L’irrationnel face à la science.

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ISSN 00368336 M 2597 - 56 - 22 F Numéro spécial hors série N° 56 France 22 F

J CIENCE

lVENR

L'IRRATIONNEL FACEALASCIENCE


AU SERVICE DE L'ENTREPRISE ET DES HOMMES

CicrO?

CENTRE INTERENTREPRISES D'ETUDES DE FORMATION ET DE PERFECTIONNEMENT 83-85, Bd Vincent-Auriol. 75646 PARIS CEDEX 13 Tél. {1) 4 584.15.40 PARIS - LYON - NANTES - TOULON - NICE - MARSEILLE

LA CLE DE VOTRE FORMATION ET DE VOTRE EFFICACITÉ


HORS SERIE £*&A N" 56

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SCIENCI

Numéro spécial réalisé sous la direction de Stéphane Deligeorges EDITORIAL L ' I R R AT I O N N E L

FACE

SONDAGE ILLUSIONS

A

AU

LA

SCIENCE,

PAY S

Stéphane

DES

Deligeorges

LUMIERES

4 6

ORIGINE L'AVENEMENT DE LA PENSEE RATIONNELLE, entretien avec Jean-Pierre Vernant, professeur au Collège de France, propos recueillis par Stéphane Deligeorges et Jacques Deschamps 14 ONIRISME LE SONGE DE KEPLER, Gérard Simon, professeur à l'Université de Lille III, directeur du Centre de recherche sur l'analyse et la théorie des savoirs 22 ALCHIMISTE N E W TO N E N T R E G R AV I TAT I O N E T P I E R R E P H I L O S O P H A L E , J o s é M é d i n a , p h i l o s o p h e 3 0 36

DISCIPLINES EN QUESTION... DISCIPLINES QUESTIONNEES L'EXPERIENCE

D'ŒDIPE,

Jacques

Deschamps

38

ACUPUNCTURE LA STRATEGIE DES AIGUILLES, Docteur Claude Roustan, président d'honneur de l'Association française d'acupuncture, secrétaire général de la Formation médicale continue des acupuncteurs de France 50 HOMEOPATHIE I PSYCHANALYSE L'ART DE LA PETITE DOSE, Docteur Marc Haffen, homéopathe, attaché de l'hôpital Saint-Jacques (Paris) 56 BIZARRE. BIZARRE... PA R A N O R M A L

ET

ART

DU

DOUTE,

HenriBroch,

physicien

PHYSIQUE QUANTIQUE DILEMME DES QUANTA, Jean-Pierre Pharabod, laboratoire de physique nucléaire des hautes énergies, Ecole polytechnique VOYAGE DANS L'IRRATIONNEL ILS SONT TOUJOURS PA R M I NOUS, Régine Mazion LE TEMPS DES SORCIERS, Régine Mazion L ' O R D I N AT E U R D I V I N ATO I R E , Régine Mazion i COMMERCES « L'X », PEPINIERE D'ASTROLOGUES, RégineMazion OPINION L'ENTRELACS DES DOGMES, Michel Cazenave, écrivain

60

64 70 72 78 83 85 88

ECHANGES FRONTIERES DES MOTS, table ronde avec Gilles-Gaston Granger, François de Closets et Stéphane Deligeorges 92 Couverture : Pierre Fonferrier


EDITORIAL

L'IRRATIONNEL I III

I! a !France ». C'est ainsi que titrait,Une il y a peu, envoûtée un grand hebdomadaire national. enquête y montrait l'intérêt, voire la passion ^L grandissante, de nos contemporains pour l'asI trologie, la voyance, toute la ribambelle des ■ activités divinatoires. Alors ? La France vraiment saisie d'une bouffée d'irrationalisme ? Force nous est faite de constater que tout ce que l'on peut rassembler sous l'intitulé hâtif de « sciences parallèles » se porte bien. Sur quels indices ? En voici quelques-uns. Selon les statistiques officielles, à Paris, le nombre des voyants et astrologues en activité s'est multi plié par 4 en dix ans. Certaines des revues consacrées aux pratiques divinatoires approchent les 200 000 exemplai res. Parmi les livres dévolus aux mêmes sujets, certains sont d'authentiques best-sellers. Enfin, récemment, on pouvait lire, dans un dossier de presse, le message sui vant : « A l'heure actuelle, le fait astrologique s'impose... Le temps est venu de permettre aux astrologues, cher cheurs de notre époque et du futur, de faire part publique ment de leurs réflexions ainsi que du résultat de leur expérience ». Cela pour annoncer, dans l'immense Palais des Festivals de Cannes, la tenue du premier forum international « Symbolisme et Astrologie »... On n'étonnera personne en disant que les OVNI font toujours recette, que la parapsychologie intéresse, que la psychokinèse captive, que la télépathie enfin, n'a pas fini d'intriguer. Bref, dans notre société technicienne, scientifique et rationnelle, le phénomène culturel, social et aussi écono mique de l'irrationalisme semble proliférer. Cela dit, faut-il parler de crise ? Plus encore, faut-il parler de danger ? Nous ne le pensons pas. Nous avons décidé, un peu par provocation et par contre-pied, d'ouvrir ce numéro spécial de Sciences & Avenir avec le chef-d'œuvre de Caravage, que l'on peut

voir au Louvre, « La diseuse de bonne aventure ». Cette chiromancienne au turban blanc nous intrigue moins que le chevalier empanaché. Est-il la dupe complète de celle qui dit savoir lire quelque chose dans sa main ? Rien n'est moins sûr. N'a-t-il pas quelque distance ? Plus globalement, existe-t-il, comme certains peuvent le penser, une sorte de complot irrationaliste diffus qui travaillerait à mystifier les consciences par ses leurres ? Faut-il croire que l'irrationalisme, dans tous ses avatars, puisse être l'objet d'une eradication ? N'est-ce pas plutôt qu'irrationalisme et rationalisme


ACEALASCIENCE

Le Caravage, « La diseuse de bonne aventure » (Cliché Giraudon).

sont toujours contemporains ? Pensons, par exemple, à la Renaissance qui, sur de nombreux plans, marque une avancée des attitudes et des investigations rationnelles et qui, pourtant, fut une période de grands succès de l'astro logie. Le sondage que nous avons confié à la SOFRES montre qu'aujourd'hui encore ce mélange existe. Ce sont les jeunes de 18-24 ans qui, majoritairement, répondent de façon juste à la question de physique. Ce sont eux aussi qui, majoritairement, disent croire à la manifestation des extraterrestres sur la Terre ou au pouvoir des voyants.

Bien sûr, nous nous devons de répondre à l'irrationa lité ; nous avons une sorte de devoir dans l'action contre les illusions, contre les confusions surtout. Faut-il le répéter ? L'astrologie n'a rien, absolument et définitive ment rien, de scientifique. Mais, avec ce numéro, nous n'avons pas voulu apporter de réponse schématique, abrupte et dogmatique au pro blème de l'irrationnel. Ainsi, une mise en perspective historique s'imposait. Décrire l'émergence de la rationalité en Occident. Mon trer la face cachée de grands savants : Kepler, astronome et astrologue ; Newton, à la fois grand physicien et alchimiste. Nous avions aussi besoin d'une évaluation d'ensemble, d'une évaluation statistique de l'opinion des Français sur certaines conceptions. D'où notre sondage. Il montre que 11 millions de Français pensent que le Soleil tourne autour de la Terre. « Les sciences parallèles » ont des amateurs, nous l'avons dit. Prouver l'inanité scientifique de ces doctrines ne nous intéresse pas. En revanche, le fait social et culturel qu'elles représentent nous intrigue. D'où l'en quête de Régine Mazion, conclue d'ailleurs il y a six mois. D'un tout autre point de vue, il nous importait de savoir comment des disciplines encore discutées (comme l'ho méopathie et la psychanalyse) intègrent la question de leurs titres à la scientificité. Il nous importait enfin de solliciter des réflexions générales sur toutes ces questions. Celle d'Henri Broch, par exemple, établit la méthode critique minimale, mais essentielle comme arme contre les billevesées de toutes natures. Pas de réponse unique donc, car, en définitive, l'irratio nalisme est quelque chose qui, pour nous, reste encore à comprendre. Stéphane DELIGEORGES


SONDAGE

ILLUSIONS AU PAYS DES La France estfière de se dire la patrie du rationalisme. Merci Monsieur Descartes. Aussi, pour vérifier quelques connaissances et quelques superstitions, nous avons, avec le soutien du CNRS, confié à la SOFRES un sondage effectué entre le 22 et 26 juin 1985, sur un échantillon national de 1 009 personnes représentatif de la population âgée de 18 ans et plus. Les questions étaient les suivantes : QUESTION 1 : le Soleil tourne autour de la Terre. Est-ce vrai ou faux ? QUESTION 2 : pensez-vous que la science pourra rendre les hommes immortels ? QUESTION 3J : vous-même, croyez-vous que des extraterrestres se sont déjà manifestés sur la Terre ? QUESTION 4 : croyez-vous que des voyantes et des voyants puissent vraiment prédire l'avenir ? QUESTION 5 | : vous êtes dans un wagon clos dans un train qui roule à 150 km/h. C'est sa vitesse de croisière. Vous jetez une boule en l'air, verticalement. Où cette boule va-t-elle retomber ? Devant vous, dans votre main, derrière vous ?

rents sondages, ils sont à peu VOICI près des constants. chiffres. Tout Selond'abord, diffé H 60 % des Français consultent, régulièrement, l'horoscope qui est pu blié dans leur journal quotidien (70 % sont des femmes et 50 % des hommes). Consultent, car seulement 25 % disent croire vraiment à cet horoscope. Par ailleurs, on recense 50 000 « voyants » et autres praticiens des « sciences occul tes ». Dans une société hautement déve loppée comme l'est la société française, les superstititions, les arts divinatoires ne sont pas en régression, c'est même le mouvement inverse que l'on observe. Puisqu'à Paris, par exemple, les voyants sont quatre fois plus nombreux qu'il y a dix ans. Or, lorsque nous avons commencé à réfléchir au sommaire de ce numéro spécial, des questions s'im posaient, auxquelles nous n'avions pas de réponse. « Quelle image magique gé nère la science ? » Que répondent les Français à des questions élémentaires de connaissance ? Nous nous sommes rendu compte qu'il était nécessaire de disposer d'éléments chiffrés: le son dage s'imposait. Nous avons retenu cinq questions, comme cinq sondes envoyées dans dif férentes régions des mentalités. Résul tats ? Pour 11 millions de Français, « Co pernic, connais pas ! » Etonnant : la ré volution copernicienne, vieille de plu sieurs siècles, échappe encore à 20 % de nos concitoyens. Cette question, « Le Soleil tourne autour de la Terre. Est-ce vrai ou faux ? », est le bon test pour mesurer la permanence des visions du monde. Le résultat de notre sondage confirme que, pour 1/5 des Français, le géocentrisme n'est pas mort. Il y a cinq ans, deux sociologues, Bernard Dubois et Jean-Noël Kapferer, avaient posé une question identique. Leurs résultats avaient montré que près de 15 millions de Français concevaient que la Terre siégeait au centre du système solaire, voire de l'Univers. 15 millions de pré-coperniciens en 1980,11 millions en 1985. Sans discuter sur la signification de la variation de ces résultats, (est-ce l'indice d'une régres sion ?), comment comprendre cette persistance massive dans l'erreur ? Bien sûr, on peut toujours imaginer une part d'inattention chez les person nes questionnées. On peut penser aussi que les questions scientifiques intimi dent. Comme on a peur de montrer son atermoiement ou son ignorance, on s'oblige à répondre vite. Ces remarques ne modifient pas l'évidence. Très nom breux sont les Français qui ne savent pas que notre planète est en orbite au tour de l'étoile Soleil.


Cliché Météosat NASA Reste qu'il nous semble très difficile d'interpréter avec précision ce résultat. ' On peut remarquer que le géocentrisme a les apparences pour lui. L'alternance des levers et des couchers de Soleil est une évidence empirique qui force à pen ser que c'est le Soleil qui est en orbite autour de nous. Les personnes qui sont étroitement au contact de la nature, comme les agriculteurs, ne sont-elles pas plus spontanément pré-coperniciennes que les autres ? Notre sondage montre que 29 % des agriculteurs sont dans l'erreur. Mais 30 % des ouvriers et 29 % des inactifs sont aussi dans l'er reur. La seule interprétation légitime que l'on puisse tirer des résultats nous semble tenir au niveau d'instruction. Si l'on croise les répartitions des opinions selon la catégorie socio-professionnelle, selon l'âge et surtout selon le niveau d'instruction des interviewés, tout montre que le facteur déterminant

tient à la plus ou moins longue fréquen tation de l'école ou de l'université. Pour la seconde question de science de notre sondage, celle du jeté de boule, nous étions curieux des réponses appor tées à une question élémentaire de phy sique. Là encore, le niveau d'étude est discriminant. 40 % des Français don nent la réponse exacte, mais il reste beaucoup de pré-galiléens dans leur perception de la physique des mouve ments. Les trois questions restantes sont toutes d'opinions. Lorsqu'on demande aux Français s'ils pensent que la science pourra rendre les hommes immortels, ce qui est une manière brutale de connaître leur opinion sur une science conçue comme omnipotente, massive ment (plus de 85 % ), ils répondent non. Agriculteurs, cadres supérieurs et pro fessions libérales sont les personnes qui, le plus fréquemment, dénient à la

science toute dimension faustienne. Les questions concernant les extraterres tres et les voyants ont des résultats analogues à ceux obtenus par d'autres sondages. Toutefois, il est intéressant de remarquer que ce sont les jeunes qui croient le plus à la manifestation des extraterrestres sur Terre et aux prédic tions des voyants. En effet, pour les 18/24 ans, 34 % ont répondu positive ment à la première question et 36 % à la seconde. Alors que, paradoxalement, ce sont ces mêmes jeunes qui répon dent, presque, le mieux à notre ques tion de physique. Soit 49 %. Presque car 51 % des 25/34 ans savent que les boules retombent dans nos mains, même si le train roule vite ! Conclu rons-nous que la rationalité est on doyante, l'irrationalisme inattendu ? Voici des résultats, soyons circons pects sur leurs interprétations. • S.D.


SONDAGE

Philippe Diemunchs QUESTION 1 : le Soleil tourne autour de la Terre. Est-ce vrai ou faux ?

ENSEMBLE 1009 = 100%

HOMMES

FEMMES

VRAI

25

20

29

FAUX

70

76

64

5

4

7

100

100

100

SANS REPONSE TOTAL

25 % des personnes interrogées pen sent que le Soleil tourne autour de la Terre. Cette proportion varie assez for tement selon le sexe, puisque 20 % des hommes contre 29 % des femmes pen sent que le Soleil tourne autour de la Terre. Si l'on regarde maintenant comment se distribue la proportion des 25 % qui pensent que le Soleil tourne autour de la Terre selon le niveau socio-profes sionnel, on voit qu'elle est de 29 %

pour les agriculteurs, 30 % pour les ou vriers, 19 % pour les cadres moyens et employés et 14 % pour les cadres supé rieurs et professions libérales. Cette même proportion de 25 % ana lysée selon le niveau d'instruction montre que 36 % des interviewés ayant un niveau d'instruction « primaire » ont une opinion fausse, contre 79 % des personnes qui ont un niveau d'instruc tion « supérieur ».


QUESTION 2 : pensez-vous que la science pourra rendre les hommes immortels ?

ENSEMBLE 1009 = 100%

HOMMES

FEMMES

OUI

9

11

7

NON

87

86

88

4

3

5

100

100

100

SANS OPINION TOTAL

9 % des personnes interrogées pen sent que la science pourra rendre les hommes immortels. La proportion de celles qui le pensent est plus faible chez les femmes que chez les hommes : 7 % contre 11 %. Dans leur très grande majorité, plus de 85 %, les Français ne croient donc pas que la science pourra rendre les hommes immortels.

Philippe Diemunchs


SONDAGE

QUESTION 3 : vous-même, croyez-vous que des extraterrestres se sont déjà manifestés sur la Terre ?

ENSEMBLE 1009 = 100%

HOMMES

FEMMES

OUI

21

22

21

NON

68

67

69

SANS OPINION

11

11

10

100

100

100

TOTAL

21 % des Français interrogés croient que des extraterrestres se sont déjà ma nifestés sur la Terre. Cette proportion ne varie pas de ma nière significative selon le sexe. Les moins de 35 ans croient plus fréquemment aux manifestations ex traterrestres sur la Terre.

Philippe Diemunchs

10


Philippe Diem un chs QUESTION 4 : croyez-vous que des voyantes et des voyants puissent vraiment prédire l'avenir ?

ENSEMBLE 1009 = 100%

HOMMES

FEMMES

OUI

22

17

28

NON

72

77

67

6

6

5

100

100

100

SANS OPINION TOTAL

Si 22 % des Français interrogés croient que les voyants peuvent prédire l'avenir, ce sont plus souvent les femmes qui y croient (28 % d'entre elles) que les hommes qui sont 17 % à y croire. Il faut remarquer que ce sont les jeunes qui croient, le plus souvent, que voyants et voyantes peuvent prédire

l'avenir : 36 % parmi les 18 à 24 ans et 27 % parmi les 25 à 34 ans. Enfin, si 15 % des individus ayant un niveau d'instruction « supérieur » sont dans cette opinion, et 19 % de ceux qui ont un niveau d'instruction « pri maire », ce sont les personnes ayant suivi des études secondaires qui y croient le plus fréquemment : 28 %.

11


SONDAGE

QUESTION 5 : vous êtes dans un wagon clos dans un train qui roule à 150 km/h. C'est sa vitesse de croisière. Vous jetez une boule en l'air, verticalement. Où cette boule va-t-elle retomber ? Devant vous, dans votre main, derrière vous ?

ENSEMBLE 1009 = 100% DEVANT VOUS

HOMMES

9

6

11

DANS VOTRE MAIN

40

51

30

DERRIERE VOUS

35

35

36

SANS OPINION

16

8

23

100

100

100

TOTAL

40 % des Français interrogés don nent la bonne réponse. Les 60 % restants répondent majori tairement « derrière » ou sont sans opi nion.

Les taux varient fortement selon le sexe, puisque 51 % des hommes donnent la bonne réponse

contre 30 % des femmes. D'autre part, 8 % des hommes sont sans opinion contre 23 % des femmes. 60 % des personnes ayant un niveau d'instruction « supérieur » répondent de façon correcte contre 21 % ayant un niveau d'instruction « primaire », qui sont aussi le plus fréquemment sans opinion.

Philippe Diemunchs

12

FEMMES



Homère et son guide. Adami, 1985. Galerie Maeght Lelong.

14


ORIGINE

L'AVENEMENT DE LA PENSÉE RATIONNELLE En Grèce, il y a 2 500 ans, apparaissait une manière nouvelle de penser le monde. Cette origine de la démarche scientifique ne fut pas seulement intellectuelle et culturelle ; elle fut aussi politique et économique. ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE VERNANT PROFESSEUR AU COLLEGE DE FRANCE PROPOS RECUEILLIS PAR STEPHANE DELIGEORGES ET JACQUES DESCHAMPS Sciences et Avenir : Faut-il aller en Grèce pour voir comment une certaine figure de la rationalité se constitue ? Jean-Pierre Vernant : Ce détour n'est sûrement pas inutile : je le crois même nécessaire. Dans la tradition scientifique et rationaliste qui est la nôtre, on considère que la raison est née là, et non seulement on considère qu'elle est née en Grèce, mais certains ont même pensé que le surgissement de cette raison a marqué une rupture sur tous les plans, une rupture totale avec ce qui existait auparavant - pour eux, ce qui existait avant, c'était l'irration nel. Qu'on le baptise superstition, mythe, défaut de logique, peu importe. Mais en gros, c'était cela le schéma. Une telle interprétation implique l'avè nement d'une attitude d'esprit qui au rait, de façon absolument décisive, ins tauré une carrière de pensée totalement nouvelle. Une carrière tout à fait carac téristique de l'Occident et à laquelle la science et la philosophie sont liées. Pendant longtemps, pour beaucoup de penseurs et d'historiens, le retour aux Grecs, c'était cela. Pour eux, il y a ceux qui étaient en dehors, les civilisa tions proche-orientales par exemple, bien qu'elles aient connu une astrono mie développée, et que les gens de ces civilisations ne vivaient pas dans la confusion. Reste que ces civilisations n'ont pas accédé à ce stade qui est inaugural par rapport au destin de la pensée. Donc, avant les Grecs du VIe siècle, c'est autre, et à côté des Grecs

c'est encore autre. Evidemment, c'est cette interprétation qu'il faut examiner et qui fait difficulté, qui fait difficulté à tous égards ! S. et A. : Pourtant, quels sont les traits majeurs de ce que l'on peut appeler l'émergence du VIesiècle ? J.P.V. : Il est vrai que c'est au VIe siècle, dans les cités ioniennes (1), à Milet essentiellement, qu'on voit appa raître une lignée de philosophes. Ce sont Thaïes, Anaximène, Anaximandre que les Grecs eux-mêmes ont considéré comme les premiers philosophes. Inau-

Jean-Pierre Vernant : « Les Grecs ont défini une activité intellectuelle qui vise à la fois à rendre raison des phé nomènes et à instituer un discours qui obéit à sa propre logique... » (Cliché Ph.Lelluch).

(1) Ionie : nom ancien de la partie centrale du littoral de l'Asie Mineure (Turquie ac tuelle) sur la mer Egée. L'Ionie comprenait aussi les îles de Chios et de Samos. 15


ORIGINE

Platon enseignant la géométrie (Mosaïque, Musée national de Naples). Au début du IVe siècle, il s'élève contre le système de pédagogie fondé sur la poésie orale (Cliché Giraudon). "

gurent-ils vraiment un mode nouveai. de réflexion ? Une forme de rationalité totalement inédite ? Et peut-on dire qu'avant eux il n'existait pas de ratio nalité ? Je ne le pense pas. Il y a tou jours eu, à la fois, rationalité et irratio nalité, et de façon absolument solidaire. Les Babyloniens ont leur mode de ra tionalité, les Chinois ont leur mode de rationalité. Bien sûr, la rationalité grec que, que les Ioniens vont instituer, va permettre de progresser sur un certain plan. Elle va permettre, par exemple, à la science occidentale d'avancer dans des voies où les autres ne pouvaient pas aller. En revanche, comme Joseph Needham l'a montré, certains domaines d'études ont été barrés, certaines hypo thèses interdites. Ainsi, tout ce qui n'était pas considérations sur la masse, ou l'état permanent des choses, mais tout ce qui, au contraire, était de l'ordre du flux, du magnétisme, tout cela a été rejeté par les Grecs du côté de l'irra tionnel. Alors que les Chinois, eux, ont été capables, en s'intéressant à ces phé nomènes, d'aller beaucoup plus loin dans divers secteurs. Ils avaient un autre type de rationalité, et ils ont pu intégrer ces phénomènes à un mode de pensée rationnel. Donc le jeu est beau 16

coup plus compliqué qu'on peut le croire. Donc, et compte tenu de ces premiè res nuances, que se passe-t-il dans ces cités grecques du Proche-Orient vers le VIe siècle av. J.-C. ? Et tout d'abord, quel est le contexte de la civilisation d'où va émerger un mode de penser nouveau ? C'est une civilisation orale, où la poésie qui est un chant dansé et rythmé occupe le devant de la scène intellectuelle. Nous trouvons là l'épo pée, la poésie lyrique et une poésie de forme à la fois épique et sapientiale comme chez Hésiode (2). A ce momentlà, on a donc des poètes, ce sont des chanteurs et tout se transmet orale ment. Premier changement notable, l'apparition de la prose. C'est-à-dire de textes qui sont en prose. Cela n'a l'air de rien, mais on ne peut pas faire l'ana lyse des changements dans les modes de pensée et dans l'instauration de la ra tionalité si l'on ne prend pas en compte le fait que l'expression poétique est autre chose qu'une expression prosaï (2) Grec, ~ VIII'-VIP siècle avant J.-C, auteur de la Théogonie et les Travaux et les jours.

que. C'est le premier point important. Deuxième point, important aussi, il est lié à cet aspect prosaïque. C'est le pas sage du chant oral à des textes écrits. C'est un changement fondamental car l'écriture instaure, à la fois, un nouveau mode de discours, de logique du dis cours, et un nouveau mode de commu nication entre l'auteur et son public. C'est une forme beaucoup plus distante et plus critique. Pensez à toutes les attaques que portera Platon, au début du IVe siècle, contre l'ancien système de paideia (3) fondé sur la poésie orale. S'il le rejette, pour lui opposer le dialo gue philosophique, c'est que ce système oral repose sur une sorte de mouvement de sympathie qui fait que l'auditeur est pris et comme ensorcelé par l'émotion que les vers communiquent. Tandis qu'un texte écrit est un texte sur lequel on peut revenir et qui, en quelque sorte, déclenche une réflexion critique. Enfin, il y a un troisième aspect, lié, lui aussi, aux deux précédents. A cette époque, on passe d'une forme qui est narrative à une forme de récit où l'on veut rendre raison de l'ordre des choses, exprimer les apparences que le monde présente. Le fait, par exemple, qu'il y a le jour et la nuit, qu'il y a des saisons, qu'il y a même des phénomènes atmosphériques curieux, la foudre par exemple. Qu'il y a enfin une sorte de mouvement cyclique dans l'Univers qui aboutit à ce que les choses, d'une certaine façon, se répè tent alors que les hommes passent et meurent. Auparavant, on expliquait cela sous la forme d'un récit mettant en jeu, de manière très dramatique, des personnages qui étaient des divinités.

mm Il y a toujours eu, à la fois, rationalité et irrationalité, et ceci de façon absolument solidaire.

v

On ne posait pas de questions mis sous la forme d'un problème. Cette manière de concevoir les choses n'était pas « irrationnelle ». C'était une façon de rendre raison des choses qui était liée, encore une fois, à une forme précise de civilisation, à un type de poésie orale et à un type de narration particuliers, et bien sûr à un type de (3) Pédagogie


Les cievaux de Neptune (lithographie de W. Crane, bibliothèque des Arts décoratifs). Pour mettre sur pied une nouvelle conception du monde, les philosophes grecs changent leur vocabulaire, abandonnant le nom des divinités traditionnelles pour employer celui des éléments (Cliché J.-L. Charmet, bibliothèque des Arts décoratifs).

croyance religieuse. Dans ce système-là, ce qui était fondamental c'est l'idée de pouvoir et de puissance. Il s'agissait de faire un récit montrant que dans un monde où des puissances, des pouvoirs, des forces s'opposent et se disputent, à un moment donné, un souverain plus puissant que les autres va imposer sa loi. A partir de cette imposition, l'ordre du monde devenait constant. On peut appeler ce type de rationalité une ra tionalité du cratos pour parler grec, ou de la dunamis, c'est-à-dire du pouvoir royal. Donc, dans cette optique, au terme de toute une série de générations divines et de luttes pour la souverai neté, à un moment donné, Zeus, le plus puissant des dieux, s'installe. Et contrairement aux autres, son pouvoir ne vieillit pas, ne s'affaiblit pas. Il ne sera pas renversé et l'ordre qu'il insti tue est un ordre de répartition d'hon neur. Zeus va distribuer les pouvoirs. Il y aura le dieu qui règne sur la mer, celui qui règne sur le monde souterrain, ceux qui régnent dans le ciel, enfin ceux qui régnent à la surface du sol. Tous reste ront dans leur sphère. C'est, encore une fois, ce que l'on peut lire dans la Théo gonie d'Hésiode, par exemple. Donc, dans cette vision des choses, au

début est le chaos, le désordre et de ce chaos se dégage un pouvoir souverain qui institue l'ordre. Aussi, dans ce type de rationalité, le point de référence est de savoir qui est le maître du monde et pourquoi son règne ne disparaîtra pas. Cette conception du monde ne devient irrationnelle qu'à partir du moment où l'on en sort et que l'on se met à penser autrement. Tant que l'on est à l'inté rieur du système, cette conception est rationnelle, je dirais même qu'elle est extrêmement sophistiquée. Si l'on croit qu'il existe des dieux souverains, ne pensez-vous pas que cela apporte de bonnes réponses aux questions que les hommes peuvent se poser ? Ensuite les choses vont changer très profondément. Je le répète, les textes ne sont plus des narrations mais on a maintenant affaire à un exposé. Donc un texte qui adopte une forme qui se veut explicative, mais d'une manière très différente de celle de la poésie. Ainsi, au lieu de placer à l'origine le désordre pur et de faire naître de ce désordre un souverain qui va imposer l'ordre, on recherche quels sont les principes, ou le Principe qui est à la base de tout. Et ce principe quel qu'il

soit, l'eau pour certains, le feu pour d'autres ou encore Vapeiron, l'illimité, c'est lui qui va contenir les moyens d'explication de tout ce qui arrivera par la suite. S. et A. : C'est l'idée d'arche. J.P.V. : Bien entendu, avec le jeu conceptuel qui fait que Yarché a deux sens. Le mot désigne à la fois le pouvoir, la suprématie, mais aussi le principe, le fondement. Donc, à partir de mainte nant les Grecs vont rechercher le prin cipe. Ce qui veut dire que, derrière les apparences, pour les expliquer, on ne recherche plus un prince venu les stabi liser et les fixer. Ce que l'on recherche, c'est le principe qui les fonde. Finale ment cette arche prendra la forme de la loi. Nomos en grec. Ce nomos est une règle. Le principe n'est pas une force qui est plus grande que les autres et qui impose une loi de distribution comme le faisait Zeus. Le principe est une loi d'équilibre entre éléments. On a donc, à partir de là, avec les philosophes milésiens, un mode de pensée qui va essayer de dégager sous le jeu des apparences et sous le miroite ment de toutes les choses sensibles des 17


ORIGINE

Ionic« hic auctor fti&tef&: moderator eonïni, ""^iiifc nolle putant, dicitur elle Thaïes. Intima feratatus naturce denique longis Gommoritur ludis, enecat au&a litis.

■N H N B N l Thaïes écrit un livre sur la nature et participe à la vie politique (Cliché J.-L. Charmet).

éléments stables. Des éléments perma nents, qui sont premiers et qui contien nent la loi d'équilibre de l'Univers. Même lorsque cet Univers passe par des phases. Dans ce dernier cas, ce sera la loi du cycle qui fait qu'il y a d'abord le feu, ensuite l'eau, etc. Or, pour mettre sur pied une telle conception du monde, les Grecs ont été obligés de changer leur vocabulaire. Ils ont été obligés d'utili ser, non plus les noms des divinités traditionnelles, qui étaient vues comme des puissances, mais le nom de qualités sensibles, rendues abstraites et substantialisées par l'emploi de l'article : le chaud, le froid. Les Grecs vont utiliser un certain nombre d'éléments qui ap partiennent au monde de la nature et dont l'appartenance à ce monde est souligné par le fait que pour dire l'eau, par exemple, on ne dit pas Poséidon, mais on dit hudor, le nom même qui désigne l'élément. Ainsi apparaissent des catégories conceptuelles qui vont être généralisées à partir de ce qu'elles 18

sont physiquement. A partir de là, les Grecs vont donc réorganiser leur sys tème, pour aboutir, non plus à des listes généalogiques coiffées d'un pouvoir su prême, mais à un réseau de principes,

mm Au VIe siècle, on voit percer Vidée que c'est la loi qui gouverne le monde et non pas Zeus.mm ou parfois à un seul principe dominant. Puis les penseurs du VIe siècle vont essayer de montrer comment ces princi pes se combinent suivant un ordre : l'ordre constant de la nature. Finale

ment, dans ce point de départ, on voit percer l'idée : c'est la loi qui gouverne le monde et non pas Zeus. L'ordre est donc premier par rapport au pouvoir. C'est à ce moment-là que s'instaure également quelque chose que l'on pour rait appeler une nouvelle logique du questionnement. Cette logique est dif férente de la précédente en ce sens que, contrairement aux récits des mythes cosmogoniques, les textes ont désor mais pour ambition de répondre à ce que les Grecs nomment des problemata. Ces problemata sont parfaitement formulés : « Pourquoi, parfois, y a-t-il éclipse ? », « Pourquoi, parfois, y a-t-il arc-en-ciel ?» Il y a donc des questions et l'effort vise à répondre à ces ques tions. Les Grecs vont réfléchir à un double niveau. A un niveau qui est celui de la phusis, de la nature et des « phé nomènes » qui y résident - souvenezvous, le phainomenon : c'est ce qui ap paraît - et au niveau de ce qui est, « en dessous » des phénomènes. Cet « en dessous » est de l'ordre des phénomènes mais avec une stabilité que les phéno mènes n'ont pas. Donc double jeu de recherche : les Grecs restent au niveau des phénomènes physiques, une consis tance qui est encore celle de la nature, de la phusis. La rationalité ne va plus fonder à partir de là l'univers visible sur un espace qui est sacral et sur un temps qui n'est pas celui des hommes, celui des dieux. Non, il faut, maintenant, pour les Grecs, trouver des explications qui s'insèrent dans le temps tel que les hommes le vivent. Dans la même optique, les Grecs vont aussi rechercher des systèmes explica tifs en utilisant des phénomènes qui sont toujours sous notre nez. Par exem ple un crible, ou un piston avec lequel on aspire l'eau. Leurs schémas explica tifs visent à déceler ce qu'on ne voit pas, ce qui est sous les apparences. Mais ce que l'on ne voit pas, pour eux, n'est pas d'un ordre radicalement différent de celui des apparences. Donc, les Grecs, à partir du VIe siècle, vont utiliser les mêmes éléments qu'auparavant. Sim plement," par derrière, grâce à un voca bulaire plus abstrait, grâce à des sché mas explicatifs choisis, ils vont proposer des principes d'ordre sous-jacent totalement inédits. Voici en quel sens il y a innovation dans la rationa lité. A partir de là va s'imposer une curiosité, un questionnement intellec tuel qui, en empruntant des voies inédi tes conduira, plus tard, à ce que nous appelons la science. Cette curiosité va concerner l'ensem ble des phénomènes physiques. Cela portera aussi bien sur la recherche mé-


dicale, la recherche astronomique ou les théories physiques. S. et A. : Ce que vous venez de décrire pourrait être baptisé « la séquence milésienne »... J.P.V. : Oui, mais il est clair que cette séquence n'aurait pas suffi. L'épisode milésien a, dans son développement

mm A ce moment, les choses se sont jouées à la fois sur un plan social et sur un plan intellectuel.mm même, suscité ou rencontré d'autres sé quences qui, globalement, sont les sui vantes. A partir du moment où l'on fait un discours en prose qui prétend être un exposé explicatif va se poser, alors, le problème de la rigueur démonstra tive interne de l'exposé. En d'autres termes, la narration mythique se dé roule sans se soucier de sa propre cohé rence, la prose explicative, au contraire, est un écrit qui doit rendu des comp tes. On suscite la critique, k"5 objec tions, la controverse. Ainsi va se poser spontanément le problème de la cohé rence et de la non-contradiction du dis cours. Il faudrait, bien sûr, mettre dans notre scénario toute la lignée des ma thématiciens, des pythagoriciens, des Eléates aussi. Reste que le démarrage, le glissement qui s'est fait au VIe siècle, va conduire et très vite aux grands sys tèmes philosophiques. Dans l'inter valle, il y a les présocratiques, mais deux siècles plus tard, au IVe siècle donc, Platon arrive. De notre point de vue, ce qu'il faut retenir, c'est que les Grecs ont défini une activité intellec tuelle qui vise, à la fois, à rendre raison des phénomènes, et à instituer un dis cours qui obéit à sa propre logique dans son déroulement. Les Grecs ont ainsi défini une logique de l'identité, car au même moment, ils ont porté leur ré flexion sur les règles de fonctionnement du discours. S. et A. : C'est l'apparition de ce que les Grecs appellent le logos, qui veut dire à la fois parole et raison, en un certain sens. J.P.V. : Tout à fait, même si, d'ailleurs, les milésiens ne l'appellent pas encore logos. Précisons aussi que le partage entre le mythe (muthos) et le logos va se faire difficilement. En tout cas, à partir de cette époque, toutes ces curio sités se développent. Elles culmineront

avec Aristote qui, lui, parlera de tout. Du vivant, du ciel, de la physique et de bien d'autres choses encore. S. et A. : II explicitera même les critè res de démonstrativité, de preuve. En particulier dans TOrganon, son grand traité de logique. J.P.V. : Bien sûr. Ainsi les Grecs ont, d'une part, développé l'idée d'historia, c'est-à-dire d'enquête. Elle donnera les grands recueils d'observations. Et d'au tre part, l'idée de non-contradiction, de cohérence du discours, de logique. Tout ceci permet aux Grecs d'aboutir à un type de rationalité qui a une forme assez précise et qui a donné les résultats les plus valables. En définitive, ce qu'il faut retenir dans ce que les Grecs pro duisent alors, c'est un idéal. Un idéal qu'il faut suivre, une sorte de champ que l'on trace, en sachant qu'à chaque fois, le réel résiste. S. et A. : Quels sont les rapports entre cette forme de rationalité et les chan gements d'organisation politique ?

J.P.V. : Tout d'abord, il est impossible de ne pas constater qu'entre les formes de rationalité et les changements qui se produisent sur le plan de la vie sociale et de la vie politique, il y a des corres pondances. Je ne dis pas que l'un déter mine l'autre. Mais je remarque d'abord que cela marche du même pied. Ce n'est pas par hasard que la Cité, dans ses aspects démocratiques, telle qu'elle ap paraît au VIe siècle, en particulier avec un personnage comme Solon (4), est contemporaine du développement de ce (4) Solon : législateur et poète athénien, ~ 640 ~ 558. Son nom est attaché à une vaste réforme sociale et politique qui déter mina l'essor d'Athènes. De lui date la nais sance de la démocratie athénienne. Chez les pythagoriciens, le développem en t des math ém a tiq ues dem eure lié au concept de « nombre parfait ». Ici, Pythagore et Boèce, philosophe et homme politique latin, traducteur et commentateur d'Aristote (bibliothèque de l'ancienne faculté de Médecine, cliché J.-L. Charmet).

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ORIGINE

type de rationalité. Pensons à ceux que les Grecs appellent les sophoi, les sages. Leur sagesse consiste justement dans le fait qu'ils ont pensé le corps social, la communauté humaine d'une cité, exac tement dans les mêmes termes et sur le même registre que les philosophes io niens avaient pensé l'Univers, c'est-àdire le cosmos. C'est d'ailleurs le même terme. Le cosmos est organisé avec des éléments multiples qui, tous, vont obéir à une loi commune. Là, la chose essen tielle étant que le pouvoir, le cratos, ne se soit pas accaparé par un des élé ments composant la cité, par une des personnalités de la cité. Sinon apparaî traient la tyrannie et, par voie de consé quence, la ruine de la cité. Pour qu'il y ait cité, il faut justement que le cratos soit déposé au centre de l'espace civi que. Le terme grec qui désigne cet as pect est : Visonomia. Il faut qu'il y ait perpétuellement cet équilibre. Je suis donc obligé de remarquer que les choses, à ce moment-là, se sont jouées sur un plan intellectuel et sur un plan social. Ce qui ne veut pas dire du tout que le développement de la science et que les aspects intellectuels de ce développement ont été déterminés par la politique ou l'économique. Ce que je dis, c'est qu'il y en a dans la vie du philosophe. Et Solon ne participe pas moins à l'élaboration d'une nouvelle rationalité quand il déclare : « Je me suis tenu comme une borne... j'ai voulu que ce soit la loi qui soit respectée... On m'a proposé la tyrannie, je l'ai refusée... la cité doit avoir cette forme isonomique... » Solon met en place les mêmes catégories et les mêmes représenta tions, sur le plan social, que le philoso phe le fait sur le plan de la pensée de l'Univers. Ce n'est donc pas l'intelli gence qui est déterminée par le social ou l'économique, c'est toute la vie so ciale à tous les niveaux, que ce soit Thaïes qui a participé à la vie politique et qui décide d'écrire un livre sur la nature, ou que ce soit Solon engagé dans la vie politique. Dans les deux cas, leur univers intellectuel est façonné par tous les plans de leur activité, et ces plans ont une relative cohérence. Ceci peut nous permettre d'affirmer que la raison, que l'émergence de la rationalité n'est pas une révélation, ex nihilo, mais qu'elle a un caractère his torique. D'ailleurs, il faut bien voir que les Ioniens ne sont pas des adeptes fa natiques de la Raison chassant la su perstition. Pas du tout. Pour eux, ce monde est plein de dieux, ils le disent. D'une certaine manière, ces principes nouveaux dont nous avons parlé ont encore quelque chose de divin. La vieille conception d'un monde divin est toujours présente à ce moment-là, et on 20

ne pourrait pas comprendre ce monde si l'on ne faisait pas leurs places à ces dieux. De la même façon, si l'on observe le développement des mathématiques, il est, chez les pythagoriciens, absolu ment lié aux idées que certains nom bres sont parfaits et qu'ils ont une va leur sacrale. S. et A. : Là, les mathématiques se doublent d'une mystique... J.P.V. : Appelons cela « mystique » si l'on veut. Cela se double d'une concep tion qui nous est maintenant étrangère. Reste que le pas en avant qui est fait, à ce moment-là, est possible du fait aussi de cette « mystique ». Par exemple, quand Thaïes dit que c'est l'eau qui est l'élément primordial, on comprend très bien ce qu'il veut dire. L'eau peut pren dre toutes les formes, l'eau est ce qui nourrit la vitalité, et, dans l'homme même, c'est l'élément humide qui est en rapport avec la génération. Comme la mort et la vieillesse sont une sorte de dessèchement... On comprend tout ça.

mm L'émergence de la rationalité n est pas une révélation : elle a un caractère historique, mm Mais il ne pourrait pas poursuivre son projet qui est l'instauration d'une nou velle rationalité si, quand il dit l'eau, il n'avait pas en même temps, dans son esprit, toute cette charge que l'on peut dire sacrale. L'eau, pour lui, n'est pas seulement ce que je verse ou ce que je bois. C'est quelque chose qui a, en plus, un certain nombre d'effets, de pouvoirs. S. et A. : Les Grecs connaissent la raison mais ils connaissent aussi la métis, la ruse, l'habileté à se conduire. Comment ces deux stratégies, la ratio nalité et la métis cohabitent-elles, puisqu'elles participent toutes les deux de l'intelligence pour les Grecs ? J.P.V. : Sur l'exemple de la métis qui est tout à la fois la ruse, l'intelligence retorse, la débrouillardise, l'astuce, la tromperie, on voit très bien comment le développement d'un type de rationalité qui permet d'avancer sur un certain nombre de plans a aussi sa contre partie. Le résultat de cette cohérence interne dont nous avons parlé plus haut, de cette recherche de rationalité, de démonstrativité, où l'argumentation doit utiliser des concepts univoques,

précis, bref, ce développement a pour conséquence que tout un pan de l'intel ligence grecque est rejeté. L'intelligence mise au service non seulement des tech niques artisanales, du politique, du flair commercial, de la vie quotidienne, de la navigation. Cette intelligence qui jouait un rôle fondamental est repous sée, elle est exclue de cette nouvelle rationalité car elle repose, en définitive, sur le fait que toutes les choses sont toujours ambiguës, polymorphes, fuyantes. Ainsi tout ce qui ne relève pas d'une loi et d'un ordre permanent est refoulé. Avec beaucoup de force par Platon, par exemple. Aristote, lui, lui fait une place. Il dit que, dans les affai res humaines où tant de choses nous échappent et qui ne sont pas comme les mathématiques ou la physique, une vertu nous est nécessaire. C'est celle de l'évaluation correcte, des circonstances bien saisies et de la juste mesure, et il lui fait, sous le nom de prudence, une place dans la morale mais pas dans la science. Aussi, tous ces savoir-faire qui sont ce que j'appellerais volontiers la pensée technique, l'intelligence techni cienne, tout ce qui est de l'ordre de l'opératoire et qui a sa propre logique. S. et A. : Dans un de vos textes, vous parlez de « la vitalité de la pensée ra tionnelle aujourd'hui ». J.P.V. : Oui, mais je parle aussi de l'ex trême vitalité de la pensée irrationnelle aujourd'hui. L'une et l'autre existent. Cette seconde vitalité, celle de l'irra tionnel, ne me gêne pas dans la mesure où je crois qu'il y a toujours d'un côté la raison et de l'autre « l'irraison ». Ce que l'on appelle la rationalité c'est, à la fois, ces attitudes intellectuelles que le déve loppement de la recherche scientifique dans les divers domaines a amené et qu'elle conforte bien sûr. Il faut bien voir que cette rationalité a des aspects institutionnels. Il existe des sociétés sa vantes, des journaux scientifiques, des milieux où, pour chaque discipline, le champ de la recherche est déjà consitué avec son histoire propre ; l'horizon de l'enquête est délimité et balisé. Dans ce cadre, le contrôle réciproque des cher cheurs est constant et chaque savant qui travaille sur ce terrain opère dans un espace de rationalité dont les concepts, les méthodes, les principes directeurs sont définis. Cependant, à l'intérieur même de ce cadre, il existe des divergences d'orientation et des disputes. Pas seulement des disputes sur les théories scientifiques, par exem ple l'interprétation de la relativité gé nérale, etc. Il y a aussi des enjeux de rationalité. Ces enjeux reposent sur des choix, par exemple vis-à-vis de ce qu'on appelle le déterminisme, l'indéterminisme. Ainsi, à l'intérieur des champs


Jean-Pierre Vernant : « Les progrès de la science sont impuissants à supprimer, dans une civilisation, les irruptions de l'irrationnel. » (ClichéPh. Lelluch). de rationalité constitués il existe, et il a toujours existé, des tensions. La ratio nalité n'est pas donnée avant la science pour en conduire et fixer, comme de l'extérieur, le mouvement. Elle est im manente au mouvement des diverses disciplines scientifiques ; elle se fabri que dans et par leurs démarches, dans le contact avec leurs « réels » et la résis tance de ces réels. Quant à l'irrationalité, c'est une

autre affaire. Ses racines étant sociales et psychologiques, les formes qu'elle revêt, les secteurs où elle se manifeste et qu'elle investit, même dans les cas où ils paraissent recouper ceux de la science, comme l'astrologie ou la communica tion de pensée, sont profondément étrangers aux débats de la recherche en train de se faire, et à ses enjeux du point de vue de la rationalité. Constatation réconfortante dans la

mesure où elle implique qu'entre ratio nalité et irrationalité, la frontière n'est pas aussi flottante que certains vou draient le faire croire, désabusive aussi parce qu'elle incline à penser que l'ex tension de la recherche dans tous les domaines, les progrès de la science, pour spectaculaire qu'ils soient, sont impuissants à supprimer, dans une civi lisation, les irruptions, voire les déchaî nements de l'irrationnel. • 21


NNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNNENl Monory : Cieln" 13-1979. Galerie Maeght Lelong.

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LE SONGE

Johannes Kepler, chapitre Saint-Thomas, Strasbourg (Photo Goldner).

GERARD SIMON*

Que se passe-t-il quand un savant rêve éveillé qu'il est le plus grand astronome de son temps et qu'il se demande ce qui peut peupler les espaces célestes ? Réponse : tout dépend de l'époque à laquelle il vit. contemporain Galilée, l'un de ceuxfut, qui comme jetèrent son les fondeKEPLER exact g ments de la science moderne. Pour rendre compte du mouvement des astres errants, il conçoit à la place des vieilles combinaisons de cercles la no tion moderne d'orbite, il est vrai dans une dynamique encore balbutiante ; mais il la pense déjà comme une trajec

toire lisse résultant du jeu des forces qui s'exercent sur le corps céleste. Il établit les trois lois qui portent son nom : chaque planète parcourt une or bite elliptique dont le Soleil occupe un des foyers (fin des cercles) ; le temps * Professeur à l'université de Lille III. Di recteur du Centre de recherche sur l'ana lyse et la théorie des savoirs. 23


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entre le titre et le sous-titre, l'abon dance de notes par rapport au texte, tout indique qu'on affaire à un domaine ambigu, celui de la fiction surveillée. Rêverie sans doute, mais rêverie qui veut respecter et illustrer les données du calcul et de l'observation. Que nous livre donc l'irréalité du songe, quand elle est ainsi confrontée à la vigilance de l'astronome ?

1. Une fantaisie rêvée

Cherchant des lois astronomiques simples et générales, Kepler tenta d'établir des rapports entre les orbites des planètes. Pour cela, il conçut un planeta rium : les orbites des cinq planètes de Jupiter à Mercure sont des sphères circonscrites aux cinq solides réguliers, du cube à l'octaèdre. Le Soleil est placé au centre du système : une provocation pour l'époque...

qu'elle met à parcourir un arc de son orbite est proportionnel à l'aire corres pondante balayée par le rayon vecteur, segment de droite idéal tracé entre elle et le Soleil (fin de l'uniformité de droit des mouvements célestes) ; enfin les six planètes alors connues obéissent toutes à une loi unique, puisqu'il existe un rapport constant entre les demi-grands axes de leur orbite et leur période de révolution (ce qui conduira Newton à la loi de la gravitation universelle). En optique, il explique la vision en démontrant la formation d'une image réelle sur la rétine, énonce une loi ap prochée de la réfraction pour les petites incidences, clef d'une première théorie des lentilles qui rend compte du fonc tionnement de la toute nouvelle lunette de Galilée. Nous avons montré ailleurs combien ces très grandes découvertes sont dues non seulement à ses talents de mathématicien respectueux de l'ob servation et de l'expérience, mais en core à une imagination scientifique féconde en hypothèses parfois vertigi neuses, tirées du principe que Dieu n'a 24

pu créer le monde qu'à son image, plein de vie et d'harmonie (1). Littéralement, la vue du ciel le faisait rêver ; et au moins en un cas, celui de ce qui se passe sur la Lune, où l'observation faisait complètement défaut, la fiction pure prit le relais. Cas fort instructif, où on se trouve aux limites du rationnel et du fantastique aux yeux mêmes d'un homme de génie qui, né en 1571 et mort en 1630, appartient à cette période ba roque, débridée et fougueuse qui pré cède l'Age classique. Le Songe ou Astronomie lunaire (Somnium) est un ouvrage posthume, publié en 1634, quatre ans après la mort de son auteur. Kepler y a travaillé dès 1609, et en a repris et modifié la présen tation tout au long des années 1620. Peu à peu, il a ajouté à la courte relation d'un rêve concernant la Lune et ses habitants deux cent vingt-deux notes de justifications et d'explications quatre fois plus longues que le récit proprement dit -, puis un appendice d'une page, suivi lui-même de vingt pages de notes. L'équivoque maintenue

Une nuit de 1608, à une période où des troubles contemporains l'ame naient à consulter des chroniques de Bohême évoquant une princesse Libussa, experte en magie, Kepler se cou che après avoir observé les astres et la Lune. Et il rêve que, dans un ouvrage arrivé de la foire de Francfort, il lit l'étrange récit suivant. Un Islandais en est l'auteur, répon dant au nom (latinisé) de Duracotus. Sa mère, Fioxhilde, gagne sa vie en ven dant aux marins de passage des sachets de simples qu'elle ramasse selon les rites, et particulièrement à la SaintJean, sur les pentes du volcan Hécla. Saisi un jour de curiosité, le jeune gar çon fend un de ces sachets, qui répand plus tard son contenu sur le pont du navire. Du coup, sa mère l'abandonne au capitaine qui lève l'ancre, finit par arriver au Danemark, aborde l'île de Hveen où Tycho-Brahé, le maître de Kepler, a installé son observatoire, et, chargé de lui remettre un pli, y débar que l'adolescent. L'astronome refuse de laisser repartir le jeune homme, le garde auprès de lui et lui enseigne l'as tronomie. Duracotus reste là quatre ans, puis part retrouver sa mère, qui, enchantée des connaissances qu'il a dé sormais acquises, décide de lui révéler son propre savoir. « Car, dit-elle, malgré le froid, les ténèbres et bien d'autres désavantages, nous avons parmi nous bien des talents ; nous avons à notre disposition des esprits de la plus haute sagesse qui, par horreur de la lumière des autres contrées et du tapage qu'y font les hommes, aiment à rejoindre nos ombres et s'entretiennent familière ment avec nous. Neuf d'entre eux sont les plus notables. J'en connais particu lièrement un, le plus doux et le plus inoffensif de tous ; on l'invoque grâce à vingt et un caractères. Souvent, je suis transportée avec son aide dans les pays que je lui désigne ou, si leur éloignement me fait trop peur, j'en apprends en l'interrogeant autant sur eux que si j'y étais moi-même. » Mère et fils com mencent aussitôt les rites nécessaires à sa venue ; ils désirent le faire parler d'une contrée appelée Levania, nom hé breu de la Lune. Fioxhilde s'éloigne, se dirige jusqu'à un carrefour, prononce quelques mots, revient, étend sa main droite, et s'assoit en silence à côté de


Duracotus. Tous deux se voilent la tête. Une voix aussitôt s'élève. La route de Levania, dit-elle, est très rarement praticable ; elle l'est unique ment durant les éclipses de Lune, et le trajet dure quatre heures. Elle est dan gereuse pour les hommes, moins toute fois pour les vieilles femmes desséchées ou les Espagnols que pour les gras Alle mands. Les voyageurs sont poussés par les esprits qui les transportent, les ré chauffent contre le froid intense, les font en absence d'air respirer dans des éponges humides, et les protègent du choc à l'arrivée. Pour ces esprits euxmêmes, qui vivent dans l'ombre de la Terre, le trajet est facile ; ils débar quent comme d'un bateau sur Levania, et s'empressent de se mettre à l'abri du soleil dans des grottes ou des endroits obscurs. Là, ils entrent en société avec les démons du lieu, discutent avec eux, se promènent à l'ombre en leur compa gnie ; et quand par hasard cette ombre

de Levania vient frapper la Terre, tous ensemble, ils envahissent cette dernière - ce qui explique la crainte que ressen tent les hommes lors des éclipses de Soleil, car c'est alors que cela se pro duit. Suit un cours d'astronomie lunaire de la plus extrême technicité et de la plus haute précision, où toutes les don nées numériques sont fournies. L'esprit de l'ombre explique que Levania est divisée en deux hémisphères, Subvolva et Privolva : le premier a toujours audessus de lui Volva - entendons la Terre en rotation - qui joue le rôle d'une énorme lune ; le second en est dépourvu (car la Lune nous présente toujours la même face). Pour ses habi tants, Levania est immobile au milieu de l'Univers, et les astres errants se déplacent autour d'elle. Le premier mouvement (diurne) fait que leur jour est long d'un de nos mois ; sa durée solaire et sidérale est donnée

avec la plus grande volonté d'exacti tude. Bien qu'il existe une sorte d'alter nance entre l'été et l'hiver, celle-ci n'a rien de comparable à la diversité de nos saisons et elle ne se produit ni aux mêmes endroits, ni aux mêmes lieux : les périodes, les dates, les régions sont encore très soigneusement indiquées. Quant au second mouvement, celui des astres errants, il est lui aussi décrit minutieusement, et il se montre encore plus complexe que vu de la Terre : il faut en effet combiner aux effets opti ques du mouvement orbital de la Terre ceux que provoquent la rotation de la Lune autour d'elle. Le climat de Privolva est terrible ; durant deux de nos semaines, une nuit glaciale s'en empare ; elle est bientôt remplacée par un jour d'une période égale où l'ensoleillement est torride. Le séjour de Subvolva est moins rude. Volva (la Terre) l'agrémente de ses quartiers, donne le spectacle chan-

S T K I. I. /E B U R G" U M fi« O B S K R V A T O R 1 U M S U B T E R R A N E V M , A T Y C H O N E U R A H É «o.,,, i [N INSULA KViCMA , EXTRA ARCEM URANIAM. VS£ KXTRVCTVMJI CIRCA

L'observatoire de Tycho Brahé à Stellenborg (Danemark), 1584. Extrait de «Cosmographie Bibliothèque de Genève (Document Explorer).

de Johannes Blaue. 25


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géant de sa surface, provoque les éclip ses du Soleil, et surtout la réchauffe de la lumière qu'elle réfléchit. En conjonc tion avec le Soleil, elle induit d'énormes marées : car Levania possède mers et montagnes ; elle est pleine de crevasses et de cavernes, qui sont pour les habi tants la seule manière de se protéger de la chaleur et du froid. Là encore, tout ce qu'un astronome peut établir du spec tacle de la Terre vue de la Lune est techniquement et précisément énoncé. Quant à la vie sur Levania, elle est d'une taille monstrueuse. La croissance y est très rapide, et la durée de vie très brève, souvent seulement d'un jour. Les êtres s'y déplacent au rythme de l'eau et des énormes marées qu'elle subit. Certains restent plongés dans cette eau, d'autres la font venir dans les grottes par de longues canalisations. Le genre prédominant y est le serpent. Certaines espèces entrent en léthargie le jour, pour revenir la nuit à la vie, à l'inverse des mouches chez nous... A ce moment, le vent qui s'est levé avec la pluie réveille Kepler et le prive du reste de sa lecture. 2. Un rêve savant Tenons-nous en d'abord à ce récit, et commençons par son côté scientifique. Il s'agit vraiment d'une spéculation d'astronome. Nous avons dû abréger la description de la « géographie » lunaire, le calcul très poussé de la durée du jour, de la nuit, la localisation des zones cli matiques, et des changements pluriannuels qui s'y produisent. Nous avons dû de même nous contenter d'évoquer l'étude des aspects de Volva, de sa gran deur apparente selon les lieux et les époques, de ses phases, de ses éclipses, des formes bizarres qui apparaissent sur son disque, et qui ne sont autres que nos continents, nos mers, nos océans. On sent là le jeu d'un virtuose de l'astronomie, qui s'amuse à transposer sur un observatoire lunaire les données les plus récentes et les moins connues recueillies par Tycho-Brahé dans le ciel, et par les navigateurs sur les océans. Le propos n'est pas seulement ludi que. L'entreprise est de vulgariser par le moyen de la fable la conception copernicienne du monde. La Lune, pour ses habitants, est immobile et tout le ciel, avec les astres errants et la Terre, pivote autour d'elle ; belle leçon (et combien détaillée) de relativisme opti que ! A quoi s'ajoute son caractère ter restre, conséquence de la théorie de Copernic vérifiée par les observations de Galilée : contrairement aux concep tions d'Aristote et de Ptolémée, la Lune, corps céleste, n'est ni parfaite ment sphérique ni incorruptible : mais 26

elle comporte des montagnes, des mers, des gouffres, et il s'y produit des marées, des saisons. Mieux même, elle est siège de vie et de végétation, comme le pressentait Giordano Bruno : c'est un monde habité ; et dans son appendice, Kepler établit que les taches claires et obscures observées à la lunette corres pondent aux ombres portées de pro fonds cratères circulaires, qui n'ont pu être creusés avec une telle régularité que par des êtres intelligents, désireux d'abriter leurs villes des ardeurs du So leilCette fiction est donc une œuvre de vulgarisation militante, qui paraît seu lement deux ans après la condamnation de Galilée. Elle habitue le grand public

Giordano Bruno, dominicain, défen dait, dans «Le banquet des cendres », le système de Copernic. Il fut brûlé vif comme hérétique (Cliché Edimedia). à penser en termes coperniciens. Et sur tout, à se représenter de manière rigou reuse et réglée tous les possibles ouverts par le copernicanisme. Si la Terre est une planète, alors les planètes et la Lune sont des sortes de terres ; et comme telles, elles peuvent être habi tées. Si les marées sont dues à l'attrac tion simultanée de la Lune et du Soleil (thèse avancée en 1609 dans la préface de l'Astronomie Nouvelle), alors elles peuvent exister aussi sur la Lune et les planètes. On ne sait trop encore ce qu'on peut trouver à l'intérieur de continents en partie inexplorés comme l'Afrique, l'Amérique, ou l'Asie, ni non plus dans des océans comme le Pacifi que, dont la partie australe reste totale ment inconnue. Si la Terre nous réserve encore bien des surprises (comme par exemple des géants en Terre de Feu), que ne peut-on attendre de ces îles

lointaines que sont la Lune et les planè tes ? On ne peut toutefois en dire n'im porte quoi. Déjà, la science impose sa rigueur à l'imaginaire. Kepler sait fort bien que la hauteur de l'air est limitée ; elle ne dépasse pas, d'après lui, les plus hautes montagnes. Il faut donc proté ger le voyageur quittant la Terre du froid (et il a recours à un genius ex machina) et du manque d'air (et il ne trouve que des éponges imbibées d'eau). La vie sur la Lune n'est pas quelconque ; la surface doit en être al ternativement torride et glacée ; il faut donc que les êtres qui la peuplent sui vent l'ombre pour se protéger des ar deurs du Soleil, soient très grands, pour se déplacer assez vite, ou se réfugient dans des cavernes en y faisant venir l'eau nécessaire... Le non humain cesse d'être seulement bestial ou angélique, il peut désormais résider sur un autre monde, être adapté à ses conditions, et ne ressembler que de fort loin aux va riantes connues de la Création terres tre. Voilà ce qu'il en est pour la science, et la moisson n'est pas négligeable. Ce n'est pas dans un autre style rationnel que s'interrogent aujourd'hui, sur les possibilités de la vie extra-terrestre, les spécialistes contemporains. Mais si l'envie qu'avait Kepler de traiter une telle question était d'ordre exclusive ment scientifique, s'il n'avait pour but que de promouvoir le copernicanisme et de le prolonger en imaginant les pos sibles que, rationnellement, il avait ou verts, d'où vient la pulsion qui le pousse à se donner pour porte-parole un esprit de l'ombre invoqué au cours d'un rite magique par une femme qui a tout de la sorcière ? Pourquoi ce patronage pour nous si incongru ? 3. Un jeu dangereux Et d'abord, insistons sur le fait que, littéralement, Kepler joue avec le feu. Fioxhilde est une guérisseuse qui ré colte ses simples au pied d'un volcan selon un rituel non divulgué, et en res pectant les dates favorables, comme le jour du solstice d'été, où le Soleil ne se couche pas sur l'Islande. Elle protège ses secrets au point de vendre son pro pre fils, s'il cherche à les percer. Quand il revient, elle lui explique qu'elle est en communication avec des esprits noc turnes qui aiment les ombres de son pays, et son isolement. Et pour faire venir l'un des plus puissants, elle se dirige vers un carrefour, prononce la formule d'invocation, et se voile la face, reprenant ainsi des rites connus de sor cellerie. Quant à l'esprit lui-même, il n'est pas moins inquiétant. Il parle d'une voix grinçante et mécanique, ne


Le système de Ptolémée. Atlas céleste d'Andréas Celarius, 1708 (Archives Explorer). désignant la Lune que par son nom hébraïque. Il ne vit qu'à l'ombre, ne voyage que dans la nuit, et profite des éclipses de Soleil pour envahir la Terre avec ses homologues de la Lune, quand dans les ténèbres les chiens hurlent et que les hommes tremblent... Comment ne pas songer à quelque sombre démon invoqué par une sorcière ? Kepler joue évidemment de cette corde, et il le fait très consciemment, comme ses notes le montrent. Il nomme l'esprit qui parle le démon de Levania, parce qu'en grec daimôn (selon une étymologie douteuse) vient de savoir, et pour Levania il rappelle que « les termes hébraïques, moins familiers aux oreilles que les termes grecs, sont préfé rables dans les sciences occultes car ils inspirent une plus grande crainte » (note 42). Quand Duracotus et sa mère font leur invocation, ce n'est pas à une époque quelconque ; on est en mars, à

l'équinoxe ; la Lune est croissante, en conjonction avec le maléfique Saturne (« ce qui est pour les astrologues la base des sciences occultes ») dans le signe du Taureau ; juste avant qu'elle se lève, le Soleil se couche : il est donc à l'entrée de son exaltation dans le Bélier, tout comme la Lune se trouve exaltée dans le Taureau... Kepler consacre une page entière aux raisons astrologiques de son choix, et de ce choix vu d'Islande (note 43). Et il rappelle encore que, devant des spectateurs invités à une observation astronomique, il s'amusait à simuler des rites magiques : mise en place mystérieuse de la chambre noire, lettres tracées de gauche à droite comme dans l'écriture hébraïque (pour les exposer à l'extérieur et qu'elles soient vues inversées sur un écran), si lence sérieux imposé par jeu au specta teur : le savant, plongé alors dans la lecture des Recherches magiques de

Martin Delrio, raisonnait scrupuleuse ment en astrologue et se plaisait à jouer les magiciens. U s'empresse pourtant d'exorciser ce qu'a d'inquiétant y compris pour luimême le caractère occulte de son récit. Il donne à tout ce préambule un sens alégorique, mais qu'il découvre après coup. Fioxhilde représente la pratique empirique, ignorante des causes « car la connaissance empirique des herbes est le plus souvent mêlée de superstition » ; elle est pourtant la mère de la Science ; mais elle ignore ou cache le nom du père, qui est l'esprit doué de raison. Duracotus ne publie son récit qu'après sa mort : il faut que l'ignorance meure pour que la Science puisse sans danger divulguer ses propres secrets sans en risquer les attaques. Quant aux esprits qui hantent l'Islande, ce sont « les sciences qui dévoilent les causes ». Le cas des neuf plus notables d'entre eux 27


ONIRISME

est moins clair : « Je ne sais vraiment pour quelle raison j'ai cité ce chiffre. Aije pensé aux neuf Muses, parce qu'elles sont des déesses pour les païens, ce qu'est pour moi un esprit ? Ou bien les ai-je rangées dans cet ordre : 1° méta physique, 2° physique, 3° éthique, 4° astronomie, 5° astrologie, 6° optique, 7° musique, 8° géométrie, 9° arithméti que ? » Une certitude toutefois, pour l'esprit doux et inoffensif qu'invoquent Fioxhilde et Duracotus, « je suis sûr que j'avais ici en tête Uranie parmi les Muses, ou l'astronomie parmi les scien ces ». Et Kepler, toujours se relisant, voit qu'il faut vingt et un caractères pour l'appeler : « En me demandant pourquoi j'avais mis ce chiffre, j'ai tout juste trouvé qu'il y a le même nombre de lettres (ou de caractères) dans les mots Astronomia copernicana et au tant de formes de conjonction entre des planètes prises deux à deux, puisqu'el les sont au nombre de sept... » L'espritastronomie aime évidemment les ténè bres où il peut observer, le calme où il peut calculer, les éclipses qui lui appor tent des renseignements majeurs ; et il transporte ceux qui le lui demandent dans les pays qu'ils désirent, où s'ils le préfèrent leur en dit tout ce qu'il sait. Enfin, le cérémonial qui le fait venir n'est rien d'autre qu'une transposition des préparatifs de l'astronome recevant des hôtes dans une chambre noire... Je crains fort qu'un psychanalyste ne reste sceptique devant cette interpréta tion allégorique, surtout quand il s'agit du personnage de Fioxhilde, qui chasse son jeune fils quand il entaille le sachet, qu'elle s'apprête à vendre, et l'accueille avec plaisir quand, devenu homme, il a acquis la science qui lui permet d'être initié. Manifestement, Kepler surinter prète pour éviter d'interpréter. Mais mon propos n'est pas de me substituer à lui. La question qui me préoccupe est autre. D'où vient qu'à une époque de pleine chasse aux sorcières, il ait sans nécessité pris tant de risques ? Tou jours en note (note 8), il explique que son livre ne fut pas étranger au procès en sorcellerie qu'en 1615 les autorités de Leonberg intentèrent à sa mère, et qui ne fut abandonné qu'en 1621 grâce à ses interventions nombreuses et à son poids social de mathématicien impé rial : « Vous, mes amis, qui connaissez ma situation et les savoirs de mon ré cent voyage en Souabe, vous penserez, surtout si vous avez eu auparavant le manuscrit entre les mains, que ce petit livre fut pour moi et les miens le pré sage de ce qui arriva ensuite. C'est aussi mon avis. C'est un présage de mort que de recevoir une blessure léthale ou de boire du poison ; ce ne fut pas moins un présage de désastre familial que la di28

Nicolas Copernic. Atelier de Poméranie, XVIe siècle, musée de Tor un (Cliché Lauros-Giraudon). vulgation de cet écrit. On aurait dit une étincelle jetée sur du bois sec... » On comprend mieux qu'à partir de 1622, Kepler revoie son récit, multiplie des renvois à des données astronomiques mais aussi à des interprétations allégo riques (il y a par endroit presque une note par ligne). « Je me suis donc décidé à venger mon Songe des tracas qu'il a subis en le publiant. Ce sera encore le prix à payer pour ses ennemis ». Kepler peut le faire sans crainte : avec ses notes servant de mode d'emploi, le texte est devenu bien anodin. 4. Est-ce bien un jeu ? Reste à comprendre ce qui poussa Kepler à donner une présentation dé moniaque à une entreprise scientifique. D'autres ont écrit des voyages dans la Lune (à la même époque Godwin, plus tard Cyrano), qui n'eurent pas besoin de pareille épice pour corser leur menu. Une première réponse vient à l'esprit : mieux que quiconque, il connaissait l'impossibilité technique du voyage, en raison du froid et de l'absence d'air. Animé du plus grand souci d'exactitude scientifique, il ne pouvait imaginer une atmosphère respirable, entre la Terre et la Lune - ce qui l'aurait contraint à rejoindre la notion de sphère sublu naire qu'il combattait. Mais puisqu'il rêvait, et qu'il rêvait d'un visiteur lu naire, il y avait bien d'autres façons de présenter son propos.

Ce qui apparaît à la lecture de ses notes justificatives, c'est que Kepler considère la science - et tout particuliè rement l'astronomie - comme la nou velle magie de son temps. Elle trans porte l'homme bien loin de la Terre, et lui fait connaître les régions célestes comme s'il en revenait. Il y a là un savoir par les causes (ce qu'il a toujours cherché) beaucoup plus puissant en core que l'ancien savoir par les signes qui, par exemple, présidait à la cueil lette des simples. Et cette science confère à qui la détient un pouvoir que personne n'avait eu encore. Kepler joue de la difficulté et de l'obscurité de la science elle-même : elle aussi, aux yeux des non-initiés, elle a tous les caractères de l'occulte ; et les mystérieux pouvoirs qu'on lui prête rejaillissent sur le sa vant qui en détient les secrets. Surtout quand ce savant est non seulement un astronome, mais un astrologue réputé. Combien de puissants de la Terre, de l'Empereur à Wallenstein, ont sollicité de lui des horoscopes ! Des hommes comme Tycho-Brahé ou Kepler de vaient être sensibles au rôle social qu'on leur faisait remplir, eux qui déte naient des clefs qui pouvaient faire d'eux les consultants du Prince. La ten tation était forte de reprendre le rôle du mage, et Kepler nous dit bien qu'il y cédait par jeu. Etait-ce seulement par jeu

Il n'est pas dit qu'en tant qu'initié


suprême, les mystères qu'il divulgue comme en rêve soient seulement une fable agréable, et non un mythe don nant à réfléchir. Après tout, quand au XVIIe siècle on parle de la Lune, on parle de réalités inquiétantes. On sait bien que, lorsqu'elle croît, elle fait gon fler toutes les humeurs ; que c'est quand elle est pleine que les crises des malades sont les plus fréquentes ; on ne sait trop quel effet a sa lumière sur les lunatiques. Sa conjonction avec Sa turne est-elle vraiment inoffensive ? Qui peut le dire ? Mieux même, les génies que le récit situe dans l'ombre de la Lune, et qui lors des éclipses parviennent jusqu'à la Terre, ne sont pas sans répondants. Kepler est resté toute sa vie panpsychiste ; pour lui, l'âme était principe de génération et de mouvement, et pas seulement de sensibilité et de raisonne ment. En bon pythagoricien néo-plato nicien transformé en copernicien, il at tribuait une âme à la Terre et aux planètes, et localisait dans le Soleil une âme du Monde. Et il n'était pas sûr qu'il faille en rester là. Il tient pour une hypothèse plausible dans Des Comètes que les comètes soient guidées par des « esprits (spiritus) très puissants, sacrés ou maléfiques, qui, comme nous le lisons dans la prophétie de Daniel, protègent ou perturbent des provinces entières (...) On ne peut nier que ce fut par des esprits de ce type que jadis des hommes reçurent des réponses des idoles, des chênes, des bois sacrés, des cavernes, des animaux et des anomalies de certaines parties du corps ; et l'haruspicine ne fut pas seulement une ma nière de tromper les âmes simples (...) Ce fut donc pour la plus juste des causes que le Christ vint détruire les œuvres du Diable, que des esprits reçu rent l'ordre de se taire, et perdirent leurs temples, leurs statues, leurs lois, leurs grottes, et la terre qu'ils avaient si longtemps possédés. Pourtant çà et là, dans le vide des airs, ils résistent ; par fois, avec la permission de Dieu, ils viennent rôder, souvent même ils ser vent, y compris les mauvais, de messa gers de Dieu, souvent ils reçoivent l'or dre de s'adresser aux hommes, comme Balaam aux infidèles » (1). L'état de rêve derrière lequel se réfugie Kepler n'est-il pas un moyen d'avancer aussi sur ces questions des hypothèses qu'il juge risquées ? Irrationalisme complet, incompati ble avec rigueur scientifique de son as tronomie lunaire ? Voire. La raison évolue avec les connaissances qui l'ali mentent, et les possibilités qu'elles ou vrent lui servent d'horizons. Une notion (1) Cf. Kepler astronome astrologue (chap. I, section III), Paris, Gallimard, 1979.

plausible à une époque - celle d'âme végétative, de fluide vital, de calorique ou de bosse du calcul - cesse de l'être dans un autre contexte, où les progrès du savoir ont non seulement multiplié les acquis, mais déplacé les coupures entre le possible et l'impossible. Les sciences se développent sur un fonds culturel toujours daté, et qu'elles

Kepler considère la science, l'astronomie en particulier, comme la nouvelle magie de son temps contribuent à dévaluer du simple fait de leur progrès. Une chose est sûre : quand Kepler présente l'astronomie lunaire comme le résultat d'une révélation, il n'est pas infidèle à lui-même. Il dépeint son héros comme un initié aux mystères de la Lune ; mais qu'est-ce qu'un astro nome, sinon un initié aux mystères du Ciel, à l'inconnu du passé, du présent et

du futur ? Le côté le moins rationnel du savant, ou du moins sa pulsion la plus mal dominée, c'est l'appétit de prestige lié au pouvoir que lui confère sa science. Il lui est bien difficile de ne pas jouer au mage. Et il existe en lui une autre source d'irrationalité, encore plus pro fondément enfouie. A la fois plus hono rable et plus dangereuse : c'est la tenta tion du savoir. Kepler recherchait dans son Mystère Cosmographique (1596) le plan choisi par Dieu pour créer le Monde ; son Songe montre que, s'il n'avait reçu de lui les réponses qu'il attendait, il aurait été pour le moins tenté de s'adresser à des puissances plus obscures. Sans même parler du fonds culturel dont elle sourd, l'entre prise scientifique en tant que telle estelle purement rationnelle ? La curiosité intellectuelle est-elle totalement inno cente ? - Comme Kepler, rêvons. • BIBLIOGRAPHIE Le Songe ou Astronomie lunaire, texte latin et traduction (M. Ducos), Presses Universitaires de Nancy, 1984. Kepler's Somnium, trad, et notes d'Ed ward Rosen, Univ. of Wisconsin Presse, Madison et Londres, 1967. J. Kepler : Opera Omnia, éd. Frisch, Francfort, 1870, T. 8.

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ALCHIMISTE

NEWTON ET

GRAVITATION PHILOSOPHAI JOSE MEDINA*

Il y a la face visible d'Isaac Newton, celle de la loi de la chute des corps, de la mécanique céleste. Il y a aussi la face cachée du grand savant de Cambridge. Un long et patient travail sur l'alchimie et la transmutation des métaux.

Sir Isaac Newton, d'après Gottfried Kneller. Académie des Sciences (Cliché Lauros-Giraudon).

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EWTON ne publiait pas volon tiers. C'est vrai en mathémati ques et en physique. Les discus sions autour des Principes, comme les controverses provoquées par sa communication à la Royal Society concernant ses travaux en optique, ren forcèrent ses réticences à publier. Ainsi, il attendit la mort de son contradicteur Robert Hooke, en 1703, pour publier

son Optique l'année suivante. C'est en core plus vrai pour tout ce qui concerne l'histoire religieuse, la théologie, la « chronologie des anciens règnes », la prédiction et l'alchimie, questions aux quelles il consacre finalement beaucoup plus de temps qu'aux mathématiques ou à la physique. L'image d'un Newton alchimiste est des plus difficiles à admettre. En effet, quoi de plus contraire à la science ra tionnelle que la pierre philosophale et tout ce qu'évoque d'obscur et d'irra tionnel le mot même d'alchimie ? Quel paradoxe étrange que d'étudier toute sa vie l'alchimie et de la pratiquer expéri mentalement pour celui qui devint en 1699, et demeura jusqu'à sa mort, le directeur de la Monnaie ! Dès 1752, dans sa biographie qu'écri vit son disciple William Stukeley, ses spéculations alchimiques disparaissent au profit d'un intérêt sérieux et d'une compétence indiscutable pour la chimie en général. « Nous pouvons raisonnablement penser que Sir Isaac, de part sa longue et constante assiduité dans ces distrac tions pyrotechniques, avait fait de très importantes découvertes dans ce do maine de la philosophie, qui firent in tervenir ses talents magistraux de telle sorte qu'il fut sauvé de la superstition, de la vanité et de l'imposture, et de la folle investigation (sic) dans l'alchimie et la transmutation. Par ce moyen, Sir Isaac poussa ses recherches très profon dément, aussi bien vers les composants ultimes de la matière que vers les ré gions sans limites de l'espace. (1) » Le ton est donné, celui de la censure. C'est que l'alchimie au XVIIIe siècle n'a pas bonne réputation. Tel n'était pour tant pas le cas au XVIIe siècle : rien qu'en Angleterre, deux contemporains de Newton s'y intéressèrent, particuliè rement le philosophe John Locke (1632-1704) et le chimiste Robert Boyle (1627-1691). Des recherches « sur les composants ultimes de la matière », voilà qui consti tue précisément l'aboutissement d'une * Philosophe. (1) In Memoirs of Sir Isaac Newton's life, Londres 1936, p. 56.


Symbole de l'Alchimie. Miniature du XVe siècle par Jean Perreal. Collection Wildenstein (ClichÊ J.-L. Charmet).

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ALCHIMISTE

pratique de l'alchimie, du moins pour ce qui concerne Isaac Newton. Ses bio graphes admettent tous qu'il passait beaucoup de temps, parfois des nuits entières, dans son laboratoire dont il avait lui-même construit le fourneau. Mais l'existence même de nombreux manuscrits alchimiques dans les pa piers de Newton dérange, étonne et in cite plutôt à distinguer une alchimie noble pratiquée par un savant curieux et une alchimie vulgaire réservée aux charlatans. Vers le milieu du XIXe siècle, Sir David Brewster, afin d'établir la pre mière grande biographie de Newton, se livra à une analyse complète des pa piers du savant. Sa réaction est signifi cative quand il écrit : « Dans la mesure où les investigations de Newton se limi taient à la transmutation et à la multi plication des métaux, et même tou chaient à la découverte de la teinture universelle, nous pouvons trouver des justifications à ses recherches ; mais nous ne pouvons comprendre comment un esprit doué d'un tel pouvoir, si no blement occupé avec les abstractions de la géométrie de l'étude du monde maté riel, ait pu s'abaisser jusqu'à devenir le copiste de la poésie alchimique la plus méprisable et l'annotation d'une œuvre produite de toute évidence par un fou et un valet. » (Memoirs, t. II, pp. 374375.) Pourtant les faits résistent : plus de 120 manuscrits alchimiques, mais qui demeurent conservés dans des cartons, portent la mention « impropres à être publiés ». La pratique alchimique de Newton aurait pu demeurer une activité secon daire et pour le moins occulte si, en 1936, ses descendants n'avaient décidé de vendre aux enchères ses manuscrits « non scientifiques », alchimiques et théologiques. Les papiers alchimiques furent dis persés, mais le catalogue de la vente a permis d'en conserver la description en 121 lots, dont plus de la moitié furent rachetés par Lord Keynes et consti tuent aujourd'hui la collection Keynes au King's College de Cambridge. Désor mais, les historiens des sciences ne peu vent plus ignorer ces manuscrits, même si le débat est passionné entre partisans d'un Newton alchimiste et mystique et défenseurs d'un Newton scientifique, rationaliste, grand expérimentateur qui, parce qu'il s'intéressait à la chimie, ne pouvait, bien entendu, à l'époque, faire abstraction de l'alchimie. Entre ces deux positions extrêmes reste la tentative de concilier deux aspects ap paremment contradictoires, mécanique et alchimie, science moderne et tradi tion millénaire, raison et intuition. 32

On peut dater la première expérience de transmutation effectuée par Newton de 1668 ou 1669. Lorsqu'il aborde l'al chimie, Newton n'est pas un néophyte en chimie. Il a déjà lu le traité Des Formes, de Robert Boyle, publié en 1666, et s'en est même inspiré pour rédiger un dictionnaire de terminologie chimique. Newton refait dans son labo ratoire les expériences que décrit Boyle pour « isoler » le mercure des métaux, et, en bon étudiant, commence à se documenter en lisant les traités qui concernent le mercure. Les manuscrits alchimiques se présentent en gros sous deux formes : - des prises de notes ou copies d'ex traits d'ouvrages classiques publiés ou simplement manuscrits ; - des notes accompagnées de commen taires et des formulations d'hypothèses qui constituent de véritables traités al chimiques originaux ; Avant de poursuivre plus avant, il nous faut tout d'abord présenter les grands principes de la tradition de l'al chimie. La pierre philosophale des al-

Isaac Newton revendique le « mercure philosophique » comme objet de ses recherches chimistes s'obtient par fermentation d'un corps issu du « mercure philoso phique ». Ce terme ne désigne pas né cessairement le métal que la chimie moderne connaît sous ce nom. Le « mer cure philosophique » a la qualité du mercure chimique et divin, en ce qu'il sert de relais, d'aimant, messager mé tallique transmettant les vertus céles tes de l'esprit du monde. Le concept de « mercure philosophique » est assez vague. Il désigne un corps qui est plus déterminé par sa fonction dans le Grand Œuvre et ses qualités. Le mer cure, principe hérité de la tradition al chimique arabe, explique les caractéris tiques des métaux et plus généralement de toute substance ordinaire que l'on trouve dans la nature. Les sens distin guent immédiatement les matières lourdes, légères, humides ou sèches, amères, salées ou acides. La tradition atomiste explique ces qualités par la forme des atomes et l'agencement de leurs compositions (pointus quand les corps sont acides, etc.). La tradition aristotélicienne a recours aux quatre

éléments, terre, air, eau et feu. Les al chimistes arabes proposèrent des prin cipes chimiques différents pour rendre compte par exemple de la classification courante des sept métaux, l'or, l'argent, le fer, le cuivre, l'étain, le plomb et le mercure. Tous ces métaux sont bril lants et denses, et ceux qui sont solides sont relativement malléables. Or, lors qu'ils sont soumis à la fusion, les six métaux solides présentent la plupart des caractères du seul métal liquide à l'état naturel : le mercure ou vif argent. On en déduisit que les sept métaux pourraient se définir par le principe du mercure, associé au principe du soufre. Ce principe représente la partie raréfiée externe d'un métal, tandis que le soufre en représente la partie la plus concen trée, la plus interne. En fait, la tradi tion alchimique distingue dans chaque métal trois sortes de soufre : 1° le sou fre externe, impur, cause de leur corro sion (oxydation) ; 2° le soufre métalli que, pur, d'un haut degré de maturité, fixé seulement dans l'or et l'argent mais volatil dans les autres métaux ; 3° le soufre interne, incoagulable, caché au plus profond du mercure fluide, et qu'il faut libérer pour permettre la transmu tation des métaux. Chez Newton, prin cipes mercuriques et sulfuriques sont inséparables, leur combinaison permet tant d'établir les propriétés spécifiques de chaque métal qui, en soi, est un corps mixte. Mais l'alchimie considère les métaux comme fondamentalement identiques entre eux. Ils ne diffèrent que par leur degré de maturité. Ainsi, l'or est le plus parfait, comme en témoi gne sa résistance à toute forme de cor ruption. Le terme de maturité vient de ce que les métaux sont censés croître dans les entrailles de la terre suivant un processus qui aboutit à l'or, de même que les plantes poussent à la surface de la terre jusqu'à ce qu'elles soient parve nues à la perfection de leur forme fi nale. (On reconnaîtra dans cette formu lation l'inspiration aristotélicienne de la doctrine alchimique.) Dans son labo ratoire, l'alchimiste, pour ainsi dire, ac célère artificiellement le processus de la nature dans son mouvement vers la perfection, en se livrant à la transmuta tion métallique. Cette opération consiste à rétablir la nature mercurielle, primitive, de tout métal en le purifiant suivant plusieurs étapes, toutes décrites d'après un modèle orga nique : fermentation, végétation, diges tion, putréfaction, génération et régé nération, maturation. La littérature alchimique contempo raine de Newton présente un change ment notable par rapport aux traités du Moyen Age ; s'il est toujours question de transmutation, on assiste cependant


à une reformulation des principes conformément au mécanisme qui mar que l'avènement de la science moderne. Les transformations alchimiques de viennent alors des recombinaisons des éléments constitutifs d'un corps, élé ments fondamentalement identiques, faits d'une même substance uniforme ou matière première. Cette conception se retrouve aussi bien chez Kenelm Digby (1603-1665) dans son traité Des corps que chez Robert Boyle, pour ne parler que des chimistes alchimistes. Ainsi la transmutation alchimique de meure compatible avec la physique mécaniste. Cependant les expériences en

objet de ses recherches le « mercure phi losophique ». Chimiquement, le procédé décrit dans les recettes consistait à mettre en présence un métal et du bichlorure de mercure (sublimé corrosif). Sous l'ac tion de la chaleur, il se produisait une réaction de substitution : un chlorure de métal originel se formait, et le mer cure se mettait à couler au fond de l'appareil. Mais, pour peu que les pro portions se soient pas respectées et qu'il y ait trop de métal, on obtenait un amalgame de mercure et de métal qu'on pouvait facilement prendre pour le mercure du métal originel.

Gravure alchimique représentant le Soleil et la Lune. Extrait d'Atalante Fugiens de Michel Maier (Cliché Explorer). laboratoire deviennent, au XVIIe siècle, de plus en plus « chimiques » et de moins en moins « philosophiques »... Les traités que consulte Newton, prin cipalement ceux de Boyle, contiennent, comme les anciens mais en un langage plus dépouillé, des recettes d'extrac tion du mercure des métaux par la cha leur ou l'acide. Newton les recopie et en expérimente certaines. Mais il ne s'en tient pas, comme on pourrait s'y atten dre, à une alchimie modernisée. Ce qui est le plus surprenant c'est qu'il cite tout aussi consciencieusement les pas sages les plus ésotériques de la littéra ture alchimique et revendique comme

On ne peut dire si Newton s'aperçut que le mercure qu'il obtenait dérivait du mercure initial, mais il remarqua qu'il ressemblait aux métaux d'où il était tiré mais était éloigné du « mer cure philosophique », plus que le mer cure ordinaire. Newton, à la recherche d'un mercure philosophique qu'il ne parvenait pas à extraire dans ses applications des diffé rentes recettes, mène une série d'expé riences sur le régule d'antimoine pré paré à partir des métaux comme le fer, le cuivre ou l'argent. Il s'intéresse parti culièrement au régule d'antimoine étoile, ainsi nommé parce que, dans

l'antimoine bien purifié, on note la pré sence de cristaux métalliques longs et minces disposés en étoile autour d'un point central. Vers le début de 1664, Newton devait aborder l'étude des œuvres de Sendivogius et de D'Espagnet, où est exposée la théorie selon laquelle les aimants sont des sortes de matrices qui font venir à elles toute chose, esprit ou corps, par l'effet d'un pouvoir d'attraction, et qui donnent forme et substance à ce qui a été attiré. Or la lecture de Basile Va lentin avait appris à Newton que « dans l'antimoine, il existe un esprit qui est sa force, qui le pénètre donc invisiblement comme la propriété magnétique pénè tre l'aimant. » Dans le manuscrit de Keynes 19, Newton identifie le corps doué d'attraction que Sendivogius ap pelle « Chalybs » à l'antimoine. Dès lors, l'antimoine, en tant que substance ca pable d'agir par attraction, fera l'objet d'études et d'expériences approfondies. C'est qu'il pense qu'entre le régule étoile et le mercure philosophique, il existe un rapport particulier. Le manuscrit Keynes 18, au titre évocateur « Clavis », « la clef », décrit une expérience aboutissant au mercure phi losophique qui « dissout tous les mé taux, en particulier l'or ». L'expérience concerne le régule d'antimoine, l'ar gent, qui a une fonction de médiateur indispensable, et le mercure commun ; il s'agit de fondre ensemble le régule et l'argent, puis de l'amalgamer au mer cure. La technique employée est celle de la « cohobation » du régule avec le mercure, c'est-à-dire la mise en pré sence répétée des deux substances après un certain nombre de séparations par distillation. Au bout d'un certain temps, le mercure attaque le régule « qui est de la même famille ». Le régule est ainsi « amélioré », chaque étape cor respondant à la création d'un nouveau corps : « Telle est la méthode philoso phique pour améliorer la nature dans la nature, la consanguinité dans la consanguinité. » Consanguinité parce que le régule d'antimoine est à la fois métal et mer cure « coagulé ». D'abord mêlé à l'ar gent, il donne un plomb philosophique, lequel produit, par « cohobation » avec le mercure commun, un mercure vivant si actif qu'il peut dissoudre l'or, non comme un acide mais de telle sorte que « l'or commence à gonfler, à être gonflé et à pourrir, et donc à bourgeonner et à pousser des branches en changeant de couleur tous les jours ». Cette vision de l'or bourgeonnant, qui a quelque chose de délirant, New ton n'est pas le seul à la décrire. On la retrouve chez Boyle, qui parle de « belles végétations et d'étranges chan gements de couleur » quand l'or est en 33


ALCHIMISTE

« décoction avec des mercures animés ». Une rationalisation de cette expérience décrirait cet or bourgeonnant comme un composé semi-métallique instable dont la couleur et la forme varient en fonction de l'intensité du feu. Mais les conditions conceptuelles de cette expé rience sont purement alchimiques au sens traditionnel. Elles supposent de la part de l'antimoine une capacité d'at traction d'un soufre de fermentation contenu dans l'air environnant. On re trouve là les vertus vivifiantes de l'Es prit universel des néoplatoniciens de Cambridge et, du même coup, on com prend pourquoi Newton s'intéresse tant aux passages les plus ésotériques de l'alchimie traditionnelle en même temps qu'il adopte l'expression mécaniste de l'alchimie du XVIIe siècle. Le régule étoile et le « mercure philosophi que » conduisent Newton à travailler sur des concepts alchimiques, principe vivifiant, aimant d'antimoine, esprit universel, qui l'éloignent de l'esprit mécaniste et posent plus généralement le problème des rapports entre l'esprit et la matière, problème au cœur du débat entre Henry More (1614-1687) et René Descartes. Ce débat concerne les limites du mé canisme pris en défaut lorsqu'il s'agit d'expliquer des phénomènes tels que l'aimantation, la fermentation et l'at traction terrestre. Par là, nous retrou vons l'alchimie. A n'en pas douter, l'alchimie fut une affaire sérieuse pour Newton, comme elle le fut pour les philosophes mécanistes qui le précédèrent au début du siè cle. Une fois donc revenus de notre surprise, nous n'échappons pas à la question des rapports entre son œuvre scientifique officielle et publiée et ces travaux de l'ombre dont la nature ésotérique ne suffit pas à légitimer le si lence dont il les entoura soigneusement. En effet, dans une lettre à Olden burg, secrétaire de la Royal Society (du 26 avril 1676), Newton, commentant une communication que Boyle venait de publier sur « l'incandescence du mercure joint à l'or », livre son opinion sur l'alchimie en priant Oldenburg de la garder pour lui. Dans sa communica tion, Boyle invitait les savants à consta ter que le mercure qu'il avait réussi à obtenir dès 1652 devenait brûlant dans la paume de la main quelques minutes après qu'on l'eut mélangé à l'or. Ce mercure, qui n'est pas sans rappeler le mercure philosophique, était donc très pur et devait certainement fournir, dans ses dérivés, des remèdes efficaces en médecine. Mais Boyle craignait les inconvénients politiques qui pourraient s'ensuivre si l'on parvenait à prouver que le mercure était bien le mercure 34

philosophique et « qu'il tombe entre les mains d'un insensé ». Newton, sans l'avoir vu, ne pense pas que le mercure de Boyle soit « d'une grande excel lence » (ce n'est qu'en 1692 qu'il en recevra un échantillon de la part de Locke) et ajoute : « Mais malgré tout, parce que le moyen par lequel ^ peut être à ce point imprégné a été jugé propre à être caché par d'autres qui l'avaient découvert, et par conséquent

de quelqu'un qui comprendrait parfai tement ce dont on parle, c'est-à-dire d'un véritable philosophe hermétique, dont le jugement (au cas où il y en aurait un) serait davantage à prendre en considération sur ce point que celui de n'importe qui d'autre au monde, jusqu'à la preuve du contraire, car il existe autre chose outre la transmuta tion des métaux (s'il ne s'agit pas là de vantardise et de simulation) que per-

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Le « testament des philosophes », recueil manuscrit d'alchimie du XIVe siècle. Bibliothèque de l'Arsenal (Cliché J.-L. Charmet). peut en toute vraisemblance constituer un accès à quelque chose de plus noble, ne devant pas être communiqué sans qu'il en résulte d'immenses dommages pour le monde, s'il devait y avoir une quelconque vérité dans les écrits her métiques, par conséquent je ne doute pas que la grande sagesse du noble Au teur lui fera garder hautement le silence jusqu'à ce qu'il ait élucidé l'aboutisse ment que la chose peut avoir, soit par sa propre expérience, soit par le jugement

sonne sauf eux ne comprend. » Appliquons cette réflexion à Newton lui-même et concluons qu'il était sur la bonne voie mais qu'il n'était pas par venu jusqu'au bout de son « œuvre ». Ses travaux furent d'ailleurs brutale ment interrompus en 1693 par l'incen die accidentel de son laboratoire. D'au cuns affirment même qu'il faut voir là la cause de la dépression nerveuse dont il souffrit jusqu'en 1696.


Nous avons vu que l'alchimie, tant dans sa formulation traditionnelle et symbolique que dans sa présentation plus rationnelle par les philosophes mécanistes comme Digby et Boyle, propo sait une théorie unitaire de la matière à partir du concept de transmutation. Pour se prononcer sur l'importance du savoir alchimique à l'œuvre dans l'élaboration de la pensée scientifique de Newton, une lecture attentive des passages concernant la structure de la matière, et plus généralement tous les phénomènes chimiques, dans les œuvres scientifiques de Newton, cons titue un bon fil conducteur. C'est la voie qu'entreprend de suivre avec bon heur le professeur Betty J. Teeter Dobbs dans une étude magistrale, Les fondements de l'alchimie de Newton, dont nous nous inspirons ici largement et à laquelle nous renvoyons le lecteur. On y trouve une analyse détaillée de la conception newtonienne de la structure interne de la matière et de ses corpus cules, rapportée à sa théorie alchimi que. Ainsi l'ambition des Principes d'offrir un système universel quî inclu rait non seulement les phénomènes cé lestes mais aussi les phénomènes ter restres (chimiques en particulier), à partir du concept de la force d'attrac tion fait écho avec l'idéal alchimique de l'harmonie entre microcosme et macrocosme : « Tout le fardeau de la philoso phie semble consister en cela : à partir des phénomènes, des mouvements, ex plorer les forces de la nature et puis, à partir de ces forces, démontrer les autres phénomènes. J'ai fait la pre mière chose en utilisant les forces de la gravitation, pour le Soleil, les planètes, les comètes, la Lune et la mer. J'aime rais que nous puissions inférer le reste des phénomènes de la nature, par le même type de raisonnement, des prin cipes mécanistes, car je suis porté à suspecter pour de nombreuses raisons qu'ils peuvent tous dépendre de certai nes forces par lesquelles les particules des corps, par certaines causes jusqu'ici inconnues, soit sont poussées récipro quement l'une vers l'autre... soit sont repoussées et s'éloignent l'une de l'au tre. » (Principes, Préface.) Dans un brouillon de cette préface, Newton précisait : «... Les mouvements des corps plus petits dépendent de cer tains forces plus réduites, exactement comme le mouvement des corps plus grands sont régis par la force plus grande de la pesanteur. Il reste par conséquent que nous cherchons à sa voir, en ayant recours à des expériences appropriées, s'il existe des forces de ce type dans la nature, et ensuite quelles sont leurs propriétés, leur nombre et leurs effets. » Assurément ces « expériences appro

priées » désignent les recherches alchi miques de Newton, qu'il ne publia pas, précisément parce qu'il ne découvrit jamais les forces qui gouvernent les mouvements des corps de petite dimen sion. Une seule chose était certaine : ces forces devaient s'accorder avec les prin cipes mécaniques, autrement dit l'al chimie devait rejoindre la physique, et l'attraction alchimique l'attraction uni verselle. D'une certaine manière, c'est bien ce qui arriva si l'on en juge par les repro ches que les cartésiens firent à Newton de réintroduire, avec les concepts de force et d'attraction, les qualités « oc cultes » de la physique de la Renais sance. Mais la démarche de Newton est cohérente : dans un même mouvement, en alchimie comme en physique, il rompt avec la tradition mécaniste clas sique qui aboutissait à des impasses sur les mêmes phénomènes : comme la fer mentation, l'aimantation, l'éther. D'une manière générale, il s'agit tou jours de mécanismes invisibles qu'on ne pouvait expliquer qu'en termes de chocs, de contacts, de poussées et de

L'alchimie devait rejoindre la physique et Vattraction alchi mique V attraction universelle tractions. Concernant les particules de matière subtile, éthérée, invisible mais avant tout matière, la théorie méca niste était dans tous les cas, chez Hobbes, Gassendi, Descartes, particu lièrement imaginative. En l'absence de toute expérimentation visible, on ne disposait pas d'un critère qui puisse déterminer la supériorité de tel ou tel modèle construit à partir des mêmes principes mécanistes d'action par contact. Ainsi, par exemple, l'attraction et la répulsion ne sont, selon un strict mécanisme, que des apparences. En réalité, ce sont des impacts d'innom brables particules de matière subtile, d'éther matériel qui les causent. New ton a défendu cette hypothèse en 1675 pour expliquer les propriétés de la lu mière. Il dut bientôt y renoncer et reve nir à l'action à distance qui s'accommo dait mieux de l'existence du vide. Scandale du point de vue de l'ortho doxie mécaniste mais démarche cohé rente pour qui réussit à obtenir le « mercure philosophique », Newton, dans les Principes, parlera de « forces

d'attraction et de répulsion », de socia bilité, de principes actifs, de « vertus ». La force n'est pas pour autant une ac tion qualitative obscure. Elle est mesu rée par la quantité de mouvement qu'elle peut engendrer. En droit, sinon en fait, toutes les forces des petites particules sont réductibles à une des cription mathématique. La « Question 31 » du Traité d'optique les présente ainsi : « Les petites particules des corps n'ont-elles pas certains pouvoirs, vertus ou forces par lesquels elles agissent à distance non seulement sur les rayons de lumière (...) mais aussi les unes sur les autres pour produire une grande partie des phénomènes de la nature ? Car il est bien connu que les corps agissent les uns sur les autres par at traction de la gravité, du magnétisme et de l'électricité... » Sur quoi Newton s'appuie-t-il pour établir sa thèse ? Tout naturellement sur les phénomènes chimiques. Dans le cas d'affinités chimiques, certaines substances attirent seulement certaines autres. Ainsi les forces répulsives qui dispersent les sels dissous n'opèrent que parmi les particules de sel. Dans la matière dynamisée, nous re trouvons l'unité de la matière de l'alchi mie. Toujours dans le Traité d'optique, Newton compare les particules de sel au globe terrestre ; dans les deux cas l'attraction est la même : « De même que sur le grand globe des mers et des terres, les corps les plus denses, de par leur gravité, coulent au fond de l'eau, et s'efforcent toujours d'aller vers le cen tre du globe, de même dans les particu les de sel, la matière la plus dense peut toujours s'efforcer de se rapprocher du centre de la particule ; de sorte qu'une particule de sel peut être comparée à un chaos : étant dense, dure, sèche et ter restre au centre, et raréfiée, tendre, hu mide et aqueuse à la circonférence. » Là encore, nous retrouvons le mercure et le soufre de l'ancienne alchimie, jusque dans la mécanique, en passant par la chimie. Nous sommes avec Newton devant un magnifique paradoxe. L'homme qui fit la lumière sur l'énigme de l'Univers est, en définitive, une figure plutôt complexe. Une figure dans laquelle, conformément aux principes alchimi ques, se côtoient les contraires. Ici se conjuguent l'alchimie et la science mo derne, la mathématique, l'expérimental et le rationnel. Gageons qu'il serait tout aussi intéressant de mettre en rapport le Newton théologien ou historien. Bien sûr, nous nous éloignerions de l'image stéréotypée du savant des encyclopé dies, mais, sur notre chemin, nous croi serions assurément le Newton peint par William Blake, un autre grand hermétiste.• 35

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PSYCHANALYSE

Ernst Haeckel (Cliché René Dazy). • Le modèle physico-chimique. Dès ses premiers travaux, plus particu lièrement l'Esquisse d'une psychologie scientifique (1895), et jusqu'à l'Abrégé de psychanalyse écrit en 1.938, un an avant sa mort, Freud n'a jamais cessé de proclamer le caractère scientifique de la psychanalyse, en réclamant son inscription parmi les sciences de la na ture. La postulation scientifique de Freud est donc claire. Mais, pour bien en comprendre l'esprit, encore faut-il savoir à quoi il se réfère lorsqu'il parle de sciences de la nature. En fait, l'éla boration de la psychanalyse s'effectue dans un contexte épistémologique ca ractérisé par un débat qui mobilisa tous les savants de la deuxième moitié du XIXe siècle, et qui culmina dans les années 1980, c'est-à-dire au moment où Freud débuta sa pratique médicale. Centré sur la question de la méthode scientifique, ce débat fut ouvert par le développement dés sciences de l'homme. A côté de la sphère de la nature, dont l'étude est régie par les méthodes de la science classique, ap paraissait une sphère bien distincte, englobant l'histoire et le comporte ment humain, et appelant une métho dologie qui lui soit spécifique. En situant la psychanalyse du côté des sciences de la nature, Freud effec tuait une démarche singulière, consis tant à rejeter le dualisme science de la nature - science de l'esprit, pour faire de la première le critère de toute scientificité. Si la psychanalyse doit être une science, elle ne peut être que science naturelle. P.-L. Assoun montre comment Freud retrouve ici le mo nisme défendu par le naturaliste alle mand Ernst Haeckel (1834-1919). Niant la séparation classique entre les 40

deux substances distinguées par Des cartes, l'âme et le corps, ce disciple de Darwin rejetait formellement l'opposi tion entre science de la nature et science de l'esprit, pour ne faire de la deuxième qu'une partie de la pre mière. Haeckel soutenait donc l'idée d'une science unique (monisme) trou vant son modèle dans les lois physico chimiques. En reprenant ce modèle, dès ses premiers travaux d'anatomie et de physiologie, Freud s'inscrivait ainsi dans le courant « physicaliste » inau guré, au milieu du siècle, par les maî tres allemands de la physiologie, Helmholtz, Brucke et Du Bois-Reymond, pour lesquels la totalité du fonctionnement de l'organisme est, en droit, réductible aux seules forces phy siques et chimiques. La méthode phy sico-chimique s'étendant à tous les phénomènes, il n'y a pas lieu de distin guer un champ propre à de pseudo sciences de l'Homme. On comprend donc qu'en réclamant pour sa discipline le label de science naturelle, Freud signifiait par-là qu'il n'y a pas d'autre méthode scientifique que celle de la physique et de la chimie. C'est pourquoi, tout au long de son œuvre, chaque fois qu'il essaiera de caractériser la méthode psychanaly tique, il fera jouer l'analogie avec ces sciences (3). Et, toujours du même point de vue, on comprendra aussi qu'en 1925, alors même que la doctrine psychanalytique est entièrement constituée, Freud puisse parler, sans contradiction, des symptômes névrotiques comme consé quences d'un chimisme sexuel désé quilibré, retrouvant par là l'hypothèse de l'origine toxicologique des névroses, émise dès 1896 (4). • L'élaboration de la méthode psychanalytique. C'est donc du côté de l'anatomie que Freud fit ses premiers pas dans les sciences naturel les. Après ses études à la faculté de médecine de Vienne, il part dans une station de zoologie à Trieste où il tra vaille sur la structure gonadique des anguilles, recherche qui fera l'objet d'un rapport présenté en 1877 à l'Aca démie des sciences. Mais c'est surtout à l'Institut de physiologie d'Ernst Bru cke, à Vienne, que Freud trouvera les modèles scientifiques qui joueront un rôle décisif dans l'élaboration de sa méthode. Pour le célèbre physiologiste allemand, animateur de la Société ber linoise de physique dans les années 1840, la physiologie n'est rien d'autre que la physique des organismes. Concevant ceux-ci comme systèmes physico-chimiques, Brùcke en pensait le fonctionnement à partir du principe de conservation de l'énergie, selon le-

Hermann von Helmholtz (Cliché Roger Viollet). quel tout système est défini par la constance des forces qui l'animent. Son jeune disciple retrouvait ainsi la tradition physicaliste inaugurée par Helmholtz, dans les termes où nous l'avons présentée ci-dessus. Freud travaille alors sur l'observa tion microscopique de la structure histologique de la cellule nerveuse, les études anatomiques de ces cellules chez les poissons puis chez l'écrevisse. Il s'agit de vérifier l'hypothèse de la continuité morphologique de la cellule nerveuse des animaux inférieurs et su périeurs, et donc, comme le montre bien P.-L. Assoun, de mettre en œuvre un véritable « darwinisme expérimen tal ». Le jeune neurologue va se distin guer, à cette occasion, par l'élaboration d'ingénieuses techniques expérimenta les ; et, de fait, la science lui apparaît, sous le jour de l'anatomie, comme cette mise en forme de techniques d'obser vation. La vérification de la théorie gé nétique du système nerveux se donne ainsi comme technique anatomique (2) Précisons que ce travail constitue un point de vue possible sur la genèse des dé couvertes freudiennes, et qui n'est donc pas exclusif d'autres types d'approche. Voir, par exemple, Paul Bercherie : Les fondements de la clinique, tome 1, Histoire et structure du savoir psychiatrique, tome 2, Genèse des concepts freudiens, Navarin éditeur, Bibliothèque des Analytica, 1980 et 1983. (3) Voir entre autres Une difficulté de la psychanalyse, Chemins de la thérapie ana lytique, l'Introduction à la métapsychologie ou encore /'Abrégé de psychanalyse. (4) Voir, sur ce point, l'étude de Pierre Eyguesier : Comment Freud devint drodman, Navarin éditeur, bibliothèque des Analytica, 1983.


Symbole de l'Alchimie. Miniature du XVe siècle par Jean Perreal. Collection Wildenstein (ClichÊ J.-L. Charmet).

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ALCHIMISTE

pratique de l'alchimie, du moins pour ce qui concerne Isaac Newton. Ses bio graphes admettent tous qu'il passait beaucoup de temps, parfois des nuits entières, dans son laboratoire dont il avait lui-même construit le fourneau. Mais l'existence même de nombreux manuscrits alchimiques dans les pa piers de Newton dérange, étonne et in cite plutôt à distinguer une alchimie noble pratiquée par un savant curieux et une alchimie vulgaire réservée aux charlatans. Vers le milieu du XIXe siècle, Sir David Brewster, afin d'établir la pre mière grande biographie de Newton, se livra à une analyse complète des pa piers du savant. Sa réaction est signifi cative quand il écrit : « Dans la mesure où les investigations de Newton se limi taient à la transmutation et à la multi plication des métaux, et même tou chaient à la découverte de la teinture universelle, nous pouvons trouver des justifications à ses recherches ; mais nous ne pouvons comprendre comment un esprit doué d'un tel pouvoir, si no blement occupé avec les abstractions de la géométrie de l'étude du monde maté riel, ait pu s'abaisser jusqu'à devenir le copiste de la poésie alchimique la plus méprisable et l'annotation d'une œuvre produite de toute évidence par un fou et un valet. » (Memoirs, t. II, pp. 374375.) Pourtant les faits résistent : plus de 120 manuscrits alchimiques, mais qui demeurent conservés dans des cartons, portent la mention « impropres à être publiés ». La pratique alchimique de Newton aurait pu demeurer une activité secon daire et pour le moins occulte si, en 1936, ses descendants n'avaient décidé de vendre aux enchères ses manuscrits « non scientifiques », alchimiques et théologiques. Les papiers alchimiques furent dis persés, mais le catalogue de la vente a permis d'en conserver la description en 121 lots, dont plus de la moitié furent rachetés par Lord Keynes et consti tuent aujourd'hui la collection Keynes au King's College de Cambridge. Désor mais, les historiens des sciences ne peu vent plus ignorer ces manuscrits, même si le débat est passionné entre partisans d'un Newton alchimiste et mystique et défenseurs d'un Newton scientifique, rationaliste, grand expérimentateur qui, parce qu'il s'intéressait à la chimie, ne pouvait, bien entendu, à l'époque, faire abstraction de l'alchimie. Entre ces deux positions extrêmes reste la tentative de concilier deux aspects ap paremment contradictoires, mécanique et alchimie, science moderne et tradi tion millénaire, raison et intuition. 32

On peut dater la première expérience de transmutation effectuée par Newton de 1668 ou 1669. Lorsqu'il aborde l'al chimie, Newton n'est pas un néophyte en chimie. Il a déjà lu le traité Des Formes, de Robert Boyle, publié en 1666, et s'en est même inspiré pour rédiger un dictionnaire de terminologie chimique. Newton refait dans son labo ratoire les expériences que décrit Boyle pour « isoler » le mercure des métaux, et, en bon étudiant, commence à se documenter en lisant les traités qui concernent le mercure. Les manuscrits alchimiques se présentent en gros sous deux formes : - des prises de notes ou copies d'ex traits d'ouvrages classiques publiés ou simplement manuscrits ; - des notes accompagnées de commen taires et des formulations d'hypothèses qui constituent de véritables traités al chimiques originaux ; Avant de poursuivre plus avant, il nous faut tout d'abord présenter les grands principes de la tradition de l'al chimie. La pierre philosophale des al-

Isaac Newton revendique le « mercure philosophique » comme objet de ses recherches chimistes s'obtient par fermentation d'un corps issu du « mercure philoso phique ». Ce terme ne désigne pas né cessairement le métal que la chimie moderne connaît sous ce nom. Le « mer cure philosophique » a la qualité du mercure chimique et divin, en ce qu'il sert de relais, d'aimant, messager mé tallique transmettant les vertus céles tes de l'esprit du monde. Le concept de « mercure philosophique » est assez vague. Il désigne un corps qui est plus déterminé par sa fonction dans le Grand Œuvre et ses qualités. Le mer cure, principe hérité de la tradition al chimique arabe, explique les caractéris tiques des métaux et plus généralement de toute substance ordinaire que l'on trouve dans la nature. Les sens distin guent immédiatement les matières lourdes, légères, humides ou sèches, amères, salées ou acides. La tradition atomiste explique ces qualités par la forme des atomes et l'agencement de leurs compositions (pointus quand les corps sont acides, etc.). La tradition aristotélicienne a recours aux quatre

éléments, terre, air, eau et feu. Les al chimistes arabes proposèrent des prin cipes chimiques différents pour rendre compte par exemple de la classification courante des sept métaux, l'or, l'argent, le fer, le cuivre, l'étain, le plomb et le mercure. Tous ces métaux sont bril lants et denses, et ceux qui sont solides sont relativement malléables. Or, lors qu'ils sont soumis à la fusion, les six métaux solides présentent la plupart des caractères du seul métal liquide à l'état naturel : le mercure ou vif argent. On en déduisit que les sept métaux pourraient se définir par le principe du mercure, associé au principe du soufre. Ce principe représente la partie raréfiée externe d'un métal, tandis que le soufre en représente la partie la plus concen trée, la plus interne. En fait, la tradi tion alchimique distingue dans chaque métal trois sortes de soufre : 1° le sou fre externe, impur, cause de leur corro sion (oxydation) ; 2° le soufre métalli que, pur, d'un haut degré de maturité, fixé seulement dans l'or et l'argent mais volatil dans les autres métaux ; 3° le soufre interne, incoagulable, caché au plus profond du mercure fluide, et qu'il faut libérer pour permettre la transmu tation des métaux. Chez Newton, prin cipes mercuriques et sulfuriques sont inséparables, leur combinaison permet tant d'établir les propriétés spécifiques de chaque métal qui, en soi, est un corps mixte. Mais l'alchimie considère les métaux comme fondamentalement identiques entre eux. Ils ne diffèrent que par leur degré de maturité. Ainsi, l'or est le plus parfait, comme en témoi gne sa résistance à toute forme de cor ruption. Le terme de maturité vient de ce que les métaux sont censés croître dans les entrailles de la terre suivant un processus qui aboutit à l'or, de même que les plantes poussent à la surface de la terre jusqu'à ce qu'elles soient parve nues à la perfection de leur forme fi nale. (On reconnaîtra dans cette formu lation l'inspiration aristotélicienne de la doctrine alchimique.) Dans son labo ratoire, l'alchimiste, pour ainsi dire, ac célère artificiellement le processus de la nature dans son mouvement vers la perfection, en se livrant à la transmuta tion métallique. Cette opération consiste à rétablir la nature mercurielle, primitive, de tout métal en le purifiant suivant plusieurs étapes, toutes décrites d'après un modèle orga nique : fermentation, végétation, diges tion, putréfaction, génération et régé nération, maturation. La littérature alchimique contempo raine de Newton présente un change ment notable par rapport aux traités du Moyen Age ; s'il est toujours question de transmutation, on assiste cependant


à une reformulation des principes conformément au mécanisme qui mar que l'avènement de la science moderne. Les transformations alchimiques de viennent alors des recombinaisons des éléments constitutifs d'un corps, élé ments fondamentalement identiques, faits d'une même substance uniforme ou matière première. Cette conception se retrouve aussi bien chez Kenelm Digby (1603-1665) dans son traité Des corps que chez Robert Boyle, pour ne parler que des chimistes alchimistes. Ainsi la transmutation alchimique de meure compatible avec la physique mé caniste. Cependant les expériences en

objet de ses recherches le « mercure phi losophique ». Chimiquement, le procédé décrit dans les recettes consistait à mettre en présence un métal et du bichlorure de mercure (sublimé corrosif). Sous l'ac tion de la chaleur, il se produisait une réaction de substitution : un chlorure de métal originel se formait, et le mer cure se mettait à couler au fond de l'appareil. Mais, pour peu que les pro portions se soient pas respectées et qu'il y ait trop de métal, on obtenait un amalgame de mercure et de métal qu'on pouvait facilement prendre pour le mercure du métal originel.

Gravure alchimique représentant le Soleil et la Lune. Extrait d'Atalante Fugiens de Michel Maier (Cliché Explorer). laboratoire deviennent, au XVIIe siècle, de plus en plus « chimiques » et de moins en moins « philosophiques »... Les traités que consulte Newton, prin cipalement ceux de Boyle, contiennent, comme les anciens mais en un langage plus dépouillé, des recettes d'extrac tion du mercure des métaux par la cha leur ou l'acide. Newton les recopie et en expérimente certaines. Mais il ne s'en tient pas, comme on pourrait s'y atten dre, à une alchimie modernisée. Ce qui est le plus surprenant c'est qu'il cite tout aussi consciencieusement les pas sages les plus ésotériques de la littéra ture alchimique et revendique comme

On ne peut dire si Newton s'aperçut que le mercure qu'il obtenait dérivait du mercure initial, mais il remarqua qu'il ressemblait aux métaux d'où il était tiré mais était éloigné du « mer cure philosophique », plus que le mer cure ordinaire. Newton, à la recherche d'un mercure philosophique qu'il ne parvenait pas à extraire dans ses applications des diffé rentes recettes, mène une série d'expé riences sur le régule d'antimoine pré paré à partir des métaux comme le fer, le cuivre ou l'argent. Il s'intéresse parti culièrement au régule d'antimoine étoile, ainsi nommé parce que, dans

l'antimoine bien purifié, on note la pré sence de cristaux métalliques longs et minces disposés en étoile autour d'un point central. Vers le début de 1664, Newton devait aborder l'étude des œuvres de Sendivogius et de D'Espagnet, où est exposée la théorie selon laquelle les aimants sont des sortes de matrices qui font venir à elles toute chose, esprit ou corps, par l'effet d'un pouvoir d'attraction, et qui donnent forme et substance à ce qui a été attiré. Or la lecture de Basile Va lentin avait appris à Newton que « dans l'antimoine, il existe un esprit qui est sa force, qui le pénètre donc invisiblement comme la propriété magnétique pénè tre l'aimant. » Dans le manuscrit de Keynes 19, Newton identifie le corps doué d'attraction que Sendivogius ap pelle « Chalybs » à l'antimoine. Dès lors, l'antimoine, en tant que substance ca pable d'agir par attraction, fera l'objet d'études et d'expériences approfondies. C'est qu'il pense qu'entre le régule étoile et le mercure philosophique, il existe un rapport particulier. Le manuscrit Keynes 18, au titre évocateur « Clavis », « la clef », décrit une expérience aboutissant au mercure phi losophique qui « dissout tous les mé taux, en particulier l'or ». L'expérience concerne le régule d'antimoine, l'ar gent, qui a une fonction de médiateur indispensable, et le mercure commun ; il s'agit de fondre ensemble le régule et l'argent, puis de l'amalgamer au mer cure. La technique employée est celle de la « cohobation » du régule avec le mercure, c'est-à-dire la mise en pré sence répétée des deux substances après un certain nombre de séparations par distillation. Au bout d'un certain temps, le mercure attaque le régule « qui est de la même famille ». Le régule est ainsi « amélioré », chaque étape cor respondant à la création d'un nouveau corps : « Telle est la méthode philoso phique pour améliorer la nature dans la nature, la consanguinité dans la consanguinité. » Consanguinité parce que le régule d'antimoine est à la fois métal et mer cure « coagulé ». D'abord mêlé à l'ar gent, il donne un plomb philosophique, lequel produit, par « cohobation » avec le mercure commun, un mercure vivant si actif qu'il peut dissoudre l'or, non comme un acide mais de telle sorte que « l'or commence à gonfler, à être gonflé et à pourrir, et donc à bourgeonner et à pousser des branches en changeant de couleur tous les jours ». Cette vision de l'or bourgeonnant, qui a quelque chose de délirant, New ton n'est pas le seul à la décrire. On la retrouve chez Boyle, qui parle de « belles végétations et d'étranges chan gements de couleur » quand l'or est en 33


ALCHIMISTE

« décoction avec des mercures animés ». Une rationalisation de cette expérience décrirait cet or bourgeonnant comme un composé semi-métallique instable dont la couleur et la forme varient en fonction de l'intensité du feu. Mais les conditions conceptuelles de cette expé rience sont purement alchimiques au sens traditionnel. Elles supposent de la part de l'antimoine une capacité d'at traction d'un soufre de fermentation contenu dans l'air environnant. On re trouve là les vertus vivifiantes de l'Es prit universel des néoplatoniciens de Cambridge et, du même coup, on com prend pourquoi Newton s'intéresse tant aux passages les plus ésotériques de l'alchimie traditionnelle en même temps qu'il adopte l'expression méca niste de l'alchimie du XVIIe siècle. Le régule étoile et le « mercure philosophi que » conduisent Newton à travailler sur des concepts alchimiques, principe vivifiant, aimant d'antimoine, esprit universel, qui l'éloignent de l'esprit mé caniste et posent plus généralement le problème des rapports entre l'esprit et la matière, problème au cœur du débat entre Henry More (1614-1687) et René Descartes. Ce débat concerne les limites du mé canisme pris en défaut lorsqu'il s'agit d'expliquer des phénomènes tels que l'aimantation, la fermentation et l'at traction terrestre. Par là, nous retrou vons l'alchimie. A n'en pas douter, l'alchimie fut une affaire sérieuse pour Newton, comme elle le fut pour les philosophes mécanis tes qui le précédèrent au début du siè cle. Une fois donc revenus de notre surprise, nous n'échappons pas à la question des rapports entre son œuvre scientifique officielle et publiée et ces travaux de l'ombre dont la nature ésotérique ne suffit pas à légitimer le si lence dont il les entoura soigneusement. En effet, dans une lettre à Olden burg, secrétaire de la Royal Society (du 26 avril 1676), Newton, commentant une communication que Boyle venait de publier sur « l'incandescence du mercure joint à l'or », livre son opinion sur l'alchimie en priant Oldenburg de la garder pour lui. Dans sa communica tion, Boyle invitait les savants à consta ter que le mercure qu'il avait réussi à obtenir dès 1652 devenait brûlant dans la paume de la main quelques minutes après qu'on l'eut mélangé à l'or. Ce mercure, qui n'est pas sans rappeler le mercure philosophique, était donc très pur et devait certainement fournir, dans ses dérivés, des remèdes efficaces en médecine. Mais Boyle craignait les inconvénients politiques qui pourraient s'ensuivre si l'on parvenait à prouver que le mercure était bien le mercure 34

philosophique et « qu'il tombe entre les mains d'un insensé ». Newton, sans l'avoir vu, ne pense pas que le mercure de Boyle soit « d'une grande excel lence » (ce n'est qu'en 1692 qu'il en recevra un échantillon de la part de Locke) et ajoute : « Mais malgré tout, parce que le moyen par lequel ^ peut être à ce point imprégné a été jugé propre à être caché par d'autres qui l'avaient découvert, et par conséquent

de quelqu'un qui comprendrait parfai tement ce dont on parle, c'est-à-dire d'un véritable philosophe hermétique, dont le jugement (au cas où il y en aurait un) serait davantage à prendre en considération sur ce point que celui de n'importe qui d'autre au monde, jusqu'à la preuve du contraire, car il existe autre chose outre la transmuta tion des métaux (s'il ne s'agit pas là de vantardise et de simulation) que per-

(Vl con^c^cc Ce wttkrixe&fFQttâ *k>£G& Le « testament des philosophes », recueil manuscrit d'alchimie du XIVe siècle. Bibliothèque de l'Arsenal (Cliché J.-L. Charmet). peut en toute vraisemblance constituer un accès à quelque chose de plus noble, ne devant pas être communiqué sans qu'il en résulte d'immenses dommages pour le monde, s'il devait y avoir une quelconque vérité dans les écrits her métiques, par conséquent je ne doute pas que la grande sagesse du noble Au teur lui fera garder hautement le silence jusqu'à ce qu'il ait élucidé l'aboutisse ment que la chose peut avoir, soit par sa propre expérience, soit par le jugement

sonne sauf eux ne comprend. » Appliquons cette réflexion à Newton lui-même et concluons qu'il était sur la bonne voie mais qu'il n'était pas par venu jusqu'au bout de son « œuvre ». Ses travaux furent d'ailleurs brutale ment interrompus en 1693 par l'incen die accidentel de son laboratoire. D'au cuns affirment même qu'il faut voir là la cause de la dépression nerveuse dont il souffrit jusqu'en 1696.


Nous avons vu que l'alchimie, tant dans sa formulation traditionnelle et symbolique que dans sa présentation plus rationnelle par les philosophes mé canistes comme Digby et Boyle, propo sait une théorie unitaire de la matière à partir du concept de transmutation. Pour se prononcer sur l'importance du savoir alchimique à l'œuvre dans l'élaboration de la pensée scientifique de Newton, une lecture attentive des passages concernant la structure de la matière, et plus généralement tous les phénomènes chimiques, dans les œuvres scientifiques de Newton, cons titue un bon fil conducteur. C'est la voie qu'entreprend de suivre avec bon heur le professeur Betty J. Teeter Dobbs dans une étude magistrale, Les fondements de l'alchimie de Newton, dont nous nous inspirons ici largement et à laquelle nous renvoyons le lecteur. On y trouve une analyse détaillée de la conception newtonienne de la structure interne de la matière et de ses corpus cules, rapportée à sa théorie alchimi que. Ainsi l'ambition des Principes d'offrir un système universel qui inclu rait non seulement les phénomènes cé lestes mais aussi les phénomènes ter restres (chimiques en particulier), à partir du concept de la force d'attrac tion fait écho avec l'idéal alchimique de l'harmonie entre microcosme et macrocosme : « Tout le fardeau de la philoso phie semble consister en cela : à partir des phénomènes, des mouvements, ex plorer les forces de la nature et puis, à partir de ces forces, démontrer les autres phénomènes. J'ai fait la pre mière chose en utilisant les forces de la gravitation, pour le Soleil, les planètes, les comètes, la Lune et la mer. J'aime rais que nous puissions inférer le reste des phénomènes de la nature, par le même type de raisonnement, des prin cipes mécanistes, car je suis porté à suspecter pour de nombreuses raisons qu'ils peuvent tous dépendre de certai nes forces par lesquelles les particules des corps, par certaines causes jusqu'ici inconnues, soit sont poussées récipro quement l'une vers l'autre... soit sont repoussées et s'éloignent l'une de l'au tre. » {Principes, Préface.) Dans un brouillon de cette préface, Newton précisait : «... Les mouvements des corps plus petits dépendent de cer tains forces plus réduites, exactement comme le mouvement des corps plus grands sont régis par la force plus grande de la pesanteur. Il reste par conséquent que nous cherchons à sa voir, en ayant recours à des expériences appropriées, s'il existe des forces de ce type dans la nature, et ensuite quelles sont leurs propriétés, leur nombre et leurs effets. » Assurément ces « expériences appro

priées » désignent les recherches alchi miques de Newton, qu'il ne publia pas, précisément parce qu'il ne découvrit jamais les forces qui gouvernent les mouvements des corps de petite dimen sion. Une seule chose était certaine : ces forces devaient s'accorder avec les prin cipes mécaniques, autrement dit l'al chimie devait rejoindre la physique, et l'attraction alchimique l'attraction uni verselle. D'une certaine manière, c'est bien ce qui arriva si l'on en juge par les repro ches que les cartésiens firent à Newton de réintroduire, avec les concepts de force et d'attraction, les qualités « oc cultes » de la physique de la Renais sance. Mais la démarche de Newton est cohérente : dans un même mouvement, en alchimie comme en physique, il rompt avec la tradition mécaniste clas sique qui aboutissait à des impasses sur les mêmes phénomènes : comme la fer mentation, l'aimantation, l'éther. D'une manière générale, il s'agit tou jours de mécanismes invisibles qu'on ne pouvait expliquer qu'en termes de chocs, de contacts, de poussées et de

L'alchimie devait rejoindre la physique et l'attraction alchi mique l'attraction universelle tractions. Concernant les particules de matière subtile, éthérée, invisible mais avant tout matière, la théorie méca niste était dans tous les cas, chez Hobbes, Gassendi, Descartes, particu lièrement imaginative. En l'absence de toute expérimentation visible, on ne disposait pas d'un critère qui puisse déterminer la supériorité de tel ou tel modèle construit à partir des mêmes principes mécanistes d'action par contact. Ainsi, par exemple, l'attraction et la répulsion ne sont, selon un strict mécanisme, que des apparences. En réalité, ce sont des impacts d'innom brables particules de matière subtile, d'éther matériel qui les causent. New ton a défendu cette hypothèse en 1675 pour expliquer les propriétés de la lu mière. Il dut bientôt y renoncer et reve nir à l'action à distance qui s'accommo dait mieux de l'existence du vide. Scandale du point de vue de l'ortho doxie mécaniste mais démarche cohé rente pour qui réussit à obtenir le « mercure philosophique », Newton, dans les Principes, parlera de « forces

d'attraction et de répulsion », de socia bilité, de principes actifs, de « vertus ». La force n'est pas pour autant une ac tion qualitative obscure. Elle est mesu rée par la quantité de mouvement qu'elle peut engendrer. En droit, sinon en fait, toutes les forces des petites particules sont réductibles à une des cription mathématique. La « Question 31 » du Traité d'optique les présente ainsi : « Les petites particules des corps n'ont-elles pas certains pouvoirs, vertus ou forces par lesquels elles agissent à distance non seulement sur les rayons de lumière (...) mais aussi les unes sur les autres pour produire une grande partie des phénomènes de la nature ? Car il est bien connu que les corps agissent les uns sur les autres par at traction de la gravité, du magnétisme et de l'électricité... » Sur quoi Newton s'appuie-t-il pour établir sa thèse ? Tout naturellement sur les phénomènes chimiques. Dans le cas d'affinités chimiques, certaines substances attirent seulement certaines autres. Ainsi les forces répulsives qui dispersent les sels dissous n'opèrent que parmi les particules de sel. Dans la matière dynamisée, nous re trouvons l'unité de la matière de l'alchi mie. Toujours dans le Traité d'optique, Newton compare les particules de sel au globe terrestre ; dans les deux cas l'attraction est la même : « De même que sur le grand globe des mers et des terres, les corps les plus denses, de par leur gravité, coulent au fond de l'eau, et s'efforcent toujours d'aller vers le cen tre du globe, de même dans les particu les de sel, la matière la plus dense peut toujours s'efforcer de se rapprocher du centre de la particule ; de sorte qu'une particule de sel peut être comparée à un chaos : étant dense, dure, sèche et ter restre au centre, et raréfiée, tendre, hu mide et aqueuse à la circonférence. » Là encore, nous retrouvons le mercure et le soufre de l'ancienne alchimie, jusque dans la mécanique, en passant par la chimie. Nous sommes avec Newton devant un magnifique paradoxe. L'homme qui fit la lumière sur l'énigme de l'Univers est, en définitive, une figure plutôt complexe. Une figure dans laquelle, conformément aux principes alchimi ques, se côtoient les contraires. Ici se conjuguent l'alchimie et la science mo derne, la mathématique, l'expérimental et le rationnel. Gageons qu'il serait tout aussi intéressant de mettre en rapport le Newton théologien ou historien. Bien sûr, nous nous éloignerions de l'image stéréotypée du savant des encyclopé dies, mais, sur notre chemin, nous croi serions assurément le Newton peint par William Blake, un autre grand hermétiste.• 35


H3B ■■: ■

Matta-1985. Elmâs extranopensiamento quejamas diô loco en elm undo.. (Galerie de France).


La psychanalyse, l'homéopathie, l'acupuncture sont des disciplines hétérogènes, totalement différentes. Pourtant, un point commun les réunit. Aucune ne voit son statut scientifique universellement reconnu. Nous avons voulu savoir comment se posait la question de leurs titres à la scientificité.


PSYCHANALYSE

L'EXPÉRIENCE D'OEDIPE JACQUES DESCHAMPS

La psychanalyse a-t-elle un statut scientifique ? Trois questions sont au centre du débat : le concept d'inconscient peut-il être déduit à partir de ses effets visibles dans la vie psychique ? La pratique analytique permet-elle de connaître suffisamment l'inconscient pour agir sur ses effets ? Enfin, peut-on enseigner la psychanalyse ? Nous avons posé ces deux dernières questions à ceux qui les rencontrent dans la pratique. Au psychiatre neurophysiologiste Edouard Zarifian et à trois psychanalystes qui témoignent des courants majeurs de la discipline en France : Jacques-Alain Miller et Moustapha Safouan pour les courants lacaniens, André Green pour la société française de psychanalyse. science ? La question reçoit ses L A p titres s y c h de a n alégitimité l y s e e sde t - eFreud l l e uluine même qui, d'un bout à l'autre de ses recherches, n'a jamais cessé de l'af fronter. Mais il faut reconnaître, dans le même temps, qu'elle recouvre de nombreuses équivoques relevant d'une suspicion attachée, depuis ses origines, à l'objet comme à la méthode de la psychanalyse. La suspicion d'abord : on sait que, dès sa naissance - disons 1900, année où Freud fait paraître La Science des rêves, ouvrage dans lequel apparaît pour la première fois la notion d'in conscient -, la psychanalyse fut l'objet d'une polémique qui ne fera que se développer toujours plus violemment, alors même que les objections qu'on lui opposera prendront des formes diver ses, sinon contradictoires. Mais, sur le fond, le soupçon est resté le même, car il s'est toujours nourri du paradoxe qui constitue la singularité de la psychana lyse, et rend presque introuvable sa place dans la cité scientifique occiden tale : l'inconscient étant par définition 38

ce qui ne peut jamais se donner comme tel à la conscience, comment imaginer alors un savoir qui puisse en rendre compte rationnellement ? Si l'incons cient destitue la raison, toute science de l'inconscient apparaît d'emblée comme impossible ; au pire comme une aberration relevant de l'escroquerie in tellectuelle, au mieux comme un avatar moderne des immémoriales techniques de la magie ou de la sorcellerie. C'est en ce sens que le grand ethnologue Lévi-Strauss retrouvera l'ancêtre du psychanalyste dans le chaman, sorcier des peuplades primitives de Sibérie et de Mongolie. L'exotisme radical de la référence s'ajoutant au délit de sorcel lerie, la psychanalyse se trouve ainsi rejetée dans les ténèbres extérieures de l'irrationalité. Mais on voit alors que ce procès re pose sur un sous-entendu qui consiste à assimiler le scientifique au rationnel. Assimilation qui ne manque pas de pa raître évidente depuis au moins le siè cle de Descartes, où l'on vit les sciences de la nature se construire à partir de la célèbre séparation de l'âme et du corps

accomplie par le philosophe de la mé thode. Le rationalisme trouve ses let tres de noblesse méthodologique dans la définition de règles rendant possible l'exercice purement intellectuel (spiri tuel) d'une raison échappant aussi bien à toute fluctuation psychologique (les passions) qu'aux déformations in duites par l'activité sensible. En fai sant des mathématiques le modèle du bon fonctionnement de la raison pure, Descartes posait celles-ci comme cri tère ultime de toute scientificité. Il ne sera plus aucune science, de la nature ou de l'homme, qui ne s'efforcera dé sormais de réaliser ce programme de mathématisation des principes, afin de mériter son label scientifique-ration nel. La question de la scientificité créée par Freud est bel et bien condamnée, soit que l'on admette la réalité trou blante de l'inconscient, mais pour refu ser aussitôt la possibilité de toute in vestigation rationnelle de cet objet invisible - la psychanalyse devient alors à la psychiatrie ce que sont l'ho méopathie ou l'acupuncture à la méde-


1932 : Sigmund Freud en Angleterre (Cliché Mary Evans/Sigmund Freud Copyrights). cine académique -, soit que l'on refuse l'idée même d'inconscient, la psycha nalyse n'étant plus qu'un obstacle épistémologique, pour reprendre une notion chère à Gaston Bachelard, bien tôt dépassé par l'avancée éclairante de la neuropsychiatrie ou de la biochimie. Tel l'article du Monde de la Médecine (24 avril 1985), intitulé « Le nouveau visage de l'angoisse », annonçant, par exemple, que « Freud doit être revu et corrigé » parce que « l'on découvre que l'anxiété n'est pas toujours liée à l'in conscient. » « Elle peut avoir aussi pour origine une anomalie biochimique du système nerveux », avec « prédisposi tion génétique », expliquait-on dans le cours de l'article. Mais un siècle après les premiers travaux de Freud, la question vaut pourtant d'être reprise par son côté légitime. S'interroger sur le statut scientifique de la psychanalyse revient à évaluer sa prétention à se constituer comme théorie et pratique distinctes, et donc indépendantes de la psychia trie et plus généralement de toutes les autres disciplines psychologiques.

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FREUD ET L'INCONSCIENT

Depuis les premières objections, portant sur ce que l'on présentait comme une réduction aberrante de tous les phénomènes psychiques aux impératifs de la sexualité, jusqu'aux révisions effectuées de l'intérieur même du mouvement freudien et qui culminèrent dans l'abandon de la no tion d'inconscient (1), le procès inces sant fait à la psychanalyse a, entre autres effets, empêché que l'on s'inté ressât sérieusement aux conditions dans lesquelles Freud a effectué ses découvertes majeures. Les psychana lystes eux-mêmes ne sont pas entière(1) Révision contre laquelle s'éleva, en 1953, le psychanalyste français Jacques Lacan, qui, en prônant le « retour à Freud », devait opérer une profonde scis sion dans le mouvement psychanalytique international ; scission de laquelle sont nés les divers courants psychanalytiques lacaniens en Europe et en Amérique latine.

ment innocents de ce flou laissé sur les origines de leur discipline. Comme si la révolution apportée par la découverte de l'inconscient ne pouvait venir que d'une création ex nihilo attenant au seul génie d'un père fondateur élevé bien au-delà des débats scientifiques du siècle. L'hagiographie officielle lais sait donc au public quelques images d'Epinal (les travaux sur la cocaïne, l'hypnose avec Breuer, l'hystérie avec Charcot...) masquant totalement les influences dans et contre lesquelles Freud élabora la psychanalyse. L'his toire se résumant en définitive à la saga d'un jeune et courageux neurolo gue découvrant l'inconscient derrière les manigances hallucinantes des de moiselles hystériques de la bonne so ciété viennoise. Des travaux récents, en tout cas en langue française, nous permettent enfin d'y avoir un peu plus clair. Nous emprunterons à P.-L. Assoun - Intro duction à l'épistémologie freudienne, Payot, 1981 - les éléments d'éclairage nécessaires au bon cadrage de notre enquête (2). 39


PSYCHANALYSE

Ernst Haeckel (Cliché René Dazy). • Le modèle physico-chimique. Dès ses premiers travaux, plus particu lièrement l'Esquisse d'une psychologie scientifique (1895), et jusqu'à l'Abrégé de psychanalyse écrit en 1938, un an avant sa mort, Freud n'a jamais cessé de proclamer le caractère scientifique de la psychanalyse, en réclamant son inscription parmi les sciences de la na ture. La postulation scientifique de Freud est donc claire. Mais, pour bien en comprendre l'esprit, encore faut-il savoir à quoi il se réfère lorsqu'il parle de sciences de la nature. En fait, l'éla boration de la psychanalyse s'effectue dans un contexte épistémologique ca ractérisé par un débat qui mobilisa tous les savants de la deuxième moitié du XIXe siècle, et qui culmina dans les années 1980, c'est-à-dire au moment où Freud débuta sa pratique médicale. Centré sur la question de la méthode scientifique, ce débat fut ouvert par le développement des sciences de l'homme. A côté de la sphère de la nature, dont l'étude est régie par les méthodes de la science classique, ap paraissait une sphère bien distincte, englobant l'histoire et le comporte ment humain, et appelant une métho dologie qui lui soit spécifique. En situant la psychanalyse du côté des sciences de la nature, Freud effec tuait une démarche singulière, consis tant à rejeter le dualisme science de la nature - science de l'esprit, pour faire de la première le critère de toute scien tificité. Si la psychanalyse doit être une science, elle ne peut être que science naturelle. P.-L. Assoun montre comment Freud retrouve ici le mo nisme défendu par le naturaliste alle mand Ernst Haeckel (1834-1919). Niant la séparation classique entre les 40

deux substances distinguées par Des cartes, l'âme et le corps, ce disciple de Darwin rejetait formellement l'opposi tion entre science de la nature et science de l'esprit, pour ne faire de la deuxième qu'une partie de la pre mière. Haeckel soutenait donc l'idée d'une science unique (monisme) trou vant son modèle dans les lois physico chimiques. En reprenant ce modèle, dès ses premiers travaux d'anatomie et de physiologie, Freud s'inscrivait ainsi dans le courant « physicaliste » inau guré, au milieu du siècle, par les maî tres allemands de la physiologie, Helmholtz, Brùcke et Du Bois-Reymond, pour lesquels la totalité du fonctionnement de l'organisme est, en droit, réductible aux seules forces phy siques et chimiques. La méthode phy sico-chimique s'étendant à tous les phénomènes, il n'y a pas lieu de distin guer un champ propre à de pseudo sciences de l'Homme. On comprend donc qu'en réclamant pour sa discipline le label de science naturelle, Freud signifiait par-là qu'il n'y a pas d'autre méthode scientifique que celle de la physique et de la chimie. C'est pourquoi, tout au long de son œuvre, chaque fois qu'il essaiera de caractériser la méthode psychanaly tique, il fera jouer l'analogie avec ces sciences (3). Et, toujours du même point de vue, on comprendra aussi qu'en 1925, alors même que la doctrine psychanalytique est entièrement constituée, Freud puisse parler, sans contradiction, des symptômes névrotiques comme consé quences d'un chimisme sexuel désé quilibré, retrouvant par là l'hypothèse de l'origine toxicologique des névroses, émise dès 1896 (4). • L'élaboration de la méthode psychanalytique. C'est donc du côté de l'anatomie que Freud fit ses premiers pas dans les sciences naturel les. Après ses études à la faculté de médecine de Vienne, il part dans une station de zoologie à Trieste où il tra vaille sur la structure gonadique des anguilles, recherche qui fera l'objet d'un rapport présenté en 1877 à l'Aca démie des sciences. Mais c'est surtout à l'Institut de physiologie d'Ernst Brù cke, à Vienne, que Freud trouvera les modèles scientifiques qui joueront un rôle décisif dans l'élaboration de sa méthode. Pour le célèbre physiologiste allemand, animateur de la Société ber linoise de physique dans les années 1840, la physiologie n'est rien d'autre que la physique des organismes. Concevant ceux-ci comme systèmes physico-chimiques, Brucke en pensait le fonctionnement à partir du principe de conservation de l'énergie, selon le-

Hermann von Helmholtz (Cliché Roger Viollet). quel tout système est défini par la constance des forces qui l'animent. Son jeune disciple retrouvait ainsi la tradition physicaliste inaugurée par Helmholtz, dans les termes où nous l'avons présentée ci-dessus. Freud travaille alors sur l'observa tion microscopique de la structure histologique de la cellule nerveuse, les études anatomiques de ces cellules chez les poissons puis chez l'écrevisse. Il s'agit de vérifier l'hypothèse de la continuité morphologique de la cellule nerveuse des animaux inférieurs et su périeurs, et donc, comme le montre bien P.-L. Assoun, de mettre en œuvre un véritable « darwinisme expérimen tal ». Le jeune neurologue va se distin guer, à cette occasion, par l'élaboration d'ingénieuses techniques expérimenta les ; et, de fait, la science lui apparaît, sous le jour de l'anatomie, comme cette mise en forme de techniques d'obser vation. La vérification de la théorie gé nétique du système nerveux se donne ainsi comme technique anatomique (2) Précisons que ce travail constitue un point de vue possible sur la genèse des dé couvertes freudiennes, et qui n'est donc pas exclusif d'autres types d'approche. Voir, par exemple, Paul Bercherie : Les fondements de la clinique, tome 1, Histoire et structure du savoir psychiatrique, tome 2, Genèse des concepts freudiens, Navarin éditeur, Bibliothèque des Analytica, 1980 et 1983. (3) Voir entre autres Une difficulté de la psychanalyse, Chemins de la thérapie ana lytique, l'Introduction à la métapsychologie ou encore /'Abrégé de psychanalyse. (4) Voir, sur ce point, l'étude de Pierre Eyguesier : Comment Freud devint drodman, Navarin éditeur, bibliothèque des Analytica, 1983.


qui doit permettre de comprendre la fonctionnalité des organismes à partir de l'observation des structures. C'est à la lumière de ce modèle expé rimental qu'il faut envisager le premier événement décisif dans le parcours du jeune Freud : ce que l'auteur présente comme un rejet radical de la méde cine. Le cadre en est l'université de Vienne ; devenu privat-docent en 1885, Freud passe donc du laboratoire à l'hôpital, c'est-à-dire de la recherche expérimentale à la thérapeutique. Tra vaillant dans le service psychiatrique de Meynert, il est chargé d'un cours de neuropathologie dans lequel il va pré senter l'étude de l'anatomie et de la physiologie du système nerveux comme préparation nécessaire à la compréhension du fait neuropathologi que. On sait qu'à cette époque Freud fit la découverte des effets thérapeuti ques de la cocaïne, étape importante dans l'histoire de la psychopharmaco logie ; cet épisode, célèbre et contro versé, illustre en tout cas cette préva lence méthodologique du procédé technique sur le clinique : l'expérimen tation fait apparaître clairement le primat de l'observation, et des procé dures technologiques qui la soutien nent, sur l'étude clinique proprement dite. Mais c'est à Paris, lorsque Freud se rend fin 1885 auprès du professeur Charcot, que la conversion sera défini tivement opérée. Au début des années 1880, Freud a été initié au traitement hypnotique des symptômes hystéri ques par le physiologiste et psychiatre autrichien Josef Breuer (5). Si le voyage à Paris a donc d'abord pour but d'approfondir l'étude de la suggestion hypnotique, Freud n'en poursuit pas moins ses recherches d'anatomopathologie (il travaille sur la dégénérescence de la moelle épinière). Pourtant, à la fin de l'année 1885, il

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Le docteur Charcot (détail du ta bleau: une leçon clinique à la Salpetriêre) (Cliché Roger Viollet).

Louis Cane : « Accouchement », 1985 (Cliché Daniel Templon). abandonne définitivement ses études microscopiques pour ne plus se consa crer désormais qu'à la clinique. P-.L. Assoun ne voit rien moins dans cet abandon que la naissance de la psy chanalyse, fusion féconde des deux traditions dont héritait donc Freud : celle de la psychologie et de la psychia trie allemande, par l'inspiration psy chopathologique, et celle de la psychia trie française, marquée par l'attrait du clinique. Si le modèle neuropathologique de l'école allemande se trouve, de fait, ré cusé, l'approche anatomopathologique restait pourtant entièrement efficiente. Les premiers linéaments de la mé thode psychanalytique sont donc à chercher dans ces deux registres où Freud opérait alors simultanément : la théorie anatomopathologique du cer veau d'une part, et la clinique d'autre part, celle-ci constituant le terrain d'expérimentation où sont à trouver les lois anatomophysiologiques néces saires à la compréhension neurologi que du système nerveux. • La naissance de la psychana lyse : le programme « métapsychologique ». Dans sa lettre à Fliess du 2 avril 1896, Freud écrit : « Je n'ai jamais aspiré, dans mes années de jeu nesse, qu'aux connaissances philoso phiques, et maintenant je suis sur le point de réaliser ce vœu en passant de la médecine à la psychologie. » (Nais sance de la psychanalyse », PUF, 1969, p. 143.) (5) Voir Freud : Etudes sur l'hystérie, 1885, trad. fr. PUF, 1965.

A la jonction de ces deux voies, la neuropathologie et la psychopathologie clinique, la psychanalyse va donc naî tre moins de la découverte de l'incons cient ou de l'arrière-fond sexuel de la dynamique psychique que de la vo lonté de promouvoir une théorie géné rale des névroses. Il s'agit, effective ment, d'édifier une nouvelle psychologie scientifique, mais si son titre de « psychanalyse » apparaît en 1896, il est précédé de celui de « métapsychologie », formulé dès 1894. Dans Ma vie et la psychanalyse, Freud définit la métapsychologie comme « mode d'accès d'après lequel chaque processus psychique est envi sagé d'après les trois coordonnées de la dynamique, de la topique et de l'éco nomie, et (j') y vois le but suprême qui soit accessible à la psychologie. » (Gal limard, 1928, p. 92.) Si la topique est l'analyse de la localisation des proces sus inconscients dans la vie psychique, la dynamique les étudie du point de vue des forces qui les animent, et l'éco nomie les résoud dans la circulation et la répartition de l'énergie pulsionnelle (la libido). La topique est constituée, comme nous venons de le voir, par l'analyse du substrat anatomique de la vie psychi que. La dynamique sera élucidée par la découverte des processus chimiques qui composent les forces animant le psychique, l'économique apparaît alors comme procédure de mesure de ces forces, la métapsychologie s'accomplissant donc dans une véritable physique de la vie psychique. 41


PSYCHANALYSE

Si Brùcke a fourni à Freud les modè les anatomophysiologiques qui lui ont permis de donner un fondement scien tifique à l'analyse topique, c'est au phi losophe et psychologue allemand J.F. Herbart, successeur de Kant à la chaire de philosophie de Kônigsberg en 1809, qu'il va emprunter l'idée d'une « dyna mique des représentations psychi ques ». L'influence d'Herbart jouera sur Freud par l'intermédiaire d'abord de F. Brentano, dont il suit les cours à la faculté de Vienne dès 1873, puis par Meynert dont on a vu qu'il fut le chef du premier service psychiatrique dans lequel travailla le jeune neurologue. Comme l'indique explicitement le titre de son œuvre principale, La psycholo gie comme science fondée sur l'expé rience, la métaphysique et les mathé matiques (1824), Herbart fut un des

cle. Dans l'essai métapsychologique sur l'inconscient, il expose le point de vue économique comme «... la tentative de suivre le destin des quantités d'excita tion et de parvenir au moins à quelque estimation relative de leur grandeur ». Cette quantification des processus psy chiques définit le programme de la psy chologie scientifique des Wundt, Fechner et autres Helmholtz, mais elle renvoie aussi la psychanalyse, en voie de constitution, au débat qui traverse toute la communauté scientifique du tournant du siècle, c'est-à-dire au posi tionnement des sciences de la nature par rapport à la question de l'énergétisme. On se rappelle que Kant refusait le titre de science à la psychologie en ar guant du fait que, s'occupant de phéno mènes qui n'ont pas d'extension spa-

Chaman de l'Altaï en Sibérie (Cliché Roger Viollet). premiers psychologues qui s'appliquè rent à faire de leur discipline une science en lui donnant un outillage ma thématique, et en considérant les re présentations psychiques comme un système de forces régi par un méca nisme analysé en termes d'équilibre et de conflit. En montrant comment les représentations (les idées) ne devien nent des forces que par leur opposition à d'autres représentations, Herbart uti lisera des notions - conflit, refoule ment, inhibition... - que Freud va im porter et qu'il fera fonctionner comme telles dans l'analyse métapsychologi que. Entre la topique-ana tomique et la systématisation économique-p/xysique, la dynamique herbartienne donne ainsi son pivot proprement psychologique à la métapsychologie freudienne. Mais c'est donc de l'économique que relève proprement la revendication scientifique de la psychanalyse, et où Freud s'inscrit le plus explicitement dans les débats scientifiques de son siè42

tiale, elle ne peut que rester irréductible à toute mathématisation. W. Wundt, créateur du premier labora toire de psychologie expérimentale à Leipzig en 1879, reprit l'objection kan tienne en montrant, dans ses Fonde ments de la psychologie physiologique (1874), que, si la mesure est condition de l'expérimentation, la possibilité de mesurer les phénomènes psychiques as surerait la garantie de scientificité à une psychologie expérimentale. C'est à quoi il s'essaiera par une approche psy chophysiologique fondée sur l'étude des corrélations entre les phénomènes psychiques et les faits physiologiques enregistrables dans les mécanismes nerveux. La tentative de Wundt dé clencha des polémiques passionnées, qui agitaient la communauté scientifi que allemande au moment même où Freud entrait à la faculté de médecine de Vienne. C'est par Gustav Fechner que celuici devait plonger dans le cœur du débat.

Dans ses Eléments de psychophysique (1860), le physiologiste et philosophe allemand prétendait donner les formu les précises de la relation entre la sensa tion comme fait psychique et l'excita tion comme donnée physique (la sensation variant comme logarithme de l'excitant). Ce qui revenait donc à ins crire la mesure, le paradigme absolu de la scientificité, dans l'observation de la vie psychique, et à donner à celle-ci le cadre mathématique le plus rigoureux qui soit. Freud attestera, à plusieurs reprises, l'importance des travaux de Fechner dans la gestation de sa propre méthodologie, et lui attribuera la pater nité des modèles économiques de l'ana lyse de l'énergie psychique. • L'énergétisme et la rationalité freudienne. Derrière l'ensemble de ces influences, il convient, pour termi ner, de comprendre en quoi le rapport de Freud aux débats scientifiques de son temps se donne finalement comme inscription de la psychanalyse dans un type particulier de rationalité. Soit d'abord le père de l'énergétique, le célèbre physiologiste et; physicien berlinois Hermann von Helmholtz, dont Freud avouait, en 1883, qu'il était son « idole ». Dans son mémoire de 1847, De la conservation de l'énergie, Helmholtz effectue l'application du principe de conservation de l'énergie aux processus physiologiques, Or, ce principe est celui que Mayer, cinq ans plus tôt, avait introduit dans le do maine de la physique. Si sa validité dans ce domaine ne faisait plus pro blème (il deviendra le premier principe de la thermodynamique), son applica tion aux sciences de la vie fut à l'origine du plus grand débat épistémologique de la fin du XIXe siècle, l'opposition des interprétations mécaniste et énergétiste des sciences de la nature, débat qui prendra, dans les sciences de la vie, la forme plus particulière de l'opposi tion entre mécanistes et vitalistes. Le « réductionnisme » de Helmholtz, qui envisage le fonctionnement phy sico-chimique de l'être vivant à partir des lois de la matière inanimée, appa raît comme la version scientifique de la démarche criticiste de Kant qui identi fiait l'objet scientifique en général à l'objet physique newtonien, réduisant ainsi la science à son modèle mécaniste, toute opposition à celui-ci devenant aussitôt dérogation à La scientificité. L'énergétisme repose donc sur l'hypo thèse d'une continuité entre physique et physiologie, une même et unique force, caractérisée par sa valeur cons tante, étant à l'œuvre de l'une à l'autre. Lorsque Freud utilisera les concepts énergétistes dans le domaine qui est le sien, il ne s'agira plus alors d'importer


des modèles scientifiques dans un champ différent, avec toutes les ambi guïtés que cela suppose, mais de faire fonctionner un même modèle opéra toire à des niveaux successifs et inter dépendants d'une même réalité maté rielle. La quantification des processus psychiques qu'autorise l'énergétisme n'est donc pas un simulacre de scienti ficité mais, précise P. L. Assoun, «... l'effet nécessaire en même temps que le signe espéré de la rationalité désirée. C'est ce vœu en même temps que ce réquisit que Freud reconduira en incluant une économique dans sa mé tapsychologie. » (o.c, p. 165). C'est dans la notion économique de libido, spécifique à la psychologie freu dienne, que se repère, en effet, l'opérativité du modèle énergétiste. Pensée comme substrat des transformations de la pulsion sexuelle, la libido, par son aspect quantitatif, permet donc de me surer les processus de l'excitation sexuelle. Mais la mesure, pour Freud, a moins fonction d'enregistrement que valeur d'explication. Car, si la défini tion de la constante énergétique qui organise les transformations de la pul sion sexuelle permet de mesurer sa pro duction, son augmentation et sa dimi nution, comme sa répartition et ses déplacements dans le psychisme, la me sure n'a pas d'autre intérêt que de nous donner le moyen d'expliquer les phéno mènes psychosexuels, c'est-à-dire d'at teindre aux sources de la vie affective et de ses dérèglements. Freud résoud ainsi la fonction heu ristique de l'expérimentation, dans le domaine de la psychologie, comme fonction étiologique (6). S'il y a donc un « énergétisme » freudien, il convient de le comprendre moins comme le lieu d'une dérive métaphysique provoquée par ce qui serait l'incapacité structu relle de la psychanalyse à se constituer comme science - la métaphysique étant supposée apparaître là où la science ne peut plus opérer - que comme achève ment nécessaire d'une méthodologie, la métapsychologie, par le moyen de la quelle Freud a cherché, d'un bout à l'autre de son œuvre, à rendre compte rationnellement des processus par les quels l'inconscient vient subvertir sans cesse la vie consciente et la raison ellemême. Demander si la psychanalyse est une science supposait d'abord de réfléchir (6) La question ne souffrant pas le résumé, nous ne pouvons que renvoyer, ici, à la lecture du chapitre où P.-L. Assoun étudie les rapports de Freud et Ostwald, le chimiste et philosophe allemand qui fera de l'énergétisme une doctrine culminant dans un positivisme généralisé dont les principes seront déterminants dans la genèse de la physique d'Einstein, pour ne citer que cet exemple célèbre.

Louis Cane : h uile sur toile, 1980 (Galerie Daniel Templon). aux rapports de son fondateur avec les sciences de son temps, car il n'y a jamais de « parthénogenèse » dans l'his toire de la pensée. La singularité abso lue du projet freudien ne se laisse saisir que si l'on identifie préalablement les modèles organisant la démarche qui lui a donné corps. Et ce n'est que de ce point de vue, aussi, que peut s'aperce voir le style de rationalité promu par la psychanalyse lorsqu'elle prend en charge l'insondable fond d'irrationalité qui sous-tend la vie psychique. Dans son Introduction à la psychanalyse, Freud souligne que « ce qui caractérise la psychanalyse, en tant que science, c'est moins la matière sur laquelle elle travaille que la technique dont elle se sert ». (Payot, 1917, p. 416.) Une discipline se constitue comme

science dans le double mouvement de la définition d'un objet qu'elle s'appro prie de façon spécifique et de l'élabora tion des procédures qui lui permettront d'atteindre cet objet dans le donné ob jectif où il se manifeste. En indiquant que le caractère scientifique de la psy chanalyse n'est pas dans la matière sur laquelle elle travaille mais dans les techniques mises en œuvre pour « transformer » cette matière, Freud in dique aussi que la question de l'incons cient (la matière analytiqr â) est moins théorique que pratique ; et, en cela, il reste fidèle à l'intuition qui a orienté, comme nous l'avons montré, tout son travail depuis les premières recherches expérimentales jusqu'à l'élaboration de la doctrine psychanalytique comme telle.

LA PSYCHANALYSE EST-ELLE D'ABORD UNE THERAPEUTIQUE ?

2

Objet de la plupart des fantasmes qui troublent l'image de la psychanalyse, la cure apparaît souvent comme un mo ment magique où le psychanalyste prendrait l'allure d'un devin, d'un envoûteur. Nous avons demandé à E. Zarifian comment il définirait la dif férence entre psychanalyse et psychia trie, cette dernière étant créditée du label de scientificité attaché à l'hôpital, à la « blouse blanche ». E. Zarifian : « Je ne ferai pas de diffé

rence fondamentale. Mais je voudrais distinguer deux plans : celui de la re cherche, et je suis personnellement im pliqué dans une recherche biologique, et celui de la pratique. En ce qui concerne ma pratique de psychiatre, je n'élimine rien. Je pense que l'homme, et l'homme malade au plan de la patho logie mentale, peut être abordé de trois manières parce qu'il a trois grands champs d'action : le plan biologique, parce qu'il a un système nerveux cen43


PSYCHANALYSE

WÊBÊÊÊÊ

Edouard Zarifian (Cliché J.-P. Détail). tral qui est à la base de ses comporte ments, et cet abord est effectué avec des outils et concepts biologiques ; le plan psychologique et psychothérapeuti que, parce qu'il a un appareil psychi que, quelque chose qui le différencie fondamentalement des animaux, la possibilité d'avoir des émotions et d'en stocker le souvenir ; le plan sociologi que, et je veux souligner qu'en psychia trie sur le terrain, la sociothérapie, les mesures sociales, sont actuellement l'aide majeure que l'on peut apporter à nos malades désinsérés. Le psychanalyse, par rapport à tout cela, est pour moi une théorie très utile. C'est une théorie psychologique parmi d'autres, mais qui est probablement la plus élaborée parce que c'est une théo rie psychologique de l'inconscient, et que l'inconscient existe. On peut abor der celui-ci de manières différentes : avec un langage et des concepts psycha nalytiques, et avec un langage de neurophysiologiste, car entre l'inconscient et la mémoire il y a, très souvent, une grande superposition. Donc, selon moi, la psychanalyse est une technique psy chothérapique et une idéologie psycho logique, qui me sont très utiles dans ma pratique quotidienne. Il n'y a pas de divorce entre l'objet de ma recherche et ma pratique de psychiatre. » Sciences et Avenir : En quel sens dites-vous que l'on peut aborder la question de l'inconscient du point de vue de la neurophysiologie ? E.Z. : « C'est une question qui me pas sionne, mais je n'ai pas fait de recher ches personnelles dans ce domaine. J'admets et j'utilise tous les concepts psychanalytiques freudiens concernant l'inconscient et la valeur d'un lapsus, d'un acte manqué, etc. Mais si l'on se place dans le registre du neurophysiolo giste, et du spécialiste de la mémoire, on s'aperçoit de la chose suivante : dès la première seconde de notre naissance, 44

tout ce que nous vivons est engrammé dans notre cerveau, qui passe le plus clair de son temps à réprimer le souve nir, sauf le souvenir pertinent. L'engrammation de ces souvenirs est d'au tant plus forte, le pattern est d'autant plus fort, que vous avez vécu l'événe ment dans un contexte émotionnel im portant. Ce qui explique pourquoi il peut y avoir, par un lapsus, par un acte manqué, émergence d'un souvenir à forte connotation émotionnelle quand vous êtes de nouveau confronté avec une situation analogue. C'est-à-dire que, par vos appareils sensoriels, vous recevez une information de votre envi ronnement, vous décodez et donnez un sens à celle-ci en la confrontant avec l'information antérieure stockée dans votre mémoire - tout ceci pour dire vite -, et vous avez alors coïncidence entre deux événements identiques, analo gues, à forte charge émotionnelle. A ce moment-là, la répression n'est plus assez forte, et il y a émergence du lapsus, de l'acte manqué, qui ont une signification renvoyant donc à votre passé (expérience d'un souvenir cui sant, humiliant, etc). Donc, selon moi, il devrait y avoir une recherche parallèle entre les psychanalystes, qui possèdent une technique et un vocabulaire leur permettant d'aborder l'inconscient, et

les neurophysiologistes, qui parlent de la même chose avec un autre langage et d'autres techniques. » Rappelant à E. Zarifian comment l'on pouvait repérer, dans la théorie freudienne des pulsions, un effort de quantification des processus affectifs, exprimant la volonté d'atteindre au plan des sciences, nous lui avons de mandé s'il retrouvait dans ses propres travaux quelque chose qui se rappro che de cette idée. E. Z. : « Ma position est aujourd'hui la suivante : je ne sais pas si les émotions, les affects, sont du domaine de l'inquantifiable par excellence ou si, au contraire, il est possible de les mesurer. Mais on ne dispose pas, actuellement, d'outils ad hoc pour les quantifier. Ce qu'on a essayé de faire en neurophysio logie, c'est une approche très indirecte des affects. Tout affect, toute émotion entraîne une série de bouleversements physiologiques, par exemple une accé lération du rythme cardiaque, de la res piration, une modification de la perspi ration cutanée, et l'on mesure ces index périphériques (c'est la fameuse ma chine à détecter le mensonge...). Ce n'est qu'une approche indirecte, mais elle montre aussi une chose : je ne suis pas du tout un spécialiste de Descartes, mais je dirai, contre lui, que l'appareil

Louis Cane : huile sur toile, 1981 (Galerie Daniel Templon).


psychique et le corps sont indissoluble ment liés, que l'un ne peut pas fonc tionner sans l'autre. Vous ne pouvez pas évoquer un affect agréable ou désa gréable sans entraîner immédiatement des modifications physiologiques de votre corps, et pas seulement dans le cerveau mais également dans la péri phérie, car celui-là commande à celleci. Et, en tout cas, dans le cerveau, vous induisez des modifications qui sont, aujourd'hui, visualisables, et cela preu ves à l'appui. Toute psychothérapie, donc, induit une modification biologi que dans le cerveau du sujet qui la subit, soit par son propre discours, et les thèmes que celui-ci évoque, soit par le discours de son thérapeute. Je ne fais à ce propos aucune interprétation, j'en laisse le soin aux psychanalystes, mais j'émets l'hypothèse que de tels résultats expérimentaux peuvent peut-être leur servir à quelque chose. » Aux psychanalystes, nous avons proposé de réfléchir à ce qui caracté rise la pratique analytique en partant de l'analogie qui ferait de la cure, considérée dans sa visée thérapeuti que, quelque chose du même ordre que la vérification expérimentale d'une théorie scientifique. André Green re jette aussitôt ce rapprochement de la façon suivante. André Green : « Je ne dirais pas ça parce que, entre la théorie et la prati que, il est très difficile de déterminer si c'est la théorie qui fait naître les hypo thèses, ou si ce sont les hypothèses qui éclairent la pratique. C'est tout à fait la question de la poule et de l'œuf, et donc une question stérile parce qu'il s'agit d'une interaction dialectique perma nente. J'ai pu vérifier dans mon expé rience que, lorsque apparaît une hypo thèse, vous ne savez pas en fait d'où elle vient, si elle est née de la pratique ou bien d'une réflexion qui trouverait dans la pratique non pas une vérification, mais une illustration. Je ne pense donc pas que l'on puisse dire que la cure valide les hypothèses, mais je crois à une interpénétration permanente théorie-pratique. La cure est donc moins validation des concepts que leur incarnation, au sens presque littéral du mot ; c'est dans la cure que les concepts prennent leur réalité, qu'on les vit, et qu'ils ne restent donc pas des idées pures. Nous retrouvons là, la question du statut scientifique de la psychanalyse. Si celle-ci est une science, c'est d'abord comme science d'observation. Expérimentale serait beaucoup dire - encore qu'elle s'efforce, par la constance du cadre de la cure, de créer des conditions qui ressemblent à une expérience et qui ne fassent pas trop intervenir de variations. Science donc, la psychanalyse le serait par ce

que j'ai illustré comme incarnation des concepts dans la cure, et par le cadre de celle-ci, qui la caractérise beaucoup plus comme situation d'observation que comme pure spéculation. » Moustapha Safouan, quant à lui, ca ractérise sa position de praticien comme celle d'un linguiste et d'un dia lecticien. Pour nous faire comprendre l'image du linguiste, il nous a d'abord rappelé, dans la perspective ouverte par Jacques Lacan, ce qui spécifie la position analytique. M. Safouan : « Ce qui est caractéris tique de la psychanalyse, et qui fait qu'elle est intéressée par la question de la rationalité, c'est qu'elle se situe au niveau de ce n'importe quoi auquel nous invitons le sujet dans l'association

Moustapha Safouan. libre. (Rappelons qu'il s'agit là de l'im pératif énoncé par Freud, et selon le quel le patient doit s'efforcer de dire tout ce qui lui passe par la tête à l'occasion des événements évoqués pendant les séances.) D'où la ques tion : est-ce que cet ordre du n'importe quoi, ce matériel du dire qui consiste en délire, cache vraiment un ordre ? Y-a-til une logique à ce niveau-là ? Il s'agi rait alors d'une logique propre à un certain discours caractérisé comme une série de n'importe quoi. Lacan prétend qu'il a trouvé là une logique du fan tasme. Si l'on peut montrer que cette logique est soutenable, ce serait un ap port considérable à la question de la rationalité. Mais, par ailleurs, il est cer tain que dans notre expérience, ce n'im porte quoi s'atteint à un niveau du langage qui est une série d'énoncés, donc de significations s'articulant dans des mots ou signifiants. Et c'est ce côté signifiant des énoncés qui charrie des significations indépendantes des signi fications intentionnelles du sujet qui parle. Ce qui est drôle, c'est que la vérité derrière laquelle court le sujet est

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entièrement dans ce qu'il signifie ainsi à son insu. Si l'on appelle donc raison la chose qui nous conduit vers le vrai, alors la raison est dans le signifiant, et la vérité derrière laquelle on court est toujours derrière nous. » Si l'analyste est ainsi un linguiste, c'est, selon M. Safouan, en tant qu'il s'agit pour lui, dans la cure, de « suivre le cheminement oblique du signifiant » dans le discours du patient. Quant à sa position de dialecticien, il l'analyse de la façon suivante. M. Safouan : « Le sujet se présente toujours dans un certain type de rap port à la réalité, sujet souffrant ou non mais qui donne toujours un jugement qui est le sien sur le réel. Et, très sou vent, on trouvera que ce jugement ne résiste pas à la critique. Il y a donc là une part de travail de dialecticien, d'in terpellation critique très nécessaire, car c'est à partir du moment où le jugement du patient est rectifié que l'on peut considérer que l'inconscient est at teint. » Il n'en demeure pas moins que le psychanalyste doit répondre à la de mande de guérison du patient. Or Freud, dans un texte célèbre, avait exclu le médecin (et le prêtre) de la profession analytique ; exclusion pré cisée par J. Lacan lorsqu'il affirmait que, dans une analyse, la guérison est en outre, qu'elle ne vient que « de sur croît ». M. Safouan élucide cette posi tion en précisant la différence entre psychanalyse et médecine. M. Safouan : « La différence est que, dans la médecine, on considère la de mande de guérison et qu'on y répond en partant d'un savoir concernant le mal et sa nature. On fonctionne ainsi comme médecin dans le registre de la réponse à la demande, et cette réponse s'autorise d'un savoir déjà là. La fina lité de l'action est donc dans le registre du bien - enlever le mal. » D'où le fait que le médecin tient à croire qu'il est un

bon médecin, la bonté ayant toujours quelque chose d'imposant. Mais ce qui est ici oublié, c'est justement ce que nous appelons le sujet, au sens où celui qui parle engage sa responsabilité dans ce qu'il dit, responsabilité qui se réfère à ce que j'appellerai l'élément volon taire d'un jugement : qu'est-ce qui me fait dire ce que je dis ? C'est le désir : le point premier du jugement est donc moins ici le cogito (le « je pense » dont Descartes faisait la définition du sujet de la raison.) que le desidero (je dé sire). Enoncer, comme le faisait Lacan, que la guérison serait « de surcroît » ne veut pas dire que nous ne voulons pas guérir, car nous sommes là pour ça. Mais si je fais de cette guérison un objet à donner, alors je n'ai rien à donner, je n'ai pas de médicament. Pour obtenir cette guéri son, il faut commencer par oublier que je ne l'ai pas. C'est en ce sens que la guérison vient par surcroît, elle vient du fait du cheminement dans l'incons cient. Il s'agit donc d'un travail qui ne se situe pas, comme la médecine, dans le registre du don et du contre-don. » Jacques-Alain Miller voit dans la formule de Lacan ce qui définirait pré cisément la « discipline de l'analyste ». J.-A. Miller : C'est vrai que Lacan a dit que, dans l'expérience analytique, la guérison venait de surcroît. Il l'a dit et n'a fait en cela que répéter Freud. Ceci ne désigne aucun mépris des effets thé rapeutiques, mais indique plutôt com ment ils ont une chance d'être obtenus. Il faut voir que ce qui distingue la psy chanalyse à cet égard, c'est que la no tion même que l'on peut se faire du bien pour un sujet donné n'est pas du tout préalable. C'est justement de la disci pline de l'analyste que de ne pas se faire une idée préconçue de ce qui vaut mieux pour l'autre. Et, justement, les sujets arrivent en analyse, disons dété riorés, souffrant de ce que, jusqu'alors, c'est l'autre qui a décidé pour eux ce

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Jacques-Alain Miller (Cliché Pierre Vauthey). 46


qu'était leur bien. Donc, che» l'ana lyste, est indispensable une suspension de la notion de ce bien, jusqu'à ce que le sujet soit en mesure, au fond, de la définir lui-même. Ça se voit aussi bien dans la notion, par exemple, des choix sexuels d'un sujet. L'analyste n'a làdessus aucune conception prédétermi née. Et c'est au sujet d'élaborer une voie d'accès à son désir, voie dont il puisse se satisfaire. Cela s'incarne dans la pratique de façon tout à fait sensible.

On peut considérer aussi que c'est un effet thérapeutique que de réconcilier un homosexuel avec son mode de jouis sance ; ceci ne se joue pas d'emblée sur l'idée que nous nous ferions de l'harmo nie sexuelle. Dire que la guérison vient de sur croît, c'est donc dire qu'elle ne peut pas être le désir de l'analyste, et que c'est même à cette condition - de ne pas la viser comme telle - qu'un effet théra peutique a une chance de se réaliser. »

PEUT-ON ENSEIGNER LA PSYCHANALYSE?

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Question brûlante dès que Freud commença à faire école, la formation des analystes demeure un des points de clivage les plus constants dans l'histoire de la discipline freudienne. Si le posi tionnement des analystes français par rapport aux travaux de J. Lacan, par exemple, s'effectue d'abord sur des questions théoriques de fond, il appa raît aussi que ses propositions sur la formation des analystes (la structure dite de la « passe », la formule « l'ana lyste ne s'autorise que de lui-même ») jouent un rôle important dans les cliva ges provoqués par son enseignement. Il est vrai que sur ce point, également, la légende freudienne n'a pas contribué à éclaircir le débat, l'auto-analyse du père fondateur prenant avec le temps la dimension d'un véritable mythe. Initiation, cooptation, enseigne ment..., la formation des analystes en gage la garantie du sérieux de la prati que analytique comme la question de sa reconnaissance officielle. Pour M. Safouan, qui nous rappe lait précédemment que le psychana lyste n'est ni médecin ni « directeur de conscience », on ne peut pas réduire sa formation à l'acquisition d'un savoir. M. Safouan : « Quand nous éluci dions, tout à l'heure, la question de la guérison, dite « de surcroît », comme né cessité de trouver d'abord le désir in conscient du patient, nous voulions dire aussi que l'analyste - et c'est ce qui le différencie du savant -, doit savoir où il en est de son propre désir. Là, inter vient la règle principale qu'il faut poser en principe de la formation de tout analyste : à savoir que l'analyste ne s'autorise que de lui-même. Cela signi fie qu'il ne peut pas se démettre de la responsabilité dont il prend la charge en acceptant une demande d'analyse, au nom de je ne sais quel diplôme, et donc au nom de son appartenance à un groupe quelconque. » Pour A. Green, le problème du rap port à l'institution se pose différem ment. La difficulté de la formation

analytique est telle qu'elle n'accepte aucune théorie satisfaisante et que le recours à une institution formatrice est, finalement, un moindre mal lors qu'il s'agit d'éviter l'amateurisme, ou pire, l'escroquerie. A. Green : « C'est un problème horri blement difficile et auquel j'ai beau coup réfléchi. Mais je n'y vois pas de réponse. Problème compliqué par le fait que l'analyse est d'abord une aven ture individuelle. On vient à l'analyse parce que soi-même, à un moment donné de sa vie, on a rencontré des difficultés personnelles, comme tous les êtres humains en ont. On entreprend donc une analyse dans une relation per sonnelle à un analyste. Là-dessus, vient se brancher un tiers qui est l'institution formatrice. Ce tiers va avoir un rôle perturbant évident. A tel point que c'est pour moi une contradiction dans les termes : ou bien il y a analyse et il n'y a pas de formation, ou il y a une formation et ce n'est pas une analyse. Mais l'institution est un mal néces saire. Autant les problèmes de l'analyse personnelle doivent rester, si faire se peut, à l'abri des institutions, autant il y a quand même une expérience vérita blement formatrice, ce que nous appe lons, dans la société à laquelle j'appar tiens, la « supervision ». Elle consiste, selon un rythme hebdomadaire, à ren dre compte à un autre analyste de ce qui s'est passé, durant la semaine, entre le candidat analyste et son patient. Ce n'est pas un « flicage », mais il faut com prendre ce que cela implique de passer de la position d'analyste à une position d'analysant. Il y a là un dédoublement, un jeu de décentrement qui est extrê mement fécond parce qu'il permet de se mettre dans plusieurs rôles à la fois. A ces deux premiers volets de la forma tion, l'analyse individuelle et la super vision, s'en ajoute un troisième : les sé minaires théoriques. Expérience très intéressante parce que, dans une insti tution qui se respecte - je veux dire qui

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PSYCHANALYSE

n'est pas dominée par un leader et qui devient donc une « école » -, il doit y avoir une pluralité de positions. Le can didat analyste peut se faire ainsi sa propre opinion et comprendre que, si notre connaissance de l'inconscient se rattache à la science, elle n'en reste pas moins pourtant de l'ordre de l'interpré tation : un même matériel peut être interprété sous différents sens sans pour autant cesser d'être vrai. ». Si J.A. Miller maintient, lui aussi, la nécessité de distinguer formation et enseignement, il pose pourtant dans une perspective différente la question de l'institution. Perspective dans la quelle on retrouve le point de vue lacanien soutenu déjà par M. Safouan. J.A. Miller : « Ce qui distingue l'ana lyste, c'est qu'il n'y a rien dans la psy chanalyse qui ressemble à cette exi gence de pureté de l'âme qui était nécessaire, par exemple, selon les alchi mistes, pour obtenir l'effet, la transmu tation souhaitée. C'est même par-là que la psychanalyse est du côté de la science et non pas de l'alchimie ou des prati ques d'initiation. L'expérience analytique, poussée à son terme, a pour résultat d'obtenir chez le sujet un état inédit du désir que Lacan a baptisé le « désir de l'ana lyste », et qui est un autre type de désir que celui qui s'obtient dans la règle. La seule chose qui vaut en fait la peine de vérifier chez l'analyste, c'est Popérativité de ce désir-là. Or, il faut le dire, il n'y a aucun mode socialement reçu qui soit capable d'opérer cette vérification. Vous pouvez vérifier les études, le sa voir accumulé, vous pouvez croire véri fier la santé mentale, ça ne vous don nera aucun moyen de vérifier si, chez tel sujet, le désir d'analyste est opérant. Depuis le début de la psychanalyse, cela ne se vérifie qu'entre analystes, dans l'expérience. Sous la forme d'abord de ce que nous appelons, avec Lacan, des « contrôles » : cette pratique consiste dans l'entretien d'un psycha nalyste supposé plus expérimenté et d'un psychanalyste plus novice, entre tien portant sur un cas que le plus novice rapporte. Ce qui est surtout re marquable, ici, c'est le caractère de mé diation que cette situation comporte ; le caractère privé de l'expérience analy tique est absolu, et l'on ne parle donc de contrôle que parce que, en fait, on ne contrôle rien. La singularité, l'unicité de l'expérience analytique l'éloigné donc de tout statut d'expérimentation. Il n'y a pas un seul résultat analytique qui soit complètement separable du coefficient propre à l'analyste. Et, à cet égard, on pourrait même considérer qu'il y a là une subjectivité irrémédia ble. 48

Au contrôle s'ajoute aussi ce que Lacan a mis au point comme procédure de la « passe ». Ce sont là des modes certainement insatisfaisants, mais je suis quand même frappé qu'avec cette mise au point difficile il y ait finale ment aussi peu de dégâts et que l'orien tation soit maintenue. Ceci dit, je suis tout à fait pour l'en seignement de la psychanalyse, du sa voir accumulé dans l'expérience analy tique du siècle. Cela se fait, par exemple dans le seul département de psychana lyse de l'Université française - il n'a fallu rien de moins que Mai 68 pour créer ce département que je dirige, et il est resté malheureusement le seul. Je pense qu'il est en effet possible de dif fuser le savoir de la psychanalyse, tout en soulignant que cela ne met nulle ment ceux qui le reçoivent en mesure de pratiquer la psychanalyse. Disons que ça complète la formation scientifique des analystes et qu'il revient à chacun d'eux, autant qu'ils peuvent le faire, de s'adresser au public et de chercher le

contrôle de cette écoute publique. » Qu'il soit donc impossible de vérifier de l'extérieur l'expérience analytique règle par le même coup le problème de la reconnaissance officielle de la psy chanalyse. On peut comprendre ainsi pourquoi les deux grandes institutions psychanalytiques internationales, et quelles que soient les profondes diver gences qui les séparent, s'accordent, comme le fait remarquer J.A. Miller, sur le refus d'une quelconque officiali sation de la pratique analytique. Celui-ci peut donc conclure : J.-A. Miller : « De la même façon que vous n'avez aucune idée du style dont quelqu'un va se mettre à parler une fois qu'il sera sur le divan, vous ne pouvez, par des critères extérieurs, avoir aucune idée dont quelqu'un va opérer dans l'expérience. Cela peut paraître exorbi tant de laisser faire ces gens-là, les ana lystes. Mais il faut voir à la place de quoi ils viennent : à la place de ce qui serait, sans eux, exploité par ceux que j'appelais des mages (voir plus bas). »

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LA DIMENSION DE L'IRRATIONNEL

En préalable à notre entretien, E. Zarifian soulignait le fait qu'à « l'im périalisme psychanalytique » qui ré gnait dans l'institution psychiatrique, lorsqu'il y était rentré, il y a une dizaine d'années, avait succédé aujourd'hui un « biologisme à tout crin ». Il est vrai que la psychanalyse paye actuellement l'en gouement, et les effets de mode, qu'elle

avait suscités dans les années 1970. Mais encore faut-il distinguer les ni veaux de diffusion sociale d'une disci pline aussi paradoxale. En même temps que l'« idéologie » freudienne, selon un processus bien connu, est brûlée pour avoir été trop adorée, la pratique ana lytique conquiert droit de cité aussi bien dans le savoir en général que dans la pratique de ceux qui sont confrontés à la souffrance des hommes.

Et, si l'irrationalisme fait au

Freud au balcon de sa maison de cam pagne (Cliché Edimédia).

jourd'hui un retour massif dans tous les champs du savoir, nos interlocuteurs ont tous témoigné du fait que la psy chanalyse n'était pas un effet, ou pire, une cause de ce nouvel obscurantisme, mais, au contraire, qu'elle était partie prenante, à part entière, de la cause des Lumières. Laissons-en témoignage à J.A. Mil ler : « On n'a pas attendu la psychana lyse pour connaître, disons la puissance de la parole dans la relation à l'autre. On n'a pas attendu la psychanalyse pour que l'hystérie se prenne à la parole du Maître. Et cela est tellement une zone inéliminable du statut de l'homme qu'il y a toujours eu, appelons-les des mages pour exploiter cet égarement et cette docilité de l'être parlant au Maî tre. Ce qu'il y a de nouveau avec Freud, c'est que, pour la première fois, il y a eu un effort pour traiter avec l'esprit de la science cette zone d'ombre, cette zone


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Louis Cane : « La bataille des Ménines », 1983/1984 (Galerie Daniel Templon).

d'irrationnel, un effort pour précisé ment s'avancer avec une lanterne dans ces zones qui étaient abandonnées à l'obscurantisme. C'est de ce point de vue que Lacan s'est présenté comme un homme des Lumières, faisant et ten tant de faire pénétrer la raison dans les zones du psychisme humain paraissant les plus obscures. » La psychanalyse a l'âge de ce que Freud appelait le « malaise dans la Civi lisation ». La répression des instincts, le « dressage de la bête humaine », comme disait Nietzsche, que suppose la vie en société se paie d'un prix très élevé de souffrance et de misère psychologique.

La psychanalyse n'est-elle alors qu'un avatar de ces multiples refuges illusoi res que les hommes se sont fabriqués pour se protéger de cette misère ordi naire ? Et son destin est-il donc de disparaître avec la résolution de ce ma laise diagnostiqué par Freud ? Encore faudrait-il que les hommes soient capables de cette résolution-là. E. Zarifian en doute. Nous termine rons notre enquête avec cette inquié tude. E. Zarifian : « Au stade où l'on en est de l'insuffisance de nos connaissances, il y a encore place pour la position irrationaliste. Pour certains, elle est

rassurante parce qu'elle permet de croire à l'irrationnel, ce qui est très sécurisant. C'est une espèce d'incons cient qui devient alors collectif. La croyance permet de rassembler les gens, elle donne une énergie considérable. Je pense que si l'on imaginait aujourd'hui que tout est rationalisable, que tout est explicable, cela serait générateur d'une très grande angoisse. Je me demande si la résistance à cette perspective qu'un jour on pourra tout expliquer -résis tance qui définirait l'irrationalisme n'est pas simplement une défense contre cette angoisse qu'induirait l'ex plication universelle ? » • 49


ACUPUNCTURE

LA STRATÉGIE DES AIGUILLES DOCTEUR CLAUDE ROUSTAN*

devant un thème, l'acupunc science, dont l'appaAPRESture unet la temps d'hésitation, Hrence me semblait un peu ré barbative et qui risquait surtout de développer une opposition qui n'est déjà que trop manifeste dans l'esprit de certains, il m'est apparu que cet article était l'occasion, au contraire, de plaider pour une complémentarité que nous sommes un certain nombre à réclamer depuis des années. Il est d'ailleurs impossible, stricto sensu, d'opposer deux termes, deux réalités si totalement différentes. Déjà l'étymologie les sépare ! « Acupunc ture » est un mauvais mot, dû à une vision simpliste des jésuites du XVIIe siècle qui l'ont créé et n'ont, ce faisant, retenu que l'apparence. Il n'est cepen dant pas surprenant que le simple « acte de piquer » dans un but thérapeu tique ait étonné ces bons Pères car la médecine européenne de l'époque igno rait les piqûres (et a fortiori, les injec tions médicamenteuses inventées par le médecin français Pravaz au beau milieu du XIXe siècle, d'après, justement, l'acupuncture, qui a été très en vogue chez nous à ce moment). Or cet acte thérapeutique, si spectaculaire pour des Occidentaux, n'est que la conclu sion d'un acte médical complet, com prenant obligatoirement un préalable temps diagnostique. Le terme d'« acupuncture » ne reflète donc que l'exécution, importante certes, mais

L'acupuncture n'est-elle qu'un art... médical ? Votre discipline est-elle scientifique ? Que peut répondre à cette question difficile un praticien, un acupuncteur occidental, médecin formé aux mé thodes où le pondérable, le mesurable tient une place centrale ? Voici les réflexions, et les argu ments du président d'hon neur de l'Association française d'acupuncture. Médecine chinoise, points d'acupunc ture (Cliché Roger Vioflet).

* Président d'honneur de l'Association française d'acupuncture, secrétaire général de la Formation médicale continue des acu puncteurs de France.

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non irremplaçable par d'autres techni ques (application de chaleur locale : moxa, de ventouses, de saignées, de massages...) et ne consiste, en fait, qu'en l'application d'une ordonnance préalablement établie à la suite d'un acte intellectuel, raisonné, passage de constatations cliniques à une thérapeu tique spécifique. L'étymologie du mot « science » n'est autre que : savoir. Le contenu de cette plus noble notion du savoir a, semble-t-il, beaucoup varié au cours des âges, selon les doctrines phi losophiques des époques successives, pour aboutir au moderne concept, tou jours très fortement marqué au coin de la logique cartésienne. De plus, lorsqu'il s'agit d'une discipline médicale - et c'est ici le cas -, l'empreinte de la méde cine expérimentale de Claude Bernard, y est particulièrement sensible. La plus 'simple et la plus évidente des défini tions possibles de la science me semble passer par ses mots clés qui sont : répé titivité et reproductibilité dans les mêmes circonstances expérimentales, selon, donc, des paramètres constants. Or, peut-on, en médecine, parler de la constance des paramètres ? Comme dans tout le domaine biologique, il ne s'agit que d'une constance relative - de « fourchettes » rarement très étroites. La médecine, qui doit prendre en compte l'intégralité de la personne hu maine avec toutes les distorsions, les variances liées à son psychisme en par ticulier, ne peut jamais (le pourra-t-elle un jour ?) être qualifiée de science. Aussi s'est-elle contentée jusqu'à nos jours - honorée, devrais-je dire - de son qualificatif d'art médical. Si la méde cine d'aujourd'hui a bénéficié, plus qu'aucune autre discipline, des progrès


r j g j fi r A r f '

< La petite danseuse », Jean-MicAeJ Aiberola, J 983, sculpture (Galerie Daniel Templon, cliché André Morain).


ACUPUNCTURE

de la recherche scientifique - et je m'en réjouis - pourquoi l'acupuncture, seule médecine traditionnelle toujours prati quée après des milliers d'années, ne bénéficierait-elle pas aussi des apports de la science ? Elle est étudiée par des méthodes scientifiques éprouvées et, depuis des années, fait l'objet de re cherches passionnées dont nous allons survoler les grandes lignes. Cependant, avant d'aborder l'aspect scientifique de l'acupuncture, il me pa raît juste de dire que cet aspect est encore loin d'être déterminant et que l'acupuncture plurimillénaire telle qu'elle est toujours pratiquée, hier en Extrême-Orient, aujourd'hui dans le monde entier, ne doit que fort peu de choses à la science telle que l'Occident l'envisage. Depuis toujours, elle s'adresse à ce qui, chez l'homme, est le moins « mesurable ». La médecine occi dentale, dite scientifique, s'adresse au contraire de plus en plus à ce qui est mesurable et recherche sans cesse - et c'est bien - à mesurer de nouveaux paramètres pour aller de plus en plus loin dans la finesse des traitements. Dans leur ensemble, la médecine ex trême-orientale est globaliste alors que celle de l'Occident est analytique. Il y a, dans cette divergence, plus que le germe d'une opposition, qui a été large ment exploitée ! J'y vois une complé mentarité. La même complémentarité réside dans le fait que, si la médecine occidentale voit surtout dans l'homme ce qui y est « matériel », l'acupuncture s'occupe particulièrement de ce qui y est « énergie ». Horreur ! voilà un mot bien dissonnant pour la physiologie classique. Ce n'est pas le seul ! c'est le plus connu. Or, sans « énergie », pas de concept d'ensemble de la médecine chinoise (donc extrême-orientale), alors qu'elle est régie par une imparable logique, originale, particulière, mais parfaitement confirmée par la simple observation des phénomènes naturels et leur interprétation. La tradition, au moins bimillénaire, de l'acupuncture, complétée par une très riche pharmacopée végétale, ani male et minérale, par des techniques originales de massages, de manipula tions articulaires, etc., repose sur les correspondances remarquées depuis toujours du microcosme humain et du macrocosme. C'est la peau, barrière sé lective entre micro et macrocosme qui sera le siège des stimulations ayant pour objectif le rétablissement des synchronismes entre milieu interne de l'individu et monde extérieur. Par ex tension aussi, de l'harmonie entre les divers constituants de cet individu. A défaut de faire régner cette harmonie, la souffrance et la maladie, qui sont des 52

Fou-Shi, l'empereur légendaire, avec le ying et le yang. Aquarelle tirée d'un recueil de plantes médicinales, Paris, Société Asiatique (Cliché J.-L. Charmet). désordres conséquences d'un manque ment (volontaire ou non) à l'ordre na turel des choses (du monde), vont se manifester. Le propos de l'acupuncture a donc été autrefois plus de prévenir que de guérir, en restaurant l'harmonie des « énergies » de l'homme avec celles de l'univers l'environnant. Cette har monisation, permise par une longue ob servation des signes pré-cliniques (teint, langue, et surtout pouls) pouvait s'effectuer par la pose de très peu d'ai guilles, en très peu de séances. Il était ainsi possible d'éviter l'apparition d'une maladie qui se serait manifestée plusieurs mois après. Si la maladie ap paraissait, le médecin cessait d'être ho noré et prenait lui-même en charge le coût des médicaments indispensables ! C'était, à n'en pas douter un bon sys tème d'assurance maladie ! Un bref historique de l'acupuncture permettra de s'en faire une idée assez

précise. Au cours des âges préhistori ques, les hommes, victimes d'accidents, de blessures de chasse ou de guerre, ont remarqué la propriété qu'avaient cer taines blessures légères, en certains em placements privilégiés, de soulager des douleurs ou des malaises de site diffé rent. Peu à peu, ces endroits ont été repérés avec précision, dénommés, puis classifies. Cette classification a, bien entendu, évolué avec le temps et le savoir, les convictions de chaque épo que. Comme a évolué, de son côté, la technique de puncture, selon les don nées de la technologie. Des « aiguilles » de pierre éclatée, on est passé aux ai guilles de pierre polie, puis de bronze, de fer, d'acier... Il s'est agi d'abord de piquer l'endroit douloureux pour en chasser la douleur (le mauvais génie !), puis, constatant l'effet à distance, on a ainsi traité des douleurs superficielles puis profondes, viscérales. Cela agissait


sur le fonctionnement des organes in ternes ! On en a conclu à une liaison entre la « superficie » du corps, la peau ou du moins certains endroits privilé giés de la peau, appelés des points, et la « profondeur », les différents viscères. Les points reliés entre eux par des lignes idéales, les méridiens, permet tent de moduler l'action thérapeutique selon les données de la clinique. La théorie « des méridiens et des points » permet l'application à l'homme des grandes options de la tradition chinoise, d'application universelle, que sont : le système binaire du Yin-Yang, le système ternaire du « ciel-hommeterre » et la quinaire loi des cinq élé ments ou mieux, cinq mouvements. Tout phénomène naturel est, en effet, définissable par rapport àla dua lité inséparable, opposée et complé mentaire du Yin-Yang. Le Yin c'est (par rapport au Yang) l'obscur, le froid, le passif, le lent, la concentration, l'ubac, l'eau, la matière, ce qui est in terne, ce qui est en bas, le repos, la mort. Le Yang est donc (par rapport au Yin) : le clair, le chaud, l'actif, le rapide, l'expansion, l'adret, le feu, l'immatériel, ce qui est externe, ce qui est en haut, le mouvement, la vie. L'un est féminin par rapport à l'autre qui est masculin. Leur combinaison obligatoire, et perma nente, rend compte des complexités, des évolutions de tout ce qui est mani festé dans le monde comme dans l'homme. De leur combinaison en toute proportion dépend la vie. Leur sépara tion entraîne la mort. L'évolution du Yin et du Yang dans le temps évoque les rythmes, les cycles qui influent sur le monde visible auquel participe l'homme, cycles circadiens, circaniens, augmentation de la cholestérolémie au printemps, variations pathologiques saisonnières, etc. Ciel-homme-terre : l'homme, situé entre ciel et terre, en reçoit la substance alimentaire et, du ciel, les énergies qui l'animent. Ces énergies cosmiques at mosphériques, solaires, etc., se conjugent avec les énergies nutritives de la terre qui en est, elle-même, fécondée. L'homme devient le trait d'union privi légié entre ciel et terre : « De toutes les créatures produites par le ciel-terre, l'homme est la plus noble » (Confucius). Il est l'intermédiaire agréé du ciel et de la terre et investi d'une responsabilité dans le respect et le maintien de l'ordre cosmique. C'était le rôle de l'Empereur que de maintenir l'harmonie du ciel et de la terre, grâce à laquelle les récoltes seraient bonnes et le peuple satisfait. Il ne pouvait remplir cette tâche que s'il était lui-même conforme à l'ordre du monde, donc s'il suivait le tao (la Voie). Il se rendait, à chaque printemps, au Temple du Ciel à Pékin, afin de se

concilier les bienveillances céleste et terrestre. En médecine, où l'organisa tion ternaire est facilement retrouvée, les correspondances principales sont: la tête correspond au ciel, le tronc à l'homme, les membres à la terre. Pour le tronc, on décrit trois étages : thoracique, abdominal et pelvien. Les mem bres sont constitués de trois segments... Toutes ces notions entrent en jeu en physiologie énergétique, en pathologie et en thérapeutique, le passage de l'énergie et du sang ne s'effectuant pas toujours entre les différents étages sans problème. Des points précis permettent de pallier ces difficultés (points barriè res...). Les « cinq éléments » ou « mouve ments » : l'esprit d'observation et d'analogie des anciens Chinois leur a permis de déterminer parmi les évolu tions, les mutations du Yin et du Yang, cinq moments privilégiés. Ces étapes

L'acupuncture s'occupe particu lièremen t, dans le corps humain, de ce qui est « énergie » sont celles, caractéristiques, des éner gies cosmiques aussi bien qu'humaines et de leurs combinaisons, rapportées aux cinq antiques éléments constitutifs de notre univers. Eau, bois, feu, terre, métal ont été associés aux saisons, aux moments de la journée, aux manifesta tions des énergies cosmiques, aux cou leurs, aux viscères de l'homme, aux sen timents qui leur correspondent, aux cris, aux saveurs, aux odeurs, aux notes de musique, etc. Une loi d'engendrement (Cheng) et une autre d'inhibition (Ko), réciproques, règlent l'harmonie interne de ce système dynamique et permettent son adéquation à la patho logie et à la thérapeutique sans que jamais, jusqu'à présent, on ait pu pren dre ce système en défaut. L'eau, asso ciée à l'hiver, à la nuit, au froid, au noir, au rein et à la vessie (et à leurs méri diens), à la peur, au soupir, au salé, produit le bois associé au printemps, à l'aurore, au vent, au vert (bleu), au foie et à la vésicule biliaire, à la colère, au cri, à l'aigre... et inhibe le feu associé à l'été, à midi, à la chaleur, au rouge, au cœur et à l'intestin grêle, à la joie, au rire, à l'amer... A chacun de ces mouve ments particuliers de l'énergie, corres pondent ainsi les cinq points de com mande des méridiens (douze) à action

générale intense sur tout le méridien et l'organe qui lui est attaché. Ils permet tent d'agir de façon spécifique sur l'énergie. Pour les autres points (il y en a 360 classiques) des méridiens, ils ont une action soit plus locale, soit plus spécifique. Les points sont des lieux de résonance des activités pathologiques ou normales de l'énergie humaine et de l'activité cosmique. Les points des mé ridiens possèdent donc deux sortes de propriétés, propriétés communes des points d'un même méridien, tous agis sent sur la fonction ou l'organe rap porté au méridien et aux propriétés particulières de chaque point qui a la fonction de diriger, de sélectionner l'énergie dans certains secteurs de l'or ganisme. Outre les 12 méridiens princi paux le long desquels sont disposés les 360 points, une cinquantaine d'autres structures énergétiques possèdent une identité et une symptomatologie parti culières qui impliquent des traitements spécifiques. On s'est, bien entendu, soucié, tant en Chine qu'en Occident, de vérifier le bien-fondé de cette antique façon de soigner ! Le premier chercheur dont l'histoire a retenu le nom a été Yang Xié qui, entre 1102 et 1107, a réelle ment fait œuvre de « scientifique » : il fut autorisé à procéder à la vivisection de criminels. Le protocole expérimental était le suivant - pardon aux âmes sen sibles ! - il mettait à jour un foie, par exemple, tout en observant constam ment les modifications des pouls, toni fiait le point spécifique du méridien du foie, vérifiait l'état du pouls et les modi fications apparentes de l'organe. Il était entouré de toute une équipe d'assis tants, dessinateurs, peintres et secrétai res, qui notaient tout changement. On possède toujours ces comptes rendus d'inestimable valeur pour la physiolo gie de l'énergie. Les Japonais, dès avant la Seconde Guerre mondiale, ont pro cédé à des expérimentations cliniques sérieuses sur la stimulation et l'action des points. En France, des recherches analogues ont commencé à la même époque et ont été suivies, dès 1936, de recherches sur « les phénomènes élec triques qui se manifestent dans l'acu puncture » (Ponillet). C'est le mérite du Français Niboyet d'avoir, de façon ri goureusement scientifique, démontré, en 1950, l'existence et les propriétés électriques des points. Depuis lors, un grand nombre de « détecteurs de points » ont vu le jour, plus ou moins dérivés du galvanomètre à cadre mo bile. Depuis lors, tous les chemins pos sibles de la recherche ont été explorés. La micro-anatomie du point a montré des particularités intéressantes, entre autres une abondance de ramifications nerveuses et vasculaires, et des forma53


ACUPUNCTURE

CULTURE GÉNÉRALE

UN BILAN Voir ou revoir les bases. Trouver ou retrouver des repères et des références... pas seulement pour briller, mais surtout pour s'adap ter à des milieux différents, affirmer ses convictions et ses points de vue, entretenir des relations enrichissantes, acquérir une meilleure aisance dans ses contacts. En fait, une bonne culture générale est indispensable en toute occasion. Examens, profes sion, vie sociale et personnelle, on vous juge toujours sur votre culture. La METHODE DE CULTURE GENERALE de l'Institut Cultu rel Français, claire et pratique, vous permettra en quelques mois, à raison de quelques heures par semaine, chez vous, de clarifier et élargir vos connaissances dans les principaux domaines : littéra tures, arts, philosophie, religions, histoire, droit, économie, scien ces, politique, etc.. A l'opposé d'un savoir encyclo pédique, la synthèse et la chrono logie des idées, des mouvements de pensée, des hommes et des événements qui ont forgé les civilisations. Documentation gratuite à : I.C.F., service 3745, 35 rue Collange 92303 Paris-Levallois. Tél.: (1)4 270.73.63

tions neuro-épithéloïdes ou neurocollagènes spéciales (travaux chinois et français (Pr Senelart). Mais ceci n'est qu'une petite partie des recherches menées à bien en Chine même. Du 1er au 5 juin 1979 s'est tenu à Pékin le Premier Symposium national sur l'acupuncture, la moxibustion et l'analgésie par acu puncture. Ayant eu le grand honneur d'y être invité par les autorités chinoi ses, avec cinq autres médecins français, j'ai pu assister à un bon nombre des 534 communications chinoises qui y ont été faites sur les sujets de recherches les plus variés. L'analyse de ces travaux a été excellemment faite par le professeur J. Bossy qui l'a fait paraître aux édi tions Doin sous le titre Acupuncture, moxibustion, analgésie acupuncturale, d'après l'ouvrage chinois de référence qui fut remis à chacun des participants. 94 exposés traitaient de recherches cli niques sur l'acupuncture et la moxibus tion, 142 sur l'analgésie acupuncturale (punctanalgésie), 61 sur les méridiens et les points, 235 sur les mécanismes de la punctanalgésie, de l'acupuncture et de la moxibustion. Dans cette immense kermesse de l'acupuncture, nous avons pu découvrir avec joie et étonnement à quel point nos confrères chinois avaient fait œuvre utile, avec tant de savoir,

d'imagination, d'intelligence et de té nacité. On ne sait que choisir dans le cadre limité de cet article, tout est pas sionnant. Le plus surprenant peut-être, car le plus nouveau pour moi, a été l'étude du « phénomène de sensation propagée le long des méridiens ». Dix très larges expérimentations, certaines portant sur plus de 80 000 sujets, mon trent que 2 % de la population perçoit très facilement, après stimulation lé gère et simple d'un point de méridien, une sensation d'écoulement, de passage selon un trajet linéaire qui se révèle être une partie de méridien, un méridien complet, parfois avec ses branches vis cérales, parfois avec les méridiens qui lui font suite. Si la stimulation est ef fectuée selon les techniques tradition nelles, la population sensible passe à 53 ou même 80 % ! La conduction serait plus nette chez les sujets malades, elle se fait sans que le sexe, l'âge, la profes sion ou la race ait la moindre influence. La sensation a une largeur de 1 à 2 centimètres aux membres et d'une di zaine de centimètres au tronc. Sa vi tesse d'écoulement est lente, moins de 20 centimètres à la seconde. Lorsqu'elle apparaît, on note une augmentation du seuil douloureux et d'autres modifica tions le long de son trajet. Le rôle du

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Adresse complète

Acupuncteurs chinois et occidentaux observant, en 1979, la réplique d'une statue Song montrant les points d'acupuncture (Agence Chine Nouvelle). 54


LE PARCOURS DU TECHNETIUM L'acupuncture va-t-elle gagner définitivement ses lettres de no blesse auprès de la communauté scientifique ? Au moment même où les pouvoirs publics annoncent la délivrance prochaine d'une attesta tion de compétence en acupuncture dans les universités de médecine, une expérience sans précédent vient d'être réalisée à l'hôpital Necker, qui peut, sans nul doute, accé lérer cette reconnaissance. Les docteurs Darras et Vernejoul, respectivement spécialisés en acu puncture et en médecine nucléaire, ont en effet, pour la première fois, réussi à « photographier » l'un des fameux méridiens le long desquels les acupuncteurs piquent leurs peti tes aiguilles, qui, selon la médecine chinoise traditionnelle, véhiculent l'énergie aux différents organes. Les voies empruntées par ces « lignes idéales » ne s'apparentant ni aux trajets nerveux ni à la circulation sanguine, aucune d'entre elles n'avait pu jusqu'alors être visuali sée de façon expérimentale. Les médecins de Necker ont réussi cette première en injectant sous la peau une substance radioac tive, le technetium, en un point d'acupuncture traditionnel situé au niveau du talon. En visualisant le cheminement du technetium dans l'organisme à l'aide d'une caméra cortex cérébral est certain, en particu lier au niveau du lobe pariétal. Ce phé nomène aurait un support génétique et se serait développé au cours de la phylogenèse et de l'ontogenèse. Onze tra vaux ont été consacrés au déclenche ment et au blocage de cette sensation, vingt-deux à ses effets sur les muscles, le sommeil, la conductance cutanée, le rythme cardiaque, l'analgésie, etc. Je ne puis citer tous les travaux de neurophy siologie, ceux portant sur les neuro transmetteurs (sérotonie, acetylcho line, catecholamines...), sur les neuro hormones les neuro-modulateurs (endorphines, enképhalines). Rien dans tout cela qui ne s'accorde avec la vieille acupuncture ; au contraire, on y trouve sa confirmation. De nombreux travaux ont été faits aussi, hors de Chine, et leur mérite est grand. L'un des drames que vit l'acupuncture est l'extrême diffi culté de son expérimentation clinique. En effet, il ne peut exister de traite ment standard en acupuncture et il est donc très difficile de trouver des popu lations homogènes qui puissent figurer dans des statistiques valables. Un des autres drames est la disparition des

gamma couplée à un ordinateur, ils ont pu observer que le liquide ra dioactif, dans les minutes suivant l'injection, suivait exactement le méridien prévu, en passant par tous les points d'acupuncture établis le long de la jambe, sur la face interne de la cuisse et jusqu'au pli de l'aine. Plus étonnant encore : l'injection du technetium en un point « posi tif » (c'est-à-dire censé stimuler le flux énergétique) s'accompagne d'une soudaine accélération du li quide le long du méridien, son che minement étant, à l'inverse, nette ment ralenti lorsque le point d'injection est « négatif ». Reste, bien sûr, à comprendre maintenant la nature des phénomè nes électriques ou chimiques qui commandent cette circulation éner gétique. Et surtout à reproduire et affiner ce premier résultat. L'expé rience animale devrait notamment permettre, à l'aide de coupes histologiques, de localiser précisément dans le temps et l'espace le trajet emprunté par le liquide radioactif. A l'instar de l'homéopathie, ce n'est en effet qu'en respectant le plus rigoureusement possible les règles de l'expérimentation scientifique que l'acupuncture peut espérer convaincre ses détracteurs et acqué rir véritablement droit de cité dans les facultés de médecine. vieux maîtres, détenteurs de la tradi tion, qui est en grand danger de dispa raître, du fait de l'interdiction de la médecine traditionnelle chinoise par le gouvernement du Kuomintang en 1929. Pas d'enseignement jusqu'en 1949 (or ganisation des Instituts de médecine traditionnelle). Tout fut interrompu encore par la Révolution culturelle et ce n'est qu'en 1978 que l'on commença à récupérer les vieux maîtres survivants. Il y en a maintenant une soixantaine qui, bombardés chefs de service, peu vent enseigner tout ce qu'ils tenaient de la tradition. Mais le plus jeune a bien 80 ans, et plusieurs générations de Chinois n'ont jamais entendu parler de leur tradition ! Deux parallèles ne se rejoignent jamais qu'à l'infini. En serions-nous là ? Les parallèles de la médecine « scientifique » et de l'acupuncture sont-elles en train de se rejoindre ? Ce serait sûrement une des merveilles de notre époque qui en compte déjà beau coup. Ce sera mon souhait car je suis convaincu que l'acupuncture sera au centre de la médecine mondiale de de main. •

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Reprint de l'édition de 1856 Préface du

Dr. Michel Guermonprez Professeur au Centre d'Etudes Homéopathiques de France

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HOMEOPATHIE

L'ART DE LA PETITE DOSE DOCTEUR MARC HAFFEN*

Née au XIXe siècle, avec les travaux de Samuel Hahnemann, l'homéo pathie est, aujourd'hui, une doctrine médicale qui connaît une diffusion de plus en plus impor tante. Est-elle pour au tant sûre de son assise scientifique, et quels sont ses fondements expéri mentaux ? Le docteur Marc Haffen, attaché de l'hôpital Saint-Jacques (Paris) et homéopathe, répond à ces questions.

Samuel Hahnemann, médecin alle mand qui découvrit au début du XIXe siècle Thoméothérapie (Bibliothèque de l'hôpital Saint-Jacques, Paris, cliche J.-L. Charmet).

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ci est le plus souvent confondante : trop un fait médico-social. Le nombre peu, et aussi parmi les médecins, en connaissent les fondements pharmacosans cesse croissant consom L'HOMEOPATHIE est des à présent mateurs de médicaments homéo logiques. L'homéopathie (de omoios, sembla pathiques (une augmentation de 50 % en dix ans), le recours à une médecine ble et pathos, souffrance) ou plus exac de la personne à l'heure d'une pratique tement l'homéothérapie, découverte médicale qui semble oublier l'homme expérimentale du médecin allemand Samuel Hahnemann vers les années comme mesure, la toxicité qui accom 1800, consiste en l'administration à pagne trop souvent le bénéfice théra peutique, la part laissée à l'imaginaire doses plus ou moins atténuées de subs aussi, dans le vécu de la maladie et sa tances capables de provoquer à l'expé rimentation volontaire chez l'individu guérison comme exorcisme, tels sont, sain des symptômes et des signes sem parmi d'autres, les traits ébauchés d'un phénomène devenu culturel, marginal blables à ceux présentés par le malade. C'est donc la recherche du plus certes, mais bien vivant depuis près de deux siècles. grand coefficient de similitude possible entre un tableau symptomatique de L'histoire de la médecine nous ensei gne qu'une pratique thérapeutique qui toxicologie expérimentale et la sympton'est qu'apparence, pure mythologie, matologie du malade qui constitue la démarche intellectuelle de l'homéothéne vit que peu de temps, quelques dé cennies au plus, surtout depuis l'avène rapeute : raisonnement dit analogique ment de la médecine scientifique. La qui soutient aussi des sciences médica présence de cette dernière, son poids les comme Pallergologie ou le vaccina tion. Cette approche thérapeutique considérable dans notre compréhen sion de la maladie font une part s'oppose, mais de manière complémen taire et non exclusive, au raisonnement congrue au champ de l'irrationnel, sur tout psychologique. A l'inverse, que « énantiologique » (c'est-à-dire par les l'homéopathie, comme la psychanalyse, contraires) qui tient une place prépon perdure à côté du champ de la science, dérante en thérapeutique. Celui-ci voilà qui, au-delà d'une irritation par consiste à rechercher des causes aux tiellement légitime, interpelle la pen maladies et à opposer un moyen théra sée, suscite l'interrogation. peutique contre ces causes ou, à défaut, L'irrationnel, trop souvent réduit à contre des symptômes dont les causes cette part de l'imaginaire qu'est le ma n'ont pas été retrouvées. L'un postule gique, est ici plaqué à l'existence de une réactivité possible de l'organisme l'homéopathie, si bien que celle-ci ne en le stimulant ici par un signal analo doit sa survie qu'à la tolérance faite aux gique (le médicament homéopathique), l'autre considère plutôt cet organisme thérapeutiques de suggestion, au pla cebo. Un médicament dit placebo (du comme un terrain « neutre » (c'est-àlatin, « je plairai », et le médecin est dire peu réactif) sur lequel se déploient les causes pathologiques, connues ou souvent le meilleur de ces médica ments-là) n'agit pas par sa valeur phar- non, et leurs effets en face d'agents macologique intrinsèque, mais par la thérapeutiques destinés à les anéantir. valeur psychologique que le malade lui Ces deux approches, loin de s'exclure, accorde. La fonction thérapeutique du s'éclairent au contraire l'une par l'autre placebo est non seulement reconnue en une ligne de partage mouvante, ex comme telle, mais sa place est peu à peu pression du mouvement même des inte apparue comme considérable au point ractions malade/maladie. La lecture de d'être devenue indispensable pour tes l'instantané pris dans le film de l'évolu ter scientifiquement une thérapeutique tion pathologique fait la grandeur, entre autres, du bon médecin. au niveau clinique. Le mystère qui en toure l'homéopathie entretient évidem Le raisonnement analogique est donc ment cet état de fait, même si la mécon la pierre angulaire de l'homéothérapie. naissance de ce qu'est réellement celle- L'enjeu tient en la comparaison d'un tableau pathologique avec un tableau toxicologique. Ainsi, l'homéothérapie * Homéopathe, attaché de l'hôpital Saint- repose sur l'usage de drogues détermi Jacques (Paris). nées par trois modalités :


ÂŤ L'homme et les fleurs Âť, Sandro Chia, 1982 (Galerie Daniel Templon). 57


HOMEOPATHIE

1. L'expérimentation volontaire chez le sujet dit sain : elle a pour but de réaliser un groupe symptomatique réactionnel à une intoxication lente (mais toujours réversible) par la drogue étudiée. Ce groupe de symptômes et de signes pathologiques est ensuite classé selon des critères variés, les plus usités étant par systèmes anatomo-fonctionnels (appareils respiratoire, cardio-vasculaire, etc.). Le résultat final aboutit à un tableau pathologique ou pathogénésie spécifique de la drogue expérimen tée. L'ensemble des pathogénésies ainsi obtenues constitue la matière médicale homéopathique. On compte quelques 3 à 400 médicaments ayant ainsi fait l'ob jet d'une expérimentation pathogénésique. 2. Le relevé des effets toxicologiques chroniques complète les ré sultats pathogénésiques. Puisé tradi tionnellement dans la toxicologie médicale et les maladies professionnel les, ce relevé s'est considérablement étoffé par l'apport de ce qu'il est convenu d'appeler les « effets indésira bles » des médicaments. Ceux-ci sont les effets toxiques dus à l'utilisation de nombre de médicaments actuels dont le seuil d'efficacité est proche du seuil de toxicité. Cette pathologie, dite iatrogène, est en constante progression et constitue le tribut, parfois lourd, à payer aux bienfaits des sciences mé dico-biologiques modernes. Elle consti tue cependant pour les praticiens homéothérapeutes une source précieuse de renseignements puisqu'un médica ment toxique pourra être utilisé, géné ralement en dilution plus ou moins éle vée, pour un malade qui présente des symptômes semblables aux effets iatrogènes de ce médicament. 3. L'observation clinique enfin peut fournir un relevé de la disparition de symptômes pouvant être attribués à un médicament homéothérapique, symptômes qui ne sont mentionnés ni dans la pathogénésie expérimentale, ni dans la toxicologie. Ainsi, stricto sensu, l'homéopathie est le résultat d'un raisonnement inductif expérimental, le premier en thé rapeutique, et ceci plusieurs décennies avant les premières publications de Claude Bernard, théorisé par Samuel Hahnemann en un principe d'analogie toxico-thérapeutique et vérifié par la pratique clinique. La dilution dite improprement ho méopathique du médicament, qui a fait couler beaucoup d'encre parmi les op posants mais aussi parmi les homéopa thes, n'est qu'une condition particu lière mais non obligatoire de son utilisation. C'est pourquoi on peut fort 58

Fabrication de médicaments homéopathiques dans les laboratoires Boiron à Sainte-Foy-lès-Lyon (Cliché J.-P. Colin, REA). bien « faire de l'homéopathie » en admi nistrant des doses pondérales dès lors que le raisonnement analogique assure le choix du médicament. C'est cepen dant l'usage clinique et les essais théra peutiques qui ont permis de découvrir l'intérêt pharmacodynamique intrinsè que des doses faibles et d'éviter ainsi le risque de la pathologie iatrogène. Hah nemann lui-même n'est venu à la dose infinitésimale qu'après vingt ans d'uti lisation de médicaments à doses usuel les. Il s'est, en revanche, lui et nombre de ses continuateurs, fourvoyé dans la mythologie des hautes dilutions, aveu glé, en cela, par ses croyances métaphy siques puisqu'il était vitaliste. Il croyait en effet à l'existence d'une force vitale, principe immatériel de gestion de l'or ganisme sain ou malade. Ce principe est aussi pour lui la cause première des maladies. De ce fait, l'utilisation de hautes dilutions, quasi immatérielles, se trouve'justifié selon un usage fantai siste du raisonnement analogique qui

voudrait que plus la dose du médica ment homéopathique est faible, plus il stimulerait cette force vitale immaté rielle, cause de la maladie. Entre le risque de la toxicologie iatrogène et la mythologie, il existe un champ d'exis tence intermédiaire pour la posologie d'un médicament, à l'instar de certai nes molécules de l'organisme qui ont une action physiologique à dose très faible. Tels sont les fondements pharmacologiques de l'homéopathie. Cependant, au-delà d'une tradition bi-centenaire d'effets thérapeutiques sur nombre de malades, ce qui constitue un poids non négligeable à l'actif de sa réalité, l'ho méopathie est habituellement réduite à l'effet placebo, c'est-à-dire à son pou voir de suggestion. Cette opinion est néanmoins difficilement assurée de vant l'intérêt de l'homéothérapie dans de nombreuses maladies virales, chez les enfants (la pédiatrie homéopathi que en impose beaucoup) ou en


médecine vétérinaire, champs de la pa thologie peu sensibles au placebo. L'ap plication de la méthodologie moderne des essais cliniques à l'homéopathie, si elle n'est pas impossible, est cependant rendue difficile puisqu'il s'agit d'une thérapeutique du malade plus que de sa maladie. Des malades ne sont par ail leurs comparables que si leur maladie est commune, voire identique. Or, le choix d'un médicament homéopathi que se fait surtout sur la manière spéci fique et quasi originale de faire cette maladie, caractères souvent rebelles à la comparaison. Une approche des essais cliniques adaptée à l'homéopa thie est la condition nécessaire à sa mesure scientifique. Malgré ces évidences, de nombreux chercheurs n'en sont pas restés à l'expé rimentation sur l'homme et aux vérifi cations cliniques, ils ont également franchi dès 1880 les portes du labora toire, temple de la médecine expéri mentale. D'abord isolées, ces recher ches se sont considérablement étoffées depuis trente ans, en particulier en France. Celles-ci portent sur différents secteurs, parmi lesquels prédominent : 1. La définition des souches ho méopathiques : analyse des drogues, en particulier par chromatographic et analyse capillaire. Ces travaux ont permis de définir scientifiquement le médicament homéopathique et sa pré paration, définition ayant autorisé son inscription au codex général des médi caments en 1965. 2. La matérialité des dilutions par marquage radioactif, montrant par exemple des traces de radiophosphore décelables dans une solution diluée à la 18e décimale. 3. La mise en évidence expéri mentale de l'activité des dilutions homéopathiques, expériences mon trant par exemple l'activité variable en fonction de la dilution sur la respiration du coléoptile de blé. 4. La mise en évidence expéri mentale de la loi de similitude, telle que la prévention du déclenche ment d'une hépatite toxique au té trachlorure de carbone chez le rat par le phosphore en dilution, ce dernier pro voquant à dose pondérale une hépatite toxique semblable. Ces quelques exemples apportent une caution à l'existence de l'homéo pathie. La chaîne des événements mo léculaires qui assurent son existence pharmacologique reste cependant inex pliquée à ce jour. Les théories actuelles sur les récepteurs cellulaires, c'est-àdire les sites moléculaires à la surface des cellules capables de capter un si gnal, ici pharmacologique, permettent une ébauche de compréhension. L'ac

quis semble être la part faite à la simili tude des architectures moléculaires entre le signal et le récepteur. Cette parenté morphologique, cette homéologie, n'est de loin pas l'apanage de l'homéopathie. Celle-ci, au contraire, est à inclure dans cette approche plus générale de la pharmacologie. Au-delà de ses fondements pharmacologiques spécifiques, l'homéopathie est aussi connue ou perçue comme un humanisme médico-philosophique qui n'oublie pas de prendre l'homme luimême pour mesure. Cet humanisme, s'il traduit une préoccupation dont la légitimité est une tradition depuis Hippocrate, n'est cependant pas nécessaire à l'existence de l'homéopathie, réalité pharmacolo gique et procédé thérapeutique. Ces derniers n'ont pas à être validés par les orientations médico-philosophiques des praticiens, ou peut-être par l'épistémologie qui explore les conditions de validité des approches scientifiques de la réalité. Cet humanisme « homéopa thique » est l'expression d'une triple fi nalité : • comprendre le malade, c'est-à-dire sa réactivité propre, autant que sa mala die ; • l'appréhender d'une manière synthé tique, globale, holistique autant que dynamique, cinétique, après les néces saires explorations analytiques ; • proposer des thérapeutiques non iatrogènes. De fait, il existe urfe forte tradition de cette approche mettant l'accent sur ce qui est devenu culturel à présent, à savoir la notion de terrain. L'exploration systématique de ce ter rain constitue un enjeu théorique et

pratique primordial aujourd'hui, en particulier à la lumière des acquis ré cents de la génétique, de l'immunolo gie, voire de l'écologie médicale. Com prendre mieux le mode réactionnel propre d'un malade à sa maladie, d'un groupe de malades à leur commune ma ladie, tels sont, entre autres, les champs d'études du terrain, préoccupation ma jeure de la tradition hippocratique dans laquelle s'inscrit l'homéopathie. Dès lors, au-delà du mythologique qui se pare du mystère communément fait à l'homéopathie, essentiellement nourri d'ignorance, on conçoit volon tiers qu'une approche de la pathologie mettant l'accent sur le terrain trouve un écho significatif auprès des poten tiellement malades que nous sommes. Cet écho s'est amplifié du fait de la pression culturelle de l'impératif écolo gique par les médias, qui draîne ainsi en partie les peurs du siècle. Que l'homéo pathie trouve sa place dans le concert des gestes conjuratoires de l'inquiétude des sociétés, ce n'est pas là un de ses moindres mérites. Son existence biomoléculaire reste cependant encore à reconnaître comme théorie, face à une pratique qui a déjà une longue histoire. • POUR EN SAVOIR PLUS : M. Haffen : Structures de l'homéopa thie en France. Editions Baillière-Lavoisier, 1982,160 pages. O.A. Julian et M. Haffen : Abrégé d'ho méopathie. Editions Masson, 1981,192 pages. O.A. Julian et M. Haffen : Homéopa thie et Terrain. Editions Lehning (1, place Arsène-Vigeant, 57000 Metz), 1984,452 pages.

Pharmacie homéopathique (seconde partie du XIXe siècle). Collection de la Société d'Histoire de la Pharmacie (Cliché J.-L. Charmet). 59


BIZARRE, BIZARRE..

PARANORMAL ET ART DU DOUTE HENRI BROCH*

Face à ceux qui ont été les témoins de phénomènes « paranormaux », que faire ? Hurler férocement les dogmes scientistes ? Non ! Plutôt, calmement, utiliser la réflexion critique. Henri Broch, ici, en donne la méthode et montre, paradoxe, que les meilleurs experts sont, dans ces questions, les... illusionnistes.

• Bouffées de chaleur », de Roman Cieslewicz (Galerie Jean Briance, cliché Béatrice Hâta). 60


« Quand tu attends avec impatience la venue d'un ami, Ne prends pas les battements de ton cœur Pour le bruit des sabots de son cheval.»

par l'étiquette « paranormal » à l'heure un pro TOUT exerce ce qui peut actuelle être recouvert fond pouvoir de fascination... La « parapsychologie » dont on parle tant dans les médias présente, quant à elle, un attrait supplémentaire dans notre civilisation à la technicité galopante : elle semble offrir « enfin » une réconci liation entre l'intuition et la rationalité que tant de personnes supposent com plètement déconnectées. Et pourtant, la caractéristique principale de la dé marche qui sous-tend la parapsycho logie comme l'ensemble du « paranor mal » peut être assimilée directement à celle de la démarche magique. En effet, au lieu de rechercher entre les phéno mènes des rapports de cause à effet, la démarche magique cherche à établir entre lesdits phénomènes des liens par analogie et correspondance, et l'inhibi tion du sens critique est alors totale. La meilleure thérapie contre cette déformation des modes de pensée est le développement et l'utilisation d'une ré flexion critique. Toutefois, bien qu'il y ait une différence énorme entre un usage soigneux de méthodes de recher che et une tendance à des généralisa tions hâtives basées sur des évidences ténues, il faut se garder de toute forme de scientisme qui serait alors tout aussi dogmatique que le subjectivisme dont nous pouvons déplorer les conséquen ces. Les limites (non figées) de la science doivent être acceptées en tant que telles ; la démarche scientifique n'a pas sa place dans tous les domaines et cela doit être rappelé. La démarche scientifique n'a de sens que dans un contexte limité (ce qui ne veut pas dire petit), et la rationalité scientifique n'empiète en rien sur la liberté de pen ser et de rêver. L'imagination vaga bonde est une des composantes fonda mentales de l'être humain, mais il ne faut pas confondre poésie et hypothèse de travail. Il faut insister sur le fait que le droit au rêve a pour pendant le devoir de vigilance. C'est pourquoi je pense qu'il est né cessaire de développer le « comporte ment zététique », c'est-à-dire une ré flexion critique ; ce qui importe, c'est d'acquérir une méthodologie qui per mette de juger de la fiabilité d'une dé claration. Poser un problème en des termes justes représente un pas en * Physicien auteur de Le Paranormal Editions Le Seuil 1985.

— Un mode particulier de rejet des don nées : ce rejet se fait essentiellement par la démonstration de fraude ou de possibilité de fraude. La liste de ces stigmates pourrait s'allonger, mais je voudrais maintenant rappeler quelques aspects des multiples facettes de l'Art du Doute que constitue un système autocorrectif de découverte comme la science. — La charge de la preuve appar tient à celui qui déclare. Il faut bien se garder d'inverser les rôles, ce que font souvent les tenants du « paranormal ». A la question « Pour quoi êtes-vous tellement sceptique au sujet des fantômes ? », on est évidem ment tenté de donner les raisons qui font que l'existence des fantômes nous paraît hautement improbable. La ré ponse à faire serait plutôt la question elle-même : « Pourquoi, vous, croyezvous aux fantômes ? » — Quantité n'est pas qualité. Ce n'est pas la quantité de preuves qui fait qu'une théorie est correcte, mais la qualité de la preuve. — Compétitif n'est pas forcément contradictoire. Dans un débat, si l'opposant a tort, cela ne signifie nullement que nous ayons raison ; on ne peut pas avoir rai son tous les deux mais on peut, par contre, avoir tort tous les deux ! Infir mer les hypothèses concurrentes ne constitue généralement pas une preuve en faveur de l'hypothèse que l'on dé nomènes « paranormaux » offrent un fend. — L'origine de l'information est support motivant qui permet de focali ser l'attention sur certains points de la fondamentale. méthodologie scientifique (1). Il faut toujours garder un doute à Il peut être utile de remarquer tout l'esprit tant que l'on n'a pas pu vérifier d'abord que la pseudo-science porte ses soi-même quelque chose soit directe propres stigmates, c'est-à-dire qu'elle ment, soit par les gens ou les œuvres du présente, simultanément ou non, des domaine considéré. Par exemple, la marques particulières, comme par plupart des dictionnaires nous appren exemple : nent qu'il y a douze constellations zo - Le recensement des « mystères » : les diacales. Un « détail » pourtant sur mystères sont la base même de la théo prendra, j'en suis sûr, de nombreux rie. lecteurs : le Soleil, dans son mouvement - Le mythe pour preuve : l'hypothèse apparent, ne parcourt pas douze cons est censée être confirmée par le mythe tellations mais treize !. La constellation auquel on fait appel. « oubliée », Ophiucus, n'est pourtant - L'analogie pour preuve : l'hypothèse pas « petite » : le Soleil, dans son mou est censée être cohérente avec les vement apparent, s'y trouve pendant connaissances scientifiques parce environ trois fois plus de temps que qu'elle est analogue à quelque chose de dans la constellation adjacente du déjà accepté. ! - L'approche « bulldozer » : la quantité Scorpion — La compétence de l'informa de cas est censée confirmer..., l'infirma- teur est tout autant fondamen tion des théories concurrentes est cen tale. sée confirmer... Dans ce cadre, le respect s'attache à - La forme scénario : pas de théorie, la compétence et non à l'homme c'est-àpas de lois, uniquement une histoire. - La forme inrévisable : la « théorie » dire que, comme l'a crûment illustré Gérald Messadié, « l'opinion de Leest à prendre telle quelle ou à laisser. - La forme incriticable : la « théorie » prince-Ringuet sur la société ne vaut est basée sur des déclarations si vagues (1) Voir références enfin d'article p. 63. que la critique n'a pas de prise. avant d'ampleur décisive, ce qui mon tre que le plus important n'est pas for cément le résultat. C'est la méthode plus que le résultat qui caractérise l'es prit de la science. La science ne dispense pas constam ment des vérités, des « révélations » glo bales ; elle conçoit lentement des ap proximations de plus en plus fines de la réalité. En fait, la science emploie les mêmes méthodes d'intelligence critique que celles dont nous faisons usage dans notre vie de tous les jours, dans notre formulation d'idées sur le « monde pra tique ». En clair, la méthode scientifi que n'est pas un art ésotérique auquel seuls de rares initiés pourraient avoir accès. Mais le problème de son utilisa tion restreinte tient, en partie, au fait qu'un besoin non comblé existe : un besoin de moyens « pratiques » d'en quête critique. C'est ici que, paradoxa lement, peut se situer un réel intérêt des pseudo-sciences. En effet, les phé-

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insister sur le fait que le droit au rêve a pour pendant le devoir de vigilance m

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BIZARRE. BIZARRE...

guère plus que celle de Mireille Ma thieu sur les trous noirs » (2). — Une théorie scientifique est testable. Pour acquérir le qualificatif « scien tifique », une théorie doit être testable, c'est-à-dire que l'on doit pouvoir conce voir des expériences susceptibles de confirmer ou d'infirmer cette théorie. — Une allégation extra-ordi naire nécessite une preuve plus qu'ordinaire. Plus les allégations sortent du cadre connu, plus les étais doivent être soli des et les vérifications poussées. Si quelqu'un déclare que, ayant lâché une pomme du deuxième étage d'une mai son, il l'a vue tomber vers le sol, on peut ne pas lui demander de preuve trop « contraignante ». Mais si, ayant lâché la pomme, il déclare avoir vu cette der nière s'élever majestueusement dans Pair, on est en droit de lui demander des preuves un peu plus convaincantes que cette seule déclaration. — L'alternative est féconde. L'un des outils les plus puissants consiste à se poser la question : « Existe-t-il une autre explication pos sible qui donnerait le même résultat ? ». Devant un cas revendiqué par le « para normal », on peut découvrir ainsi que l'on obtient le même résultat par des moyens normaux ; la méthode « illu sionniste » est alors étayée et l'hypo thèse « psychique » devient superflue (l'exemple de la mystification du « Saint Suaire de Turin » (1) illustre bien la fécondité de cette approche). — L'inférence est nécessaire. Une explication objective possède un pouvoir de prédiction (le mot a été un peu galvaudé mais je le préfère à « pré vision ») que ne possède pas une expli cation qui est simplement subjective. Une explication doit déboucher sur des inferences, c'est-à-dire qu'elle peut se mettre sous la forme « Si-alors » : « Si ceci est vérifié, alors on en déduit que... » — La force d'une croyance peut être immense. J.-B. Rhine, le « père de la parapsy chologie scientifique », se posait une grave question après la découverte de la fraude de W. Lévy (son successeur à la tête de l'Institut de parapsychologie de Durham) : « Comment a-t-il pu sentir la nécessité de faire une telle chose après tous les succès qu'il avait eus ? » (3). La naïveté d'une telle interrogation mon tre que le désir de croire aux « miracles » pousse certaines personnes à être concrètement des observateurs très peu soigneux qui cherchent à rejeter toute évidence montrant qu'ils ont pu être dupés (signalons au passage que des révélations récentes (4) montrent clai 62

rement que, contrairement à tout ce qui avait été déclaré jusqu'ici, Rhine cher cha à étouffer le scandale de la fraude du directeur de l'Institut). - L'histoire des sciences et des techniques a son utilité ; les « as tuces » et sophismes des charla tans aussi. Quelques connaissances de l'histoire des sciences et des techniques permet tent de situer une donnée dans son contexte précis et, ainsi, de mieux la comprendre. Une mention toute parti culière doit être accordée ici au rôle critique que peut jouer l'illusionnisme dans une très grande partie des sujets « paranormaux ». Chacune des facettes de l'Art du Doute dont je viens de parler peut être illustrée mais cela dépasserait l'objet de cet article ; c'est pourquoi je voudrais simplement développer ici, à titre d'exemple, le dernier point cité, à savoir le rôle critique de l'illusionnisme. Les phénomènes « paranormaux » of-

44 Par l'exemple de leur déraison, les fausses sciences peuvent faire progresser la raison mm frent suivant les époques des « emballa ges » différents mais le contenu ne se renouvelle point ; les revendications de pouvoirs « spéciaux » restent les mêmes ou presque. En fait, le problème qui se pose, au jourd'hui comme hier, lors de l'étude de ces phénomènes est essentiellement un prohlème d'expertise : quelles sont les personnes réellement compétentes pour tester la validité d'un phénomène prétendu paranormal lorsque celui-ci se produit ? Une équipe pluridisciplinaire semble le seul recours sérieux et efficace. Cela a, bien sûr, déjà été entrepris ; toute fois, même lorsque les choses furent conduites de manière rigoureuse, on a souvent négligé la présence de person nes très compétentes : les illusionnistes ou les personnes connaissant très bien Part magique. Les conclusions positives d'équipes n'incluant pas cette dernière catégorie d'experts ne me semblent point offrir toutes les garanties souhai tables. Il y a donc nécessité à ce que toute étude sérieuse, portant sur un aspect quelconque du domaine « psy »,

prenne en compte les questions que peut soulever un illusionniste compé tent. Une telle approche des phénomè nes « paranormaux » dans leur ensem ble peut se révéler très révélatrice, comme nous allons le voir. • Les chirurgiens sans bistouri Les fameux « chirurgiens aux mains nues » philippins (guérisseurs censés procéder à diverses opérations chirurgi cales sans autre instrument que leurs mains et sans laisser de traces) ont été démasqués par des illusionnistes qui ont pu observer directement ou indirec tement leurs agissements. Les techni ques utilisées sont celles de magie très simple ne présentant aucun mystère pour un œil averti. Par exemple, le truc du sang jaillissant du ventre du patient s'explique ainsi : le liquide est contenu dans un petit bout de boyau ligaturé aux deux extrémités que le guérisseur empalme, puis incise (après l'avoir dé posé à l'endroit désiré) avec son ongle ; il se mouille souvent et abondamment les mains pour dissoudre le sang séché qui coule alors en quantité suffisante. Le secret de la « coupure miracu leuse » obtenue par des guérisseurs, dé clarant qu'ils peuvent inciser la peau à distance, est tout aussi simple. En réa lité, ils appliquent sur le corps du ma lade une bible de laquelle dépasse une lame de rasoir qui incise légèrement la peau du patient ; c'est une coupure ra pide et nette et le sang n'apparaît pas avant quelques secondes, laps de temps suffisant pour que le guérisseur ait re tiré sa bible et pointé un index mysti que vers la poitrine du malade (1). • Les surdoués de la psychokinèse Des célébrités comme Uri Geller, Jean-Pierre Girard ou Ninel(le) Koulaguina, médiums qui sont censés pro duire des effets prononcés de psycho kinèse ou télékinèse (déformation et déplacement d'objets par le seul pou voir de l'esprit), gagnent à être appré ciées depuis le point de vue « illusion niste ». - Uri Geller, qui lança la mode des petites cuillères courbées, a été condamné par une cour de justice en Israël (alors qu'il débutait dans sa car rière de « médium ») à rembourser le prix d'entrée à un spectateur irrité de se voir présenter des tours d'illusionnisme comme le résultat de prétendus pou voirs paranormaux (les magistrats ont statué que les faits parapsychologiques que Geller prétendait montrer n'étaient en réalité que des tours de passe-passe (5)). L'illusionniste amé ricain James Randi a, depuis, en tièrement démystifié ce « grand mé dium » (6). - Jean-Pierre Girard, le célèbre fran çais tordeur de barres et autres ustensi-


les, a été clairement dénoncé par le prestidigitateur Majax (7). Ce dernier rapporte que Girard est un illusionniste qui désirait monter au départ une mys tification afin de mettre en évidence que l'on pouvait facilement berner les scientifiques. Puis... - Ninel(le) Koulaguina (URSS), en se servant uniquement de ses mains, dé terminait la couleur de certains objets, décrivait des dessins ou lisait des textes écrits en gros caractères. Ce médium s'est également fait appeler Nelya Mikhailova ; Ninel, curieusement trans formé en Nina ou Ninelle, n'est que le nom Lénin(e) à l'envers, nom de scène adopté par Mme Sergueievna Koula guina. Ce grand « médium » a été soi gneusement testé en mars 1964 par des membres de l'Institut de recherche psy choneurologique de Leningrad qui ont conclu à une hanale fraude (8). Le juge d'instruction mit un terme aux activi tés du médium en l'inculpant d'escro querie (9). • Projet Alpha : un sacré pavé ! Un don de 500 millions de nos centi mes a permis en 1979 de doter l'univer sité Washington de Saint-Louis (Mis souri) d'un « laboratoire McDonnell de recherche psychique » bien équipé. Peter Phillips, professeur de physique, en fut nommé directeur. Parmi les très nombreux sujets solli cités par voie d'annonce afin de partici per à des recherches sur les pouvoirs psychokinétiques, seuls deux jeunes médiums particulièrement doués fu rent retenus : Steve Shaw, 18 ans, et Michaël Edwards, 17 ans. Ce choix se révéla particulièrement judicieux comme le démontrent quelques-uns des résultats obtenus. - Test de perception extra-sensorielle : les médiums annoncent les dessins contenus dans des enveloppes fermées. Impressionnant succès. - Shaw déforme une- tige métallique, encastrée dans le sillon d'une plaque de matière plastique, en promenant sim plement son doigt au-dessus d'elle. - Les médiums font fondre, à l'inté rieur d'une boîte en plastique scellée, un fusible fixé dans un bouchon de liège. - Shaw, toujours lui, exerce son fantas tique pouvoir sur une caméra vidéo et réussit à faire varier l'image. Effet « psi » indéniable ! - Un tourniquet de papier, monté sur un axe, est isolé sous une cloche de verre. Les jeunes gens se concentrent sur le tourniquet. Ebranlé par le « fluide médiumnique », le tourniquet se met à tourner ! - Une enceinte supposée inviolable contenant divers objets est placée dans une pièce que ferme une porte ayant une solide serrure dont la clef est gar

dée par le directeur du laboratoire en Pour revenir au problème plus géné personne. Les médiums réussissent ral du « paranormal » dans son ensem tout de même à tordre, briser ou dépla ble qui est l'objet de cet article, je vou cer les objets sous enceinte... drais en conclusion insister sur le fait Tous ces magnifiques résultats et que l'on assiste, à l'heure actuelle, à d'autres font l'objet de rapports et pu l'utilisation courante d'arguments blications enthousiastes. Un parapsyémotifs et non rationnels dans des « dis chologue réputé, le docteur Berthold cours » où la personne impliquée émoSchwarz, a même publié en 1982 un tionnellement ne pèse plus le pour et le article de plus de 50 pages dans lequel il contre. L'habitude de l'erreur qui s'in ne tarit pas d'éloges sur les pouvoirs de troduit ainsi est très dangereuse ; amol psychokinèse de Steve Shaw. lir l'esprit critique, le sens du réel, c'estLes sceptiques sont littéralement ba à-dire affermir une conception magique layés avec leurs éternelles objections du monde peut avoir de tragiques étriquées ! Voici venir l'aube d'une ère conséquences (dans notre type de so nouvelle, celle des psychokinètes (le ciété, le vernis scientifique recouvre mot a été créé pour ces deux médiums souvent une mentalité « primitive »). La tant leurs pouvoirs paraissaient miro raison est une conquête fragile qui doit bolants). être défendue si l'on ne veut pas qu'un Balayés les sceptiques ? tourbillon de déraison l'emporte. Pas tout à fait car, le 28 janvier 1983, Les pseudo-sciences ne fournissent aucun matériau pour un débat scienti fique mais fournissent par contre un intéressant moyen d'attirer l'attention sur certains aspects des sciences. Nous aboutissons ainsi à ce paradoxe appa rent : les fausses sciences ont un pou voir de performance nul, c'est-à-dire qu'aucun progrès ne peut leur être at tribué, et pourtant l'on pourrait faire en sorte que, par l'exemple de leur dé raison, les fausses sciences aboutis sent... au progrès de la raison ! Le développement de la réflexion cri tique est une nécessité, non seulement pour la vision « scientifique » du monde, mais également pour la vision « poéti que », car il n'existe pas de distancia tion profonde entre les deux. Le « paranormal » fait de la mauvaise science et de la mauvaise poésie et, en se réclamant de l'une et de l'autre, il les abîme toutes deux. • Le célèbre illusionniste américain James Randi, grand pourfendeur de mystifications (D.R.). REFERENCES une conférence de presse organisée par (1) Broch H., Le Paranormal. Ses do le magazine américain Discover lance cuments, ses hommes, ses méthodes, un énorme pavé dans la mare déjà trou Le Seuil, Paris 1985. ble des tenants du « psi » : Randi, célè (2) Messadié G., Science et Vie n" 728, bre illusionniste américain et grand mai 1978, p. 146. pourfendeur de mystifications (rappe (3) Rhine J.B., Journal of Parapsy lez-vous la prophylaxie de la « geïle- chology, vol. 39,1975, p. 306. rite »), révèle qu'il avait monté une (4) Rogo D.S., Terry J.C., Bayless R., « opération » (au nom de code « Projet Fate, septembre 1984, p. 113. Alpha ») et que Steve Shaw et Michaël (5). Blanc M., La Recherche n°66, Edwards sont en réalité... des magiciens avril 1976, p. 38. amateurs qui ont tout truqué (1,10) au (6) Randi J., The truth about Uri Gel nez et à la barbe des chercheurs en ler, Prometheus Books, Buffalo 1983. parapsychologie ! (7) Majax G., Le grand bluff, Nathan, Ainsi, aucune expérience portant sur Paris 1978. des phénomènes « paranormaux » ne (8) Gardner M., Science : Good, Bad mérite ne serait-ce qu'un iota de crédi and Bogus, Prometheus Books, Buffalo bilité, un centime de soutien et une 1981. seconde de temps si elle n'a point pris (9) Sergueiev B., Tout sur le cerveau, en compte les observations et les re Mir, Moscou 1976. commandations qu'un illusionniste (10) Broch H., Rouzé M., Science et compétent aurait pu formuler. Vie n° 796, janvier 1984, p. 8. 63


PHYSIQUE QUANTIQUE

DES QUANTA JEAN-PIERRE PHARABOD*

Dualité de l'onde et de la particule... Relations d'incertitude d'Heisenberg... Paradoxe d'Einstein-Podolsky-Rosen... La théorie quantique n'a cessé de soulever de nombreuses questions. Son interprétation n'a jamais fait l'unani mité. Nous avons demandé à Jean-Pierre Pharabod de nous donner une sorte de spectroscopic des positions philosophiques face à cette théorie physique. la matière était constitué d'ob jets élémentaires, de LONGTEMPS, l'homme jouissant a cru que propriétés analogues à celles des objets que nous voyons autour de nous : forme, position dans l'espace, vitesse, aimantation ou non-aimantation, etc. Pour découvrir ces objets élémentaires, il s'est doté d'appareils de plus en plus perfectionnés destinés à couper la ma tière en morceaux de plus en plus fins. Mais quand on arrive à un certain degré de finesse, la notion d'objet disparaît : les objets que nous connaissons ne sont pas des assemblages de micro-objets. Les constituants élémentaires de la ma tière (et donc de l'Univers) sont bien davantage des abstractions mathémati ques, obéissant à des règles déconcer tantes mais bien connues maintenant, que de toutes petites choses reprodui sant, à leur échelle, le comportement des objets accessibles à nos sens. Ces constituants (protons, neutrons, élec trons, ou même atomes) ne sont d'ail leurs pas fondamentalement microsco piques : s'il était seul dans l'espace, et * Laboratoire de physique nucléaire des hautes énergies. Ecole Polytechnique. 64

donc non confiné dans un domaine res treint par la présence d'autres éléments matériels, un de ces constituants occu perait tout cet espace - du moins tant qu'il ne serait pas observé. On pourrait supposer que ces abs tractions mathématiques ne sont qu'une forme particulière du concept d'onde développé du XVIIe au XIXe siècle, et qu'il n'y aurait rien de bien nouveau : les objets habituels ne se raient que des agglutinations d'ondes. Mais ce n'est pas vrai non plus. S'ils ne sont pas microscopiques par nature, les constituants élémentaires de l'Univers le deviennent quand on les observe. Un photon issu d'un atome errant dans le vide à une année-lumière de notre pla nète se développe comme une onde sphérique, dont la superficie est d'envi ron 1027 km2 (un milliard de milliards de milliards de km2) lorsqu'elle atteint la Terre. Mais si un observateur hu main, par chance, le détecte à l'aide d'une cellule photo-électrique, l'onde disparaît instantanément : le photon est devenu un corpuscule ponctuel. Ce phénomène est connu dans la physique moderne, la physique « quantique »,

sous le nom de « réduction du paquet d'ondes ». Il est très général et concerne également les électrons, les protons, les neutrons et même leurs combinaisons (atomes). Une image permet de mieux cerner cette notion (voir dessin page 66) : le pêcheur qui retire un poisson d'une mare boueuse sait bien, même s'il ne le voit pas, qu'avant d'être pris le poisson se déplaçait dans la mare, à la recherche de nourriture. Mais un poisson « quan tique » occuperait toute la mare avant d'être pris, avec une concentration plus ou moins forte suivant l'endroit de la mare, et il ne prendrait sa taille et sa forme de poisson ordinaire qu'au mo ment de sa capture. La probabilité pour qu'il soit pris en tel ou tel endroit de la mare serait proportionnelle à sa concentration en cet endroit. Bien en tendu, il n'existe pas de poissons quantiques, mais si l'on remplace la mare par une boîte où l'on a fait un vide absolu, et le poisson par un électron (par exemple), cet électron se diluera dans la boîte et aura exactement ce comportement de « poisson soluble » (à condition bien sûr que les parois de la


« Hydrogène, Photon, Neutrinos », J. Reigl, 1984 (Galerie de France, cliché F. Welch).

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boîte soient telles qu'elles n'absorbent pas l'électron). La concentration plus ou moins grande de l'électron à l'inté rieur de la boîte sera décrite à l'aide de la « fonction d'onde » de cet électron, fonction d'onde qui obéira à l'équation proposée en 1926 par le physicien autri chien Erwin Schrôdinger. Mais si un observateur détecte l'électron à l'aide d'une minuscule sonde introduite à l'intérieur de la boîte, l'électron rede vient ponctuel : l'ensemble de possibili tés de positions représenté par la fonc tion d'onde se réduit à une seule position, de même que le poisson quan tique se localisait au moment de sa capture.

Mais comment peut-on être sûr qu'électrons, neutrons, protons, etc., se comportent bien ainsi ? N'existe-t-il pas des explications plus conformes à notre mode de pensée ? Puisqu'on ne voit pas l'intérieur de la boîte, rien n'autorise à dire que l'électron y est dilué avant d'être détecté. Si la fonc tion d'onde ne permet de connaître que des probabilités de détection, différen tes suivant l'endroit de la boîte, c'est sans doute qu'elle décrit incomplète ment la réalité. Il doit y avoir des para mètres supplémentaires, des « variables cachées », qui donnent une description plus complète de la réalité et qui per mettraient de connaître exactement la

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position de l'électron. Telle était no tamment l'opinion d'Einstein, qui en 1935 élabora avec ses collègues Podolsky et Rosen un paradoxe - le para doxe EPR - destiné à prouver le caractère incomplet de la physique quantique. Ce paradoxe est le suivant : deux constituants ultimes de l'Univers deux particules - ont interagi (se sont « cognés ») puis s'éloignent l'un de l'au tre dans des directions opposées. Il existe entre ces particules des lois de conservation telles que la mesure de la position (ou de la vitesse) de l'une per met de connaître instantanément la po sition (ou la vitesse) de l'autre. Donc,

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disaient Einstein, Podolsky et Rosen, c'est que ces positions et ces vitesses étaient bien définies avant la mesure : il est absurde de penser qu'une mesure effectuée sur la particule n° 1 fixe ins tantanément la position (ou la vitesse), auparavant indéterminée, de la parti cule n° 2, qui peut en être très éloignée. Il y aurait là une action à distance inexplicable selon les lois connues de la physique, et de plus contraire à la rela tivité einsteinienne, selon laquelle au cune influence ne peut se propager plus vite que la lumière. Afin de départager la thèse d'Eins tein et la physique quantique ortho doxe, une série d'expériences, portant non pas sur la position et la vitesse, mais sur d'autres propriétés, le spin et la polarisation, ont été effectuées à par tir de 1972. En effet, appliquées au spin de protons (par exemple) ou à la polari sation de photons émis par paires, les idées d'Einstein impliquent que ces spins (ou ces polarisations) obéissent obligatoirement à une certaine inéga lité, trouvée en 1964 par le physicien irlandais John Bell ; en revanche, la théorie quantique prévoit que cette iné galité peut être violée dans certaines circonstances. L'expérience décisive, portant sur la polarisation de photons émis par paires, et réalisée de 1979 à 1982 par le physicien français Alain Aspect et son équipe à l'Institut d'opti que d'Orsay, a montré qu'Einstein, Po dolsky et Rosen avaient eu tort : tout se passe comme l'indique la physique quantique. L'inégalité de Bell est bien violée, et qui plus est exactement de la façon prédite par la physique quanti que. Il y aurait donc bien indétermina tion avant la mesure, et la mesure effec tuée sur une particule pourrait retentir instantanément sur la seconde parti cule, quelle que soit la distance où elle se trouve de la première. Il existe cependant une échappatoire, qu'Einstein s'était refusé à envisager : c'est que les photons de l'expérience d'Aspect aient des polarisations bien définies avant la mesure, mais que le photon mesuré en premier en avertisse instantanément l'autre photon, qui pourrait alors modifier sa propre pola risation de façon à respecter les lois de la physique quantique. Cette hypo thèse, qui peut évidemment être éten due à d'autres particules que les pho tons, et à d'autres propriétés que la polarisation, est à la base de ce que l'on appelle les théories à « variables ca chées non locales », et de leurs générali sations probabilistes que sont les théo ries « stochastiques non locales ». Dans ces théories, il est inutile de faire appel au concept mystérieux de réduction du paquet d'ondes, mais on doit admettre l'existence d'un champ d'influences

non locales, couplant instantanément les particules à travers l'Univers, et to talement indécelable car ne transpor tant pas d'énergie. Il faut signaler de plus que si les théories à variables ca chées restent déterministes, les théories stochastiques ne le sont pas en règle générale. Pour l'instant ces différentes théo-

Que deviennent les particules quand, dans une expérience, on mesure leur vitesse ou leur position ? ries non locales, à variables cachées ou stochastiques, d'une part se concurren cent les unes les autres, d'autre part n'ont pas l'efficacité de la physique quantique, en particulier lorsqu'il s'agit de prédire le résultat de collisions de particules à très hautes énergies. Mais elles n'ont pas besoin du concept de réduction du paquet d'ondes : pour elles, une particule est effectivement un corpuscule, que l'on peut se représenter

comme une très petite bille. Pour la physique quantique en revanche, la particule n'est ni un corpuscule, ni une onde, mais une entité originale qu'à la suite du philosophe des sciences Mario Bunge il convient d'appeler « quanton ». Et se pose alors le problème de la réduction du paquet d'ondes, égale ment dénommé « problème de la me sure » : comment ce quanton devient-il un corpuscule lorsqu'on le détecte ? Pour y répondre, différentes interpré tations philosophiques de cette physi que ont été proposées. L'interprétation la plus provocante est sans doute celle qui est soutenue, entre autres, par le prix Nobel de physi que américain Eugène Wigner. Selon cette interprétation, aucune mesure n'est terminée tant que son résultat n'est pas enregistré par la conscience d'un observateur, et c'est précisément cette intervention de la conscience qui réduirait le paquet d'ondes. En effet, avant cela, l'interaction entre le quan ton à mesurer et l'appareil de mesure, du fait même qu'elle obéit à l'équation de Schrôdinger, aboutirait à un état de l'appareil de mesure qui garderait Pindétermination initiale du quanton, et cette indétermination ne serait levée que par le regard de l'observateur. Pour citer deux autres physiciens, le Fran-

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çais Edmond Bauer et l'Allemand Fritz London, « ce n'est pas une interaction mystérieuse entre l'appareil et l'objet qui produit, pendant la mesure, une nouvelle fonction d'onde du système. C'est seulement la conscience d'un Moi qui peut se séparer de la fonction d'onde ancienne et constituer en vertu de son observation une nouvelle objec tivité en attribuant à l'objet une nou velle fonction d'onde. » On peut quali fier d'« idéaliste » cette interprétation, qui implique l'existence d'entités non matérielles (consciences ou esprits) n'obéissant pas à l'équation de Schrodinger, échappant donc à l'indétermi nation essentielle de cette équation, et capables de « réduire les paquets d'on des ». Cette interprétation est très mi noritaire ; de plus, le cas des enregistre ments automatiques de résultats de mesure, enregistrements qui peuvent n'être examinés qu'au bout d'un an par exemple, la rend très fragile : il faudrait supposer que les consciences peuvent agir (inconsciemment) dans le passé ! Beaucoup plus répandue est l'inter prétation « matérialiste » (dont les te nants préfèrent en général l'appellation « réaliste », malgré les ambiguïtés qui s'attachent à ce terme). Selon cette in terprétation, la réduction du paquet d'ondes est effectuée par l'appareil de mesure, et il est inutile de faire appel à la conscience de l'observateur. Plu sieurs variantes en ont été proposées. Dans l'une, il n'y a pas réduction du paquet d'ondes, mais seulement pseudo-réduction, et l'équation de Schrodinger reste toujours valable : l'appareil de mesure est toujours conçu de sorte que l'équation de Schrodinger relative à l'ensemble quanton + appa reil de mesure fasse évoluer très rapide ment la fonction d'onde de cet ensem ble vers une seule des possibilités qu'elle contient. D'autres variantes ad mettent une réduction effective, qui soit se produirait au niveau microscopi que, soit serait due au caractère ma croscopique (à la grande taille) de l'ap pareil de mesure. Une dernière variante soutient qu'il n'y a pas réduction, mais séparation de l'Univers en autant de branches qu'il y a de résultats possibles pour la mesure ! L'interprétation la plus répandue, développée essentiellement par Niels Bohr, et connue sous le nom d'interpré tation de l'école de Copenhague, refuse de choisir entre matérialisme et idéa lisme, et soutient que le problème n'a pas de sens. Selon elle, la physique quantique porte non pas sur la réalité, mais sur la connaissance que nous en avons ; cette connaissance est décrite par la fonction d'onde, et il est normal que cette fonction d'onde soit pertur 68

bée (réduite) lors d'une mesure, puis que dans ce cas précisément nous modi fions notre connaissance de la réalité. Cette interprétation, qui permet de faire de la physique sans se poser trop de questions, et d'aboutir à des résul tats pratiques (transistors, lasers, su praconducteurs et, dans une moindre mesure, énergie nucléaire), peut être appelée « opérationnalisme ». Quelques physiciens enfin, tels Fritjof Capra aux Etats-Unis et Bernard d'Espagnat en France, essaient de faire une synthèse entre matérialisme et idéalisme. Selon eux, matière et esprit ne sont que deux faces d'une réalité plus profonde. On peut désigner par « syncrétisme » cette position : en effet ce mot, utilisé pour qualifier une doc trine qui essaie de combiner des reli gions antagonistes, signifie aussi appré-

L'interprétation majoritaire delà mécanique quantique reste celle de l'Ecole de Copenhague hension globale mais confuse d'un tout. Le physicien américain John Wheeler a récemment suggéré une théorie extrê mement raffinée, où la seule nécessité pour un observateur de faire la diffé rence entre différentes choses, afin de pouvoir les étudier, aboutirait aux lois de la physique quantique, et même à l'émergence de l'espace et du temps. Le monde serait à la base complètement chaotique et statistique, mais il s'y se rait formé des « observateurs-partici pants » capables de l'ordonner par le seul jeu de leurs questions, ce que Wheeler résume par la formule : « l'existence est la possibilité de diffé rencier ». Ainsi l'homme serait à la fois créé par le monde et créateur du monde. Cette théorie, qui dépasse le matérialisme et l'idéalisme, peut être considérée comme un syncrétisme par ticulièrement original. Malgré l'absence du problème de la mesure, les théories à variables cachées (ou stochastiques) non locales sont éga lement susceptibles de plusieurs inter prétations philosophiques. Ainsi le Français Jean-Pierre Vigier et l'Améri cain Edward Nelson considèrent que ces théories sont tout à fait matérialis tes, tandis qu'un autre Américain, Jack Sarfatti, pense que les variables ca chées non locales sont des variables

« psychiques » qui permettraient d'ex pliquer certains phénomènes paranor maux d'action à distance. Enfin le plus célèbre des partisans des variables ca chées non locales, le physicien angloaméricain David Bohm, prône un syn crétisme très voisin des idées de D'Es pagnat et de Capra. A cette ramification de la physique quantique en interprétations philoso phiques différentes se superpose une autre ramification, un peu moins méta physique, mais qui cependant remet en cause des notions apparemment aussi évidentes que l'espace, le temps ou l'unicité de l'Univers. En effet, la néces sité d'expliquer le paradoxe EPR ou de trouver une solution au problème de la mesure a conduit les physiciens (qu'ils soient matérialistes, idéalistes, opérationnalistes ou syncrétistes) à émettre des idées particulièrement hardies et en contradiction avec la façon dont l'es pace, le temps ou l'Univers nous appa raissent. Dans leur grande majorité, les physi ciens semblent maintenant d'accord pour remettre en cause la notion d'es pace. Tel est évidemment le cas des partisans des théories à variables ca chées (ou stochastiques) non locales : l'idée que des particules communi quent entre elles, à notre insu, de façon instantanée remet en effet en cause ce que nous pensions de l'espace et de la transmission d'influences à travers cet espace. La plupart des partisans de la théorie quantique ont un point de vue analogue et, s'ils évitent (en France du moins) l'expression « non-localité », ils ont forgé un concept pratiquement identique, la « non-séparabilité ». Il faut entendre par là que lorsque deux quantons (deux particules) ont interagi, ils sont décrits par une fonction d'onde globale et forment une seule entité, quelle que soit la distance qui les sépare et tant qu'aucune mesure n'a été effectuée sur l'un d'eux. Ce concept est lui aussi contraire à notre expérience de l'espace, et Einstein en disait : « On ne peut attendre d'aucune définition rai sonnable de la réalité qu'elle permette cela. » Parmi les physiciens qui ont dé veloppé ce concept de non-séparabilité, on peut citer aussi bien des matérialis tes comme Michel Paty que des syncré tistes comme Bernard d'Espagnat, le quel n'a pas hésité à écrire (rejoignant ainsi Kant) que les considérations de non-séparabilité « conduisent à penser que l'espace n'est en définitive qu'un mode de notre sensibilité ». Quant à Niels Bohr, s'il n'a pas utilisé le terme de non-séparabilité, d'invention ré cente, il a développé des idées analo gues dans la réponse qu'il a faite en 1935 à Einstein, Podolsky et Rosen.


Un très petit groupe de physiciens ne remet pas en cause le concept d'espace, mais celui de temps, ou plus exacte ment pense que les quantons (à la diffé rence des êtres humains) parcourent le temps dans les deux sens. Le pionnier de cette interprétation est le Français Olivier Costa de Beauregard, qui l'a envisagée dès 1947 et l'a proposée pu bliquement en 1953. Selon lui, chaque quanton est formé par la combinaison d'une onde « retardée », qui parcourt le temps dans le sens normal, et d'une onde « avancée » qui remonte le cours du temps. L'explication du paradoxe EPR est alors la suivante : les deux quantons 1 et 2 qui ont interagi et s'éloignent l'un de l'autre sont en fait des ondes retardées ; si un observateur mesure le quanton 1, alors Ponde avan cée de ce quanton remonte le cours du

sans le temps ». Un dernier groupe de mathématiciens ou philosophes des sciences qui ont explicité leur position physiciens a cherché à résoudre le pro blème de la mesure par l'introduction (les noms en gras sont prix Nobel) : des « mondes multiples », expression Les noms de Wigner et de Wheeler que l'on peut remplacer par celle sont entre parenthèses, car Wigner d'« univers parallèles » déjà popularisée semble maintenant remettre en cause la par la science-fiction. Selon eux, lors notion de temps, et Wheeler a trop d'une mesure, il n'y a pas réduction du d'imagination pour se laisser ainsi en paquet d'ondes à une seule des possibi fermer dans une case... lités qu'il représente, mais division de Peut-on conclure de tout ce qui pré l'Univers en autant de branches qu'il y cède que la physique n'est plus ration a de possibilités de résultat. La cons nelle ? Peut-on dire que le rationnacience des observateurs n'a rien à voir lisme est mort ? Il faudrait d'abord là-dedans (ces physiciens sont des qu'il ait existé ! Si l'on refuse de consi « matérialistes »), mais lors de chaque dérer que l'homme jouisse d'une faculté mesure l'observateur lui-même, qui fait transcendante appelée raison, on est partie de l'Univers, donne « naissance » vite amené à la conclusion que ration à un observateur différent dans cha nel ne signifie rien de plus qu'habituel cune des branches ainsi créées. L'Uni ou qu'efficace. Ces deux sens peuvent vers réel, représenté par une seule ne pas être valables simultanément : la fonction d'onde d'une complexité gi- physique moderne est inhabituelle,

• L'EVENTAIL DES INTERPRETATIONS Théories à variables cachées (ou stochastiques) non locales

Physique quantique proprement dite

Remise en cause de la notion d'espace

Remise en cause de la notion de temps

Matérialisme

Vigier Nelson

Bunge Rohrlich Paty

Davidon Cramer

Idéalisme

Sarfatti

London Bauer (Wigner)

C. de Beauregard

Everett DeWitt Graham

Bohr Heisenberg Rosenfeld

Opérationnalisme Syncrétisme

Remise en cause de l'unicité de l'Univers

Bohm

temps jusqu'à l'interaction elle-même et y fixe les propriétés du quanton 2 de façon que les lois de la physique quanti que soient respectées lorsqu'on mesu rera ce deuxième quanton. Cette inter prétation est maintenant soutenue par deux physiciens américains, Davidon et Cramer, qui sont tous deux « matéria listes » en ce qui concerne le problème de la mesure, tandis que Costa de Beauregard est « idéaliste ». On peut associer à ces trois physi ciens John Wheeler, qui lui aussi insiste beaucoup depuis quelques années sur la remise en cause de la notion de temps. Mais ses idées là-dessus sont différen tes, plus ardues et très difficiles à expli quer. Disons simplement qu'en 1977 il a écrit un long exposé intitulé « Les fron tières du temps », et qu'en 1984, il en est venu à esquisser le concept du « temps

Capra D'Espagnat

(Wheeler)

gantesque, est en fait une superposition d'univers parallèles sans communica tion entre eux. Les physiciens qui ont défendu cette hypothèse des univers parallèles sont les Américains Hugh Everett, qui l'a proposée en 1957, et Bryce DeWitt et Neill Graham, qui Pont soutenue à par tir de 1970. Ce sont DeWitt et Graham qui ont introduit l'expression « mondes multiples » ; Everett n'en parle pas ex plicitement mais, ce qui revient au même, décrit chaque observateur comme divisé en observateurs séparés après la mesure, ces nouveaux observa teurs ne pouvant absolument pas com muniquer entre eux. On peut résumer l'ensemble de ces interprétations par le tableau à double entrée qui suit, dans lequel sont indi qués les noms de quelques physiciens,

mais elle est à coup sûr diablement efficace (il suffit de penser à la bombe atomique...). Au fond, la raison ne peut être mieux définie que comme la façon dont le monde marche, et c'est à la science de la découvrir sans s'embarras ser d'idées a priori. Pour y parvenir, elle doit certes dans un premier temps utiliser des méthodes « marquées au coin du bon sens », c'est-à-dire qui mar chent dans la vie courante ; mais elle ne doit pas hésiter à les abandonner si d'autres méthodes, d'autres idées, don nent de meilleurs résultats. Rien ne prouve que le bon sens, que l'expérience ordinaire, soient valables à un niveau fondamental ; on peut même dire que maintenant tout prouve le contraire. Et on peut se réjouir que la physique quantique ait rouvert les portes du royaume de l'imagination. • 69


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I Même s'il est de règle d'accepter les résultais de sondages avec circonspection, celui que nous avons confié à la SOFRES montre à r évidence une tendance forte : 72 % des personnes interro gées pensent que voyants el voyantes ne peuvent prédire l'avenir. Pourtant, paradoxe, regardez autour de vous. Qui ne lit jamais un horoscope ? Qui, un jour ou Vautre, n'a pas été consulter un spécialiste en art divinatoire ? Qui, enfin, n 'a pas succombé au plaisir d'un thème vite délivré, sur un grand boulevard, par un ordinateur astrolo gue ? Ainsi, incontestablement, la voyance et l'as trologie forment un fait socioculturel important. Dans le cadre de ce numéro spécial, une enquête s'imposait. Bien sûr, il n'était pas question une seconde de discuter du bien-fondé des pratiques divinatoires. Ce qui nous intéressait était d'ordre sociologique et économique. Qui consulte ? Com bien d'astrologues et de devins sont-ils en acti vité ? Ces pratiques ont-elles tiré quelque parti des techniques modernes comme l'informatique ? Enfin, quelle est l'importance de cette activité commerciale très florissante ? Les informations rapportées par Régine Mazion de ses plongées dans l'océan irrationnel risquent de vous étonner. Comme elles nous ont nous-mêmes surpris.

« L'Escamoteur », de Jérôme Bosch. Musée de Saint-Germain-en-Laye (Cliché Giraudon).


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ILS SONT TOUJOURS REGINE MAZION

Il y a plus de trois siècles, Colbert les chassait de l'Académie des Sciences. Il y a dix ans à peine, des savants et prix Nobel signaient un manifeste pour débarrasser à jamais l'humanité des croyances de ceux qui lisent dans les astres... Mais les astrologues existent toujours ; Régine Mazion les a rencontrés... l'Académie des Sciences, il en les astrologues QUAND,chasse en 1666, Colbert : désor fonde mais les astronomes ne pour ront plus se piquer d'astrologie... Uranie devient Fille des Ténèbres. Un siècle plus tard, Laplace l'enterrera en fanfare : « La connaissance, générale ment répandue, du vrai système du monde l'a détruite sans retour », écrit-il dans L'exposition du système du monde. Et il y a dix ans, dans un bel élan de générosité positiviste, savants et prix Nobel signèrent « Le Manifeste des 186 » pour débarrasser à jamais l'humanité de semblables fadaises. Or voici qu'en 1985 les astrologues sont parmi nous ! Des revenants ? Pas vraiment. Ils multiplient publications et même conférences sous la lumière des projecteurs. Les responsables du marketing dessinent la face cachée des consommateurs d'horoscopes. Et l'as

trologie, nouvelle eminence grise des temps modernes, fait la cour aux chefs d'entreprise. Qui sont ces astrologues super stars ? On a rarement cerné leur per sonnalité, leur clientèle et l'étendue de leur champ d'action. Tant il est vrai que, dans la plupart des esprits, l'astro logie se confond avec la voyance, et l'horoscope des journaux avec le thème astral - produit aussi contesté mais in finiment plus élaboré et tout à fait per sonnalisé -, car bien des Madame Irma ajoutent à un bric-à-brac déjà assai sonné de cafédomancie ou cristalloscopie la spécialité astrologique, histoire de se donner une étoile en plus... Les « spécialistes », eux, ne sont guère nom breux. Jacques Halbronn vient de pu blier aux Editions Guy Tredaniel La grande conjonction, un livre qui les recense. Il en cite environ cinq cents. On peut sans doute, dit-il, en ajouter

cinq cents autres, peu soucieux de ma nifestations publiques. Cela fait envi ron mille astrologues spécialisés en France. Leur profil ? Lettrés, ou même issus des milieux scientifiques : on compte beaucoup d'ingénieurs parmi eux. Ils possèdent en général une bonne connaissance de la psychologie et des mythes. Ils ont souvent passé des nuits blanches non pas à contempler les étoi les, mais à assimiler règles astronomi ques et calculs sophistiqués exigés par leur art. Le plus connu d'entre eux est sans nul doute André Barbault. Promo teur de l'astrologie en France, il pos sède une vaste culture générale - il suffit de lire Connaissance de l'astrolo gie, publié au Seuil, pour s'en convain cre - et une plume brillante. Il refuse l'horoscopie au profit d'une approche psychologique prudente de l'individu. Il habite une maison de banlieue pitto resque - un peu à la Walt Disney -, 73


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EDITIONS BUSSIERE 34, rue Saint-Jacques 75005 PARIS Tél. : 43.54.65.20

ASTROLOGIE MAGIE HERMETISME SPIRITUALITE Extrait du Catalogue :

HADES I N I T I AT I O N A L ' A S TROLOGIE 66 F MANUEL COMPLET D ' I N T E R P R E TAT I O N DU TA R O T 100 F PERSPECTIVES NOU VELLES SUR PLUTON .. 125 F

ANTARES A RT D E L ' I N T E R P R E TATION EN ASTROLO GIE...; 145 F T R A N S I T S P L A N E TA I RES ET DESTINEES 115 F

E. LEVY DOGME ET RITUEL DE LA HAUTE MAGIE 135 F

ABBE JULIO PETITS SECRETS MER VEILLEUX pour aider à la guérison de toutes les mala dies physiques et morales.... 65 F

CATALOGUE SUR DEMANDE 74

mais ne porte jamais de chapeau pointu. Ces astrologues sont avant tout des chercheurs. Exerçant une activité pa rallèle ou isolés dans leur tour d'ivoire, ils publient au moins une thèse ou un livre dans leur vie. Beaucoup d'entre eux se réunissent, ou du moins essaient de se réunir, dans des congrès sur les quels ne luit jamais la meilleure étoile. En 1978, Jacques Halbronn, président du Mouvement astrologique unifié, se voit traité « d'anti-astrologue » par André Barbault, lié à la Société fran çaise d'astrologie. Il lui intente aussitôt un procès ! Soucieux de s'organiser davantage, les astrologues ont créé en octobre une Fédération francophone d'astrologie. A sa tête, un conseil de douze membres (ou douze signes, car chacun d'eux re présente un signe zodiacal différent !). Il est présidé par Danièle Rousseau. L'admission à la fédération est pronon cée sur des critères déontologiques et éthiques uniquement. Le « bon astrolo gue » doit avoir une « qualité d'être » et une « véritable vocation ». Il « utilisera ses connaissances de façon positive pour aider les consultants ». L'astrolo gie pratiquée « restera psychologique et refusera le fatalisme ». C'est là le grand principe auquel doit souscrire tout pos tulant. L'assemblée dénoncera aussi ies escroqueries (chiffrées à 2 000 ou 3 000 F par consultation), représentera l'astrologie et créera des groupes dé recherche. Vivra-t-elle longtemps ? Oui, déclarent les astrologues. Car ils se sont prédit un bel avenir en dressant le thème astral de leur propre fédération ! Ils avaient même soigneusement prévu la date et l'heure exacte de sa naissance juridique. L'administration tracassière n'a pas suivi. Preuve que les étoiles ne se laissent pas toujours faire, même par leurs adorateurs ! Grâce à ce noyau d'érudits qui s'est couronné lui-même, l'astrologie a donc essayé de légitimer son insertion so ciale. La loi, elle, par l'article 509 du Code pénal, prévoit toujours que « se ront punis d'une amende de 40 à 60 F les gens qui font métier de deviner, d'expliquer ou de pronostiquer les songes ». Pourtant, comme la voyance, l'astrologie se déclare profession libé rale imposable au forfait et redevable de la TVA, le fisc ayant eu la sagesse de préférer les illégalités créatrices d'em plois au légalisme stérile ! Or le chiffre d'affaires des astrologues est loin d'éga ler celui des voyants. A moins d'être informatisé comme Daniel Weil ou de se faire téléviser comme Elizabeth Teissier, on ne s'enrichit guère. Selon les statistiques officielles du fisc, la re cette moyenne des astrologues se monte

à 108 000 F par an. Dan Martin, astro logue connu, paie moins de 15 000 F d'impôts. « Seuls les charlatans peuvent faire fortune dans l'astrologie, affirme Danièle Rousseau. Le thème astral né cessite de longs calculs, une longue syn thèse, un dialogue psychologique avec le client. En tout trois ou quatre heures difficiles à chiffrer. L'astrologie doit rester une passion, et nous sommes tous obligés d'exercer une activité alimen taire. » L'astrologie revêtirait-elle la forme d'un humanisme désintéressé ? Elle vient de se donner ses lettres de no blesse dans le monde des arts : « AstroFplies-Show », présenté au Théâtre de l'Ile Saint-Louis, 39, quai d'Anjou : pièce amusante et texte brillant. En fait ces astrologues sont souvent des rêveurs qui préfèrent s'amuser avec

Pour rattraper un retard de deux mille ans, certains décalent tout l'horoscope les théories multipliables à l'infini parce qu'invérifiables. L'effort le plus méritoire est celui de Michel Gauquelin. Ce statisticien a effectué, sur 25 000 dates de naissance obtenues à l'état civil, des statistiques vérifiées ensuite par des spécialistes. Il a pu montrer une correspondance entre la profession des natifs et l'angularité des planètes de leur thème natal, mais n'a décelé au cune influence des signes dans ce do maine. « L'astrologie, souligne-t-il, cache sans doute un grain d'or au mi lieu d'un tas de boue. Pour le prouver, il faudrait multiplier les expériences et les statistiques au lieu de tout rejeter en bloc. Ce n'est guère possible en France car, depuis Colbert, les scientifiques re jettent l'astrologie sans l'avoir étudiée, et les astrologues sont tout aussi bornés. » Quant à la querelle la plus pittores que c'est bien celle qui résulte de la précession des equinoxes. Certains, pour rattraper un retard de deux mille ans, décident de décaler tout l'ho roscope d'environ 24°. Chaque signe comportant 30°, la plupart des natifs se trouvent donc mutés dans le signe pré cédent ! « Pas étonnant, disent-ils, que, pour les signes, Michel Gauquelin n'ait rien trouvé. » Les autres rétorquent : « Notre zodiaque est tropical et non


sidéral. Les signes sont mathématiques. Peu importe la variation de la position du lever du soleil par rapport aux cons tellations puisque les signes n'ont rien à voir avec elles. » Différend qui semble troubler bien des gens ! Saisi sur le vif lors de la première réunion de la fédération : une jeune femme anxieuse se plaint à l'as semblée d'avoir été « vidée de son signe ». Elle était Lion et se retrouve Ecrevisse dans le signe du Cancer. On comprend sa déception... Ce fait divers nous permet de mieux situer la clientèle astrologique. Parmi les fanas de l'astro logie, il y a bien sûr la midinette qui cherche le prince charmant dans les étoiles, faute de l'avoir croisé dans la rue. Il y a surtout, et de plus en plus, celui qui, confronté à l'insécurité maté rielle ou affective, essaie de résoudre à travers l'astrologie sa crise d'identité. « Il ne faut pas être hypocrite, souligne Danièle Rousseau. Avant d'aller à la rencontre des autres, on fait de l'astro logie pour se trouver soi-même. C'est une méditation intérieure. Un peu comme le yoga. » Quant à André Barbault, il met l'ac cent sur le refus du matérialisme : « Après 1945, au moment où l'existen tialisme de Saint-Germain-des-Prés, la philosophie sartrienne et l'instinct de mort dominaient, le regain de l'astrolo gie a été une réaction de santé formida ble... Dans la représentation astrologi que, l'individu est et participe au tout. Le natif se voit situé au centre d'un thème astral coextensif à la figure cé leste tout entière ; « Imago mundi » ou « Axis mundi ». L'individu garde son originalité tout en étant recentré et réintégré. » Si maintenant on veut cerner l'éten due et la nature de cette clientèle, on peut jeter un coup d'œil sur la presse astrologique. D'abord les tirages : 110 000 pour Astres, 170 000 pour Ho roscope, 140 000 pour Vous et votre avenir, 50 000 pour VAutre Monde et 50 000 pour Astral. Chiffres tout de même inférieurs à ceux des principales revues scientifiques grand public. Le tirage de Sciences et Avenir se monte à 170000. Signe le plus intéressant, le succès du magazine astrologique Vous et votre avenir. Créé il y a deux ans, il a choisi un look dynamique et rassurant : l'as trologie s'y fait pratique. Les horosco pes annoncent toujours le meilleur et rarement le pire. On y trouve même chaque mois le hit-parade de sa vie sexuelle : jusqu'à 4 étoiles pour la grande forme ! Un sondage effectué auprès des lecteurs et traité par la so ciété Commedia trace le profil suivant : 81 % de moins de 30 ans, 97 % de femmes, 58 % de célibataires, 60 % de

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travailleurs, majorité d'ouvriers et d'employés, majorité de Parisiens et de citadins des grandes agglomérations. 55 % d'entre eux ont fait des études secondaires. Jusqu'à 85 % considèrent l'astrologie comme une science. Ils ne lisent pas de magazines scientifiques, adorent les horoscopes, mais préfèrent l'étude de leur personnalité aux prévi sions et la psychologie à la magie. Le look élégant et féminin du maga zine fausse un peu les résultats : les astrologues ont environ de 10 à 15 % d'hommes dans leur clientèle astrologi que. Lié directement à ce marché de l'as trologie individuelle, un autre, des plus étonnants, est en train de se dévelop per : celui qui concerne les animaux en tout genre. Car ces braves bêtes ont aussi leur destin ! Philippe Villedey, astrologue spécia lisé dans le « training de réussite » (pour les humains) a établi aussi, pour les propriétaires, le thème de quelques chevaux de course : « Un cheval qui a une opposition Soleil-Saturne dans son thème natal a peu de chances de gagner le grand prix. » Kara est en train de passer un contrat avec les éleveurs pour optimiser la date de naissance des ani maux « puisqu'on peut provoquer arti ficiellement les chaleurs, autant pro duire des vénusiens ou des solaires ! Les natifs du Taureau, du Lion et de la Balance sont les plus beaux. » Elle a d'ailleurs publié chez Luneau Ascot Le guide de la vie astrologique de votre chat. On y apprend à marier son matou : « Gémeaux et Scorpion : patelinages amoureux. Préparer chambre à ronronner. » Quant à ce jeune astrolo gue repenti (reconverti aujourd'hui dans la gestion financière de haut ni veau), il avoue avoir trouvé autrefois une source facile de revenus. « J'avais pris contact avec une boutique de toi lettage pour chiens. Le propriétaire m'appelait dès qu'une même amenait son toutou. Et pendant la tonte, je dres sais le thème astral du cabot. J'avais un slogan de choc : « Vous vous entendez bien avec votre chien, mais votre chien s'entend-il avec vous ? ». L'astrologie individuelle, à deux ou à quatre pattes, on peut donc souvent s'en divertir, mais lorsqu'elle devient professionnelle, force est de la prendre au sérieux. Et là le bilan est époustouflant. Tous les secteurs de la vie professionnelle sont aujourd'hui largement hantés par l'astrologie. Au premier rang, la vente et la publicité, qui ont bien compris le parti à tirer du nouvel engouement : tee-shirts, gadgets et bijoux subissent les influences astrales. Le supermarché de Sevran-Beaudottes accroît ses 76

ventes en faisant venir de Provence, pour une animation, le talentueux as trologue Gérard Martin. Et il y a trois ans, Toyota a dressé le thème astral de ses voitures : « Celica l'agressive, signe Bélier. Un signe de feu qui lui donne ardeur et brio. Qualités dominantes : l'instinct animal... Celica bondit à 190 km/h. Santé : un brillant 1968 cm3... Les années à venir : sera domptée par un célibataire entreprenant ou un couple aventureux. » Mais la campagne n'obtint pas les résultats escomptés. Le concubinage des astres et de la techni que inquiéta. La clientèle masculine hésita sans doute à mettre un astrolo gue dans son moteur ! Les professions libérales, elles aussi, se libèrent. Premier exemple. Le doc teur Michaud, ancien interne des hôpi taux et homéopathe, fait appel à l'as-

Dresser le thème astral d'un cheval de course pour savoir s'il peut gagner le Grand Prix trologie lorsque ses clients le lui demandent et estime que cette mé thode réussit dans 75 % des cas. Il a publié chez Hamiche un Traité de mé decine astrologique. « L'astrologie, ditil, est fondée sur la loi de l'analogie comme l'homéopathie sur la loi de simi litude. La cellule, par exemple, est un univers en miniature. Le noyau repré sente le Soleil. » Ses théories ont du succès. « Il y a vingt-cinq ans, raconte-til, on disait : le Docteur Michaud, c'est peut-être un bon homéopathe, mais il fait de l'astrologie. Depuis trois ans, les choses évoluent très vite. Je dirige le premier séminaire français de méde cine astrologique à Luchon. Et, dès que mes élèves de faculté savent que je fais de l'astrologie, ils m'en demandent. Et même ils en redemandent. » Second exemple. Le psychiatre Joël Boucher soigne ses malades grâce aux nœuds lunaires. Fonctionnement de ce système ? « Dans chaque thème astral existe un axe nodal qui traverse deux des douze maisons existantes. Leur si gnification symbolique permet alors de mieux comprendre la structure psychi que qui fait problème. Prenez par exemple un axe des nœuds orienté mai son IV, maison X. En schématisant un peu : le patient sera à l'aise dans son intimité (maison IV), pourtant on

devra l'aider dans son insertion sociale (maison X). Imaginer un scénario pour passer d'une maison à l'autre. » Les partis politiques, à leur tour, en trent dans la danse. Fin 1982, l'astropsychologue Françoise Colin animait un stand d'analyse astrographologique au meeting RPR du député Jean Meo. Mais surtout, la percée la plus mar quante de l'astrologie s'effectue dans le monde des affaires. Danièje Rousseau a fondé la société « Les Gémeaux ». Elle suit actuellement quatre entreprises, dont Infradis dans le secteur de l'archi vage. Tâche subtile, semble-t-il, car pour conseiller le chef d'entreprise, elle étudie bien sûr le thème astral de celuici mais aussi celui de la société, à partir de sa date de création et, éventuelle ment, celui de ses collaborateurs. Elle complète son analyse par la « révolution solaire » (thème de l'année en cours) et le « thème progressé » (analyse où un jour vaut un an). Ainsi on saura, par exemple, si la période est favorable aux investissements. « Avec un bon transit d'Uranus, il faut saisir la balle au bond. En revanche, avec un mauvais aspect de Neptune au Soleil ou à Mercure, mieux vaut s'abstenir. » Alexis Tatistcheff est, lui aussi, un consultant qui réussit. L'astrologie est pour lui un outil parmi d'autres qui sont l'alchimie, la morphopsychologie, les lignes de la main et, en prime, une très bonne connaissance de la vie éco nomique ! « La plupart des dirigeants, remarque-t-il, ne savent pas prévoir. Au niveau de l'entreprise, ils projettent le passé sur l'avenir. Ils extrapolent ti midement les analyses déjà faites. Mais ils ne savent pas organiser avec dyna misme le futur à long terme. » Sa connaissance des cycles astrologiques est là pour les y aider. Un jour, un P.D.G. dont le personnel va se réduire de 12 000 à 9 000 personnes lui demande de l'aider à « maintenir l'emploi ». Mais Alexis Tatistcheff, à l'aide de la « grille alchimique » qu'il s'est forgée, juge que cet impératif n'est pas pertinent : il peut seulement l'aider à « enrichir et à développer l'emploi ». Occultiste peutêtre, mais sans nul doute économiste compétent. Reste que le bastion fort de l'astrolo gie, c'est le recrutement professionnel. Nous y avons croisé l'astrologie à tous les niveaux, et dans les sociétés de re crutement les plus connues et les mieux cotées. Les candidats ne sont pas au courant et, parfois, même les clients n'en savent rien : car en France la loi ne protège pas votre heure de naissance (nécessaire pour un thème astral). N'importe qui peut écrire à la mairie de votre ville natale pour se la procurer. Difficile pourtant de vérifier ces prati-


En astrologie médicale, chaque partie du corps est gouvernée par un signe : le Bélier serait prédisposé aux maux de tête, le Lion aux infarctus, le Scorpion aux excès sexuels... (Calendrier illustrant les influences célestes sur le corps humain, XIVsiècle (Cliché Explorer). ques : les chasseurs de têtes redoutent la chasse aux sorcières, et les psycholo gues préfèrent livrer au refoulement ce secteur très secret de leur activité. Seules, les sociétés américaines instal lées en France pratiquent l'astrologie sans honte. Parmi les cabinets de recru

tement parisiens, l'un au moins, très à la mode, l'utilise. « J'ai fait, pour M. X., des analyses qui combinent l'astrologie et la graphologie. Et il en a été très satisfait », déclare Françoise Colin. Quant à Michel Glasz, lui aussi chas seur de têtes après avoir été pendant

quinze ans Conseil de direction en res sources humaines, il refuse l'hypocrisie. « Ici, rien n'est occulte. Je travaille avec deux graphologues, deux astrologues et un morphopsychologue. » A la diffé rence de sociétés où des psychologues aigris sont libres de se livrer aux diva gations les plus diffamatoires sur un candidat, il fait part des résultats de l'analyse uniquement aux cadres choi sis. « Nous garantissons simplement la valeur des candidats sélectionnés, leur bonne adaptation au poste et leur inser tion facile dans l'équipe. » Puis, il laisse au chef d'entreprise le charme de la surprise... Seul organisme à recruter officielle ment des cadres parfois uniquement sur thème astral pour le compte des entreprises : l'Institut de recherches traditionnelles et de psychologie appli quée, aujourd'hui en plein essor. « Je pratique l'astrologie et la graphologie, déclare le directeur, Patrice Lasnier. Et l'astrologie me paraît infiniment plus valable et plus sûre au niveau du recru tement. Il y a dix ans, on n'osait pas employer la graphologie. Aujourd'hui, toutes les entreprises l'utilisent. L'as trologie va s'imposer de la même façon. Tout juste avec un peu plus de retard. Parce qu'elle sent le soufre. » Et rare témoignage autorisé par les chefs d'entreprises : Catherine Aubier. Cette astrologue a aidé la société Paralux, spécialisée en matériel sanitaire, à recruter son personnel. « Un jour, le directeur voulut recruter une assistante qui lui convenait. La graphologue s'y opposa, car la candidate, disait-elle, était dépressive. Je fis son thème astral et découvris la redoutable conjonction Saturne-Pluton à l'opposition de la Lune. Je compris qu'elle traversait seu lement une période très dure : son père et sa mère venaient de mourir dans un accident de voiture. » « A mon avis, ex plique l'astrographologue Françoise Colin, graphologie et astrologie se com plètent. L'une photographie l'instant présent. L'autre remonte aux sources de l'être. » On voit tout de suite les dangers de ces pratiques : d'ores et déjà, certains astrologues déconseillent d'engager un cadre parce qu'il va subir l'année suivante « un transit plutonien » capable de perturber sa produc tivité ! Mais il est déjà trop tard pour réagir. Les astrologues sont parmi nous. Et ce n'est pas toujours pour sauver le monde... Alors, SOS Astrologues ? Certes non. Autant mettre, comme Pla ton, les poètes à la porte de la cité. Mieux vaudrait, pour la juger, sortir l'astrologie de son ghetto. Car les vrais fantômes pâlissent au grand jour. • 77


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LE TEMPS DES SORCIERS REGINE MAZION

50 000 voyants sont officiellement recensés en France. Ils donnent chaque année 8 millions de consultations, ce qui représente un chiffre d'affaires d'environ 7 milliards de francs. Parallèlement s'est développé un marché de l'objet magique particu lièrement florissant car, aujourd'hui, la supersti tion atteint toutes les couches de notre société. tein. De ces jeunes touristes qui, au début du siècle,sourire avaient «Eins vu » LA voyance faisait ^toutes deux Marie-Antoinette jouer dans le parc de Versailles, il disait avec humour qu'elles avaient « manqué une-marche dans l'escalier du temps ». Aujourd'hui, nous avons certainement roulé au bas de l'escalier ! Car nous sommes plus superstitieux que nos an cêtres les Gaulois. Au seuil de l'an 2000, en France, les voyants - hasard ou né cessité ? - se multiplient aussi vite que s'élève la courbe du chômage. On en compte environ 50 000, dont plus de 25 000 dans la capitale. En donnant chaque année 8 millions de consulta tions, ils réalisent un chiffre d'affaires d'environ 7 milliards de francs. Et si les 78

plus grands déclarent un revenu annuel de 20 millions de francs, selon les statis tiques officielles du fisc, la recette moyenne d'un voyant avoisine déjà 350 000 F par an. Beaucoup ne sont pas déclarés : marabouts africains ou bonnes grand'mères finaudes qui tirent les cartes à leurs voisines entre deux gâteaux... Profiteurs de la crise économique ou parapsychologues capables d'acquérir, même en dépit du bon sens, un statut légal ? Les mythes, certes, fleurissent. Le plus classique est celui des envoûteurs, très profitable car, si la première consultation dépasse rarement 300 F, le désenvoûtement, lui, s'élève vite à 30 000 F. Qui envoûte ? Votre voisin ou la personne qui vous jalouse ! Et pour

celui qui se persuade de son mal, tout devient vite suspect. Dans Hypnose audessus de tout soupçon de Jean-Pierre Catalifaud, le moindre trou de mémoire est interprété comme un signe fatal. On imagine la cohorte de petites vieilles qui doit défiler chez lui ! Pour se faire désenvoûter, ce sont d'abord les mara bouts que l'on sollicite. Faty El Mansou inonde de ses cartes les bouches de métro : « Désenvoûtement et examens du sexe pour avoir de la force en amour ». On sait au moins à quoi s'at tendre... Certains, d'abord modeste, ga gnent jusqu'à 200 000 F par mois. L'ad ministration des impôts a bien du mal à les contrôler. Surtout le centre des impôts du XVIIIe arrondissement à Paris qui, avec 250 marabouts installés


Au cœur du Marais, son quartier d'élection, le voyant Sevan redonne un autre type d'espoir (Cliché Lise Sarfati). dans le quartier, est devenu une vraie marmite de sorciers. « Ils mènent dans ce bureau, explique M. Renesson, ins pecteur des impôts, de longs palabres pour réduire leurs paiements. Déjà, deux inspectrices ont démissionné. Elles se plaignent d'avoir été envoûtées par les marabouts. Un contrôleur aussi est tombé malade... » Mais lui garde la tête froide : « Je crois en Dieu », assuret-il. Et, malin, combat les marabouts avec leurs propres armes. Au mur, sous les rameaux bénis, une garde de protec tion offerte par un voyant hindou. Et, en guise de grimoire de choc, une page de journal titrée : « Les marabouts : de coûteux marabouts de rêve ». « Un arti cle d'un de vos confrères. Dès qu'ils voient ça, ils baissent la tête et s'en vont

tout penauds. » Les mages du terroir s'y mettent aussi. L'un d'eux, qui a réussi à s'offrir un château, utilise les tours de prestidigitation pour persuader ses clients qu'ils sont envoûtés. Une petite boule de métal est enduite d'une subs tance chimique invisible qui, au contact de l'eau ou de la salive, dégage de la chaleur. Après l'avoir fait toucher au consultant, le mage la porte à sa bouche en marmonant des incantations, puis il la remet entre les mains du client où elle se met aussitôt à chauffer. Choqué, celui-ci n'a plus aucun doute sur son état! Quant au retour d'affection, fondé comme toute magie blanche ou noire sur la suggestion mentale, le mage Pa trick Guérin nous révèle ses secrets,

agrémentés, il est vrai, d'une moralité savoureuse : « Si une femme seule veut attirer l'homme dont elle a besoin, je ne demande que 1 000 F. Mais si elle est mariée, je considère qu'elle se paye un gâteau dans une pâtisserie. Je demande alors au moins 3 000 F. » Dans une pièce obscure de son appartement où il fait brûler des herbes et perce d'aiguil les des poupées de cire disposées sur une nappe d'autel au milieu des crânes, il explique comment s'organise la prise de contact. « Tous les jours à la même heure, je visualise avec la plus grande précision la scène désirée et je demande à ma cliente de faire de même. Par exemple, j'imagine l'ancien amant com posant le numéro de téléphone de son amie. Je vois chaque geste, chaque chif79


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fre... ». Et il assure qu'un travail de 20 minutes par jour pendant un mois suffit en général à produire un résultat. Un an pour les cas graves... Aucun pro blème moral, assure-t-il, ne se pose. « Une jeune femme qui veut éliminer sa rivale imaginera, peut-être, un accident de la route. Mais elle s'apercevra très vite que son amant, lui aussi, peut périr dans l'aventure. Ces à-côtés, et surtout la répétition mentale journalière du projet, provoquent, en général, un revi rement de conscience rapide qui la fait renoncer. » Lui-même se défend d'ail leurs d'être un Don Juan. « Je suis trop occupé, explique-t-il, et ces trucs-là ça ne marche jamais que pour les autres... ». D'aucuns ne savent plus comment raccoler les déshérités... et le bonheur qui leur est dû. Ainsi, la publicité « Les voleurs de chance » pour secret magique de gain au jeu présenté par Alexis Black, qui, malheureusement, n'a pas dû assez en profiter lui-même ! Il excite d'abord ses clients avec une typogra phie à les faire craquer d'envie. « Quand on a un petit salaire ou qu'on est au chômage, ON NE PEUT QUE PAS SER DEVANT LES PALACES, LES GRANDS RESTAURANTS OU LES BELLES VITRINES. » Et, cynique, il ajoute : « Il ne reste que le jeu comme dernier espoir. Et celui, bien sûr, de

Indira, la célèbre voyante hindoue. Elle organise des festivals de voyance, et le reste du temps reçoit dans un cabinet tendu de rouge et garni des effigies de Bouddha, Shiva et Jean-Paul II (Cliché Lise Sarfati). signer son coupon-réponse. » Je désire savoir, gratuitement et sans engage ment de ma part, si j'ai perdu ou si on m'a volé ma part de chance, ainsi que sa mesure et ce qu'il convient de faire. » Lié à ces croyances, un marché consi dérable se développe : celui des objets magiques, plus pratiques. Car il n'est même plus nécessaire de se rendre chez son mage favori. On place chez soi ou sur soi un talisman bienfaiteur. Il en surgit de nouveaux chaque jour, si bien que nous avons aujourd'hui plus d'ido les que tout le monde païen. Il suffit de

jeter un regard sur les publicités des revues spécialisées pour s'en convain cre. L'exotisme mêlé de légende y fleu rit. Pour des prix variant de 80 à 800 F, on peut acquérir le « trèfle aux 101 sou haits », « la croix de protection de Cons tantinople », le « talisman lunaire des Incas », la « bague de Ré » contre les « attaques astrales », le « collier des 9 chances », « l'allumette miracle », le « bouclier celtique de protection », le « triangle des Mayas », plaqué or... Si on se risque à sortir paré de tous ces bi joux, on a évidemment toutes chances d'être remarqué par l'élu(e) de son cœur... Parmi ces produits, les plus ren tables sont ceux qui font espérer la chance au jeu. Et en tous les cas, aucun d'eux ne décrit ses qualités sur le mode affirmatif, mais toujours au condition nel. Ce qui permet d'éviter le procès. Ainsi cette « mini-garde de chance inso lente » à porter sur soi « peut attirer la chance comme le ferait un aimant en la fixant sur vous ». Et cette « garde vau dou pour l'emploi » à accrocher chez soi « peut aider à trouver un emploi, amé liorer vos rapports avec vos supérieurs, apporter une augmentation, etc. ». Pour impressionner davantage, les produits se parent parfois d'appellations pseudo-scientifiques. Ainsi « les appa reils électro-radioniques de Jean-Pierre Catalifaud », « l'Alpha CSR3 », et « l'ap-i

Le mage Joseph Dessuart. « Moïse de la voyance », auteur des 64 commandements du Code déontologique de sa profession, il réclame la légalisation de la voyance... (Cliché Lise Sarfati). 80


pareil à effet Kirlian ». En guise de ga rantie, quelques lettres élogieuses. Fa ciles à obtenir puisque, pour une situation donnée, il y a en principe une chance sur deux d'amélioration. Sans compter l'optimisme que produit im manquablement la croyance au mieuxêtre ! En tous les cas, il y a au moins des personnes à qui ces objets rapportent sans faille la richesse : les fabricants et les promoteurs. Installée à Annemasse, « La pierre du Nord », SARL au capital de 160 000 F, est l'entreprise la plus célèbre. Un million de personnes por tent aujourd'hui en chaîne, dans le bijou de leur choix, un fragment de ce minerai aux propriétés magnétiques qui, paraît-il se récolterait au pôle Nord. Quant à Patrick Guérin, avec les Edi tions Basalmo, surnommé « la Samari-

Un million [d'individus portent \en sautoir un bout de minerai i soi-disant venu \du pôle Nord taine de l'Occulte », il occupe la pre mière place sur le marché des objets magiques. 800 produits et un chiffre d'affaires qui se compte désormais par milliards. Les objets sont tous, pour tant, assure Patrick Guérin, fabriqués de façon artisanale. Il travaille les mé taux, il va s'il le faut cueillir les herbes rares à la pleine lune. Il écrit à la main les « lettres chargées pour déclarations d'amour » et, versé dans la radiesthésie et les ondes de formes, invente, tout comme les architectes, de nouvelles formes réputées bénéfiques ou maléfi ques. Il les teste ensuite sur une cen taine de personnes et, s'ils réussissent dans 60 % des cas, les estime efficaces. Son plus gros succès commercial est le fastor, « véritable machine à souhaits » (au prix de 280 F), qui se présente comme un piège. On y place un bout de papier où on écrit son souhait à l'encre de Chine et, dans l'autre partie de l'ap pareil, on pince la photo de la personne concernée à l'aide d'un ressort en cuivre « à fort effet vibratoire ». Il s'agit de « propulser » son souhait vers l'être choisi : une véritable métaphore en acte ! Désormais, Patrick Guérin ne se contente plus de vendre sur catalogue. Il vient d'ouvrir, rue du Père-Corentin à Paris, la première boutique d'objets

magiques. Chacun peut aller y faire son shopping, se ravitailler en tuniques noires vaudous « ouvertes sur le devant et derrière pour cérémonie sexuelle » ou acquérir un charmant petit cercueil contenant deux dagydes (statuettes en cire d'abeille, homme et femme) qui, livré avec clous et parfums, permettra enfin de se venger du voisin... On croirait à tort que les amateurs de semblables sortilèges sont des torturés ou des illettrés. L'irrationnel fascine aussi les classes les plus aisées. Le Monde du 9 octobre 1984 relatait l'his toire de ce chef d'entreprise escroqué par un mage qui promettait de multi plier les billets. Ravi, l'homme d'affai res avait placé aussitôt dans une mal lette tout le capital de l'entreprise. Bien entendu, les billets disparurent grâce à un tour de prestidigitation lors de la cérémonie magique ! Selon le Wall Street Journal, 250 000 investisseurs seraient d'ailleurs abonnés à des lettres d'information financière fondées sur la voyance, soit un marché de 25 millions de dollars par an. Malgré ces scandales et le retour de l'obscurantisme le plus grossier, dans le monde de la voyance une évolution se dessine, due, semble-t-il, à la forte aug mentation du nombre de voyants de moins de 30 ans. Leur look se moder nise, mais aussi leur approche du mé tier : ils veulent être parapsychologues plutôt que sorciers. Fionna, par exem ple, n'a plus rien à voir avec Madame Irma au turban violine et à la chouette sur l'épaule. Elle préfère le style punk, ce qui lui vaut la fidélité des gens de la mode et du spectacle. « Au cours de ces consultations, je m'efforce surtout d'écouter dans un état de réceptivité totale, comme la mère se penche sur son enfant. » Bernard Tan T'iem, lui, dans son élégant complet-cravate, a tout l'air d'un P.-DG. Après des études supérieu res en sciences humaines, il s'est inté ressé à la culture chinoise. Autrefois conseil en recrutement pour les entre prises, il a choisi en définitive le métier de voyant qui lui semble plus humain ! « Le temps est fini où on pouvait dire 1, 2, 3, valet de cœur, un amant, 4, 5, 6, dame de pique, une rivale. Les gens ne viennent pas nous voir pour être éton nés mais surtout pour être compris et orientés. Nous soutenons des cas déses pérés à bout de bras. Nous sommes avant tout des thérapeutes. » Il suit des cours de psychologie à l'Université et, dans son métier, attache autant d'im portance à la présentation des faits qu'aux clichés. « Il faut dire la vérité, rien que la vérité, mais pas toute la vérité. Si je sens qu'une femme va être abandonnée par son amant, je lui dis plutôt qu'elle va, elle-même, s'en las ser. »

L'ECRITURE NE MENT PAS

wMmmm S i g n i fi e S i g n i fi e volonté volonté tres'forfe autoritaire

Signifie volonté Combative

Signifie entêtement. ténacité

Ce ne sont là que quelques exemples... cqr dans {'écriture tout a une signification, même le moindre détail.

Un visage peut mentir, une voix peut tromper, l'écriture, elle, NE MENT PAS. C'est si vrai que presque toutes les offres d'emplois portent la mention : "Ecrire lettre manuscrite", afin de permettre aux chefs d'entreprises de sélectionner les candidats par la graphologie. L'I.P.S. qui réunit la meilleure équipe de grapho logues français vous offre une DEMONS TRATION GRATUITE. Il suffit pour cela que vous écriviez quelques lignes à l'encre dans l'espace ci-dessous sans oublier de signer. Par retour, vous recevrez un "diagnostic" qui vous révélera les traits dominants de votre caractère. Même si vous êtes décidé à ne pas donner suite à ce premier contact vous contribuerez à enrichir notre service de recherches et vous serez étonné de la vérité de nos révélations. Découpez ce Bon et adressezle (en joignant une enveloppe à votre nom et 4 timbres pour frais) à : I.P.S., Boîte Postale 53-08 - 75362 PARIS CEDEX 08.

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Et même lorsque ces jeunes voyants utilisent encore des supports tradition nels, la spiritualité veut remplacer la magie. « Pourquoi une boule de cristal et non un pain de sucre ou un carré en ivoire ? » dit avec un sourire Jean-Louis Boube Hertuit de Grazillac, voyant au look distingué. A l'époque où on ne savait pas encore fabriquer le verre, on a imaginé cet objet où la sensation se concentre à l'infini. Sur un objet rond, il y a toujours un point plus brillant qu'un autre. Et, lorsqu'on le fixe, un autre plus lumineux encore apparaît. Signe que votre méditation s'enfonce aux profondeurs de l'être. » Conséquence de cette exigence plus grande, une collaboration avec des autres corps de métier s'annonce ! « Je ne crois pas à l'envoûtement, dit Lydia, voyante à succès, il y a surtout de l'auto-envoûtement. Des gens qui se persuadent de leur échec. » Et elle di rige aussitôt les envoûtés... chez un prê tre, le père recteur de la chapelle Sainte-Marie, rue Aubriot à Paris, qui l'a encouragée lui-même à s'établir voyante. « J'ai senti chez Madame Lydia un réel amour du prochain, son désir d'aider les autres », explique-t-il. Et il ajoute : « Aujourd'hui, hélas ! le fidèle trouve trop souvent l'église dé serte et personne à qui parler. Beau coup de prêtres fuient un ministère dif ficile et envoient leurs ouailles chez le psychiatre au moindre problème. L'église est trop cartésienne. C'est tout juste si on ose encore y parler de Dieu. » Mais avec les psychiatres, la collabo ration est plus forcée que voulue, sur tout lorsqu'ils ont affaire aux exorcis tes. Le psychiatre Didier Cusin a eu un soir affaire à un semblable cas. Une jeune Française et son époux tunisien, psychopathe et très violent, sont venus le consulter sur les conseils de leur frère, avocat et plus cultivé. La jeune femme, très nerveuse, voulait s'enfuir avec un autre homme et le mari, éperdu d'amour et de jalousie, n'avait rien trouvé de mieux que de la faire désenvouter par un marabout ! « Elle devait rester à jeun la semaine suivante, avec des herbes disposées sur les parties sexuelles et retenues par des bandelet tes du Coran », explique Didier Cusin. « Pourtant, j'ai soigné l'homme et j'ai donné à la jeune femme aussi des pilu les, mais à prendre seulement une se maine après pour ne pas rompre le jeûne ! » « J'ai même fait semblant de croire au traitement du marabout, ajoute-t-il, car si j'avais agi autrement, j'aurais perdu toute crédibilité à leurs yeux, et surtout hâté le drame, en hu miliant profondément ce jeune Tuni sien dans sa propre culture et devant sa femme européenne. » 82

La police, elle aussi, se sert de la voyance. Elle utilise notamment les ser vices du radiesthésiste M. Crozier pour localiser les personnes disparues. La C.I.A. s'intéresse au paranormal dans des buts militaires et de contre-espion nage. Quant aux scientifiques, ils ont choisi l'expérimentation prudente. Depuis longtemps déjà, l'U.E.R. de Ma thématiques Informatique Statistiques de Toulouse a créé un groupe d'études expérimentales des phénomènes para normaux. Reste aux voyants à se faire accepter sur le plan légal : « Je vais bientôt inten ter à l'Etat un procès-verbal pour proxénétisme à l'égard d'une profession tolérée mais encore interdite », menance le célèbre mage Dessuart, faisant

~]Le « Code déontologique de la voyance » ne comporte pas moins de 64 commandements allusion à l'article 509 du Code pénal. Il a publié un « Code déontologique de la voyance » où il recommande notam ment aux voyants de ne faire aucune publicité pour le désenvoûtement, mais de le réduire à un soutien psychique. Les prix doivent être affichés. Mais si ses 64 commandements lui ont valu le surnom de « Moïse de la voyance », le mage a bien du mal à sortir le peuple élu de l'exil ! Les voyants sont toujours prêts à médire de leurs confrères, cer tains s'envoûtent même mutellement et s'envoient des gris-gris à domicile !... Quant aux jeunes, ils sont délicieuse ment frondeurs. « J'annonce toujours mes prix au téléphone, mais je ne veux pas les afficher chez moi. Je trouve cela anti-décoratif », déclare Jean-Louis Boube Hertuit de Grazillac, qui reçoit dans une atmosphère proustienne. Les festivals de voyance, qui se mul tiplient à Paris et même en province, sont encore le meilleur forum où ren contrer l'opinion publique. C'est Jo seph Dessuart qui a créé le premier, il y a déjà quinze ans. Les voyants y voient une rampe de lancement ou au contraire une obligation de corvée à merci qui vide leurs propres cabinets. Si les stars de la voyance peuvent ga gner jusqu'à 200 000 F en organisant pendant une dizaine de jours, deux fois l'an, semblables manifestations, les voyants, eux, ne perçoivent pas un sou

pour leurs prestations. Aussi, bien sou vent, ne sont-ils pas assez nombreux à s'inscrire, et ce sont parfois des secré taires professionnelles qui, prises d'une vocation subite, viennent s'offrir une heure de gloire à leur place ! Le public, lui, pour des prix variant entre 100 F et 250 F, a droit à une bu deux consulta tions et peut ainsi se payer à bon mar ché des voyances en famille... L'air est plein d'encens, ce soir, dans les salons du Grand Hôtel où la célèbre voyante hindoue Indira organise son festival... Les bougies répandent une lumière de circonstance. Une femme passe, gantée de noir « pour que les voyants, explique-t-elle, ne se laissent pas influencer par son alliance ». Les mages sont enfermés dans de petites cabines en carton ornées de signes ca balistiques. L'un d'eux, le célèbre ToeGuor, interrompt ses consultations pour distribuer aux passants sa publi cité. « 100 F de réduction à mon cabi net ! » lance-t-il à la ronde. Prudents, les maris vont en douce interroger les voyants déjà consultés par leurs épou ses pour vérifier si les prédictions se recoupent... Une jeune femme fond en sanglots. « Ce n'est pas qu'on m'ait pré dit quelque chose de grave, mais on ne m'a pas dit ce que j'attendais. » Quant aux impressions personnelles des voyants, elles sont parfois inattendues. « Vu par le voyant, le festival a ses côtés amusants », écrit Bernard Tan T'iem dans Vous aussi, vous êtes voyant. « Il voit défiler devant lui des personnes indécises et curieuses à la fois... Ces mêmes personnes font le tour du pro priétaire puis reviennent consulter « celui qui après tout n'avait pas l'air si tarte ». Il n'y a bien sûr aucun parallé lisme à faire entre ce type d'attitude, ironise-t-il, et ce qui se passe aux alen tours de la rue Saint-Denis où s'exerce le plus vieux métier du monde. » Mais laissons le mot de la fin à Ma dame Indira, qui est si belle, ce soir, dans son sari clair. Ses prédictions ont le flou poétique, ses compliments la douceur du loukoum à la pistache. Et elle a surtout beaucoup d'esprit lors qu'elle affirme être une lectrice assidue de Sciences et Avenir, « mais pour la science et non pour l'avenir ». • POUR EN SAVOIR PLUS : - La voyance, Joseph et Annick Des suart. Coll. « Que sais-je », P.U.F. - Les marchands d'avenir, François Leluc-Albia. Editions Megrelis. 1982. - Le guide des voyants et des astrolo gues, Elisabeth Alexandre et Agnès Mathon. Philippe Lebaud. 1984. - Vous aussi, vous êtes voyant, Ber nard Tan T'iem. Léopard d'or.


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L'ORDINATEUR DIVINATOIRE REGINE MAZION

Décidément, astrologie et informatique font bon ménage. Après l'ordinateur, voici que le micro-ordinateur et les systèmes experts figurent désormais dans la panoplie des interprètes de l'influence des astres. Ils peuvent vous aider à trouver l'âme sœur dont le signe vit en bonne intelligence avec le vôtre ou vous permettre de découvrir l'endroit de la planète où vous serez le plus heureux. Avenir ! » s'écrie époustouflé DE l'astrologie Jacques Masson, ? A directeur Sciencescom et mercial de la société Astroflash. Vous n'allez pas, j'espère, nous refaire le coup du docteur Petiot ! » Navrés d'un rapprochement aussi inattendu, nous nous renseignons sur le sens de cette expression barbare. Il s'agit d'un méchant tour joué par un farceur, il y a quelques années déjà. Ce mauvais plaisant avait publié dans la presse une annonce alléchante. Il pro posait, à titre d'expérience et de recher che, d'offrir à toute personne qui le demanderait son horoscope électroni que gratuit. Il ne demandait en retour qu'une appréciation critique... Les de mandes, vous vous en doutez, affluè rent. Mais en guise d'horoscope person nel, les natifs reçurent seulement... la copie de celui du Dr Petiot, tiré sur « Ordinastral ». Quelle importance ? Les lettres de remerciements s'entas saient. La grande majorité des natifs s'étaient tout à fait reconnus dans le portrait du célèbre criminel ! Heureusement, cette plaisanterie sa voureuse n'a pas fait baisser le prestige d'Astroflash. D'abord parce qu'André Barbault a assuré que le farceur avait triché en tronquant l'horoscope origi nal. Et surtout parce que, installée sur les Champs-Elysées et première société à utiliser dès 1967 l'ordinateur astrolo gue, Astroflash est à l'abri des vicissitu des du marché. Un chiffre d'affaires de 10 millions de francs avec près de 150 000 clients pour le seul centre de Paris, donc une moyenne de 350 clients par jour ! Et surtout un rayonnement

Avec le programme « Le 3e œil » (tél. : 39.90.88.88), le Minitel calcule désor mais votre thème astral. Ici, une pré sentation au Festival de la Voyance sous l'œil attentif du créateur infor maticien et astrologue (Cliché Lise Sar fati). international. Astroflash qui, dès 1970, possédait déjà 30 points de vente, es saime à l'étranger. Aujourd'hui, elle compte la Suisse, l'Allemagne et l'Italie parmi ses distributeurs fidèles et s'es saie ailleurs avec plus ou moins de bon heur. Ses succursales de Barcelone, Sidney, Singapour, Hong-Kong et Buenos-Aires ont été supprimées. En revanche, les 50 étoiles du drapeau américain semblent guider cette pion

nière sur le chemin de la fortune : déjà 40 terminaux aux Etats-Unis. Ainsi, de 1968 à 1984, on peut estimer à plus de 3 millions le nombre des horoscopes As troflash commercialisés dans le monde. Pour étendre encore plus sûrement son influence, la société va distribuer désor mais non plus des « licences d'exploita tion », mais des « franchises », accroissant ainsi ses possibilités d'encadrement : choix des magasins, idées de décoration, style de publicité, installation des machines et formation du personnel. Pour ce qui est du produit lui-même, on ne saurait, trouver qualité mieux ga rantie : les huit études astrales disponi bles ont été programmées sous la haute autorité de André Barbault, le plus grand astrologue français. Sans oublier deux autres collaborateurs de renom : Jean-Pierre Nicola, fondateur de l'as trologie « conditionnaliste », et Yves Lenoble, théoricien des cycles et profes seur d'astrologie très apprécié. Vous risqueriez-vous à connaître l'étude la plus pittoresque ? Sans doute « Adam et Eve », « Thèmes comparés ou les chances de votre amour » (100 F seule ment), car pour le bonheur, il faut naî tre désormais à la bonne heure ! En témoigne cette petite annonce matri moniale (authentique) parue dans le mensuel astrologique Astres (mars 1985) : « Verseau. Très sérieux. Pro vence. Jeune homme, 36 ans, Verseau ascendant Cancer, très bien physique ment, 1,80 m, 75 kg, cheveux bruns, yeux verts, célibataire, sportif, très sen sible. Né le 12 février 1949 à 14 h 30 dans le 77. Cherche âme sœur du Sagit83


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taire vue mariage, née le 22 novembre 1948 entre 18 h 30 et 20 h 30, ou 19 décembre 1948 entre 16 h 30 et 18 h 30, ou 20 décembre 1948 entre 16 h 30 et 18 h 30, ou 10 décembre 1949 entre 17 h et 19 h. Région indifférente, réponse assurée à toutes les lettres. Dieu merci pour union solide et durable. Ecrire... N° 2310. » Même pour des applications aussi coquines, les techniques, elles, ne sont pas sorcières ! Un ordinateur IBM 1403. Et pour ce qui est des données, pas question de faire entrer en machine la position des planètes jour après jour ! On va beaucoup plus vite si on utilise l'équation de Kepler qui, à partir de six paramètres, permet de calculer par compensation des aberrations du cycle la position d'une planète à un degré près. On l'accompagne du cycle de cha que planète et d'une date de référence. L'ordinateur peut alors indiquer la po sition des planètes dans chaque thème astral et calculer les aspects formés. Reste l'interprétation. Là encore, il suf fit d'entrer en machine des fiches tech niques, gérées de façon automatique. Pour « l'étude du caractère » (croise ment du signe et de l'ascendant), il y en a donc 144. Dans « l'étude de votre en fant », on arrive même à 210 fiches affi nées et 8 variantes d'interprétation (croisement avec l'ascendant du thème des 4 paramètres Soleil, Lune, Vénus, Mercure). Et pourtant, ces études res tent, paraît-il, bien pauvres à côté de celles qu'effectue l'intelligence hu maine. Selon Irène Andrieu, un astrolo gue compétent combine dans l'étude de chaque thème 100 000 critères croisés ! Complexité qui a poussé Jean-René Michel, ingénieur passionné d'astrolo gie, à réaliser un véritable système-ex pert. Après sept ans de labeur acharné, il a mis au point un système concur rent : Anastral, qui « raisonne comme un astrologue », c'est-à-dire « évalue chaque élément de son analyse, procède à une véritable synthèse en dégageant les dominantes caractérielles du thème, puis retourne au détail pour chercher des confirmations, des compléments et des correctifs ». Résultats : un programme qui fait écrire l'ordinateur dans une langue française très recherchée. Et un thème astral de charme où on ne parle plus du « sujet » mais où on vous dit « vous » et où on vous appelle par votre prénom ! Autre rival important : Astrodata, société suisse fondée en 1977, dont le P.-D.G. est l'astrologue Claude Weiss. Une multinationale qui, grâce à l'ordi nateur, débite elle aussi des centaines de thèmes par jour, possède une ving,taine de terminaux et distribue ses li cences d'exploitation en France, en Al 84

lemagne, en Autriche et dans les pays Scandinaves. « C'est en Suisse que nos produits ont le plus de succès », déclare Cécile Carru, astrologue et gérante du centre Astrodata de Paris. Bien des banquiers ont leurs astrologues privés, passés maîtres dans l'art de prévoir les variations boursières. Nous distribuons également beaucoup de cartes aux as trologues que nous libérons ainsi des calculs les plus longs et les plus fasti dieux (mi-points, directions, progres sions, comparaisons de thème). » En outre, pour dammer le pion à son grand frère, Astrodata s'est donné depuis peu une spécialité redoutable : l'astrocartographie, branche moderne de l'astrolo gie, qui prétend déterminer l'endroit au monde où vous serez le plus heureux ! Dessinées sur une mappemonde grâce à une table traçante, ces sinusoïdes de couleur constituent un nouveau raffi nement : la relocalisation du thème

Des firmes internationales \font appel à l'astrocartographie pour implanter leurs usines natal. Pour cela, on ne conserve que le temps exact de la naissance du natif, tandis qu'on fait varier le lieu à l'infini. On représente donc sur la carte toutes les positions possibles des planètes au moment précis de la naissance du sujet, en faisant comme s'il naissait partout à la fois. Ainsi, il connaîtra, par exemple, le circuit où Vénus est la plus valorisée dans son thème : détente et plaisir sur toute la ligne ! Ou encore celle de Pluton, où il peut rencontrer la mort. « Jac queline Kennedy, dit Cécile Carru, pos sède sa ligne de Jupiter en fond de ciel, synonyme d'épanouissement et d'enri chissement, au beau milieu de la Grèce. Faut-il s'étonner qu'elle y ait rencontré Aristote Onassis ? » Je n'ai pu résister à la curiosité de faire tirer ma carte du ciel. Elle affirme que Hong-Kong est pour moi le lieu idéal. Cet article au rait-il encore plus de succès traduit en chinois ? Autre constatation amusante. Beaucoup des endroits favorables se trouvent en plein Pacifique. Faut-il alors gagner au plus vite ces latitudes et s'y laisser couler dans un océan de bon heur ? Il n'empêche que l'astrocartographie a du succès. Installée 23, rue SainteCroix-de-la-Bretonnerie, Geneviève

Morgan pratique, elle aussi, ce type d'analyses. Elle compte, parmi ses clients, 25 % d'hommes d'affaires, en quête d'un endroit idéal pour investir... Désormais l'invasion de la micro-in formatique vient encore renforcer les succès de l'ordinateur astrologue : les logiciels d'astrologie se multiplient et les grandes sociétés, Phénix par exem ple, suivent le mouvement. Sur Astrionic, diffusé par Astro-Systems, les nou veaux astrologues visualisent des cartes du ciel en couleur, superposent les thèmes, et jonglent avec les dates. Gé rard Dermigny, médecin et acupunc teur à Romorantin, a conçu lui-même son programme sur Macintosh pour dessiner le thème astral des patients qui le demandent (en fait 40 % des clients). Et sur le petit Canon X07 (prix 1 800 F HT), on peut désormais utiliser le logiciel Cérès 2000 (2 600 F HT) qui sort des mini-cartes du ciel en quatre couleurs et effectue tous les calculs as trologiques souhaités. En tout, bien des rivaux pour Astro flash qui se plaint déjà d'être obligé de brader ses études à un ou deux dollars aux Etats-Unis, à cause de la concur rence des micros et calculatrices en tout genre. Autre nuage : d'après Jacques Masson, 50 % des clients français re viennent ou écrivent régulièrement pour suivre le cours de leur destin. Les autres ne font que passer... Au reste, la clientèle est formée surtout par la bour geoisie aisée des grandes villes ; les jeunes de 16 à 20 ans sont particulière ment nombreux. Et, chose étrange, alors que dans les cabinets d'astrolo gues l'homme est rare (15 % maxi mum), l'ordinastral, lui, attire près de 50 % des hommes. La fascination de la technique jouerait-elle ? Comme j'ai promis de ne demander ni l'horoscope des mouches ni celui des fourmis, comme Vénus émergeant au milieu de mon ciel natal lui fait du charme, et qu'après tout Jacques Mas son n'est pas rancunier, l'ordinateur crache maintenant mon destin à la vi tesse de 1 100 lignes/minute. Jamais machine n'a ressemblé au tant à un orgue de barbarie. Elle débite des compliments comme des chan sons... Non, ce premier ordinastral (qui doit avoir lui aussi Vénus angulaire dans son thème natal) n'a rien d'un ordinosaure... Il n'est donc même pas nécessaire de faire le thème astral d'Astroflash pour penser que, lorgnée par les capitaux américains et anglais, elle a encore un bel avenir devant elle. L'as trologie et l'informatique, confirment les astrologues (d'accord pour une fois), sont d'ailleurs toutes deux sous le signe d'Uranus !... •


Créé par le polytechnicien Bernard Hervier pour la société Nixdorf, ce calendrier en forme de roue zodiacale s'inspire du système symbolique des douze signes pour organiser les douze fonctions principales de l'entreprise.

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"l'X" PÉPINIÈRE D'ASTROLOGUES REGINE MAZION

C'est bien connu, l'Ecole Polytechnique mène à tout... Même à l'astrologie, comme en témoigne une déjà longue tradition. Mais la jeune génération de la plus prestigieuse école française a si bien su mettre les thèmes astrals au goût du jour qu'elle est parvenue à intéresser entreprises publiques et multinationales. gue ? En l'absence de tout di plôme officiel, la meilleure forCOMMENT devient-on astrolo HaaBaBI mation, la plus efficace, la plus sérieuse, reste encore... un passage à l'Ecole Polytechnique. Car c'est tout naturellement parmi les « meilleurs de nos fils » que se recrute la crème des astrologues, cette élite montante qui pratique souvent l'astrologie avec brio, contribue à son évolution et organise même sa propagation. Ainsi Bernard Hervier, un jeune po lytechnicien dynamique et sympathi que. Dans sa famille, on fréquente l'X

de père en fils. Lui-même a fait ses premières armes dans l'entreprise. Au jourd'hui, il est ingénieur conseil. Un conseil pas comme les autres puisqu'il utilise l'astrologie dans ses prestations. « Ce qui m'a séduit dans l'astrologie, explique-t-il, c'est la mise en relation d'un modèle mathématique parfait et homogène et d'un aspect humain multi forme. D'une part, les lois de Kepler dans leur géniale simplicité. De l'autre, un thème natal assez personnel pour n'être jamais deux fois le même, et in séré dans des vécus très différents. » Le 28 avril 1985, lors du Congrès

d'astrologie organisé par l'association l'Espace bleu à Paris, il a fait une décla ration fracassante qui a fait jubiler tous les astrologues présents. « J'ai organisé la politique commerciale de l'EDF grâce à l'astrologie. » Parmi les exemples évoqués, la stra tégie menée en matière d'innovation. Car depuis dix ans, l'EDF a mis au point un certain nombre de techniques destinées à utiliser, pour la production d'électricité, des sources de substitu tion venant à la place du fuel, du char bon ou du gaz, sources importées, donc fort coûteuses en devises... Il fallait 85


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HMH

Doit-on ranger l'irrationnel au rayon des chimères ? Doit-on igno rer toute forme de connaissance qui transgresse nos tabous cultu rels ? Ce n'est pas l'avis de Jean-René Michel, ingénieur et diplômé d'une université américaine, qui, depuis dix ans, a orienté ses recherches vers l'astrologie. Avec ses ordinateurs et ses t e c h n i q u e s d ' i n t e l l i g e n c e a r t i fi cielle, il explore l'être et le devenir à travers la plus ancienne symboli que. Résultat : une avance considéra ble dans le domaine de l'astrologie informatisée, des logiciels accueillis au Salon international de l'inven tion, une presse unanime et, sur tout, le succès grandissant d'ANASTRAL. ANASTRAL, c'est le sigle sous lequel Jean-René Michel propose des études personnelles selon le thème astral de chacun. Trois études sont disponibles. ANASTRAL-PORTRAIT : analyse psychologique (6 pages) et tracé du thème astral. ANASTRAL-PREVISIONS : pros pective des climats que vous tra verserez dans les six mois à venir. Evénements probables sur des pé riodes datées (15 pages). ANASTRAL-CALENDRIER : même étude qu'Anastral-Prévisions complétée par des notations journalières pour les jours astrologiquement importants (25 pages).

Commande à adresser à ANASTRAL 95, rue La Boétie, 75008 PARIS (bureaux ouverts de 12 h à 17 h) Je désire recevoir : ANASTRAL-PORTRAIT 80 F ANASTRAL-PREVISIONS 120 F ANASTRAL-CALENDRIER 150 F Date, heure et lieu de naissance : Date Heure Localité Départ, ou pays Prénom Sexe Ci-joint, chèque de règlement. Adresse d'expédition :

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alors trouver des innovateurs, c'est-àdire des industriels qui, moyennant cer tains avantages, acceptent le risque d'essayer les technologies testées en la boratoire. Choix délicat, car c'est natu rellement sur la réussite des innova teurs qu'est jugée celle de l'invention industrielle. « Deux questions se posaient, expli que Bernard Hervier. Comment identi fier les innovateurs ? Quelle négocia tion mener avec eux ? » J'ai d'abord distingué les quatre phases nécessaires de la recherche : identification des in novateurs, négociation, réalisation (mise en place de système), explication (vente du système à d'autres indus triels). Il découvrit alors deux profils. D'abord les « innovateurs d'opportu nité », taureaux passionnés par le profit et reconnaissables à leur réussite dans ce domaine. Il fallait mener avec eux une négociation du type Scorpion : évo quer les augmentations de productivité entraînées, et n'agiter la subvention qu'en dernier lieu pour les aider à pren dre leur décision. Ensuite, les « innovateurs de carac tère », de type Gémeaux, se distinguent aisément à leur vif intérêt pour n'im porte quelle nouveauté : il y a une tren taine d'entreprises de ce genre en France. On devait mener avec eux une négociation axée sur le progrès, tout en leur donnant une ligne directrice très solide pour l'exploitation de l'innova tion. L'analyse a connu un grand succès. L'EDF l'a achetée, l'a appréciée, et même l'a revendue aux autres compa gnies d'électricité européennes lors d'une conférence internationale. Et voilà Bernard Hervier qui ajoute, avec un clin d'œil farceur : « Dans mon rap port, vous vous en doutez bien, je n'ai pas fait la moindre allusion à l'astrolo gie. Inutile de se « griller » dès le départ. Ma démarche est simple comme l'œuf de Colomb, et pourtant elle sort entiè rement de l'astrologie. Ils ne le savent pas mais, maintenant, vous, vous le savez ! » L'industrie privée a fait à son tour appel aux services de Bernard Hervier. Client prestigieux, le groupe allemand Nixdorf qui, implanté dans 42 pays, emploie environ 1 000 person nes en France, et y a réalisé en 1984 un chiffre d'affaires de 800 millions de francs. En 1984, Xavier Lavielle, direc teur de communication marketing France, a demandé à Bernard Hervier d'organiser la campagne communica tion. Celui-ci a créé pour les étrennes des 4 000 clients un beau calendrier, en forme de roue zodiacale. Point de signes astraux, mais leur traduction en lan gage d'entreprise. Ainsi des Béliers aux

Poissons : créer, produire, communi quer, animer, briller, améliorer, ré duire, vendre, comprendre, réussir, in nover, écouter. Et, comble du raffinement, un délicat pastel de cou leurs complémentaires : par exemple, « produire » (en rouge) s'oppose à ven dre (en vert) sur l'axe des opposés Tau reau/Scorpion. « J'ai apprécié l'harmonie de ce sys tème, explique Xavier Lavielle. L'en treprise ne s'analyse plus sur un simple plan linéaire mais devient un orga nisme vivant... » Illustré par un horoscope optimiste dans le bulletin d'entreprise, on retrou vait chaque mois le thème choisi. Ainsi, « réussir » pour l'ambitieux Capri corne : « Janvier est le mois des résolu tions individuelles où chacun récapi tule les objectifs particuliers au service desquels il veut mettre son opiniâtreté, sa créativité et son esprit de décision. » Capricorne du mois : « René Monory, un homme de la réussite ! »

Eugène Caslan, ci-dessus, et Paul Choisnard (alias Paul Flambart), cidessous, anciens polytechniciens, et... grands astrologues du début du siè cle.


un regard nouveau des réponses claires à des questions brûlantes

Au printemps dernier, au congrès d'astrologie organisé par l'Espace Bleu, le polytechnicien Bernard Hervier déclare avoir organisé la politique commer ciale d'EDF grâce à l'astrologie (D.R.).

D'autres polytechniciens sont au jourd'hui bien connus dans les milieux astrologiques. Ainsi Daniel Verney, qui a publié chez Fayard Fondements et avenirs de l'astrologie. Et Raymond Abellio, passionné d'ésotérisme. Au congrès de l'Espace Bleu, il a exposé sa philosophie : « L'astrologie est à la fois un art, une science et une sagesse ; la science n'est pas toujours une sagesse. » Pour lui, l'imperfection de l'astrologie et le manque de preuves scientifiques ne peuvent justifier son rejet. « Aujourd'hui, les notions classi ques de « système clos » et de « phéno mènes indépendants » sont battues en brèche. La science découvre « les phé nomènes fluctuants », non reproducti bles en laboratoire. Car on ne maîtrise pas la totalité des paramètres en jeu : pensez aux ondes de forme où inter viennent des paramètres cosmiques in dénombrables. » Il refuse le libre arbi tre. « Si les phénomènes sont interdépendants, il n'y a pas de choix possible, donc pas de liberté. » Et ré clame une sagesse. « La science est donc prise entre la dialectique de l'inachève ment, du dépassement perpétuel, et la présence de l'indépassable qu'il faut vivre dans l'instant. Je pense à l'intui tion, à l'illumination, à l'extase, ces actes importants de la vie où se mani feste la seule liberté véritable : cette liberté intérieure qui se vit uniquement dans l'instant. » Alain Devaquet, professeur à l'Ecole Polytechnique, de l'université de Paris VI, chercheur en chimie organique et maire du XIe, fait, lui, connaître l'astro logie à ses administrés : en janvier 1984, l'astrologue Françoise Colin, qui a pu blié Astrologie et graphologie aux Edi tions Garancière, a donné une série de quatre conférences d'astrographologie à la mairie. Les assistants ? Environ 80 personnes par séance et, parmi elles, beaucoup de chefs d'entreprise attirés

par cette nouvelle méthode de recrute ment. Alain Devaquet, lui, s'est déclaré surpris « par le sens du raisonnement et du système manifesté par Françoise Colin ». Jusqu'alors, il pensait que l'as trologie faisait surtout appel à l'intui tion, et il n'aurait jamais cru qu'elle pût être aussi scientifique... L'astrologie serait donc le dada de la jeune génération ? Pas du tout. A l'X, c'est au contraire une longue tradition. Trois grands noms parmi les anciens : Eugène Caslan qui a publié Les bases de l'astrologie aux Editions Tradition nelles, Eudes Picard qui, lui, a écrit L'astrologie judiciaire, édité chez Leymarié, et le plus grand de tous : Paul Choisnard qui, au début du siècle, a révolutionné l'astrologie en France : il est d'ailleurs, pour la plus vive satisfac tion des astrologues, le jumeau astrolo gique d'Eudes Picard. Créant le thème le plus répandu actuellement, il a re noncé aux « maisons égales pour des signes égaux » en faveur de calculs plus difficiles. Il a publié aux Editions Tra ditionnelles Le langage astral et Les directions en astrologie. Il explique en appendice comment faire « le calcul ra pide des directions à l'aide d'une seule table de maisons ». Quand on voit les opérations sophistiquées exigées par les prévisions astrologiques (déclinaisons, directions secondaires, etc.), on com prend qu'un polytechnicien ait trouvé là de quoi se régaler ! Et même si dres ser un thème n'est pas aussi difficile que construire un pont, l'interpréter suscite un défi d'une autre dimension... Bref, qui a dit que la formation dis pensée par les grandes écoles était un « attaché-case sans bagage à l'inté rieur »? Il y a au moins un métier que tout polytechnicien est sûr d'exercer avec succès : celui d'astrologue ! Le bi corne cache parfois un chapeau pointu, et on ne va jamais mieux « pantoufler » que parmi les astres ! •

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OPINION

L'ENTRELACS DES DOGMES MICHEL CAZENAVE*

// est des querelles fécondes. Il est également des disputes stériles. Aux yeux de Michel Cazenave, la discussion violente sur les sciences, les pseudo-sciences et les para-sciences en est une. Ne profite-t-elle pas qu'à ceux qui y participent ?

« ThèmelX», Jean-Michel Alberola, 1984. Galerie Daniel Templon (Cliché Georges Poncet). 88


plus irritant que les faux débats aux assiste régulièrement sur de ce IL quels n'y a, on d'une façon générale, rien qu'il est convenu d'appeler la dialec tique des sciences et des parasciences, et où l'on s'aperçoit, lorsqu'on y regarde d'un peu près, que presque toutes les cartes y sont truquées dès le départ. D'un côté, en effet, nous sommes en présence d'une « science » qui se pose comme une espèce de pure activité ra tionnelle, harmonieusement construite et débarrassée de toute compromission avec ce que l'on excommunie sous le nom d'irrationnel ; d'autre part, nous avons un certain nombre de pratiques qui prétendent se théoriser selon le mo dèle scientifique dominant, en même temps que, paradoxalement, elles pré tendent aussi bien le remettre radicale ment en cause. Puis-je suggérer ici qu'il s'agit d'une dispute sans issue, et dont je suspecte fort, en fin de compte, que chacun des protagonistes y trouve son avantage ceux que je nommerai rapidement les scientistes y puisant un prétexte à éco nomiser l'étude critique de leurs pro pres disciplines, alors que les tenants de l'autre bord se nourrissent des attaques dont ils sont ainsi l'objet, et dont on ne prend pas toujours conscience que, d'une manière très subtile, sur un dou ble plan social et émotionnel, elles n'ont jamais pour effet que de conforter la croyance d'un public qui tend de plus en plus à offrir sa sympathie à ceux qui lui apparaissent dans le rôle de victi mes. Certes, je ne remets rien en cause ici des acquis objectifs de la science, au contraire, et je pense que la tâche du philosophe est de prendre la science telle qu'elle est dans son édification théorique, pour tenter de réfléchir ce qu'elle nous dit du réel. Mais il y a une différence entre les résultats de la science comme production humaine, et l'interprétation idéologique, quoique d'habitude implicite, qui en est trop souvent donnée. L'histoire des sciences de ce point de vue, les progrès tout récents de la socio logie de la connaissance, les glissements épistémologiques qui ont été ceux de notre siècle, nous amènent à voir en effet dans la science un processus de construction qui rend plus compliqués qu'on ne le croit ses rapports à la logi que, et à l'irrationnel en face. Nous savons depuis Koyré que les préoccupa tions alchimiques ou astrologiques de Kepler ou de Newton n'étaient pas des soucis étrangers à leur œuvre et dont on pourrait faire l'économie quant à leur * Ecrivain, Directeur de collection chez Albin Michel. Auteur de La Science et l'âme du monde, Imago Editeur.

recherche scientifique : elles leur étaient consubstantielles, et ce sont elles qui les ont guidés et leur ont permis l'introduction de nouvelles hy pothèses - quitte à ce que le processus de rationalisation vienne ensuite épu rer leurs travaux et réintroduire leurs découvertes dans ce qu'on pourrait ap peler un espace propre de mathémati que physique. Il suffit de se souvenir à cet égard de la lutte acharnée des carté siens contre Newton, au nom de la rai son contre ce qu'on condamnait alors comme un obscurantisme, ou de relire le Mysterium cosmographicum de Ke pler, pour se rendre compte comme la géométrisation de l'astronomie y est in timement liée à la structure du zodia que et à la considération de la musique des sphères. Exemples anciens, donc dépassés ? Holton a fait ressortir comme la com plémentarité de Niels Bohr était large ment dérivée de la philosophie reli-

mm La raison ne peut dire le vrai, qui lui échappe par nature, mais elle dénonce le faux, incompatible avec les règles logiques ia gieuse de Kierkegaard et de la psychologie de l'inconscient de William James. Plus près de nous encore, Glashow, lorsqu'il jette les bases des théo ries unifiées, ne raisonne pas autre ment, en ne craignant pas d'écrire, de la façon stupéfiante suivante : ce que j'avance est contraire à tout ce qui est admis par la physique - mais j'ai de « bonnes raisons » (lesquelles ?) de pen ser que j'ai raison, donc, je ne tiens pas compte des assertions de la science. L'expérience, et la constitution de la théorie, lui ayant plus tard fourni sp justification a posteriori, comment penser ces coups de force qui se révè lent si féconds ? La science se révèle en fin de compte comme traversée d'imaginaire, et peutêtre y a-t-il, comme aime à le répéter sans cesse quelqu'un comme Weisskopf, un « théorème de Gôdel de la science » et, pour citer ses propres mots, un état de fait qui veut « que la science trouve ses racines et ses origines en dehors de son propre domaine rationnel de pensée... La science doit avoir un fondement qui n'est pas scientifique. »

Encore une fois, je ne cherche pas par ces mots à opérer une dévaluation de la science dont j'admire au contraire la puissance d'investigation, l'incompara ble fécondité dans ses tentatives d'ex pliquer les comment de l'Univers, et devant laquelle, si souvent, j'éprouve comme un émerveillement à découvrir la richesse et la complexité du réej qu'elle fait venir à jour. Ce que je tente simplement de pointer à travers ces quelques considérations, c'est l'usage qu'il est légitime de faire de la raison et le statut que l'on peut accorder à la science. Celle-ci dit-elle la vérité, ou la vérité est-elle un idéal vers lequel on tend sans arrêt, et sur le chemin de laquelle la science essaie de dissiper une à une les illusions et les erreurs ? Et la raison doit-elle être un outil d'affirmation, ou un outil de critique ? Doit-elle être fer mée ou sans cesse ouverte au nouveau ? Le débat est d'importance - d'autant que l'enquête kantienne, depuis main tenant deux siècles, a montré les limites intrinsèques de la raison et que celle-ci, selon ses propres principes directeurs, rencontre ses apories qui lui font autant de seuils. Réfléchie sous cet angle, la raison ne dit pas, et ne peut pas dire le vrai qui lui échappe par nature dans son essence intérieure, mais elle dé nonce le faux pour autant qu'elle l'éprouve et qu'il est incompatible avec les règles logiques. C'est d'avoir oublié cet usage distinctif de l'exercice rationnel, que l'on a vu si souvent condamner, au nom de ce que je désigne comme une raison fer mée, les conquêtes les plus audacieuses de ce que je poserai au contraire comme une raison ouverte. Les exemples, ici, abondent, de ces refus de la science en voie de constitution par la crispation indue - parce qu'on lui avait accordé une valeur métaphysique abusive - sur la science déjà constituée. Il n'est que de songer ici à la méfiance, qui s'étend sur plus de deux cents ans, des nombres imaginaires « inventés » par Cardan, au refus par les Grecs des nombres trans cendants, au rejet par l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert des nombres négatifs (en plein XVIIIe siècle !) alors que les Chinois, au contraire, selon ce qu'en rapporte Jean-Claude Martzloff, les avaient acceptés dès le début de l'ère chrétienne grâce au cadre concep tuel que leur fournissait leur philoso phie de base : « Pour eux, tout ce qui existe dans l'Univers est constamment animé par des couples de forces oppo sées, en proportions variables, et ces forces réagissent constamment les unes sur les autres : c'est ce qu'on appelle la « théorie » du yin et du yang. Et les nombres, exactement tout ce qui existe dans l'Univers, sont eux aussi animés 89


OPINION

par ces couples de forces opposées, qu'on appelle la science. Si l'irrationnel pective - dans la mesure où on s'aper force positive, yang - force négative, est ce dont on ne peut donner raison au çoit aussi qu'on a eu largement ten yin. Il était donc pour ainsi dire « natu dance, dans un glissement insidieux principe, alors, voici longtemps au rel » pour les Chinois, d'accepter ces jourd'hui que Merleau-Ponty l'a mon dont on ne s'est jamais expliqué, à res nombres ». tré, presque tout est irrationnel dans le treindre le concept de science au mo On pourrait multiplier les exemples, monde, à finir par notre corps quand il dèle des sciences de la nature, qui n'en mais pensons simplement à la confes sont qu'un département, avec sa mé apparaît à la conscience, et à commen sion de Weinberg sur les difficultés de cer par l'Univers tout entier dont au thodologie et ses exigences particuliè Gamow à faire admettre par ses pairs la cune astrophysique ne nous dit pour res. D'où le problème qui surgit, de réalité de l'expansion de l'Univers : « La quoi il existe. Toute science ne se savoir à quelle discipline il convient de théorie du Big-bang, écrit-il, ne débou constitue que d'un objet donné, et en rattacher le phénomène ou la pensée che pas sur la recherche du fond radio à remontant assez haut la chaîne des dont on a décidé de s'occuper, de quelle 3 degrés Kelvin parce qu'il était alors effets et des causes, aboutit immanqua approche ils relèvent - à peine de créer extrêmement difficile aux physiciens blement à un donné-là d'origine dont pour le coup du véritable irrationnel au de prendre au sérieux une quelconque elle n'a rien à déclarer. C'est ici qu'en sens précis que nous avons tenté de théorie du commencement de l'Univers tre .en jeu la philosophie dans son inter pointer, c'est-à-dire de la croyance sur (...). Pire, il semble souvent y avoir un rogation essentielle, « pourquoi y a-t-il laquelle ne peut plus travailler aucun consensus sur l'idée que certains phé quelque chose plutôt que rien ? » type de raison. nomènes ne peuvent simplement pas Comme l'écrit Hubert Reeves : « Sur le A la mesure même où ils font choc faire l'objet de théories et d'efforts ex aujourd'hui, et où ils sont le plus sou vent au cœur même du débat sur les périmentaux respectables. » Depuis sciences et les parasciences, je voudrais qu'on s'est «résigné» à la prendre au sérieux, la théorie du Big-bang s'est prendre ici deux exemples, qui sont montrée, à ce qu'il semble, d'une effica l'astrologie et la parapsychologie. cité redoutable... A l'évidence, si l'on veut étudier l'as On comprendra de ce fait pourquoi je trologie par le biais d'une scientificité me méfie a priori de tout dogmatisme de nature physique, nous nous trouvons en science, et de la tendance de certains dans un cas indiscutable de discours délirant. Dans les entretiens qu'ils ont à rejeter dans l'enfer de l'irrationnel tout ce qui ne rentre pas dans le cadre eus récemment avec Solange de Mailly de la connaissance d'aujourd'hui. Une Nesle, aussi bien Jean-Claude Pecker suspension de jugement ne serait-elle qu'Evry Schatzmann ont eu beau jeu de démontrer que Mercure, le Soleil ou la pas bien souvent préférable, jusqu'à at tendre que l'on puisse s'attaquer au Lune n'influaient d'aucune façon sur une seule personne au monde, et que ce problème ? Il n'y a pas plus de vingt ans, l'acupuncture était ainsi condam A défaut d'expériences scientifiques qu'on appelle le zodiaque ne correspon née d'une façon quasiment unanime concluantes, il n'y a pas plus de rai dait guère qu'à une illusion d'optique aux ténèbres de la superstition, alors sons de rejeter l'homéopathie dans le anthropocentrique - sans compter domaine de la pensée magique que de foule d'arguments annexes tous plus qu'on commence aujourd'hui à com l'accepter comme véritable science convaincants les uns que les autres. La prendre quels en sont les supports et les (Cliché Gerber/Rush). modes physiologiques. Il n'y a pas plus question à se poser pourtant, c'est : de six mois, je lisais un article sur l'ho depuis quand l'astrologie s'est-elle vou lue scientifique ? On se rend compte méopathie, où celle-ci était rangée sous plan scientifique, nous sommes incapa la rubrique peu flatteuse de la pensée bles de répondre... Notre ignorance, alors rapidement que cette inflexion magique, à partir de considérations une fois reconnue, est le vrai point de répond, avec Morin de Villefranche au abstraites qui déniaient à l'homéopa départ de la cosmologie. Il y a quelque XVIIe siècle, à la constitution d'une thie le droit même à l'existence. Quel chose. Il y a la réalité. Comment elle physique objective et à la dominance ques expériences menées à l'INSERM apparaît, quel est son âge, telles sont les culturelle d'un nouveau paradigme. paraissent plutôt pour l'instant nous questions qui tombent dans le champ Auparavant, chez Platon, chez Plotin, de la recherche scientifique. » démontrer le contraire. Je ne suis, per et même chez Copernic et Kepler, l'as L'irrationnel, de ce point de vue, si trologie est conçue comme un art sym sonnellement, ni pour, ni contre l'ho méopathie que je connais fort mal. on veut le concevoir strictement dans bolique qui met en forme un certain L'attitude, néanmoins, de l'équipe de un rapport à la science, ne pourrait plus nombre d'images et d'intuitions pri se définir que comme ce qui n'a pas de m o r d i a l e s . A u t r e m e n t d i t , s i recherche qui est actuellement au tra vail me semble relever de la meilleure raison intérieure, c'est-à-dire comme ce l'« astrologie scientifique » me paraît attitude de raison : après tout, faisons qui ne peut pas donner lieu à un ensem une pure déraison, il y a une façon tout les expériences. Si elles sont positives, ble d'études cohérentes ni relever d'un à fait rationnelle d'aborder l'astrologie réjouissons-nous d'avoir fait un peu ensemble de lois et d'axiologies repéra- et de la concevoir dans le cadre d'un plus reculer les frontières de l'inconnu. bles - cependant que la science devient savoir, qui est de la considérer comme Toute victoire sur ce que l'on avait tenu l'organisation d'un savoir, la formalisa une production de l'inconscient, ré jusqu'alors comme de l'impossible - ou tion d'une connaissance sur une « ma pondant de ce fait à certaines lois très tière » d'études qui lui est antérieure et précises du développement des structu de l'incompréhensible - est un témoi sans laquelle elle n'a pas de possibilité res de l'âme humaine, et à la mise en gnage de l'homme... Et si les expérien ces tournent court, eh bien ! nous de se faire. schémas de formes symboliques qui re Il est alors remarquable de s'aperce serons sûrs au moins des raisons pour lèvent strictement de la psychologie des voir que bien des choses qu'on désigne profondeurs et de la science comparée lesquelles nous rejetons quelque chose. Car il faut bien s'entendre aussi sur un peu vite comme irrationnelles ne le des religions. (Notons bien au passage ce qu'on appelle l'irrationnel - et sur ce sont plus du tout dans une telle pers la signification essentielle que cela 90


donne en même temps à ce que je disais tout à l'heure sur Kepler ou Newton : ils n'en ont en aucun cas tiré la raison de la déraison, mais ils ont bien plutôt objectivé ce que leur disait leur incons cient, en le faisant précisément venir au jour de la conscience, et en le tamisant à l'épreuve de la raison critique.) L'irrationnel, ici, ce n'est pas l'astro logie en tant que telle, c'est de vouloir la sortir de son cadre de raison, qui est celui d'une science des formes symboli ques dans lesquelles s'expriment les profondeurs du psychisme, et où l'as trologie se donne comme un système de représentation des structures de l'in conscient, pour tenter de la faire entrer dans un autre cadre où, sans aucune légitimation autre que celle d'une croyance totalement aveugle, on la vou drait objective, causaliste et prédictive, autrement dit instrumentale - le résul tat le plus évident consistant en ceci qu'elle y perd sa raison propre sans en acquérir aucune autre, ce qui me sem ble la définition la plus stricte de ce qu'on doit appeler l'irraison. L'irration nel, c'est donc de vouloir l'abstraire de l'espace spécifique dans lequel elle se donne comme l'objet d'études d'une science de l'inconscient, pour vouloir la faire accéder à un impossible statut de science au sens de la biologie ou de la physique. Que ce malentendu (ou ce tour de passe-passe) soit aujourd'hui répandu - je ne le nie pas, et j'ajouterai qu'il serait urgent de le dissiper au plus vite ; d'une part, du point de vue de ce que je dénommerai sans crainte une hygiène mentale collective, d'autre part pour couper court à l'énorme confusion dans laquelle se déploie la discussion sur les sciences, les fausses sciences et les parasciences ou consorts. Deuxième exemple, la parapsycholo gie. Dans une des dernières livraisons du groupe laïcité de l'Université libre de Bruxelles, Gérard Hottois explique lumineusement et pourquoi et com ment elle ne peut relever de ce qui est devenu aujourd'hui la technoscience : à l'examiner sérieusement, elle fait appel à des relations signifiantes et non pas à la chaîne des causes et des effets, elle n'a jamais réellement établi de facticité repérable au sens de la physique, et ceci particulièrement parce qu'il n'y a logi quement aucune possibilité de « maî trise théorique et technique des condi tions d'une expérience ». Pourtant, les psychanalystes la constatent souvent dans leur cabinet - à tel point que, sous la pression de la réalité vécue, des freu diens comme ceux de la revue Confron tations ont fini par briser le tabou qui pesait sur le sujet parce qu'il leur fallait bien, d'une façon ou d'une autre, es sayer de théoriser et de penser leur irréfutable expérience.

A y regarder de plus près, on s'aper çoit cependant que, sous le vocable uni que de parapsychologie, on range deux séries très différentes de « phénomè nes », les uns d'ordre physique comme ce qu'il est convenu d'appeler la psychokinèse, les autres d'ordre psychique comme la télépathie ou la voyance. Curieusement, les analystes ne parlent jamais que de ce second type de mani festations, et jamais du premier. Or, il paraît y avoir là une profonde cohé rence. Si la psychokinèse existait, avec sa volonté d'intervention et d'action dans le domaine de la matière - et même dans le cas le plus favorable d'une origine extra-physique, c'est-àdire purement psychique -, il n'en res terait pas moins que, s'exerçant dans le terrain de la physique, elle devrait né-

Le zodiaque ne correspond qu'à une illusion d'optique anthropocentrique. Mais depuis quand l'astrologie s'estelle voulue une science ? (Archives Ex plorer). cessairement répondre à ses méthodes et à ses exigences particulières pour pouvoir être validée. Dans cette pers pective, comme l'écrit Gérard Hottois, « la parapsychologie entretient avec la techno-science des relations foncière ment ambiguës et ambivalentes. Tout signale en effet que le champ parapsychologique est l'autre du champ techno-scientifique. Une parapsycholo gie scientifique est donc la quadrature du cercle ; c'est une entreprise chiméri que (dans tous les sens de ce terme). La scientificité de la parapsychologie ne pourra jamais dépasser l'état du vœu ; mais il n'est pas sûr qu'en l'occurence, ce vœu soit pieux : le parapsychologue convaincu devrait, me semble-t-il, en toute cohérence et honnêteté, renoncer à la volonté d'une maîtrise et d'une formulation techno-scientifiques des événements dont il a acquis l'art de favoriser l'émergence. » Il n'y a rien à ajouter de ce point de vue au commen taire, si ce n'est que, lorsqu'ils parlent de télépathie ou de voyance durant le

déroulement d'une cure, les analystes, d'abord, s'en tiennent très strictement à un terrain d'échange psychique, et ne prétendent ensuite d'aucune manière accéder à une science de la nature (ce qui serait évidemment contradictoire), ni rechercher des effets de maîtrise, mais constater simplement des événe ments qui peuvent trouver leur raison dans la constitution intrinsèque de la discipline qu'ils pratiquent. Ici encore, on le voit, un examen un tant soit peu rigoureux du thème qui est proposé : a) élimine d'office tout ce qui relève de la psychokinèse ou de ses équivalents c'est-à-dire de ce qui prétend jouer sur le registre de la « science » au sens com mun de ce terme ; b) détruit l'idée de parapsychologie en tant qu'organisation d'un savoir ; c) mais peut parfaitement admettre un certain nombre de phénomènes dans la mesure où leur nature supposée n'est pas autocontradictoire, à la condition qu'ils soient abordés selon la nature et les protocoles de la science dont ils relèvent - ici la psychanalyse, certaine ment pas la physique - et sous la ré serve clairement exprimée que, comme pour l'astrologie, il ne s'agit pas d'une science, mais d'un matériau psychique donné soumis à l'étude de la science correspondante. Il est temps de conclure. Je ne pré tends pas, quant à moi, apporter des solutions, et ma seule ambition consis tait à poser des questions. J'aurai réussi à quelque chose si je suis parvenu à faire comprendre combien il serait né cessaire, aujourd'hui, de clarifier les choses, et au lieu de se battre à coups de dogmes où le non-dit est au moins aussi important que l'explicite, de procéder à une enquête qui remettrait chaque chose à sa place, selon son mode et son type de raison. Il n'y a pas pour moi de parasciences, il y a des sciences, ou il n'y en a pas. Mais il y en a de diverses natures, et aucune ne l'emporte sur l'autre, puisque leurs « objets » et par là même leurs procédures sont par défini tion différentes. Pour couper l'herbe sous le pied des charlatans qui pullu lent de plus en plus, le plus efficace n'est peut-être pas de continuer une polémique plus ou moins fausse parce que faussée, qui mélange les références et qui conforte apparemment les attrapeurs de gogos à la mesure de la vigueur déployée - mais, en mettant toutes les données sur la table, d'apporter assez de clarté pour faire exploser les ambi guïtés, les rabattements d'un ordre à un autre, les glissements subreptices de terrain dont usent tous les faux-monnayeurs, aussi bien des sciences de la nature que des sciences de l'esprit et de l'inconscient. • 91


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FRONTIERES DES MOTS TABLE RONDE AVEC GILLES-GASTON GRANGER / FRANÇOIS DE CLOSETS / STEPHANE DELIGEORGES

Pour le mot rationalisme, le Petit Robert dit : « Doctrine selon laquelle tout ce qui existe a sa raison d'être et peut donc être considéré comme intelligible - Croyance et confiance dans la raison, dans la connaissance naturelle (opposé à mysticisme, révélation religieuse) ». C'est par une sorte d'exercice de défini tions que nous avons voulu conclure ce numéro. Pour cela, nous avons eu le plaisir d'inviter Gilles-Gaston Granger, philosophe des sciences, épistémologue, qui enseigne à l'Université de Provence. Il est l'auteur, dans la collection « Que sais-je ? », d'un excellent livre sur la Raison. En dialogue avec le philosophe, François de Closets, qui s'est forgé quelques idées précises sur les notions de rationnel et d'irrationnel au long de son parcours de journaliste scientifique. Gilles-Gaston Granger : Nous pourrions partir d'une distinction, es sentielle à mon sens, entre deux formes d'irrationalité. La première est celle que l'on pourrait appeler l'irrationalité dans la nature. Elle tient soit à notre ignorance concernant un phénomène, à un manque d'explication qui n'est pas, en soi, impossible à obtenir. Une se conde forme d'irrationalité tient à notre imagination qui, comme dans le cas des OVNI, brode sur des phénomè nes sans se donner les moyens d'en contrôler exactement la présence et l'enchaînement. L'irrationnel n'est pas une réalité en soi : c'est simplement une 92

attitude à un moment où se trouve notre pensée, face à des questions qui se posent et auxquelles nous ne savons pas répondre. Donc cette irrationalité concerne les faits et leur connaissance. D'ailleurs, je pense aux faits humains aussi bien qu'aux faits de la nature. Prenez ceux qui relèvent de l'économie politique. Pour ce qui est de ces faits, nous sommes plus avancés dans leur connaissance et leur établissement que pour les OVNI, bien sûr. Pourtant, nous ne sommes pas encore en état de bien savoir ce qu'est un fait économi que, ni de construire une théorie très assurée. Aussi, je pourrais dire que

l'économie est irrationnelle dans le sens où nous sommes encore incapables d'y maîtriser vraiment une connaissance. Indépendamment de ces deux formes, - l'irrationalité dans notre connais sance incomplète de la nature, et l'irra tionalité de certaines de nos attitudes -, existe-t-il de l'irrationalité en soi ? Je ne le pense pas. François de Closets : J'aurais ten dance à distinguer l'irrationalité de l'objet de celle de la démarche. Il est des objets qui ne comportent aucune part d'irrationnel, les particules élémentai res par exemple. D'autres, comme le comportement humain qui, au


Klapheck « Les exigences de la morale », 1982 Galerie Maeght-Lelong ' '>■ -': '■'-■■''■ ■ ^S*S^9aa«?BL*ifS • " . ■ : ■■ > ■ . ■M W M T m L I m i i i i I i

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contraire, l'impliquent nécessairement. L'irrationalité qui nous intéresse ici n'est pas celle de l'objet étudié - il n'y a rien d'irrationnel à observer le subcons cient - mais celle de la démarche suivie. Si je m'en tiens à une procédure rigou reuse d'observation, je reste rationnel quel que soit le phénomène considéré, sinon je cesse de l'être, indépendam ment du sujet auquel je m'intéresse. Prenons l'astrologie. Il n'y aurait rien d'irrationnel à conduire des recherches statistiques rigoureuses afin d'établir une éventuelle corrélation entre la posi

tion des planètes et certains phénomè nes terrestres. G.-G. G. : Personne, à ma connais sance, ne l'a jamais sérieusement fait et toutes ces tentatives imparfaites se sont soldées par la négative. F. de C. : Bien sûr, je ne prends cet exemple provocant que pour me faire comprendre. J'aurais pu prendre de même la voyance, la télépathie ou les OVNI. Tenter d'établir des faits ne sau rait être irrationnel si le travail est conduit avec les méthodes très exigean tes de l'observation scientifique.

En revanche, on sombre dans l'irra tionalité lorsqu'on se fonde, comme c'est le cas pour l'astrologie, sur un système explicatif qui ne repose plus sur la logique rationnelle ou bien lors qu'on tient pour avérés des faits qui ne le sont pas au regard des critères de l'observation scientifique. Mais il y a une deuxième forme d'irrationalité : c'est celle qui prétend fonder une connaissance rationnelle et scientifique sur un objet qui comporte une part irréductible, ou non encore réduite, d'irrationalité. Ainsi, nous avons d'une

(De gauche à droite) François de Closets, Stéphane Deligeorges et Gilles-Gaston Granger (Cliché Philippe Lellach et page 96). 94


part des personnes qui sont irrationnel les parce qu'elles violent la raison dans leurs méthodes de pensée et d'autres parce qu'elles prétendent appliquer ces méthodes à des objets qui, à l'évidence, n'en relèvent pas. D'un côté nous aurons les astrologues, mages, voyants et autres chantres de l'anormal et du surnaturel, de l'autre tous ceux qui pré tendent à une connaissance scientifique de phénomènes psychologiques, so ciaux, culturels ou économiques qui ne relèvent pas de cette démarche-là. Dans les deux cas, on abuse de la raison scientifique et de sa souveraine autorité pour justifier son action. On fait de l'astrologie « scientifique » comme du socialisme « scientifique ». G.-G. G. : En somme, il existerait de l'irrationalité par défaut et de l'irratio nalité par excès pourrait-on dire ! Reste que nous sommes là devant une diffi culté. Certes, je suis d'accord avec vous pour penser que la rationalité est, es sentiellement, une attitude méthodolo gique. Mais vous dites cependant qu'il y aurait des domaines qui, par nature, devraient être considérés comme échappant au rationnel. Est-ce tout à fait sûr ? Cette question a été traitée par les philosophes de l'école néo-posi tiviste, par exemple par un philosophe comme Rudolf Carnap. Il montre qu'à la question : « Existe-t-il des frontières aux domaines qui peuvent être exami nés rationnellement ? », il est difficile de répondre de manière simple. D'un certain point de vue, la réponse peut être non. Prenons encore une fois les phénomènes OVNI ou les phénomènes psychiques qui relèvent de ce que l'on appelle l'inconscient. Avons-nous le droit de dire qu'a priori ces phénomè nes, d'aucune manière, ne peuvent être examinés rationnellement ? Certes, nous ne pouvons pas dire que nous avons déjà les moyens de définir ces phénomènes, et a fortiori que nous pos sédons les moyens de les étudier. Reste que sur cette question, et je fais mienne ici la position de Carnap, rien ne nous oblige à dire que la rationalité rencon tre une frontière. F. de C. : A tout le moins, elle n'a pas fini de conquérir son territoire. G.-G. G. : Oui, mais l'on ne voit pas de raisons d'affirmer qu'a priori il existe rait des limites à l'entreprise ration nelle. On peut seulement en constater les limites actuelles. L'autre aspect de la question me permet de donner une réponse qui va dans le sens de ce que vous disiez. Je crois, en effet, qu'il existe des perspectives qui ne relèvent pas de la rationalité. Ce sont des pers pectives dans lesquelles on se situe déli bérément en dehors de la connaissance. Tout à l'heure, vous avez employé le mot « sentiment ». Vivre un sentiment,

vivre une passion et vouloir les vivre rationnellement, c'est une véritable contradiction dans les termes. Nous sommes là devant une expérience dans laquelle un ultra-rationalisme peut ap paraître immédiatement comme er roné. Notez toutefois que cela ne veut pas dire que le psychologue ne puisse pas essayer d'établir et d'étudier ra tionnellement de tels faits, mais il se place alors en dehors de leur expé rience. F. de C. : Je voudrais revenir sur cette question d'autorité. Nous vivons dans une société d'ordre rationnel. D'autres ont connu des ordres différents, magi ques, théologiques, etc. Une société oc cidentale enseigne la chimie et non pas l'alchimie, l'astronomie et non pas l'as trologie, la science et non pas la reli gion. Ce qui, hélas, n'empêche pas nos contemporains de se plonger le nez dans leur horoscope. Il n'en reste pas moins que les subventions officielles vont aux projets rationnels et non pas aux autres. En théorie du moins. Bref, il

mmOn ne voit pas de raisons d'affirmer qu'a priori, il existerait des limites à l'entreprise rationnelle.mm existe une autorité supérieure attachée au savoir rationnel. Donc des risques d'abus. Stéphane Deligeorges : A quoi pen sez-vous exactement ? F. de C. : Lorsque j'entends dire que le marxisme est un socialisme scientifi que, je bondis ! Peut-être pouvait-on dire cela au XIXe siècle, à la belle épo que du scientisme. Lorsque j'entends dire que le libéra lisme théorique, pour dire les choses vite, est de l'économie scientifique, je hurle ! La chose est grave du fait de cette autorité souveraine qui s'attache dans nos sociétés à la rationalité au sens plein. Rationalité qui se manifeste par les résultats auxquels on parvient dans l'ordre de l'action, à partir de cette connaissance rationnelle justement. Aussi, vous avez des abus qui viennent de deux attitudes. L'abus de ceux qui prennent des « savoirs » non scientifi ques, pseudo-scientifiques et qui veu lent absolument coller là des étiquettes scientifiques. La caricature de cette at titude, c'est l'astrologie « prouvée » par

la science, le magnétisme démontré, que sais-je ? S. D. : On trouve dans ce domaine de pures impostures. Pourtant certaines de ces pratiques peuvent, paradoxale ment, faire connaître des faits très inté ressants. F. de C. : C'est vrai et c'est pourquoi il faut conserver une approche ration nelle et ouverte de ces phénomènes. L'utilisation de plantes à des fins médi cales dans le cadre de pratiques magi ques peut déboucher sur la découverte d'un pouvoir curatif véritable. Pour quoi pas ? Les alchimistes ont bien fait des découvertes de pure chimie. Mais il faut se méfier comme de la peste de toute application d'une pseudo-mé thode scientifique hors de son champ d'application. S. D. : A quoi pensez-vous exacte ment ? F. de C. : Je pense utile d'observer une déontologie du rationnel. De ne pas coller le label « scientifique » sur n'im porte quoi. Tout ce que l'on peut dire sur les phénomènes lourdement char gés d'irrationnel, c'est-à-dire fortement marqués par le facteur humain, me pa raît, dans l'ensemble, et pour parler schématiquement, interdit d'autorité scientifique. Lorsque j'entends dire que le marxisme est un socialisme « scienti fique », je bondis. Ce qui ne signifie pas que l'analyse marxiste ne soit pas digne d'intérêt. Mais elle ne peut prétendre à ce label en raison même de son objet. Il en irait de même pour un libéralisme « scientifique ». Or ces disciplines dé bouchent directement sur l'action et l'abus de science conduit à se fonder sur des pseudo-certitudes là où le doute devrait être de rigueur. Les conséquen ces peuvent être dramatiques. L'astro logie « scientifique » ne fait pas que des gogos, les pseudo-médecines « scientifi ques » font des malades mal soignés, mais on sait où conduisent le racisme « scientifique » ou le socialisme « scien tifique ». S. D. : Gilles-Gaston Granger, com ment concevez-vous les excès de la ra tionalisation, comme ceux de l'irratio nalisme ? G.-G. G. : Cette question semble devoir être rattachée au problème des valeurs du rationalisme. Jusqu'à présent, Fran çois de Closets a essentiellement parlé de l'aspect cognitif et des applications techniques du rationalisme. Or, pre nons de grandes religions, ou de gran des idéologies. Certaines se proclament scientifiques. Souvent elles affirment que le système de valeur qu'elles repré sentent est un système rationnel. Là, une question se pose au philosophe. Que signifie un système de valeurs ra tionnel ? La moins mauvaise réponse que l'on ait pu apporter est celle de 95


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Kant. Kant dit, par exemple, que le principe qui impose qu'il faille respec ter la vie des autres hommes peut être justifié rationnellement. Car si l'on contrevenait à ce dernier, le genre hu main pourrait être détruit. Je dois cons tater, pourtant, que c'est une sorte de pseudo-justification rationnelle puis qu'elle renvoie en fin de compte à l'ac ceptation d'une valeur ultime du sujet humain, posée comme « fait de la rai son pratique ». F. de C. : Face à cette question, il faut marquer une différence fondamentale : les valeurs sont multiples, la réalité est unique. Et la rationalité, sa servante, l'est également.

guillemets. Sauf, peut-être, pour des organisations très locales. Il existe ainsi des secteurs de l'activité humaine qui peuvent être rationalisés, par exemple une administration ou une partie d'ad ministration. Mais certainement pas l'intégralité d'une société ; c'est une il lusion ou un leurre communs aux idéo logies. S. D. : Pour revenir à la notion de ratio nalité, il vous semble donc qu'on ne puisse correctement et aisément la défi nir qu'en regard d'une connaissance, d'une recherche définissant sa méthode et son objet ? G.-G. G. : On ne peut répondre positi vement à cette question que si l'on

G.-G. G. : Certes, mais connaissez-vous une rationalité, en ce qui concerne l'or ganisation des sociétés, qui s'impose à tout le monde, sinon par la force ? F. de C. : Non, bien sûr. C'est pourquoi il me semble important d'affirmer qu'en un tel domaine, il n'est pas de vérité qui puisse s'imposer avec l'auto rité de la connaissance scientifique dé crivant l'organisation de la matière par exemple. J'entendais récemment un in tervenant affirmer sur France-Culture que la lutte des classes était une loi prouvée à l'égal de la mécanique cé leste. C'est typiquement un manque ment à la déontologie du rationnel. G.-G. G. : A mon sens, la notion de rationnel ne peut se déterminer de ma nière précise et évolutive que dans la mesure où l'on envisage une connais sance. Je dis évolutive car je ne pense pas qu'il y ait du rationnel définitif. Cela dit, si l'on envisage une action, une organisation, je me demande si le mot de rationnel ne doit pas être mis entre

considère une certaine espèce de connaissance, la connaissance scientifi que, par exemple, et en l'opposant à d'autres types de connaissance. Dans ce cas, il devient possible de donner des critères, sinon de Rationalité, de la ra tionalité avec R majuscule, car celle-ci n'existe pas de manière indépendante, mais plutôt de l'attitude rationnelle. Dans ce cas, l'attitude rationnelle consiste, d'une part, à s'efforcer d'éta blir des faits. Dans quelque domaine que ce soit. Il convient, ensuite, de four nir des protocoles d'observation de ces faits. A ce stade, l'attitude rationnelle stipule : « Je reconnais que telle chose est effective lorsque telles ou telles conditions sont satisfaites. » Le critère que je viens de définir est, bien en tendu, très dépendant de l'état actuel des connaissances comme des techni ques. Ensuite, je pense que le second critère de l'attitude rationnelle réside dans le moment où l'on s'efforce de déduire, en se fondant sur des règles

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logiques et éventuellement sur les déve loppements plus complexes d'une ma thématique, de déduire donc de certai nes hypothèses des conséquences précises. Les hypothèses étant faites à propos de ce que l'on a pu établir comme faits. Précisons encore que, dans ce moment de déduction, il convient de ne jamais contrevenir à cer taines règles que j'appelle logiques, qui ont été implicitement posées au départ et, qu'au fond, tout le monde accepte. Une fois ces conséquences déduites, le troisième moment d'une attitude ra tionnelle me paraît consister en ceci que l'on va s'efforcer de définir des situations, car elles n'existent pas tou jours spontanément dans la nature, des situations contrôlables auxquelles on pourra appliquer les idées que l'on a déduites antérieurement. A partir de là, il devient possible de dire : « Cette si tuation contredit ou, au contraire, tend à confirmer cette idée. » Voilà ce que je pense être l'attitude rationnelle, sans qu'on puisse en exiger davantage. F. de C. : Ne pourrait-on dire que l'or dre rationnel est tout entier soumis au principe de réalité : « Les choses sont ce qu'elles sont et non pas ce que nous voulons ou ce que nous leur faisons représenter. » Vous voyez que l'astrolo gie, par exemple, repose sur un principe contraire. Les planètes ne sont pas des corps célestes, mais les supports de cer taines influences. Cette représentation du monde est de l'ordre du symbole et non pas de la réalité. Elle appartient donc à l'irrationalité. Il ne s'agit pas pour notre civilisation de savoir ce que signifie ou représente le monde, mais simplement de savoir ce qu'il est et comment il fonctionne. G.-G. G. : Peut-être ferai-je là une nuance. Les choses sont ce qu'elles sont, certes. Mais ce que nous préten dons établir comme des faits dépend quand même de la manière dont nous les établissons. S. D. : Oui, et peut-être est-il nécessaire de faire une distinction encore plus tranchée entre ce que l'on peut appeler les faits de sens commun, ceux qui sont sous notre perception immédiate, et les faits scientifiques qui sont eux envisa gés, déterminés, coordonnés même par les théories. Ces faits sont toujours dé pendants, sous la visée, d'une vision théorique. De la même façon, toutes les questions concernant les faits ne sont pas des questions scientifiques. Ainsi, pour la science, la question : pourquoi l'eau mouille-t-elle ? n'est pas recevable alors, bien sûr, qu'effectivement l'eau mouille ! F. de C. : La réalité n'est pas celle des apparences et des sensations. C'est celle


qui se révèle à travers des instruments d'observation, des cadres théoriques, des protocoles expérimentaux. Elle dé bouche sur un savoir abstrait qui sem ble au profane que je suis fort peu réaliste. C'est pourtant cela la réalité, fondement de la rationalité. On voit qu'elle ne recouvre qu'une partie. G.-G. G. : Pour le moment... F. de C. : Cela va de soi. Le progrès scientifique consiste à étendre toujours davantage le territoire de la réalité scientifique sur le champ de la nature. Mais on ne peut prétendre appréhen der l'ensemble du réel. La vision ration nelle le pénètre peu à peu. L'important étant de vérifier que ce qu'elle nous révèle corresponde bien à une approche objective, c'est-à-dire dans laquelle on cherche à savoir ce que sont les choses et non pas ce que nous voudrions, cons ciemment ou non, qu'elles soient. S. D.: Tout à l'heure, Gilles-Gaston Granger a dit le mot « contrôlable » concernant les situations de la réalité.

mm II sera toujours dangereux de demander à la science de prouver qu'il n'y a pas de différence entre les hommes.mm La méthode scientifique n'impose-telle pas aussi des situations reproducti bles ? F. de C. : Non, car la chute des météo rites et les états épileptiques ne sont pas reproductibles. G.-G. G. : Effectivement, reproductible est, peut-être, une contrainte trop forte. Mais contrôlable, oui. Simple ment, reste à préciser à chaque fois ce que signifie contrôlable. Le physicien peut le définir, plus ou moins bien. Le psychologue ou l'économiste le définis sent beaucoup moins bien. F. de C. : Je crois qu'à la suite du principe de réalité que je vous ai pro posé, il existe un autre principe qui est attaché à l'attitude rationnelle. C'est celui de causalité. Entre les faits nous établissons des relations logiques, cau sales. Nous n'établissons pas des rela tions de types analogiques, symboli ques. G.-G. G. : Ne pensez-vous pas que le terme causal est trop restrictif ? Je suis d'accord avec l'opposition que vous faites entre causal et analogique, sym bolique. Mais causal est trop restrictif dans la mesure où cela entraîne vers

l'interprétation qui voudrait que les choses se fassent coup par coup, pour ainsi dire. En fait, les scientifiques es saient plutôt de décrire des structures. A l'intérieur de celles-ci, chacun des éléments qui les composent dépend des autres. F. de C. : Il vaut mieux parler d'inte ractivité. G.-G. G. : Si vous voulez, mais dans « interactivité », « activité » est encore trop anthropomorphe, disons plutôt in terdétermination, qui d'ailleurs peut être statistique. Pour qu'il y ait struc ture, il faut des éléments que l'on défi nit et des règles d'interdétermination. Généralement, c'est la mathématique qui les fournit. A partir de là, on conçoit que si tel « morceau » de la structure change, alors tel autre « morceau » change à son tour. Cela dit, le terme de causalité doit être conservé, bien sûr. Je ne suis pas anti-causaliste, mais il doit être surtout réservé pour la pratique. Ainsi, celui qui répare un moteur, par exemple, emploie la causalité : « Ce mo teur cafouille car la bougie.... », sans faire intervenir l'ensemble des détermi nations du système. F. de C. : Bien sûr, la notion de causa lité doit être, aujourd'hui, sophistiquée. Il n'en reste pas moins que la trame que je désigne est une trame logique et non métaphorique. J'en viens au troisième point que je voudrais indiquer. C'est le tribunal de l'expérience. Entre le ni veau des faits, de la réalité, et le niveau de ce qu'on peut appeler, pour faire vite, le niveau logique, il y a cette inte raction constante qui est le tribunal de l'expérience. Le niveau de la logique peut être remis en cause par celui des faits. G.-G. G. : Ce que vous dites ressemble beaucoup aux conceptions du philoso phe Francis Bacon. Petite remarque, vous dites que le tribunal des faits remet en cause la logique. Je croirais plutôt qu'il remet en cause notre ma nière d'appliquer la logique, les princi pes dont nous sommes partis. S. D. : Pourrions-nous, à nouveau, re venir sur la question des valeurs de rationalité ? Que pouvons-nous dire de ces valeurs dans la mesure où, par exemple, le poids croissant de la science et de ses applications modifie nos éva luations, nos conduites ? F. de C. : Je crois que l'organisation morale implique une certaine corres pondance avec l'ordre matériel. Quasi ment tous les systèmes moraux impli quent un certain ordre matériel. Pour prendre un exemple, je pense que notre ordre moral implique qu'il y ait une distinction, franche, claire et définitive entre la vie et la mort, entre l'animé et l'inanimé, entre l'homme et l'animal, entre le normal et l'anormal. Bref, il

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existe un problème capital, celui des frontières. Nous avons besoin, dans notre monde, de distinguer l'homme de l'animal. Nous faisons la chasse à l'ani mal, pas à l'homme. Or, que nous offre l'observation de la réalité ? Qu'histori quement, il y eut des êtres dont, d'après nos critères, nous n'aurions jamais pu dire s'ils étaient des hommes ou des animaux. Nous avons eu beaucoup de chance de ne pas retrouver, en Austra lie, certains pré-hommes, face auxquels nous n'aurions jamais su si nous de vions les traiter comme des frères ou comme des animaux. Pour ce qui est de la naissance, nous aimerions bien que l'approche rationnelle et biologique nous dise, face à un embryon, quand nous sommes en présence d'un être hu main. Tout ce que nous savons de l'em bryologie c'est qu'entre la première fé condation et la mort, il n'existe aucun moment précis, une frontière nette qui réponde à cette question. D'où la que relle sur l'avortement et le fait que, d'un pays à l'autre, les définitions chan gent. Nous pourrions raisonner de même avec la question de la mort, et je ne dis rien des difficultés du distinguo entre normal et anormal. Je crois donc qu'il y a là une zone de brouillage entre l'ordre moral qui naît d'une exigence proprement humaine et l'ordre naturel qui nous est révélé par la raison, qui fait que l'ordre moral est obligé de se défi nir sans aucune base factuelle. Ainsi, l'approche rationnelle a déstabilisé les systèmes de valeurs en les renvoyant à eux-mêmes, donc à l'homme et à son arbitraire. Cette approche leur a retiré ce sur quoi ils espéraient se fonder, c'est-à-dire sur l'ordre naturel. N'y a-til pas là un problème ? G.-G. G. : Ce désir, que vous soulignez, d'un naturalisme des valeurs, n'est que l'une des orientations possibles. Les morales religieuses, par exemple, sont fondées sur des approches radicale ment différentes. Dans la morale chré tienne, par exemple, on peut voir une tentative pour construire un système de valeurs en opposition avec la nature. Aussi la vraie question est peut-être là : faut-il appeler rationnel un système de valeur qui s'efforce essentiellement de découvrir ses valeurs dans la nature ou, au contraire, faut-il appeler rationnel un système qui n'hésite pas à s'écarter de la nature et à se fonder sur des décisions, dont vous avez dit qu'elles apparaissent comme arbitraires, mais dont on exigera qu'elles soient cohéren tes. F. de C. : C'est quand même un affai blissement pour un ordre moral ou reli gieux de ne pas pouvoir se référer à un ordre naturel. En revanche, c'est une grande force de pouvoir dire, par exem

ple : « Je vous interdis de manger cette chose, car elle peut être un poison si vous la consommez. » Alors qu'à l'évi dence, si elle est fort bonne et non dangereuse, c'est beaucoup plus diffi cile à faire admettre. G.-G. G. : Et pourtant, c'est bien ainsi que les choses se sont passées comme vous le savez. C'est l'homme qui a dé cidé, rationnellement ou non, naturelle ment ou non, des valeurs. La situation est différente dans notre civilisation ac tuelle, du moins je l'espère. Vous êtes en tout cas le porte-parole de notre désir diffus de rationalité. F. de C. : Je voudrais prendre un der nier exemple. Voyez comment on s'adresse à la science par rapport au racisme. Depuis 1945, il y a une de mande implicite vis-à-vis de la science pour qu'elle contrarie, démente le ra cisme. Il y a une gêne de la part de la science devant toute forme de décou verte qui pourrait paraître conforter, d'une façon ou d'une autre, les théories racistes. Or, il est toujours dangereux de faire ce genre de demande à la science car vous ne savez pas ce que celle-ci peut répondre. Je reprends mon exemple précédent. Il se trouve que nous n'avons pas rencontré d'humanoï des d'espèces différentes. Mais il faut bien voir que c'est un hasard histori que. Qu'aurions-nous fait alors ? Ainsi, si l'on demande à la science de nous prouver qu'il n'y a pas de diffé rence, par exemple, entre les hommes, c'est dangereux car, si elle avait décou vert ces différences, alors on pourrait dire : les théories racistes sont fondées. Encore une fois, nous sommes renvoyés à notre seule force morale face aux im pératifs éthiques. G.-G. G. : Oui, c'est pourquoi que je crois que le choix des valeurs fonda mentales ne peut relever seulement de la rationalité cognitive, de la rationalité scientifique. Le racisme n'est ni ration nel ni irrationnel en soi, il est moral ou immoral. Dans ces domaines, la science ne peut rien dire, elle peut bien sûr décrire des variétés humaines, elle ne peut pas aller au-delà. F. de C. : De toute façon, il sera tou jours dangereux de dire à la science : prouvez bien qu'il n'y a pas de différen ces, de différence intellectuelle, par exemple, entre les hommes. Je ne sais pas s'il n'y a pas de différence intellec tuelle. En revanche, je sais, de façon abso lue, quelque différence que l'on pour rait trouver, d'ordre physique, d'ordre intellectuel, etc., que pour mon com portement rien ne changera vis-à-vis de l'autre. Il restera toujours mon égal. C'est une exigence morale et la science n'y peut rien. Ni pour, ni contre. •

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