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L’Homme pressé Toujours plus vite !
Le « roman de l’infarctus » : ainsi Paul Morand décrivait-il son propre ouvrage, L’Homme pressé, publié en 1941. Il préfigurait le phénomène global de l’accélération de nos rythmes de vie et des pathologies contemporaines qui en découlent.
La prochaine fois que vous vous promènerez dans la rue, observez donc les passants quelques instants : vous constaterez aisément que personne n’a la même démarche. Certains ont un pas lent et contemplatif, d’autres se précipitent à petites foulées nerveuses, d’autres encore avancent à grandes enjambées décidées… De fait, nous sommes loin d’avoir tous le même rapport au temps. Entre ceux qui adoptent un rythme mesuré et soigneux et ceux qui ont besoin d’un enchaînement « tourbillonnesque » d’activités, il y a un gouffre.
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Peut-être en connaissez-vous, de ces gens qui traversent l’existence en ouragans et s’agacent de la moindre perte de temps. Et au fond, pourquoi pas ? Quel mal y a-t-il à vivre sa vie à toute allure ? Le problème est que ce n’est pas sans danger. Dès 1941, l’écrivain français Paul Morand en offrait une illustration frappante dans son roman L’Homme pressé, où il brossait le portrait d’un homme qui va trop vite. Pour autant, l’auteur ne nous met pas seulement en garde contre un certain trait de personnalité « pressé » : il pointe aussi
En Bref
£ Le personnage principal du roman L’Homme pressé est envahi par un sentiment d’urgence permanent, qui le conduit à tout réaliser à cent à l’heure.
£ Il s’impose ainsi un stress constant, dont les recherches ont dévoilé les multiples effets nocifs, notamment sur la santé cardiovasculaire.
£ Son cas incite à se méfier aussi bien de nos tendances impulsives que de l’accélération sociétale en cours.
du doigt des tendances sociétales délétères de ce point de vue. Car au fond, qu’est-ce qui nous pousse à accélérer toujours plus ?
Le V Locif Rique
L’homme pressé, c’est Pierre Niox, un marchand d’antiquités de 35 ans. Pierre fustige quiconque se met sur son chemin et entrave sa progression, vitupère contre le fait de devoir attendre quoi que ce soit, expédie ses affaires dans la hâte, au détriment de possibles profits plus tardifs, cherche jusqu’au moyen d’accélérer sa toilette matinale et la croissance des plantes de son jardin. Au restaurant, il peste contre les temps de préparation et un service interminable, au théâtre il maudit les scènes trop longues et les dialogues inutiles et, même dans sa vie sentimentale, il trouve le temps de l’amour trop lent et se désespère qu’on ne puisse pas écourter les grossesses.
Cette hâte permanente, Pierre la revendique la plupart du temps de façon bravache (« J’obéis à l’impulsion vraie de l’univers et je suis seul à sentir que j’y obéis »). Pourtant, elle rend son existence « parfaitement invivable », comme il en prend conscience dans de rares moments de lucidité (voir l’extrait). Est-ce alors une sorte de maladie ? Sa femme elle-même, après tout, le prend pour un « fou », et le docteur Regencrantz, qui s’intéresse à son cas dès le début du roman, lui diagnostique une « polypragmosyne » – sorte d’urgence à se livrer à de nombreuses activités à la fois –, et le qualifie de « vélociférique », un terme inventé par Goethe, combinant les mots « vélocité » et « Lucifer ».
QUELLE MALADIE DERRIÈRE CE COMPORTEMENT ?
Selon les classifications actuelles, son profil suggère plusieurs pistes : Niox pourrait souffrir d’un état maniaque, d’un trouble de l’attention et d’hyperactivité chez l’adulte ou d’une personnalité impulsive. Écartons d’emblée la première possibilité : dans la mesure où il ne montre guère de tendances cyclothymiques, qu’il n’est pas sujet à la dépression, et que ses comportements, outre leur célérité et leur caractère impérieux, n’ont dans le fond rien de délirant ou de franchement irrationnel, l’état maniaque ne correspond guère à ce personnage.
Le diagnostic d’hyperactivité chez l’adulte reste assez controversé, mais il semble que de 15 à 50 % des enfants touchés conservent des symptômes plus ou moins manifestes en grandissant. On sait peu de chose de l’enfance de Pierre Niox, si ce n’est qu’il buvait et mangeait si rapidement qu’il souffrait de problèmes digestifs (« Quand j’étais petit, maman disait que je ne suçais pas mon biberon, que je me jetais dessus »). Pour le reste, on retrouve chez lui la totalité des signes de l’hyperactivité, notamment le fait d’avoir tout le temps « la tête ailleurs », d’abandonner des affaires en cours pour en commencer d’autres, d’être désorganisé et agité, de montrer très rapidement des signes d’impatience et d’avoir des difficultés relationnelles liées au fait de ne pas respecter le rythme d’autrui : Pierre Niox épuise son entourage, ratant son mariage, sa paternité et ses amitiés, et faisant fuir jusqu’à son chat ! Il y a donc probablement un peu d’hyperactif chez ce personnage. Pour autant, il n’est pas sûr qu’il aurait reçu ce diagnostic, car en dehors de ses quelques moments de lucidité, il considère son rythme démesuré comme un motif de fierté et comme une philosophie de vie, plutôt que comme un handicap. Ce
Extrait « CRUCIFIÉ SUR DEUX AIGUILLES »
Pierre regarde de nouveau sa montre. Il vivait l’œil au poignet. Impossible d’évoquer son image sans ce geste familier : le bras lancé en avant pour faire sortir le braceletmontre, puis plié et brusquement remonté vers la figure pour lire le cadran. Cet homme si affranchi était crucifié sur deux aiguilles […]. Ces minuscules ciseaux lui découpaient sa journée en secondes dont chacune, à force d’être trop précieuse, composait avec les autres un total parfaitement invivable. À de rares moments, il avait conscience de sa hâte et s’en étonnait : « Pourquoi donc ai-je le cœur qui me bat comme si je devais courir à un rendez-vous d’amour tandis que je vais simplement chez mon bottier ? Il doit y avoir des trucs pour se retarder la systole : une fausse horloge ? Ou un faux temps ? On se fabrique bien, artificiellement, une heure d’été. » À ces moments-là, il se trouvait absurde et se promettait de vivre plus posément.
L’Homme pressé, Paul Morand, 1941, Gallimard (L’Imaginaire), p. 72.
qui le caractérise sans doute le mieux, c’est alors le concept d’impulsivité. Ce trait est également associé à l’hyperactivité, mais il ne constitue pas un diagnostic en tant que tel. C’est plutôt une notion multidimensionnelle, qui recoupe des facteurs comme la désinhibition (l’incapacité de se retenir d’exécuter une action indésirable sur le moment), le manque de recul avant de prendre une décision, la tendance à rechercher des sensations fortes et un perpétuel sentiment d’urgence sans réelle justification.
« VITE ET MAL »
Même si ce n’est pas considéré comme une pathologie en tant que telle, aller trop vite pose plusieurs types de problèmes. Outre les déboires sociaux causés par les difficultés à concilier les rythmes de vie, la vitesse semble incompatible avec le soin, la rigueur, la qualité. Ce constat peut paraître trivial, mais c’est une notion centrale en psychologie. En effet, depuis la fin du XIX e siècle, les chercheurs ont constaté que plus on réagit vite, plus on se trompe, que ce soit pour des tâches aussi diverses que la réponse à des questions de culture générale ou la détection correcte d’un signal visuel dans son environnement (dans ces expériences, le participant doit par exemple appuyer sur un bouton quand un signal vert s’allume, et ne pas le faire si c’est un signal rouge). Dans la vie courante, notre cerveau effectue un compromis et ajuste la vitesse de décision après un examen sophistiqué des informations disponibles, de façon à ralentir quand on ne dispose pas du temps nécessaire pour aboutir à un choix efficace, ou à accélérer quand la tâche est trop facile et qu’il n’est pas nécessaire de délibérer davantage. Les psychologues parlent de « compromis vitesse-précision » (speed-accuracy trade-off ).
Pierre Niox, lui, renonce d’emblée à ce compromis : « Vite et mal, c’est ma devise ! », pérore-t-il. Devise qu’il applique jusqu’à la conduite automobile… au point de provoquer un accident. Et ce n’est qu’un des nombreux comportements par lesquels il met sa santé en danger. L’impulsivité est en effet liée à toutes sortes de mauvais choix et de pathologies, en particulier les troubles de l’addiction – Niox est un gros fumeur. Surtout, ce qui est manifeste dans l’extrait ci-contre, c’est le stress permanent qu’il s’impose : un simple rendez-vous chez le bottier fait battre son cœur la chamade, tant il se sent obligé d’optimiser chaque seconde. Résultat : sa frénésie perpétuelle finit par lui infliger une maladie cardiaque dont il ne se remettra pas.
TOUS DES PIERRE NIOX ?
De fait, les liens entre le stress et le risque d’accident cardiovasculaire sont aujourd’hui bien connus. Ils impliquent des mécanismes multiples : face à un stress, le cerveau commande par exemple une augmentation de la tension artérielle, une accélération de la fréquence cardiaque, une contraction des artères irriguant des organes comme les intestins (afin de rediriger le flux sanguin vers les muscles), une augmentation de l’agrégation des plaquettes (pour minimiser la perte de sang en cas de blessure)… Autant de
Pourquoi j’ai aimé ce livre
Si ses accointances avec le régime de Vichy ont rendu Paul Morand infréquentable et que ses romans sont marqués par des passages racistes, L’Homme pressé n’en reste pas moins une œuvre instructive, à notre époque où l’accélération technologique a largement dépassé tout ce que l’écrivain imaginait. À travers une démarche littéraire audacieuse, l’auteur tire jusqu’à l’absurde et au tragique la thématique de la vitesse. Après quoi court l’homme pressé ? Et n’est-ce pas lui, finalement, qui se fait presser, jusqu’à la dernière goutte, par un monde qui va trop vite ?
Sebastian Dieguez
réactions qui étaient utiles dans notre lointain passé évolutif, quand nous affrontions de multiples prédateurs, mais qui ont moins de sens aujourd’hui. En outre, quand il est chronique, le stress entraîne une libération continue d’hormones comme l’adrénaline ou le cortisol, qui finissent par avoir des effets toxiques et épuisent l’organisme.
Bibliographie
P. Asherson et al., Adult attention-deficit hyperactivity disorder : Key conceptual issues, The Lancet Psychiatry, 2016.
R. Heitz, The speed-accuracy tradeoff : History, physiology, methodology, and behavior, Frontiers in Neuroscience, 2014.
H. Rosa, Aliénation et accélération, La Découverte, 2014.
Paul Morand qualifiait lui-même son livre de « roman de l’infarctus » et déplorait la vitesse comme « une espèce de cancer de l’époque ». Car derrière le caractère extrême de Pierre Niox, il y a une charge satirique, et franchement comique, contre la tendance à l’accélération qu’il observait dans l’entre-deuxguerres : l’automobile, l’avion, le cinéma, la valorisation excessive des performances sportives… Autant d’éléments entretenant, selon l’écrivain, une passion pour la vitesse et l’innovation, au détriment d’une vie bonne et riche en significations. Le risque étant de glisser d’une accélération permise par la technologie à une accélération imposée par elle. Et c’est bien ce qu’évoque le sociologue allemand Hartmut Rosa dans son ouvrage Accélération, qui décrit une société moderne où le numérique oriente vers un rythme toujours plus rapide – pensez aux quarante courriels auxquels vous devez répondre, au flux continu d’actualités sur votre smartphone, aux notifications incessantes des réseaux sociaux… L’angoisse d’être laissé de côté si on prend son temps, si on n’obéit plus aux délais imposés, si on ne s’intéresse plus aux nouveautés, induit alors des phénomènes de dépression, d’aliénation et de burnout, parce qu’on a un sentiment de perte de contrôle par rapport à un monde qui semble propulsé à une vitesse démesurée. Notre société est en quelque sorte devenue le monde idéal de Pierre Niox. Mieux vaut donc écouter l’avertissement que nous adressaient ses mésaventures dès les années 1940, et veiller à toujours s’interroger sur le rythme qui nous convient réellement. £