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Auteur : Dorota Walczak Titre :
Wisława Szymborska (1923-2012)
Lorsque nous avons appris la disparition de Wisława Szymborska, nous avons proposé à Mme Dorota Walczak, Responsable de la Chaire de Polonais, section de Langues et Littératures modernes, orientation slave de l’Université Libre de Bruxelles, d’honorer sa mémoire par un texte à son sujet. Elle a gentiment accepté, et nous l’en remercions vivement.
W
isława Szymborska est partie ce 1er février 2012 pour son ultime voyage
en solitaire. Ce départ éveille chez les nombreux lecteurs de son œuvre une nostalgie pensive, une réflexion philosophique attristée, un chagrin consistant et réel mais aussi, je le crois sincèrement, une note de sourire à la pensée de sa poésie tellement pleine d’intelligence, d’esprit et d’humour… Ce sourire qui se dessine sur nos visages répond avant tout à la magnifique intégrité et fidélité à elle-même qui caractérise cette grande personne, ce bout de femme qu’était Wisława Szymborska, cette « sacrée Wisława »… Brillante et savante, amusée et curieuse, insoumise et contrariante avec tout son sérieux, mais aussi son inouïe espièglerie, dont seuls les enfants et les grands poètes sont capables, elle a écrit des années auparavant sa propre épitaphe :
Tu leży staroświecka jak przecinek
Ci-gît, comme une virgule démodée
autorka paru wierszy. Wieczny odpoczynek
L’auteure de quelques poèmes. La paix éternelle
raczyła dać jej ziemia, pomimo że trup
lui a été accordée par la terre, malgré que son cadavre
nie należał do żadnej z literackich grup.
n’appartînt à aucun groupe littéraire.
Ale też nic lepszego nie ma na mogile
Ainsi rien de mieux sur son tombeau que cette rimaille,
oprócz tej rymowanki, łopianu i sowy.
de la bardane et une chouette. Passant,
Przechodniu, wyjmij z teczki mózg elektronowy
[avant que tu t’en ailles,
i nad losem Szymborskiej podumaj przez chwilę.
sort de ta mallette le cerveau d’ordinateur et sur le sort de Szymborska réfléchit un quart d’heure.
(« Nagrobek », in : Sól, 1962)
En effet, Wisława Szymborska a réussi à garder son caractère à part, hors des courants littéraires pendant tout le XXe siècle, qu’elle a traversé presque en entier dans la même cohérence d’expression, aussi bien avant la chute du Mur de Berlin qu’après ; aussi bien avant son Prix Nobel de littérature, qu’elle a reçu en 1996, qu’après. Pour réussir une telle biographie littéraire, vous allez le constater par vous -mêmes, à part du talent et de l’entêtement, il lui a fallu une force de caractère exemplaire ainsi que de la modestie et un sens de l’autodérision maximal, il lui a fallu « vouloir », « savoir » et « savoir-faire »… Et elle a su être ainsi, au-delà des frontières historiques, sociales, linguistiques, avec le plus grand naturel, une sorte de bienveillance et souvent avec un clin d’œil. Comme pour presque tout un chacun de ma génération, la première rencontre avec la poétesse s’est déroulée via les poèmes présentés dans le cadre d’une lecture scolaire, à l’école primaire puis secondaire. « Gawęda o miłości do ziemi ojczystej » [Récit sur l’amour de sa terre natale] ou « Nic dwa razy » [Rien deux fois] touchaient déjà la corde sensible de nos jeunes cœurs. Parce que bien que loin des prouesses poétiques de Szymborska qui arriveront plus tard, ces poèmes résonnaient déjà dans les oreilles des écoliers différemment des autres lectures obligatoires ; ils donnaient une note de fraîcheur et un aperçu d’une nouvelle façon de parler - propre à elle. En 1973, dans une de ses interviews, Wisława Szymborska confiait : « Je voudrais bien que chacun de mes poèmes soit différent. Et si je devais rêver de quelque chose, j’aimerais arriver à mener cette diversité dans chaque poème, mais en même temps, j’aimerais que soit présente une unité de style et de la matière commune à ces poèmes ; et que le facteur commun ne soit pas un motif sentimental. » Aujourd’hui, sans aucun doute, nous pourrions dire que cette mission a été accomplie à merveille. Le mordant des paroles en versets attestent tout de suite de la grande valeur de cette poésie. Cependant, comment pourrions-nous la décrire à un novice ou à un être insensible à la poésie pour le convaincre de prendre ces menus volumes dans les mains et d’en faire la lecture ?
Eh bien, tout d’abord cette poésie n’ennuie pas – point de grandiloquence, ni de « pimpant », ni de « prétentieux », aucun grand « tralala », que l’on associe parfois au genre lyrique. Il s’agit ici d’une poésie qui se sert de la raison, du cerveau, de neurones en quantité pour créer un monde poétique convainquant. Tout d’abord, Wisława Szymborska est l’auteure de poèmes qui éveillent la curiosité d’en savoir plus sur le fonctionnement du monde et de l’être humain : telle est sa motivation pour acquérir la connaissance qui guide les rencontres des lectures et des gens. Or, les mots utilisés dans les poèmes « szymborskiens » sont des outils précis, riches, profonds mais simples à manier, utilisés très habilement. Cartésienne, elle sait étonner et toucher à la fois. La poésie dans ce cas est plus que jamais à l’image de son auteure ; elle dévoile un regard humaniste et attentif posé sur le monde qui à son tour fascine et surprend. D’ailleurs le lecteur est vite pris au dépourvu, piégé et surpris. L’état d’âme de son lecteur peut se formuler dans une phrase comme celleci : « Comment n’ai-je pas envisagé et pensé regarder les choses sous cet angle-là ? », pense-t-il, conquis. Ainsi, elle consacre un poème au sixième acte d’une pièce de théâtre, acte invisible pour le public ; les choses les plus intéressantes se déroulent dans les coulisses après le spectacle quand on essuie le faux sang et qu’on retire les perruques : ce poème s’intitule « Wrażenie z teatru » [Impression après le spectacle]. Ce regard peut se poser au travers de l’embrasure d’une fenêtre sur un paysage quelconque pour y repérer… un grain de sable : « Widok z ziarenkiem piasku » [Vue avec grain de sable], ou sur des choses probables, mais non-accomplies, dans une ville sans nom, comme dans « Dworzec » [La Gare]. L’élégance de cette poésie, sa justesse de ton et la force de l’émotion qui s’y cache doivent beaucoup à la discrétion de la formule poétique utilisée. Pourtant il ne faut pas se leurrer : il y a, dans ces volumes, des poèmes d’une force poignante. Un des plus beaux exemples est « Kot w pustym mieszkaniu » [Un chat dans l’appartement vide], avec cette phrase : Umrzeć - tego się nie robi kotu / bo co ma począć kot / w pustym mieszkaniu, que l’on pourrait traduire par « Mourir, on ne fait pas ça à un chat / Que
doit faire le chat / dans l’appartement vide », qui constitue un magnifique hommage à un être humain ; Szymborska l’écrit après la mort de son compagnon. Cette poésie témoigne aussi de son époque et des moments historiques des XXe et XXIe siècles, mais ici encore les poèmes se focalisent sur les particularités moins ou pas du tout remarquées, ce qui démontre chez la « nobelisée » une attention aigüe au sort de l’humanité : « Pierwsza fotografia Hitlera » [La première photographie d’Hitler], « Psalm » [Psaume], « Tortury » [Tortures], « Identyfikacja » [Identification], « Fotografia z 11 września » [Photographie de 11 septembre], « Schyłek wieku » [Le tournant du siècle] et tant d’autres. Szymborska n’a jamais prétendu au rôle de poète moralisateur qui, quelques fois, a été le rôle qu’ont aimé jouer les poètes polonais. Mais, via son œuvre, elle a participé courageusement aux discussions qui ont secoué la société actuelle. Les poèmes tel que « Głos w sprawie pornografii » [Voix dans l’affaire de la pornographie] est un magnifique exemple de son esprit critique, libre et plein d’humour : Nie ma rozpusty gorszej niż myślenie (« Il n’existe pas de débauche pire que la pensée »), dit-elle en première ligne de son poème, faisant fi de la gravité des disputes politiques autour de la nudité corporelle.
Wisława Szymborska, modeste à l’excès et pourtant si captivante, écrivait une poésie à la fois « intellectuelle » et d’une simplicité sans pareil qui dévoilait à la fois sa passion pour les sciences naturelles et pour les limericks (elle adorait en écrire). Elle aimait aussi introduire dans ses poèmes, des trouvailles archéologiques et scientifiques – ses lectures de chevet étaient constituées de toutes sortes d’encyclopédies et de lexiques plus invraisemblables les uns que les autres (encyclopédie de la chasse, dictionnaire des plantes aquatiques, annuaires téléphoniques, etc.). Qui d’autre aurait put composer des poèmes aussi magnifiques sur un Oignon ou sur le Nombre Pi ? Amatrice de brocantes et d’objets farfelus, d’un goût affirmé mais séduit par le kitch, exécutrice de collages au ton humoristique, absurde et surréaliste qu’elle
envoyait aussi sous forme de carte postale à ses amis, elle témoigne aussi par sa poésie de ses penchants en matière de peinture. Vermeer, Rubens, Breugel peuplent ses poèmes qui renvoient les lecteurs vers eux d’une manière interactive, puisqu’il ne s’agit évidemment pas de description de tableaux. A côté de cela, elle a été capable d’écrire d’autres merveilles telles que son poème « Koloratura » [Bel canto], qui imite d’une manière à la fois humoristique et sublime un chant de diva d’opéra, ou encore un poème sur Ella Fitzgerald et ses morceaux de jazz.
Je me souviens de la magnifique soirée Szymborska dans le Palais de Działyński à Poznań ; elle racontait avec verve des histoires sur sa maison natale, sur la Grande -Pologne et Cracovie, sur les livres. Et elle lisait très bien ses poèmes à haute voix, ce qui n’est pas si fréquent chez les poètes. Je me souviens d’elle pendant les préparatifs et tout au long de la cérémonie de remise de son doctorat honoris causa à l’Université Adam Mickiewicz à Poznań peu avant son prix Nobel. Au début des années 1980, c’est son volume de poésie en édition bilingue polonais-anglais que j’ai offert à mes amis français lors de leur passage en Pologne, pendant cette période terne et pleine de restrictions – un cadeau qui a fait d’ailleurs le tour du monde… Je me souviens avoir récité des poèmes de Wisława Szymborska en polonais sur la scène d’un théâtre à Ixelles, en duo avec Marie-Claire Beyer en 1996, l’année de son Nobel. Je pense d’ailleurs continuer de les réciter et de les analyser tout au long de mes cours à l’Université Libre de Bruxelles. Cela vaut d’ailleurs la peine de terminer par un exemple unique en son genre, par un poème de Wisława Szymborska qui témoigne de son indépendance de jugement, de la qualité de son œuvre, de son intégrité, de son cœur immense et de sa pensée lucide :
Było, minęło.
Cela était, cela est passé.
Było, więc minęło.
Cela était, cela est donc passé.
W nieodwracalnej zawsze kolejności,
Toujours dans cet ordre irréversible
bo taka jest reguła tej przegranej gry.
Puisque telle est la règle de ce jeu perdu.
Wniosek banalny, nie wart już pisania,
Conclusion banale, pas la peine de l’écrire
gdyby nie fakt bezsporny,
S’il n’y avait pas ce fait indiscutable
fakt na wieki wieków,
Fait pour les siècle des siècles
na cały kosmos, jaki jest i będzie,
Pour tout l’univers qui est et qui sera
że coś naprawdę było,
que quelque chose a vraiment été
póki nie minęło
avant d’être passé
nawet to,
même cela
że dziś jadłeś kluski ze skwarkami.
qu’aujourd’hui tu as mangé des nouilles aux lardons.
(« Metafizyka » [Métaphysique], in : Tutaj [Ici], 1962)
Volumes poétiques Dlatego żyjemy (1952) Pytania zadawane sobie (1954) Wołanie do Yeti (1957) Sól (1962) Sto pociech (1967) Wszelki wypadek (1972) Wielka liczba (1976) Ludzie na moście (1986) Koniec i początek (1993) Widok z ziarnkiem piasku (1996) Chwila (2002) Rymowanki dla dużych dzieci (2003) Dwukropek (2005) Milość szczęśliwa i inne wiersze (2007) Tutaj (2009) Milczenie roślin (2011), 2012.
En français Dans le fleuve d'Héraclite. Maison de la Poésie Nord/Pas-de-Calais, Beuvry, 1995 (Éd. Bilingue). Trad. par Ch. Jezewski et I. Macor-Filarska. De la mort sans exagérer. Fayard, Paris, 1996. Trad. du polonais par Piotr Kaminski. Je ne sais quelles gens ; précédé du Discours prononcé devant l'Académie Nobel. Fayard, Paris, 1997. Trad. du polonais par Piotr Kaminski.
L’ auteur. Dorota Walczak est responsable de la Chaire de Polonais, section de Langues et Littératures modernes, orientation slave de l’Université Libre de Bruxelles. Elle est en outre rédacteur en chef de la revue Slavica Bruxellensia (http://slavica.revues.org). Son domaine de recherche est la littérature polonaise contemporaine. Elle est également peintre.