Là où on sème, les étoiles brillent

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Là où on sème, les étoiles brillent

Je m’étais vidée de la vie qui m’habitait en moins de quelques secondes, soit des centaines de milliers de fois moins qu’il avait fallu pour en arriver là. Non seulement je perdis du sang, mais je perdis aussi tout le reste : ma dignité, ma joie, une part de moi-même. Après cet épisode traumatisant, il m’a fallu me reconstruire, et pardonner un peu.

Collection POURPANSER
Clotilde Fraile

J’ai écrit pour espérer tourner une page et détacher cette part noire de moi qui souille les couleurs d’un bonheur qui pourrait être parfaitement complet. J’ai écrit pour nommer ce qui m’arrive, pour mieux comprendre peut-être, par besoin d’exprimer l’inexprimable. J’ai écrit comme pour faire valoir un combat intérieur et silencieux, que nul ne soupçonne, presque solitaire. J’ai écrit pour faire vivre en paix ces petites graines semées, montées trop vite au ciel : pour que leur souvenir continue d’habiter les battements de nos vies. Enfin, j’ai écrit pour toi, ma fille, pour t’expliquer les douleurs muettes qui auront traversé ton enfance (j’espère sans te heurter), pour t’expliquer la rudesse de l’existence parfois, mais pour te montrer que tout se surmonte au nom de l’amour.

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Je suis heureuse, oui, c’est vrai. Je n’ai rien à envier de personne me dit mon mari. Mais il ne s’agit plus d’envie, il s’agit d’un enjeu vital qui fait trépasser toutes mes certitudes sur la vie.

Je suis heureuse, j’ai un mari magnifique, aimant, solide et avec qui je partage tout. Nous nous sommes rencontrés il y a douze ans à travers l’écran d’un ordinateur. Nous allions emboîter le pas aux débuts de la gloire des réseaux sociaux. Je l’ai connu sur une photo d’abord, mais l’image de son visage a été un appel immédiat au coup de foudre - ce que d’autres diraient ne pas pouvoir exister. Tout ce qu’elle m’avait alors inspiré était signe de tempérament, de force, de constance. Puis, le voir en vrai a été doux, rassurant, joyeux, puissant, arrogant. L’arrogance, voilà justement ce qui le définit le mieux.

Mon mari avance dans la vie sans donner l’impression d’hésiter, sans trébucher, sans jamais sembler douter. Son égo le fait toujours aller parfaitement droit sans regarder à côté ou sans se retourner. Il avance dans l’assurance de l’instant présent qu’il construit avec fierté, autorité et élégance. Il n’est ni nostalgique du passé, ni fiévreux de l’avenir. Parfois, il préfère ne pas prendre de risque

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que de vaciller. Mais cela lui donne la confiance de son aplomb, la conviction de ses actes, et par-dessus tout la classe d’un homme à qui tout réussit. Même quand il porte une tenue basique, son allure lui donne sa sophistication. Il cultive avec une certaine stratégie le parfum du raffinement tout en frôlant parfois l’arrogance. C’est ça paraître arrogant, c’est exercer le génie autant que le mépris. Je l’atteste : c’est sur ce fil pourtant fragile que marche audacieusement mon mari. C’est décidément ça qui m’a séduite.

Moi, à l’opposé de lui. Mais, au travers de son regard convaincu, sincèrement comblé et souverain, je me suis laissée emporter, j’ai appris à croire en moi. Nous avons construit une belle vie de couple, celle dont j’avais toujours rêvée. Conscients de notre chance, nous avancions sereins, échafaudions nos projets, ne craignant rien, ne nous refusant rien. En réalité, je n’aurais pas pensé que le bonheur puisse être si fort et que les jours puissent être si radieux, s’écouler dans l’harmonie la plus totale, sans fatigue et avec toujours la même énergie éclatante. Je crois bien que le monde nous a appartenu pendant un temps, que nous maîtrisions chaque aspect de nos ressources, de nos élans, de notre capacité à briller et à diriger nos sorts. Notre amour profond et vrai semblait pouvoir nous protéger de tout.

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Je suis heureuse, j’ai une charmante maison dans une ville agréable. La lumière la traverse aisément et nous rappelle souvent à quel point sa chaleur est bienveillante. La maison est sur trois niveaux, mitoyenne de chaque côté, entourée de voisins attachants. Sa façade est soignée, en briques couleur sable, et ses fenêtres en avancée invitent à y entrer. De l’avant, à travers les vitres, on peut y voir le jardin à l’autre bout qui siège au centre du foyer comme une pièce maîtresse. Il n’est vraiment pas grand, mais ses abords plutôt coquets inondent les espaces intérieurs et laissent parfois penser qu’on vit toujours un peu dehors.

Nous avons eu du goût à la décorer. Là encore, chaque chose est réfléchie et disposée de manière bien calculée, ce qui pourrait en agacer plus d’un. Mais il y a de l’affection dans chaque objet choisi, un endroit précis pour lui, une fantaisie bien gardée sur laquelle nous avons un jour craqué. Nous aimons l’ordre, la transparence, la propreté. Nous apprécions plaire, éclairer, recevoir, rassembler, faire de notre maison un lieu de résidence et de bien-être pour tous. L’épicurisme de mon mari nous incite à profiter et à faire profiter pour satisfaire et se satisfaire. Cela aussi il me l’a appris. Ainsi, les murs

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de la maison sont imprégnés des moments passés, et transpirent l’attachement qu’on y a porté.

Nos amis et familles sont très importants pour notre équilibre, ils sont notre réserve de vie et d’énergie. Ils donnent le rythme à nos week-ends et la gaieté à nos soirées. Mais avant d’investir ce logement, nous avons eu l’immense joie d’accueillir notre premier enfant. Une petite fille qui est née sans entrave, après neuf mois d’une grossesse facile qui m’a paru un jeu d’enfant.

Lorsque j’ai posé son petit corps tout frais sur ma poitrine, je me suis étonnée qu’il pût être mien.

C’était un magnifique bébé. Elle était la consécration de mon être, la gloire de ma chair, mon magnifique triomphe. J’ai mis au monde un être, je l’ai nourri en mon sein. Je suis devenue mère, un peu comme je me serais acquittée de mon principe existentiel. Il est normalement si naturel de procréer, que le paradoxe de trouver ça relevant du miracle m’intriguait.

J’allais, plus tard, savoir pourquoi.

Nous l’avons élevée dans la plus grande sérénité, avec la volonté ferme de conserver notre

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vie d’avant intacte, sans compromettre ni sortie, ni sommeil, ni jeunesse dans notre tête.

Et pari réussi, nous avons adapté, en grande partie, le fonctionnement de notre fille au nôtre d’avant et nous en félicitons.

Notre vie parfaite pouvait donc se poursuivre, avec la même ingénuité jamais entaillée, avec le sentiment prégnant d’indéfectible stabilité, et la certitude que rien ne nous atteindrait jamais.

Je suis heureuse, je vois ma fille grandir, courir autour de nous, comme fondamentale à mon bonheur et à ma réussite. Ma fille a tout de mon mari, tout des traits parfaits que j’évoquais.

Des yeux clairs pétillants et ardents comme deux croissants de lune ensoleillés, un petit bout de nez comme un pain d’épice à croquer, de jolies lèvres crayonnées comme un album à colorier, des cheveux aux boucles souples frétillantes comme un dessin animé. Et une petite voix qui parle doucereusement à mon cœur. Souvent, je contemple l’immense espace qui l’habille et danse à ses côtés. Je sens l’air qui donne la forme à ses gestes et le son à ses mots.

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Tout est si léger autour d’elle. Toute chose semble prendre vie au bout de ses doigts et apporter la clarté à l’ombre. Le sol se déroule déjà sous ses pas de géante. Son regard voit déjà loin, neutre, insoumis, véritablement pur, à qui tout se présente tel quel, comme pour constituer les premières connaissances du savoir. Chaque nouveau jour donne du sens à sa présence et de la poésie à son innocence. Comme mon mari, elle façonne et propage sa petite élégance avec soin. C’est ainsi qu’elle va créer, se définir, s’inscrire dans le monde. Elle va grandir, trop vite sans nul doute. Elle va s’éveiller, forger son intelligence, sa logique, son langage, les contours de son propre univers. Elle est et sera toujours ce pour quoi je suis.

La vie est belle avec un enfant, on en redécouvre toutes les facettes oubliées. C’est comme des jeux en pagaille, comme un coup de vent, comme un retour à sa propre enfance mais avec plus de gravité parfois.

La Terre est plus belle quand elle résonne dans le rire d’un enfant, ou quand son reflet miroite sur sa peau. Le bonheur est plus grand, mais plus vulnérable aussi, et notre quête unique devient le sourire de notre amour.

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Quand je l’écoute m’appeler Maman, c’est comme si tout s’animait. Je ne me lasse d’aucun coucher ni d’aucun réveil. Chaque jour est trop précieux pour en négliger la fin ou le commencement. Chaque année est une fête et on trouve moins de langueur à la succession récurrente des saisons. Les évènements sont attendus et célébrés sans ennui, ils recouvrent leur importance dont notre génération blasée nous avait fait nous désintéresser. On voit briller son enfant, et on s’efface à son profit, ou alors on pense pouvoir briller encore plus à ses côtés. On pense ne plus jamais être seul, habiter toujours quelque part cette chair de notre chair. On pense avoir toujours quelqu’un à qui donner de l’amour, et en recevoir en retour. Mais on vieillit autrement, plus discrètement, au travers des anniversaires de notre enfant, c’est son âge qui nous trahit ensuite. C’est sa vie qui compte, plus la nôtre. Ses découvertes sont des victoires qui nous font avancer alors que les nôtres sont passées d’intérêt depuis trop longtemps.

C’est quand on voit notre enfant courir de ses pleines jambes et croquer la vie de ses pleines dents que l’on comprend que la Terre n’est pas un héritage de nos parents. C’est un prêt que l’on fait à nos enfants. Le Monde, en réalité, leur appartient

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tout entier, tout comme leur existence qui les attend au détour de chaque moment de liberté. Ils sont des âmes légères à la conquête de l’Univers. Tout ce que l’enfant voit, il le voit pour la toute première fois. Les choses les plus élémentaires et les émotions sont neuves dans son cerveau débutant. Ses sens se construisent, se développent un à un avec la candeur la plus miraculeusement intacte.

Chaque jour accomplit son prodige, dans l’infinie beauté d’instants d’émerveillement. Le monde tourne autour de lui, le ciel s’ouvre sur lui, les arbres se penchent sur lui, ce qui fait son quotidien semble le ravir, sans crainte ni questionnement.

Je suis heureuse, pour sûr, j’ai un mari exceptionnel, une fille exceptionnelle, une maison, un travail aussi. Je suis architecte d’intérieur. D’après l’intitulé, ça en ferait rêver plus d’un. Après quelques années passées à la tête de ma propre petite agence, je me suis remise au salariat. L’entrepreneuriat m’apporta l’impression d’être brillante, méritante, de combler là encore une sphère de ma vie à la perfection. Je créais, générais mon propre business, étais seule maîtresse de mes actes et je m’en félicitais régulièrement au fond. Je n’ai jamais été vraiment

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fière de moi, mais je me suis au moins sentie capable. J’évitais la facilité et l’inertie, et j’affrontais mes défis.

J’ai réalisé de jolis projets, rendu plusieurs clients bien heureux, gardé quelques bons souvenirs. Et cela m’a suffi à pouvoir tourner la page, ma stabilité devancée par ma soif du changement et par le besoin de nouveaux challenges. Pourtant, je ne suis pas compétitive, mais je suis combative. Je n’aime pas me mesurer aux autres, mais plutôt m’en démarquer. C’est comme ça que je fonctionne, consciente de mes limites, sans trop d’égo, je n’ai pas peur d’apprendre durant toute mon existence s’il le faut. D’ailleurs, j’aime me nourrir des autres, observer de longs moments, ingérer, engranger. J’aime les gens, en général, ils me fascinent, ils m’intriguent, ils m’instruisent. Je me sens encore jeune-femme, pas vraiment femme. Je me demande quand cela changera.

Ma perception de moi n’est pas toujours flatteuse. Je me trouve dans la moyenne et c’est là bien suffisant. La vérité, c’est que tout me paraît toujours mieux chez les autres, et ça mon mari ne le supporte pas. Mes journées sont denses, rythmées, et non répétitives. Elles ne se ressemblent pas, elles s’emplissent de tâches diverses qui s’enchaînent dans

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un ordre souvent dynamique et indéfini. Mon endroit préféré reste mon lit douillet, j’ai beaucoup de mal le matin à m’en extirper. Malgré cet attachement au sommeil, je suis très active. Je passe peu de temps à mon bureau, je cours de réunion en rendez-vous, je bascule de dossier en appel téléphonique, j’intercale si je peux des temps personnels dans mon emploi du temps professionnel. Je jongle parmi les sujets et domaines et j’apprécie cette multivalence. J’ai une vie bien chargée, comme une vie de bobo apparent se doit de l’être pour être dans le coup. On ne doit pas s’arrêter, on doit faire plus, on doit performer. Dans l’élan de ce concours à la performance, nous avons décidé, il y a trois ans, avec mon mari, d’avoir un deuxième enfant. Je suis tombée rapidement enceinte, j’en étais moi-même étonnée. Je n’avais pas eu le temps d’attendre vraiment, pas eu le temps de guetter. Je me suis dit que les choses allaient naturellement se dérouler, comme la fois précédente. J’étais ravie, tranquille, blasée peut-être même au fond. L’esprit dégagé, sans nuage, je franchissais ainsi les semaines, et bientôt le premier trimestre s’écoula.

Mais au troisième mois, tout s’arrêta brusquement dans le plus grand des fracas. Je ressentis des douleurs vives dans le ventre, de plus

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en plus rapprochées et intenses, mon abdomen se contracter avec effroi. Au bout de longues minutes qui parurent brèves à ma raison égarée, mon corps expulsa brutalement le minuscule corps dont il était pourtant issu et qu’il avait semblé pourtant être en train de si bien fabriquer. Et assise sur la cuvette des toilettes, je recueillis cet être en mes mains, sorti de mon moi ébranlé : cet être à son état embryonnaire, pétrifié, comme figé dans le temps qui l’avait assassiné. Il avait tout d’un bébé minuscule, mais sans vie, n’ayant pas eu le temps de grandir, simplement arraché des affres de la mort. Le sort l’avait enlevé à moi dans la plus grande cruauté. J’étais sous le coup de la sidération, comment cela avait-il pu se produire, et si soudainement ?

Je m’étais vidée de la vie qui m’habitait en moins de quelques secondes, soit des centaines de milliers de fois moins qu’il avait fallu pour en arriver là. Non seulement je perdis du sang, mais je perdis aussi tout le reste : ma dignité, ma joie, une part de moimême. Après cet épisode traumatisant, il m’a fallu me reconstruire, et pardonner un peu.

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À qui ? Qui décide de la tournure des choses ?

À quoi est-elle due ?

De toutes les façons, il m’était impossible au fond de passer outre et d’oublier. Et, comment faire le deuil de quelqu’un qu’on n’a pas vraiment connu ? J’en voulais au monde entier, et à moi avant tout. Je ne m’étais jamais sentie si vulnérable face à l’injuste imprévisibilité de la vie. Pouvais-je encore admettre sa perfection ? Avais-je été trop heureuse, avais-je reçu mon quota de bonheur, n’y avais-je plus droit à présent ?

Après quelques mois de convalescence, je retombais enceinte. Je luttais pour ne pas penser au pire et ainsi fatalement me l’attirer. Mais quoi que je pusse y faire, cette grossesse s’interrompit une fois de plus. Moins violemment sans doute, je n’y vis que du sang qui s’échappait de mon corps.

Du sang, abondamment, démesurément, qui s’écoulait durant des jours, emportant tout, et m’arrachant d’inconsolables larmes. Entre reste de vie, blessure et cicatrisation, la différence ne se faisait plus. Seule la couleur rouge persistante marquait à jamais ma conscience brisée et imprégnait mon

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cœur épuisé. Je tournais en rond, perdant la tête, entre attente d’une nouvelle conception comme une conquête, et appréhension d’une nouvelle perte. Je confondais bon augure et mauvais signe, analysais les moindres symptômes, la terreur me menaçait avant, pendant et après. Pouvais-je m’autoriser à y croire encore ? Ou devais-je m’incliner et abandonner ? J’étais en colère, pleine de rancœur. Mais bientôt une troisième grossesse s’annonçait, qui me donnait l’illusion de pouvoir accepter et panser mes meurtrissures. Mais cela n’allait faire que les creuser un peu plus. Je craignais chaque jour de voir du sang jaillir et tout dévaster de nouveau. Et cela ne manqua pas. Ma lumière s’éteignit encore cette fois, puis une quatrième, puis une cinquième, puis encore et encore... et me plongea dans le noir, un noir épais aveuglant et étouffant.

Ces ixièmes échecs m’anéantirent. C’était trop pour une seule personne, cela dépassait l’entendement et la compréhension sensée que constituait le ciment de ma morale. J’avais, semblaitil, perdu ma capacité à donner vie.

Mon corps ne fonctionnait plus, il défaillait, et pire : il m’avait trahie. J’avais toujours voulu

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plusieurs enfants, beaucoup d’enfants même, c’est juste gravé en moi. Jamais je n’aurais imaginé que cela puisse être autrement.

Dans le silence de ces drames qu’on ne voit pas et qu’on ne nomme pas, c’est la solitude qui m’éloignait des autres. Je ne faisais plus partie de cette humanité où tout est beau et gentil. Je ne faisais plus partie des autres à qui tout réussit.

Tout m’en écartait, tout me ramenait à mes souffrances que je devais accepter, et à l’humilité forcée dont je devais faire preuve. Même dans les maternités, il y avait deux mondes : celui de celles qui arborent leur ventre énorme arrivé à maturité pour donner vie, et celui de celles dont le ventre creux crie à l’aide à l’orée de la mort. Je supportais difficilement la vue d’une femme enceinte, je me surprenais à jalouser les autres parents qui, dans leur fanfare indécente, affirmaient avec superbe et suffisance la naissance presque banale d’un nouvel enfant. Je comptabilisais tout ce qu’ils pouvaient avoir de plus que moi, et cela m’enfonçait de plus belle, leur bonheur me tuait. Je ne me remettais pas de cet affront répété que la vie me faisait, toutes ses punitions m’avaient vaincue, et je n’y trouvais pas d’explication.

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De quoi étais-je punie d’ailleurs ? D’avoir été trop insouciante qu’il fallait me prévenir de m’en méfier ?

Combien de fois encore ce qui allait m’être donné me serait repris ?

Je suis usée. Intérieurement, je hurle.

Personne ne m’entend.

L’insouciance des autres m’agresse. Même mes amies n’osent pas me demander. Et leur silence à mon égard me punit doublement. Toutes ces grossesses tues, dont il ne semble pas légitime de parler, assourdissent mon corps de cris. Il est vrai qu’avec le temps, j’ai appris à faire bonne figure. Je dois continuer à respirer, à trouver le souffle, à rire, à construire en dehors de ma tristesse, en dehors de ce projet qui semble freiner pourtant toute ma vie. Et personne ne peut s’imaginer ce trou béant qui prend tant de place en mes entrailles, ces affres dans mon ventre créées par cette absence, cette tâche qui corrode mon être au plus profond.

Aucun parent croisé le matin sur le chemin de l’école ne peut lire ma détresse derrière mon sourire de parent d’élève lambda.

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Aucun client ne peut traduire mon adversité derrière ma constance de jeune-femme-professionnelle.

Même mon mari ne peut pas se figurer l’intensité de mon agonie derrière ma vaillance d’épouse-tendre-etaimante.

Ainsi, comme pour tous, les années passent. Au début elles se suivaient, maintenant elles me donnent parfois l’impression de se bousculer. En fait, elles s’empressent d’engouffrer le temps, comme affamées. Les années m’avalent, grignotent chaque fois un peu plus ma capacité à m’en détacher et simplement à continuer à en jouir.

Tout s’accélère maintenant depuis que je sais que le temps n’est plus forcément un allié grâce auquel je coule des jours heureux. Je me projette dans les mois à venir avec la peur d’avoir à les vivre tous de cette manière. Je refuse que les choses se répètent inlassablement sans pitié. Avec neuf fausses couches au compteur, je me sens déportée de ma vie rêvée, privée de mes horizons.

C’est comme si trois années m’avaient ôté dix ans de mon existence et que tout devenait incertain. J’ai perdu mon innocence, ma capacité à rêver. J’ai maintenant conscience de la brutalité de ce qui m’entoure, de l’incertitude de ce qui me guette, de la fragilité de ce qui me compose.

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J’ai perdu ma jeunesse, ma confiance, et même ma beauté intérieure. Il restera à jamais une ombre troublante au tableau, et je ne serai plus jamais pareille. Il n’y aura peut-être jamais de doux prénom à choisir, jamais de joie à cueillir, d’impatience à canaliser, de rondeur à affirmer, de réjouissance à partager, pas d’histoire à continuer. Il n’y aura plus de notion de succès ou d’échec, plus de notion d’espoir ou de désespoir, plus de croyance ou de prière. Il y aura peut-être pour toujours un grand vide qui remplira mon cœur de cette immense impuissance à accomplir.

Dans ma course effrénée à la maternité, même la réalité criante ne parvient pas à me raisonner. Combien de fois devrais-je tomber pour ne plus savoir me relever ? Je ne pourrai jamais oublier cette sensation : celle de ma chair qui se déchire à l’intérieur pour me déshabiller de cette enveloppe fœtale qui me tenait chaud jusque-là. Puis celle de la vie qui m’abandonne, du froid qui prend sa place en moi. Je voudrais tout effacer et tout recommencer, qu’on me dise comment faire.

J’ai un mari exceptionnel, une fille exceptionnelle, une maison, un travail aussi. Tout cela reste vrai.

Pourquoi cela aurait-il changé ?

Que me faut-il de plus pour me définir ?

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Aujourd’hui, je choisis de cultiver la chance précieuse d’avoir ce que je possède réellement, et non de compter sur ce que je ne pourrai peut-être jamais posséder.

Mais en vérité, il m’est impossible de cesser de croire et de désirer. Ma sagesse à moi tient en deux mots : attendre et espérer.

Je veux connaître les réponses, travailler sur moi : ma condition au bonheur, mon amour-propre, mon libre arbitre, ma résistance à la persévérance, mon espoir face au destin, mon cheminement vers la paix intérieure...

Je suis heureuse, oui, c’est vrai. Je n’ai rien à envier à de personne me dit mon mari.

Et toi, ma fille, si tu me lis, tu sauras tout : tout de notre histoire, de mon combat pour agrandir notre famille, de ce combat que j’ai mené sans foi ni loi.

À l’heure où j’écris, je n’en connais pas l’issue. J’aimerais tant que celui-ci paie pour te voir devenir grande soeur. C’est là ma seule quête finalement.

Maintenant je sais : ton bonheur est bien plus essentiel au mien et je ne veux pas te voir grandir seule. Merci pour tes vœux, tes formules magiques, pour les

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petites graines que tu sèmes à ma place dans le terreau de notre amour. Je sais que tu veux ce bébé aussi fort que moi et que tu attends impatiemment le jour où tu pourras partager tes jeux et tes joies avec plus petit que toi. Je ne peux rien te promettre malheureusement. Je peux simplement te dire (et j’espère que tu le vois) que nous formons tous les trois un roc solidaire avec Papa. Nos dos courbés contre vents et marées, je nous sais unis dans le combat, nos cœurs battant mais silencieux face à la tempête, et plus que jamais accrochés à ce que nous avons.

Là où nous avons semé les graines de notre amour, les étoiles, elles, brilleront de toute leur force pour toujours.

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