Te x t e s d e J e a n - L o u i s S I O N - D e s s i n s d e Ya n n - A r m e l H U E T
Š T.C.P.C.
COUTANCES
Carnet de vagabondage (s )
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
ISBN : 978-2-9528410-0-9
Yann-Armel à mes parents, mon frère, ma sœur ; à mes amis ; à Françoise. Jean-Louis à mes fils, Julien, Jean-François et Pierre-Yves ; à Josette.
... et surtout aux Coutançais.
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Voyages, Voyages… Que l'on soit du Pays ou d'ailleurs, un jour ou l'autre, on a envie d'en savoir plus tant l'amour d'un lieu devient fascination. C'est le cas de notre Ville qui s'embellit un peu plus chaque décennie et devient l'objet d'une passion pour son patrimoine, pour son dynamisme, pour son atmosphère si conviviale, pour son histoire si dense. Voilà pourquoi, tout naturellement, les élus, les responsables, aidés en cela par quelques auteurs locaux, ont eu envie de partager leurs connaissances sous la forme ouverte d'un carnet de voyages. Carnet, car ce sont les notes essentielles de tout passager qui vit ou qui passe à Coutances. Voyages car la découverte est inépuisable dans le temps et dans l'espace et synonyme de photos, d'images, de rêves et de souvenirs merveilleux.
Mais au-delà des mots et des images, ce sont deux auteurs, deux amoureux de Coutances qui vous invitent à une réflexion plus profonde. Que serait Coutances sans ses hommes et ses femmes qui l'ont façonnée à travers les siècles, avec leur cœur et avec leur intelligence ? Depuis Geoffroy de Montbray (évêque au XIe siècle) jusqu'à Georges Leclerc (maire de 1977 à 1986), connus ou anonymes, ils lui ont donné une âme particulière qui lui confère une éternité, à l'instar de sa cathédrale huit fois centenaire. Regardez ses flèches, portez votre regard le plus loin possible et retrouvez dans les pages de ce carnet de voyages la sérénité et l'enthousiasme des grands voyageurs. Yves LAMY, Maire de Coutances.
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Petits ou grands, de tous horizons, vous prendrez plaisir à découvrir Coutances et à lire ensuite ce carnet de voyage, … ou vous aurez envie d'y venir au plus vite après avoir feuilleté les pages de ce livre.
À
pied dans l’histoire. Inspirer sur trois pas, expirer sur trois pas, maintenir ses poumons vides sur trois autres. Et recommencer. La technique de la marche afghane permet au chamelier de parcourir soixante kilomètres dans une journée. Les petites dunes de la côte ouest ne nécessitent pas un tel effort. Elles n’ont en commun avec celles des déserts chauds et secs d’Asie centrale que le sable. En Asie et dans tous les autres déserts de la planète, le sable impose d’avancer prudemment au risque sinon d’errer longtemps et de s’y perdre. Ici, on s’y promène, on y flâne, on y trottine, on y vagabonde, on le piétine pour le plaisir.
D’utilité, il n’a vraiment que celle d’alléger la terre lourde du bocage contre lequel il se prélasse ; une terre si compacte qu’on pourrait croire ce pays immobile. C’est mal connaître le pouvoir de la marche. Son drakkar échoué sur le sable, c’est à pied que l’homme a conquis les environs. C’était déjà à pied qu’il s’était battu pour tenter de repousser le Romain. C’est en marchant qu’il a traversé le pays pour se repentir de ses pêchés. C’est à pied qu’il a transmis ses premiers messages et partagé ses savoirs. C’est sur la base de la distance parcourue à pied en un jour que la France a été découpée en communes et que Coutances est née. À pied, l’homme a forgé l’histoire et le destin
de cette cité, “petite ville au grand cœur”, à mi-chemin du pôle Nord et de l’Équateur, “finis terrae”, petit bout de Finistère normand cher à l’écrivain Auguste Feuillet. Trois pas en inspiration, trois pas en expiration, trois autres les poumons vides. C’est à pied qu’il faut découvrir Coutances, qu’on peut flâner dans son passé, suivre son présent, progresser vers son futur. En marchant, on découvre les traces que l’homme a laissées et qu’il faut interpréter, sans les déformer. “Parler, c’est marcher devant soi” disait Raymond Queneau. Puissent ces lignes et ces esquisses parler au cœur du marcheur et l’aider à avancer.
“Vagabondage” I “Chercher la vérité est une entreprise illusoire et paradoxale. Avec de la patience, on atteint quelquefois l’exactitude, et avec de la conscience, la véracité…” Rémy de Gourmont, “Le livre des masques”, Mercure de France 1924.
Ce matin, le ciel s’est réveillé avec une mine de papier mâché. Un ciel à la mine de plomb, crayonné à grands traits. Un ciel tourmenté de devoir abandonner l’été. Bleu, blanc, gris, noir, il a du mal à choisir. La lune n’était pas encore couchée quand je suis entré dans la cité.
Un blaireau pressé a sauté par-dessus le talus. À quelques mètres de là, sur le chemin qui serpente entre les Amontoux et les carrières SaintMichel, un faisan a voulu l’imiter et s’est ravisé devant moi. La nature est aux portes de la ville. Coutances est à la porte du bocage. Entre les arbres, des silhouettes de pierres dressées 7
disputent l’horizon à deux énormes silos gris cendré. Je cogne les talons de mes chaussures crottées au pied d’un petit pont de béton paré en pierre qui enjambe la Soulles. Le vent d’Est aide le ciel à se décider. Il lui donne les couleurs d’une rose ancienne et teinte les arcades du grand viaduc qui permet au train de franchir la vallée.
À ses pieds, discrète, la laiterie fromagerie ne signale sa présence qu’en exhalant, parfois, les odeurs des produits qu’elle prépare. La guerre ne l’a pas fait abandonner le quartier, juste a-t-elle changé de rive à sa reconstruction en 1949. Vastes bâtiments et parkings, la plate-forme logistique agroalimentaire, l’abattoir et l’usine de transformation de la viande sont tout aussi silencieux. Le quartier bouge de l’intérieur. Avec près d’un millier d’ouvriers sur la zone dite de la gare. Le promeneur ne s’en aperçoit qu’en croisant l’incessant ballet des camions qui sortent par une nouvelle voie et dansent autour du rond-point de Saint-Ouen, du nom d’une paroisse de Jersey avec laquelle Coutances est jumelée. Là, à peine le marcheur vient-il d’entrer dans la ville qu’il fait un bond dans l’histoire. Pierres et vert assemblés. Aux plantes vivaces, le service des espaces verts a mélangé des graminées… et des pavés. Des pavés élimés du parvis Notre-Dame qu’il suffirait de caresser pour entendre les pas des anciens Coutançais. Positionné au cœur du giratoire, je tourne le dos à la ville, vers Granville. Vers 1870, à l’emplacement des locaux d’EDF, s’élevait l’usine à gaz pour l’éclairage des réverbères puis la fourniture du gaz domestique au début du XXe siècle. Là même où, jusqu’au milieu du XIXe on s’activait au déchargement de la tangue et du charbon sur les berges du port. Demi-tour, je reprends le sens de la marche. Je fais quelques mètres sur l’avenue de Verdun. 8
Cette voie large, qui a été créée avec le boulevard de la Marne et le boulevard Alsace-Lorraine pour soulager l’étroite rue du Pont-de-Soulles parallèle et toutes les artères du centre-ville, a déplacé le transit vers l’ouest. J’avance, assez pour admirer le clin d’œil à la Sicile façonné dans un deuxième rond-point. Olivier, vignes, grosses jarres de terre Sienne : en même temps que les paysages des environs de Troïna – cinquième cité jumelle de Coutances en Sicile – c’est le rapport à l’histoire que les jardiniers de la ville ont voulu signifier, quand les chevaliers Tancrède en l’an 1040 allaient porter l’épée contre les Sarrasins et les Byzantins avant de construire les premiers modèles politiques de démocratie en Italie du Sud. Pendant les travaux de franchissement du cours d’eau le Bulsard, les ouvriers ont mis au jour l’extrémité d’un cimetière médiéval. Jadis ce quartier a révélé d’anciens thermes galloromains. Le présent vit sur le passé. Sur le passé se construit l’avenir. Pour emprunter la rue du Vieux-moulin de la Soulles, je tourne au coin d’une enseigne de papiers peints et moquettes. À cet emplacement, elle est comme un lointain descendant des ateliers qui tissaient le lin et le chanvre filé dans les fermes alentours au XIXe. Coutances a fabriqué des draps, des cordages et des vêtements pour ses besoins, mais aussi des coutils*, des droguets* et des toiles damassées réputées Outre-Manche et en Espagne. * Coutils : toiles serrées avec lesquelles on faisait l’enveloppe des matelas, des oreillers et des habits d’été ; droguets : draps, moitié fil, moitié laine avec lesquels on confectionnait des vêtements à bas prix.
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L’eau de la rivière toute proche était propice au travail du cuir. Utilisé par les parcheminiers pour façonner les supports des actes notariés, par les mégissiers* pour confectionner des gants en tannant les peaux souples à l’alun, le cuir faisait aussi le bonheur des relieurs, des cordonniers, des bottiers, des selliers et des bourreliers dans un des quartiers les plus actifs de la cité jusqu’à la fin du Second Empire. Au sortir d’un porche, je prends à gauche vers la boulangerie. Sa façade en bois rappelle celles des années 1900 quand Coutances, qui alimentait toute la campagne environnante, comptait près de trente boulangers. Et pas moins de douze moulins. C’est mercredi travaillé : des éclats de rire et des jeux criards d’enfants font lever les yeux vers les écoles, maternelle et primaire, de l’autre côté du bitume. Je chemine à travers une rue étroite. Les maisons, si elles ne sont plus couvertes en chaume, sont toujours recroquevillées sur elles-mêmes. À un croisement, le bâti donne encore l’impression d’un faubourg ancien. À droite, la rue de Morville conduit vers l’ancienne entrée de l’hôpital. Je passe devant une chapelle baroque octogonale qui n’a pas son pareil dans la Manche. Elle est contemporaine de celle de l’Institut de France à Paris. * Mégissiers : ils “blanchissaient” les peaux, autrement dit ils ôtaient les poils.
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Sa coupole est coiffée d’un lanternon du plus bel effet. On ne peut pas rater son portail, flanqué de quatre colonnes en pierre de Montmartin-sur-Mer. À l’intérieur, subsistent des claies de bois, symbole de la claustration des sœurs Augustines. Je longe le haut mur de l’ancien hôtel-Dieu. Une grande grille ouvragée laisse apercevoir une partie des bâtiments du vieil hôpital. Il faut pouvoir s’y arrêter (…) Je reviens sur mes pas, par la rue des Teintures, jusqu’à la rue Geoffroy-deMontbray dont je commence l’ascension. À quatre-vingt mètres sur la droite, un nom griffe le mur d’enceinte d’une grande propriété de la communauté de communes : l’Espace Hugues-de-Morville est dédié principalement à des services au public (agence nationale pour l’emploi, caisse primaire d’assurance maladie, Assedic et permanence d’accueil, d’information et d’orientation des 16-25 ans). L’interstice offre un coup d’œil intéressant sur ce beau et large bâtiment en poudingue de Gavray,
un conglomérat de graviers et galets, débris de l’ère primaire colorés par des oxydes d’où la couleur pourpre. C’est cette même texture qui donne sa couleur aux parements de l’évêché. Au premier coup d’œil on devine à peine qu’il a 11
été restauré. C’est en poussant les grandes portes vitrées que vous découvrirez l’astuce de l’architecte. Préservant l’extérieur, le Rennais Vincent Brossy a entièrement remodelé l’intérieur.
À elle seule la distribution circulaire par demi palier, avec ascenseur central, est une vraie réussite que souligne un peu plus l’effet brossé des peintures, bleu et rouille. Jusqu’à la Révolution, 150 pauvres valides travaillaient ici avec les sœurs Augustines. L’édifice devient tour à tour caserne, petit séminaire et couvent au retour des sœurs qui fabriquent alors des vêtements sacerdotaux et des hosties. Pour jouer leur rôle d’hospitalières, elles empruntent jusqu’en 1973 une passerelle suspendue, un petit “pont des soupirs” florentin, greffé à l’hôtel-Dieu. Ainsi pouvaient-elles quitter leur couvent et rejoindre les salles de soins et les chambres des malades, sans contrevenir à leur vœu, sans risquer un contact avec l’extérieur. Jouxtant l’aile nord du bâtiment principal, on devine une chapelle. Elle a un peu plus de deux cents ans et quand une manifestation permet de l’ouvrir, on y découvre de très belles stalles et un maître-autel en marbre réalisé avec les chutes de celui de la cathédrale.
L’argent leur profita jusqu’en 1900. La seule condition exprimée par le légataire fut respectée : une salle, qui existe encore entre le clocher Saint-Jacques et la chapelle, devait pouvoir accueillir en toute occasion, quatre blessés ou malades espagnols qui s’y présenteraient. Je poursuis l’ascension vers l’histoire. Sur la gauche une petite porte donne sur l’ancien cimetière Saint-Pierre. Il est souvent fermé. L’Histoire s’y est assoupie au milieu des pierres délitées de tombeaux de moins en moins visités. Sur la droite, le siège social de la société locale des HLM administre 950 logements à Coutances, des centaines d’autres dans le secteur de Granville. Plutôt que grimper tout droit vers les clochers tourmentés de l’église Saint-Pierre, un petit virage sur la gauche m’amène dans la rue QuesnelMorinière. En même temps que j’ai gagné quelques mètres sur le niveau de la mer, me voilà hissé au milieu d’une architecture qui n’a plus aucune mesure avec celle du faubourg artisan que je viens de quitter.
Je passe un premier croisement avec le boulevard François-Encoignard m’arrêtant juste le temps d’apprendre que ce Coutançais, fils de juge enrichi dans les étoffes à Cadix, légua grande fortune au XVIIIe siècle à plusieurs établissements de la ville dont 30 000 écus à l’hôpital.
Dans la pierre des anciens hôtels particuliers de cette rue longiligne, on peut lire le passé aristocratique d’une ville exclusive qui a compté jusqu’à neuf juridictions, administratives, judiciaires et religieuses, du Bailliage au Quart Bouillon, de l’Évêché à l’Officialité.
Il fallut un procès pour mettre fin à la querelle entre religieuses et religieux qui se disputaient le legs. Un arrêt de 1726 fit, heureusement, des malades les seuls dépositaires.
Avant d’y entrer, à l’angle des rues Geoffroy-deMontbray et Quesnel-Morinière, jadis rues du Pilori (où on exposait fraudeurs, contrefacteurs et délinquants condamnés à la moquerie publique) 12
et des Cohues (tribunaux), on ne peut pas rater l’hôtel Bonté. D’élégante proportion, sa silhouette me domine et j’en profite pour récupérer de mon ascension en avalant un biscuit protéiné et quelques gouttes d’eau fraîche. Sur sa façade ornée de lucarnes à capucine (toits en avancée), une date est inscrite dans la pierre, 1787. D’abord résidence d’un conseiller au Bailliage et au Présidial du Cotentin (la circonscription judiciaire et son tribunal d’appel), l’hôtel a abrité l’Auberge du Grand Cerf entre 1795 et 1874 avant d’être acquis par un futur évêque, l’abbé Le Nordez, pour y fonder une institution. Le sac à nouveau bien calé au milieu du dos, je reprends mon périple. Au n°42, L’hôtel Bennehard du XVIIIe siècle, sobre et ramassé, précède l’hôtel Maillé de Milly, de la même époque, ancienne sous-préfecture après la Révolution avant d’abriter la recette des Finances. Répétition de l’histoire : à gauche, un porche ouvre une fenêtre vers le quartier de la rue Eléonor-Daubrée. On devine la silhouette massive de l’ancien collège désormais propriété… du ministère des Finances. Derrière ce bâtiment, un ensemble de dix immeubles de six appartements dont les façades sont percées de petits oculi ont été dressés sur un terrain en pente. Leurs locataires ont un balcon à l’ouest avec une vue sur le vallon du Bulsard. Comme la tortue, je me hâte lentement. L’heure n’est plus aux éclats de voix.
Il faut se fier aux dessins des enfants pour repérer les entrées de deux écoles, à gauche l’école privée, à droite l’école publique. Il n’y a qu’une largeur de rue entre les deux bâtiments qui se font face.
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Au n°24, il faut franchir un porche, longer une courte ruelle et entrer dans une cour pour admirer l’entière façade de l’hôtel Bourcier dont on situe la construction au XVIe siècle. Modernisé au XIXe, il est le siège actuel de la direction de l’enseignement diocésain.
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Je me racle la gorge. L’oiseau n’a pas le temps d’avaler l’abeille. Le chat me regarde d’un œil noir. On se retrouvera dans une autre vie.
enfants, allées des rosiers, colimaçon, obélisque : en même temps que de la marque de l’homme, c’est de celle de la nature qu’il convient de s’imprégner. Les arbres plus que centenaires qui n’ont pas plié dans la tempête de 1999 et le soin passionnel des jardiniers municipaux font du jardin public un poumon vert au cœur d’une cité de pierre. Une respiration chlorophylle au milieu des automobiles.
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Fureteur, le marcheur ne l’est pas vraiment s’il ne se promène à travers les collections du musée. Ce sont des œuvres de facture classique qui les structurent, du peintre du roi Louis XIII Simon Vouet au grand paysagiste Joseph Vernet, du portraitiste Charles Léandre aux œuvres du Génois Bartolomeo Biscaino. L’intérêt réside aussi dans la découverte des artistes locaux. Le sculpteur Ernest Hulin dont le musée conserve le fond d’atelier, le peintre Robert Bichue dont un pan de décor orne le salon qui porte son nom, une partie du fonds d’atelier du peintre contemporain Yves Picquet surnommé “l’ami du silence” auquel deux belles expositions ont été consacrées en 1998 et 2004. Le musée c’est aussi l’insolite collection des trois mousquetaires Quesnel-Thézeloup-Jouenne, authentiques poils à gratter de l’ordre établi, géniaux trublions d’un mouvement littéraire subtilement nommé “le Pou qui grimpe”. Caricaturistes caricaturés, leurs trois portraits malicieux trônent sur la scène d’un petit théâtre dont ils étaient les animateurs feux follets, dans le souffle artistique des années folles et de l’Art Nouveau.
© Musée de Coutances
Croyez-nous. Des fenêtres du 2e étage de l’hôtel de Gourmont, au n°10, on a vue sur la mer et les îles Chausey. Pour accéder à ce petit miracle, les heureux propriétaires empruntent un escalier tournant du XVIIe en diorite de Cambernon. Cette roche gris clair, très dure, est souvent prise pour un granit. Dix-sept propriétaires se sont succédés ici depuis 1628, dont Marie Clotilde, la sœur de l’écrivain Rémy de Gourmont et Jean-Jacques Quesnel de La Morinière, à qui la ville doit d’avoir dans son patrimoine, quelques mètres plus haut, au n°2, l’hôtel Le Poupinel qui sert d’écrin au musée municipal. La pente a beau être plus douce, l’artère est suffisamment longue pour que les miennes se sentent un peu comprimées. Une halte s’impose et la cour de cet hôtel est sans doute le meilleur endroit pour reprendre son souffle. À pas menus, je vais m’asseoir sur un banc. Un chat hirsute, tapi derrière un massif de vivaces, regarde avec appétit un rouge-gorge. L’oiseau observe une abeille. Elle butine une fleur qui tente de réchauffer ses pétales au soleil. Le musée, protégé par une gangue de verdure, est ouvert depuis le mois de mai 1874. L’aile nord a été prolongée au XIXe avec la construction de l’orangerie du jardin des plantes.
Pressoir, statues, atelier pédagogique dans les anciennes écuries, petits bassins, jeux pour les 15
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Exceptés le cèdre du Liban et les arbres tombés aux tempêtes de 1987 et 1999, tous les arbres du jardin public ont été plantés en 1852.
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C’est de joyeuse humeur que je quitte l’endroit. Ça ne dure pas. En passant la grande grille de fer forgée, je lève les yeux. Sous le lanternon de l’hôtel de ville résonne un assourdissant vacarme. La sirène vocifère : oyez, oyez, c’est mercredi, premier du mois, tenez-le vous pour dit. J’ai les oreilles qui bourdonnent. Quatre-vingt-onze mètres, ce n’est tout de même pas l’altitude. Peut-être la fatigue de cette ascension historique. J’esquisse un sourire. Deux fillettes jouent à s’éclabousser dans la fontaine qui trône sur la place du parvis de la cathédrale. Appareil numérique au bout des bras tendus, une demi-douzaine de touristes étrangers très organisés photographie coup sur coup NotreDame, la mairie et au pied du perron un cheval attelé qui mastique consciencieusement son picotin. Je hâte le pas et passe le premier sous le porche entre une pharmacie et la mairie. Toute cette partie date des années de la reconstruction entre 1947 et 1960. Si ce n’est la grande verrière translucide ajoutée depuis quelques années, la cour de l’hôtel de Cussy est restée dans son jus. Et c’est très bien ainsi. La horde de visiteurs se rapproche. Ils sont moins bien chaussés que moi. Ils ne tiendront pas mon allure. 18
J’entreprends la descente par la face Est. Je passe encore sous une voûte. Ces points de rupture dans l’alignement des maisons de la reconstruction cassent la perspective en même temps qu’elles offrent des points de continuité au cheminement piétonnier. C’était l’une des volontés de l’architecte du plan de rénovation et d’aménagement Louis Arretche. Son objectif était que le marcheur, au fil de son pas, ait l’impression, tantôt d’entrer dans une ruelle, tantôt dans une cour privée. C’est réussi. 19
Me voilà dans la rue Geoffroy-de-Montbray au pied de la cathédrale. Je traverse et je longe le porche sud. Je songe au Bernard l’ermite qui logeait encore “dans une coquille trop grosse effaré d’avoir une si vaste maison” au temps de la jeunesse de Rémy de Gourmont. Une papeterie était accolée à l’édifice, si petite, qu’à trois, les mouvements étaient difficiles. On y vendait catéchismes et chapelets, porte-plumes et bouteilles d’encre. Des cartes postales anciennes témoignent de cette petite curiosité.
Je parviens jusqu’aux grilles de l’évêché. Dans son habit pourpre qui sied bien à sa fonction, le palais épiscopal est redevenu ce pourquoi il a été fait. C’est la résidence permanente de l’évêque de la Manche. Achevé en 1760, le bâtiment a connu bien des vicissitudes : bien national en décembre 1789, siège de l’administration départementale en 1796 et de l’administration municipale entre 1803 et 1805, il fut hôtel de garnison belge pendant la Première Guerre mondiale et faillit disparaître tout entier dans les flammes des bombardements de juin 1944. De ses jardins, la vue sur la cathédrale est unique. La perspective offerte en entrant de quelques mètres dans la cour de l’évêché n’est pas mal non plus.
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Je reviens sur mes pas et je descends, à gauche, la rue du Puits-Notre-Dame. Elle débouche sur la petite place de la poissonnerie. La rotonde en béton n’a en commun que sa fonction avec celle d’architecture métallique qui a été détruite à la guerre. Jadis, l’endroit était au centre d’un quadrilatère de 40 m sur 25 où boulangers, bouchers, poissonniers mais aussi merciers et tanneurs dressaient leurs étals deux fois la semaine, le primidi et le sextidi, le lundi et le jeudi dans le calendrier républicain. Quelques mètres suffisent pour se retrouver au pied de la flamboyante église Saint-Pierre. Encore faut-il ne pas être happé par l’odeur de pain chaud du boulanger à la carre. Midi sonnait tout à l’heure et mon ventre commence à me sermonner. Assis face au monument, je croque à pleines dents un sandwich normand à l’andouille et à la pomme. On ne m’a pas proposé de cidre pour aider ma digestion, je me contenterai de l’eau de ma gourde. Je grignote et je ne détache pas mes yeux de la tour octogonale qui coiffe l’église. Très ouvragée, elle ressemble à une tiare.
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C’est au richissime Geoffroy Herbert, encore un évêque, qu’on doit la reconstruction de cet édifice en ruine à la fin de la guerre de Cent Ans. Il a bien mal choisi son moment : lorsque la première pierre est posée en avril 1494, c’est la peste qui règne en maître dans les rues. Lui-même ne verra pas la fin du chantier. Du moins aura-t-il eu le temps d’admirer les vitraux offerts en l’honneur des apôtres par les corporations des bouchers, tisserands, maréchaux-ferrants, médecins et apothicaires. Las, ils se sont consumés
dans les flammes de la dernière guerre (mais des dessins ont été conservés). Il nous reste ces portes hautes qui ne mènent nulle part et ces formules étranges sur le cadran de l’horloge : les maçons aussi ont fait leur l’église Saint-Pierre. Je laisse quelques graines de sésame sur les vieux pavés. Ils en ont vu d’autres quand le marché des grains et des grenailles (blé, lin, trémaine, luzerne) s’étendait autour de l’église jusqu’à la rue de la Filanderie (l’actuelle rue du lycée). 24
Treize heures, j’ai mangé et je marche quand même d’un pas plus léger : ça descend. Je marche à contre-courant alors qu’une vague d’adolescents et de jeunes adultes déferle à grandes enjambées et le souffle haché vers le centre-ville.
En quelques minutes, chaque mercredi, la ville est prise d’assaut par sa jeunesse étudiante. Elle passe trop vite pour apprécier l’assemblage médiéval des maisons collées les unes aux autres. À droite, à gauche, il faut prendre le temps, oser un pas dans une ruelle ou dans une cour sans issue. À elle seule, cette rue est un village. Là, c’est une tour d’escalier en pierre de Cambernon, ici, un puits encapuchonné. C’est un village et un cours d’histoire, avec quelques maisons qui datent du XVIe siècle, avec le souvenir d’une manufacture de dentelle au XVIIIe, avec les traces d’échoppes encore visibles sur quelques façades ou la silhouette d’une sculpture à l’angle d’une maison. À se ménager des points de vue, on ménage aussi ses mollets car la pente est raide. Un plat, le temps de retraverser le boulevard Encoignard, et je replonge juste en face vers le Pont-de-Soulles, en longeant le haut mur du centre hospitalier. Cette fois, j’arpente la rue du Pont-de-Soulles jusqu’à franchir la rivière. Un rémouleur, que j’ai déjà aperçu dans le centre-ville, travaille devant un débit de tabacs. Sa voiture à bras me rappelle celle des “commis de Caïffa”, des vendeurs de café, d’huile et de riz sur une photo des années Vingt. Lui ne veut pas passer à la postérité. C’est ce qu’il me signifie de l’index alors que je lève mon appareil. “Je ne suis pas un personnage historique” me lance-t-il quand je passe à sa hauteur. Aujourd’hui peut-être, mais demain ? 25
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“Vagabondage” II “Tout vrai regard est un désir” Alfred de Musset.
Hier, je marchais léger, presque joyeux. Aujourd’hui j’ai repris ma carapace. D’un pas lent et lourd, voûté, je chemine vers une ville que je crois connaître. Pourtant je le sais, si je veux mieux pénétrer l’esprit de cette cité, je dois chercher et trouver une brèche dans ma propre intimité. Je dois retrouver mon œil adolescent, me débarrasser des certitudes, muer.
La ville doit me surprendre. Elle doit me saisir au moment où je ne m’y attends pas. Se débarrasser de soi, changer de peau. C’est fait. C’est l’autre qui chemine. Je suis l’autre. Je le vois qui marche devant moi, curieux de tout ce qui borde son passage. “Il suffit de garder les yeux ouverts : tout se charge de signification” disait le cinéaste italien Antonioni. 29
Posé sur une ligne de crête, le Chemin du Parc révèle le bocage dans ce qu’il a de plus commun et de plus précieux à la fois. L’herbe, grasse, luminescente, ploie sous les sabots des chevaux. Ils sont impassibles au vent qui s’escrime à vouloir franchir de grandes haies plantées sur talus. Elles sont parallèles à la pente qui plonge vers l’étroite vallée du Prépont.
Sur l’autre versant, les premiers pavillons et un arc de béton et de verre, une demi-pyramide couverte de deux toits en cuivre comme deux pistes parallèles de saut à ski, dans laquelle se mire, parfois, sur ses dernières fenêtres, le reflet de la cathédrale. C’est le collège Jacques Prévert. Avec hardiesse, l’architecte Eugène Leseney l’a imaginé tendu vers le ciel. Sept cents ans après les bâtisseurs de foi, il a mis le même élan de passion dans un monument qui couronne à son tour la ville. En prenant appui sur une barrière en bois, l’œil aperçoit un étang et croit distinguer une biche sous les frondaisons. Qu’est-ce ? Un tour de mon imagination ? Un martin-pêcheur pique droit dans l’eau. L’étang frémit, la biche aussi. Je suis bien éveillé. En balayant le paysage lentement vers la gauche, je découvre une bâtisse trapue. Elle a tout du manoir médiéval mais son assemblage date du XVIIe siècle. Logis, étang, animaux : c’est bien un ancien parc de chasse médiéval qui s’offre à qui tend le cou. Ce “jardin d’Eden”, giboyeux, de plus de cent hectares, courant pour l’époque, unique aujourd’hui, n’était ouvert qu’à de rares privilégiés. Compagnon de Guillaume, l’évêque Geoffroy de Montbray, au XIe siècle, y organisait de grandes parties de chasse.
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Un cinquième du parc est l’objet d’attentions particulières. Entre 1999 et 2003, épaulés par les techniciens de l’association AVRIL*, les stagiaires d’un chantier d’insertion ont commencé d’aménager un chemin entre la hêtraie du bois de La Guérie et le peuplement d’aulnes et de frênes des berges du Prépont. Régulièrement depuis 2000, l’automne voit une nuée d’enfants bottés des écoles de Coutances et du lycée agricole arpenter les champs inclinés, qui replantant une parcelle, qui reconstituant des talus, à la main et aux pieds. Un joyeux moment quand la pluie s’en mêle. Forts d’un diagnostic de biotope très détaillé, les élus ont pris le relais en élaborant un plan de gestion pluriannuel des zones humides en fond de vallée, des prairies et du maillage bocager. “Allons au verger Simone, nous cueillerons le calville, le pigeonnet et la reinette, et aussi des pommes à cidre dont la chair est un peu doucette.” Tout en reprenant ma route vers la rue PierreRivey, je jette un œil à l’est. Un monticule de pommes me fait penser à ces quelques vers de Rémy de Gourmont, extraits du poème “Le verger” dans son recueil Simone. Je ne saurais dire quelle est la variété qui prend un bain de soleil, ce que je vois, c’est qu’un grillage protège les fruits des gourmands. Je n’en suis pas, il m’en reste une dans mon sac. Je n’en dirais pas autant de ces brebis qui les dévorent de leurs yeux ronds.
* AVRIL, association locale d’éducation à l’environnement, à la protection du patrimoine naturel, du bocage et des rivières.
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Un pas à droite, j’amorce ma descente vers le centre équestre de La Galaisière. Quelques enfants tournent sur le manège de sable. Il n’y a qu’un garçon pour une dizaine de filles. Il parade, nez au vent et cou tendu. J’immortalise l’instant au moment où la monitrice lance un petit trot. Le fanfaron perd de sa superbe. Le voilà maintenant le menton dans les épaules et les dents serrées. Je contourne le manège : moi qui tendais aussi le cou tout à l’heure, j’ai d’ici une vue superbe sur le Parc et le village Casrouge. Je vois distinctement le chemin qui monte en pente douce vers la Porte du Parc et le quartier Claires-Fontaines. Un coup d’œil à ma montre. J’ai trop tardé. Je dois me hâter si je veux encore profiter de l’effet du soleil sur les pierres du village de Guerney. Avant d’entreprendre la descente de la rue de La Galaisière, je m’offre une vue sur Coutances avec la perspective de la voie de chemin de fer. Coup de chance : à peine me suis-je calé sur le garde-fou, le numérique à la main, qu’un cigare bleu et gris vient à ma rencontre. Un TER, train express régional, est en route pour Caen. Point de panache blanc. L’automoteur dernier cri ne roule pas pour la poésie mais pour l’efficacité. Durant la plongée, passé un haut mur de pierre, là, derrière une barrière, de
nouvelles brebis. Sur un fil de fer, un lucane empalé. Comme sait le faire la pie-grièche. Mais j’ai un doute. Ne seraitce pas plutôt la main de l’homme qui aurait tenté d’imiter l’oiseau ? C’est incroyable comment la campagne sait encore s’offrir quelques entrées dans la ville. Elle va jusqu’à frôler les premières maisons. Toutes ou presque ont été restaurées. De belle manière. Pendant que je les admire, l’oreille capte le bruit de l’eau qui court. Canalisé, le ruisseau du Prépont longe, un temps, le hameau, avant de le traverser, souterrain. Sur la façade d’une belle maison, à ma gauche, un bronze attire le regard : c’est l’effigie d’Ernest Hulin (1882-1918). Il y est né. Il y a grandi. Est-ce ici qu’il forgea sa passion pour le dessin ? La ville lui accorda une bourse pour suivre des cours. Après les Arts déco, l’artiste multiplie les projets. On lui en refusa un pour le fronton du nouvel hôtel de ville inauguré en 1907 (un plâtre est au musée) mais on accepta sa statue en bronze de l’Amiral Tourville pour la place Notre-Dame. Le bronze a été fondu en 1943, le modèle en plâtre est au musée, les éléments du socle trônent au jardin des plantes. Les critiques jugent son style “mélancolique”. Saisissant, son jeune mendiant Le virtuose du pavé et son buste de Monrocq, l’inventeur de la lithographie au zinc, sont tout de même parmi les plus belles pièces sculptées du musée. Sa sculpture de La douleur, “inspirée” par la mort d’un de ses frères, veille sur son tombeau au cimetière de la 34
À peine est-on passé, qu’il faut déjà penser à grimper. C’est le propre de cette cité, descendre, monter, comme si ceux qui l’ont imaginée voulaient qu’à tout moment, le promeneur comme le résident, le horsain (l’étranger) comme le gars d’ichin (l’autochtone) ne soit jamais bien longtemps avant de lever les yeux au ciel.
Ce ciel, Guillaume Joseph Hyacinthe Jean Baptiste Le Gentil de La Galaisière (1725-1792) l’observa souvent et longtemps. C’est peut-être ici, dans cette rue où il est né, à quelques mètres d’un boulevard à son nom, qu’il a décidé de s’y intéresser. Mais c’est à Paris qu’il suivit ses études d’astronomie. Membre de l’Académie des sciences à 28 ans, ce fut un savant de terrain et non de cabinet. Ses observations le conduisirent, sur ordre du Roi, à partir saisir en 1761 le passage de Vénus sur le soleil aux Indes, au large de Pondichéry. Premier essai raté. Têtu, il reste huit ans à attendre le second passage, huit ans qu’il met à profit pour assouvir son insatiable curiosité : il étudie tout, la faune comme la flore, à Madagascar, à l’Ile Maurice, dont une plante qu’il nomme “pautia” (l’hortensia). En 1769, il est au bon endroit, au bon moment. Il croit enfin réussir quand Vénus et l’astre solaire se dérobent, au dernier moment, à sa vue derrière les nuages. De retour à Coutances, il se propose d’y observer l’éclipse du soleil en octobre 1781. Le ciel, c’est un comble, l’en empêche encore. Néanmoins, il a laissé des mémoires scientifiques de ses missions, y compris celles de son périple sur les côtes normandes en 1781. À sa mort, il est directeur de l’Observatoire de Paris. Quelques vestiges subsistent du manoir familial. Ils sont là, à main droite, à mi-parcours de la rue Ernest-Hulin. Un plat. Je vire une nouvelle fois sur la droite. La rue de la Croûte m’emmène vers la clinique du Dr Henry Guillard.
Je traverse et je prends les escaliers. Là, sur un vaste parc de stationnement, je peux prendre le temps d’observer. Au-delà de la clinique et du centre de radiologie, de vieilles maisons côtoient des bureaux et des cabinets médicaux. Leurs architectes ont eu le bon goût de les fondre dans le bâti déjà existant. J’emprunte le boulevard Jeanne-Paisnel (Paynel), du nom de l’épouse de Louis d’Estouteville, 35
défenseur du Mont Saint-Michel à la fin de la guerre de Cent Ans. Les tombes des deux époux ont été retrouvées en 1933 dans le chœur de l’abbaye de Hambye. Ce boulevard trace son sillon bien droit, derrière l’école Germain et le théâtre municipal. Il surplombe la rue et la place de la Croûte où jadis on ne parquait pas les chevaux vapeurs mais les bovins.
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Les juges sont bien gardés : le commissariat de police ne quitte jamais le bâtiment des yeux, il lui fait face.
À mi-chemin, tandis qu’à l’est s’ouvre une belle perspective vers les quartiers résidentiels, je tourne à gauche, rue Thomas-du-Marest, du nom de ce prêtre qui s’est battu, entre 1412 et 1430, pour relever l’église Saint-Nicolas toute proche.
À ma droite, à quelques mètres, au croisement de la rue du Palais-de-Justice avec la rue du Docteur-Dudouyt (médecin et député, il s’illustra pendant l’épidémie de choléra en 1832), je claque un cliché du chêne vert (Quercus Ilex) qui compte les passants depuis 1854. Dix-huit mètres de haut, un mètre cinquante de circonférence, il est en bon état général. C’est ce que nous apprend le guide des “arbres remarquables” de la Manche dans lequel il est mentionné avec deux “frères” du jardin des plantes : un tulipier de Virginie et un hêtre à feuilles laciniées, plantés à la même période.
Je fais à peine vingt mètres et je bifurque à droite. Face à moi, une façade et un profil. La façade c’est celle de la sous-préfecture, le profil, massif, est celui d’un baron d’Empire, le prince Charles François Lebrun (1739-1824). La sous-préfecture a été dessinée en 1953 par l’architecte André Clermont. Les travaux ont été achevés en novembre 1960. Le bâtiment, d’élégante proportion, a trois étages droits et un toit à quatre pans souligné par une corniche débordante. Le bronze du prince Lebrun a été façonné par Antoine Etex en 1847. Il a patiné, blanchi, mais pas assez pour effacer la rigueur du troisième consul et mentor de Bonaparte, né à dix kilomètres de là à Saint-Sauveur-Lendelin. Il fut pour beaucoup dans la création de la Cour des comptes et on lui doit la traduction de La Jérusalem délivrée du Tasse. Le lycée d’État de Coutances porte son nom depuis 1971.
Je traverse encore. Je suis dans la première partie de la rue Tourville. Au croisement, mes pas m’emportent sur la gauche. Les flèches de la cathédrale pointent vers un ciel qui moutonne. Quelques pas dans l’artère la plus commerçante et je suis sur la place SaintNicolas.
Je tourne le dos au duc de Plaisance, avale quelques marches, quelques autres encore et marque un arrêt.
Je me positionne face au clocher porche de l’église et je m’insinue, par la droite, entre le petit édifice et deux commerces.
À ma gauche, le Palais de justice. Il a été reconstruit, après-guerre, à l’emplacement d’une abbaye bénédictine qui, fut successivement, selon le mauvais vouloir des hommes, lieu de prière, hôpital, prison, caserne et… tribunal.
Je débouche sur le petit square GeorgesLaisney que les lycéens s’accaparent à l’heure du déjeuner.
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Ce paroissien-là avait le coup de patte féroce. Né à Coutances en 1883, répétiteur puis professeur d’Anglais, Georges Laisney fut mobilisé comme officier interprète à l’aube de la Première guerre mondiale. À Port-Saïd en Egypte, alors sous protectorat britannique, quand il ne traduit pas, il croque tout ce qui s’offre à son regard, d’un trait appuyé marqué de couleurs vives. Caricaturiste, peintre, illustrateur, graveur, affichiste, il rejoint, après sa démobilisation, le groupe des artistes du “Pou qui grimpe”. Même si la porte est fermée, prenez le temps d’observer l’église. Comme le fit l’intendant des fortifications, monsieur de Vauban, en 1699 lorsque fut édifié le dôme de la tour-lanterne. Commencée au début du XIIIe siècle, achevée en 1665 après déjà trois destructions, cette merveille de sobriété en pierre de Cambernon est désaffectée depuis 1989. Revoilà le Palais de justice. À ma gauche cette fois. Je le laisse pour prendre à droite la rue Milon. Je passe devant un très bel ensemble immobilier. Le quotidien des occupants de l’hôtel Tanquerey de La Montbrière est encore protégé par une large et haute porte en bois peint.
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Tout de suite après, la Chambre des Métiers et des Artisans, une maison, puis le théâtre, tapi pour mieux nous surprendre. Si son architecture est si discrète, c’est parce qu’il a été l’objet d’âpres discussions entre les architectes de la reconstruction et ceux des Monuments Historiques. Il fallut l’intervention directe du ministre de la Culture pour que le projet aboutisse à cet emplacement. On y donne une quarantaine de spectacles par an, six mille scolaires s’y ouvrent aux cultures du monde dans une salle, rénovée au milieu des années quatre-vingt-dix, que ne renierait pas un directeur de grand théâtre parisien. Le public est bien plus nombreux encore quand sonne l’heure du Jazz sous les pommiers en mai.
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À droite, le promeneur qui veut voir Notre-Dame d’un peu plus près a le choix entre la rue du Perthuis-Trouard et une envolée de marches creusée à l’angle d’un grand mur de soutènement. Il est à l’emplacement même des fortifications médiévales d’une petite cité alors accrochée sur son piton de granit, serrée autour de la croix de Marie. Je choisis d’aller tout droit. Je suis sur la place De-Gaulle. En août 1944, accompagné des généraux Koenig et Juin, “le libérateur de la patrie” a découvert une ville dévastée. Un an plus tard, au milieu des baraquements, le chef du gouvernement provisoire de la République Française vient encourager la population dans son effort de reconstruction “malgré ses ruines, ses pertes, ses chagrins, ses sacrifices”. Cela valait bien une place pour celui à qui les élus coutançais avaient transmis, via le Portugal, une motion de confiance dès le 5 septembre 1940. Au bout, un énorme bloc de béton armé avec un toit en arc de cercle : la salle Marcel-Hélie, inaugurée en 1956, est hybride. À la fois marché couvert, salle de sports et lieu de concerts pour environ quinze cents spectateurs, l’imposant bâtiment a pris appui sur des piliers, ultimes vestiges du couvent qui se dressait là au début du XVIIe siècle. Ce couvent avait été érigé par des moines Capucins qui étaient aussi horticulteurs, infirmiers et… pompiers ! Après avoir servi d’entrepôt et d’embryon de bibliothèque, on y installa la mairie, une halle à blé et même un cinéma “Le Palace”. Déjà, marché et salle de spectacles. 43
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La rue de la Mission : ici l’on dit volontiers “la côte”. Mieux vaut avoir gardé un peu de gomme sous ses brodequins quand on l’entreprend. Même quand il s’agit, comme ici, de la descendre. Une trouée dans le mur du lycée Lebrun est bienvenue pour faire une pause devant sa chapelle. Elle a été édifiée entre 1652 et 1655 en même temps que le premier séminaire de Coutances pour la congrégation dirigée par saint Jean Eudes. Elle fut, de fait, la première église du monde dédiée aux Sacrés Cœurs de Jésus et Marie, ce que confirme une bulle du pape Clément en 1674. La forte déclivité du terrain nécessita la réalisation d’une crypte sous le chœur et une partie de la nef. Des messes et des inhumations y furent longtemps célébrées. Des fêtes aussi comme celle du SacréCœur le 20 octobre. Chapelle des Eudistes, du collège puis du lycée, elle fut de moins en moins utilisée, jusqu’à être interdite au public en 1993. Au fronton, cette inscription : fundavit eam mater altissimi. La fondatrice en est la mère du Très-Haut. Le lycée a fêté ses 500 ans en 1999. Prestigieux établissement : au XVIIIe siècle, le niveau d’étude de ce qui est encore un Collège égale celui des universités. En 1832, les internes sont si nombreux qu’ils sont logés, pour partie, à… l’hôtel de ville, l’ancien couvent des Capucins. La première pierre du lycée actuel est posée en 1844.
C’est un ancien élève, sénateur de la Manche et astronome réputé, Urbain Le Verrier, qui l’inaugure en 1853. Son premier proviseur est un prêtre, l’abbé Lair. Écrivains, garde des sceaux, traducteur de Shakespeare, ministre de la marine, recteur d’université, évêque, pionnier de l’aérostation militaire y ont fait leurs humanités : chacun à leur manière, ils ont marqué l’histoire de ce lycée, fréquenté aujourd’hui par un bon millier d’étudiants. Dans le prolongement du boulevard JeannePaynel, toujours au-dessus de la rue de la Croûte, je chemine maintenant sur le boulevard Le Gentilde-La-Galaisière. L’astronome, s’il se promenait aujourd’hui ne reconnaîtrait pas son quartier. D’ici, l’on perçoit distinctement, dans un creux entre deux maisons, le centre équestre, mais aussi l’enfilade de bâtiments des établissements d’enseignement professionnel. Sans oublier le monument aux morts de l’avenue Albert 1er : son imposante silhouette (90 tonnes de pierre de Montmartin et une statuaire en pierre belge de Soignies) supporte le poids des 225 soldats et de l’infirmière de la ville tombés aux champs de l’horreur pendant la Première guerre mondiale. Inauguré en décembre 1925 par le maréchal Joffre, il est dans la perspective de la gare ferroviaire. Cube de verre et de béton, la gare s’est refait une jeunesse avec le nouveau millénaire. Plus fonctionnelle et plus accueillante, elle a été reconstruite après les soubresauts des bombardements de la Libération et modernisée en 2006, juste avant que ne le soit son parvis. Ironie de l’histoire, ce sont aujourd’hui des trains 46
de la marque Bombardier, tout ce qu’il y a de plus pacifiques, qui transportent les usagers du rail d’un point à un autre de la Région. Cette nouvelle génération d’automotrices est sans doute moins folklorique que la micheline mais beaucoup plus confortable. Elle emporte ses passagers vers Caen et Rennes. Je longe les quais sur cent mètres. De l’autre côté de la chaussée, sur un glacis dont la pente douce rejoint le quartier du Pont-de-Soulles, le centre hospitalier et son secteur d’hébergement des personnes âgées, dont la moderne résidence du Coisel, occupent tout l’espace. Face à moi, trois immeubles HLM rénovés et colorés. Ils cachent deux maisons de retraite (Les Lilas, Le Manoir) restructurées au début des années 2000. Je passe sous la voie de chemin de fer et tout de suite à gauche je remonte la rue des Courtilles. Sitôt passée la plate-forme agroalimentaire, immanquable avec ses deux gros silos, un petit chemin appelle nos pas entre les pavillons. Au bout, le terme de notre promenade : la chapelle de La Roquelle. Comme Notre-Dame, elle est dressée sur un piton rocheux, comme une première vigie pour surveiller les alentours. Si les chrétiens en ont fait un lieu de pèlerinage, celtes et druides s’y rassemblaient déjà. C’est en 1593 que les Augustins, propriétaires du terrain, décident d’y édifier une chapelle. Après qu’on y a, par hasard, découvert une image miraculeuse de la Vierge.
Vendue comme bien national, elle évite la guillotine de la Révolution. Elle est rachetée en 1803 par le baron Louis Marie Duhamel, maire de la ville, qui la restaure. Il la lègue à Saint-Pierre de Coutances et y met plusieurs conditions, dont celle qu’y soit établi un chapelain, avec, entre autres charges, d’enseigner aux enfants du faubourg du Pont-de-Soulles. Une seule de ses volontés est exaucée en 1819 : le baron est inhumé dans la nef.
Au XVIe siècle, les marins de la façade littorale ouest vouent un culte particulier à Notre-Dame de La Roquelle. Au XVIIIe, le lieu est quasi à l’abandon.
Long de seize mètres pour sept de large, l’édifice est coiffé d’un campanile.
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Depuis une vingtaine d’années, des bénévoles, constitués aujourd’hui en association, lui ôtent les stigmates du temps, avec l’aide des étudiants du lycée La Roquelle, des ateliers de la ville et de la Conservation des Antiquités et Objets d’Art de la Manche, pour le présenter sous ses plus beaux atours au pèlerinage annuel en mai. Mai sous les pommiers, c’est décidément ici le mois qu’on se plaît à fêter.
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“Vagabondage” III “L’art n’est grand que parce qu’il grandit” Gustave Flaubert à Louise Colet.
Dans mes nuits blanches, je scrute la côte en forçant mes yeux à travers la brume. J’accoste à marée basse quand les crabes jouent des pinces. J’abandonne mon drakkar, couché, aux algues et aux crépidules. Et j’avance, sûr de ma force et de mon droit. Dans mes nuits blanches, je rentre au port sur mon trois mâts barque. Le Cap Horn et la Chine sont si loin de Regnéville.
Avant d’échouer, le brouillard qui se disperse laisse apparaître un phare en pleine terre. Fière cathédrale, enfin, je suis de retour. Dans mes nuits blanches, je chevauche la Rossinante, cahin-caha, au pas, au trot, jamais au galop, vers la ville et ses promesses. Oyez braves gens, faites place au Don Quichotte de la Manche, la langue chargée de toutes ses chimères, il a faim et soif de bonne compagnie. Quand mes nuits blanches sont plus longues que 49
mes jours, j’arpente la ville avec une mine grise mais cela ne dure pas. D’un thermos cabossé d’avoir trop bourlingué, je me verse un café Solela du Guatemala pour me redonner du jus. Positionné derrière les derniers champs du lycée agricole dont les terrains ont été cédés à l’État par la commune de Saint-Pierre pour le franc symbolique en 1965, à quelques semelles de la voie de contournement, j’observe.
Devant moi, étrange et attirant à la fois, un boyau vert, un cylindre chlorophylle dans lequel il fait bon s’engouffrer. Dedans, les bruits sont étouffés. La mousse y exhale un parfum fort, un peu âcre. La lumière et les bruits n’y pénètrent qu’avec chance, au gré du vent ou des trous dans la haie. Parfois, un troglodyte répète ses gammes. Aujourd’hui, le mignon s’époumone entre deux primevères acaules et une fougère morte. Une pie bavarde, tant et tant qu’elle l’importune, trop près sans doute de son garde-manger ou de son petit nid douillet, feuilles, tiges et mousse mêlées dans un arbuste masqué par un lierre. Je plisse les yeux en quittant le tunnel. Le soleil a percé les nuages. La lumière est vive, aveuglante, comme à la fin de l’hiver quand la nature sort de sa torpeur et que fureteur redevient le marcheur. Sur la gauche, de belles résidences modernes avec de grands jardins arborés sont adossées à la pente. Elles forment le premier lotissement de Délasse, du nom de cette longue artère qui grimpe vers le plateau de Tourville et la façade littorale. Avec la proximité de la rocade, bon nombre des terrains situés entre l’ancien chemin de grande communication n°33 – aujourd’hui la départementale 44 – et la route parallèle qui mène vers Bricqueville-la-Blouette et Montmartinsur-Mer – la Départementale 20 – ont été acquis par la Ville de Coutances pour y construire de nouveaux lotissements et agrandir le parc des sports. Je viens de passer La Paletière, où un hôtel et le camping municipal se touchent. Deux joggeurs
me croisent avec un petit salut à l’entrée du stade. Je veux leur rendre mais j’ai marché trop vite. J’ai voulu descendre au pas de course et j’ai l’estomac au bord des lèvres. Mes yeux picotent et mes jambes sont molles. J’ai bonne mine en aventurier. J’ai la tête d’un coureur de marathon au 40e kilomètre alors que je n’en ai pas encore avalé deux ! Adossé à un arbre je reprends ma respiration. Je ne suis pas sûr qu’il m’ont vu leur rendre leur salut.
Plus sages, leurs petites raquettes à la main, deux joueurs de squash regagnent leurs véhicules. Ils ont l’air exténués.
De deux minibus, deux groupes d’adultes handicapés s’extraient bruyamment. Ils ont hâte de revêtir leurs chaussures et leurs maillots pour leur entraînement hebdomadaire sur la pelouse synthétique. Les cheveux mouillés, six adolescents, filles et garçons mêlés, rient à gorge déployée de leurs exploits respectifs à la piscine et de leurs cabrioles sur le skate parc.
C’est à tort. Sa construction date du XIIIe siècle et est attestée par une charte de Philippe le Hardi. Elle est liée à la fondation du couvent des Dominicains qu’il fallait alimenter en eau. Elle était puisée à la source de l’Écoulanderie, en amont d’un hameau qu’on aperçoit au levant quand on roule vers Coutainville. Ruiné par les Protestants au XVIe siècle, l’édifice de 240 mètres de long est relevé avec ses
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Tandis que la route de Saint-Malo grimpe franchement devant moi, la rue des Piliers, sur la droite, serpente avec en point de mire les flèches de Notre-Dame. Face à un immeuble HLM, je traverse vers les vestiges de l’aqueduc qu’on attribue souvent à l’époque romaine.
Tous travaillaient à la main avant que ne leur succèdent les blanchisseuses, les teinturières, les mégissiers, puis au XIXe les ouvriers d’une brasserie, puis d’une distillerie. Ce passé n’existe plus que dans la mémoire de quelques octogénaires du quartier et dans les documents des archives municipales.
Il reste encore trois jambes pour témoigner du classement de l’édifice. On le doit au premier inspecteur général des monuments historiques, Prosper Mérimée. C’était en 1840, soit plus de vingt ans avant la cathédrale, en même temps que l’abbaye de Lessay. Son environnement est classé depuis 1939.
Quelques mètres et j’entreprends à droite le circuit de Mousley qu’indique un panneau. C’est un chemin dont le sol sableux crisse sous les pas. On surplombe le quartier des Piliers de quelques mètres. Des ronces se disputent des jardins abandonnés. Des corneilles se chamaillent au bord du cours d’eau. Le Bulsard coule vite. Les dernières pluies ont accéléré son débit. Encore quelques mètres, en descente cette fois. Au carrefour, la disposition des maisons est caractéristique des anciens moulins à eau. C’est le Moulin de Bas. Je laisse à droite la rue de l’Aqueduc et je remonte à gauche. C’est la continuité de la rue du Moulin-de-Bas.
Aujourd’hui, Coutances compte sept monuments classés (églises Saint-Nicolas et Saint-Pierre, chapelle et réfectoire de l’hôtel-Dieu…) et dix inscriptions à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques dont le parc-l’Évêque, les façades et la terrasse de l’évêché et l’actuel palais de justice. D’un côté de l’immeuble, la rue de La Broche monte sèchement vers le hameau de l’Écoulanderie. De l’autre, la rue de La Cour aux Magnens fait d’abord un plat à l’endroit de l’ancienne filature, assemblage de pierre et de brique. La rue doit son nom aux chaudronniers, les magnens ou maignans, un vieux mot pour désigner le chaudron. Les ambulants travaillaient presque exclusivement les ustensiles d’usage domestique et revenaient à date fixe proposer leurs objets. Les installés, souvent les meilleurs, pouvaient aussi réaliser des objets pour le culte, lutrins, candélabres et même fonts baptismaux.
Je poursuis tout droit sur le faux-plat sans me soucier, à gauche, des deux circuits proposés, Mousley et La Belle-Hôtesse. Le premier mène vers un moulin à vent ruiné et de belles maisons à linteaux sculptés avant de ramener le promeneur par le hameau de l’Écoulanderie. Le second emprunte le même sentier sur sa partie montante, au-dessus du cimetière, avant de bifurquer à l’est vers le manoir de La Forerie et la belle et massive ferme de La Porte. Sur l’un comme sur l’autre, les échappées sur la cathédrale sont nombreuses et prétexte à user la batterie de l’appareil photo numérique. 51
© T.C.P.C.
seize arches en 1595. Il alimente les frères prêcheurs et toute la ville avec un système de fontaines jusque sur le parvis de la cathédrale. Peut-être mal entretenu, l’aqueduc tombe lentement et inexorablement en décrépitude. L’une après l’autre les arches s’écroulent. Deux se sont encore affaissées en 1914.
Le sac bien recalé sur l’épaule, j’avance. À main droite, sur un terrain privé, un petit pont enjambe la rivière. Une légère brume enveloppe le terrain qui monte en pente douce vers le centre-ville. D’ici, le point de vue sur la cathédrale est unique. Entre ville et campagne, entre passé et présent. Le temps est entre parenthèses, l’esprit est en suspension. Je le savoure en égoïste. Le numérique reste au fond de ma poche. Je soupire un bon coup et je remédarre au moment où une volée de canards criards se jette à l’eau. Quelques pas encore, l’œil s’arrête sur un lavoir du XIXe. L’eau, encore, toujours. Je ferme les yeux. J’entends les rires des lessivières malgré la fatigue. Le dos cassé, pliées sur de grands draps brodés, elles lavent et relavent le linge que les bonnes familles leur ont confié. J’ouvre les yeux en entendant l’aboiement d’un gros chien. Ses grosses pattes sont appuyées sur une barrière. Il n’a pas l’œil méchant mais le croc est bien blanc. Évaporées mes lavandières. Le bord du lavoir est désespérément vide.
Dernier coup d’oeil en arrière. La brume s’est dissipée. Les canards ont fini leurs chamailleries. Ils se sèchent sur une patte, le ventre exposé aux rayons d’un soleil plus généreux. L’eau continue de couler vers l’étang du Bulsard, emportant avec elle le souvenir des dernières lessivières au sortir de la première guerre. Le quartier est calme. Quelques mètres et cette douce quiétude a disparu. Rue de l’Écluse-Chette, ce n’est pas l’eau qui dévale mais une vague continue de véhicules. La Départementale 2, qui conduit à Lessay et Cherbourg, est très passagère. On s’en rend compte à la grisaille qui recouvre le bas des murs des maisons. On prend à droite et encore à droite à cinquante mètres. Par la rue des Thermes. Encore une trace écrite d’un lointain passé. Trace visible, une maison d’un vieux bois blanchi rappelle qu’ici le provisoire a duré longtemps. La reconstruction d’après-guerre s’est étalée sur plus de quinze ans. Quelques baraques suédoises en bois, qui ont servi à reloger des habitants démunis après les bombardements de l’été 1944, ont été habitées pendant près de quarante ans avant de céder la place à des logements locatifs sociaux… en dur. L’habitation à loyer modéré, HLM devant laquelle on passe, en faisant fi du sens interdit, porte sur ses flancs la date de son baptème : juillet 1968. Une révolution dans le quartier. Sur la droite, un arbuste s’est pris d’amour pour un muret et enserre ses tubes oxydés dans ses bras noueux. Devant moi, la rue du Château-Pisquiny.
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54 Louis Beuve par Georges Laisney.
pénètre, par une porte latérale, dans l’imposant bâtiment des Unelles, aujourd’hui poumon de la vie associative locale. Monument est un terme plus approprié. En 1858 lorsque l’architecte Denjoy dessine les plans, l’édifice doit venir en quelque sorte se superposer au couvent des Dominicains fondé ici-même en 1232 et doit être fermé sur ses quatre côtés. Si les crédits n’avaient fait défaut, l’esplanade sur laquelle trône, majestueux, un gigantesque cèdre du Liban, n’existerait pas.
Si l’on prend à droite, on rejoint le Moulin de Bas après être passé devant une belle maison au portail rouge, une maison chère à Louis Beuve et dont le propriétaire actuel sait tout ou presque. “Trouvère Normand” pour les uns, “Maît’Louis” pour tous les régionalistes, ce fils de meuniers de Quettreville, poète, écrivain et journaliste, n’eut de cesse, à travers ses combats écrits et criés, de vanter sa région. Fût-il ou non “le plus Normand des Normands” selon le bon mot d’Albert Désile dans La Manche Libre à sa mort en 1949, il reste de toute façon cher au cœur des Coutançais. Comme il est resté enthousiaste, “toujours et partout fidèle” (la devise de la ville), à “sa ville” et à “sa cathédrale de fierté”.
Dès la première volée de marches le visiteur est obligé de lever les yeux. Le grand escalier de granit est magnifique. Si ce n’était la générosité de l’impératrice Eugénie, ce somptueux ouvrage dit de “Malakoff” en commémoration de la prise d’une tour qui ouvrit les portes de Sébastopol aux Français pendant la guerre de Crimée, n’aurait lui aussi jamais existé.
Louis Beuve ne m’en voudra pas. Je le laisse et je grimpe vers un autre pan de l’histoire locale. Une fois encore, la pente est raide. Je débouche sur le boulevard AlsaceLorraine. Là, sur la droite, en quelques dizaines de mètres, quatre ruelles se succèdent. Dans la première, l’impasse du Château-Pisquiny, en haut d’un grand mur de pierre jaune, des bambous se penchent au-dessus de fougères rabougries. Si on se cale dos au mur entre le n°2 et le n°4, une grande silhouette blanche capte le regard à l’horizon. C’est à quelque chose près sous les fondations du manoir de l’Écoulanderie que coule la source qui alimentait Coutances via l’aqueduc admiré tout à l’heure.
Je ne grimperai pas dans les étages. Le rez-de-chaussée suffit à mon plaisir. Des voûtes portées par des arcs qui rappellent l’architecture mauresque ou byzantine, allègent l’impression de force des quatre piliers d’une première salle dédiée aux expositions. Elle n’est pas fermée. C’est un sas vers le hall d’accueil que la lumière inonde à travers une grande verrière. En plein après-midi, le parasol n’est pas de trop pour atténuer ses griffures.
Je vais jusqu’au feu, avant la troisième impasse, la ruelle de La Croûte-aux-Moines, et je traverse. Dix mètres, et j’entreprends à droite la rue de Pile. Le temps de traverser l’étroite rue Saint-Maur et je
Immédiatement à gauche, une seconde salle, dite des conférences, porte le nom de l’écrivain “landais” Jules Barbey d’Aurevilly.
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Tout de suite après la banque d’accueil, la section jeunesse de la médiathèque, puis la section adulte. Chacun son entrée, chacun ses livres, mais le même plaisir partagé. Un ascenseur dessert aussi les étages où se croisent toutes les générations, élèves de l’école de musique, adhérents aux activités du centre d’animation ou professionnels travaillant dans le bâtiment, acheté à l’Église par la ville en 1980. Tandis qu’un groupe d’adolescents et de jeunes adultes assaille de questions l’animatrice du point information en quête de jobs d’été, trois mamies en survêtement quittent les Unelles par l’esplanade. Je leur emboîte le pas. Elles échangent sur le cours de gym qu’elles viennent de suivre. L’ambiance est plutôt joyeuse. Avec elles, le cours ne doit pas être triste.
La loi de séparation de l’Église et de l’État les contraint à quitter les lieux en 1906, ils n’y sont de retour qu’en 1922. Entre-temps les 130 séminaristes de la promotion 1914 ont tous été volontaires sur le front de Somme, comme ambulanciers, infirmiers ou aumôniers. Trente ans plus tard, en pleins bombardements, leurs jeunes successeurs s’engagent avec le même élan transformant le lieu en hôpital de fortune. Les vocations sont plus rares : de moins en moins nombreux, ils finissent par quitter Coutances pour rallier le séminaire interdiocésain à Caen en 1970. Des prêtres arpentent pourtant encore le joli cloître aux arcades en plein cintre. Mais ils sont en retraite et partagent
Je marque une pause sur un banc face au grand cèdre. Sous ses frondaisons, deux tourtereaux s’apprivoisent du bout des lèvres, indifférents aux groupes qui vont et viennent devant nous, un ballet intergénérationnel réglé sur l’heure des activités proposées ici. L’aile est du bâtiment semble endormie. Elle ne vit pas au même rythme. Cette partie-là du grand bâtiment a gardé sa vocation originelle mais elle n’y connaît plus la même permanente effervescence. À la fin du XIXe siècle, ce qui est encore un séminaire est fréquenté chaque jour par une ruche de près de 250 futurs prêtres. Les nouveaux bâtiments sont conçus pour en accueillir le double. C’est sans compter sur l’Histoire. 56
le grand réfectoire peint par Rocher de Gérigné – cet artiste auquel on doit aussi les grandes peintures murales qui ornent la salle des mariages et le hall d’entrée de l’hôtel de ville – avec les mouvements et services d’Église du département qui y tiennent régulièrement réunion. Par une double porte vitrée, un jeune homme, en baskets rouges et tee-shirt vert olive, s’engouffre dans la bibliothèque diocésaine. Si ce n’est le col romain de la chemise qu’il porte ouverte sur son maillot, rien ne le désigne comme un candidat à la prêtrise. Ordinateur portable serré sous un bras, le séminariste vient assurément poursuivre ses recherches en théologie, en philosophie ou en sociologie, des domaines dont il est sûr de pouvoir trouver une bibliographie très fournie, qu’elle soit classique ou
contemporaine. La bibliothèque où il vient d’entrer concentre des livres hérités du séminaire des Eudistes au XVIIe, ceux qui ont été acquis par leurs successeurs sulpiciens, des ouvrages déposés par la communauté des sœurs Augustines et le fonds moderne de l’ancien grand séminaire. C’est un fonds évidemment à vocation religieuse mais dont les collections intéressent aussi l’histoire, la géographie ou le droit civil. Avec quelques pièces rares et précieuses, comme une bible éditée à Venise en 1483, une autre, tout aussi magnifique, imprimée quatre ans plus tard à Nuremberg. Sous la verrière, sa voisine, la médiathèque communautaire, a elle aussi quelques raretés. Dans son fonds ancien, on dénombre plus de soixante manuscrits du Moyen Âge. Les plus beaux sont, sans conteste, de petits livres d’heures enluminés du XIVe et du XVe siècle. Les premiers ouvrages qui ont permis sa fondation ont été légués par un ancien lieutenant aux Gardes
françaises, M. de Brucourt, au Collège de la ville en 1755. Soit quarante ans avant l’ouverture de la bibliothèque au public. Chaque époque l’a enrichi de précieux documents : l’Histoire naturelle de Buffon, la Grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le Voyage dans les mers de l’Inde de Le Gentil de La Galaisière, le Voyage de l’Astrolabe de Dumont d’Urville, la première et célèbre édition de la Description de l’Égypte, dédiée à Napoléon sont autant d’invitations à la rêverie. Ils dialoguent avec des ouvrages de botanique de la société d’horticulture de Coutances, des manuscrits sur l’histoire de Coutances et du Cotentin, des ouvrages de coutume normande ou un recueil de planches gravées sur cuivre sur le costume régional de la fin du Premier Empire. La médiathèque possède aussi des lettres autographes de Jules Barbey d’Aurevilly, le fonds de l’écrivain Rémy de Gourmont et celui des artistes du “Pou qui grimpe” qu’elle partage avec le musée. On y déniche quelques trésors, comme les Églogues de Jean Giono illustrés de pointes sèches d’Hermine David ou des lettres écrites par Raoul Dufy, Max Jacob, Erik Satie ou Adolphe Willette le président de la République de Montmartre. Des pages, j’écrirais des pages sur les livres, sur le savoir qu’ils contiennent, plus encore sur la liberté qu’ils procurent, les voyages immobiles et pourtant si réels qu’ils nous offrent. Mais il est temps d’en tourner une et de reprendre mon chemin. Le soleil a tourné. Il joue maintenant avec la ligne d’horizon, par-dessus les Hauts de Délasse mais ça ne va pas durer longtemps. 57
Je traverse au carrefour de La Pocatière, la cousine coutançaise du Québec. Avant que de dévaler vers le quartier des Piliers, je m’accorde une digression. Du belvédère, on embrasse la vallée du Bulsard, avec un beau point de vue sur le bois des Vignettes et le parc des sports. Quelques marches en bois et un palier plus bas, je me retrouve juste au-dessus du plan d’eau, derrière le quartier des Piliers. Une triple rangée d’arbres m’offre l’ombre utile à un bon cliché. Au moment de déclencher, deux vélos tout terrain surgissent à toute berzingue du sous-bois. Caparaçonnés comme Peter Weller dans Robocop, les deux cyclistes crient comme s’ils allaient fondre sur moi. Dérapage contrôlé, en bas de la piste, le premier est content de son effet. Le second peste et rit en même temps. Dérapage incontrôlé, il a les fesses toutes mouillées. Ils arborent sur leurs maillots les couleurs d’un club du Cotentin. Ces deux-là, c’est sûr, repèrent l’endroit pour une prochaine compétition.
Je remonte sur le balcon, je passe la résidence des Vignettes et je me pose à l’entrée de la rue des Piliers. Avec le soleil qui décline, les pierres ont quelque chose du Sud. Dès les premiers pas, on marche à rebours du temps. On retrouve l’esprit du faubourg populaire qu’arbore encore le Pont-de-Soulles. Il y a sur la droite une maison typique des tisserands : le rezde-chaussée est surélevé. On y accède par un petit escalier dont les marches découvrent une porte de cave sous un quart. C’est là que l’artisan installait son métier à tisser.
Nombreux au début du XIXe siècle, ils avaient quasiment disparu sous la IIIe République. Au même titre que les teinturiers, les blanchisseurs et les mégissiers qui fabriquaient des peaux pour les bourreliers, les parcheminiers et les gantiers, se partageant jusqu’alors le bénéfice de la proximité du cours d’eau. La rue est agréable, les maisons restaurées ont toutes gardé leur jus. Les huisseries de quelquesunes sont fatiguées. La peinture s’écaille et les petits rideaux ne se soulèvent que rarement. Presque en bas, sur la gauche, on est attiré par le bruit de l’eau. Sous un porche, on la devine. 58
Passé le bloc de maisons, on la voit qui court derrière chaque mur, chaque jardinet. Le Bulsard, gaillard, court vers sa destinée. Un oiseau fait des zigs et des zags au ras de l’eau, léger, moqueur. Une crampe vient de me rappeler que j’avais deux mollets. Avant d’entreprendre Délasse, je crois que je vais faire une halte au sauna de la piscine. Histoire de me délasser.
“Vagabondage”IV “L’avenir n’est jamais que du présent à mettre en ordre. Tu n’as pas à le prévoir, mais à le permettre.” Antoine de Saint-Exupéry.
Le soleil est chaud. Allongé sur le talus, distrait par une cohorte de fourmis qui s’escriment à repousser un petit scarabée aventureux, je n’ai vu qu’au dernier moment la casquette à carreaux qui cheminait vers moi. Une casquette de tweed émoussé, de celles qui ont plié sous le crachin jusqu’à déteindre sur le front et rétréci au vent à le marquer d’un trait bleu. “D’ici on peut tenir la Dame dans sa main.” L’homme, plus près de quatre-vingts que de soixante-dix ans, découvre sa main droite, tordue et luisante. Dans sa paume, la cathédrale est un jouet, léger, presque fragile. La main se referme sur la mienne. “C’est vrai aussi que d’ici les nuages lui font un beau chapeau.” Je lève les yeux, deux moutons sautent par-dessus le dôme de la tour-lanterne. Je me retourne. Le vieux marcheur a déjà passé son chemin, nez en l’air, bouche entr’ouverte. Il cherche le frais.
Il n’est pas midi et le soleil écrase déjà tout. Est-il paysan ? Peut-être. Poète ? Sans doute. Pèlerin, assurément. J’ai reconnu le grand bâton gravé d’une coquille sur lequel il s’appuyait. Est-il seulement français ? 59
La pointe d’accent ne trahissait-elle pas son Écosse natale ? Si c’est le cas, il n’est plus temps pour lui d’évangéliser le Cotentin. Saint Germain, dit-on, s’en est chargé, après qu’il a terrassé le dragon.
L’octogénaire émérite rejoint le chemin aux Anglais. Il va vers le Nord. Deux routes vont s’offrir à lui : par la côte Ouest vers Lessay, Portbail et les falaises du Cap de Carteret ; par les marais vers Périers, Carentan, Montebourg et Barfleur. Il croisera d’autres miquelots en route vers le Mont Saint-Michel ou Compostelle. A-t-il entrepris cette démarche pour être sauvé, expier ses pêchés, remercier Dieu ? A-t-il sollicité l’aumône ? Les réponses importent peu mais j’ai noté qu’il marchait pieds nus dans des sandales découvertes comme le stipulent certains textes anciens. Je suis chaussé tout pareil. Les fourmis ont repoussé l’intrus. À la queue leu leu, elles se dirigent vers le pied du talus. Elles me prennent pour cible ! Je me redresse, c’est trop tard. Elles fondent sur moi comme une armée de libération sur l’occupant. J’étais assis sur la fourmilière et j’en bouchais l’entrée. Mes chevilles sont rouge pivoine et mes pieds endoloris par les piqûres. Pour oublier la douleur, je me concentre sur le chemin qui longe la voie de contournement. Je passe une première maison en pierre de pays. Le chemin monte doucement jusqu’à une seconde au fond d’une cour. Je dépasse un mur de pierres ; à l’angle, une série de bâtiments et quelques ballots de paille indiquent la présence d’une exploitation agricole laitière. Je suis à La Porte. Encore quelques mètres. Je laisse le pont pour un sentier à droite, encaissé et en descente. Il est marqué de la coquille et double le chemin de découverte La Belle-Hôtesse vers Le Roqueret. Je saisis ma gourde. Je verse un peu d’eau sur mes
chevilles. Elles sont toujours gonflées et d’un rose bonbon qui ne me tente pas. Sur le glacis de la haie, un bourdon noir vorace se saoule à la digitale. Une abeille moins mutine butine une marguerite. Une petite bâtisse annonce La Forerie. Le manoir rural est à droite. Imposant et fier. Une tour carrée 60
avec un pan coupé monte la garde derrière une double barrière en bois. Le monument mérite un cliché. L’appareil toujours en bandoulière, je cherche des yeux le panneau de signalisation. Il est à gauche, masqué par les fougères sous les branches prometteuses d’un noisetier mais il m’invite à contourner l’édifice par la droite.
Je suis maintenant le sentier de découverte des Trois Vallées et le chemin de grande randonnée GR 223 qui arrive, après quelques circonvolutions bocagères, de Muneville-le-Bingard en passant par Ancteville et Monthuchon. La perspective est belle. Des madriers de granit sur lesquels s’appuient de jolies palissades marquent la ceinture de la propriété. Je longe un ancien corps de ferme parfaitement rénové. La Forerie offre sa façade avec générosité : fenêtres à petits carreaux, pierres jaunies par le soleil, avec en premier plan, deux cuves en granit et une roue couchée, comme la table et les bancs d’un jardin de géants. Sublime. Quelques pas sous le couvert de la végétation, au creux du vallon. On entend l’eau qui court sous les branches fatiguées d’aulnes glutineux. Posé sur une herbe en berge, un caloptérix bleu métallique, redoutable chasseur de moustiques, est aux aguets. Sa présence est une bonne nouvelle, car il vit près des eaux saines. Je pousse un soupir. Cette fraîcheur est propice à la halte. Je commence à lire les informations sur la zone humide, à la fois éponge contre les inondations et rempart à la sécheresse. Mais je ne vais pas au bout, je préfère m’allonger. La quiétude du lieu m’engourdit. Je suis séduit par vingt minutes de sieste. Les bras autour des genoux pliés, la tête bien calée, je me laisse aller.
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L’air a changé. Il est sec et chaud. J’ai du mal à respirer. Je tire le col de ma chemise. Elle est lourde, avec une drôle de maille qui me gratte. Je vais m’éponger le front, je m’aperçois que je porte des gants. Je baisse les yeux. J’avance mais je ne marche pas, je trotte. Je domine une nuée de personnages en armes. Je chevauche un cheval noir qui mâche avec nervosité son mors. Il souffle fort et souffre autant de mon poids que de la chaleur qui nous accable tous. Les soldats s’arrêtent. Ils lèvent leurs armes bien haut et crient comme des forcenés “Robert, Robert, Robert !” Je tourne la tête et je le vois. Guiscard “l’avisé”, sixième fils de Tancrède, fête une nouvelle victoire. Ce soir, nous dormirons avec lui à Palerme. Et demain dans toute la Sicile. Avec cette chaleur insupportable, mon esprit est de plus en plus troublé. Devant moi défilent bientôt les jardins merveilleux de La Conca d’Oro, les arcs brisés et des décors byzantins de la cathédrale de Monreale. Je vis l’épopée des Tancrède de Hauteville et je la raconte à un lointain parent. Je ne cesse pas de louer le génie normand qui a su installer la religion catholique en perpétuant les cultes juif, orthodoxe et musulman. Je lui explique qu’il est à la dimension de nos richesses. Geoffroy de Montbray le sait mieux que quiconque, lui qui est reparti, ployant sous les trésors, pour terminer sa cathédrale à Coutances.
Je lui montre comment, avec Al Idrisi, nous nous sommes initiés à la géographie, jusqu’à en faire un livre et une nouvelle “mappa mundi”. Comment nous avons favorisé la création d’ateliers d’enluminures, comment la densité de forteresses bâties sur notre passage a impressionné les chroniqueurs allemands de l’armée impériale, quelle a été notre force à créer des alliances avec les aristocraties locales ou à installer des paysans dans les régions vides de culture. Mais Robert voulait plus. À Monte San Angelo, la tour des géants avait beau garder un œil sur nos ennemis, Corfou (Grèce) et Durazzo (Albanie) ne lui suffisaient pas. À 65 ans, survivant de Guillaume Bras de fer, Onfroy et Dreux, il n’était pas assagi. Il rêvait encore de conquêtes. Il s’imaginait sur le trône de l’empereur à Byzance. Il n’avait peur ni de lui ni de la mort. D’ailleurs, n’avions-nous pas déjà choisi le calme de la campagne Basilicate pour y établir le sanctuaire de la dynastie des Tancrède ? Je me réveille en sursaut. Sans se soucier de mes rêves épiques, une bergeronnette des ruisseaux s’ébroue gaillardement sur une branche au-dessus de ma tête. Je peste contre ce petit volatile en charabia, al gharbiyya, le patois portuaire de Palerme. Quelle est cette bizarrerie ? Où donc ai-je pu l’apprendre ? Je veux me relever mais le sommeil est trop fort. Mes paupières n’arrivent pas à se battre. Il gagne encore. Cette fois, je suis bien. Il fait plus frais. Presque trop. D’ailleurs, je sens un manteau laineux qui pèse sur mes épaules. Il y a du monde autour de moi. On parle fort sous le couvert des arbres. Je n’ai rien à craindre, il n’y a que des hommes de confiance à cette réunion 62
secrète de la Confédération armoricaine. Autour de moi des Abrincates d’Avranches, des Curiosolites de Saint-Brieuc et Lamballe, des Vénètes de Vannes, des Redones de Rennes et Redon. Comme moi, ils sont des pays du granit, durs au combat. Je sais qu’ils vont m’aider. L’heure est grave : après Crassus, c’est au tour de Quintus Titurius Sabinus de marcher vers nous. Le lieutenant de César s’est mis en tête d’empêcher la jonction de Viridovix et des Unelles avec les Lexoviens de Lisieux et les Eburovices d’Évreux. Trois légions romaines marchent sous son commandement. C’est à peine 12 000 hommes quand nous sommes sûrs de rassembler 30 000 Gaulois. Mais j’ai à nouveau très chaud. Je transpire. Je délire. Je vois mes vaillants compagnons tomber dans un piège. Le Mont Castre serait donc notre tombeau ? Maintenant, j’ai froid. Vraiment. Ma sieste a largement dépassé vingt minutes. À vrai dire, mon esprit a tant vagabondé que je ne sais plus vraiment qui je suis. Chef gaulois, bandit calabrais, seigneur normand, miquelot en route pour le Mont, jacquaire sur le chemin de Saint-Jacques, héraut errant, voyageur immobile ? “On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait” disait Nicolas Bouvier. “La marche est un processus de connaissance et d’illumination” écrivait-il encore. Il est temps pour moi de reprendre la mienne. J’esquive une grosse bille de bois couchée sur le chemin, drapée dans un linceul de lierre brun bistre. J’enjambe une touffe de poils gris et roux. On s’est battu à quatre pattes sur le chemin et une
fourmilière, à moitié effondrée, en a fait les frais. Je me hisse sur la pointe des pieds. Je sais que la ville est là, derrière la haie. Divine surprise. Dans un trou de lumière, j’aperçois la cathédrale… de Chartres ! Image trompeuse : la silhouette profilée de Notre-Dame se découpe sur un ciel azuré à l’horizon d’un champ de blé. Oublions la Beauce, quelques mètres de sentier seulement me séparent de l’avenue Division-Leclerc. J’y accède en marchant tout droit, entre un grand magasin de jardinage et la Maison Familiale Rurale. Je vais rentrer de plain-pied dans le XXIe siècle quand les deux grands yeux noirs d’un molosse me barrent la route. “Sherman, au pied”. Le dogue allemand s’exécute immédiatement. Dans un chemisier tricolore sérigraphié “I love America”, une jeune femme blonde sourit : “il a eu aussi peur que vous”. Elle lui passe son collier et s’éloigne avec son colosse vers la zone d’activités de l’Auberge de La Mare.
Un chien allemand avec un nom de char américain : l’histoire se rappelle parfois à vous d’une drôle de façon. C’est par cette longue avenue rectiligne que la 4e division blindée du Général Wood, venant de Périers, est entrée dans Coutances le 28 juillet 1944. Trois jours plus tôt, les GI’s ont lancé une grande offensive avec l’appui de l’aviation, l’opération Cobra, pour briser les trois lignes de défense allemandes au nord du Coutançais. Des combats acharnés se sont déroulés dans les bois du Mont Castre, encore, là où, depuis un mois, les troupes d’occupation fixaient le front, causant des pertes considérables dans les rangs américains. La seule 83e division d’infanterie a perdu 5000 hommes à Sainteny pour “gagner”… deux kilomètres. La liberté n’a pas encore le goût du miel et déjà l’amertume de l’amande. 63
Les premières patrouilles ont libéré une ville en ruines. Libérée mais à quel prix : six maisons sur dix ont été détruites, des familles entières ont péri (au moins 350 victimes), ensevelies sous les bombes et les gravats. La population, du moins celle qui n’a pas fui, a mieux à faire qu’à fêter ses jeunes libérateurs, elle panse ses plaies. Je glisse ma tête sous les oreillettes de mon baladeur. Je traverse la chaussée au moment où le big-band du saxophoniste noir américain Joe Henderson attaque en douceur “Black Narcissus”, une valse pleine de sérénité, bien servie par le jeu du pianiste Chick Corea et de ses prestigieux acolytes, Jon Faddis, Nicholas Payton, Christian McBride, Joe Chambers et Al Foster.
C’est un jazz différent des Victory discs qui voyageaient dans le paquetage des GI’s et il est interprété par une rythmique à faire pâlir d’envie les organisateurs de Jazz sous les pommiers. Je passe devant l’ancienne mairie de SaintNicolas alors que le saxophoniste répond avec fougue à la trompette de Freddy Hubbard sur “A shade of Jade”. Je tourne à la carre vers le centre de secours. Un groupe d’enfants s’agite autour de la grande échelle et d’un fourgon incendie. Le centre de loisirs est en visite à la caserne. Les pompiers sont installés ici depuis 1988 dans un magasin réhabilité qu’ils partagent avec les agents des services techniques de la ville.
Le premier corps de “garde pompe” a été créé en 1716. Militarisés sous le Second Empire, et donc armés, les soldats du feu, à Coutances et partout en France, ont été alors incorporés à la Garde nationale. Leur principale hantise, jusqu’au succès du gaz en 1868, était l’incendie. On les prévenait à coups de clairon ou de tambour. Jusqu’à il y a peu, la sirène les mettait en alerte. Désormais, c’est le bip qui commande l’engagement d’une cinquantaine de sapeurs pompiers dont un cinquième est professionnel. 64
Je coupe entre leurs pavillons et la tour d’entraînement. Un chat siamois court se cacher derrière la haie basse d’un jardin. Parallèles à la caserne, des maisons doubles chauffent leurs pierres sexagénaires à l’implacable soleil de juillet rue de la Mare. Elles témoignent, avec beaucoup d’autres, de l’extension de la ville à la périphérie au lendemain du sinistre de juin 1944, par demicercles vers le Nord et le Nord-Est, grâce à la fusion de Saint-Nicolas-de-Coutances avec sa grande sœur. De la rue du Serpent, je vais accéder directement au quartier Claires-Fontaines. Ici, je suis dans la zone de La Guérie, où sont installés deux centres de formation et une dizaine d’entreprises commerciales et industrielles.
policier, il fut arrêté le 10 mai 1943 dans son appartement rue Geoffroy-de-Montbray, avant d’être jugé à Saint-Lô et déporté. Il est mort en Allemagne mais son nom est gravé au Panthéon. Son crime ? Avoir caché des résistants ou les avoir aidés à fuir. Pacifiste actif, il avait, dès les années trente, apporté son concours à la ligue internationale des combattants de la paix. La médiathèque conserve ses écrits, des lettres de prison mais aussi des romans de science fiction, genre dont il serait devenu assurément l’un des grands maîtres. Lisez Quinzinzinzili pour vous en convaincre. Me voilà près du collège Prévert. Derrière cette petite cathédrale du savoir qui fait un peu
Je traverse l’avenue de la République en face de logements collectifs érigés il y a tout juste 40 ans. Je chemine entre ces immeubles et l’ancienne école du Parc, aux bardages colorés : je viens d’entrer dans Claires-Fontaines. Les premiers logements individuels de la Reconstruction ont été loués dès 1947 dans la rue de La Mare que j’ai traversée tout à l’heure. Les premiers collectifs, au sud du jardin des plantes, ont été occupés en 1952. Ici, les habitations à loyer modéré, les HLM, ont poussé sans discontinuer jusque dans les années quatre-vingt-dix. En 1995, le parc social locatif de Coutances était d’environ 1500 logements, soit quatre sur dix. La moitié avait été réalisée avant 1974. Je m’attarde rue Régis-Messac. C’est un Charentais cher au cœur des Coutançais. Professeur de latin, docteur es lettres avec une thèse sur le roman 68
d’ombre à Notre-Dame, l’habitat individuel a pris ses aises, sur le versant est du Prépont. Je m’engage dans le petit chemin du Serpent, parallèle, d’un côté, à l’avenue Jean-FrançoisMillet, de l’autre, à un immeuble aménagé pour accueillir des personnes âgées valides, à proximité du foyer des jeunes travailleurs. Un automobiliste klaxonne. Deux scooters slaloment entre les coussins berlinois installés pour ralentir la circulation au droit de l’entrée du collège. Je poursuis ma route jusqu’à un carrefour. La cathédrale au loin joue à bout touchant avec un mouton blanc. Quelques pas et je laisse derrière moi un quartier qui n’était encore que prairies au milieu des années soixante et qui
compte aujourd’hui près de trois mille habitants. J’entre dans une zone mixte de pavillons et de collectifs, rue des Seringas. Ils sont sortis de terre dans les années soixante-dix, juste après les deux immeubles de la rue Boucherville que je longe. Je traverse la rue des Tanneries-Prod’Homme et je me glisse aussitôt entre une coquette résidence et une école qui crie sa solitude d’être en vacances. Me revoilà sur l’avenue de la République. Je lui ai donné rendez-vous à la terrasse d’un bistrot. À califourchon, Yann-Armel est absorbé par la scène qui se joue dans l’estaminet. Il crayonne à grands traits un quarteron d’amis dont les rires bruyants font penser à la partie de cartes du Marius de Pagnol. Je lui glisse mes notes et la carte mémoire que j’ai extraite de mon numérique. Il précipite le tout au fond d’un sac à bandoulière défraîchi. Dans quelques jours, par la magie du crayon et de la plume, la légèreté de l’aquarelle, il en aura fait les images et les visages qui accompagneront ce voyage insolite dans la ville. Je me remets en marche. Pas longtemps. Je m’adosse au mur d’une habitation face au portail de l’ancienne école normale d’institutrices. C’est un bâtiment de facture classique bâti sur une ligne nord sud, avec deux ailes en avancée. À l’arrière, un second bâtiment, construit dans le même axe, et deux autres ailes forment un carré fermé avec un cœur planté d’arbustes. La première pierre, dans laquelle ont été glissées des pièces en or et en argent dans une boîte en plomb, a été posée en 1884 en grandes pompes par le sous-secrétaire d’État à l’Instruction.
Les premières aspirantes, filles d’ouvriers de l’Arsenal à Cherbourg ou de paysans du Centre et du Sud Manche, ont investi les lieux en 1886. Le métier qu’elles sont venues apprendre, a participé à l’émancipation de leur condition. Mais elles ont beau être élèves de l’enseignement laïc, leur vie est quasi monastique. Quand elles se promènent en ville, dans leur uniforme noir, c’est en silence, en rangs par trois, sous la surveillance d’un professeur. Le chauffage central est installé dans les dortoirs 69
seulement en 1928, un an avant l’eau chaude. En 1940, les locaux occupés, elles sont interdites de cour et de jardin. En 1945, elles cèdent la place aux agents de la Préfecture puis à ceux du ministère de la Reconstruction. Quand elles reviennent après un exil de dix ans à Agon-Coutainville et à Jullouville, les règles de vie de l’institution se sont émancipées : on y organise des bals, on crée un ciné club et un club philo. Le public vient y admirer des expositions patronnées par l’Unesco.
Au plus fort, au début des années soixante, 160 élèves fréquentent les bâtiments et les écoles, Hortensias et Annexe, où les normaliennes effectuent leurs stages pratiques, face aux élèves. L’école normale mixte a quitté Coutances pour Saint-Lô dans les années quatre-vingt-dix. Rebaptisé centre Georges-Laisney, du nom de cet écrivain graveur lié aux artistes du Pou, l’ensemble immobilier conserve aujourd’hui sa vocation : il héberge l’école primaire des Tanneries et un centre de formation pour adultes.
Sans craindre la circulation, j’avance un pied sur l’avenue de la République au carrefour de La Croix-Quillard. Herbie Hancock, Joni Mitchell, Wayne Shorter et Stevie Wonder traversent en même temps que moi. C’est pareil à chaque fois, leur reprise de “Summertime”, l’air de Gershwin, me donne des frissons. Quelques mètres et je traverse encore. Je suis dans la rue de Normandie. Je n’y reste pas, je bifurque dans la rue Rémy-de-Gourmont. 70
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D’un côté, le nom de l’écrivain s’étale en demicercle à l’entrée d’un parc de stationnement. De l’autre, un riverain amateur de sa littérature a fait peindre son portrait géant au pignon de sa maison. Chaque semaine sur Internet, d’autres amateurs entoilent un nouveau texte déniché au fil de leurs recherches et tiennent informés ses “amis” des publications du cofondateur des éditions du Mercure de France en 1910. Décrié ou encensé, cet étonnant personnage fut à coup sûr un esprit fort. L’écrivain a fasciné Mallarmé, côtoyé Huysmans, Anatole France et Paul Léautaud, mais aussi les artistes de Pont-Aven grâce à Alfred Jarry. Avec lui, il a dirigé le recueil de gravures L’Ymagier dont certaines livraisons contiennent des estampes signées Whistler et Gauguin. Près d’une trentaine de ses livres sont illustrés de bois gravés, lithographies ou pointes sèches exécutées par Vallotton, Filiger ou Raoul Dufy. Né aux marches de la Normandie, Rémy de Gourmont a fait huit ans d’études au lycée de Coutances. Il est là, dans la maison appartenant à sa sœur, quand la guerre est déclarée en août 1914. C’est le choc : atteint d’un lupus tuberculeux au visage et d’ataxie locomotrice, il voit, impuissant, ses amis partir au front. La publication du Mercure de France est suspendue. “Toute vie intellectuelle est arrêtée, on se dévore soi-même et tout avenir est affreux, car tout est mort, et je ne sais pas si j’en verrai la résurrection” écrit-il. Prémonition ? Il meurt le 27 septembre 1915 des suites
d’une congestion cérébrale à Paris et est inhumé au Père-Lachaise. Remy de Gourmont a écrit un petit opuscule sur Coutances. Edité en 1913, La petite ville comporte des bois gravés réalisés par le collectif touche à tout du Pou qui a permis sa publication. J’ai songé à lui, assis sur un banc sous une gloriette sur laquelle s’accrochent de jeunes ipomées bleu d’azur et des clématites. Mon regard est tourné vers un gros carré de pierre à la façade duquel flotte un drapeau tricolore. La prison est à cet emplacement depuis 1828 après une demi-douzaine de pérégrinations en centre-ville. Juste avant d’y parvenir, je m’insinue entre deux hauts murs d’habitation, dans la rue Monte-à-regret. Ce ne sont pas les marches qui rendent tout à coup mon pas plus lent. C’est l’idée d’approcher du terme de mon parcours. Heureusement, la composition de la pianiste Rita Marcotulli “Songs of experience” me redonne de 72
l’allant. “Les mots aussi sont de la musique” explique le livret de l’artiste italienne qui emprunte ces propos à “l’enfant sauvage” du cinéaste François Truffaut. Dans la rue du Palais-de-Justice, j’ai pris à droite pour déboucher sur la place Gambetta et amorcer la rue Saint-Nicolas. Un immeuble en demicercle forme l’une des portes d’entrée de la ville, à la jonction de la rue du Maréchal-Joffre avec le boulevard Alsace-Lorraine. Ce boulevard, première ceinture périphérique, a été créé en 1793 à travers champs et jardins pour éviter l’encombrement dangereux des banneaux de tangue (sable gris limoneux, riche en calcium et en magnésium, utilisé pour alléger la structure du sol cultivé). Un peu plus de deux siècles plus tard, la ville s’approche de la rocade, sa deuxième ceinture routière, et la tangue, qui n’est plus récoltée, participe à l’ensablement des havres.
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J’entame l’ascension de l’artère commerçante d’un pas plus cadencé, au rythme de “Cosmopolitan people”, un morceau de jazz-rock urbain du belge Dominique N’Toumos. Juste devant le tribunal de commerce, qui a pris ses quartiers dans l’ancienne bibliothèque, un camping-car italien se gare à la place d’une grosse cylindrée immatriculée aux Pays-Bas. L’été est cosmopolite. Le porche rue Paul-Maundrell exprime la volonté des architectes de la Reconstruction d’offrir partout des passages pour couper les interminables longueurs d’immeubles et multiplier les sensations d’être dans une ville ancienne. Je poursuis ma route. Je ne me soucie de la rue Tourville que pour jeter un œil à mi-rue sur la façade de l’école Jules Verne. École laïque de garçons en 1874, le bâtiment a auparavant accueilli un collège et une caserne. Je regarde passer deux cyclo-randonneurs qui moulinent en grimaçant, le regard projeté sur la cathédrale. Leurs vélos pèsent au bas mot trente-
cinq kilos. Leurs sacoches sont à peine visibles sous les autocollants des pays qu’ils ont traversés et des idées qu’ils défendent. L’homme, le cuir chevelu protégé par un bandana, arbore un tee-shirt jaune tournesol barré du slogan : “vélo, énergie écolo”. Je ne fais pas cinquante mètres que je les retrouve, lessivés, affalés sur un banc au milieu du théâtre de granit de la place Saint-Nicolas, guide vert dans une main, sandwich dans l’autre. Après 80 km de bosses depuis la baie du Mont-SaintMichel, les cyclos sont ramollos et ont les crocs. Mes petits kilomètres dans les jambes, je ne fais pas grise mine mais mon estomac crie lui aussi famine. Assis sur le second banc, je profite d’avaler mon œuf (des poules de ma belle-mère), mon pain aux lardons (du boulanger local) et mes deux tomates vertes (du lycée agricole) pour regarder l’effervescence autour de nous. 74
Je songe à celle qui a dû accompagner la reconstruction d’urgence, puis le relèvement de la ville. Démolition d’immeubles dangereux, déblais à évacuer pour l’extension du stade, réparation des réseaux publics : dès le mois d’août 1944, la ville se transforma en un gigantesque chantier pour permettre à quelques deux mille personnes d’habiter la cité provisoire. Mille personnes, sur les trois mille qui étaient encore en ville, et cent-dix commerçants furent logés dans des baraquements, des constructions finlandaises, américaines, suédoises, françaises ou suisses que certains occupèrent jusqu’en 1958. Mille cinq-cents autres habitants durent patienter dans leurs logements endommagés. La ville reconstruisit aussi pour les quatre mille sinistrés qui avaient fui les premiers bombardements et les incendies pour se réfugier à Courcy ou sur le littoral à Agon-Coutainville, Regnéville ou Montmartin-sur-Mer.
À la Reconstruction, l’architecte Louis Arretche a pris le parti de rectifier l’alignement des rues, Saint-Nicolas et Tancrède, pour offrir une perspective unique au piéton. Qu’il se place au point le plus bas et il voit Notre-Dame ; qu’il se pose à l’angle de la cathédrale et il aperçoit l’immeuble porche de la rue du Maréchal-Joffre. “Pas de fantaisie mal maîtrisée, l’espace de Coutances mérite le beau.” La petite phrase de Jean-Michel Wilmotte résume le parti-pris de l’architecte parisien à qui a été confiée la requalification du centre-ville à l’aube cette fois du XXIe siècle. Cette seconde intervention a permis d’unifier le cœur de la cité : Saint-Nicolas, le parvis de la cathédrale et le haut de la rue Geoffroy-de-Montbray ont été traités avec les mêmes matériaux : 2500 m2 de dalles de granit jaune aurore du Morbihan, des mobiliers urbains identiques en fonte et en bois, des arbustes de buis, de beaux végétaux taillés et une place convenable offerte au piéton. Ce piéton peut choisir entre le large trottoir de la rue Saint-Dominique et le joli surplomb de la rue des Douves sous les magnolias pour approcher du bureau de poste, posé là depuis les années trente, et des arrières du centre d’accueil diocésain et de sa chapelle. Un coude à gauche, c’est la rue Daniel. Je passe devant le foyer Saint-Vincent puis l’allée qui descend vers l’esplanade des Unelles. Je laisse la rue de l’Amiral Jean Marthe Adrien Lhermitte (1766-1826). Le titre véritable quand il quitta la marine était vice-amiral.
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Le Coutançais avait pris le contre-pied de la famille en prenant la mer et en participant à la guerre d’Amérique et à une fructueuse campagne dans l’Atlantique Sud et aux Antilles. Le baron d’Empire figure parmi les vingt-cinq noms de marins valeureux inscrits sous les voûtes de l’Arc de Triomphe. Aussitôt après cette petite rue calme, je m’engouffre sous le porche de l’immeuble construit après guerre pour réduire les dimensions de la place du Parvis, sans totalement la clore. Je fais maintenant face à ce vaisseau de pierre qui sert encore d’amer aux bateaux, dix kilomètres à l’ouest. Au moment de fouler le parvis, je m’imagine quelques minutes en 1218 quand a débuté sa construction. Un gigantesque chantier occupe alors tout l’espace autour des fondations. Chaque corps de métier y tient une place précise, ici les sculpteurs, là les charpentiers et les couvreurs, ici encore les forgerons et les verriers. La surexploitation des forêts ayant rendu le bois plus rare et plus cher, les systèmes de charpente ont été modifiés, les échafaudages sont plus légers. Léger aussi l’aspect général des nouvelles cathédrales. Voûtes amincies depuis l’invention de la croisée d’ogives, baies extérieures plus grandes et largement vitrées pour laisser pénétrer la lumière : en même temps qu’il élève son degré de technicité et ses édifices, le bâtisseur gothique économise les matériaux. Des gabarits, les moles, permettent aux tailleurs de découper les blocs de pierre à la forme et à la dimension voulue, directement dans les carrières d’extraction. Toujours par souci d’économie, les constructeurs,
qui maîtrisent de mieux en mieux la géométrie et l’art du trait, réduisent le nombre de modèles. Ils cherchent la standardisation. Elle leur permet d’aller plus vite et de travailler partout avec la même technique. Quand celui de Coutances est lancé, artisans et ouvriers s’activent depuis deux ans sur le chantier du chœur de la cathédrale du Mans. Toute l’Europe est saisie par le même élan : la reconstruction de Reims a démarré en 1210, la cathédrale des saints Catherine et Maurice à Magdebourg en 1209, Burgos en 1213. Saint-Pierre de Beauvais suivra en 1225, SainteMarie à Tolède en 1227, un an avant l’achèvement de l’abbaye du Mont Saint-Michel. Notre-Dame est toujours en travaux quand Louis IX vient séjourner à Coutances en 1256. Quatre évêques (Hugues de Morville, Jean d’Essey, Robert d’Harcourt et Sylvestre de La Cervelle) se succèderont avant qu’elle soit achevée. Entretemps, les chrétiens ont célébré des cathédrales à Cologne, à Strasbourg et à Sienne. Depuis bientôt huit cents ans, le monument, posé à quatre-vingt onze mètres sur le point le plus haut de la ville, est immobile. Immobile et vivant. Muet, il laisse aux hommes qui viennent parfois fouiller à ses pieds le soin de raconter, par bribes, l’histoire de la cité. À l’automne 1999, une équipe d’archéologues a mis au jour des tombes médiévales sous le regard interloqué des statues des Tancrède. Dans une cuve maçonnée, un homme portait une paire de sandales en peau de mouton à bouts arrondis typiques de la fin du XVe siècle et des fragments de tissu brodé de fleur de lys. 76
Sous le sourire figé des gargouilles, des tombes plus anciennes, sans doute contemporaines de la cathédrale romane, ont été trouvées collées contre l’édifice. Elles y avaient été placées volontairement pour être foulées au pied, en signe d’humilité. Sur le parvis, les fouilles préparatoires à la requalification de la place ont mis en évidence les limites de plusieurs caves dont celles d’un hôtel particulier, un puits avec divers matériels et les murs d’un jardin du XVIIIe siècle. Un cimetière du Bas Moyen Âge (XIVe et XVe siècles) a été partiellement exhumé. Cent-huit sépultures ont été dénombrées. Une femme avait encore un anneau de bronze à un doigt, au cou d’une autre pendait une petite croix normande en nacre blanche. C’est de la nacre d’huître, de l’espèce sauvage plate dite pied-de-cheval (ostrea edulis), comme celle qui a été trouvée en quantité, au milieu de céramiques et d’os de boucherie, dans un dépotoir gaulois du Ier siècle au portail sud de Notre-Dame.
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et vivant, le monument se laisse prendre d’assaut par une cinquantaine d’autotouristes joyeux. Un retraité poivre et sel mime un cordeau avec une baguette de pain ; un second, coiffé d’une paire de lunettes de pilote de chasse, prend du plaisir à reproduire une forme dans l’air comme s’il tenait un pantographe. Dans une chemise blanche impeccable, un troisième pointe les fillettes ou filloles (du latin filiola, petite fille), ces petits clochetons en saillie sur l’angle des deux grandes tours. Il disserte avec force geste sur leur parfaite symétrie et ne tarit pas d’éloges sur les architectes qui en sont à l’origine.
Les gisements devaient être prospères : les coquilles ont été utilisées comme remblais pour le cimetière du parvis. Si aujourd’hui, “le mammouth vivant” est encore pêché dans un triangle entre SaintMalo, Granville et les îles Anglo-normandes, c’est l’huître d’élevage qui fait la réputation, et une
partie de la richesse, des côtes Ouest et Est du Cotentin. Le soleil donne maintenant une couleur café au lait à la façade. Les ombres commencent à jouer avec les voussures de l’arc du tympan. Immobile 78
Je ne l’écoute plus. Avant d’entrer par le porche sud, je suis devenu sourd aux bruits extérieurs. J’ai calé le titre qui me semble le plus approprié. Par un pur hasard (?), c’est le 933e de ma sélection. 933, c’est la date du rattachement “de la terre des Bretons sur la rive de la mer”, autrement dit du Cotentin et des îles à la Normandie. Je vais m’asseoir sur l’une des premières chaises dans la nef. Lentement, je lève les yeux vers le chœur et la tourlanterne. De ma boîte à musique numérique, s’élèvent quatre voix d’hommes et le son d’un saxophone soprano. Les chanteurs de l’Hilliard Ensemble et Jan Garbarek entonnent un extrait d’une messe du compositeur espagnol Christobal de Morales.
“Don’t stop to marvel” a dit un poète anglais ; “ne cessez pas de vous émerveiller”, clamait le scientifique Théodore Monod, dont le livre d’entretiens m’a accompagné tout au long de ce chemin. J’ai fait miennes leurs formules. “Parce mihi domine”. Le chant qui résonne entre mes oreilles est lumineux comme les effets de couleur des vitraux sur les colonnes, l’instrument produit un son cristallin. Pour ne rien perdre de ce moment exquis, divin, j’ose. Je ferme les yeux. Jan Garbarek pousse dans les aigus. Du contre-ténor au baryton, les voix viennent se placer à ses côtés avec une infinie précision. Le talent des hommes n’a d’égal que la force d’âme qui les anime. Ce soir, après être allé manger des huîtres, j’irai encore marcher. Je me posterai sur la dune près du phare d’Agon. Dos à la mer, je regarderai la lune se mirer par-dessus Regnéville et le havre de la Sienne. Par-delà les collines ondoyantes, mon regard se fixera sur les deux flèches éclairées de Notre-Dame. Là-bas à Coutances, au cœur du bocage, entre ciel et terre. Coutances sur mer. Jean-Louis Sion. Eté 2006.
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© T.C.P.C.
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Éditeur : Ville de Coutances - BP723 - Hôtel de ville - F-50207 Coutances Cedex Relecture : Tourisme et Culture en Pays de Coutances Mise en page : Pixel&Poivre - 18, avenue de la République - F-50200 Coutances Impression : OCEP Imprimeur - ZI Auberge de la Mare - F-50200 Coutances Achevé d’imprimer : décembre 2006 Dépôt légal : décembre 2006
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C O U TA N C E S - C a r n e t d e v a g a b o n d a g e ( s )
ISBN : 978-2-9528410-0-9
12 Euros TTC
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