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Qualité de vie
Entretien avec Doris Bonnet, anthropologue, africaniste, co-auteure du livre Du soin au rite dans l’enfance (1)
« Il est impératif de valoriser le savoir traditionnel des mères »
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Quels sont les rites et pratiques de soins associés à la petite enfance en Afrique ? Un groupe de scientifiques a mené l’enquête et publie un ouvrage anthropologique pour en mettre les résultats à disposition des professionnels français de la petite enfance. Interview de l’anthropologue Doris Bonnet, qui souligne la richesse de ces pratiques et leur pertinence tout en pointant les limites de leur « transférabilité » vers l’Europe.
La Santé de l’homme : Dans un ouvrage collectif, vous présentez des travaux sur des techniques de soins et des rites associés à la petite enfance (1). Quelle est la motivation principale de cette recherche ?
Doris Bonnet : Il s’agit d’un travail collectif, mené durant plusieurs années, à partir de prises de notes filmées. Nous avons décidé de les mettre à disposition non seulement de notre communauté scientifique mais aussi en direction d’un public plus large dans le domaine du soin maternel et infantile. Nous pensions aux puéricultrices, bien sûr, et plus largement aux professionnels de santé, notamment ceux qui pourraient être en relation avec des familles étrangères. Sous la conduite de notre collègue anthropologue Suzanne Lallemand, nous avons confronté nos matériaux et recherches, et très vite nous avons constaté que beaucoup de documents concernaient la toilette des enfants et montraient des soins tactiles, des massages par exemple. De plus, ces bouts de documents mettaient en relief des rites et pratiques culturelles dignes de la confrontation d’idées et de débats. Nous avons éprouvé le besoin de comparer ces pratiques ; l’ouvrage consigne ces résultats.
S. H. :Avec Laurence Pourchez, vous traitez notamment de la question du « savoir des femmes ». Qu’avez-vous mis en relief ?
Nous dressons le constat, valable notamment sur le continent africain, que des savoirs que l’on appelle traditionnels ne sont pas souvent valorisés par le milieu médical. Et, comme les médecins, sages-femmes et personnels de santé sont essentiellement formés sur des critères qui ignorent la tradition, il y a une sorte d’idée générale qui s’instaure faisant admettre que ces femmes, ces mères, sont ignorantes en matière de soins. Pis, qu’elles sont incapables de bien s’occuper de leurs enfants. Eh bien, nous avons voulu démontrer le contraire. Les pratiques décrites sont toutes riches d’enseignements. Elles placent toutes la femme dans un registre relationnel avec son enfant, certes avec des pratiques de soins qui sont différentes mais qui, dans tous les cas, valorisent un certain savoir.
S. H. :Vous expliquez des pratiques, des rites mais vous restez prudentes sur leur transférabilité vers l’Europe, par exemple. Pourquoi ?
Parce qu’il est important de ne pas tomber d’un excès dans l’autre et donc de savoir raison garder. Cette démonstration de ces savoirs n’a pas pour objet une valorisation excessive des rites et des traditions. Elle apporte d’abord des connaissances mais aussi une réflexion. Comprendre et accepter que ces femmes aient du savoir, c’est entrer dans un schéma relationnel différent de celui de la subordination, le principe du dominant/dominé. Si nous sommes dans une relation d’échanges de savoirs, nous nous comprendrons mieux, nous nous parlerons davantage. C’est bon pour la qualité des soins de l’enfant. Mais nous voulons aussi être précis. Comprendre et accepter que ces femmes aient du savoir n’exclut en rien qu’il peut y avoir matière à discussion. Il y a des savoirs qui peuvent être nocifs. Il faut les connaître avant de les dénoncer.
S. H. : En Afrique, comment ces savoirs se transmettent-ils ?
De mère en fille, de grand-mère en petite-fille mais surtout de belle-mère en belle-fille. Évidemment par les femmes. En réalité, tout dépend du système de résidence. Si nous prenons le cas de la jeune fille qui vient habiter chez son mari, ce qui est un cas largement majoritaire, celle-ci se retrouvera immanquablement sous la coupe de la bellemère. Ce sera elle qui lui transmettra les techniques de soin pour l’enfant. Les coépouses sont également importantes en cas de polygamie. Ce qui, d’ailleurs, limite selon moi les possibilités de transférabilité et d’appropriation dont nous venons de parler.
S. H. : Comment ces techniques de soin se caractérisent-elles ?
Nous sommes dans un environnement caractérisé par des soins très tactiles. Le corps-à-corps, le « peau-àpeau ». Il faut dire que la question de la survie est prédominante dans ces sociétés où la mortalité infantile est considérable. Nous constatons donc que l’enfant est, dans les premières années de sa vie, un objet de soins constants. Il se retrouve au plus près de sa mère, par l’allaitement, le portage.
À partir du moment où l’enfant est sevré, il appartient alors davantage à la communauté villageoise. Il entre dans une relation avec ses pairs.
S. H. : Vous avez évoqué la question de la transférabilité en émettant un doute. Qu’en pensez-vous exactement ?
Nous sommes dans un milieu où technique et rite sont liés. Je ne suis vraiment pas certaine que cela soit véritablement transférable ailleurs que dans un environnement précis. Même entre les femmes, les choses ne sont pas évidentes. Regardez la technique de l’emmaillottement en Bolivie, par exemple. C’est matière à conflit entre jeunes et vieilles femmes. En Afrique aussi, il y a conflit de générations, par exemple sur le sujet des purges administrées aux enfants. Les grands-mères invitent à purger les petits-enfants alors que de plus en plus de jeunes femmes, qui vont plus facilement dans des services de protection maternelle infantile, suivent davantage les préconisations de ces services et n’administrent pas ces purges à leurs enfants. Elles savent que ces pratiques peuvent
entraîner des malnutritions. Donc, tout dépend du contexte. Si la femme est dans une situation où elle est en mariage nucléaire, en situation conjugale en ville et émancipée d’une belle-mère surtout, elle ne retiendra pas forcément toutes ces techniques ancestrales. Il y aura une pluralité d’approches.
S. H. : Peut-on s’inspirer, sur notre continent, de ces savoirs ?
Il existe des mouvements qui se sont inspirés de certaines traditions. Je pense aux « bébés-kangourous », ces enfants qui, naissant prématurément, étaient mis en situation de corps-àcorps afin de les faire grandir d’une manière différente que dans une couveuse. Ce sont des techniques qui ont été inspirées de populations vivant selon des rites ancestraux. De même, nous voyons ici de plus en plus de femmes qui portent les enfants sur le ventre ou sur le dos. C’est une différence avec une époque lointaine où il y avait de la mise à distance entre la mère et son enfant. Nous voyons, en Europe, se développer des pratiques que nous rencontrons en Afrique subsaharienne, par exemple un « corps-àcorps » tout droit issu de ces pratiques lointaines.
S. H. : Vous insistez, en conclusion de votre ouvrage, sur une nécessaire « antropologie de l’enfance ». Pourquoi ?
Nous pensons que la place de l’enfant est réduite, voire inexistante, dans les travaux d’anthropologie. Certains de nos collègues ont travaillé sur la parenté, sur la filiation. Mais peu sur l’enfant en lui-même. La question de l’enfant en tant qu’élément clé du tissu social n’a jamais été traitée en tant que tel. Cette question doit être au cœur de nos débats. Car la façon dont une société traite ses enfants est révélatrice de la société elle-même. Il est temps que l’anthropologie traite de problèmes contemporains.
Propos recueillis par Denis Dangaix
(1) Bonnet D., Pourchez L. (sous la dir.). Du soin au rite dans l’enfance. Toulouse : Érès, coll. Petite enfance et parentalité, 2007, 320 pages, édition doublée d’un DVD.