5 minute read

VIE QUOTIDIENNE Psychologie cognitive MOINS CRÉATIF EN VISIO ?

présentiel, ont bien un impact négatif sur la créativité du groupe et sur la production de nouvelles idées. En d’autres termes, l’innovation piétine, alors que les autres facultés mentales continuent de fonctionner – plus ou moins – bien lorsqu’on travaille à distance, du moins après un temps d’adaptation. Des résultats qui amènent à réfléchir à l’organisation du travail.

Pr Sentiel Versus Virtuel

Advertisement

Pour le montrer, Melanie Brucks, de l’université Columbia, à New York, et Jonathan Levav, de l’université Stanford, en Californie, ont d’abord recruté 602 participants qu’ils ont associés au hasard par paires, et leur ont demandé de réfléchir à des utilisations originales d’un produit. Également de façon aléatoire, certains duos ont travaillé en tête-à-tête, d’autres en visio avec un environnement virtuel ressemblant à une vraie salle de réunion. Puis les chercheurs ont classé chaque groupe selon le nombre d’idées produit et selon la meilleure que chaque paire de participants sélectionnait.

Résultat : les duos en visioconférence ont proposé beaucoup moins d’idées que ceux réunis en présentiel, ce qui suggère que l’interaction en face-à-face favorise vraiment la créativité. Toutefois, les volontaires échangeant en virtuel ont obtenu des résultats semblables, voire légèrement supérieurs, aux autres quand il s’agissait de sélectionner le meilleur concept pour le produit proposé.

Comment expliquer ces résultats ? En observant un sous-groupe de participants à leur étude, les chercheurs ont découvert que les personnes en communication virtuelle étaient moins attentives à leur environnement que celles qui interagissaient en face-à-face. En effet, lorsqu’on plaçait aléatoirement des objets quelconques dans des pièces réelles ou virtuelles, les couples en visio observaient moins souvent ces objets et passaient plus de temps que les gens en présentiel à se regarder l’un l’autre (par écrans interposés), plutôt que de laisser leur regard errer dans la pièce afin d’appréhender la scène dans son ensemble. Or le fait d’observer ce qui se passe autour de soi et de remarquer les objets incongrus qui s’y trouvent était ici associé à une augmentation de la production d’idées.

L’étude comprenait également une « expérience de terrain » : les chercheurs ont évalué la créativité, en virtuel et en présentiel, de près de 1 500 ingénieurs travaillant dans cinq pays différents. De même qu’au laboratoire, ils ont formé au hasard des paires de participants et leur ont demandé de produire de nouvelles idées et d’en choisir une à leur soumettre pour le développement futur d’un produit. Là encore, les brainstormings en tête-à-tête ont donné lieu à plus de concepts créatifs que lors des visioconférences. Mais la qualité de l’idée finale retenue était semblable dans les deux cas.

L’IMPORTANCE DE LA RÊVERIE…

En visioconférence, on propose moins d’idées nouvelles qu’en réunion en chair et en os. La cause : une attention en partie détournée par l’écran.

« Nous avons mené ces expériences, car beaucoup d’entreprises estiment aujourd’hui qu’il est plus difficile d’innover avec des télétravailleurs, et j’avoue que j’étais sceptique, ne les croyant pas vraiment…, explique Melanie Brucks. Contrairement à d’autres formes de communication virtuelle, comme les appels téléphoniques ou les courriels, les visioconférences imitent assez bien les échanges en chair et en os. J’ai donc été surprise lorsque nous avons constaté des différences significatives, pour la production d’idées, entre des interactions en tête-à-tête et en vidéo. » Pourtant, ajoute la chercheuse, quelque chose dans les échanges virtuels permet tout de même de sélectionner la meilleure idée avec une fiabilité égale qu’en présentiel. « Ces résultats montrent que les équipes en face-à-face sont plus créatives que celles en visio, mais que les deux types de groupes sont aussi doués les uns que les autres pour choisir la meilleure solution ou idée parmi une liste d’options possibles », renchérit Brian Uzzi, professeur de leadership à la Kellogg School of Management, dans l’Illinois, qui n’a pas participé aux recherches, mais les a commentées dans un news and views accompagnant l’article paru dans Nature

« Cette étude met très bien en évidence l’importance de l’attention disponible dans le processus de créativité », commente Adam Green, neuroscientifique de Georgetown, spécialiste de la créativité, qui n’a pas pris part à ces travaux. « C’est un élément fondamental. Si quelque chose d’extérieur au processus de créativité capture une grande partie de votre attention, par exemple le fait de devoir fixer votre interlocuteur en visio, vous n’avez plus autant d’attention disponible pour trouver de nouvelles idées. »

Ainsi, le fait de rêvasser et de regarder autour de soi dans une salle de réunion réelle améliorerait la réflexion pendant les activités créatives. Sur les plateformes virtuelles comme Zoom ou Teams, l’écran monopolise toute notre attention. Le regard est moins libre de s’échapper et, selon Melanie Brucks, si l’on détourne les yeux de l’écran, on peut paraître impoli… « Je pense que nous nous sentons obligés de regarder l’écran parce que c’est le but de ce genre d’interaction. De même que nous ne nous dirigerions pas dans une autre pièce lorsque nous parlons à un individu en chair et en os… »

Mais Aussi Des Avantages

Comme la plupart des enseignants, la chercheuse a dû donner ses cours de façon virtuelle tout au long de la pandémie ; elle ne niera pas qu’elle a constaté certains avantages en comparaison avec ses leçons dans de grands amphithéâtres de l’université. Ses élèves étaient ainsi plus enclins à prendre la parole à tour de rôle et se parlaient moins les uns aux autres – bien moins de bavardages qu’en classe ! Elle a même remarqué que l’enseignement à distance permettait aux élèves les plus timides de prendre la parole plus souvent, en les débarrassant de l’anxiété que suscite le fait de s’adresser à un amphi plein.

Une solution, selon Melanie Brucks, pour améliorer la créativité en visioconférence, serait simplement d’éteindre la caméra… Plus besoin de fixer dans les yeux celui qui parle ! En tout cas, quand elle a demandé à ses étudiants de le faire, elle a effectivement constaté qu’ils se sont sentis rapidement plus libres et plus créatifs. « Ils n’étaient pas scotchés à leur écran quand ils avaient des idées ! », se souvient-elle. Une piste intéressante, probablement à reproduire dans des conditions contrôlées.

ÉTEINDRE LA CAMÉRA ET RETOURNER AU BUREAU !

Un conseil judicieux quand on se rend compte, aujourd’hui, que le nouveau lieu de travail de nombreuses personnes dans le monde risque de rester un écran, et peut-être pour de bon. Différentes enquêtes menées aux États-Unis, en Europe, en France ont en effet révélé que la plupart des salariés préfèrent télétravailler en moyenne 2,5 jours par semaine. D’autres recherches suggèrent qu’à l’avenir, jusqu’à 20 % des journées de travail aux États-Unis, tous métiers confondus, se dérouleront à domicile, même sans pandémie. De sorte que de nombreuses grandes entreprises – dont Google, Microsoft, JP Morgan Chase et Amazon –adoptent des politiques de travail à domicile de plus en plus souples…

Bibliographie

M. S. Brucks et J. Levav, Virtual communication curbs creative idea generation, Nature, 2022.

E. A. Horvát et B. Uzzi, Virtual collaboration hinders a key component of creativity, News and Views, Nature, 2022.

M. Awada et al., Working from home during the COVID-19 pandemic : Impact on office worker productivity and work experience, Work, 2021.

Toutefois, les résultats de Melanie Brucks et Jonathan Levav suggèrent que le fait de mettre les pieds au bureau de temps en temps, notamment pour les brainstormings, a aussi des avantages. Et aux États-Unis, certaines sociétés comme Goldman Sachs ont exigé de leurs employés qu’ils reprennent le travail en présentiel à temps plein. Mais tous ne sont pas encore revenus… Un compromis, un équilibre, entre les deux modes de travail serait donc une bonne solution. « Le bureau n’est pas mort, ajoute Brian Uzzi. Le travail d’une équipe virtuelle ne remplacera jamais celui d’une équipe en face-à-face. Car l’idée géniale retenue dans une sélection, à peu de chose près de même qualité par écran interposé ou sans, sera d’autant meilleure qu’il y a d’autres options solides parmi lesquelles choisir. Et c’est bien dans le monde réel qu’on en produit le plus… » £

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

This article is from: