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GORDEN WAGENER MEETS YVES BÉHAR

CONVERSATIONS GORDEN WAGENER RENCONTRE YVES BÉHAR

Interview par Hendrik Lakeberg

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Mercedes -Benz AG Photos : Jeff Singer/Redux/laif,

Ils ont façonné le monde : Yves Béhar en créant des designs attractifs pour des technologies complexes et Gorden Wagener en transformant le design automobile en beauté fluide et sensuelle. Les deux designers partagent en outre une autre passion : le surf

Commençons cette conversation par votre passion commune du surf. D’où vous vient-elle ?

GORDEN WAGENER: J’ai grandi en Allemagne, où j’ai beaucoup pratiqué la planche à voile. Puis j’ai commencé à voyager un peu partout dans le monde et j’ai fini par me débrouiller plutôt bien sur une planche de surf. J’ai même envisagé de devenir professionnel vers l’âge de 18 ans. Finalement, je me suis dirigé vers le design. Mais je serai toujours un surfeur ; c’est quelque chose qui ne se perd pas.

YVES BÉHAR: J’ai à peu près la même histoire que toi, Gorden. Je viens de Lausanne et j’ai commencé la planche à voile à l’âge de 16 ans, sur le lac Léman. Quand j’étais ado, le surf était une sorte d’échappatoire. Aller sur le lac et me laisser porter par les éléments était pour moi une façon de me libérer de mes angoisses d’adolescent. Quand j’ai eu la vingtaine et que je suis allé étudier en Californie, j’ai continué la planche à voile et le kitesurf, et je me suis aussi mis à surfer sur les vagues.

Dans quelle mesure le surf vous inspire-t-il dans votre travail de designer ?

YVES: Pour moi, le surf est un moment de relaxation. Mais c’est aussi un moyen de changer de perspective : quand on est dans l’océan, on regarde le rivage depuis l’eau. La plupart des gens voient l’inverse, l’océan depuis le rivage. On prend donc l’inverse du point de vue traditionnel. Dans l’eau, il faut être parfaitement concentré. On ne peut pas se laisser distraire. Il faut être absolument attentif et en harmonie avec la nature, les vagues et le rythme de l’eau. Je pense qu’être designer revient au même, à savoir qu’il faut anticiper. Il faut pouvoir déceler les désirs profonds des gens et toutes ces choses qu’ils ne peuvent pas exprimer par eux-mêmes. Ce qu’ils voudront avoir dans un ou deux ans, même trois ou quatre ans. Il faut donc être patient et savoir s’adapter au changement en permanence. Je pense que ce sont aussi les qualités d’un bon surfeur.

GORDEN: À mon sens, la question la plus importante est : « qu’est-ce qui vous inspire ? ». Je pense pour ma part que l’inspiration est un état d’esprit. Et pour y parvenir, il faut en quelque sorte faire le ménage dans sa mémoire de temps en temps. C’est ça que j’adore avec le surf. On est comme dans un autre monde, on ne pense qu’aux vagues, aux éléments et au vent. Pour les créatifs, c’est essentiel de rester ouvert, ce qui est impossible quand on reste assis derrière son bureau toute la journée. Mon autre inspiration est esthétique : quand on contemple la nature, tout est fluide, tout semble juste. Même les systèmes complexes ont toujours une structure et une certaine symétrie. Rien n’est laid dans la nature. Tout est beau. Et, bien entendu, il y a aussi la forme de la planche de surf elle-même. Elle est rapide et nette, elle a de belles lignes.

Comment cela se reflète-t-il dans le design de

Mercedes-Benz ?

GORDEN: Pour moi, le design se compose de deux éléments : le cœur et le cerveau. Chez Mercedes-Benz, nous définissons nos designs sur une échelle de chaud à froid, de l’intellect et l’intelligence à l’émotion. Nous développons tous nos designs selon ce schéma. Nous recherchons avant tout l’harmonie, tout en sachant qu’on ne l’atteindra jamais complètement. Mais nous essayons de nous en rapprocher le plus possible.

Yves Béhar, en tant que designer, qu’est-ce que c’est pour vous, la beauté ?

YVES: La beauté est sans aucun doute quelque chose que j’ai en tête dès que j’ai un crayon à la main et que je suis sur le point de tracer un trait. Je suis très intéressé par ce qui est non seulement beau, mais aussi surprenant. Je suis d’avis que notre esprit a parfois besoin qu’on lui montre les choses sous un angle différent, qu’on change de perspective. J’adore le fait que quand nos designs fonctionnent, les gens ont l’impression d’être plus malins et plus impliqués, comme s’ils faisaient une découverte. Ils ont le sentiment d’avoir progressé et d’être en mesure d’avancer grâce à l’expérience qu’ils ont eue avec un produit.

Vous évoquez tous les deux l’influence de Syd

Mead, designer de légende qui a travaillé dans la science-fiction. Il a notamment inventé de nombreux véhicules incroyables pour le cinéma, comme ceux du film culte Tron.

GORDEN: Les designs de Syd sont incroyables et encore aujourd’hui ils ont beaucoup d’influence. Mais la science-fiction actuelle est tout aussi fascinante ; les décors de ces films sont une grande source d’inspiration. C’est aussi pour cette raison que c’est toujours un grand honneur de travailler avec des créatifs comme le réalisateur James Cameron.

Tu fais référence au Vision AVTR, un concept car inspiré par le film Avatar.

GORDEN: Oui. Pour moi, c’était un rêve devenu réalité. Quand on y pense, je suppose que tous les designers veulent faire des films de science-fiction.

YVES: Absolument ! Ce que j’adore avec Syd Mead, c’est que beaucoup de ses croquis illustrent des mondes à part entière, pas seulement les voitures. On penche vers l’utopie. Je suis très adepte de ce genre de façon de faire, très positive et utopiste, pour imaginer

la technologie. Bien entendu, il existe aussi plein d’excellents films dystopiques. Mais ce qui m’intéresse en tant que designer, c’est que nous avons cette capacité à imaginer les deux sortes de futurs : l’utopie et la dystopie. D’une certaine façon, on aime s’imaginer un avenir positif et un avenir négatif et pousser le scénario jusqu’au bout. D’ailleurs, je pense que c’est précisément l’objectif fondamental d’un designer. Créer le futur. Car le passé, lui, il a déjà été écrit.

GORDEN: Ce que nous créons sera le futur. Du moins dans l’industrie automobile. Nous travaillons avec une avance de dix ans sur le marché. Nous sommes constamment en train de réfléchir et de décider de l’avenir des voitures. On fait de la science-fiction tous les jours, c’est une partie importante de notre travail.

Mais comment cela fonctionne-t-il ? Comment est-ce que vous « créez le futur », pour reprendre vos mots ? Je suis sûr que vous n’avez pas de boule de cristal dans votre studio.

YVES: Alan Watts a dit un jour : « Qui n’a pas la capacité de vivre dans le présent, ne peut faire de plans valables pour l’avenir. » Pour un designer, cela signifie que se projeter dans trois, cinq ou dix ans revient à s’aligner avec la direction que veut prendre le monde. Les gens ont des désirs, des attentes et des rêves sur la façon dont ils veulent vivre qu’ils ne sont pas en mesure de formuler. Ils le savent intuitivement mais ça ne sort pas. En tant que designer, mon travail consiste à répondre à ces attentes non satisfaites, tout en sachant qu’il faudra peut-être trois, cinq ou dix ans pour les concrétiser. Je pense donc qu’il faut être intimement connecté à l’être humain d’aujourd’hui, à sa psyché et aux singularités de la vie moderne. En définitive, mon travail consiste à trouver des façons inattendues de montrer aux gens que ce futur dont ils rêvent est possible, qu’il peut

« Dans l’eau, il faut être parfaitement concentré. On ne peut pas se laisser distraire. Il faut être absolument attentif et en harmonie avec la nature, les vagues et le rythme de l’eau. »

Yves Béhar

Yves Béhar

Né en Suisse, Yves Béhar est considéré comme l’un des designers les plus influents aux États-Unis. Au sein de son entreprise, Fuseprojects, il a travaillé pour de nombreuses sociétés comme Samsung ou Sodastream. Ses designs les plus connus sont réputés se concentrer sur l’expérience que les utilisateurs auront avec le produit. Pour cela, il fusionne de manière ingénieuse la facilité d’emploi, la technologie et l’harmonie esthétique dans des produits à usage pratique. Il vit et travaille à San Francisco, en Californie. fuseprojects.com

être abordable et magnifique, et qu’il peut mener à des expériences plus fortes et enrichissantes.

À force de vous projeter aussi loin dans l’avenir, est-ce qu’il vous arrive de devenir impatients ? De souhaiter que les gens commencent plus rapidement à utiliser vos créations ?

GORDEN: Parfois cela peut devenir un peu frustrant, oui. C’est pour ça qu’on adore travailler avec des show cars : une fois qu’on a eu l’idée, il ne faut qu’un an environ pour les construire. Elles sont soumises à beaucoup moins de restrictions que les voitures de série, aussi bien en termes de coûts que de législation et de technologie. Lorsqu’une voiture de série nouvellement conçue sort sur le marché, cela fait déjà au moins cinq ans que nous sommes au courant. Mais c’est toujours un moment très attendu

« Nous sommes constamment en train de réfléchir et de décider de l’avenir des voitures. On fait de la sciencefiction tous les jours, c’est une partie importante de notre travail. »

Gorden Wagener Gorden Wagener

Gorden Wagener a conçu la philosophie de pureté sensuelle pour Mercedes-Benz. Depuis 2008, il est à la tête du département Design chez Daimler AG. En 2016, il a été nommé Chief Design Officer avec le rang d’Executive Vice-President. Il supervise le design des produits de Mercedes-Benz et de toutes les autres marques du groupe Daimler. Gorden travaille alternativement dans les studios de Mercedes-Benz à Sindelfingen, Nice, Shanghai et Carlsbad, ainsi qu’à Sunnyvale en Californie. mbmag.me/design

de voir un nouveau modèle dans la rue pour la première fois. Les voitures sont toujours plus belles sur la route et à la lumière du jour. J’aime vraiment ça. C’est tellement satisfaisant de concevoir un objet qu’on pourra conduire à un moment donné. Ça, c’est le côté amusant, et je pense qu’il faut s’amuser pour trouver de l’inspiration. Je dis souvent que notre travail, parfois, c’est un peu comme jouer avec des petites voitures dans un bac à sable. En tant que designers, nous devons essayer de préserver cet enfant qui est en nous.

Ce que vous venez de décrire, Gorden Wagener, cette capacité à garder une curiosité enfantine… J’imagine que c’est un aspect crucial du travail de designer en général ?

YVES: Je pense que c’est très important pour tout le monde, pas seulement pour les designers. Mais évidemment, quand on est designer, on vit un peu pour cette excitation que l’on ressent lorsqu’on pressent pour la première fois qu’il y a quelque chose à améliorer et qu’il existe une possibilité d’innover. Et en même temps, je pense que c’est une bonne chose

pour moi d’avoir appris avec l’âge à être patient, parce que cette première idée, cette étincelle mérite, elle aussi, d’être affinée et perfectionnée avec le temps. Pour moi, la plus grosse erreur qu’on peut commettre dans le design, c’est de précipiter une bonne idée pour la lancer sur le marché au plus vite. Si une idée n’a pas été suffisamment mûrie, eh bien elle finit par ne pas être convaincante.

Lorsque vos designs passent du statut d’idée à celui de produit fini, ils doivent suivre tout ce processus qui, je suppose, demande beaucoup d’énergie. Comment gérez-vous cela ?

GORDEN: À cet égard, le design est vraiment un métier difficile, qui a un vrai impact émotionnel. Chaque fois qu’on présente une idée, on expose ses sentiments et on se rend vulnérable. Mais c’est comme ça. Le design, c’est comme la Ligue des champions : 100 personnes font des esquisses mais seulement une solution sera gardée. Et 99 idées seront donc perdues. Les designers peuvent aussi perdre une part d’eux-mêmes au passage. Il y a une grande part de destruction derrière la recherche de la meilleure idée, de celle qui sera la plus adaptée à un projet spécifique. C’est pourquoi il est si important pour nous, les designers, d’avoir une voix. Créer de bons designs c’est une chose, mais la présenter à une grosse entreprise comme Mercedes-Benz, c’est tout autre chose. Heureusement, les décisions en matière de design sont prises dans le cercle restreint du comité directeur. Notre PDG, Ola Källenius, comprend d’ailleurs très bien le design.

Yves Béhar, vous qui ne travaillez pas pour une seule entreprise mais pour plusieurs, qu’en pensez-vous ?

YVES: Je suis d’accord avec Gorden quand il dit qu’on doit avoir des alliés qui comprennent ce qu’un design excellent peut apporter à l’entreprise. Pas seulement dans les grandes structures, c’est aussi le cas dans les start-up, qui représentent près de la moitié de l’activité de mon entreprise. De nos jours, il est essentiel de placer l’expérience humaine au cœur de tout développement, d’autant plus que la technologie est distribuée de manière à peu près égale dans les industries, puisque tout le monde y a accès. La différence entre une application formidable et un outil compliqué et malaisé à l’emploi réside donc dans le design. Pour faire cette différence, les équipes de design doivent avoir un certain pouvoir et recevoir du soutien. D’une certaine façon, de nos jours un bon design est un avantage concurrentiel injuste. Je pense que la plupart des entreprises, petites et grandes, comprennent cela.

Qu’en est-il des consommateurs ? Ils ont, eux aussi, des attentes en matière de design et veulent en général une version un peu plus moderne de ce qui existe déjà. Jusqu’où pouvez-vous aller pour les sortir de leur zone de confort et comment gérez-vous leurs retours ?

GORDEN: Les retours sont toujours appréciables, ils sont précieux. En tant que constructeur automobile, nous organisons des panels pour tester nos designs. Mais nous devons toujours garder à l’esprit que ce sont les retours de personnes qui vivent dans le présent, pas dans les conditions futures pour lesquelles nous avons conçu le véhicule. En fin de compte, la décision quant au futur revient aux designers. Je dis toujours que le design n’est pas démocratique. Quelqu’un doit décider comment faire les choses. Puis, si tout va bien, on a pris la bonne décision et on peut créer quelque chose de réellement unique pour le futur. Prenez mon projet avec Virgil Abloh : nous créons quelque chose de complètement nouveau et nous redéfinissons la notion de luxe d’une façon très différente. Quand on est face à quelque chose qui n’existait pas avant, le résultat peut être choquant. Peut-être que beaucoup de personnes vont dire qu’elles n’aiment pas, mais elles s’y font petit à petit et elles finissent par adorer. Voilà une autre qualité d’un bon design : vous ne le comprenez peut-être pas à première vue, mais vous vous y habituez et vous l’appréciez bien plus que quelque chose que vous adorez immédiatement et dont vous vous détournez le lendemain.

YVES: Je trouve que c’est moins difficile de convaincre les utilisateurs ou les consommateurs que de changer les industries. Les grandes entreprises ont tendance à être très rigides, tandis que les consommateurs sont à l’affût de la prochaine nouveauté. D’ailleurs, j’aime souvent rappeler cette citation au sujet du design : « Le design accélère l’adoption d’idées nouvelles ». Toutes les nouvelles idées existent déjà. Elles sont tout autour de nous. Notre travail de designer consiste à saisir ces idées et à les concrétiser de sorte qu’elles soient réellement adoptées. Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de cette accélération.

GORDEN: J’aime cette citation ! Je m’en souviendrai. Yves, je te dirai quand je serai à San Francisco. Qui sait, on pourrait aller surfer ensemble.

YVES: Pas de problème ! Il y a un endroit idéal sous le Golden Gate Bridge, un peu compliqué, mais qui vaut le détour. Alors oui, tiens-moi au courant !

GORDEN: C’était un plaisir de discuter avec toi. J’aimerais beaucoup te rencontrer en personne. Allons surfer !

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