Magazine Urbania #17 Montréal

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www.urbania.ca AUTOMNE 2007 / numéro 17 / MONTRÉAL / FABRIQUÉ avec passion / 7,95 $


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Épitre aux Montréalais

ontréal est une chose et son contraire : belle et laide, historique et moderne, riche et pauvre, fusionnée puis défusionnée, européenne et américaine, trop grosse pour le Québec et trop petite pour la planète. Comment un homme peut-il à lui seul parvenir à diriger une île aussi bipolaire ? À son élection en 2001, Gérald Tremblay débarque à l’hôtel de ville en sauveur béni. Aux yeux du peuple, il incarne le maire idéal : à l’écoute, présent, conciliant, visionnaire, pres­­­que missionnaire. Même s’il accomplit quelques miracles (sauvetage du Grand Prix de la f1 et de la fina, remplissage des nids de poule, etc.), les influents Rozon, Simard et Laliberté le lapident sur la place publique. Ses apôtres l’abandonnent. Son bras droit Benoit Labonté, tel Judas, le trahit et le renie dans les médias. Alors qu’on le voudrait fort et combatif dans ces moments de tempête, rien à faire, notre maire demeure flegmatique et tend l’autre joue. Avec tout l’amour qu’il porte à sa ville et à son prochain, Gérald Tremblay continue de prêcher dans le désert pour une ville unifiée et bien administrée, mais les ouailles ne croient plus en son sermon technocrate. Parce que son message, sa bonne nou­ velle ne passent plus, il ne lui reste plus qu’à se sacrifier pour la cause. * * *

Dans ce numéro, on ne parle pas de grands projets urbains fédérateurs, de ville de design avant-gardiste ou de spots de nightlife branchés. On ratisse simplement la ville à la découverte de ceux qui l’habitent et des lieux qui en font un endroit si fascinant qu’on a décidé d’y consacrer un numéro en entier, en plus d’une série télévisée et d’un site web… Mais là franchement on est écœurés. On s’en va passer une couple de semaines à Trois-Pistoles chez Victor.

éditeurs : Philippe Lamarre · Vianney Tremblay rédactrice en chef : Catherine Perreault-Lessard // direction artistique : Philippe Lamarre // conception graphique : Tania Chiarotto · Anne-Marie Clermont collaborateurs : Paul E. Audet · Victor-Lévy Beaulieu · Patrick Beaulieue · Marie-Catherine Béland · Iris Bélanger · Patrick Bellerose · Josée Bisaillon · Pascale Bonenfant · Paul Bordeleau · Dinu Bumbaru · Jean-François Chassay · Patrick Cormier · Eric Demay · Caroline Desilets · Mariève Desjardins · Catherine Despelteau · Franck Desvernes · Sébastien Diaz · Émilie Dubreuil · Florence Duburg · Maxime Dumont · Pascal Girard · Philippe Girard · Pierre Girard · Elizabeth Gomis · Vincent Grégoire · Catherine-Ève Groleau · Marie-Claude Hamel · Pascal Henrard · Dominique Lafond · Marianne Larochelle · Marie-FranceLou Lemay · Francis Léveillée · Mathieu Lévesque · Judith Lussier · André Marois · Bruno Ménard · Isabelle Ménard · Charles Messier · Valerie Morency · André Péloquin · Philippe-André Piette · Laurent Pinabel · Daniel Plaisance · Gabriel Poirier-Galarneau · Roger Proulx · Yves Renaud · Erika Reyburn · Antoine Rouleau · Nicolas Saint-Cyr · Matthieu Simard · Daniel Shipp · Alain Théroux · Mélissa Verreault · Stéphane Wagner // ventes publicitaires : Patrick John-Lord Joseph · 514.989.9500 · pub@urbania.ca // abonnements : 1 an (4 numéros) : 25 $ · 2 ans (8 numéros) : 44 $ · Prix avant taxes. Pour vous abonner à Urbania, contactez Express Mag au numéro sans frais 1.800.363.1310 ou par Internet au www.urbania.ca/abonnement. Vous pouvez poster votre coupon d’abonnement à : express mag, 8155, rue larrey, montréal (québec) h1j 2l5. // impression : Vic Couleur Inc. correcteurs : Violaine Ducharme · Charles Messier // distribution : lmpi // dépôt légal : Bibliothèque nationale du Québec, 2007 · Bibliothèque nationale du Canada, 2007 © 2007 magazine urbania inc. Le contenu d’Urbania ne peut être reproduit, en tout en en partie, sans le consentement écrit de l’éditeur. Urbania est toujours intéressé par vos idées, articles, photos et illustrations : redaction@urbania.ca // poste-publications : Inscription #40826097 // magazine Urbania : 3708, boul. saint-laurent, montréal (québec) h2x 2v4 · tél. : 514.989.9500 téléc. : 514.989.8085 · info@urbania.ca · www.urbania.ca

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crédits de la couverture / photo : philippe lamarre / retouche : mathieulevesque.com


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Code 13

Salaire annuel du maire de Montréal, soit environ 8 ¢ par habitant.

138 904 $

portent le mot « Saint » à Montréal.

rues

20 $ Prix d’une pipe sur la rue Ontario

EN CHIFFRES 7 000 000 millions

Prix pour une nuitée dans la suite 1742 où John Lennon et Yoko Ono ont organisé leur bed-in for peace à l’hôtel Reine-Élizabeth. Ils y sont demeurés du 26 mai au 2 juin 1969 et y ont enregistré la chanson Give Peace a Chance.

MONTRÉAL

1200 $

Code radio utilisé par les chauffeurs de taxi montréalais lorsqu’ils sont sur le point de se faire agresser. Une fois l’appel lancé, les autres chauffeurs se dirigent le plus vite possible vers leur collègue en danger. On vous laisse deviner la suite.

8%

354

cubes en béton

de 11,7 m x 5,3 m x 3 m composent Habitat 67. Fabriqués en usine, ils ont été mis en place à l’aide d’une grue.

des résidents du Plateau se déclarent «artistes» sur leur rapport d’impôt. C’est 10 fois la moyenne canadienne qui est de 0,8%.

Pour le 350e anniversaire de la Ville de Montréal en 1992, la Ville a dépensé 300 000 $ pour remplacer les bulbes incandescents de la croix du mont Royal par un système en fibre optique offrant 4 choix de couleurs différentes.

SOIRÉE HUITRES - D HALLOWEEN - Mercr imanche 28 octobre edi 31 octobre

Amende minimale pour avoir omis de ramasser les excréments de son chien sur la voie publique à Montréal.

141 $

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50 000 $ est le montant de la rançon demandée par le kidnappeur du cœur du frère André en mars 1933. Elle n’a jamais été payée. En décembre 1974, le cœur est revenu à l’ora­toire Saint-Joseph. Il est aujourd’hui conservé dans une chambre forte, derrière une grille de métal.

de rats vivent, chassent et se reproduisent à Montréal, soit deux ou trois par habitant.

des bars de danseuses à Montréal sont situés sur la rue Sainte-Catherine entre les rues Peel et Papineau, soit sur une distance de 3 km.

Nombre moyen de Français en pvt qui travaillent chez Urbania et qui sont hébergés chez Franck sur la rue Fullum.

40%

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Le 4316

Saint-Dominique a été l’adresse de la dernière demeure montréalaise de Leonard Cohen. Il n’y vit plus depuis 1995, mais il en est toujours propriétaire. Selon certaines rumeurs, Michel Pagliaro y dormirait depuis 2001.


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Robert Morzenti Maire de Montreal

texte : Catherine Perreault-Lessard ⁄ photo : la femme de bOB

Un magazine sur Montréal ne serait pas complet sans une entrevue avec le maire de la ville. Urbania a donc fait des pieds et des mains pour obtenir une entrevue avec Robert Morzenti, maire de Montreal, Wisconsin. Arrive-t-il que certaines personnes confondent Montreal-Wisconsin et MontréalCanada ? L’autre fois, j’étais à une réunion des vétérans de la guerre du Vietnam.

Mon ami d’Alaska m’a présenté à un gars du Texas comme étant « Robert Morzenti, le maire de Montreal ». Y était ben impressionné parce qu’y pen­ sait que j’étais le maire de Montréal, Canada. Quand j’y ai dit que j’étais maire de Montreal au Wisconsin, mettons qu’il l’était un peu moins… ⁄ Quelles sont les principales industries montréalaises ? Autrefois, y avait une mine de minerai de fer. Mais on l’a fermée parce que ça coûtait trop cher à exploiter. Depuis, pus rien. ⁄ Dis-moi Bob, y a-t-il une grande diversité culturelle à Montreal ? Y a une famille d’Espagnols sur la rue principale... On a aussi des Polonais. ⁄ Quelles sont les attractions de Montreal ? En avant de la mine, y a un monument construit avec des blocs, pis six gros tas de minerai de fer. ⁄ Montreal est-elle réputée pour son nightlife ? Évidemment ! Y a quatre tavernes juste su’a grande rue : chez Frank, chez Stutie, chez Beatnick et chez Squeeks. ⁄ Qui est le MontrEaler le plus connu ? Attends que je me rappelle... Y a un gars qui s’appelle Sullivan. Il jouait un agent du fbi dans le film Mississipi Burning, je pense. C’est lui qui nettoyait la scène du crime… t’sais à la fin ?

⁄ En tant que maire, quels sont les problèmes auxquels vous êtes confrontés ? C’est une petite ville et il faut mettre la main à la pâte. L’autre jour, y a deux gars de la mine qui se sont battus. J’ai dû intervenir. ⁄ Quels sont les grands projets qui s’en viennent pour Montreal ? Durant les huit dernières années, on a travaillé sur les infrastructures. On a construit des routes et des trottoirs courbés. On a aussi rebâti la caserne de pompiers et l’hôtel de ville. Mais le principal dossier à surveiller dans les années à venir, c’est le système d’aqueduc. ⁄ Bonne chance Bob. Merci ben. N


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Hubert Mansion auteur d’origine européenne

texte : marie- france-lou lemay ⁄ photo : daniel shiPp ⁄ ASSISTANTE : CAROLINE DESILETS ⁄ penture : luc paradis

Il y a sept ans, Hubert Mansion a quitté le pays du Manneken-Pis et de Jacques Brel pour la ville de l’Orange Julep et du Grand Antonio. De sa cabane au Canada, il a anatomisé la race 514 pour écrire le Guide de survie des Européens à Montréal, sa façon toute personnelle d’aider les cousins en exode dans la métropole à ne pas retourner au plus christ dans leur pays. POUR UN EUROPÉEN, QU’EST-CE QUI FRAPPE EN ARRivANT À MONTRÉAL ? C’est le « calme ». C’est une ville sans stress et les Montréalais sont cools : c’est leur côté américain. Le responsable marketing qui arrive au bureau en skateboard, c’est quand même moins fréquent en Europe. L’autre aspect de Montréal est son côté bi. D’abord il y a le bilinguisme. C’est fascinant, ça nous rappelle l’Amérique des films. C’est aussi une ville de terre et d’eau. Le Saint-Laurent est un fleuve immense. Montréal est aussi bi dans le sens qu’il y a l’urbanité de la ville, mais à 50 km de route, il y a des ours. Ajoutons le côté bisexuel, avec le Village, et le côté hétérosexuel. Et finalement, le mélange à la new-yorkaise de modernité et de choses beaucoup plus anciennes, sans être antiques pour autant. ⁄ Comme ? Il y a dans cette ville des vitrines de magasins qui, dirait-on, n’ont pas changé depuis les années 50. On y trouve des chemises careautées, des pulls démodés, des tas de choses qu’apparemment personne n’achète, car je les vois depuis cinq ans. Il y a encore de vieux barbiers et des restaurants défraîchis où les serveuses ont passé l’âge d’être serveuse. Pour moi, c’est ça Montréal et c’est ce que j’aime ! Pour le comprendre, il suffit de traverser la rue Sherbrooke d’est en ouest : on change de pays, de temps et de milieu social. C’est sans doute le meilleur parcours pour connaître la ville.

Ils ont souvent un collier autour du cou et du gel dans les cheveux. Les Montréalais ne sont pas assoiffés de mode : même s’ils le sont par rapport au reste du Québec, ils ne le sont pas par rapport à l’Europe. ⁄ Quelles difficultés les Européens rencontrent-ils à Mont­réal ? Les nouveaux arrivants ne comprennent pas le type de relation qui s’installe entre eux et les Montréalais. Ils les trouvent parfois froids, distants, même hypocrites. Ils ont l’impression que pour les gens d’ici une relation doit être utile pour exister. C’est comme une sorte de business relationnel. L’Européen a peur d’être rejeté par le milieu dans lequel il vit, tandis que le Montréalais a peut-être peur d’être jugé, car il souffre d’un complexe d’infériorité. ⁄ en quoi ? Beaucoup de Montréalais se sentent mal à l’aise par rapport à la facilité d’élocution des Français et préfèrent ne pas parler plutôt que de passer pour des ignares. Pourtant, encore une fois, il ne s’agit que de codes culturels qu’il faut comprendre pour dépasser. N ⁄ Comment reconnaît-on LES Montréalais ?


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pierre-léon lalonde chauffeur de taxi et blogueur

texte : mélissa verreault ⁄ photo : daniel shipp ⁄ assistante : caroline desilets

Le soir tombé, Pierre-Léon Lalonde, l’homme au volant du blogue Un taxi la nuit, embarque dans sa Malibu et navigue sur les boulevards de la métropole à la recherche de passagers, de mots, d’images. Montréal, ses ruelles et ses détours, ses citadins et ses gratte-ciels, il les connaît par coeur. Tour de ville avec le taximan-polygraphe. Quel quartier habites-tu ? J’habite le même appartement dans Petite-Bourgogne depuis 20 ans. Juste devant chez moi, il y avait autrefois les voies de triage du Canadien Pacifique. À cette époque, le quartier était habité par les Noirs qui portaient les bagages à la gare Windsor et ceux qui travaillaient sur les chemins de fer. C’est aussi le quartier des Oliver Jones et des Oscar Peterson. En tendant bien l’oreille, on entend le jazz qui se jouait autrefois dans les clubs clandestins de la rue Notre-Dame... ⁄ Existe-t-il deux villes : Montréal de nuit et Montréal de jour ? Absolument ! On travaille le jour, on y trippe le soir. La nuit, Montréal s’allume et allume : à trois heures du matin, quand les bars se vident, une superbe chorégraphie s’installe. Les putes, les itinérants, les polices, les fast foods... C’est l’apothéose. Tout peut arriver. ⁄ Et dans ce Montréal où tout est possible, qu’est-ce qui t’exaspère le plus ? Par-dessus tout, ce sont ceux qui vident leur cendrier dans la rue, qui jettent leurs déchets dans les ruelles et qui ne se rendent pas compte qu’ils vivent en communauté qui m’écoeurent. Cependant, les Montréalais ne sont pas nécessairement aussi individualistes qu’on le dit. C’est peut-être juste qu’à force de côtoyer de l’humain en concentré, ils éprouvent davantage le besoin de se replier sur eux-mêmes le soir venu. Question d’équilibre. Évidemment, étant sur la rou-

te, je serais aussi porté à parler du manque de courtoisie et de l’attitude sauvage de certains conducteurs, mais je ne suis pas sans tache dans ce dossier ! ⁄ Quand tu embarques un client, peux-tu deviner facilement de quel quartier il vient ?

Il y a 15 ans, quand j’ai commencé, oui, mais aujourd’hui, avec la gentrification qui sévit, c’est moins évident. À Saint-Henri, par exemple, un quartier qui a presque toujours été ouvrier et assez pauvre, les constructions de condos le long du canal Lachine pullulent et la clientèle est de plus en plus hétéroclite. ⁄ Vivrais-tu ailleurs qu’à Montréal ? J’crois pas. J’aime vraiment ma ville. J’ai besoin du bruit de fond de la cité dans mes oreilles, de pouvoir me fondre dans l’anonymat de la foule, de côtoyer des plus fuckés que moi pour me grounder. J’ai aussi besoin de la ville comme théâtre pour mes écrits. Plus que tout, j’aime rouler sur ses artères et entendre son cœur battre… N


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MICHEL BERGERON ancien coach des nordiques

texte : ANDRÉ PÉLOQUIN ⁄ photo : le soleil

À la tête des Nordiques, Michel Bergeron a cumulé 265 victoires, 286 défaites, 86 nulles et surtout d’innombrables matchs d’insultes avec Jacques Lemaire, alors entraîneur du Canadien. La rivalité Québec-Montréal, le Tigre la connaît bien. Plus de vingt ans après son départ de la capitale, Bergie n’a toujours pas fini de faire ses griffes sur le sujet. Retour dans le temps. Comment la rivalité Québec-Montréal a-t-elle commencé ? Ça remonte à 1980, lors-

que les frères Stastny sont venus jouer à Québec. Avant ça, les Nordiques étaient considérés comme une petite équipe et 70 % de la population de Québec prenait pour Montréal… Pis en 1982, y a eu le but de Dale Hunter à la fin de la saison qui a éliminé le Canadien en période de prolongation. C’est l’événement qui a marqué le début de la rivalité entre les deux équipes de hockey, mais aussi entre les deux villes. ⁄ Étant natif de Montréal, comment t’es-tu senti derrière le banc à Québec ? J’ai toujours été un fan du Canadien. Le Rocket, Boum Boum et Henri Richard étaient mes idoles ! Quand j’ai commencé chez les Nordiques, y avait énormément d’émotion lorsqu’on jouait contre Montréal, beaucoup plus que lorsqu’on affrontait d’autres équipes : les Nordiques et le Canadien se haïssaient vraiment. Jacques Lemaire et moi n’étions pas vraiment les meilleurs amis du monde… ⁄ Ce qui veut dire ? Ben on s’envoyait des pointes à travers les journaux, dans les conférences de presse. Toute la rivalité était basée sur nous deux. ⁄ Est-ce qu’il y avait des batailles parfois ? C’était surtout des matchs d’insultes, mais des fois, dans les estrades, y a des partisans qui en venaient aux coups. Pis quand on jouait

le 31 décembre, y arrivait que des partys du jour de l’An se terminent avec des coups de poing sur la gueule. ⁄ À une certaine époque, Est-ce que vous vous réveilliez la nuit pour haïr le Canadien ? Oui, pis pas juste le Canadien. Jacques Lemaire avec. ⁄ Êtes-vous nostalgique de cette époque révolue ? C’est sûr. Je suis triste. Surtout pour les vrais amateurs de hockey. C’est certainement la plus belle rivalité qu’il y a eue, tous sports confondus. ⁄ Rêvez-vous encore secrètement de coacher le Canadien ? Non, c’est terminé, ça. J’y ai cru pendant un certain temps, mais là, j’ai tourné la page. ⁄ Pis finalement, Michel, y était-tu bon le but d’Alain Côté qu’on en finisse une fois pour toutes ? Ça fait plus de vingt ans pis on m’en parle encore comme si c’était hier ! C’est sûr qu’y était bon ! Y a juste les fans chauvins du Canadien qui pensent autrement! N


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josh freed auteur et chroniqueur

TEXTE : PATRICK BELLEROSE ⁄ PHOTO : DANIEL SHIPP ⁄ assistante : caroline desilets

Pour les 7 347 290 Québécois qui ne lisent pas The Gazette, le chroniqueur d’humeur Josh Freed est un parfait inconnu. Pourtant, ce poilant barbu est un produit purement montréalais et égaye les samedis matins des citoyens de l’île depuis plus de vingt ans. Conversation à-propos des deux solitudes avec le Foglia des blokes. on a tous entendu parler des bagarres entre francophones et anglophones à la sortie des classes à une autre époque. Vous êtes-vous déjà battu contre un frenchy ? Une

fois. J’avais huit ans. On m’a bousculé et volé mon vélo. Elle avait onze ans et s’appelait Lisette… Je n’ai eu aucune chance. Mais, autrement, j’ai vécu très peu de confrontations dans ma vie. À part avec quelques personnes qui n’aiment pas ce que j’écris. ⁄ Plusieurs anglophones ont quitté Montréal lors du premier référendum, pourquoi êtes-vous resté ? Parce que c’est aussi chez moi ! J’adore Montréal. C’est une ville de dingues, une ville d’anarchistes. Il n’y a aucune règle qui tienne ici. Les gens conduisent comme des cowboys, les vélos descendent les rues à contresens et les piétons traversent n’importe où. On ne verrait jamais ça à Toronto. Même les policiers ici sont gênés d’arrêter les personnes qui traversent en dehors des passages pour piétons ou qui roulent trop vite. Les anglos qui sont restés ici l’ont fait parce qu’ils aiment cette ambiance de fous. Comme les autres Montréalais, ils aiment manger, boire, jouer et n’aiment pas trop les règles. Mais Montréal est en train de changer... ⁄ que Vous voulez-vous dire ? Depuis cinq ans environ, la ville devient de plus en plus tranquille, normale. C’est peut-être à cause du maire Tremblay, qui aime beaucoup l’ordre et les règles : comme sa volonté de faire de Montréal une ville toute propre, une ville comme Toronto. Et il y a aussi la bonne situation

économique qui fait que les gens travaillent plus qu’avant. À une époque, les cafés étaient pleins tout l’après-midi parce que les gens étaient sans emploi. Maintenant, ce n’est plus le cas. Ironiquement, c’est Toronto qui devient graduellement plus dévergondée. Tous ces anglophones de Montréal qui ont déménagé là-bas ont demandé des bars qui ferment plus tard, des bons restos, etc. ⁄ De quoi les anglos de Montréal ont-ils peur aujourd’hui ? De disparaître ! Les francophones ne comprennent pas ça parce qu’ils nous associent au grand groupe d’anglophones. Mais les anglos d’ici sont différents : ils sont devenus des Montréalais. Ils ne se sentent plus chez eux dans le reste du pays. Avec la loi 101, les anglophones de l’extérieur ne veulent plus s’établir ici parce que leurs enfants ne pourront pas fréquenter l’école en anglais. Alors, dès que les jeunes partent, la communauté anglophone rétrécit peu à peu. ⁄ Quelle est la plus grande différence qui subsiste entre les deux cultures aujourd’hui ? Il reste très peu de différences. Sauf que vous mangez beaucoup plus de fromage que les anglos! N


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Sorry… I don’t speak french ! TEXTE : émilie dubreuil ⁄ illustration : josée bisaillon

J

e vis dans un quartier branché, habité par des redingotes hassidiques, des robes de deuil portugaises et les jupes à « raz le plaisir » de filles venues de Toronto pour flâner indéfiniment dans nos rues accueillantes. Il y a cent ans, le Mile End était une petite ville indépendante avec son hôtel de ville, son église et une population majoritairement canadienne-française. Au détour de la Seconde Guerre mondiale, les Juifs sont venus s’y installer en si grand nombre que la langue parlée par la majorité était le yiddish. Au cours des années 70, les Italiens et les Portugais y ont peu à peu remplacé les Juifs partis s’installer dans l’ouest et y ont ouvert des commerces. Si bien qu’on retrouve, chez nous, les meilleurs cafés italiens, des épiceries portugaises, des boucheries hébraïques et les meilleurs bagels au monde. Un quartier formidable donc et qui attire, pour cette raison même, une nouvelle ethnie toute blanche : le Canadien anglais. Mais attention, pas n’importe quelle sorte : l’alter mondialiste / écolo / conscientisé / artiste / et curieux de tout… sauf de la société québécoise. Il y a quelques années déjà que j’étudie cette ethnie avec attention et je m’étonne encore de l’incontournable : « Sorry I don’t speak French » prononcé par des êtres aussi scolarisés qui disent avoir choisi de vivre à Montréal, p.q., parce que la ville vibre distinctement de Toronto, Halifax, Calgary ou Vancouver. Dans notre inconscient collectif, dans le mien du moins, l’unilingue anglo­ phone de Montréal est incarné par une vieille dame de Westmount qui fait du bénévolat au Musée des beaux-arts. Elle parle très bien le français à Paris, mais jamais ici. Son mari est avocat et membre du Parti libéral du Canada. Le couple se lève plus tôt le matin pour détester plus longtemps le pq et la loi 101. Ils lisent The Gazette et croient que les francophones sont tous xénophobes. J’ai travaillé au Musée des beaux arts de Montréal pendant mes études et cette race-là, je la connais bien. Cet unilinguisme-là ne me dérange pas le moins du monde, il me fait sourire par son anachronisme attendrissant. Il nous rappelle pourquoi nous eûmes des luttes linguistiques, il est le symbole d’une époque révolue, celle où ma mère exigeait qu’on lui adresse la parole en français chez Eaton. Leur « Sorry I don’t speak French » est imbriqué dans la culture québécoise, alors que l’unilinguisme des mes contemporains du Mile End traduit une indifférence que je ne m’explique pas et qui m’insulte. Ils sont aussi incapables de discuter en français que de nommer le premier ministre du Québec ou le maire de Montréal et ne savent pas si Hochelaga-Maisonneuve se trouve à l’est ou à l’ouest de McGill. La première fois que j’ai rencontré cette indifférence linguistique et cul­ turelle, c’était il y a à peu près dix ans. Une amie m’invite à une fête chez Amy, une cinéaste torontoise qui vit à Montréal depuis sept ou huit ans. Elle vient de réaliser un documentaire sur les femmes lesbiennes en Afrique noire. Devant ses amis, elle est fière de dire qu’elle a dû apprendre le swahili pour entrer en contact avec les gens du pays. Impressionnée, je lui demande en français si l’apprentissage du Swahili a été ardu, elle me répond : « Sorry ?? » avec l’air perplexe de celle à qui on adresse la parole dans une langue inconnue.

Je lui repose la question en anglais avant de m’étonner : « You’ve been living here for seven years and don’t speak French ? ! », complètement incrédule devant cette curiosité linguistique paradoxale. Elle me répond sans saisir à quel point sa réponse est ironique : « French… It’s really hard for me ! » Débute alors une conversation animée. La plupart des convives vivent au Québec depuis plusieurs années et ne parlent pas… un christ de mot de fran­çais ! Le fait que je veuille comprendre pourquoi, s’ils ne peuvent com­ muniquer avec 85 % de la population, ils sont venus s’installer ici… les exaspère. Rapidement, l’un d’entre eux s’énerve : « Les francophones sont racistes, nous avons le droit de parler anglais ici, etc. » Ça le dérange manifestement d’être confronté à un manque de curiosité intellectuelle qu’il refuse d’admettre. Le type est musicien, a fait le tour du monde, mange de la bouffe indienne et,

Le type est musicien, a fait le tour du monde, mange de la bouffe indienne et, pourtant, l’ethnie et la langue québécoises ne l’intéressent absolument pas. pourtant, l’ethnie et la langue québécoises ne l’intéressent absolument pas. L’amie francophone qui m’avait invitée à la fête était verte de honte. Elle étudiait à Concordia et était gênée de moi comme une adolescente qui ramène ses petits amis à la maison. Elle ne voulait surtout pas qu’il y ait de chicane, que ses amis unilingues l’associent à une lutte linguistique qu’elle désapprouvait. Sté­phanie aurait souhaité qu’on admire son amie qui parle swahili sans soulever le fait qu’elle ne parlait pas le français puisque, après tout, c’était son choix et qu’il fallait le respecter. Depuis, cette histoire se répète inlassablement. Et je continue le combat. Pas plus tard qu’hier, dans un café, rue Saint-Viateur, un type me drague. Il me déclare, en anglais, que j’ai des yeux magnifiques et qu’il aimerait beaucoup m’in­v iter à souper. Le type vient d’Halifax, vit à Montréal depuis cinq ans et suit actuellement des cours de chinois… But guess what ? Il ne parle pas français ! « French is very difficult » me dit-il. Je lui dis alors que le jour où il sera capable de me demander mon numéro en français, je considérerai son invitation… il me répond dégoûté que je ne suis qu’une hystérique : « I guess you are p.m.s. right now… » se lève et part. Mon amie Nadia, francophone, demeure interdite devant mon intransigeance et me sermonne : « Voyons, t’es ben pas fine ! » Well, ce n’est pas pour me vanter, mais à la suite de notre conversation, Amy s’est inscrite à un cours de français intensif à Baie St-Paul. Elle parle français avec un accent très mignon et s’est trouvé un job à l’Université du Québec à Montréal. Le musicien, aujourd’hui mondialement connu, est le seul à pouvoir donner des entrevues aux médias francophones lorsque son groupe est de passage à Montréal. Il en est très fier. Chaque fois que je les croise dans le Mile End… ils me remercient, en français, de ne pas avoir été fine. Anyway ! N


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tu peux frencher un gars à memphis Texte : matthieu simard ⁄ illustration : anne-marie clermont

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u peux faire le tour du monde, voir toutes les villes de l’univers. Tu peux voyager à en détruire tes roulettes de valise, à en retrousser tes coins de passeport. Tu peux avoir goûté tous les sandwichs de machines d’aéroport, trouver normal que plus de douaniers que de filles t’aient vu tout nu. Tu peux t’être fait prendre en photo en train de retenir la tour de Pise, en train de pisser sur la muraille de Chine. Tu peux être vacciné contre tous les maux de la terre, avoir visité une ferme dans les derniers 23 jours. Tu peux avoir baisé des filles dans 748 villes, avoir frenché un gars à Memphis. Tu peux faire le tour du monde, voir toutes les villes de l’univers. Mais c’est pas tellement important. Ce qui compte, c’est où t’arrêtes. Je suis né à Montréal. Mais l’endroit où on naît, ça non plus c’est pas tellement important. Quand on naît, on a autre chose à faire que de s’en soucier. Respirer, d’abord. Puis vivre. Ce genre de choses, respirer, vivre, qu’on peut faire n’importe où. Sauf dans l’espace, mettons. Il se trouve que moi, c’est à Montréal que je faisais ça. Et c’est là que j’ai continué à le faire pour les trente-quelques années qui ont suivi. C’était en masse pour apprendre à l’aimer, ma ville. Et à la détester. Aimer sa rue Wilderton, parce que je pouvais y mettre des petites autos Hot Wheels en plein milieu et les regarder se faire aplatir par les vraies voitures qui passaient. Détester sa rue de la Brunante, parce que quand tu sors d’une entrée en vélo sur cette rue-là et que tu regardes pas pantoute où tu vas, il y a une Volvo qui te rentre dedans. Aimer son chemin Côte-Sainte-Catherine vers le nord-est, à force d’y marcher pour rentrer chez moi après l’école. Détester son chemin CôteSainte-Catherine vers le sud-ouest, à force d’y marcher le matin pour me rendre à l’école. Aimer son Orange Julep, avec plus de graisse que de frites et deux pogos mangés dans l’auto. Détester son Lafleur, avec son ti-monsieur qui se crosse

à côté de moi devant les urinoirs. Aimer son Rose Bowl, pour les parties de bowling saoul en pleine nuit avec les chums. Détester ses taxis aux suspensions finies, qui font vomir sur le chemin du retour. Aimer ses Canadiens de 1986. Détester ses Canadiens de l’an passé. Aimer son parc Joyce, parce que c’est là que je suis tombé en amour pour la première fois. Détester son parc Lafontaine, parce que c’est là que j’ai laissé ma blonde la semaine passée. Aimer Montréal pour ce qu’elle est, la détester pour ce qu’elle n’est pas. C’est comme ça, ma vie. Amour-haine pour une ville, parce qu’il faut que tout soit compliqué. Et 33 ans plus tard, après cent mille moments dans Montréal, cent mille moments uniques gravés dans ma petite tête, des beaux et des laids, des doux et des durs, je la trouve parfaitement imparfaite, ma ville. Assez propre pour qu’on en soit fiers, mais assez sale pour qu’on ne se sente pas mal de jeter sa gomme par terre. Assez dangereuse pour ne pas être plate, mais assez safe pour que tout le monde fasse confiance à tout le monde. Avec ses coins superbes, avec ses trous grisâtres. Avec sa montagne, avec son autoroute Décarie. Avec ses gens de partout qui l’illuminent, avec ses épais partout qui l’éteignent. Avec sa vie nocturne boumboum, avec ma vie nocturne zzzzzzzz-éveillé. Parfaitement imparfaite. Tu peux faire le tour du monde, voir toutes les villes de l’univers. Découvrir les beautés et les laideurs de chacune, les travers et les charmes, les gars et les filles. Aimer une ville, prendre l’avion et détester la suivante. Rester huit ans à Rome, un jour à Sorel. Dix ans à Toronto, une fin de semaine à Reykjavík. Tourner à en perdre l’équilibre, voler à en avoir le vertige. Tu peux passer ta vie à bouger, l’important c’est où tu t’arrêtes. Tu peux vivre dans toutes les villes de la terre, l’important c’est la ville où tu meurs. Moi je veux mourir à Montréal. †


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« c’était le temps d’avant »

Ben’s a ouvert ses portes en 1908, dans un minuscule local du boulevard SaintLaurent. À l’époque, Ben Kravitz et son épouse Fanny, un couple d’immigrants juifs originaires de Lituanie, y cuisinaient leurs recettes lativiennes de smoked meat pour les travailleurs des usines du coin. Au fil des ans, leur resto familial est devenu une véritable institution, un mythe, et ses murs tapissés de formica ont vu passer les Ed Sullivan, les Frank Sinatra, les Leonard Cohen. Mais l’année passée, les néons de Ben’s se sont éteints. Dernier hommage. texte : Philippe-André Piette ⁄ PHOTOs : DANIEL SHIPP ⁄ assistante : caroline desilets

Début des années 1950. Ben’s déménage coin Mai­ son­neuve et Metcalfe, dans un local de style architectural Stream Line : plancher faux-marbre en terrazzo, vitrine bombée, murs aux couleurs vives. Jusque dans les années 1990, Irving Kravitz, le fils de Ben, fait connaître ses plus belles années au restaurant, mais après son décès, sa femme qui a repris le flambeau n’a visiblement pas la passion nécessaire pour le faire rouler. Le delicatessen est laissé à lui-même, l’air climatisé n’est pas réparé, le grille-pain défectueux non plus. À bout, les employés entrent en grève et Ben’s, véritable institution montréalaise, ferme définitivement ses portes en décembre 2006. Dans chaque ville, les institutions procurent une impression de continuité, de stabilité, en plus de forger l’identité collective des citoyens. Ces commerces transmis de génération en génération, qui ont vu passer les époques et les modes sans sourciller, leur rappelle que le monde n’est pas infiniment éphémère, que certaines choses auxquelles ils s’identifient ne vont pas disparaître avec eux. Aujourd’hui, le local vide de la rue Maisonneuve, rappelle aux Montréalais que toute bonne chose a une fin. Voilà ce qui est le plus déchirant, même pour ceux qui n’aiment pas le smoked meat. De la même façon qu’on n’a pas besoin d’aimer le baseball pour s’ennuyer des Expos.

« Quand j’ai commencé, l’atmosphère qui régnait chez Ben’s était incroyable. Le fils de Ben’s prenait soin des clients et des employés comme s’ils étaient ses enfants. Mais il y a 11 ans, lorsqu’il est mort et qu’il a légué le restaurant à sa femme, tout a changé. Elle, c’était le diable en personne. Elle méprisait les employés. Elle coupait partout où elle pouvait couper : dans les cadeaux de Noël, dans le nombre d’œufs dans le gâteau au fromage… Je n’ai pas été surpris lorsqu’elle a décidé de nous mettre à la porte. Aujourd’hui, j’ai 64 ans, je ne parle pas français et c’est extrêmement difficile pour moi de trouver un nouvel emploi. Je cherche depuis un an. C’est une épreuve tellement difficile à traverser. Je m’ennuie de l’équipe. Des clients, surtout. Des politiciens, des joueurs de hockey qui venaient manger le midi… Ils me manquent tous. J’étais tellement heureux dans ce temps-là. » Gurmukh Masand, maître d’hôtel durant 21 ans


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« En 1955, c’était toujours plein à craquer. On asseyait des gens en tuxedo à côté d’ouvriers en jeans. Il y avait un club de danseuses à plumes tout près, le Bellevue Casino… Les filles débarquaient au resto après leur spectacle, encore costumées. J’y ai passé une très, très, très belle vie. Aujourd’hui, j’ai 73 ans et si Ben’s était resté ouvert, je serais encore là. » Robert Mayrand, 73 ans, serveur pendant 52 ans


SY MBOLE S

MONTR É A L AIS à pr é s erv er

a c . s p u o e tr o v z e g a t par

Ben’s, Eaton, le cinéma Loews, le Forum... Nos institutions risquent à tout moment de sombrer dans l’oubli, de devenir des has beens et d’être ensuite détruites, vendues ou transformées en Centre Pepsi. Parce que le patrimoine montréalais porte la trace de notre histoire et qu’il est urgent d’assurer son avenir en prenant les mesures nécessaires pour l’empêcher de disparaître, Urbania a demandé à Dinu Bumbaru et à son équipe d’Héritage Montréal de dresser la liste des 25 chromosomes qui constituent le patrimoine génétique de Montréal. plan BMD est un moyen de contraception d’urgence qui prévient une grossesse si les comprimés sont pris dans les 72 heures ( 3 jours ) suivant un rapport sexuel non protégé ou un problème de contraception. plan BMD ne protège ni contre l’infection à VIH ( SIDA ) ni contre toute autre infection transmise sexuellement ( ITS ). Ce produit peut ne pas convenir à toutes. Toujours lire l’étiquette et suivre le mode d’emploi.

PHOTOs : ERIC DEMAY

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1 ⁄ Axe portuaire

Du boulevard Maisonneuve aux rives du lac Saint-Louis, en passant par le Vieux-Port et ses silos géants, le canal Lachine et ses écluses, les vingt kilomètres de rives rappellent la nature portuaire de Montréal et la relation exceptionnelle — mais longtemps oubliée — de ses habitants avec l’eau.

2 ⁄ Bagels du Mile End

Héritage des immigrants d’Europe de l’Est et des com­mu­n autés juives, le célé­brissime anneau seigneurial a participé à forger l’identité métropolitaine. Deux maisons ont consolidé la réputation de cet étalon montréalais : le Fairmount Bagel et le Bagel Shop.

3 ⁄ Canadien de Montréal Vénéré par le monde, le Tricolore est une institution séculaire. En plus d’être à la source du culte de la SainteFlanelle, le ch est à l’origine du sacro-saint commandement du vestiaire « Nos bras meurtris vous tendent le flambeau. À vous toujours de le porter bien haut ! »

4⁄ Chez Schwartz

C’est grâce au Roumain Reuben Schwartz que le smoked meat a fait sa marque dans l’univers gastronomique montréalais. Ouvert depuis 1926, ce res­taurant est aujourd’hui aussi connu pour ses sand­ wichs dignes du Temple de la renommée que pour son interminable file d’attente.

5 ⁄ Clochers de Montréal

Néo-gothiques, classiques, modernistes… Les formes et les hauteurs des clochers montréalais rappellent la féroce bataille architecturale que les catholiques et les protestants se sont livré à une autre époque, par l’architecture. Bien que cette « guerre » soit terminée, les cloches continuent de résonner dans la ville et bercent toujours la vie de ses habitants.

6 ⁄ Enseigne FARINE Five Roses

Depuis son inauguration il y a 60 ans, cette affiche clignotante a survécu aux pannes électriques, à la loi sur l’affichage en français et aux mégatransactions entre

multinationales de l’alimentation. Perchée sur sa minoterie futuriste, elle est aujourd’hui un repère visuel pour tous les citadins et rappelle l’âge blé-or de Montréal.

7 ⁄ Escaliers de Montréal

Fruit d’un métissage architectural et artisanal du 19e siècle, l’escalier extérieur a été interdit dans les années 1930, puis permis à nouveau dans les années 1970. Trente ans plus tard, cette construction typiquement montréalaise aux envolées droites et moins droites est menacée par l’invasion du préfabriqué. Aseptisé.

8 ⁄ Habitat 67

La structure d’Habitat 67 pourrait se résumer ainsi : « un grand cube en béton sur un autre cube, à côté d’un autre cube ». Cette description serait toutefois réductrice et perdrait de vue tout le génie qui se cache derrière cette extraordinaire œuvre architecturale de l’Expo 67, aujourd’hui réputée dans le monde entier.

9 ⁄ Jardin du CCA

Il y a le Centre Canadien d’Architecture voué à l’étude de l’architecture. Et il y a son jardin, l’esplanade aménagée par Melvin Charney avec des arbres fruitiers et des totems d’architecture. Créé en 1989, il offre aux citadins une vue superbe sur les quartiers situés en bordure du canal Lachine. Un panorama urbain trop souvent réservé aux usagers de l’autoroute et aux propriétaires des condos avoisinants.

10⁄ Marché Jean-Talon

Dans les années 1950-60, la Ville de Montréal a fermé et démoli plusieurs marchés publics, prétextant leur manque d’hygiène, laissant ainsi la place aux grandes surfaces d’alimentation climatisées. Parmi les survivants : le marché Jean-Talon, anciennement le Marché du Nord, reconnu pour sa polychromie gastronomique.

11 ⁄ la Montagne et sa croix La montagne est la doyenne des monuments montréalais. Âgée de 125 millions d’années, elle est à l’origine du nom Montréal et fait partie intégrante de l’identité de la ville. Bien qu’elle ait été envahie par les autos, les vélos de montagne, les promoteurs et les vandales, elle est demeurée un incontournable du paysage urbain. Tout comme sa croix lumineuse érigée en 1924, qui se noie aujourd’hui dans l’océan des lumières de la ville.

12 ⁄ Orange Julep

On a beau détester l’automobile, force est de constater qu’elle a permis la création de fantasmagoriques exutoires, dont l’Orange Julep est sans doute le fier représentant. Conçue pour être illuminée de l’intérieur, cette gigantesque orange en fibre de verre est à Montréal ce que le restaurant Madrid est à l’autoroute 20 : un repère. Elle a même été nommée « monument » montréalais à l’occasion du 350e anniversaire de la ville, en 1992.

13 ⁄ Oratoire Saint-Joseph

Lors de sa fondation, Mont­ réal était une colonie mystique. Encore aujourd’hui, sa toponymie et son architecture portent l’empreinte indélébile de cette foi catholique. Destination magique pour les pèlerins, l’Oratoire est reconnu pour l’écho de ses orgues, son immense dôme, son jardin de sculptures et sa terrasse ouverte sur les Laurentides.

14 ⁄ Parc Jean-Drapeau

En 1874, la Ville a négocié l’accès public à l’île SainteHélène avec l’armée britannique, alors propriétaire d’un complexe militaire sur le terrain. C’est à la suite de cet accord historique que Montréal a amorcé la construction du premier grand parc public de la métropole. Près d’un siècle plus tard, sous le règne du maire Jean Drapeau, l’île a accueilli Expo 67. Encore aujourd’hui, il est possible d’admirer les vestiges de cette titanesque exposition, tels que la Biosphère, la Ronde et le stabile Calder, bien enraciné au bord du fleuve.

15 ⁄ Maisonneuve : Boulevard Morgan et Parc Olympique Le boulevard Morgan relie le parc du même nom au magnifique bain public et à l’imposant marché Maisonneuve, reconnu pour sa coupole en verre mauve. Lorsqu’on y circule, on peut voir en arrière-plan la tour inclinée du Stade, une pièce maîtresse du parc olympique qui laisse peu de Montréalais indifférents.


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16 ⁄ Parc Lafontaine

Avec sa fontaine lumineuse, son monument consacré à Dollard des Ormeaux, son quinquagénaire Théâtre de verdure et son défunt Jardin des Merveilles, ce parc est un haut lieu de la culture et de l’histoire populaire montréalaises. Ancienne ferme expérimentale deve­nue terrain de ma­ nœuvres militaires, il accueille aujourd’hui des compétitions de pétan­que, des spectacles de chanson et les participants de la Journée de la Lenteur.

17 ⁄ L’avenue mcgill college

Il y a près de deux siècles, l’Université a loti et vendu une partie des terres laissées par James McGill, pour créer la chic avenue McGill College et financer ses pavillons en chantier. En 1984, cette artère — avec vue exceptionnelle sur la montagne et sur le Pavillon des arts de l’Université — fut menacée de disparition, à la suite du dépôt d’un projet de centre commercial et de salle pour l’osm. Heureusement, des pétitions ont poussé la Ville et les promoteurs à reculer et, finalement, élargir la rue.

18 ⁄ Pinte de lait Guaranteed Pure Milk

Pendant longtemps, la qualité du lait disponible à Montréal laissait à désirer. Grâce à l’imposition de nouveaux procédés de conservation, la boisson lactée a retrouvé sa place dans les chaumières de la métropole. En 1932, la laiterie au nom évocateur Guaranteed Pure Milk s’est installée au centre-ville, à deux pas de l’ancienne résidence du premier ministre LaFontaine. À l’époque, elle s’affichait avec son château d’eau en forme de pinte de lait géante.

19 ⁄ Place d’Armes

Au pied de la grande tour noire de la Banque nationale, la place d’Armes ouvre les portes de l’histoire montréalaise: le vénérable Vieux Séminaire et son horloge, la Basilique Notre-Dame et ses clochers (Tempérance et Persévérance), la Banque de Montréal et finalement la rue Saint-Jacques, qui relie le palais de justice et le quartier des affaires. Sans oublier le bronze héroïque de Maisonneuve, fier, avec son grand chapeau.

20 ⁄ Place Jean-Paul Riopelle Depuis la fondation de Mont­réal en 1542, les places publiques ont toujours occupé une place prédominante de la ville. Plus de trois siècles et demi plus tard, force est de constater que leur construction est de plus en plus rare. Or, la Place Jean-Paul Riopelle est l’exception à la règle. Construite sur le site d’un ancien stationnement de gravier, cet espace public est surmonté d’un imposant groupe signé Jean-Paul Riopelle : une fontaine d’eau, de brume et de flammes.

21 ⁄ Place Ville-Marie et le Montréal souterrain

Le soir, ses bras de lumière parcourent le ciel. Le jour, elle est le symbole anodisé des ambitions du Montréal moderne. La Place VilleMarie a été baptisée en l’honneur du premier nom de la métropole. Elle est aujourd’hui bien plus qu’une tour à bureaux réalisée par des capitaux internationaux et des architectes américains au-dessus de la tranchée ferroviaire du cn. Elle est le cœur de la ville souterraine.

22 ⁄ Pointe-à-Callière

Lieu de fondation de la métropole, Pointe-à-Callière est un musée dont l’architecture défie le style académique, tout en respectant celui des autres constructions du Vieux-Montréal. C’est aussi un endroit remarquable, qui permet de découvrir les vestiges du sol archéologique, d’observer les toits de ce quartier historique, ainsi que le fleuve, les ponts, les silos et même les lointaines montérégiennes.

23 ⁄ Pont Jacques-Cartier

En 1860, le Prince de Galles a inauguré le plus long au monde : le pont Victoria. Bien vite, les commissaires du port ont projeté d’en construire un autre : le Royal Albert bâti sur deux étages, dont un pour permettre le passage des trains, des tramways, des charrettes, des cavaliers et des piétons. Redessiné, ce pont fut ouvert à la circulation en 1931 puis rebaptisé lors du 400e anniversaire du premier voyage de Jacques Cartier. Haut perché pour faciliter le passage des paquebots océaniques, le pont JacquesCartier est un belvédère unique pour admirer Montréal et le fleuve.

24 ⁄ Rapides de Lachine

Grâce à cet obstacle natu­rel, Montréal est devenue la porte d’entrée du continent. À l’époque, les navigateurs ne savaient pas comment remonter ces violents rapides et ils devaient faire escale à Mont­réal. À l’heure actuelle, les rapides de Lachine sont les seuls du fleuve Saint-Laurent puisque les barrages sur la rivière des Prairies et la voie maritime ont noyé ceux du Saint-Laurent et du nord de l’Île.

25 ⁄ Les rues SaintLaurent et Sainte-Catherine

Tracées au 17e et 19e siècles, Saint-Laurent et SainteCatherine sont les méridien et équateur urbains de Montréal. Ces deux très longues rues traversent et réunissent un chapelet de quartiers aussi différents que le Vieux-Montréal, le Quartier chinois, Westmount, Hochelaga, le Plateau et Ahuntsic, où se trouvent les manufactures textiles de Chabanel. C’est sur des artères que l’on trouve l’essence même de la ville : les vices et les vertus.

Héritage Montréal est un organisme indépendant et à but non-lucratif fondé en 1975. Sa mission est de révéler et de valoriser le patrimoine architectural, historique et paysager de la métropole comme élément essentiel de son identité. Devenez membre d’Héritage Montréal en visitant heritagemontreal.org


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Une nuit avec Capone texte : catherine perreault-lessard ⁄ PHOTOs : patrick cormier

Rue Dufresne, Centre-Sud. La tête dans un nuage de fumée, Dédé place la fiole au-dessus de sa bouche. Je détourne les yeux vers la télé qui diffuse un vidéoclip de Marie-Mai, mais c’est plus fort que moi : il faut que je regarde. Puis il incline légèrement la tête, inhale, expire. Rien de trop traumatisant.

P

our la plupart des gens, le Montréal de la rue se limite aux reportages d’Enjeux sur la pros­ titution, aux articles sur les gangs de rue dans le Journal de Montréal et aux émissions de télé de Dan Bigras. Moi j’en voulais plus. Je voulais faire comme les Aventuriers du timbre perdu et sauter à pieds joints dans l’image. À la suite d’une entrevue avec une travail­leuse de rue du Centre-Sud, j’ai décidé de pas­ser une nuit dans Ville-Marie avec un gars de la rue : Capone, l’un des itinérants les plus célèbres de Montréal et les plus respectés du milieu, un leader, un vieux de la vieille qui consomme encore, mais qui sait à quel moment s’arrêter. Avec lui, je savais que j’aurais accès aux endroits de la ville où la madame de la rue Panet n’a jamais mis pied et surtout, je

savais que je serais en sécurité. Un peu comme la fille qui sort avec le boss de la gang au primaire. Le 31 août, le jour du chèque, je l’ai contacté pour lui demander de passer la nuit en sa compagnie. Il a accepté de me rencontrer le soir même, au coin des rues Sainte-Catherine et Berri.


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31 août / 20 h 30, avenue Louis-Hébert / à tout le monde et moi, je reste bien collée à ses —Mais tu l’sais qu’Ontario c’est la rue de la La météo annonce de la pluie. Après maintes hésitations, je décide d’enfiler mon manteau et ma casquette noire. Je garde mes souliers en vernis rouge par simple coquetterie. Avant de partir, j’appelle mon ami David pour lui demander de laisser son cellulaire ouvert. Réflexe de fille de la Rive-Sud.

21 h, rue Sainte-Catherine / Devant le Archam­

bault Berri, j’attends Capone, qui surgit finalement de nulle part. Il est vêtu d’un chandail à capuchon blanc Ogunquit, d’un pantalon d’armée, et ses longs cheveux bruns sont coiffés d’un béret basque. L’homme qui se tient devant moi n’a rien du sans-abri cliché avec des vêtements troués et des dents jaunes. Bien au contraire. Il a l’air d’un bum, voilà tout. En le regardant, je me demande une fois de plus dans quoi je me suis embarquée. Je lui propose d’aller prendre un café, histoire d’apprivoiser le personnage et surtout pour m’assurer que je suis bel et bien en sécurité, seule, avec cet homme aux mains serties de bagues en argent et enrobées de gants de cuir.

21 h 15, rue Saint-Denis / Sur la terrasse du Second Cup Saint-Denis, Capone me raconte son histoire. Né sur la Rive-Sud, il a connu une enfance heureuse : famille de classe moyenne, parents aimants, travaillants. S’il s’est retrouvé sans logis, c’est à cause d’une histoire avec la police qui a tourné au vinaigre. Recherché, il a choisi de refaire sa vie dehors et d’emprunter l’identité du célèbre mafieux pour ne pas se faire retracer. Voilà douze ans qu’il est sans domicile fixe, douze ans qu’il vit dans des squats dissimulés partout sur l’Île et qu’il passe ses nuits emmitouflé dans son manteau en carbone, plutôt qu’à la Mission Old Brewery. Pour lui, la rue, c’est un mode de vie qu’il prend au sérieux. Même s’il consomme toujours de la drogue, il œuvre à titre de « pair aidant » auprès des autres itinérants et toxicomanes. Il leur fournit des seringues, il les conseille, les guide, écoute leur souffrance. Sa façon à lui d’oublier la sienne. Une fois mon café terminé, je suis prête à partir. Étonnamment, naïvement peut-être, Capone m’inspire confiance. « Avant de partir, faut que j’aille acheter des cigarettes, dit-il. Je connais un Indien qui m’en vend 200 pour 5 $ pas loin de la Place Dupuis… » 23 h, rue Saint-Hubert / Premier arrêt, Capone

m’entraîne dans un stationnement de la rue SaintHubert. « Ici, c’est l’un des gros points de vente de drogue du Quartier Latin », dit-il. Derrière des con­te­neurs, une quinzaine d’hommes discutent, vont et viennent, s’échangent des smokes, se passent de la dope. Un vrai tourbillon. Capone parle

côtés. Je les regarde délirer, en leur renvoyant des sourires forcés.

—Toi, t’es une bourgeoise ? me lance soudaine­ ment Capone. —Euh… non… Ben, ça dépend… Je regarde mes souliers en vernis rouge. La fille du 450 est démasquée.

prostitution ? —C’pas Sainte-Catherine ? —Ben c’est différent. Les filles chargent pas 150$ comme sur Sainte-Cath. Elles ont pas de pimp non plus. Ici, elles font ça pour moins cher, genre 10-20 piasses. Pis elles sont à leur compte. —Elles sont où, là, j’les vois pas ? —On est le premier du mois. Elles ont pas besoin

Puis, mes yeux se fixent sur le stage : en avant de moi, un homme déguisé en femme, coiffé d’une ridicule perruque blonde et vêtu d’une paire de jeans très serrée fait du lipsync sur une musique d’Annie Villeneuve. d’argent. Elles sont dans les crackhouse en train de

Minuit, rue Ontario / Capone et moi remontons consommer leur chèque.

la petite rue Champlain. Il fait sombre. Arrivés coin Ontario, je m’arrête devant le CitiBar : un bar qui a l’air clean vu de l’extérieur, mais où traînent toujours une trâlée de transexuels. Capone accepte de m’y accompagner. Je passe la porte et balaie le bar du regard. L’endroit est plein à craquer. Prostitués transexuels et clients de tous les genres jouent au billard, boivent de la bière, se draguent. Je suis la seule fille, fille. Puis, mes yeux se fixent sur le stage : en avant de moi, un homme déguisé en femme, coiffé d’une ridicule perruque blonde et vêtu d’une paire de jeans très serrée fait du lipsync sur une musique d’Annie Villeneuve. La scène est surréelle. Incapable de contenir mon malaise, j’éclate de rire et demande à Capone de sortir. Une fois à l’extérieur, nous marchons quelques pas avant de nous immobiliser coin Ontario et Papineau. Capone me parle de l’ancienne piquerie qu’il y avait autrefois en haut du Pub JacquesCartier. —L’auberge Jolicœur, c’t’ait la pire piaule qu’y’avait pas. Les filles allaient là avec leurs clients. Les gens se piquaient dans les chambres… Pis le proprio de l’hôtel était trop con pour mettre des bacs pour les seringues, fait que y en avait toujours plein dans les conteneurs dans la ruelle en arrière. Le monde allait fouiller dans les vidanges pour les prendre, pis y se faisait des wash avec. —Des wash ? —C’est quand tu vides plein de seringues, pis que tu récupères toute le liquide pour te l’injecter. Je ravale ma salive silencieusement.

—Ils sont où, les crackhouse ? —Ben, y en a beaucoup dans Hochelaga, sur Sainte-Catherine, sur Lafontaine. Beaucoup aussi dans le Quartier latin et dans Montréal-Nord. Avant, y en avait plein sur les avenues à Verdun, mais la police est rentrée là-dedans. Depuis, ça se passe au métro Charlevoix, dans Pointe-SaintCharles. Faut dire qu’les crackhouse, ça a beaucoup changé dans les dernières années… Avant, c’était le milieu [nldr : le crime organisé] qui gérait ça. Ils louaient un appartement et les gens s’y ren­d aient pour consommer. Aujourd’hui, les dealers prennent possession d’un lieu désaffecté, souvent insalubre, pis ils l’occupent. Les clients s’y rendent pour consommer du crack et certaines filles amènent leurs clients, jusqu’à ce que les voisins s’en rendent compte pis qu’ils appellent la police. Généralement, ça dure un mois. Ensuite, ils changent de place. À ce moment précis, je ferais tout pour que Capone me fasse visiter l’une de ces crackhouse. Pour voir des gens paranoïer parce qu’ils sont trop high et devenir complètement fous parce qu’ils sont trop low. Je veux voir des seringues, du sang, des wash, du crack. Découvrir son monde qui est à des années-lumière du mien. —Crois-tu que tu pourrais m’y emmener ?

Le CitiBar, rue Ontario


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bas : rue Dufresne / droite : parc Coupal

Il Botero, rue Ste-Catherine

Au Botero, tout ce qu’il y a d’un hôtel, ce sont les chambres remplies d’histoires : avec une odeur de sexe et des draps recouverts de taches.

00 h 30, rue Dufresne / Mon guide m’entraî- On est comme une grande famille dans la rue. Là

ne sur Dufresne, située juste derrière la prison Parthenais. Capone s’immobilise devant un duplex. « Avant, j’avais un crackhouse au deuxième », explique-t-il. « Y avait une file d’attente pres­que aussi longue que la rue pour entrer ! » Aujourd’hui, impossible de se douter de quoi que ce soit : le crack­ house est devenu un appart tout ce qu’il y a plus de normal. Meublé Ikea. Sa phrase à peine terminée, il se retourne pour sonner à la porte derrière lui. « Ça te dérange-tu, on va arrêter chercher des cigarettes chez mon ami ? » Je n’ai pas le temps de répondre que la porte s’ouvre déjà. Un homme d’une cinquantaine d’années apparaît. —Salut Capone. —Est-ce que Dédé est là ? —Entre.

Un épais nuage de fumée s’échappe de l’apparte­ ment meublé de bibelots de chats, de statues de la Sainte-Vierge et d’un immense écran géant branché sur Musimax. Trois gars sont assis autour de la table en mélamine noire couverte de bouteilles de Boréale, de pailles, de cigarettes et de cendriers. Le premier, c’est Dédé. Un grand maigre, souriant. À côté de lui, en chemise blanche avec des bretelles, c’est Gérard. Il a l’air si âgé qu’il pourrait être mon grand-père. Et finalement, à l’autre bout de la table, Marc, le plus jeune des trois, qui porte un chandail psychédélique de Yes. —A’ veut de la neige ? demande Dédé. —Non, c’t’une journaliste. Elle fait un article sur la rue. —Ah bon. Assis-toi. Veux-tu quelque chose à boire ? Verre de Coke à la main, je m’assois sur la chaise berçante en cuir, en me disant que ma mère ferait sûrement une syncope si elle me voyait dans cet appart’ de Centre-Sud. Je suis à peine installée que Dédé, complètement gelé, déballe son sac. —T’sais la rue, c’est pas plus beau, pas plus laid. C’est juste différent. Moi avant j’avais toute. Une maison, un chalet, des enfants, une femme. Toute. Pis j’ai toute quitté. Il fallait que je l’essaie. J’suis resté là un maudit boutte, pis j’ai aimé ça.

aujourd’hui, j’t’en appartement pis je pense rien qu’à une chose : y retourner. —Étais-tu heureux dans la rue ? —Oui. —Plus que maintenant dans ton appartement ? —Oui. J’ai peine à croire ce qu’il me raconte. Mais je le crois sur parole. Dédé est trop vieux, trop expérimenté pour jouer une game. Il poursuit : —T’sais l’hiver, quand tu te r’trouves dans un champ, tu’ seul, pis qu’y fait moins vingt, tu penses à toi, à ta vie. La rue, c’est le meilleur endroit pour faire le point. J’étais bien, pis je man­quais jamais de rien, surtout pas à manger.

J’ai les mains moites, le cœur qui bat comme lorsque j’étais petite et que j’attendais en ligne pour faire le Boomerang à La Ronde. Stay cool. Ceux qui mangent pas, c’est parce qu’ils sont trop paresseux pour se lever le cul pour aller en chercher. Y a 116 organismes qui donnent de la bouffe à Montréal ! Moi, j’tais même plus gros quand j’étais dans la rue… Impossible d’interrompre Dédé. Pendant une heure, il enchaîne les histoires, comme les ciga­ rettes. Il parle de Céline Dion qu’il aime tant. De Nancy, une prostituée qui a reçu de la coke de sa mère pour ses 13 ans. Elle en a aujourd’hui 26, elle souffre de troubles bipolaires et vient de tomber en­ceinte de Michel, un transexuel. Je l’écoute et ren­voie la balle, tout en rete­nant mes haussements de sourcils et mes cris d’étonnement… Soudain, Dédé arrête de parler pour appeler son pusher. Dix minutes plus tard, il tient entre ses mains un minuscule tube de verre. —S’cuse-moi de faire ça devant toi ma chérie, mais t’es chez nous. —Non, non. Ça va. Je lui réponds que ça va, mais ça ne va pas du tout.

J’ai les mains moites, le cœur qui bat comme lorsque j’étais petite et que j’attendais en ligne pour faire le Boomerang à la Ronde. Stay cool. La tête dans un nuage de fumée, Dédé place la fiole au-dessus de sa bouche. Je détourne les yeux vers la télé qui diffuse un vidéoclip de Marie-Mai, mais c’est plus fort que moi : il faut que je regarde. Puis il incline légèrement la tête, inhale, expire. Rien de trop traumatisant. Quelques secondes plus tard, Capone se lève pour aller aux toilettes. J’attends. Dix, quinze, vingt minutes... Puis, il revient. Incroyablement calme. Alors qu’il était si verbeux depuis le début de la soirée, voilà qu’il se referme comme une huître et qu’il arrête de parler. Je sais par son attitude qu’il a consommé. Mais quoi? Plus tard, lorsque je lui demande ce qu’ils ont pris, Capone m’avoue que c’était du crack. Il est trois heures du matin. Je propose à Capone d’y aller. En sortant de l’appartement, Dédé nous suit, fait un court arrêt au parc Coupal et revient. « Je viens de voir la petite Marie dans le parc », ditil. « Quand je suis arrivé, elle chialait qu’elle n’avait pas eu de client. J’lui ai donné une cigarette, pis une auto est arrivée pour l’embarquer. J’crois ben que j’lui ai porté chance ! » Porté chance.

3 h, rue Sainte-Catherine Est /

—Bon, tu veux voir c’est quoi un crackhouse ? —Oui. Capone m’amène de l’autre côté du pont : dans Ho­ che­laga, là où ça brasse pour vrai. Nous mar­chons sur la rue Sainte-Catherine et il s’arrête devant un appartement complètement délabré qui donne sur la rue. « Ici », dit-il.

Nous ouvrons la porte du bloc qui est débarrée. À l’intérieur, une série de portes, dont l’une où il est inscrit « Albert » à la mine. Plus loin, on entend du bruit, et de la fumée s’échappe de sous la porte. « C’est là », dit Capone. Mon pouls s’accélère. Il me regarde, hésitant… Puis me ramène dehors. « Je peux pas t’amener là, c’est trop dangereux », dit-il. « Les gens qui entrent dans les crackhouse doivent absolument consommer... Quand ils ont fini, ils doivent partir pour laisser la place à d’autres. Ils n’aimeraient pas ça que tu sois là, pis y se douteraient de quelque chose s’il te voyait. Surtout le dealer. Pis en plus y a du monde qui font des psychoses… Non, c’est trop dangereux. »

4 h 30 boulevard Saint-Laurent / Sur le chemin du retour, je le bombarde de questions. —Pis les hlm Jeanne-Mance, en face du cégep du Vieux, c’tu vrai que c’est fou ? —Moins qu’avant. Nous autres on appelle ça le « Project ». C’est les Noirs qui contrôlent ça. —Pis Saint-Laurent/Sainte-Cath, c’tu encore là que ça se passe ? —C’pas si pire que ça. C’pas dan-ge-reux. —Qu’est-ce que tu regardes à terre ? —Rien. —Là, comment est-ce que tu vois Montréal ? —Comme toi. Visiblement, Capone commence à en avoir marre de toutes mes questions. Puis il s’arrête devant un hôtel coin Sainte-Catherine et Saint-Laurent : le Botero. « Là, c’est le plus grand bordel en ville. C’t’un motel de passes. Moi, j’rentre jamais là, y a toujours des descentes », dit-il. La porte est ouverte. Devant moi, un immense escalier orange. Mon cœur bat à tout rompre à la seule idée d’y rentrer.

hôtel botero, Une semaine plus tard

Je grimpe les escaliers oranges. Au comptoir, je demande une sieste d’une heure en échange de 20$. L’employé m’assigne la chambre la plus isolée de l’hôtel, en me tendant deux débarbouillettes. Même pas de clé. Dans les corridors, je croise des hommes et des femmes qui courent de tous bords tous côtés à la recherche de smack. Je croise des prostituées tellement puckées, aux bras de leur client tellement straight. Dont l’une, qui a l’air âgée d’à peine 15 ans. Une fois dans la chambre, le photographe prend quelques photos du lit insalubre et des draps jaunis, dans lesquels même un sans-abri n’oserait pas se coucher. Chaque fois qu’il appuie sur le déclencheur, je simule des cris de jouissance pour camoufler le bruit de son appareil et éviter tous soupçons. Après vingt minutes à tourner en rond, je sors de la chambre. Dans le corridor, un autochtone, complètement stone, bave par terre. Je fais mon chemin jusqu’à la réception, remets les débarbouillettes au com­ mis, puis part en lui feignant le sourire de la fille qui vient de baiser.

6 h, rue Berri / De retour à notre point de ren-

contre, je dis au revoir à Capone, épuisée. J’ai le goût de le serrer dans mes bras, mais je me retiens. Je dis merci, puis rembarque dans ma voiture.

7 h, avenue Louis-Hébert / J’arrive chez moi, prends un grand verre d’eau et saute dans mon lit pour m’enrober dans ma couette blanche en plumes d’oie. Je suis complètement vidée. Incapable de fermer l’œil. N


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montréal,

ville morte

Texte : victor-lévy beaulieu ⁄ Illustration : laurent pinabel

Célèbre écrivain du Bas-du-Fleuve, Victor-Lévy Beaulieu porte également les chapeaux de dramaturge, d’éditeur et de virulent polémiste. Urbania a demandé à ce preux chevalier des régions (et nouveau partisan de l’adq) de boucler la boucle sur Montréal avec un texte à la sauce vlb : provocateur. En revanche, il nous a pondu ce texte : dérangeant et fataliste.

L

es villes ont été inventées par l’homme pour une seule raison : la sécurité. Il était plus facile de résister à l’envahisseur si on habitait une forteresse. Les villes n’existaient donc véritablement qu’en temps de guerre : les paysans allaient s’y enfermer et, de pacifiques qu’ils étaient, devenaient malgré eux des guerriers. Ce sont les villes qui ont inventé la guerre bactériologique : les morts en train de se décomposer étaient lancés par-dessus les remparts pour contaminer l’ennemi. Mais il était rare que la ville, si fortifiée fut-elle, ne finissait pas par tomber aux mains des hordes nomades qui l’assiégeaient. Les Mongols ont ainsi rasé la plupart des villes d’Orient et, dans l’histoire moderne, Napoléon, Hitler et Truman ont pulvérisé des cités entières, de Moscou à Prague, de Berlin à Hiroshima et Nagasaki. Du point de vue de la sécurité, les villes ont toujours été un formidable échec. Voyez Bagdad aujourd’hui, et Kaboul et tant de villes du ProcheOrient, de Beyrouth à Jérusalem. C’est aussi la guerre qui a fait de Montréal ce qu’elle est aujourd’hui. Les deux Grandes Guerres du xx e siècle y ont emmené des usines faiseuses d’armements et de munitions, ce qui a incité des dizaines de milliers de paysans à y migrer. Mais l’expansion de Montréal s’est faite de façon tout à fait anarchique, au gré des spéculations foncières et sans plan véritable de développement. D’où cet étalement urbain fait n’importe comment, au petit bonheur la chance, dans un chassé-croisé de rues mal conçues pour les exigences modernes. D’où aussi les coûts énormes aujourd’hui qu’il faut débourser pour que la ville ne tombe pas littéralement en morceaux : le manque de vision, l’incompétence des ingénieurs, des architectes et des industriels, le laisser-faire ont produit un Montréal où presque tout est à refaire : le système d’aqueduc, les égouts, le ressemelage des rues, la

démolition d’autoroutes. Le revampement d’un centre-ville toujours à la merci des spéculateurs, le création d’espaces verts qui existaient pourtant, mais qu’on a détruits (voyez Montréal-Nord) pour l’enrichissement de quelques chevaliers d’industrie. Ce n’est pas pour rien si Montréal est devenue une ville de ghettos où Chinois, Grecs, Italiens, Arabes et Vietnamiens n’entretiennent pas de rapports entre eux ni avec les Québécois dits de souche. Ce n’est pas pour rien non plus si ces Québécois dits de souche fuient de plus en plus vers des banlieues de plus en plus éloignées : on respire mauvais dans Montréal, et tout ce qu’il faut faire pour en patcher les trous ne permet plus à la classe moyenne d’y habiter parce que même y mal vivre coûte trop cher. Y a-t-il une solution pour Montréal ? Redessiner la ville, en faire une cité résolument moderne, avec une qualité de vie qui corresponde aux attentes des nouveaux citoyens d’aujourd’hui, ça me paraît être un pari perdu d’avance. Ceux qu’on appelle nos décideurs sont bien trop cons pour imaginer autre chose que des cataplasmes sur une jambe de bois. Aussi Montréal n’en finira pas de crouler sous ses maladroits maquillages, elle n’en finira pas d’éteindre les feux qui y couvent et qui grugent scandaleusement ses budgets. Autrement dit, il faudrait presque tout jeter à terre et recommencer. Montréal est un échec comme le sont Calcutta, Mexico, Pékin et Cleveland. Les terroristes pourraient nous rendre le service de nous le faire comprendre dans un temps peut-être pas lointain. Mais ce sera trop tard comme toujours parce que Montréal n’est plus qu’un passé obsolète et que l’avenir n’y figure plus pour quoi que ce soit, sinon dans ce prix extrêmement lourd à payer à cause de l’incompétence de décideurs pour qui seul comptait et compte encore l’argent vite fait. N

Prochain numéro : célébrités Après avoir réalisé que nos ventes avaient triplé depuis que Michèle Richard avait posé en page couverture, que tqs et tva s’étaient soudainement mis à parler de nous durant leur bulletin de nouvelles, et que M. Bonne Semaine Charron nous avait offert d’échanger des clichés non-utilisés de Madame Richard en retour de publicité dans son magazine, on s’est dit qu’il y avait sûrement là un bon filon pour vendre de la copie. Urbania lèvera donc le voile sur le fascinant monde du vedettariat dans sa prochaine édition avec, en primeur : / Révélation choc : Stéphane Archambault et David LaHaye pris en flagrant délit de cruise au Diable Vert / Un reportage-photos en macro de la dentition de Charles Lafortune / Une affiche détachable d’Ima et Marie-Chantale Toupin en train de se faire des guiliguilis. Et bien plus.


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