L'âme des lames

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René REBICHON

l’âme

des lames Editions Benjamin Peller Rue de l’acier tordu 27000 TO R E L


…sous le laurier du Grau d’Agde. Idéologie, spiritua1ité, certitudes, habitudes, l'Homme passe sa, vie à se tromper. « Ne riez, pas ! Arrêtez de vous marrer et voyez plutôt le fait narré ».

Il était une fois une famille unie, heureuse, mais hélas ! Secrètement déchirée par un cruel dilemme. Rien, de l’extérieur, ne laissait supposer que de terribles affrontements, des querelles intestines de d’âpres controverses scindaient ce microcosme en deux clans farouchement opposés. Où donc, un jour, le père avait-il ramassé ce limonadier : caniveau, poubelle, décharge ? Toujours est-il que l’objet bâtard (mi-tire bouchon, mi-canif), ne quitta plus sa poche droite, sauf usure du tissu, perte de l’objet et ainsi de suite, selon un cycle immuable.


Lorsqu’il portait sa main gauche à la poche gauche, les regards de sa femme et de ses trois enfants, ayant suivi le geste, se croisaient puis reprenaient leur expression de sérénité après un cours instant d’effroi. Lorsque désireux de prendre un peu de beurre ou de décapsuler une bouteille, il se saisissait de l’objet de discorde en portant sa main droite à sa poche droite, les visages se tendaient, les dents grinçaient, les membres se crispaient, l’ambiance se faisait lourde. Quelque chose de grave allait éclater. Ainsi le conflit familial rebondissait-il à chaque bouteille, à chaque tartine. La pression psychologique, l’intoxication, la désinformation, avaient réduit le reste de la famille à la crédulité, à la soumission, à l’endoctrinement. Ce couteau pouvait tout. Certes, il ne coupait guère, débouchait mal, rouillait ou perçait sa poche droite, mais le père, exerçant son droit divin, contraignait son entourage à admettre que Dieu avait créé le limonadier à son image : pure merveille lustrée par le frottement du tissu de la poche droite.


Les enfants deux garçons et une fille, grandirent sous ce joug, tentant chacun à sa manière de s’extraire de cette chape de plomb. Le fille, dans sa cuisine ultra- moderne, se servait d’un couteau électrique. Le plus jeune des fils, lui taillait du buis en douce avec son Opinel mais, hypocrite, ventait les mérites du limonadier, allant jusqu’à en offrir un au père. De l’écrin qui avait dû contenir quelque objet précieux, l’heureux récipiendaire retira l’objet scintillant. Fasciné par l’éclat (éphémère) du « tire-bouchon-qui-coupe », il le « réclama » en attendant le prochain raccommodage de sa poche droite. La mère, qui n’osait prendre position pour préserver le fragile tissu familial, portait son regard angoissé sur son fils aîné. Ce dernier, dissident car adversaire déclaré des couteaux qui ne disent pas leur nom, et ardant défenseur de l’Opinel, avait fait trembler l’édifice à plusieurs reprises.


Cette fois, pourtant, la vérité allait éclater au grand jour : L’oncle, acquis à l’Opinel, mais traîtreusement flatteur à l’égard du limonadier aux heures des repas, avait apporté du vin. Après le rosé en carafe, il fallut, par courtoisie, goûter le sien, logé dans une bouteille fort engageante. Qui allait avoir l’honneur de la déboucher ? Cérémonial, protocolaire, ce geste serait suivi avec émerveillement et convoitise par la table attentive et assoiffée. Les regards ne pesèrent ni très lourd, ni très longtemps sur le père. En bout de table, il présidait ces agapes agathoises comme il se doit et se saisit bientôt de la bouteille par le goulot, d’un air faussement fataliste : « C’est à moi et à personne d’autre de déboucher cette bouteille, pensait-il, mais feignons d’être las de cette douce corvée ». L’espoir naissait chez les convives qui allaient bientôt goûter à ce nectar, mais au sein des clans


familiaux, le malaise commençait à se faire jour. Les yeux braqués sur la main droite du père, chacun pour des raisons différentes, redoutait la reprise des hostilités : la fille pensait que, de toute façon, son couteau électrique s’avèrerait inopérant et, de ce fait, restait dans l’expectative. Le plus jeune des fils se disait qu’il vaudrait peut-être mieux que le père s’abstînt d’utiliser le couteau brillant sorti de l’écrin… La mère, d’un air marri, se donnait une contenance en émiettant un peu de pain dans son assiette, appréhendant l’instant où son mari dirigerait sa main droite vers sa poche droite. Le fils aîné regardait machinalement son verre vide et, pour ne pas envenimer les choses tout de suite, flattait amoureusement le manche de son Opinel. L’instant était noir, pesant comme l’attente d’un orage tropical. Les autres convives, n’ayant nullement conscience du drame que provoquait une fois de plus ce geste de la main droite vers la


poche droite, firent ceux qui n’avaient pas soif et observèrent une parfaite neutralité jusqu’au moment où le limonadier fut incapable de tirer le bouchon de cette satanée bouteille… D’un geste réglé, précis, la main droite du père avait extrait le couteau hybride de la poche droite, tandis que les visages affichaient l’habituel rictus de satisfaction fataliste. Le levier et le tire bouchon annexés au manche plat du limonadier furent déployés ostensiblement. Sous la table, les genoux s’entrechoquaient nerveusement et chacun affectait de paraître calme, confiant, mais a y regarder de plus près, l’on sentait grandir l’impatience, là le doute, ailleurs, la haine. En un grincement acide, le bouchon de liège gémit au contact de la vrille en fer blanc : le mouvement rotatif, savamment guidé dans sa verticalité, avait amené le corps du couteau au voisinage du verre. Il s’agissait maintenant d’incliner le manche vers le bas, afin de mettre en position le levier sur le rebord du goulot.


La tension de l’assistance était à son paroxysme : « Allons-nous enfin nous rincer le gosier ? » pensait certains. « Un déchirement de plus… » se lamentait la mère. « Peut-être qu’avec un vrai tire bouchon… » doutait le plus jeune fils. « J’ai comme l’impression que l’heure de l’Opinel va sonner, ruminait le fils aîné, et avec elle, l’avènement de sa suprématie ! ». D’autres ne pensaient rien… Les éléments métalliques permettant d’extraire le bouchon une fois mis en place, il ne restait plus qu’a opérer une manœuvre du manche vers le haut pour qu’enfin le son béni du liège se séparant du verre fît dire ou penser aux belligérants comme aux participants non engagés : « Ah ! Voyons un peu ton pinard tonton ! ». Ce dernier, le cul entre deux chaises, bien qu’il fût assis sur le banc, siège démocratique s’il en est, se disait que si son vin n’était pas piqué, il aurait droit à des vivas dès que la bouteille serait débouchée. Un œil sur le geste fatal de son beau-frère, un autre sur son verre vide et le troi-


sième (par la pensée) sur l’aîné de ses neveux, il se réjouissait à l’idée d’être acclamé. De surcroît, le limonadier allait sans aucun doute faire ses preuves et s’imposer dans l’esprit des naïfs comme le meilleur couteau que Dieu ait créé. Or ce jour-là, Dieu décida de dévoiler la supercherie : une fois, deux fois, trois fois, la manœuvre tentée par la main droite du père échoua audessus du bouchon récalcitrant. Une lueur d’incompréhension et de gêne foireuse passa subrepticement dans ses pupilles. Allait-il douter ? Une quatrième tentative, dans laquelle il mit toutes ses forces, le front soucieux, les dents serrées, les sourcils froncés comme jamais il ne les eut auparavant, le précipita dans un gouffre profond et obscur où grouillaient la perplexité, la honte et le remords. « Que va-t-il advenir de ce rosé ? » s’inquiétaient les autres, alors que les clans ennemis avaient une pensée tournée vers Beyrouth…


Le limonadier, accessoirement utilisé comme couteau, serait-il également inapte à déboucher une bouteille de rosé offerte par l’oncle ? Au milieu des toussotements gênés, quelqu’un se leva de table pour quérir un vrai tire bouchon dans le tiroir du buffet de la grand-mère et le rapporta sous le sophora où l’on toussait de plus en plus bruyamment. L’oncle s’en saisit, car enfin, c’était bien de sa bouteille que devait couler le vin. Le père, effondré, silencieux, avait discrètement retiré sa quincaillerie et l’avait remise à sa place, dans la poche droite, à moins que son trouble ne lui ait fait mettre dans la gauche ! le tire bouchon à la main, l’oncle, mesurant l’ampleur de la déconvenue, avait quelques scrupules à prendre la suite. Ne venait-il pas de saluer les mérites du limonadier, de glorifier cet objet haut et fort avec, entre deux louanges, des clins d’œil et des sourires entendus en direction de son beau-frère et du plus jeune des ses neveux ?


À la demande générale de ceux qui avaient soif, il prit la bouteille, affectant tantôt un air contri destiné à se faire bien voir par son beau-frère, tantôt un air réjoui en se tournant de l’autre côté où les visages semblaient le supplier : « Te fais pas prier, tonton dépêhe-toi, sinon ça va être de la tisane ! ». Visiblement ravi du rôle qui lui était dévolu, il faillit déclarer : « Préparez vos verres et goûtezmoi ça ! » Il plaça la bouteille entre ses cuisses et exerça la traction qui allait permettre d’en terminer. Ensuite, chacun et chacune boirait un bon coup et, dans l’euphorie générale, la hache de guerre serait provisoirement enterrée. C’était sans compter avec le bouchon, enfoncé là par le diable : Assis l’oncle ne parvint pas à le faire sauter. Lorsqu’il se leva, les assoiffés, dont le père, pensèrent : « C’est pas trop tôt…On va enfin picoler ! ». Lorsque les muscles bandés et le visage cramoisi il dut admettre son impuissance, hagard, il aperçut le plus âgé des neveux esquisser un sourire.


Les autres ne riaient plus, se sentant condamnés à poursuivre le repas au rosé ordinaire. L’oncle tenta une justification : « Ce tire bouchon, avec la force que je lui imprime, ne parvient pas à remplir son office. Mon cher beaufrère, lança-t-il empathique, ton limonadier est hors de cause : en temps ordinaire, c’est un bon couteau et un tire bouchon des pus efficaces. Là, il faut bien reconnaître que nous sommes confrontés à une volonté surnaturelle qui insinuerait à l’assistance l’idée que peut-être, il ne vaut pas un clou… ». Pourquoi, à la fin de son allocution pensa-t-il : « …ne vaut pas un Opinel » et déclara-t-il, usant d’une habile pirouette : »…un clou ? ». La bouteille avait repris sa place au centre de la grande table où refroidissait le plat de résistance. Quelqu’un, excédé, empoigna la carafe « d’ordinaire » et s’apprêta à servir les dames. Les verres se tendaient à bout de bras. Le père et l’oncle, marqués par l’épreuve, tendaient le leur plus haut et plus loin vers celui qui s’était résigné le premier à faire le service.


À cet instant, un geste du fils aîné stoppa net ces velléités et soudain, la scène se figea comme celles que l’on peut voir, au Louvre, sur les grandes toiles de David. Ce geste de la main gauche réclamait le calme et appelait chacun à bien observer ce qui allait suivre. Sans oser se l’avouer, ils savaient tous que le conflit n ‘allait pas tarder à se raviver. Dans sa main droite, l’empêcheur de se désaltérer même au rosé ordinaire tenait un Opinel. Terminant son geste de la main gauche qui cerna le goulot de la bouteille de l’oncle, il mit en présence le lège du bochon et l’acier de la lame. Ici, des ricanements, là, des bravos accompagnèrent cette curieuse initiative. Fallait-il être présomptueux, provocateur, pour faire celui qui déboucherait une bouteille réputée « indébouchable », avec un…Opinel !! Alors ?


Ordinaire ou V.D.Q.S. ? Etait-ce encore une diversion ? une facétie ? Le fils aîné ne laissa filtrer aucun sentiment, ne fit aucune mimique, tandis que la lame acérée et tranchante du célèbre couteau pénétrait plus à fond dans le bouchon. « À quoi il joue ? ». Se demandaient les non initiés. « Aïe ! Bonjour la honte, s’il y arrive… » pensaient l’oncle et le père, balançant entre la jubilation qu’amènerait un échec et la déroute qu’entraînerait une hypothétique réussite. « Quand est-ce qu’on boit ? ». protesta quelqu’un que la joute titanesque n’effleurait pas. Déjà la lame avait disparu dans le liège, l’acier dans le bouchon, jusqu’à la garde. Le regard serein du fils aîné fit un tour de table d’un air de dire : « Z’inquiétez pas, les mecs, vous allez enfin pouvoir vous en jeter un vieux coup derrière la cravate ! ». Et, grâce à une torsion associée à une traction vers le haut, le bouchon (condamné


par avance à céder face à un Opinel) s’éleva régulièrement dans son logement, jusqu’au bruit « mtop » tant attendu. Le vin fut versé aussitôt, salué par les hourras. Personne ne se souvint s’il piquait ou pas, mais chacun garda longtemps dans sa mémoire le souvenir d’une scène historique : celle du père et de l’oncle qui se levèrent de table, malgré leur soif, s’écartèrent un peu en direction de la propriété voisine et qui consommèrent debout… leur dépit. L’Opinel ® entra ainsi dans la légende des siècles et des siècles, et c’est dommage qu’il n’y fût admis plus tôt pour le confort des gorges sèches et pour la paix dans les chaumières ! À la bonne vôtre ! Et à la tienne, ô roi des couteaux ! Ô pinel !


EPILOGUE Depuis ce jour : plus de discorde. Il avait fallu TRANCHER. Et pour cela, rien de TEL qu’un OPINEL® « Ça y est… V’là que ça recommence ! ». Mesdames, vous trouverez toujours un OPINEL® à votre main : Le N°7 conviendra à la majorité d’entre vous. Les plus fluettes prendront un N°6 . Le N°8 conviendra tout a fait aux fausses maigres. Pour vous, messieurs, la gamme complète, un jour ou l’autre, trouvera son emploi : travaux de haute technicité, travaux difficiles ou délicats.

RENE PAGNOL (mais presque) Extrait de « La Honte de mon Père »


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