent autour du brasier. Les hommes se giflent pour tuer les moustiques qui attaquent. Aucun répit pour ces suceurs de sang frais qui, ce soir, est additionné d’une bonne dose d’alcool. L'eau-de-vie coule à flot, ajoutant des dièses et des bémols aléatoires aux airs de plus en plus approximatifs. Près de leur tente, Jean, Chilpéric et Lorrain refont le monde. Ils évoquent la dernière innovation qu'ils ont découverte à Châteauponsac ; un curieux brancard muni d’une roulette à l'avant, 156
et qu’une seule personne pousse par l'arrière. « Où et quand s'arrêtera l'inventivité humaine ? philosophe Lorrain. - Merveilleux, cet outil ! jubile Chilpéric. Avec lui, nous bâtirons plus vite, nous protégerons nos terres d'une muraille de deux cents pieds de haut ! Nous transporterons la terre retirée des fondations au milieu de l’enceinte pour créer une immense montagne centrale, qui fera office de vigie. Elle nous permettra de voir l'Océan d'un côté et les Alpes de l'autre ! » Les trois amis délirent et rêvent d'avenir, de construction, de modernisation. La nuit s'installe doucement. L'heure du repos est donnée par un hibou qui hulule à faire frémir mulots et surmulots du secteur. Les soldats sont déjà allongés autour du feu faiblissant. 157
La sentinelle veille sur le campement en assurant les cent pas de son quart. Sa silhouette se détache sur le reflet de l’onde argentée par la pleine lune. Le matin, Jean réveillé le premier, est rejoint par Chilpéric et Lorrain, près de la rivière. Chilpéric déclame : « Ce matin est celui d’un beau jour ! Nous atteindrons le Poitou dans la journée. Demain, avant le couchant, nous foulerons le sol de notre cher pays. - Si la route est aisée, mon cher ! répond Jean, se souvenant de leur dernière halte de quatre années de cachot. - Évitons tout pessimisme surtout si près du but ! réplique Lorrain. - Mais, il ne veut pas parler de l'aventure qui vous concerne, mais d'une autre ! plus imbécile encore…n’est-ce pas mon cher frère ? » 158
Jean est obligé de répondre et de narrer l'histoire. Lorrain l'écoute, attentif, il est à mille lieues du sujet. « Allez ! ne te fais pas prier, il faut que tu racontes pourquoi on est resté six mois en montagne, bloqués sur place, avant de reprendre notre route. - C'était donc dans les monts du Jura. Notre voyage depuis Berne s'était déroulé sans embûches. La poisse s'en prit à notre équipage au moment où nous voulûmes changer de cheval pour tirer notre lourde carriole. Le vendeur était un bandit. En premier, il avait emprunté le cheval en Lombardie, et sans vergogne, il voulait nous le vendre très cher. Grâce à plusieurs gorgées d'alcool de poire ramené de la plaine de Martigny, nous avons pu obtenir qu’il baissât son prix de pas mal de sols. En deuxième, par malheur, nous eûmes beaucoup de mal à nous 159
défaire de sa compagnie d'ivrogne infâme. Seule, sa mort brutale nous délivra de sa fâcheuse présence. Pour lui, nous étions devenus une couverture pour passer d’une province à l’autre. Il nous avait pris en otages et nous étions terrorisés par sa cruauté. Un matin, en longeant le lac de Neuchâtel, il décida d'embarquer notre équipe tout entière sur une gabarre : carriole, cheval et tout le fatras… Cela lui permettait certainement de brouiller les traces de son passage et de fuir encore plus loin. La brume cachait l'autre rive lointaine. L'eau profonde ne nous disait rien qui vaille. Pour lui, il s’agissait de regagner la Bourgogne. Pour s’emparer du bateau, il dut égorger deux manants venus de la ferme voisine qui tentaient de défendre leur bien. Sous sa menace, 160
nous installâmes en hâte le chargement sur le bac instable. Dès les premiers coups de rames, le silence sur le lac nous fit penser à notre dernier voyage… Le clapotis des gouttes d'eau retombant sur la surface du lac se mêlait au bruit de la déglutition de notre salive dans notre gorge nouée de terreur. Le temps et le paysage opaque nous oppressaient. Le bandit, au gouvernail, nous menaçait à chaque poussée de nos rames trop courtes. Pour nous qui sommes pacifistes, plus poètes que guerriers, cette situation ne nous charma pas outre mesure !.Le coup de la promenade en barque ne nous inspirait aucune émotion lyrique…En un éclair, un réflexe de survie traversa notre esprit : tuer. Tuer pour vivre ! C'est incroyable mais nous n'avions jamais pensé à cet acte simple et définitif. Guidés par l’instinct de 161
conservation, sans conciliabule ni réunion au sommet, profitant d'un moment d'inattention de notre ravisseur, d'un seul élan, nos rames fracassèrent la face du criminel. Le crâne certainement éclaté, le monstre bascula dans l'eau profonde. Mon frère et moi, attendîmes que le dernier clapotis signât sa disparition. Nous nous serrâmes l'un contre l'autre, comme si nous nous retrouvions après une longue séparation. « La mort ne nous avait jamais fait vivre ! Notre époque est violente et notre vie est plus souvent sauvegardée par nos muscles que par notre réflexion, n'est-ce point vrai ? demande Jean à Lorrain. - Mais… Il faut aussi savoir se battre et c’est pour l'amour de Dieu que nous le faisons ! » précise Lorrain attentif à l'histoire vécue et aux théories pacifistes décalées des deux frères. 162
Jean reprend son histoire : « Dieu nous aida tout de suite après; vous allez voir comment ! La mort du bandit ne souleva pas de tempête sur le grand lac noir, seulement la brume devint plus poisseuse. Le soir tombait ; le ciel et l'eau nous enfermaient dans un cercueil d’effroi et de remords. Comme dans une caverne de nuages, où le cheval tapait du sabot d'impatience. Les chocs sur le bois humide et leurs échos nous inquiétaient. Nous souhaitions que le fond du bateau fût assez solide. Nous passâmes la nuit à genoux à prier, jusqu'au petit matin. Notre embarcation restait immobile ; aucun souffle de vent pour nous permettre d’accoster sur une des rives, à la seule volonté de Dieu. Le matin, la lumière dorée à travers le brouillard nous transporta dans un décor fantastique, un monde inconnu où 163
aucun repère ne pouvait nous distraire dans un éblouissement permanent. Au bout d'un moment, le soleil scintilla dans une trouée de brume, comme une apparition divine. Les rayons inclinés de l’astre nous laissèrent subjugués. Dieu allait-il nous parler ou bien descendre pour nous aider ? Il aida bien Moïse à traverser la Mer Rouge ! Au contraire, le reflet des rayons sur le lac formait une immense cage de lumière, une prison lumineuse. La brume s'évanouit enfin et nous nous découvrîmes encore au milieu du lac avec des montagnes enneigées face à nous. Comme nous pouvions nous orienter à présent, nous prîmes le parti de rester dans le sens où nous nous trouvions. Avec beaucoup de chance nous accos164
tâmes dans une petite crique entourée de rochers. Ayant solidement arrimé le bateau, nous débarquâmes sur un lit de roseaux sans trop d’efforts. Le cheval broutant déjà les avoines folles du rivage, nous décidâmes de rester un moment en ces lieux, pour nous remettre de nos émotions. C'est là que nos ennuis recommencèrent. Une patrouille de lanciers suisses nous arrêta, et nous présenta au Seigneur du lieu, le vassal d'un comte de Bourgogne, aux environs de Pontarlier. Notre route fut contrariée par cette entrave à notre projet qui nous coûta six mois de jugement et autres tracasseries. Nous pûmes en échapper grâce à notre savoir et à nos techniques nouvelles de sculpture. Nos connaissances sur les pigments picturaux et sur la connaissance de la fonte des métaux 165
nous permirent d’obtenir une certaine notoriété. Mais c'est surtout la brouette qui nous sauva. Nous instruisîmes un jeune charron à en construire. Tous les paysans du pays firent transformer leurs traîneaux de transport de bois en brouettes ! Écoutez ! cela arriva ; la tête avait vaincu les muscles et, par bonheur le Seigneur nous avait écoutés. - Je vous ai écouté moi aussi ! réplique Lorrain. Seulement, mes gardes remplissent toujours mes cachots lorsque je suis en voyage ! En ce moment combien de braves gens ont-ils arrêtés ? Ils attendront tous mon retour ! - Allez ! s’écrie Chilpéric en se redressant, il nous faut maintenant parvenir en Poitou et notre moral garder. - Allons ! » acquiesce Lorain. 166
Le soleil qui chauffe encore, baisse sur l'horizon en une immense coupole d'or. Le pays des Saint-Gelais est en vue. Une estafette fait route au grand galop pour avertir le Seigneur de Saint-Gelais Père que ses fils sont là, et lui porte une invitation pour ce soir au campement, avec l’honneur de la présence de Lorrain de Ventadour. Au bord du fleuve Sèvre, les hommes préparent le bivouac. Chilpéric, Jean et Lorrain restent une dernière nuit en leur compagnie, une façon pour eux de les honorer et de les remercier. La vie de château, ça sera pour demain ! Le Père des deux frères est arrivé en voisin au bivouac et partage l'ambiance. Cela lui rappelle un peu sa jeunesse, les campagnes, les batailles, les veillées autour d’un feu de camp, comme ce 167
soir, la peur aux tripes, les lendemains incertains des combats, la chaleur des corps anonymes qu'il étripait d'un coup d’épée, leur dernier souffle à peine perceptible. Cette folie furieuse le hante encore : le bien ? le mal ? pourquoi ? La vie de ce père fatigué est comblée par la venue de ses fils courageux et savants. Il ne peut pas s’empêcher de raconter ses exploits, ses combats aux côtés des plus grands stratèges du royaume de France et de Navarre. Lorrain est impressionné par les histoires chevaleresques du Seigneur de Saint-Gelais. La soirée touche à sa fin. Le vieux Père des Saint-Gelais regagne son château escorté par sa garde armée de flambeaux. Le grand silence descend des hauts peupliers qui frémissent au dernier souffle de vent. La lune rousse se mire dans la Sèvre tranquille, puis avec la douce fraîcheur montant du 168
marais, la nuit est ponctuĂŠe par les coassements des grenouilles amoureuses et le chant suraigu des grillons insomniaques leur rĂŠpondant du champ voisin.
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Chapitre X
Au loin, un coq annonce la belle journée. Dès les premières lueurs violettes de l’aube, un bruit infernal provient de la colline de Salbart, au-dessus du campement. Les tailleurs de pierres sont déjà au travail, par centaines. Les chocs métalliques de leurs burins résonnent dans l'espace comme des sonnailles sans fin. Lorrain ordonne à ses hommes de rester sur place pour bivouaquer avec toute sa suite. Il rejoint ensuite Chilpéric et Jean qui débouchent sur un panorama splendide du chantier autour duquel les arbres 171
sont couverts de poussière blanche qui émane des postes de taille. Le chantier est immense, le bruit assourdissant. Au milieu, ils perçoivent des commandements hurlés pour manœuvrer tel ou tel lourd chariot tiré par des bœufs monstrueusement musclés. Une véritable fourmilière ! Les trois hommes sont bien accueillis par l'équipe des moines architectes qui leur montre mille parchemins enroulés, disposés autour du.plan de masse maintenu par des pierres aux quatre coins. Le Seigneur de Saint-Gelais les rejoint et invite l'architecte en chef à présenter le projet dans son ensemble. Le moine répond tout de suite en bégayant, troublé par tant d'honneur : « B…B…Bien, Mon Seigneur ! Voilà, heu ! il faudra trois jours et tr…tr…trois nuits pour que vous 172
conn…conn…connaissiez tous les dé… dé…détails de cet ou…ou…ouvrage ! - Bien ! dit Chilpéric, voyons, ditesnous où en sont les souterrains ? - Ils s…s…sont terminés ! - Voilà qui est précis, mon père, nous allons commencer la visite par là, ensuite nous parlerons de l'architecture visible. - Bien mon fils ! dit le Seigneur de Saint-Gelais. - Allons voir ces souterrains ! » invite Jean.
En chemin, et avant de s'aventurer sous terre, les moines se sont écartés et ont laissé place à des gardes spéciaux qui se joignent aux visiteurs. Le secret du tracé des galeries doit être total. Les torches sont allumées dans une première salle qui offre plusieurs chemins 173
possibles. C’est le souterrain du milieu qui est choisi. Le sol, en terre battue, sera dallé au fur et à mesure. Sur les parois, des niches sont aménagées pour recevoir on ne sait quels objets ; au bout, un escalier aux marches volontairement irrégulières descend dans une immense crypte voûtée. Plus loin, derrière de grosses pierres scellées, le père situe les oubliettes toutes neuves qui recevront les tristes paquets humains qui tomberont là, précipités plus morts que vifs par une trappe. La visite dure, et comme dit le moine, il faudrait trois fois plus de temps pour parcourir toutes les galeries. Seuls les seigneurs du château les connaîtront, les deux frères se redressent et déclarent en chœur : « Voyez, mon cher Lorrain, nous n’irons pas plus loin, car il est temps d'aller voir là-haut, sur le terrain. » 174
A la surface, le moine architecte les attend. Il va leur présenter le lieu où sera implantée la première pierre de la forteresse. « Il faut bien commencer un jour ! » dit-il au père avec un peu d'empressement dans la voix. Sur le plateau, des tranchées profondes, de véritables précipices sont creusés endessous des futures douves. « Vous voyez ? c'est au fond, là-bas, que la première pierre attend d’être positionnée depuis trois mois que nous vous espérions. - Mais…vous aviez la taille à assurer avant de bâtir ! répond Jean. - Notre ami Lorrain, ici présent, honorera la cérémonie propose le père. L'évêque viendra aussi pour la bénir. » Les visiteurs se faufilent entre les dédales de pierres posées sur des troncs d'arbres abattus. 175
En un instant, les invités sont couverts de la fine poussière blanche provenant des pierres taillées. Débouchant plus haut, sur le terrain plat, ils découvrent un groupe de paysans entourant un jeune couple enlacé qui sanglote dans les bras l'un de l'autre. « Que se passe-t-il ? » demande Chilpéric à l’un des curieux. Le vieux serf se redresse : « Maître ! Paul et Marion sont au désespoir, car le buisson d'aubépine qui servit de paravent à leur premier baiser va être détruit. Les mûrs du château enfouiront à jamais la trace de leur amour. Depuis, tous les ans, ils viennent là se recueillir et essayent de retrouver le grand émoi qu’ils connurent la première fois ! Tout à coup, une lumière irréelle, féerique et aveuglante tourbillonne autour des deux enfants 176
comme pour accompagner l'envol d'un ange ou d'une fée, puis s'évanouit dans le ciel d'azur. Les gens, interloqués, se frottent les yeux. Touchés en plein cœur, nos trois amis demandent au moine architecte : « Dites-nous, demande le père à l’architecte, y a-t-il vraiment une muraille qui passe là, sur ce buisson ? - Oui ! c'est la deuxième enceinte, celle qui va former la face Sud-Est du donjon, au levant. - Que faire pour consoler ces jeunes tourtereaux ? - Il faut modifier les plans ! Mes Seigneurs ! c'est encore possible, mais il faut faire vite pour l'inscrire dans le tracé final de la deuxième muraille. » Chilpéric prend l'initiative sur un ton impératif : « Vous allez y créer une porte, comme cela, la muraille enjambera le 177
lieu. Cette porte s'appellera la porte des rendez-vous ou la porte dérobée. - Bien, Maître ! - Et nous ? nous ne comptons pas pour cette idée ? interpellent Jean et le père. - Vous n'aimez pas cette belle idée qui solutionne rapidement un désir légitime qui, en d'autres temps, n'aurait ému personne ? - Bien, Chilpéric, c'est bien mon fils ! complimente le Seigneur. - Il faut aller tracer pour immortaliser cette idée dictée par une fée » dit le moine architecte en détalant en direction de la salle des plans.
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La réunion s'organise devant les tracés gigantesques. Chacun pense que le château ne peut pas être déplacé pour une cause aussi minime, mais le sujet sera tout de même étudié. Une porte était prévue à cent pas à peine. Chilpéric, heureux, renchérit et précise d'une voix claire : « Aucune construction humaine ne doit détruire la magie de ce lieu. Au contraire, plus de mille autres personnes passeront cette porte. Saurontelles que ce lieu est consacré par l'amour de deux serfs anonymes ? - C'est une très belle idée de respecter un lieu béni de la sorte, rajoute Lorrain. Je propose de placer la première pierre du château sur le seuil de cette porte. Une inscription face à la terre nourricière, discrète et secrète comme la modestie et l’amour éternel de ces enfants. » 179
Le père, heureux de cette charmante idÊe prend congÊ. Il se dirige lentement vers la chapelle pour s'y recueillir. En apprenant la nouvelle, les deux petits serfs pleurent encore plus chaudement que le matin, de bonheur cette fois.
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Le soir venu, dans un coin de sa chambre, sans rien dire, Lorrain, en noble invité prépare son discours du lendemain : « Mes chers amis, cette première pierre respecte l'Homme ; elle va vous permettre d'ériger le plus beau château du monde Chrétien. Je sais qu'il méritera son nom de château-fort. Sachez que malgré son allure de forteresse imprenable, l'Amour, à lui tout seul aura su faire modifier son plan ! Ce respect d'un noble sentiment humain est exemplaire, même s’il n'est reconnu que le temps d'une vie. Des écrits vont rester ; la pierre gravée témoignera pendant des siècles, mais vivons pleinement aujourd'hui ce bonheur. Portons cette bonne parole dans le cœur de tous les bâtisseurs à venir. Que le respect d'autrui perdure jusqu'à la nuit des temps ! » 181
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Le lendemain, le discours produit son effet et la population, présente pour l'occasion, en est toute bouleversée. En plaçant la pierre, face gravée contre terre, Lorrain ajoute : « Ceci est un acte simple d'humanité. Restons nous-mêmes, et respectons l’amour…pour la nuit des temps ! » Chilpéric et Jean, aux anges, se demandent s’ils auraient pensé à accomplir cet acte. Lorrain entra dans la légende locale comme le Seigneur de la Raison gardée.
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Quelques jours après, Lorrain quitte nos amis pour aller voir l'Océan. Il laisse derrière lui deux frères affairés sur l’énorme chantier, et leur dit : « Mes amis, je vous remercie de votre aimable compagnie ; je suis heureux d'avoir rencontré des gens de votre qualité. - Nous aussi, Seigneur Lorrain ! merci pour votre idée et votre bon sens. Savez-vous ? le buisson a été préservé entièrement. - Il faudra faire attention de ne pas trop s'y accrocher le mantel en passant la porte …pour quelque rendez-vous ! - Elle ne sera franchie que pour vivre intensément ses passions ou pour sauver sa vie ! - Partez en paix, Seigneur Lorrain, et revenez-nous un jour prochain car nous vous aimons ! » 184
Le premier rang de pierre est posé. Cette ligne blanche délimite déjà l'espace et se marie avec au milieu, le magnifique buisson d'aubépine fleurie qui est là. Il embaume le chantier.
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Quelques années passent : Lorrain de Ventadour du Buisson(1) Salbart revient à Château-Salbart. Une fête est donnée en son honneur. Le château n'est pas encore terminé. La face sud, impressionnante, surplombe le fleuve. Personne ne s'y frotte, et les troupes ennemies passent toujours au loin ; la paix règne autour comme par magie. Jean a été emporté par une grande fièvre. Chilpéric reçoit seul son ami. Le festin donné pour l’occasion est à la mesure du convive : royal ! (1)
Lorrain de Ventadour récompensé par le Roi Louis IX Saint-Louis pour son acte, son courage et son idée. Son titre fut accompagné désormais du nom de son acte : « Le Buisson de Salbart » 187
Les deux vieillards de cinquante ans participent aux réjouissances. Lorrain n'est pas surpris que la belle Marion soit aujourd'hui dame de compagnie de la sixième très jeune femme de Chilpéric. Paul, est le responsable des échansons. C'est lui qui a l'honneur de verser le vin dans le calice de Lorrain. Il s'agenouille devant lui et lui adresse mille éloges. Les jongleurs ont arrêté leur numéro, les invités sont tous debout, l’instant est très émouvant. Le public assiste aussi à la scène et applaudit à tout rompre entre deux bouchées, avalant les tranchoirs de pain gorgés de graisse laissés à leur discrétion.
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Les murailles du château montent toujours plus haut. Un beau jour, les créneaux terminés dentellent le ciel et annoncent l’achèvement de cette fantastique construction. Chilpéric meurt de vieillesse, dans son lit, naturellement. Son fils Frédéric continue l'œuvre de son père. Sa descendance respectera et transmettra la légende. La porte du Buisson, rend toujours les mêmes services aujourd'hui. Il paraît que cette porte est ouverte tout le temps et que Mélusine l'emprunte la nuit. Elle franchit son seuil pour venir porter la vérité. Elle se ressource là, et y cultive la rare intelligence humaine.
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Une telle porte existe-t-elle ailleurs ? « Amis architectes ! Si d'aventure il n’en n'existait pas, faites en sorte qu'à partir d'aujourd'hui elles soient envisagées dans tous les cahiers des charges des constructions humaines au service de l'Humain. »
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« Je remercie ici mes amis cobayes, forçats sympas de la relecture, et particulièrement mon cher frère René et Monsieur Jacques Vaizy. »
© Pierre REBICHON rebichon@gmail.com
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