# 05 Smiljan Radic 2014
:
— César Ramirez
perceptions et connotations sur l’architecture éphémère
Serpentine Gallery Pavillon
UNE ESTHÉTIQUE DE L'OBJET TOMBÉ DU CIEL
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04 Introduction
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L’insertion dans le paysage
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Le parcours à l’intérieur
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32 Friedrick Kiesler & Smiljan Radić : aller-retour
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La première image et ses relations associatives
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Quelques détails cachés de la structure
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Un « événement design » à part entière
Conclusion
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INTRODUCTION LE PAVILLON DE L’ARCHITECTE CHILIEN SMILJAN RADIĆ MARQUE SON IDENTITÉ PAR UN PARTI PRIS AXÉ SUR LE POUVOIR ÉVOCATEUR DE SES FORMES ET SES MATIÈRES. Si l'on considère les pavillons des cinq années précédentes, ce pavillon opère un renversement. En effet, étant donné la succesion des pavillons installés à partir de 2010, Smiljan Radić n'est pas loin d'étonner les visiteurs avec la présence minérale de sa structure. Le renversement est flagrant si l’on considère qu’il donne suite notamment au pavillon de Sou Fugimoto de l'année 2013, défini par une idée de l'esthétique digitale. Dans une première lecture de ce que le pavillon donne à voir, est remis en cause le concept même d'architecture en tant qu'objet culturel, c'est-à-dire en tant qu'objet placé selon l'opposition nature vs culture. On a du mal à parler de structure du bâtiment, et même de bâtiment tout court, pour le placer dans l'indéfinition générique, mais non moins complexe, d'objet architectural. Cet objet à l'évocation puissante prend les dimensions d'un objet venu d'un autre temps et, à certains égards, d'un autre monde. Un des principaux attributs de ce pavillon est le fait qu’il propose des lectures souvent opposées mais qui ne s’excluent pas réciproquement. Il incarne un mythe, celui
de l’objet tombé du ciel. Par sa présence monolithique, il véhicule la métaphore du météorite tombé du ciel devenu habitacle pour l’occasion. C’est en ce sens qu’il suggère sa vocation éphémère et rejoint le programme des pavillons d’été de la Serpentine Gallery. Il rejoint en même temps un autre récit, celui des monuments mégalithiques que les premiers hommes ont érigé, à des fins sacrées dans la nuit des temps, avec des moyens techniques qu’on a encore aujourd’hui du mal à identifier. Tantôt météorite, tantôt dolmen, les deux lectures coexistent, et elles se nourrissent de la façon dont l’architecte assume avec audace l’imaginaire déclenché par la complexité et la richesse de cet objet architectural. Les éléments qui soutiennent les deux récits étant l’irruption d’un événement inattendu dans le calme de Kensington Gardens, à Londres, mais aussi une certaine esthétique de la ruine dans sa dimension de noblesse et de réminiscence solide d’un temps grandiose et édifiant, désormais révolu.
" Cet objet à l'évocation puissante prend les dimensions d'un objet venu d'un autre temps et, à certains égards, d'un autre monde. "
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LA PREMIÈRE IMAGE ET SES RELATIONS ASSOCIATIVES LORSQUE LE VISITEUR VIENT À LA RECHERCHE DU PAVILLON, SUR LES CHEMINS QUI MÈNENT DE KENSIGNTON GARDENS VERS LA SERPENTINE GALLERY, IL APERÇOIT DE LOIN, AU MILIEU DES ARBRES, UN OBJET ÉTONNANT, VOIRE DÉCONCERTANT, DIFFICILE À IDENTIFIER EN TANT QU'ARCHITECTURE. Une fois passé le premier moment de surprise on comprend vite que l'architecte a mis en place une idée du design, à première vue, opposée aux événements sophistiqués des années précédentes. Perçue de loin, c'est-à-dire seulement en apparence, sa proposition a les qualités plastiques d'une structure qui cherche à se débarrasser des contraintes formelles du « haut design » que les visiteurs auraient tendance à anticiper dans ce rendez-vous estival de la Serpentine Gallery. Dans le contexte de cet événement, devenu une référence phare dans le monde du design et de la création contemporaine, on a vu intervenir des architectes de renommée internationale comme Jean Nouvel, Peter Zumthor ou encore Herzog & De Meuron, entre autres. Il est donc facile d'imaginer que les visiteurs ont tendance à nourrir des a priori sur le design en architecture avec des formes lisses et recherchées auxquelles le pavillon de Smiljan Radić s'oppose. On a souvent parlé de « manifeste » dans l'univers du design en général, et ceci depuis les origines du design en tant que domaine créa-
tif à part entière, notamment à propos du Manifeste du Bauhaus écrit par Walter Gropius en 1919. Dans cette optique, l'idée d'innovation est mise en avant lorsqu'on parle de certains objets qui se démarquent par le positionnement des designers visà-vis des usages proposés à propos des objets qu'ils conçoivent. Si nous pensons à l'idée souvent véhiculée des pavillons construits à l'occasion des expositions universelles de nos jours, nous pouvons constater que chaque pavillon est en représentation d'un pays : chaque pavillon est alors une architecture identitaire. Les pavillons de la Serpentine Gallery réunissent justement ces deux aspects : innovation et identité. Ainsi, chaque pavillon est un « pavillon manifeste » parce que, dans le contexte qui nous occupe, tous les pavillons de la Serpentine Gallery sont extrêmement différents puisqu'ils matérialisent la conception d'un architecte du programme imposé par la galerie.
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la première image et ses relations associatives
Le pavillon de Smiljan Radić est un pavillon manifeste au même titre que les autres. Sa spécificité première est d'avoir investi un langage formel associé à la matière brute, et à un registre iconographique très déterminé. Si nous devions mettre en relation ce pavillon avec d'autres événements de design qui prennent le statut de « manifeste », on aurait tendance à citer quelques travaux de designers italiens comme les « Dalila
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chairs » de Gaetano Pesce (1980); ou encore la série d'objets de mobilier « Trees and stones » d’ Andrea Branzi (2010). Dans cette perspective, une même intention esthétique et formelle parcourt le travail de Smiljan Radić, Gaetano Pesce et Andrea Branzi : une exploration des formes primitives et une mise en exergue de la matière comme substance première du design au détriment de la fonction.
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la première image et ses relations associatives
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La spécificité première du pavillon de Smiljan Radić est d'avoir investi un langage formel associé à la matière brute.
la première image et ses relations associatives
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L'INSERTION DANS LE PAYSAGE NOUS ALLONS VOIR DANS LES PARTIES QUI SUIVENT, COMMENT LE PAVILLON DE SMILJAN RADIĆ CULTIVE DE FAÇON TRÈS FINE L’AMBIGUÏTÉ, DONNANT LIEU À LA CONCOMITANCE DE LECTURES QUE NOUS AVONS ÉVOQUÉE PLUS HAUT.
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Ceci commence en effet dès les premières impressions que l'on a de la structure en arrivant à son lieu d'installation. Parmi les arbres, on aperçoit une structure sphérique de proportions assez importantes qui se détache de l'environnement végétal, d'abord par sa forme mais encore par sa couleur coquille d'oeuf de ton très clair. Cette observation est confirmée lorsqu'on aperçoit une ouverture béante et irrégulière qui constitue l'entrée du pavillon, lequel est en effet constitué d'une coque de
12mm d'épaisseur qui enveloppe sa structure interne. Le pavillon semble à première vue surélevé par un monticule qui sert également de rampe car il rejoint le chemin du jardin à l'entrée du pavillon. Si le visiteur décide de saisir la structure du pavillon dans un premier temps à partir de ses attributs externes, il pourra contourner le pavillon tel une sculpture. C'est alors que ces premières impressions vont beaucoup évoluer : d'un côté, le pavillon n'est pas surélevé par un
monticule comme les apparences le laissent voir de loin, il est en réalité posé sur cinq grands blocs de pierre de formes et hauteurs différentes qui semblent supporter de façon équilibrée la totalité de son volume. D'un autre côté, le pavillon ne possède pas une mais deux entrées, toutes les deux desservies par des rampes. Mais ce n'est pas tout : le pavillon est en réalité constitué d'une structure en bois enveloppée par une immense coque qui prend la forme d'un tube circulaire à la manière d'un serpent qui se mord la queue, cette structure a quatre ouvertures. Ces ouvertures ont des formes étonnamment irrégulières : deux d'entre elles, les plus grandes, constituent les deux entrées desservies par les rampes, elles sont assez larges pour
permettre le passage de plusieurs personnes en même temps. Deux autres ouvertures de dimensions moins importantes sont tournées vers l'intérieur du cercle. Ces deux ouvertures ouvrent vers le creux circulaire à l’intérieur du pavillon et proposent un usage proche du mirador car elles sont en élévation et sont sécurisées par des rambardes métalliques. Comme on peut le voir, le pavillon de Smiljan Radić dévoile progressivement son identité, ou pour être plus précis, ses identités. Cela peut paraître une évidence puisque, en effet, il faut un temps d'observation pour saisir les caractéristiques d'un objet architectural. Cependant, cette affirmation prend son sens concernant la première im-
l’insertion dans le paysage
pression où la structure semble solide et posée sur un monticule d'un côté, alors que, après l'avoir contournée, on se rend compte qu'elle est posée sur des blocs de pierre tout en dévoilant ses nombreuses ouvertures. En termes de signification le visiteur passe assez rapidement d'un récit à un autre. Etre et paraître se retrouvent imbriqués dans un jeux de va-et-vient qui cherche à cultiver l’ambiguïté. 13
La matière minérale en tant qu’élément inhérent à l’architecture propose une perception sublimée de l’opposition nature vs culture, pour la dépasser et n’en faire qu’une seule entité.
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Si l'on fait abstraction des rampes qui donnent accès aux deux entrées, le pavillon semble posé sur les cinq blocs de pierre qui le supportent de façon équilibrée. Il est donc en élévation et sa présence dans le jardin libère le sol de telle manière que le visiteur peut même passer en-dessous pour rejoindre la partie creuse du cercle, un espace à ciel ouvert relativement restreint, occupé par un énorme bloc de pierre carré de faible hauteur. Ce détail très important que l'on découvre à terme, est un geste architectural dont la portée symbolique renvoie au dispositif d’une scène. Il est question précisément de mise en scène car les visiteurs qui investissent cet espace sont vus d'en haut à travers les ouvertures intérieures de la coque par les visiteurs qui se trouvent à l'intérieur du pavillon, l'effet est assez théâtral. C'est précisément dans ce genre de gestes que le pavillon réussi à déclencher un fort potentiel narratif. Si l'on revient à cet étrange « théâtre néolithique » on voit qu'il met en avant la présence minérale de la plate-forme en pierre de telle manière que le dispositif entre en résonance avec d'autres dispositifs architectoniques que l'homme a pu concevoir dans un passé très lointain. On pense notamment aux ruines de Stonehenge, en Angleterre, et à leur monumentale présence énigmatique. Les volumes, l'arrangement circulaire, la nostalgie des ruines ainsi que leur installation sur des espaces verts, le dé-
ploiement de formes archaïques, la prédominance de la matière brute, sont tous des éléments qui nous permettent d'établir un lien entre le pavillon et le dispositif des ruines de Stonehenge. En ce qui concerne le rapport du pavillon avec la Serpentine Gallery, la proximité des deux bâtiments met en évidence leur vocation et leur nature radicalement opposées. Leur contraste est violent entre le classicisme de l'architecture de la galerie et la brutalité matérielle du pavillon, entre la pérennité de l'un et la précarité de l'autre. Comme dernier commentaire sur la façon d'intégrer le pavillon à son environnement proche, après une recherche sur le web à propos de quelques réalisations de Smiljan Radić, nous pouvons voir que le rôle que l'architecte accorde au matériaux est fondamental dans la définition des qualités de présence de ses réalisations. La pierre et la terre sont mobilisées non seulement d'après leurs propriétés tactiles, elles sont également intégrées en tant que formes qui constituent des éléments essentiels de l'architecture. Nous pouvons le constater sur des réalisations telles que Charcoal Burner's House and Public Space (1999), le restaurant Mestizzo (2007), la Copper House 2 (2004) et la Pite House (2005). Comme le pavillon de la Serpentine Gallery, ces projets font appel à la matière minérale en tant qu'élément inhérent à l'architecture, ils proposent une perception sublimée de l'opposition nature vs culture, pour la dépasser et n'en faire qu'une seule entité.
www.bustler.net/index. php/article_image/ smiljan_radic_to_design _14th_serpentine_ galleries_pavilion/ image/16644
QUELQUES DÉTAILS CACHÉS DE LA STRUCTURE LA STRUCTURE « SEMBLE » POSÉE SUR LES BLOCS EN PIERRE SUR LESQUELS, EFFECTIVEMENT, ELLE DONNE UNE IMPRESSION DE LÉGÈRETÉ.
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Cette impression est aussi nourrie par le contraste entre les blocs de pierre brute et la structure translucide, ajourée et arrondie de la coque. Mais nous avons insisté sur l'apparence du procédé parce qu'en effet, il s'agit d'une fiction, d'un simulacre. En réalité, la structure est supportée par des solides poteaux métalliques qui percent les blocs de pierre, les traversent et s'enfoncent dans la terre. Chaque bloc de pierre est perforé par un ou deux poteaux, pour faire en sorte que le poids de la structure soit reparti selon les besoins des différentes parties du pavillon. Ces poteaux supportent d'abord une structure métallique constituée d'un système de poutres ; ce sont les véritables fondations du pavillon qui vont l'ancrer dans le sol. À son tour, ce système de poutres métalliques supporte une autre structure en bois, sur laquelle reposent directement les planches en bois qui constituent le sol du pavillon. Toute cette structure en métal
et en bois qui constitue la solidité du pavillon est cachée par la coque en fibre de verre. L'utilisation de ce matériau mérite qu'on s'y attarde pour bien saisir la portée de sa plasticité et son iconicité. Il est évident que la malléabilité de la fibre de verre est idéale pour obtenir la forme de la coque que l'architecte recherchait. Mais ce qui est plus intéressant est le traitement que l'architecte lui donne. La façon dont ce matériau a été traité est apparente : un certain nombre de couches de fibre de verre sont collées les unes sur les autres, avec une colle couleur coquille d'œuf. Le nombre de couches est calculé pour garder le degré de translucidité qui intéressait l'architecte. Il n'y a aucune intention d'effacer les traces de ce procédé. La coque exhibe de façon très honnête les traces de sa facture.
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quelques détails cachés de la structure
Il est donc intéressant de voir comment l'architecte ne fait preuve d'aucun préjugé pour l'utilisation d'un matériau qui n'a, a priori, pas spécialement des qualités adaptées à la construction et dont la vocation est limitée au recouvrement. Son traitement semble prévu pour évoluer dans l'impression que le visiteur en a à différents moments. Ses qualités plastiques sont différentes lorsqu'il est perçu de loin, mais elles changent totalement quand on le regarde de près. C'est à ces deux moments que s'opère une sorte d'ambiguïté iconique. De loin le pavillon apparaît comme un énigmatique objet tombé du ciel, harmonieusement posée sur des blocs de pierre avec une carapace fragile et percée par des nombreuses ouvertures irrégulières. De près, les traces de sa facture se dévoilent et le pavillon apparaît comme une énorme sculpture hybride dont on devine les gestes du sculpteur.
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quelques détails cachés de la structure
"Une fois franchi le seuil de l'entrée, à l'intérieur de la coque, on réalise toute l'importance de sa matière."
LE PARCOURS À L'INTÉRIEUR LES LIMITES ENTRE L'INTÉRIEUR ET L'EXTÉRIEUR SONT INTÉRESSANTES À IDENTIFIER POUR DEUX RAISONS : D'ABORD, ELLES DONNENT UNE IDÉE DE LA POROSITÉ DE CETTE FRONTIÈRE, ENSUITE, ELLES DÉFINISSENT LE PAVILLON COMME UN OBJET COMPLEXE SELON LES DIFFÉRENTES FAÇONS DONT LES VISITEURS L’ENVESTISSENT.
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En ce qui concerne le sol, les rampes qui mènent aux entrées sont recouvertes d'abord d'une sorte de matière proche du bitume noir qui rejoint les chemins sillonnant les jardins de la galerie ; cette matière laisse place ensuite à un chemin de lattes en bois avant de rejoindre le sol à l'intérieur de la coque, ce qui recouvre la moitié des rampes et efface ainsi la limite entre l'intérieur et l'extérieur. Une fois franchi le seuil de l'entrée, à l'intérieur de la coque, on réalise toute l'importance de sa matière. Par sa nature translucide, la fibre de verre rend les murs lumineux ; mais cette luminosité est d'autant plus intéressante qu'elle n'est pas régulière. La façon dont les couches de fibre de verre ont été appliquées apporte aux parois internes une certaine irrégularité. La translucidité des murs n'est donc pas uniforme, les couches de fibre de verre suscitant à la fois un effet visuel organique et une texture minérale. Avec la lumière du jour, les parois internes de la coque créent un trompe l'œil qui apparaît et disparaît entre le jour et la nuit. La seule fenêtre que la structure présente mérite un commentaire particulier. Elle n'est pas une simple ouverture vers l'extérieur pour faire entrer la lumière. Les ouvertures de la coque sont assez importantes, à la fois celles des entrées, mais aussi celles des ouvertures vers l'intérieur du cercle. Si l'on tient compte également de la lumière apportée par la translucidité des parois, il est évident que cette fenêtre est
un geste purement formel, et donc purement esthétique. Tout d'abord, plus que d'une fenêtre, il s'agit d'une protubérance qui se démarque du reste de la coque par la régularité de ses formes géométriques, par sa matière métallique et par sa couleur noire. Au même titre que l'irrégularité plutôt recherchée des ouvertures, cette protubérance dynamise le parcours du pavillon dans sa globalité. Elle installe un événement inattendu, voire spectaculaire, sur le corps de la coque. C'est un élément entièrement porté vers l'extérieur dans tous les sens du terme : si l'on se trouve à l'intérieur face à elle, l'image qu'elle donne du jardin est portée par un carré métallique noir qui crée un effet de point de fuite dans l'espace. Comme toutes les fenêtres, en tant qu'objet de contemplation, cette ouverture constitue surtout un tableau, auquel on prête attention plus par sa façon de faire que pour ce qu'elle donne à voir : un carré parfait qui donne un aperçu du jardin encadré par un ensemble de formes métalliques irrégulières. Ici la fenêtre est un spectacle non pas pour ce qu'elle montre mais pour la plasticité audacieuse de ses propres formes. Sa forme et sa fonction sont totalement dissociées. La question de l'éclairage artificiel est aussi un chapitre intéressant. Un fil de lumière blanche très intense, constitué à base de leds, parcourt la partie supérieure du tube faisant une ligne continue qui accompagne tout le parcours circulaire. Ce dispositif accroché au plafond par un système de fils mé-
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talliques prend des formes aussi irrégulières que celles que décrivent les ouvertures des entrées. Cet éclairage fonctionne toute la journée car il n'est pas neutralisé par les ouvertures ni par les parois translucides ... le parcours à l’intérieur
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.. de la coque. Accroché au plafond, il constitue une matière lumineuse qui, à la manière d'un éclair, décrit un mouvement fuyant dont on ne voit ni le début ni la fin : il disparaît d'un côté pour aussitôt réapparaître de l'autre. Il y a d'autres éléments qui ont un statut ambigu. Pour supporter le poids de la coque, l'architecte a installé des barres verticales à des points stratégiques ; ces barres sont accrochées au plafond par une croix métallique qui perce sur quatre points la coque et au sol par un seul point de contact. Mais l'ambiguïté s'installe lorsque l'on voit que ces éléments censés supporter le poids de la coque ne sont pas tout à fait verticaux, les barres présentent différents degrés d'inclinaison. De ce fait, ces barres métalliques de tension entre le sol et le plafond qui jalonnent le parcours circulaire à l'intérieur du pavillon apportent autre chose qu'un simple support. Elles sont aussi au service d'un geste plastique assez intéressant.
Dans une ambiance tamisée, baignée par la lumière jaune de la fibre de verre ainsi que par la lumière naturelle apportée par les ouvertures, sur un sol en bois couleur sable, le dispositif d'éclairage artificiel ainsi que les barres qui supportent le plafond, apportent une dimension visuelle très riche. La dimension graphique de ces deux éléments, visibles à travers des lignes noires (courbes et droites) est mise en valeur dans cet environnement lumineux. Il s'agit finalement des éléments fonctionnels qui prennent une dimension esthétique, graphique et plastique qui semble essentielle au projet. Leur fonction est assurée tandis que leur forme est mise au service de la cohérence esthétique de l'ensemble.
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le parcours à l’intérieur
C'est ainsi que le parcours circulaire à l'intérieur de la coque est jalonné d'événements qui le dynamisent ; ce sont en effet des éléments qui ont une incidence à l'intérieur et à l'extérieur de la coque. Tous les éléments à l'intérieur du pavillon, qui viennent d'être commentés, contribuent à la création de l'ambiance organique et minérale à la fois. Il se produit une sensation de flottement et de légèreté lorsque l'on se trouve à l'intérieur, du fait de la lumière jaune et des parois translucides, mais aussi parce que le pavillon est en élévation ; ainsi, la vue que le visiteur a vers le jardin est privilégiée.
le parcours à l’intérieur
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le parcours à l’intérieur
FRIEDRICK KIESLER & SMILJAN RADIC : ALLER-RETOUR
TOUS LES ÉLÉMENTS QUI VIENNENT D'ÊTRE ÉVOQUÉS NOUS PERMETTENT D'ÉTABLIR UN LIEN AVEC UN AUTRE PROJET PIONNIER DANS LA THÉORIE DE L'ARCHITECTURE UTOPIQUE ET DE L'ARCHITECTURE-SCULPTURE. Le pavillon de Smiljan Radić rentre en résonance sur plusieurs aspects avec le projet utopique Endless House de Friedrick Kiesler. Ce projet n'a jamais dépassé le stade de maquette et a plongé son auteur, pendant une quarantaine d'années, dans une théorisation sur l’élasticité de l'espace et sur l'architecture organique de formes courbes et sensuelles. Malgré cela, il est intéressant de définir ce rapprochement afin de mieux cerner le type de projet auquel le pavillon de Smiljan Radić peut être associé pour être mieux compris. Deux éléments semblent s'imposer au premier regard dans ce rapprochement. Dans un premier moment, on constate que les deux projets sont des architectures suspendues et de ce fait ils créent un espace complexe dans leur lieu d'implantation. En n'étant pas ancrés dans le sol, ils libèrent l'espace sous la structure habitable et permettent ainsi de le traverser ne serait-ce que visuellement. Ils suggèrent en conséquence une utilisation virtuelle de l'espace désormais débarrassé comme le proposent les préceptes de l'architecture moderne d'après Le Corbusier. Dans un deuxième moment, conséquence directe du premier, étant donné qu'il s'agit d'architectures suspendues, le point de vue du visiteur vers l'extérieur est en élévation. Cela lui donne non seulement une autre perception de l'espace extérieur, à partir de laquelle il est susceptible de se retrouver placé dans un point de vue privilégié du simple fait qu'il échappe à l'horizontalité du regard au niveau du sol. Comme dans Le baron perché d'Italo Calvino (Seuil, 2002), le point de vue sur le monde que procure le placement en hauteur suscite un détachement qui favorise la rêverie, et même une
expérience autarcique éphémère. Dans ce sens, les deux projets se rejoignent dans une même vocation allégorique. Dans leur élan utopique, les deux projets se recoupent également dans une neutralisation de la différence entre plancher, murs et plafond, au profit de la continuité des espaces et la fluidité des formes. Métaphores à la fois de l'œuf et de la caverne, ces projets accordent une place de premier ordre à la « brutalité » de leurs matériaux pour les mettre au service des connotations organiques de leurs formes. Les matériaux mobilisés pour la structure de Friedrick Kiesler sont le grillage métallique recouvert de béton projeté, tandis que Smiljan Radić utilise des couches de fibre de verre superposées avec une colle couleur coquille d'œuf. Des matériaux de nature très opposée que les deux architectes mettent à l'oeuvre dans des projets aux résonances similaires : la construction de formes sphéroïdales archaïques et rugueuses. Malgré l’audace énigmatique de leurs formes, les deux projets évoquent également une sensation d’austérité et d’intemporalité. Si le projet de Friedrick Kiesler propose une structure d’ensemble basée sur un motif en spiral, le pavillon de Smiljan Radić s’articule autour d’une architecture circulaire qui rejoint l’Endless House dans un parcours concentrique qui se prolonge à l’infini. Profondément ancrés dans l’expérience et les sensations que procurent aux usagers, ces projets rendent l’espace élastique, propice à des parcours dans un continuum infini. L’architecture devient ainsi non seulement une expérience sur la plasticité des formes spatiales, le temps rejoint ici le noyau de cette plasticité.
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UN « ÉVÉNEMENT DESIGN » À PART ENTIÈRE LE PAVILLON DEVIENT UNE TERRASSE AVEC UNE VUE PRIVILÉGIÉE SUR LE JARDIN DE LA GALERIE, ET UN ESPACE DE SOCIABILITÉ. Ce phénomène de sociabilité est en réalité un indice d'un autre phénomène plus complexe et plus intéressant à déconstruire. Dans un ouvrage consacré à la philosophie du design, Stéphane Vial nous dit que le concept de design n'est pas un attribut de certains objets ni un univers qui regroupe indistinctement habitat, mobilier et décoration. Au-delà d'un critère qui classifie le design comme pratique (« C'est le design »), comme objet (« C'est du design ») ou comme qualificatif de goût (« C'est design »), il s'agit pour lui d'un événement, non pas d'un objet mais d'un retentissement. Avec un regard marqué par le questionnement phénoménologique, pour Stéphane Vial avant d'être quelque chose, le design est quelque chose qui se produit. À ce propos, pour identifier le véritable phénomène du design, il propose trois « effets », comme condition nécessaire et suffisante pour pouvoir parler d'un événement design. Le premier effet, est un « effet callimorphique », c'est-à-dire un effet de beauté formelle. Le design commence ainsi avec la jouissance inhérente à la perception de la beauté formelle. Nous avons bien vu la manière dont le dispositif du pavillon est porté sur la séduction visuelle, non seulement par ses formes inattendues et leur potentiel évocateur, mais encore par la façon de mettre en valeur la radicalité des matériaux dans la conception architecturale concernant la forme et la fonction des différents éléments. Le deuxième effet est un « effet socioplastique », c'est-à-dire
une dynamisation des formes de sociabilité suscitées par le retentissement de l'événement design. Cela est possible par le fait que les formes qui naissent du design, contrairement à celles qui naissent de l'art, ont une valeur d'usage, c'est-à-dire une utilité matérielle. Le pavillon de la Serpentine Gallery est attendu, il est un rendez-vous pour amateurs et professionnels qui se retrouvent et échangent autour de cet événement. Comme tous les pavillons, celui-ci adapte l'espace aux éléments nécessaires d'une terrasse avec un bar, éléments récurrents du cahier de charges imposé par la galerie. La terrasse devient un lieu où se côtoient les personnes qui se voient et voient les autres comme des acteurs participants à un événement éphémère qui célèbre l'évolution du design. Au-delà de l'intérêt documentaire de certains visiteurs avertis, l'innombrable quantité de photographies et autres selfies pris autour et dans le pavillon, est aussi une manière de montrer aux autres le pavillon et de s'y montrer en tant que protagoniste d'un « j'y étais ». Le troisième effet est un « effet d'expérience », c'est-à-dire quelque chose qui donne une nouvelle ampleur à l'expérience de l'utilisateur. Cette notion désigne l'ensemble de perceptions, émotions, représentations et actions qu'un objet de design suscite de manière subjective chez un usager. Cet effet est fondamentalement centré sur l'utilisateur, et définit le design comme quelque chose qui se vit, s'éprouve, s'expérimente. Comme l'indique le titre de cette collection, la principale expé-
Stépane Vial, Court traité du design, PUF, 2010
Effet socioplastique Effet d'expérience
rience que le visiteur peut tirer du pavillon, c'est une façon personnelle d'éprouver l'espace, justement dans l'acception phénoménologique du terme. Dans cette expérience, éprouver l'espace du pavillon renvoie à des gestes très concrets tels que contourner le pavillon comme une sculpture, avec la fascination de la découverte d'un nouvel objet. Déambuler dans tous ses espaces pour comprendre comment il est fait, ou ce que cela fait d'y être. C'est aussi une expérience sur ce que propose l'architecture éphémère et le design contemporain. Mais l'expérience peut prendre aussi une tournure ludique (les enfants jouent à cache-cache autour des blocs de pierre), hédoniste (certains visiteurs s'allongent sur un bloc de pierre pour regarder le ciel ou faire une micro sieste) ou esthétique (contempler les ruines et se livrer à la rêverie d'un objet tombé du ciel).
Effet callimorphique
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un «événement design» à part entière
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Éprouver l'espace du pavillon renvoie à des gestes concrets tels que déambuler dans tous ses espaces pour comprendre comment il est fait, ou ce que cela fait d’y être.
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Malgré la rudesse de ses formes, et probablement grâce à elle, le programme proposé par Smiljan Radić est particulièrement complexe. Au coeur du projet se trouvent un certain nombre de relations de tension et d'opposition qui proposent une première lecture du pavillon, pour ensuite le redéfinir, voire affirmer une identité contraire. Sur des affiches accrochées dans le métro de Londres que la Serpentine Gallery a utilisées pour faire la promotion du pavillon 2014, on voit le pavillon associé aux formes d'un vaisseau spatial qui invite les visiteurs à s'envoler dans l'espace sans quitter la capitale londonienne (Board a UFO whitout leaving London). Dans l'ouvrage que la galerie a publié à propos du pavillon, Smiljan Radić associe les formes du pavillon aux « fabriques de jardin », ces vieilles constructions à vocation ornementale construites dans les jardins européens entre le XVIIIe et le XIXe siècle, et qui sont évoquées dans l'iconographie romantique en tant que ruines nostalgiques du temps passé.
Vaisseau spatial et ruine romantique, les deux récits coexistent et font du pavillon une architecture à connotation syncrétique complexe. Ce n'est pas l'un ou l'autre, c'est l'un et l'autre. C'est l'altérité qui concerne toutes les lectures que le pavillon propose. Il s'agit d'une approche presque phénoménologique de l'architecture où le visiteur est marqué face à la richesse des formes et des matières, mais aussi sollicité par la restitution incessante des récits que l'architecture propose « en même temps ».
Smiljan Radić, Serpentine Gallery, pavilion 2014, Keonig Books, London
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Lexique Smiljan Radić
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Architecte chilien d’origine croate né en 1965. Malgré l’échelle modeste de ses réalisations, il a une réputation internationale surtout depuis la conception du pavillon d’été de la Serpentine Gallery en 2014. Son travail se caractérise par un sens de la sobriété de formes. Les matériaux de construction et l’insertion dans le paysage constituent une partie fondamentale dans la plupart de ses projets.
Walter Gropius Architecte, designer et urbaniste allemand (1883-1969), est l’un de fondateurs du Bauhaus (dont il a conçu le bâtiment à Dessau en 1925), il est également une figure phare du mouvement moderne et du Style Internationale en architecture.
Pavillon manifeste L’idée de « pavillon-manifeste » est un concept qui cherche à rendre compte, dans les pavillons qui sont ici étudiés, du fait que toutes les réalisations sont radicalement différentes les unes des autres, mais surtout du fait que chaque pavillon donne une vision très personnelle de l’architecture éphémère et de l’expérience sur l’espace.
Gaetano Pesce Architecte, designer, sculpteur, peintre et philosophe né en Italie en 1939. Il est connu surtout dans la scène du design contemporain par ses propositions expérimentales dans le domaine du mobilier. Sa très vaste production comprend également des analyses qui abordent la philosophie du design.
Andrea Branzi Architecte, urbaniste et designer italien né à Florence en 1938. Figure centrale du design contemporain, ses nombreuses réalisations abordent un large panel qui va de la planification urbaine au design de mobilier, en passant par la philosophie du design.
Stonehenge Le site de Stonehenge, dont le nom signifie « les pierres suspendues », est un monument mégalithique composé d’un ensemble de structures circulaires concentriques, érigé entre -2800 et -1100 du Néolithique à l’âge du bronze. Il est situé à treize kilomètres au nord de Salisbury, en Angleterre.
Connotation syncrétique Le phénomène de connotation syncrétique est entendu ici comme la capacité du pavillon à évoquer des sens multiples et contradictoires entre eux, sans qu’une évocation annule son contraire.
Stéphane Vial Philosophe français né en 1975 est un enseignant chercheur spécialisé dans l’approche philosophique du design et des technologies numériques. Un de ses ouvrages de référence est Court traité du design. PUF, 2010.
Friedrick Kiesler Artiste, architecte et théoricien austro-américain (1890-1965), connu pour avoir développé le projet visionnaire d’une maison sans fin auquel il a consacré la plupart de ses recherches et de son activité artistique. Il fut l’incontestable pionnier d’une architecture des spirales et de la continuité.
Le Corbusier Charles-Édouard Jeanneret-Gris, (1887-1965), architecte, urbaniste et designer suisse, est un des principaux représentants du mouvement moderne en architecture. Il est l’inventeur du concept d’unité d’habitation, réflexion sur le logement collectif qui proposait des solutions aux problèmes de logement de l’après-guerre. Les Cités Radieuses, la Villa Savoie, et le Couvent de la Tourette, figurent parmi ses réalisations les plus connues.
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Ours TEXTES ET PHOTOGRAPHIES César Ramirez csr.rmz@gmail.com
CONCEPTION GRAPHIQUE Lucas Potronnat
lucas.potronnat@gmail.com
COLLECTION ÉPROUVER L’ESPACE