Bleu numéro | Autisme et approches créatives

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BLEU NUMÉRO

ISSN CANADA : 2369-0313

A U T I S M E E T A P P R O C H E S C R É A T I V E S

AVRIL 2022


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ASPIS RENCONTRES Tous les dons reçus pour ce numéro seront entièrement reversés à cet organisme à but non lucratif, situé au Québec, qui a pour mission d'organiser des rencontres hebdomadaires entre autistes, leurs conjoints et famille. Ces rencontres sont ouvertes et aptes à favoriser les échanges et la participation à des jeux de société.


Équipe Directrice de publication Directrice de rédaction Rédactrices en chef

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Infographistes

Angélique Marguerite Berthe Diène Adrienne Sauriol Estelle Wallis Janaina De Oliveira Laura Bonnieu Lucie Brejsova Adrien Di Nicola Adrienne Sauriol Chiara Jacazzi Chloé Castanheira Constance Lemaire Enola Tiertant Laura Bonnieu Adrienne Sauriol Ambrine Djouzi Estelle Wallis Janaina De Oliveira Jeanne Gignoux Laura Bonnieu Lucie Brejsova Mariama Barthes Mboup Matthias Gray Monique Duc Olivia Moran Adrienne Sauriol Coline Priyono Estelle Wallis Janaina De Oliveira Jeanne Gignoux Matthias Gray Angélique Marguerite Berthe Diène Laura Bonnieu.


En couverture Couverture : Photographie de Valérie Jessica Laporte

R Magazine est une organisation à but non lucratif enregistrée à Corporations Canada sous le numéro : 788691608RC0001 et au Registraire des entreprises du Québec sous le numéro : 1176873918


Voyage dans l’univers autistique Ayant travaillé en milieu inclusif durant toute ma carrière d’enseignante, j’ai croisé des dizaines d’enfants et d’adolescent.e.s sur le spectre de l’autisme. J’ai cherché à comprendre leur façon d’apprendre et de communiquer afin qu’ils et elles se sentent mieux dans ma classe. Il est certain que je n’ai pas toujours réussi. J’ai rencontré des enfants avec des pulsions créatrices très fortes, le ressenti créatif s’exprimant souvent par le dessin et l’écriture. Leur conception de ce qui les entoure est fascinante, pour peu que l’on se donne la peine de voir à travers leurs yeux et d’écouter la description qu’ils et elles en font.

On entend, de plus en plus souvent, parler d’autisme à la télévision et dans les journaux. En outre, sur la scène nationale et internationale, les artistes qui font leur coming out sont de plus en plus nombreux.ses : l’humoriste québécois Louis T, le metteur en scène québécois Serge Denoncourt, l’humoriste belge Florence Mendez, l’humoriste et actrice australienne Hannah Gadsby, pour ne nommer que ceux-là.

Les artistes autistes qui nous ont accordé des entrevues créent depuis l’enfance et nous transmettent leur vision du monde par la musique, la photographie, le dessin, la peinture, l’écriture et j’en passe. Ceux et celles avec qui j’ai communiqué ont, pour point commun, leur diagnostic tardif d’autisme. Je me suis entretenue avec la Dre Marie-Hélène Prud’homme afin d’essayer de comprendre ce qui motive les gens à aller chercher un diagnostic à l’âge adulte. Voici ce qui est ressorti de notre conversation : près de la moitié des clients de sa clinique en attente d’un diagnostic serait des adultes. Il y a dix ans à peine, la moyenne d’âge des adultes qui allaient consulter était aux alentours de quarante ans. Mais, depuis que les médias nous informent davantage au sujet de l’autisme, il y a de plus en plus de gens dans la trentaine, ou même la vingtaine, qui se posent ces questions. BLEU NUMÉRO

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Qui sont ces personnes qui se questionnent ? D’abord, il y a celles qui sont interpellées par ce qu’elles ont vu ou lu sur le sujet. Ensuite, il y a celles qui, malgré leur intelligence souvent supérieure, se demandent pourquoi elles ne peuvent garder un emploi ou avoir une relation amoureuse stable. Il y a aussi celles qui se questionnent à la suite d’un diagnostic reçu par leur enfant, très souvent la mère. Parmi les artistes que j’ai interrogé.e.s sur le sujet, plusieurs m’ont indiqué que c’était une connaissance ou un ami qui les avait orienté.e.s vers une évaluation. Certain.e.s gens avec lesquels j’ai conversé ces dernières semaines, m’ont parlé de projets très intéressants concernant la socialisation des personnes autistes. La Dre Prud’homme m’a ainsi parlé d’Autisme sans limites et de M. Sylvain Bernier d’Aspis rencontres. Le modèle d’Autisme sans limites consiste en « un écosystème visant à éduquer et mobiliser la communauté afin qu’elle réponde adéquatement à l’ensemble des besoins des jeunes adultes autistes de haut niveau de fonctionnement. » Aspis rencontres est, quant à lui, « un organisme à but non lucratif qui vise à organiser des rencontres hebdomadaires entre autistes Asperger, leurs conjoints et leurs familles. Ces rencontres sont ouvertes et propres à favoriser les échanges et la participation à des jeux de société. » Durant ce mois de sensibilisation à l’autisme, prenez le temps de lire et de vous informer sur ces artistes, artisan.e.s et créateur.rice.s autistes. Je crois que vous y trouverez un grand plaisir et que vous constaterez que leurs univers créatifs peuvent nous parler et nous toucher. Je joins à cela un extrait d’une pièce de théâtre que j’avais écrite lorsque je dirigeais la troupe amateur « La Galère » pour sensibiliser les gens à l’autisme. Je vous laisse là-dessus.

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Extrait de « Code 50 » La comédienne : Vous vous demandez ce que vous êtes venus voir. Je vous promets que ça ne sera pas didactique. De toute façon, je ne peux pas vraiment parler de ce que je ne connais pas. Alors, suis-je ici pour vous parler de moi? Peut-être un peu. La personne que vous voyez devant vous n’est pas l’enseignante, mais une comédienne. J’avoue que c’est très pratique de pouvoir combiner les deux. Mais savez-vous ce que c’est une comédienne? Eh bien, c’est quelqu’un qui est capable de te faire vivre les émotions de quelqu’un d’autre et de te faire le portrait d’une vie qu’elle n’a pas vécue. Elle s’imprègne d’émotions et construit, à partir de là, un personnage. Elle comprend les intentions et les préoccupations des autres au point de pouvoir vous les refléter. Et si elle a un tant soit peu de talent, vous y croirez. C’est à ce moment précis que vous devriez comprendre ce que vous faites ici. Il est évident que l’enseignante décrite ici a été touchée par les enfants qu’elle a rencontrés. Elle ne savait pas toujours comment répondre à leurs besoins, mais la comédienne a essayé. D’ailleurs, c’est elle qui s’est impliquée dans leur univers. Un univers haut en couleur, disponible uniquement à ceux qui s’en imprègnent. Vous avez sûrement entendu parler du Petit Prince de Saint-Exupéry et des gens qu’il a touchés sur son chemin. Eh bien, tout comme le Petit Prince, ces enfants m’ont touchée. Leur monde intérieur que nous ne comprenons pas encore très bien, comme les autres planètes d’ailleurs, est fragile comme une rose avec des racines aussi profondes qu’un baobab. Au fur et à mesure que j’ai exploré ces planètes, ces enfants sont devenus mes propres « Petits Princes ». Si vous acceptez de faire ce voyage avec eux, ils vont changer profondément votre vie.

Adrienne Sauriol

L'AUTISME EST L'UNE DES FACETTES DE LA NEURODIVERSITÉ. ÊTRE ACCEPTÉ ET ÊTRE COMPRIS AVEC NOS SIMILITUDES ET NOS DIFFÉRENCES SONT DES VALEURS QUE NOUS PARTAGEONS TOUS.TES. EN CE MOIS DE LA SENSIBILISATION À L'AUTISME, VOYAGEZ AVEC NOUS DANS CET UNIVERS. BLEU NUMÉRO

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ÉDITO Voyage dans l’univers autistique

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PORTRAIT

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PEINTURE

Sommaire

Adrien Di Nicola Rédacteur pour R Magazine

Sandrine Lebrun L'aventure Mandango Mady Arts Une vraie touche à tout

22 DESSIN ET ILLUSTRATION Corentin Hunter Entrevue avec l’auteur et illustrateur

68 PHOTOGRAPHIE

Lucila Guerrero Artiste autiste aux mille facettes

Remrov | Casey Vorner Un spécialiste de dessin photoréaliste. Une voix pour l’autisme non-verbal

Valérie-Jessica Laporte Dans l’objectif photo

Le monde de Paya | Valérie Picotte Animaux, pastels et autres merveilles

Iris Martinez Entrevue avec « les multiples facettes »

Kaitrin Beechy ou le souci du détail

Iman Chaïr Artiste en sens et couleurs

40 LITTÉRATURE Mélissa Perron Mélanie Ouimet Neurodiversité : L’intelligence sous toutes ses formes

85 CINÉMA

Ann May | Annyck Martin Chercheuse et créatrice, elle sensibilise à l’autisme au féminin

88 MUSIQUE

Brigitte Harrison L’autisme expliqué aux non-autistes Paul Couture Et le besoin de créer Sylvain Bernier L’engigogneur Valérie Cloutier-Cadieux Du sourire et des mots

Les chaussures de Louis L'autisme avec humour et émotions

Virgie | Virginie Poirier Et l’« entre deux-monde »

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ENGAGEMENT Élise Pilote Inspirante et engagée au sein des institutions québécoises

PLIAGE

95 Éric Vigier

Le plieur fou


T'as remarqué qu'à une lettre près, autiste, ça fait artiste ? VIRGINIE GRIMALDI

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PORTRAIT

ADRIEN DI NICOLA RÉDACTEUR POUR R MAGAZINE

BONJOUR ! LORSQUE VOUS ÉCRIVEZ POUR UN MÉDIA QUI A DES RÉDACTEURS À PLUSIEURS ENDROITS DANS LE MONDE, VOUS AVEZ DROIT À UNE SYMPHONIE DE NOTIFICATIONS DÈS QUE VOUS OUVREZ VOTRE T É L É P H O N E L E M A T I N . C ’E S T S O U V E N T A D R I E N Q U I N O U S P R O P U L S E D A N S N O T R E R É A L I T É Q U O T I D I E N N E A V E C U N « B O N J O U R E T U N É M O J I S O U R I R E » L A N C É S À T O U T E L ’É Q U I P E . BLEU NUMÉRO

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R MAGAZINE

SON ENGAGEMENT

Adrien est rédacteur et réviseur depuis bientôt deux ans. Se cherchant un endroit pour faire du bénévolat « en distanciel afin de s’occuper l’esprit », il est tombé sur les offres du magazine à partir du site www.benevolt.fr. Il s’est donc informé sur l’organisation et a compris que ses valeurs de partage et de diversité correspondaient aux siennes. Cette expérience pourrait devenir utile si, par exemple, il se dirigeait vers le journalisme. Il nous parle de son expérience au sein du magazine : « Je suis rédacteur d’articles divers, mais surtout ceux sur les artistes. Je participe aussi au comité de responsabilité sociale et environnementale de R Magazine. Je vais bientôt animer une rubrique sportive en collaboration avec Chloé Castanheira sur le parcours personnel d’athlètes et les diverses pratiques sportives , car en 2023 ce sera la Coupe du monde de rugby et ensuite les Jeux olympiques en 2024. Nous allons surtout nous concentrer sur la France, toutefois, nous aimerions bien des collaborateurs venant d’ailleurs, comme du Canada par exemple ». Adrien écrit aussi des articles littéraires et d’expositions. Il en a, d’ailleurs, rédigé un à propos de l’exposition en distanciel sur Jean Starobinski, critique littéraire et médecin genevois.

Il aime bien se documenter à propos des sujets sur lesquels il travaille. Diplômé de l’université de Strasbourg en Master en littérature française et en littérature comparée, il admet que cela lui a « permis d’avoir une certaine légitimité et liberté dans sa façon d’écrire ». Être Asperger avec un TDAH (trouble du déficit de l'attention avec/sans hyperactivité) ne lui simplifie pas les choses. Ce qui peut prendre une heure à quelqu’un d’autre pour structurer un texte peut lui prendre le double du temps. N’oublions pas qu’une des caractéristiques de la personne Asperger est d’être quelque peu « perfectionniste ».

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SON DIAGNOSTIC Diagnostiqué à l’âge de 31 ans, il ne comprend pas pourquoi il a fallu tant de temps avant que les médecins le dirigent vers une évaluation psychiatrique. « Je parle beaucoup, mais lorsque je suis sous pression, je me referme sur moi-même ». Il comprit mieux alors le type de réactions qu’il a eu devant certaines situations et se demande pourquoi on ne lui a pas dit avant. Né avec un handicap physique dû à un manque d’oxygène à la naissance, il a appris durement à faire son chemin parmi les jeunes de son âge et a toujours été plus à l’aise avec les adultes. Les autres enfants lui reprochaient, d’ailleurs, de parler comme un adulte. « J’avais des questions existentielles à 14-15 ans, j’étais le seul à penser comme ça ».

SON ÉDUCATION Le seul lycée qui pouvait lui permettre de continuer son éducation à l’adolescence était un internat. « J’ai dû me battre pour me faire respecter. J’ai aussi appris ce qu’était la misère sociale. L’éducation française n’est pas adaptée aux besoins des jeunes de milieux défavorisés qui essaient de faire leur place. Je suis issu d’un milieu de classe moyenne, mais j’avais reçu une bonne éducation dans une école privée. Grâce à mon Asperger, j’ai réussi à me rendre plus loin dans mon cheminement académique ». Il s’intéresse à l’éducation inclusive et considère que le système scolaire français est encore rigide. « Je n’ai pas encore interviewé de personnes autistes parce que je ne me sens pas encore assez à l’aise pour écrire là-dessus », nous confie-t-il. En attendant qu’il le soit, il écrit des textes intéressants et bien documentés. Il encourage les autres et les accueille toujours chaleureusement.

Merci, Adrien, de t’être prêté au jeu de l’entrevue. À demain matin !

ADRIENNE SAURIOL

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AUTISME, LA BOÎTE À OUTILS

C'EST L'OUVERTURE FACE À LA DIFFÉRENCE QU'IL FAUT CHANGER ET NON PAS LES PERSONES DIFFÉRENTES.

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PEINTURE SANDRINE

L’AVENTURE MANDANGO

LEBRUN

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« Mandango est née 2008, alors que je décidais de laisser la peinture venir à moi plutôt que le contraire. J’ai commencé alors à étendre au hasard sur la toile de la texture et d’y apposer çà et là des éléments provenant de la nature (roches, plumes, écorces, coquillages…). La toile ainsi préparée reste ensuite accrochée au mur en l’état, jusqu’à ce que je voie une forme se dégager des entrelacs. Cette forme m’inspire une couleur, qui va entraîner un mouvement, un rythme... Je ne sais donc jamais à l’avance ce qui va émerger de la toile, ni quel en sera le résultat final. C’est une succession d’interactions qui vont mener à un tout qui prendra forme et qui, à un moment donné, aura un nom. C’est une communication. Mandango :

C’est la porte ouverte vers l’univers et soimême ».

Sandrine Lebrun

Sandrine Lebrun parle de son cheminement avec beaucoup d’honnêteté et de lucidité. Très longtemps prise par l’image d’elle-même que les gens autour d’elle voulaient voir, elle a camouflé ses différences car craignant que cela « nuise à sa carrière professionnelle ». Jusqu’au jour où tout son être s’est révolté et a plongé dans une profonde dépression. À la suite de lectures et de formations professionnelles, Sandrine a fait de l’autodépistage et pris contact avec la Dre Isabelle Hénault avec qui elle avait suivi une de ces formations. C’est donc à 46 ans qu’elle a pu finalement mettre un mot sur ce qui la différencie : l’autisme. Elle avait tenté, depuis toujours, d’être quelqu’un d’autre qui ne lui correspondait pas. Dorénavant, elle peut être elle-même. « Mon diagnostic a été accueilli avec grande bienveillance dans mon milieu de travail et aussi par mes amis. Pour tous, cela semblait une évidence pour comprendre mes particularités, mais aussi mes forces » confie-t-elle.

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Elle a commencé quelques années auparavant à peindre de façon plus libératrice, mais cachait ses œuvres. Pourquoi ? « Et bien parce que ma peinture ne ressemblait à aucune autre. Rien dans tous les musées et les galeries d’art du monde que j’avais visités (et ils étaient nombreux) ne s’apparentait, de près ou de loin, à mes créations » dit-elle.

Elle a remonté la pente et s’est mise en priorité dans sa vie. Les peintures qui restaient jusqu’alors cachées prirent leur place. Sandrine pouvait transmettre son message « Mandango ». Une première exposition a eu lieu en 2013. La peinture a une place importante dans sa vie, c’est un besoin pour elle, car cela lui permet de communiquer sans estimer nécessaire de se « sur-adapter pour être comprise ». Un livre a suivi en 2015, L’autisme apprivoisé , publié la même année aux éditions Olographes. Elle aimerait que les neuro typiques comprennent les efforts que cela demande aux personnes autistes de devoir constamment s’adapter afin de se « rendre accessibles pour eux ». Elle aimerait que nous regardions « sans œillères pour voir la richesse qu’offre la neurodiversité. « Et j’aimerais aussi que, par la même occasion, qu’ils conçoivent que chaque personne autiste est différente, tout comme chaque individu neurotypique l’est. Notre vision du monde est différente de la vôtre, complémentaire et enrichissante. Prenez le temps de nous écouter et d’échanger vraiment avec nous, et vous le découvrirez ! » C’est un message qui devrait faire résonner ce qu’est le besoin d’être accepté pour ce que l’on est sans avoir à toujours répondre aux attentes et à des critères précis.

ADRIENNE SAURIOL

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Mady ARTS

Une vraie touche à tout Peinture, musique, photo, écriture

MADY-ART

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Grande douceur et sensibilité

« Depuis que je suis petite, j’écris de la poésie, je compose de la musique, je chante, je dessine, je fais des tableaux. La musique c’est pour les moments où j’ai des émotions à exprimer, pour que je me sente bien. La peinture c’est pour voyager dans d’autres dimensions. L’écriture c’est aussi comment je me sens, mais avec des mots, j’aime que ce que je fais soit émouvant. Je veux que les gens ressentent leurs propres émotions et que ce soit mon œuvre qui ait créé ça. C’est comme ça que je travaille maintenant, je m’y adonne à temps plein : ma création. J’ai commencé à faire de la musique et à dessiner à l’âge de quatre ans pour m’exprimer. Maintenant que je suis adulte, ces domaines artistiques sont des éléments nécessaires pour pouvoir gérer ma vie, je comprends le monde à travers mon art et vivre sans créer ne me semble pas envisageable. »

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partage et inclusion

Ses peintures sont fluides, on y effectue en effet un voyage intéressant, très souvent plongé dans l’univers des baleines. Nous lui avons donc demandé d’où venait sa fascination pour ce mammifère. « J’ai eu mes premiers contacts avec les baleines lorsque j’avais neuf ans. Un avantmidi, j’ai découvert un baleineau échoué. Cela a changé ma vie. J’ai demandé à mon père d’avertir les parents des autres enfants afin qu’ils leur expliquent de ne pas sauter sur sa panse parce qu’il fallait honorer son cadavre et ne pas le toucher. Il venait de mourir et de ce fait, il fallait l’accompagner. Les baleines se promenaient autour du voilier de mon père, il disait que c’était pour socialiser. Les baleines et moi travaillons ensemble : Je canalise leur être comme par une sorte de connexion à travers laquelle passe l’information, une sorte de télépathie visuelle. Lorsque je crée mes tableaux, je vois d’autres espaces-temps, des univers, des paysages, des gens décédés apparaissent. Et là, c’est mon travail. Je peins aux doigts pour faire ressortir les êtres qui sont apparus. Pour résumer, peindre est pour moi une communication entre ma conscience et mon cœur avec les ondes invisibles. La toile devient le résultat de cette conversation ».

Mady perçoit son art comme un lieu de partage, quelque chose de très inclusif. « Mon art, ce sont les gens qui le façonne lorsqu’ils le regardent, c’est leur histoire à eux parce qu’on a tous des goûts différents. Si une personne parvient à voyager à sa manière en regardant ou écoutant ce que je fais, c’est que j’ai réussi. Ce n’est pas ce que je pense quand je le fais, mais plutôt ce qu’elle va en retirer », dit-elle.

Cette artiste fabrique elle-même sa peinture. Elle utilise toujours les mêmes 9 pigments purs : trois bleus, une orange, un jaune, un vert, un blanc et deux bruns. Toutes ces couleurs en sont des dérivées. S’ajoute à cela de la peinture métallique et de l’or céleste mica en poudre pour la finition. « Je peins par transparence, par couches et souvent les yeux fermés selon mes besoins de voir ou de ne pas voir et juste ressentir ». Son univers musical est aussi imprégné de cette sensibilité à ce qui l’entoure, elle s’adresse à chacun de nous. Elle aspire à ce que les gens s’intéressent aux différences chez les autres tout simplement parce que chaque personne est unique. Lorsqu’elle a reçu son diagnostic, elle a voulu comprendre comment les autres personnes Asperger fonctionnaient. Selon elle, il faudrait se pencher sur le quotidien des autres afin de mieux les connaître. Elle est fière de faire partie d’un groupe comme Aut’créatifs parce qu’elle admire les artistes qui en font partie et que cet organisme donne de la visibilité aux personnes autistes de façon positive. BLEU NUMÉRO

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Jamais dépourvue de projets Mady est très présente sur les réseaux sociaux. Vous pouvez d’ailleurs y voir certaines de ses œuvres et avoir une idée de la musique qu’elle a créée. Elle a aussi réalisé le site Tawa art qui se veut être un musée virtuel regroupant des artistes autistes. Elle est aussi coproductrice pour Lavigne Music Records et Édition.

ADRIENNE SAURIOL

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DESSIN & ILLUSTRATION

Corentin Hunter

AUTEUR & ILLUSTRATEUR BLEU NUMÉRO

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Entrevue Corentin Hunter nous parle de sa vie et de son parcours en tant qu’homme et artiste atteint du syndrome d’Asperger. Il nous fait entrer dans son univers, peint de rêves, d’ambition, de créativité et de « Pignons » noir et blanc. Son ouvrage, Aspie Encré, ne peut vous laisser indifférent puisqu’en plus de permettre d’en apprendre davantage sur le syndrome d’Asperger, ce recueil est authentique, poétique et incroyablement humain.

Art

D’où te vient cette passion pour le dessin ? As-tu des antécédents scolaires dans le milieu de l’art ? Depuis combien de temps exerces-tu ?

Aussi longtemps que je m’en souvienne, j’ai toujours dessiné. D’abord en tant que traditionnel moyen de communication et d’expressivité, ce langage a fini par me suivre, jusqu’à en devenir pendant un temps mon principal. Bien des années plus tard, j’ai compris que cet art m’aidait à canaliser mon plus grand acharnement : un insatiable besoin, presque désespéré, de tout exprimer, de tout archiver en moi. Mes rêves, mes passions, mes cauchemars, tout devait être embouteillé, comme des insectes de collection. D’un côté, ça me permettait d'extérioriser émotions et tourments, les étaler devant moi, pour ainsi en avoir une vue d’ensemble et ne plus en être submergé, ou alors d’enfermer certains “génies maléfiques” dans leur lampe. De l’autre, mon côté collectionneur se ravissait d’accumuler souvenirs et intérêts comme des trésors dans une caverne. J’ai étudié le cinéma d’animation au Cégep du Vieux-Montréal où j’ai approfondi de nombreuses techniques, notamment la perspective, le design et le réseautage, mais surtout le storytelling. D’abord illustrateur commercial pigiste, j’ai ensuite fait mon chemin dans les studios d’animation de Montréal, d’abord en tant qu’animateur puis en tant que superviseur d’équipe. Ces dernières années, je prends un peu plus de recul pour me consacrer de plus en plus à des projets personnels et à des contrats davantage orientés vers mon art spécifique.

Où puises-tu ton inspiration (thèmes, artistes, etc.) ?

Dans la nature, dans la musique, dans mes rêves et dans mes souvenirs, mais surtout dans les jeux vidéo. J’ai grandi côte à côte, presque en symbiose, avec ce média, non pas en tant que compétiteur mais en tant qu’explorateur. L’univers des jeux, à l’instar des romans, est riche en évasion et en identité. Ces univers me servaient de “pont” entre le monde réel et le mien, m’aidaient à faire la transition. Aujourd’hui, j’aime illustrer ces univers, les élargir et m’en inspirer pour des tout nouveaux. J’ai d’ailleurs de futurs projets, d’assez grande envergure, relatifs à ces dits univers. Tu as lancé plusieurs projets participatifs. Qu’aimes-tu dans ce style de contribution ?

J’aime encourager les gens à s’exprimer et leur montrer des perspectives nouvelles de leur propre vécu. Outre mes propres histoires, ils en ont aussi beaucoup à raconter. Et ces histoires les font s’entourer de gens qui en ont des similaires, ce qui enclenche un engrenage de plus en plus grand. Peux-tu nous parler de ton récent projet : #6fanarts ?

Le fanart est, selon moi, une méthode efficace pour atteindre de nouvelles communautés et des artistes aux goûts, styles et inspirations similaires. D’autant plus que le fanart, pour moi, combine échauffement et expérimentations stylistiques avec confort. Truffer sa galerie de références connues permet d’exposer progressivement les passionnés à son art personnel. C’est là le concept du “pont” évoqué plus tôt. Aussi, participer à des événements populaires, comme des défis artistiques et des thèmes mensuels collectifs, permet également de se faufiler dans des nouvelles communautés, leur faire découvrir son art et, surtout, découvrir le leur et partager ses inspirations.

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Tu évoques souvent ton ressenti face aux divers évènements qui se produisent dans le monde, notamment la Covid19 et le confinement. Tu as d’ailleurs illustré et conté les témoignages de personnes rencontrées dans un projet nommé « Projet Serrure ». C’est touchant, poétique et ça donne à réfléchir. Ça serait quoi ton récit personnel de cette période ? Cela a-t-il été une période propice à la création ?

Tout d’abord, merci beaucoup. Si j’avais à réciter ma « Serrure » en une phrase, je dirais que ce fut pour moi un « temps d’arrêt forcé ». Juste avant la pandémie, je me libérais d’une ancienne vie très éprouvante, professionnellement mais surtout psychologiquement. Le confinement, comme pour nous tous, a mis un gros frein sur ma vie sociale, donc m’a fait revoir mes priorités. Beaucoup de temps avec moi-même, pour me poser, faire face à mes démons et cultiver mes vrais rêves. Bref, j’ai enfoncé le crayon dans le petit bouton « reboot ». Ce temps avec moimême m’a aussi permis, évidemment, de me consacrer plus que jamais à mon art personnel, à me concentrer sur la création, non pas seulement en tant que travail, mais en tant que passion. C’est d’ailleurs de là que sont nés la majorité de mes projets participatifs. Que ce soit dans tes illustrations ou dans tes écrits sur les réseaux sociaux, le symbole d’engrenage est omniprésent. Que représente-t-il pour toi ?

La fameuse question ! Bien qu’ayant toujours été fasciné par les engrenages et tout autre genre de mécanisme, le concept de mes « Pignons » fut complètement improvisé. Tel que mentionné plus tôt, j’ai une relation partagée avec mon besoin de tout archiver, à mi-chemin entre collection passionnelle et… anxiété de ratage ? J’ai tranquillement développé un style qui me permettait de me concentrer sur ce dans quoi je me plais le plus, c’est-à-dire non plus le design et la perspective (que je garde pour des projets à long terme) mais l’idée dans toute sa pureté. Au départ, ces illustrations étaient inspirées des fresques anciennes, généralement « creusées » dans des arbres, des cavernes et des rochers. J’y ai ensuite vu un potentiel de collection, ainsi je pourrais embouteiller une quantité phénoménale d’idées et de souvenirs. Je cherchais alors un moyen de les « regrouper », puis les « assembler ». C’est ainsi que m’est venu le concept de la roue dentée.

Tu prends le temps d’écrire régulièrement sur tes médias sociaux. Quel lien entretienstu avec ta communauté ?

J’aime me sentir proche d’eux, répondre à leurs questions mais aussi leur en poser, à savoir ce qu’ils aimeraient voir et avoir, afin de garder un équilibre sain entre mes passions et les leurs. Si mon actuelle communauté tourne majoritairement autour de la neurodiversité et de l’industrie d’animation, j’essaie également, de plus en plus, d’atteindre des passionné(e)s de jeux vidéo, de littérature et d’histoire, qui pourraient m’ouvrir à des opportunités pour des projets relatifs. Lorsqu’on fait appel à toi pour un projet, à quoi ressemblent tes clients? Quels genres de projets t’intéressent le plus ?

Tout a commencé par un simple bouche-àoreille. Mes clients peuvent être n’importe qui, des gens qui veulent illustrer leur anniversaire de couple, immortaliser un exploit ou une lourde épreuve, comme un cancer ou un deuil, ou alors collectionner leurs passions personnelles, leurs personnages de fiction et leurs mondes imaginaires favoris, etc. Les projets qui m’intéressent le plus, outre évidemment illustrer des intérêts que je partage avec eux, sont ceux qui me donnent le plus de liberté. Plusieurs clients m’ont fait confiance et m’ont laissé carte blanche. La liberté créatrice est quelque chose qui se ressent énormément dans le résultat final. BLEU NUMÉRO

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Quels sont tes Pignons préférés ?

Je les aime tous différemment (oui, ce sont mes enfants) mais je vais quand même en nommer trois qui une ont une origine similaire : Celui tout simplement nommé Printemps, un de mes tout premiers, encré impulsivement lors d’un matin d’avril. Alors que je me dirigeais vers le travail, après une nuit hélas difficile, un petit bruant à gorge blanche m’a suivi en sautillant le long d’une clôture et en chantant. Je me suis finalement arrêté pour lui dire, littéralement, « comment tu vas ? ». À ma grande surprise, il s’est arrêté, s’est mis à me tournoyer autour en chantant puis a pris son envol. Au même moment, le soleil a percé et a fait drastiquement fondre la neige autour de moi, transformant les rues en un archipel noir et blanc. Je suis arrivé en retard ce jour-là car j’ai ressenti le besoin urgent d’illustrer ce « morceau de printemps ».

Mon second, pour faire suite, s’appelle « Équinoxe ». Dessiné sur une plage du Maine en automne, entouré de la famille, vers la fin de la même période difficile que j’ai mentionnée plus tôt. À cette époque, faute de capacité de réflexion avancée, mes illustrations étaient plus brutes, uniquement concentrées sur des thèmes naïfs, plaisants et personnels. Dans ce Pignon-ci, j’ai représenté mon « horloge d’inspiration » qui change drastiquement au gré des saisons. Un de mes prochains grands projets sera d’ailleurs basé sur ce concept.

Puis mon troisième, mon préféré de tous, « Comptine de Yourte », à l’instar des deux autres, ne fut pas réfléchi mais purement improvisé, lors d’une période sombre, concentré sur des passions simples. Dans ce cas-ci, le futur de mes rêves : vivre dans une yourte en forêt, entourée de chiens et de ruches. Pour ainsi dire, ces trois Pignons représentent l’essence même de mon Engrenage : préserver la simplicité et l’impulsivité mais aussi le sérieux et l’implication d’un dessin d’enfant.

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Livre Tu es auteur, illustrateur et éditeur de ton livre Aspie Encré. De quoi parle-t-il?

Il illustre diverses caractéristiques de l’autisme, certaines très connues comme l’autostimulation, la communication et l’hypersensibilité, et d’autres plus méconnues comme la distorsion cognitive et les mécanismes de défense, dans une perspective non scientifique cette fois, mais personnelle et poétique. J’ai voulu dépeindre mon quotidien non plus comme un diagnostic, mais comme une façon différente de vivre et de ressentir. Comment as-tu eu l’idée de créer un livre ?

J’ai toujours voulu en créer un. Or, je n’avais toujours été en amour qu’avec l’idée. Au même titre que j’ai toujours rêvé de créer un album musical et un jeu vidéo, sauf que je n’ai pas encore de concept significatif. Au départ, les illustrations présentes dans le livre étaient pour le défi annuel de l’Inktober, en 2018. Étant à l’aube de mes trente ans, je m’étais rappelé ma promesse à moi-même de faire mon « coming out » sur le syndrome d’Asperger avant la trentaine, afin d’être pleinement actif sur la sensibilisation de l’autisme. Puis, une fois le tout publié et révélé, une bonne amie à moi m’a dit que cette collection ferait un livre intéressant. On connaît la suite.

Ce livre, Aspie Encré, que je considère de petite envergure, m’a servi de prototype pour tester toutes les étapes, afin d’accumuler l’expérience nécessaire pour des futurs livres plus ambitieux. Quel est le message général que tu veux faire passer par cet ouvrage ?

Qu’il n’y a pas de dualité entre les autistes et les gens dit « normaux » ou « neurotypiques ». Nous sommes tous des engrenages dont les pignons s’embranchent à des crémaillères différentes. Les aiguilles tournent à des rythmes différents et les ressorts bondissent à des forces différentes. Or, nous demeurons tous des engrenages. Il faut juste prendre le temps de s’écouter, de laisser à tous et à chacun, l’opportunité d’exprimer son propre monde. C’est là, selon moi, tout le concept de la neurodiversité. Si tu devais représenter ton livre en une citation extraite de celui-ci, quelle serait-elle ? « Tant et aussi longtemps que notre monde demeure ». Tu écris que les aspies sont « plus faciles à comprendre qu’on ne le croit, si ce n’est un engrenage monté différemment. » Te sens-tu incompris ?

De moins en moins. Il fut un temps où oui, mais les expériences de vie, belles comme mauvaises, m’ont fait m’entourer de plus en plus de gens qui ne m’ont, en fait, jamais vraiment posé la question. Ils m’acceptent tout simplement comme je suis, sans signaler des particularités ou soulever des interrogations. Grâce à ces gens, si ce n’était ma sensibilisation active au sein de la communauté, j’oublierais ce « diagnostic » par moment. Avec le temps, j’ai réalisé que je suis tout simplement… moi.

À juste titre, tu es très fier d’avoir monté chaque pierre de l’édifice qu’est ce livre. Estce que c’était important pour toi de tout faire de A à Z ?

Un de mes autres rêves est de monter ma propre maison d’édition. Sera-t-elle de grande envergure ? Aucune idée. L’important pour moi, pour l’instant, est le simple plaisir de sa création. Un petit projet personnel. J’aime savoir comment les choses sont faites, comment les « pipelines » fonctionnent..

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Syndrome Raconte-nous ton enfance. (ta famille, tes racines, tes intérêts restreints…) Comment s’est déroulée ta scolarité ?

J’ai grandi ici et là entre Québec et Montréal, niché au sein d’une famille proche et pétillante malgré des parents séparés. Mes cousins et cousines furent comme mes frères et sœurs et, n’ayant jamais été jugé, ce n’est qu’en commençant l’école que j’ai pris conscience de ma « différence ». Ma mère a énormément consulté pour moi, à une époque où l’autisme était encore peu connu au Québec voire très marginalisé. Elle a fini par se faire dire par sept psychiatres (je pourrais presque en écrire une fable) que je ne ferai jamais une école « normale ». Elle a toutefois voulu essayer, malgré les contestations de son entourage. « Tu vas le faire souffrir, tu vas le détruire, etc. ». Une directrice nous a offert la chance d’intégrer son école. Le parcours fut laborieux, miné de difficultés et hérissé de jugements. Or, j’ai quand même eu la chance de m’entourer, à l’instar de mes cousins et cousines d’enfance, d’amis loyaux qui m’ont accompagné, une roue dentée à la fois, dans mon intégration, jusqu’à ce que l’adaptation se fonde à un apaisant naturel. Je me rappelle une histoire assez touchante, lorsque j’étais en première année. Je m’autostimulais beaucoup dans la cour de récré, c’est-à-dire faire des allers-retours, me bercer, m’évader dans des mondes parallèles, etc. Oui, il arrivait que des enfants m’entourent et m’imitent en se moquant. Oui, c’était un choc aussi brutal que de se faire réveiller lors d’un rêve par un seau de glace. Une de mes bonnes amies, toutefois, était littéralement fascinée par mes « transes ». Elle m’a même demandé de lui apprendre à marcher et me bercer comme je fais. Je lui ai demandé pourquoi et elle m’a répondu : « Tu as l’air tellement heureux quand tu es dans ton monde. J’aimerais pouvoir ressentir ce que tu ressens ». Je ne l’oublierai jamais.

À quel âge et dans quelles conditions, ton diagnostic d’autiste Asperger est-il tombé ? Si tu devais expliquer à quelqu’un qui n’a aucune connaissance sur le sujet, ce qu’est le syndrome d’Asperger, que lui dirais-tu ?

Mes signes se sont manifestés très tôt (la quête de diagnostic a commencé alors que j’avais deux ans). Dès que je fus en âge de m’asseoir, je me balançais, doucement comme un oiseau buveur ou frénétiquement comme un métronome. C’était une transe qui ouvrait une brèche vers un autre monde, le mien. J’avais une hypersensibilité « en dents de scie », c’est-à-dire une aversion anxiogène pour des sons spécifiques, comme les ciseaux qui frisent les rubans [frisson], la radio vibrante dans la voiture… ou me faire chanter « bon anniversaire ». En contrepartie, j’avais une indifférence totale envers des stimuli spectaculaires, comme les feux d’artifice et les orages. Et pour finir, j’avais, apparemment, un vocabulaire et une absorption de connaissances hors du commun, issus d’intérêts restreints, voire obsessifs. Être parent d’Asperger, ça s’apprend ?

Quand j’étais jeune enfant, ma mère découpait mon horaire comme un damier, entre solitude réconfortante et exposition graduelle, pour que j’apprivoise progressivement le monde et important ! - pour que le monde m’apprivoise aussi. C’était donc un fin équilibre entre m’adapter en société tout en préservant sainement ma vraie nature. Par exemple, tous les vendredis, elle m’emmenait au restaurant, fournaise infernale de bruits, d’odeurs et de regards ophiques. Et dans les pires en plus ! Les gros restos familiaux avec des chants d’anniversaire aux cinq minutes en tapant des mains… Bref, une « thérapie de choc douce ». Or, c’est ce qui m’a fait m’habituer progressivement, jusqu’à aimer les restaurants. Un peu trop même… Elle m’a aussi toujours inscrit aux mêmes activités que les enfants dits neurotypiques (camps de vacances, parascolaires, etc.) mais en s’assurant qu’un adulte veille sur moi et me supervise. N’empêche, cette question soulève un intéressant débat entre deux écoles de pensée : celle prônant l’adaptation complète en société et l’autre, l'adaptation de la société par la mise en place de structures adaptées. Personnellement, je prône un équilibre, tel que celui que j’ai vécu. BLEU NUMÉRO

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Raconte-nous ton enfance. (ta famille, tes racines, tes intérêts restreints…) Comment s’est déroulée ta scolarité ?

Rencontres-tu (ou as-tu rencontré) des difficultés dans ton travail à cause de ton syndrome d’Asperger ?

Tu es très actif sur les médias sociaux durant le mois d’avril, mois de la sensibilisation à l’autisme. Quels sont les clichés que tu entends le plus souvent sur les autistes ? Pourquoi est-il important de partager des informations avec ta communauté à ce sujet ?

Hormis des soucis sensoriels comme des journées très bruyantes, pas nécessairement. J’ai eu la chance constante de côtoyer des collègues ouverts d’esprit. Les quelques-uns étant embrouillés par des préjugés - et les quelques pires s’essayant avec quelconque cruauté - furent vite insignifiés par une majorité curieuse et enthousiaste.

C’est connu comme le loup blanc, le plus vicieux parasite des autistes et des parents d’autiste est les préjugés. On se fait dire et demander des choses qui nous chancellent entre froncements absurdes et blessés. Des choses loufoques comme des choses cruelles. Jouons au Bingo ensemble : « On est tous un peu autistes ». « Mais il parle, donc il n’est pas vraiment autiste ». « Ne t’approche pas, il est sûrement violent ! » « C’est pas les génies qui arrivent à compter tous les cure-dents tombés par terre ? » « Est-ce que ma fille peut attraper l’autisme si elle joue avec votre garçon ? » (histoire vraie) « L’autisme est la nouvelle mode pour justifier les enfants mal élevés ». Et évidemment, pour rester d’actualité… « C’est à cause des vaccins ! » Ma mission personnelle, outre le démantèlement de ces préjugés, est surtout d’apporter une perspective plus douce à l’autisme. Tel qu’expliqué plus tôt, au-delà d’un diagnostic médical, c’est une façon d’être différente qui a droit autant que tous de s’émanciper.

Mot de la fin Les équilibres que je veux préserver dans mon art entre simplicité et défi, nostalgie et exploration, et détente et discipline, orbitent autour de ce qui, pour moi, est la chose la plus importante de nos vies : notre identité.

C’est probablement une des choses que l’on prend le plus pour acquis, alors que c’est parmi les sphères les plus fragiles qui soient. Notre identité ne se limite pas à notre nom, notre statut, etc. C’est l’essence même de l’être, l’arbre qui s’enracine dans notre vécu et duquel s’embranchent nos choix et bourgeonnent nos rêves. C’est le vrai soi, sans masque ni mégaphone, à l’abri des jugements, avec qui nous voulons réellement grandir. Ça nous paraît si simple, si intouchable, mais l’identité est vulnérable. Elle est aliénée par le travail, pervertie par des relations toxiques, et effritée par une illusion obsessionnelle du bonheur. Personnellement, je n'ai jamais été aussi proche de ce à quoi j'aspire depuis que je suis en âge de rêver. J’ai toutefois payé très cher le prix pour le réaliser. On peut vous arracher votre identité, la noyer, l’émietter, la plonger dans un coma, et bien que je ne le souhaite à personne sur cette terre, on ne peut réellement le réaliser et le comprendre que lorsque nous le vivons.

Tu travailles à domicile, depuis ton studio. Est-ce que le fait d’être moins confronté à des interactions sociales, à des stimuli que l’on peut rencontrer dans un environnement de travail traditionnel, te soulage ?

Je lève donc ma plume à vous tous. Ne laissez personne vous dire à votre place qui vous êtes, ne laissez personne vous convaincre de vous oublier. Vous avez tous et chacun tellement à offrir. Vous avez tous le droit d’être qui vous êtes.

En fait, je travaille à temps partiel dans un studio d’animation en tant qu’animateur et chez moi, en tant qu’illustrateur indépendant. Ce n’est pas nécessairement en lien avec les interactions sociale que j’aime, en fait. Pour moi, cette dualité est un parfait équilibre entre travail d’équipe, où je garde ma communication et ma proactivité affûtées, et solitude, où je peux entretenir ma fournaise créative personnelle.

Nous sommes heureux de partager un peu de ton monde et ta vision de la vie, touchante et authentique. Je souhaite que nos lecteurs soient transportés comme nous l’avons été ! Merci à toi. Vous trouverez Corentin Hunter sur son site internet, sur sa page Facebook ou sur son profil Instagram. Son recueil Aspie Encré est en vente sur Etsy.

LAURA BONNIEU

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REMROV Casey Vorner

Un spécialiste de dessin photoréaliste Une voix pour l’autisme non-verbal BLEU NUMÉRO

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Casey Vorner est un jeune homme artiste, qui dessine depuis son enfance. Sa spécialité est le dessin photoréaliste, avec pour thématique favorite, les animaux. Il partage et vend ses œuvres sur son site. Néanmoins, il a aussi une chaîne youtube : Remrov's World of Art and Autism ( Le monde de l’art et de l’autisme de Remrov ). Sur sa chaîne, il partage son expérience de l’autisme et envoie des ondes positives à ses spectateurs. Il témoigne sur son expérience de l’autisme non-verbal. Grâce à l’art, Casey se sent vivant. Il fait preuve de passion et de dévotion envers son art. ENOLA TIERTANT

Pourquoi avoir choisi le photoréalisme comme forme artistique ?

J’ai commencé jeune avec le style cartoon et avec des créatures aliens décalées, mais j’ai toujours été intéressé par la réalisation de dessin photoréaliste. J’ai un esprit concret, alors je préfère dessiner les choses telles qu’elles le sont vraiment ou telles que je les vois.

Vous dessinez des portraits réalistes de personnes, d’animaux, de bâtiment et de nature, lesquels préférez-vous dessiner et pourquoi ?

Ce que je préfère, c’est dessiner des animaux sauvages. Je suis un grand amoureux des animaux. Surtout plus jeune, j’avais des difficultés à me connecter et pour communiquer avec les autres. Pour moi c’est toujours plus simple avec des animaux, car ils ne me jugent pas et n’utilisent pas de langage verbal. J’ai toujours eu une connexion forte et spéciale avec les animaux, ils me font me sentir en sécurité.

Qu’est ce que vous aimez dans le fait de dessiner des visages humains réalistes ? Cela vous aide-t-il à mieux comprendre et analyser les autres ?

Pour être honnête, je n’aime pas vraiment dessiner des visages humains. Je le fais seulement pour mes commissions. Il y a beaucoup plus de stress dans le dessin de portrait, car il faut que tout soit correct au niveau des yeux, des lèvres et du nez, sinon ça ne ressemble pas exactement à cette personne en particulier.

Pouvez-vous choisir votre dessin favori, afin de le présenter à nos lecteurs ?

Mon dessin favori est celui que j’ai fait de mon petit ami en plumes, Pilaf. Il m’a accompagné pendant dix-huit ans, et il m’a toujours aidé à faire face aux nombreux challenges auxquels une personne autiste comme moi peut être confronté. Il était aussi enregistré comme mon animal de soutien. Pilaf est malheureusement décédé en mars 2017.

Est-ce-que découvrir votre autisme a changé votre vision de l’art ?

Après mon diagnostic autiste, j’ai compris pourquoi j’avais ce sens du perfectionnisme et du détail, et pourquoi je pouvais me concentrer à ce point. Cela m’a aidé à comprendre pourquoi j’étais très bon dans certains aspects de mon travail, mais aussi pourquoi j’avais tant de difficultés dans d’autres aspects de celui-ci.

À propos de votre boutique en ligne, vous sentez-vous plus épanoui dans votre art depuis son ouverture ?

J’ai commencé un site il y a plusieurs années, mais je n’ai pas tout de suite vendu mon art. La vente en ligne s’est faite très progressivement. Quelques années après avoir lancé mon propre site web, je me suis ouvert un magasin sur Fine Art America, où ils fabriquent des tirages et d’autres produits d’arts à la demande. C'est un des premiers pas à faire pour parvenir à vivre de son art, et je suis maintenant capable de le faire.

Comment expliquez-vous que l’art puisse être une solution pour qu’une personne neurodivergente se sente bien ? Vous avez déjà partagé le fait que dans votre enfance le dessin vous permettait de vous sentir en sécurité, est-ce encore le cas ?

Dessiner m’a fait me sentir en sécurité quand j’étais petit, parce que j’avais beaucoup de mal avec la communication et les interactions sociales. J'ai alors remarqué que chaque fois que je dessinais, les gens me laissaient tranquille, et ne s’attendaient pas à ce que je communique.

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Aujourd’hui, c’est un peu différent, mes capacités de communication et d’interaction ont beaucoup évolué. Alors, ça ne me rend pas autant serein, mais je l’apprécie plutôt beaucoup, et cela me permet de gagner ma vie. Mon art me permet d’être mon propre employeur, et de ne pas avoir à travailler pour quelqu'un, ce qui m’aurait beaucoup angoissé. Avez-vous un conseil à donner, à un.e enfant autiste qui aurait peur de communiquer avec les autres ?

Dans mon cas, ce n’est pas tant que j’avais peur de communiquer, c’était plutôt que je n’avais pas les capacités pour communiquer. C’était comme-ci j’étais piégé à l’intérieur de moi-même, et que je ne pouvais trouver de sortie. J’ai aussi trouvé compliqué, d’avoir les bons mots pour exprimer ce que je voulais dire. J’ai toujours été très visuel, je vois le monde et mes propres pensées en images plutôt qu’en mots. Dans le but de communiquer avec les autres, je dois convertir ses images en mots. Et je dois aussi le faire quand d’autres parlent avec moi, je dois traduire leurs mots en images. Les difficultés que cela a causées m’ont fait peur pour communiquer avec les gens, parce qu’ il y avait trop souvent des malentendus, ou alors j’étais beaucoup harcelé. Le conseil que je pourrais donner à un.e enfant autiste qui serait confronté.e à tout cela, ce serait de continuer d’essayer. Lire des livres et regarder des films m'ont beaucoup aidé à apprendre à propos de la sociabilisation et de la communication.

Remrov est donc un artiste sensible et réaliste, vous pouvez en voir, et en apprendre plus à propos de lui et son art, sur son site web : www.remrovsartwork.com et sur sa chaîne Youtube. Remrov veut poursuivre sa passion en dessinant surtout ce qui lui tient à cœur : « Recommencer à travailler sur des dessins de sujets qui sont vraiment ma passion, comme les animaux sauvages, les lions, les tigres et les éléphants ». Il ne compte pas s’arrêter là : « Je voudrais aussi vivre et travailler dans un grand loft à aire ouverte, et posséder ma propre galerie ».

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LE MONDE DE PAYA A N I M A U X ,

P A S T E L S

E T

A U T R E S

M E R V E I L L E S

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V

alérie Picotte aka Paya-Art Illustration sur les médias sociaux est une illustratrice québécoise dont les petits personnages mi-humains mi-animaux ne passent pas inaperçus. Principalement réalisées à la gouache et à l’aquarelle dans des tons pastel, ses œuvres uniques empruntent à la douceur et à l’insouciance de l’enfance. Récit d’une rencontre touchante, d’une démarche artistique authentique et surtout profondément humaine. Pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs, nous en dire un peu plus sur vous et votre parcours ?

J’étudie actuellement l’enseignement de la danse. Mon programme universitaire se nomme « maîtrise en enseignement des arts » et je suis dans la concentration danse. J’aurai mon brevet d’ici le printemps 2024. Parallèlement à ma formation, je suis en stage dans une école pour me rapprocher du métier d’enseignante. Pour ce qui est de l’illustration, je dessine depuis que j’ai un an et demi, on ne se leurre pas, à cette époque je faisais plutôt des gribouillis (rires.) Mon entourage a toujours pensé que je deviendrai une artiste.

Qu’est-ce qui vous a finalement poussé à vous mettre à dessiner, quel est l’élément déclencheur de votre démarche artistique ?

Je ne sais pas. Je me suis mise à dessiner très jeune avant tout pour le calme que cela m’apportait. C’était une activité qui me donnait le sentiment de ne déranger personne. Lorsque je dessinais, la vie était tranquille et je pouvais me réfugier dans ma bulle de bien-être, vivre dans mon monde à moi et le mettre sur papier. En dehors de cela, le dessin m’a aussi permis de me rapprocher des élèves de ma classe et de connaître une sorte de prestige personnel. Peu à peu, les adultes, comme les enfants, se mirent à reconnaître mes qualités d’illustratrice et ça m’a rendu heureuse. Le dessin m’a donc toujours permis de décrocher, de penser moins, de me ressourcer avec ma musique dans les oreilles).

Vous avez un univers singulier, quelles sont vos différentes inspirations ? Dans quoi puisez-vous pour créer ?

Les inspirations remontent à si loin que je ne saurai vraiment en déterminer l’origine. Mais il y a plusieurs artistes que j’admire comme Isabelle Arsenault (La quête d’Albert) ou Hervé Tullet (On joue) par exemple. Ces dernières années, je me suis beaucoup intéressée aux illustrations simples, épurées et j’aimais la manière dont Isabelle Arsenault utilisait le crayon noir dans ses œuvres pour pouvoir faire davantage ressortir les détails en couleur. Ça rend le dessin plus compréhensible et plus percutant. Les enfants ne sont pas toujours attachés à la beauté d’un dessin, ce qu’ils veulent est avant tout comprendre et identifier rapidement ce qu’ils voient. CHLOÉ CASTANHEIRA

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« L’enfance » semble être la ou une des thématique(s) récurrente(s) de vos œuvres, notamment en ce qui concerne les sujets et les personnages représentés. Comment expliquez-vous cet attachement ?

Je ne crois pas que ce soit conscient ni volontaire. Je pense qu’en quelque sorte, je n’ai peut-être jamais quitté la phase de l’enfance. J’y suis toujours restée bien confortablement. Je ne me sens pas comme une adulte. Je préfère les albums jeunesse aux romans et les dessins animés (comme Disney) aux films avec de vrais humains.

Les figures anthropomorphes occupent une place importante dans votre travail, quelle relation entretenezvous avec vos personnages ?

Plus jeune, je ne dessinais que des animaux ou presque. Je n’étais pas vraiment intéressée par les humains. Je trouvais les animaux plus faciles à comprendre, plus prévisibles aussi. J’étais très proche de mes chats notamment. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, mon plus grand rêve était de devenir un chat (rires.)

Malheureusement, j’ai vite compris que si je voulais maintenir un esprit sain dans un corps sain et vivre convenablement en tant qu’être humain, il fallait que je change de vocation. On m’a alors encouragée à dessiner des humains. J’ai donc fait un compromis avec moi-même, dessiner entre les deux : mianimaux, mi-humains. C’est un dilemme qui ralentit mes projets de livre d’ailleurs. (Je pense surtout à des commentaires qu’on m’a partagés sur la difficulté d’un enfant à s’identifier à un personnage chat…)

Quel est le message que vous souhaitez délivrer à travers vos œuvres, l’idée que vous aimeriez transmettre en priorité ?

Ça dépend de l’œuvre, je dirais. Certaines sont plus engagées et ont vraiment pour but de sensibiliser et d’éduquer quant aux mythes mal fondés de l’autisme et d’autres sont plus spontanées. Elles reflètent davantage un état d’esprit ou une envie qui me traverse sur le moment, je dirais. Ces derniers temps en particulier, je travaille beaucoup ma technique, je m’essaie à de nouveaux styles, de nouvelles tonalités, je prends des risques. C’est très important pour moi.

Sinon, j’ai une tendance à aimer casser les stéréotypes : stéréotypes de genre, de culture, de neurodivergence. Il y a peut-être un souhait d’encourager l’inclusion quelque part au fond de moi qui apparaît dans mon style.

Quelles sont les différentes actions auxquelles vous contribuez pour sensibiliser vos admirateurs/followers au quotidien ?

Dans les dernières années, je n’ai pas tellement eu de temps ou d’énergie pour faire beaucoup de choses. Mais j’ai tout de même participé à un livre collectif avec Aut’creatif. J’ai fait quelques dessins pour la Fédération Québécoise de l’Autisme il y a quelques années. J’ai participé à un projet d’illustration pour le projet d’une classe de 4e année du primaire aussi.

J’AI J’AI UNE UNE TENDANCE TENDANCE

À À AIMER AIMER CASSER CASSER

LES LES STÉRÉOTYPES STÉRÉOTYPES

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R MAGAZINE Sinon, je participe à une page Facebook avec des amis et j’ai fait des conférences sur l’intimidation avec un ami. Dans mon quotidien, j’aime bien briser les tabous sur l’autisme en parlant ouvertement du sujet. Authentique de nature, il m’arrive de vouloir volontairement confronter les autres lorsqu’il est question de sujets tels que l’autisme. Attention, il est toujours question d’une confrontation bienveillante, je pense juste qu’il est important de réinterroger certains horizons de pensée et de donner à voir aux gens ce qu’ils n’ont pas l’habitude de voir. Au niveau artistique, c’est temporairement sur la glace, le temps d’avoir du temps pour moi…

Selon vous, l’art peut-il se faire le vecteur d’une sensibilisation à grande échelle ?

Absolument, l’art peut se faire vecteur de cela. L’art est partout, il nous entoure en permanence. Il suffit de sortir dans la rue pour le constater : affiche publicitaire, librairie, série télévisée, cinéma, etc. L’art a divers rôles selon les personnes et les fonctions qu’on lui attribue. L’art est tout et peut tout devenir.

Sur votre Instagram, vous avez dévoilé quelques pages de votre livre d’illustrations, pouvez-vous nous parler un peu de ce beau projet ?

J’ai plusieurs idées pour Paya, je veux lui faire vivre des aventures afin de la faire grandir et évoluer. Par la danse, elle apprendra ce qu’est la persévérance, dans un voyage dans une vallée lointaine, elle apprendra la différence et la tolérance et dans d’autres circonstances, elle développera son estime personnelle, sa confiance et sa détermination. Je voulais créer un livre sur l’autisme expliqué aux enfants, mais le sujet est complexe et j’ai de nombreux obstacles à surmonter avant d’y arriver. Je suis bloquée depuis deux ans déjà… La peur de ne pas satisfaire tout le monde ou encore de manquer de justesse dans mes propos sont, je crois, des obstacles essentiels. Il me faudra du temps pour me lancer parce que je veux que ce projet se déroule dans les meilleures conditions qui soient. En dehors de cela, j’ai aussi mis en place sur mon compte Instagram des défis de dessins que je réalise chaque mois d’avril.

Avez-vous des projets artistiques en tête pour les mois/années à venir ?

Pour les mois à venir, je ne sais pas. Ce sera une surprise pour moi-même, j’imagine. Avec l’université, c’est toujours une question de temps et de coups de tête ces dernières années pour le dessin. J’ai une liste de choses que j’aimerais faire, mais elle est loin dans un tiroir, je crois... BLEU NUMÉRO

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KAITRIN BEECHY

ou le souci du détail

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KAITRIN BEECHY PARTAGE AVEC NOUS SA VISION DÉTAILLÉE DE QU’E LLE VOIT PAR SA « FENÊTRE ». IL REVIENT À NOUS DE PRENDRE LE TEMPS D'OBSERVER ATTENTIVEMENT CE QUI SE CACHE DANS SES DESSINS.

C’est lors d’un congrès qui portait sur l’autisme que nous avons rencontré Kaitrin. Il y a souvent des kiosques avec des artistes autistes à ce genre d’évènement. Pendant que les participants écoutaient les conférences, elle était assise à la table sur laquelle étaient exposées ses œuvres et elle dessinait. Minutieusement, patiemment, elle fignolait, ajoutait des détails et semblait très concentrée sur sa tâche. Dès que les conférences se terminaient, elle rangeait le tout et répondait gentiment aux questions ou commentaires des gens qui venaient la voir. Nous ne nous sommes pas adressés à elle à ce moment-là, mais avons écouté ce qui se disait. Sur un ton posé, elle répondait aux questions. Il y a une douceur dans ses œuvres qui est semblable à cette jeune femme. Pour la plupart, ce sont des œuvres en noir et blanc. Quelquefois, se glissent discrètement une ou deux couleurs. La couleur est méticuleusement reproduite sur chaque dessin. Toutes ses œuvres sont numérotées. Nous n’avons pas pu résister et avons acheté une de ses œuvres, nuit d’été. Le passe-partout rouge fait ressortir la multitude de détails.

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Kaitrin est Asperger et comme elle le dit si bien sur son site, cela fait partie d’elle. Jeune, la communication verbale était très difficile pour elle et le dessin lui permettait de communiquer sa vision du monde et de connecter avec ses émotions. En observant ses œuvres, vous verrez que le monde animal et végétal y est grandement représenté. L’humain n’est pas le centre de l’univers, mais une partie de ce dernier. Il côtoie le magique, pour une meilleure vision du monde. D’ailleurs, son univers créatif se nomme : « Windows by Kaitrin ». Une fenêtre qui permet aux gens de se regarder. Alors, prenez quelques minutes et allez y voir ses œuvres.

ADRIENNE SAURIOL

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MÉLISSA PERRON

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Mélissa Perron est une dessinatrice, peintre, auteure autodidacte. Diagnostiquée autiste après la quarantaine, le fait de poser un mot sur ses maux à changer sa vie. À travers notre entrevue, Mélissa nous parle de sa vie, de son parcours du combattant dans la maladie, de sa renaissance, de ses ouvrages, de son art et de ses actualités. PAR LAURA BONNIEU

Pour commencer, peux-tu te présenter à notre lectorat ?

Je suis Mélissa Perron, j’ai 41 ans. Je suis la maman de deux filles et je vis sur la RiveSud de Montréal. J’écris, je dessine, je peins. Je suis autodidacte. J’aime beaucoup les chats et les plantes. Et mes chats aiment beaucoup (trop) mes plantes aussi. Celles-ci sont donc toutes accrochées pour qu’ils ne les croquent pas. Je suis l’autrice de trois romans, je viens justement de terminer l’écriture du troisième. J’aime aussi les tempêtes, la pluie, les lacs. Bref, j’aime beaucoup de choses et un rien fait mon bonheur.

Les romans J’aimerais que tu nous parles de ton roman, Promets-moi un printemps. Quel est le résumé ?

Fabienne a trente ans. Elle est une peintre reconnue, elle a un amoureux compréhensif, une meilleure amie présente et un entourage près d’elle. Pourtant, le lectorat apprendra qu’elle souffre de dépression majeure et il la suivra dans tout ce que ça implique. Étrangement, j’ai réussi ce que je voulais : écrire cette histoire lumineuse malgré le thème. C’est incroyable parce que ce roman est sorti en 2019 et je reçois encore chaque semaine, un message de lecteur me disant avoir traité ce sujet de façon aussi douce et vraie. On me dit que Fabienne est comme une amie et que les lecteurs aimeraient aller prendre un café avec elle. Pour une auteure, c’est un très grand compliment.

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Bien que doux, plein d’espoir et avec une pointe d’humour, ton ouvrage traite du sujet grave qu’est la dépression. Je crois savoir que c’est un sujet qui te touche particulièrement. Peux-tu nous expliquer pourquoi ?

Avant de savoir que j’étais autiste, j’ai vécu quelques dépressions majeures. Et même si j’étais qu’une adolescente à l’époque, je me rendais compte que ce sujet était tabou. On pouvait parler de son dernier rhume, de son mal de tête, mais pas de maladie mentale. Avec le recul, le plus gros malaise ne venait pas des autres jeunes, mais bien des adultes. Et souvent, des professionnels.

Au travers des personnages secondaires de ton livre, tu illustres diverses réactions que peut avoir l’entourage des gens en dépression. Est-ce quelque chose que tu as remarqué grâce à ton expérience personnelle ?

Effectivement, je me suis inspirée de toutes les réactions que j’ai déjà reçues. Si j’ai déjà été fâchée par autant de préjugés, avec le recul, je me rends compte que c’était de l’ignorance. Je me suis toujours dit qu’un jour, j’allais devoir parler de ce sujet très important pour justement le mettre en lumière et aider à sa normalisation. Personne ne peut dire « La dépression ? Ça ne m’arrivera jamais ! ». Il reste encore beaucoup d’éducation à faire pour qu’on puisse en parler ouvertement, mais c’est déjà beaucoup mieux qu’avant. J’aime penser que Promets-moi un printemps aide dans ce sens, à sa façon.

Les aventures de Fabienne se poursuivent avec Belle comme le fleuve qui se déroule quelques années après Promets-moi un printemps.

Qu’est-ce qui a changé dans la vie de Fabienne, héroïne de tes ouvrages ?

Dans Belle comme le fleuve , on retrouve une Fabienne énergisée. Elle est portée par son diagnostic d’autisme, elle revendique le droit d’être enfin elle-même. Si le lecteur avait déjà fait sa connaissance

dans Promets-moi un printemps , là, il découvre une femme avec de l’aplomb, de l’ambition. Ce qu’elle ne pouvait avoir plus tôt, en dépression. Dès les premières pages, le lecteur sait que sa lecture l'amènera dans plusieurs détours. Je fais aussi beaucoup de sauts dans le passé, montrant à quoi ressemble une adolescence en étant autiste. Le lecteur est complice parce que les bouts dans lesquels Fabienne est jeune, elle ignore ce qui la différencie des autres. Le lecteur, lui, sait. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à jouer sur les deux tableaux : le présent et le passé.

On entend malheureusement trop peu parler des maladies mentales. Penses-tu que c’est un tabou dans notre société ? Ton travail est-il une manière de donner de la lumière, de l’accessibilité à ces troubles ?

Oui, c’est encore un grand tabou, et je me suis rendue compte que c’est souvent lié à la peur. « Ce qu’on ne voit pas, ce dont on ne parle pas, disparaîtra peut-être plus si l’on fait semblant que ça n’existe pas. » De voir et de côtoyer beaucoup de gens avec cette pensée « magique » m’a motivée. J’ai donc décidé de porter à bout de bras ce sujet en me disant qu’il mettrait probablement mal à l’aise certaines personnes et qu’au premier coup d’œil, les lecteurs pourraient ne pas être tentés de lire un livre sur la dépression. Mais c’est avec une très grande surprise que le contraire s’est passé. Bien sûr c’est un thème lourd, mais le livre ne l’est pas. De bouche à oreille, le mot s’est passé que ce livre est touchant, émouvant et même drôle. Plusieurs me disent qu’ils aiment les courts chapitres et que leur lecture était addictive ! Les gens ont été curieux et le sont encore. Ils veulent savoir comment Fabienne vit l’hiver le plus difficile de sa vie. Ils se reconnaissent, s’attachent à son parcours, me disent qu’eux aussi ont vécu ou vivent une période très difficile. Avec la pandémie, Promets-moi un printemps a trouvé un grand écho pour plusieurs.

Le parcours du combattant dans la maladie L’histoire de Fabienne fait écho à la tienne. Quels sont les traits de caractère que tu partages avec ton personnage ?

La première fois que je me suis assise pour écrire, je me suis dit que j’allais inventer un personnage très loin de moi. J’avais déjà lu que c’était l’erreur de l’auteur débutant, d’écrire très près de lui. Quand j’ai terminé la rédaction du livre, je me suis dit que je m’étais complètement plantée : Fabienne a beaucoup de moi. Mais la beauté quand on écrit c’est de tricoter avec la vérité et la fiction. Et d’être parfois la seule personne qui sait ce qui est vraiment arrivé, c’est un beau petit secret…

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AU TIS ME

Le premier ouvrage Promets-moi un printemps évoque la dépression. Le second Belle comme le fleuve est la suite et traite de la vie avec l’autisme. La passerelle entre tes deux livres est évidente. Est-ce que cela veut dire que la dépression va de pair avec l’autisme ?

Je viens de lire que les autistes sont quatre fois plus susceptibles que les neurotypiques de souffrir de dépression au cours de leur vie. Je ne suis ni une scientifique ni une spécialiste. Mais dans mon cas, la dépression venait du fait que je ne savais pas pourquoi je me sentais si différente et que, surtout, personne ne pouvait m’aider à trouver la réponse. Ce grand mal de vivre, je ne l’ai pas vécu à nouveau depuis l’annonce de mon diagnostic. Le fait de savoir que je suis autiste m’aide beaucoup à comprendre comment je peux réagir et à ne plus dépasser mes limites. Ce qui est bénéfique pour moi.

DÉ PRES SION

À la manière de Fabienne, est-ce que toi aussi tu t’es toujours sentie différente socialement ?

Oui. Très jeune, je savais que j’étais différente. Je ne pouvais pas mettre le doigt sur ce qui me différencie, mais je le ressentais. Et je suis certaine que les autres aussi le savaient. Je n’ai jamais été intimidée, ou rarement, mais le reste du temps, les enfants étaient bienveillants avec moi et me prenaient sous leurs ailes. Je ressens encore et toujours cette différence, mais je l’apprivoise.

Tu as été diagnostiquée autiste à haut niveau de fonctionnement, tardivement et après plusieurs mauvais diagnostics. J’ai lu que selon une théorie avancée par Simon Baron-Cohen depuis 2002, les femmes auraient une capacité supérieure aux hommes à camoufler leurs symptômes afin d’être socialement acceptées. Est-ce pour toi une explication à ces erreurs médicales répétées ?

C’est probablement, oui une des raisons. Quand j’ai dit mon diagnostic à une médecin et qu’elle m’a répondu « Mais non. Tu parles et tu me regardes dans les yeux. » Je me suis dit qu’on avait beaucoup de chemin à faire. Oui, les femmes sont souvent comme des caméléons en société, elles imitent souvent les autres pour survivre. Sachant que le spectre est large et qu'il y a autant d’autisme que d’autistes, regarder dans les yeux et parler ne devrait plus être un critère pour balayer ce diagnostic. Nous devons donc continuer à en parler. Un peu plus tôt cet été, j’ai écrit un billet dans La Presse où je raconte mon histoire. Beaucoup de femmes m’ont contacté pour me remercier. Plusieurs se sont reconnues et elles sont en processus pour aller chercher leur diagnostic. Il y a des parents qui ont reconnu leur fille dans mon histoire, il y a des adolescentes qui m’ont écrit pour savoir à quelle clinique j’avais été évaluée. C’est une grande fierté de penser qu’avec ce que j’ai vécu, je peux aider des jeunes filles et des femmes à, enfin, se comprendre BLEU NUMÉRO

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et surtout, ne pas perdre autant d’années en errance de diagnostic. De plus en plus, les femmes autistes veulent être reconnues pour leur différence et elles en sont fières. En 1994, on peut comprendre que l’autisme au féminin était encore mal connu, mais en 2022, il est grand temps qu’on reconnaisse, écoute, apprenne à connaître et respecte toutes ces femmes extraordinaires.

Sans diagnostic correct, je suppose que tu ne disposais pas d’interventions appropriées à tes maux, notamment dans le cadre scolaire où les stimulations sont innombrables ?

Effectivement, je n’ai pas eu d’aide. J’aimais l’école, mais je n’étais pas disposée à bien apprendre. C’est un grand regret de ne pas avoir pu faire de grandes études. Cependant, je me console en me disant que je dois être fière parce que malgré tout : mes livres sont publiés dans une grande maison d’édition à Montréal et je suis propriétaire et artiste de ma compagnie Rizada.

Qu’est-ce que ce diagnostic a changé dans ta vie ?

Le diagnostic a tout changé. La journée où l’on me l’a annoncé, c’est comme si toutes les portes de l’avenir s’ouvraient devant moi. C’est étrange à dire, mais je pouvais enfin me poser et arrêter de chercher. J’avais enfin la réponse. J’ai arrêté de vouloir à tout prix me faire accepter et aimer par les autres en organisant des fêtes à la maison. J’ai arrêté d’offrir des cadeaux pour me faire apprécier. Je ne vais plus au-delà de mes limites. Quand je sais que j’ai atteint le seuil de ce que je suis capable d’endurer : bruits, conversations, etc., je me retire seule, pour reprendre des forces. J’ai aussi laissé tomber des relations que je portais à bout de bras. J’ai mis un arrêt aux relations à sens unique. Ma vie a beaucoup changé depuis 2018. Pour le mieux.

Où puises-tu ton inspiration ?

C’est grâce à mes clients que mon inspiration ne s’épuise pas. Ils ont tellement de bonnes idées ! Et surtout, ils me laissent beaucoup d’espace de création même s’ils me fournissent des photos et qu’ils me disent ce qu’ils souhaitent voir sur leur pièce.

Écriture, peinture, y a-t-il d’autres domaines que tu aimerais découvrir ?

J’aime beaucoup la photo. Je suis attirée vers les visages, les gros plans, l’expression que quelqu’un a, à ce moment précis. J’aimerais aussi apprendre la poterie. Faire mes pièces de céramiques et les peindre. Écrire des scénarios m’interpelle beaucoup aussi. Apprendre le piano. C’est ce qui est frustrant dans le fait de ne pas avoir été diagnostiquée plus tôt. J’ai souvent l’impression d’avoir perdu de grands bouts de ma vie à chercher, seule, ce que j’avais. Maintenant, j’ai l’impression que le temps presse même si je suis encore jeune. Mais je me dis que tant qu’il y a de l’ambition et des projets, c’est un bon baromètre pour savoir si ma tête est en bonne santé.

Que ce soit lorsque tu es dans ton atelier de peinture à la maison ou lorsque tu travailles sur tes livres, tu es seule. Est-ce que le fait d’être moins confrontée à des interactions sociales te soulage ?

Oui et non. Je dis très souvent en entrevue que j’ai cette grande chance de travailler seule à la maison. Mais le côté négatif, c’est que d’être seule, ça le dit : je n’ai pas de collègues, pas d’interaction autre qu’avec ma petite famille. Je ris souvent en disant que mes partys de bureau sont assez tranquilles. La solitude est aussi lourde que délicieuse. C’est assez nébuleux à vivre.

Je te laisse le mot de la fin.

L’art Tu as de nombreuses casquettes d’entrepreneuse. Tu es auteure, mais aussi artiste. Tu fais de la peinture sur porcelaine. Comment t’est venue cette passion ?

C’est un hasard qu’un jour d’été 2009, j’ai peint sur de la porcelaine. Déjà, à quinze ans, je peignais de grandes toiles abstraites et c’est toujours une de mes passions, mais pour la porcelaine, de penser que cet objet allait être manipulé dans le quotidien des gens me plaisait beaucoup. C’était qu’un essai qui a été concluant et qui perdure depuis douze ans. Et puisque je peins ce que les clients me demandent, le côté personnalisé donne encore plus d’importance à mon travail. C’est toujours une fierté de me faire dire « Je lui ai offert ta pièce et elle a pleuré ! » Personne n’aime faire pleurer les gens, mais quand c’est parce qu’on réussit à faire vibrer le cœur de l’autre avec notre art, c’est très touchant.

C’est grâce à des gens comme vous qui prennent à cœur la neurodiversité qu’elle sera reconnue et de plus en plus respectée. Un grand merci.

Merci à toi, Mélissa Perron pour ce temps accordé. Nous sommes très fiers de te voir présente dans notre numéro sur la neurodiversité ! Nous avons hâte de découvrir ton troisième livre. Vous pouvez suivre les actualités de Mélissa Perron sur sa page Facebook. Ses ouvrages Promets-moi un printemps et Belle comme le fleuve, parus aux éditions Hurtubise, sont disponibles en librairie ou sur internet. Enfin, son travail de dessinatrice et peintre est à admirer et à commander sur le site de sa marque Rizada et sur sa page Facebook. Baron-Cohen S. and S. Wheelwright J. Autism Dev. Disord. 34, 163-175 (2004) PubMed

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NEURO DIVERSITÉ L’INTELLIGENCE SOUS TOUTES SES FORMES

M É L A N I E

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Diagnostiquée « autiste modérée avec haut fonctionnement intellectuel » à l’âge de trente ans, Mélanie Ouimet s’est engagée à la première personne dans la lutte pour la sensibilisation à la neurodiversité. Son objectif étant de normaliser et de favoriser l’acceptation des « divergences cognitives » au sein de la société, elle part du principe que ce sont précisément notre individualité et notre diversité qui font la richesse de l’esprit humain. Un univers sans couleurs, sans nuances et sans différences, voilà ce qui serait véritablement « anormal » dans un monde aussi varié que le nôtre.

MÉLANIE

OUIMET

C'est la fondatrice du mouvement La Neurodiversité – L’autisme et les autres formes d’intelligence , créé en 2015, ainsi que du Salon de la Neurodiversité, de la journée mondiale de la neurodiversité et de Parents éclairés et Neuromanité. Étant ellemême autiste et maman de quatre enfants atypiques, Mélanie fait de son mouvement une exhortation à « célébrer la neurodiversité, la diversité humaine, l’intelligence sous toutes ses formes : la diversité du cerveau, corps et esprit humain, avec ses souffrances et blessures, avec ses couleurs et lumières ». En montrant que notre spécificité individuelle est exactement ce qui fait la beauté et la variété de notre monde, Mélanie souhaite donc inviter la société à « normaliser » les différences entre les êtres humains – avec une attention particulière portée aux divergences de nature cognitive – pour ensuite parvenir à les accepter. Son projet a donc un but très spécifique, à savoir de « sensibiliser la population à ces différences cognitives afin qu’elles ne soient plus perçues comme des troubles neurologiques ou des maladies mentales ».

Le papillon : symbole de la neurodiversité

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L’emblème du mouvement La Neurodiversité est un papillon coloré avec les ailes déployées, ces dernières donnant forme au symbole de l’infini. En effet, Mélanie explique que les papillons tout comme les personnes neurodivergentes sont « des êtres délicats dotés de grandes forces ». Aussi, le papillon est un animal qui représente le changement : d’abord, la chenille apparaît « frêle et chétive », puis le papillon « doit lutter de toutes ses forces pour sortir de son cocon », pour enfin se retrouver à vivre dans un environnement extérieur où il doit faire face à un grand nombre de défis et de risques. De manière semblable, Mélanie explique que « les personnes neurodivergentes grandissent doucement et se transforment. Lorsqu’elles sont pleinement épanouies, leurs couleurs se révèlent et leur vraie beauté se dévoile au monde ». Voilà donc comment « les différentes couleurs représentent l’hétérogénéité existant chez un individu », en faisant référence aux « capacités propres et uniques » de chacun. Enfin, l’infini évoque le voyage sans fin de l’esprit humain, qui évolue sans cesse. BLEU NUMÉRO

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Le salon de la neurodiversité En 2017, le premier Salon de la neurodiversité a eu lieu à Montréal, Canada. Lors de ce premier événement organisé par Mélanie Ouimet, des conférenciers, des experts et des participants se sont rassemblés pour discuter et échanger au sujet de la neurodiversité, dans le but de célébrer la variété et la richesse des divergences neurologiques. Pour aider les publics à mieux comprendre la notion de neurodiversité, Mélanie fait un parallèle intéressant entre la « neurodiversité » et la « biodiversité », en partant de l’idée que le cerveau est comparable à un écosystème. « La neurodiversité est une réalité biologique qui représente la diversité des cerveaux et des esprits humains. Cette infinie diversité provient d’une combinaison de facteurs innés et acquis qui interagissent ensemble et avec l’environnement pour former l’individualité de chaque être humain ». À partir de cette définition, il est évident que le Salon de la neurodiversité soit devenu un événement qui nous invite, de manière à la fois constante et toujours renouvelée, à normaliser les divergences neurologiques qui distinguent les individus, en acceptant le fait que celles-ci contribuent naturellement à « colorer » par leur variété et leur unicité le monde des êtres humains.

Courriel : neurodiversite@outlook.com Site web : https://neurodiversite.com/

La parentalité bienveillante Un autre domaine de recherche qui a beaucoup intéressé Mélanie Ouimet est celui de la parentalité positive. Voici ce qu’elle constate à propos de la relation entre les parents et leurs enfants : « Depuis plusieurs années déjà, les neurosciences démontrent l’importance de l’éducation bienveillante dans la vie de nos enfants. Ainsi, adopter une attitude chaleureuse, empathique et accueillante favorise le processus de développement du cerveau tant sur le plan affectif qu’intellectuel ». En particulier, Mélanie constate que les relations parents-enfant relèvent encore principalement d’une éducation autoritaire, comme l’atteste le fait que « les punitions, les systèmes de récompenses, les retraits, la répression des émotions sont encore bien ancrés dans nos valeurs éducatives ». Aussi, elle observe qu’on associe souvent les troubles neurodéveloppementaux à des « troubles de comportements » : s’il est vrai que ces comportements échappent au contrôle et à la volonté de l’enfant, Mélanie souligne la nécessité de fournir à ce dernier un soutien affectif adéquat pour qu’il apprenne à maîtriser et à canaliser ses émotions et ses réactions. Seule la compréhension, le soutien psychologique et la sécurité affective des parents et des adultes qui l’accompagnent peuvent réellement aider l’enfant dans son développement et dans sa maturation, alors que le recours à des méthodes autoritaires et répressives ne fait qu’accentuer l’anxiété, les crises, les comportements agressifs et le repli sur soi au sein de l’enfant et de l’adolescent.

CHIARA JACAZZI

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ANNYCK MARTIN

| ANN MAY | Chercheuse et créatrice, elle sensibilise à l’autisme au féminin

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nnyck Martin est une autrice talentueuse, mais aussi une chercheusecréatrice. Elle nous confie comment cohabitent en elle sa sensibilité d’artiste et son expérience avec l’autisme.

ARTICLE D'ENOLA TIERTANT

C’est en s’observant créer qu’Annyck Martin s’est aperçue d’éléments qui faisaient sa différence. Cette particularité fut confirmée, lorsqu’il y a une dizaine d’années elle se pencha sur l’autisme. Tout s’est alors aligné et elle « continue d’apprendre en créant et en cherchant ». Pour bien comprendre comment s’est déroulé son cheminement vers ce diagnostic elle nous propose son livre, Le profil d'Asperger au féminin. Elle ajoute que ce qui l’a aidée furent ses nombreuses lectures sur le sujet, mais aussi ses rencontres avec d’autres personnes neurodivergentes. Depuis son diagnostic, Annyck Martin a décidé de ne plus chercher à s’adapter à outrance à la société, et à sociabiliser comme la plupart des gens le font, pour au contraire respecter davantage ses propres besoins.

« En fait, c’est l’art en premier qui m’a révélé des éléments de mon fonctionnement. ».

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« Dans mon entourage, j’ai plusieurs amies qui sont issues de la neurodiversité, avec qui j’ai beaucoup de plaisir à échanger sur des sujets qui nous intéressent mutuellement. […] Je suis une intellectuelle créative et c’est un immense bonheur d’avoir la chance de croiser sur ma route d’autres personnes sensibles, créatives, passionnées. ». ESSENCE SINGULIERE

Pour terminer sur ce sujet, Annyck Martin nous explique brièvement que l'autisme a d'abord été remarqué chez un groupe de garçons. Ce qui en fit une neurodivergence plutôt masculine, alors qu'elle se présente d'une manière différente chez beaucoup de filles et de femmes. De plus, les attentes sociétales ne sont pas les mêmes en fonction du genre, et celles-ci ont aussi joué un rôle dans la difficulté à repérer l’autisme chez la gent féminine. L’autrice est très impliquée et engagée dans la cause de l’autisme au féminin, et sensibilise à ce sujet. Elle suggère aux femmes qui se questionnent, de rejoindre des groupes Facebook tels que : Asperger au féminin, Asperger en pyjama, ou en France le GRAAF – Groupe d’Action Autisme au Féminin.

alors référence au fait de penser et de parler en image, d’une langue primaire, qui vient avant la langue maternelle. Ma pensée est d’abord constituée en images et en sensations, que je peux ensuite traduire (ou pas) en mots. ». Elle ne travaille pas seulement avec ses images à l’échelle de la pensée, mais aussi de façon concrète à travers la photographie. Toutefois, sa démarche est « davantage une démarche de recherche-création. ». Si on souhaite découvrir ses ouvrages, il faut aussi comprendre où se situe sa plume : « Il m’importe que mon écriture soit rigoureuse, mais je ne cherche pas à ce qu’elle entre dans une case. ».

Trois œuvres : Fille des arbres , un carnet d’écrivaine et de réflexions; La crypte cassée , un essai littéraire explorant les rapports entre écriture, maladie, trauma et résilience. Enfin, Le profil Asperger au féminin , un livre de référence, coécrit avec Isabelle Hénault, dans lequel elle parle de son parcours, depuis le moment où un psychologue lui a parlé d’autisme au diagnostic.

À chaque ouvrage l’écriture fut une « aventure unique ».

Annyck Martin nous dévoile ensuite son travail artistique. En tant qu’écrivaine, elle accorde une importance capitale à la présence des images ; au sein de son processus créatif : « Je faisais

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ANN MAY À présent quelques confidences créatives.Tout d’abord, au sujet de son pseudonyme : « Ann May, est un peu comme un double ou mon alter ego ». Ce surnom l’a aidé à parler au sujet de sa différence, car elle était au départ plus à l’aise à partager via un pseudonyme. Aujourd'hui elle ne ressent plus autant le besoin de ce nom, mais continue à l'occasion de l’utiliser sur les réseaux sociaux. Pour sa signification, elle nous dit : « Ann est une partie de mon prénom. May est en référence au mois dans lequel j’aurais aimé naître. Je suis née en hiver et j’aurais aimé naître au printemps. ».

LE MAUVE Elle nous parle ensuite de la couleur mauve : « Lorsque j’ai commencé à faire des interventions publiques dans le champ de l’autisme, j’ai voulu me présenter à partir de ces aspects cachés, de les ouvrir le plus simplement du monde. Le mauve en fait partie. […] Je ne sais pas exactement pourquoi le mauve, mais je sais qu’il s’agit d’une couleur qui m’attire intensément, en priorité des autres. »

ET LES CONFÉRENCES Sa vision de l’autisme et de la neurodiversité dans le monde est très intéressante. Elle a d’ailleurs animé des conférences, car elle souhaitait faire connaître le profil féminin en autisme qui était encore trop méconnu même par des professionnels, et également apporter ses réflexions au sujet « du diagnostic à l’âge adulte ». Pourtant, au départ elle n'avait pas prévu se lancer làdedans, mais de fil en aiguille. elle fut amenée finalement à faire de nombreuses conférences. Bien qu’anxiogène pour elle, cellesci ont pu l’aider à se dépasser.

Pourra-t-on un jour arriver à un monde où ce ne serait plus aux personnes neurodivergentes de s’adapter, mais aux autres ?

Je ne pense pas que cela va arriver et je ne crois pas non plus que ce soit souhaitable. Je m’explique. Je crois que nos sociétés ont besoin de s’ouvrir à la diversité sous toutes ses formes, dont la neurodiversité et de créer de véritables politiques d’inclusion. Je suis en accord avec l’idée que la société peut faire davantage d’efforts. Par contre, je n’aimerais pas vivre dans un monde où ce sont les autres qui doivent impérativement s’adapter à moi. Pas plus que je n’aime devoir m’adapter à outrance aux autres. J’aime penser à une rencontre à mi-chemin, où chacun fait des efforts de son côté pour rejoindre l’autre..

Pour finir l’entrevue, une ouverture au féminisme s'est faite à travers cette question : Vous vous battez pour l’autisme au féminin. Par extension vous décrivez-vous comme féministe militante ? « Il y a plusieurs années, je concevais mon travail de sensibilisation comme un cheval de bataille. Aujourd’hui, ma posture est plus nuancée [...] Je me réjouis également de voir d’autres femmes autistes prendre la parole. Il y en a eu avant moi et il y en a de plus en plus aujourd’hui. J’aime voir une diversité de visages et de discours, cela offre une vision plus large et incarnée de l’autisme et de la neurodiversité. J’ai un côté féministe, mais je dirais informel. Je n’ai pas étudié le féminisme, mais y suis sensible. [...] Je cherche surtout à contribuer à créer des ponts, des passerelles entre les diverses manières d’être humain et de vivre sa vie. », nous dit-elle.

Une chose est sûre, nous ne sommes pas près d’avoir fini d’entendre le nom d'Annyck Martin alias Ann May : « Je ne suis qu’au début de mes recherches qui portent sur la relation entre la création et la neurodiversité et j’espère avoir l’occasion de les développer et de les partager. ».

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Brigitte Harrisson l’autisme expliqué aux non-autistes

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AUTRICE CONCERNÉE PAR L’AUTISME

Ce qu'il y a de pire que d'être Autiste, c'est de ne pas avoir le droit de l'être.

Si vous devez nous parler d’une seule de vos œuvres littéraires (ou deux) brièvement que vous trouverez intéressante(s) à mettre en avant dans l'article à venir, quelle(s) serai(en)t-elle(s) ? Et pourquoi ? L’autisme : Au-delà des apparences publié en 2010. Il est écrit avec la pensée autiste, il est précis, concret, détaillé, mais il n’est pas simple à lire pour un non-autiste. C’est la première version publique du manuscrit original que j’ai écrit dans les années 90 : La fragmentation cohérente intégrée , qui expliquait la structure autistique. Il va rester « la version originale » [...] qui sera publiée sous forme d’article scientifique, cette année, après trente ans !

Brigitte Harrisson est aussi impliquée dans les arts visuels, puisqu’elle a notamment un projet artistique dans le dessin. Mais ce n’est pas tout. Brigitte H. est aussi cofondatrice de SACCADE, un centre d’expertise en autisme. Leur objectif est d’offrir un service spécialisé aux personnes autistes, aux parents ou intervenants, leur mission principale est d’aider les personnes autistes à mieux se comprendre afin de développer leur potentiel personnel. Les échanges avec elle furent très pertinents étant donné son implication depuis tant d’années à cette neurodivergence.

Quels sont les retours sur votre livre L’autisme expliqué aux non autistes, et en quoi diffèrent-ils entre les lecteur.ice.s autistes et les lecteur.ice.s non-autistes ?

Pour ce qui est des non-autistes, les retours sont excellents puisque le livre est traduit dans une dizaine de langues. La grande différence est assez simple: les autistes ont dit qu’enfin, on expliquait l’autisme de façon plus claire. Et pour les non-autistes, le commentaire principal est que l’autisme se comprend enfin !

Quelles sont, si vous en avez, vos futurs projets artistiques ou non, autour de l’autisme, de la neurodiversité ou de la psychologie en général ? Et quels sont vos passions/vos hobbies ?

Mes hobbies : lecture, dessin, légo, puzzles, instruments de musique, films. Avant je faisais aussi de la miniature et de la dentelle aux fuseaux. Projets artistiques : dessiner ce que je vois par rapport à l’autiste face au non-autiste. Je dessine depuis plusieurs années et je crois que ça pourrait permettre aux non-autistes de comprendre certaines choses [...] J’aimerais que les gens cessent de se juger entre eux et qu’ils découvrent les autres mondes. J’aimerais que les préjugés tombent. BLEU NUMÉRO

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DIAGNOSTIC

autisme Qu’avez-vous à nous dire sur l’importance du diagnostic dans l’autisme, vous qui avez été diagnostiquée seulement à 39 ans ? Que pensezvous du fait que le diagnostic, notamment chez les femmes pour l’autisme, est très long et comment l'avez-vous vécu personnellement ?

Le fait de savoir qu’on est autiste est essentiel car nous portons une condition que nous devons gérer. Ne pas le savoir, c’est rencontrer énormément de difficultés. [...] Avant mon diagnostic, j’ai eu beaucoup de difficultés et après, je me suis occupée pendant dix ans d’équilibrer mon développement [...] Au moins, je peux profiter un peu plus de la vie!

Photo: Jacques Nadeau

L’autisme ne se présente pas de la même façon chez les femmes car il est dit « camouflé ». En fait, les filles autistes gardent la même distinction avec les gars que les filles non-autistes avec les gars non-autistes : notre accès à l’émotion n’est pas le même. Il est plus fluide et cela fait en sorte de « colorer » l’autisme autrement.

Vous dites qu’il n’est pas rare que des personnes autistes, malgré leurs diplômes, perdent leur travail ? Comment expliquer et tenter de résoudre cela ?

Les autistes perdent leur emploi parce qu’ils ne sont pas aidés avec leur condition autistique. [...] c’est à peu près impossible de traverser le quotidien sans connaître comment cette condition fonctionne parce que le premier piège est qu’on ne lit pas les contextes en temps direct même si les gens s’acharnent à nous montrer ça par cœur… mais ça, c’est difficile à faire comprendre… parce qu’on parle et qu’on est intelligent, les non-autistes croient qu’on apprend comme eux !

J’ai vu que vous aviez déjà évoqué le « mode survie ». Que veut dire « être en mode survie » pour une personne autiste ?

Cela signifie être en état de vigilance sans avoir accès à une qualité de vie au quotidien.

Depuis que vous exercez, pensez-vous que la psychophobie, aujourd’hui, évolue dans le bon sens ?

L’autisme est un spectre. Certaines personnes ne sont que différentes et elles arrivent à s’ajuster dans le monde, à se faire une place, dans la mesure où ce monde veut d’elles. Mais une grande proportion d’individus autistiques sont porteurs d’une condition. BLEU NUMÉRO

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LANGAGE

SACCADE conceptuel Cette condition demande une compréhension et de l’aide particulière. Sans cette aide, les autistes comme moi ne peuvent pas avancer et se payer le luxe de devenir uniquement des gens porteurs d’une « différence ». Il faut donc trouver un équilibre social où les gens dits « différents » vont trouver une place « humaine » dans une société qui a toujours de grandes difficultés à laisser entrer des différences.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le langage SACCADE conceptuel (LSC) que vous avez créé, afin de mieux comprendre les personnes autistes ? Comment avez-vous eu l’idée de concevoir ce langage et comment fonctionne-t-il ?

parce que c’est aussi la langue d’origine de plusieurs autistes. Au début de nos travaux en 2004, avec Lise St-Charles, nous avons décidé de le structurer. C’est beaucoup plus complexe qu’une simple langue : il ne sert pas à parler mais à déduire.

À l’origine, je n’ai pas créé le LSC : je le portais. C’est ma langue d’origine. Quand je discutais avec un autiste, on se comprenait

ENOLA TIERTANT

C'est ainsi, que cet échange se finit. Il est évident que nous pouvons remercier Brigitte Harrisson d'avoir accepté de contribuer avec nous, comme elle le fait depuis de nombreuses années, pour cette noble cause. Son expertise se ressent. Les réponses qu'elle vous partage ici profiteront forcément, autant à ceux qui désirent mieux comprendre la neurodiversité, qu'aux personnes autistes en quête de réponses sur elles-mêmes.

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Paul Couture et le besoin de créer

CRÉER POUR LE PLAISIR MAIS SURTOUT POUR LE BESOIN D'EXPRIMER SA CRÉATIVITÉ.

écrire, peindre, photographier, sculpter... D’aussi loin qu’il se souvienne, Paul Couture a toujours créé. Diagnostiqué à l’âge de 65 ans, il était persuadé qu’il était autiste et ce, depuis longtemps. Il se souvient, d’ailleurs, d’une tante qui, selon lui, avait instinctivement compris la différence et qui lui avait réservé chez elle un tiroir aux mille surprises. À chaque visite, il se dirigeait directement vers ce tiroir.

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Parcours de Paul Couture

Le métal depuis toujours « J’ai travaillé le métal toute ma vie, pendant 45 ans. Et puis c’est une matière qui pour moi est tellement facile. Et ça me permettait de m’exprimer. […] J’ai eu le coup de foudre pour ces créations. »

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à prendre en considération que j’ai besoin de réfléchir plus longtemps, et ça roule tellement plus vite dans ma tête que ça va me prendre plus de temps pour vous répondre, mais ça vous semblera long. Ce n’est pas une réponse toute faite, c’est quelque chose qui correspond à mes valeurs aussi. J’ai un ressenti plus fort. On vient au monde avec notre QI, et si on va chercher plus loin, c’est qu’on est plus sensible et qu’on a envie d’aller voir. Pour moi, la connaissance, ce n’est pas fixe. Une nouvelle question peut me faire me poser dix autres questions. »

Il est mécanicien machiniste de formation. Son dernier employeur, une usine de récupération de métaux, lui permettait de rester après ses heures de travail et d’utiliser tous les outils nécessaires à l’exécution de ses sculptures. Ce même employeur lui demandait même, parfois, de modifier certaines pièces d’équipement ou de corriger des modifications faites par d’autres. Il avait donc à disposition les matériaux, l’équipement, le temps et sa créativité. En 2001, il a réservé un espace et s’est donné six mois pour créer. C’est un an plus tard, lors d’une exposition, qu’il a présenté ses sculptures au public. Par la suite, il a suivi des cours pour commercialiser ses œuvres, mais ce n’était pas adapté à ses besoins de personne autiste. Il se dit luimême « sociable, mais pas social. » Il s’est donc mis à l’écriture d’un roman : « Ça m’a pris quinze ans pour l’écrire. Il n’est pas encore publié et je ne sais pas s’il va être publié un jour, mais c’est une bonne histoire. […] Écrire le roman, ça comblait aussi ce besoin de créativité, donc j’ai délaissé la sculpture. »

À l’été 2020, des gens de son quartier ont mis aux ordures de l’équipement de restaurant en acier inoxydable. « Je l’ai récupéré, découpé et puisque j’avais déjà le moule pour faire mes porte-poèmes, j’ai passé mon été à nettoyer, à redresser et à presser des porte-poèmes. » Il en a vendu quelques-uns, mais il précise que ce n’est pas le but ultime de ses créations : « J’en ai vendu, mais je n’aime pas être présent pour vendre mes œuvres. » Il crée d’abord et avant tout par besoin de créer.

Au moment où vous lisez ces lignes, il a d’autres projets qui se dessinent à l’horizon. « Je vise à terminer (nettoyer) tous mes portes-poèmes. Je songe à écrire d’autres poèmes mais j’ai besoin de trouver une place pour écrire, un restaurant ou un café. Le déconfinement va certainement aider. C’est sûr que je songe à écrire le tome deux de mon roman ». Et dire qu’il y a des gens qui s’ennuient.

Il avoue que le contact avec les gens a toujours été difficile pour lui : « J’ai vécu beaucoup de traumatismes parce que j’ai été traité différemment. Je ne comprends pas le monde comme tout le monde ; me mettre dans la peau d’une personne ordinaire, ça a été difficile. » Le livre J’ai pas les codes de Christel Petitcollin lui a permis de comprendre beaucoup de choses sur les codes non écrits qui régissent nos vies. « OK, c’est juste ça qu’ils veulent, » a-t-il découvert. Le membre du groupe Mensa précise : « Lorsque vous me posez une question, pour moi, il y a tellement de paramètres ADRIENNE SAURIOL

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Swi (Extrait du livre non publié de Paul Couture) Swi, une jeune Aranienne, court seule sur le plateau désertique du Dara. Elle semble fuir un danger invisible. Le relief s’incline, tourne et remonte, mais elle ralentit à peine. Elle reprend son équilibre, puis redouble d’efforts. Elle pousse la cadence et atteint des vitesses dépassant les deux cent cinquante kilomètres-heure. Elle a allongé ses jambes de plusieurs mètres pour filer aussi vite. Sa posture est parfaite, le haut de son corps est penché vers l’avant presque à l’horizontale. Sa méthode révèle une grande expertise pour une athlète aussi jeune. (Cette façon de se déplacer rappelle l’envol d’un oiseau à grandes pattes, cependant, cela demeure une course puisque celui qui le pratique se propulse à l’aide de ses jambes. On a surnommé cette façon de courir, le grand échassier pour évoquer sa ressemblance avec les oiseaux de cette race, les échassiers.) Sur ce plateau balayé par les vents, truffé d’obstacles, elle fonce droit devant ignorant les pièges. À quatre mille mètres d’altitude, l’air raréfié peine à emplir ses poumons. À bout de souffle, elle persiste, méprisant le danger. Soudain, la piste s’affaisse sous ses pas. Ses réflexes diminués par le manque d’oxygène, elle trébuche. Swi projetée au sol, rebondit telle une poupée de chiffon, puis s’arrête à quelques centimètres d’un précipice vertigineux. La poussière soulevée par sa chute, chassée par les vents, disparaît rapidement. Le contact avec le roc a été brutal. Malgré cela, elle s’en tire sans égratignures, sans contusions. C’est grâce à son Albirectiar, une entité agissant sur chaque cellule de son corps, qui lui permet ces prouesses prodigieuses et qui l’a protégée pendant sa chute. Il agit comme une armure rendant son porteur presque invulnérable. Toutefois, il interdit toute violence physique. Swi, allongée sur le dos, son torse monte et descend frénétiquement, cherchant à recharger ses poumons. Son cœur bat à tout rompre, provoquant un genre d’ivresse. C’est ce qu’elle voulait, ne plus penser, ne plus ressentir ce vide qui la submerge. Sa course folle l’a menée sur le promontoire de Coroné qui domine la ville de Drasabaille. Devant elle, le sol se dérobe dans un abime saisissant. Un panorama grandiose se déploie à perte de vue.

Préambule Un paysage de verdure, de mer et de montagnes majestueuses se prolonge par-delà l’horizon, comme une promesse. Si un endroit dans l’univers pouvait se comparer au paradis, ce serait la planète Arania. Pourtant, Swi est triste. La sensation de tournis se dissipe. Elle retrouve peu à peu ses esprits et doit refaire ses énergies. Elle regarde ses jambes pendant qu’elles reprennent leur taille normale. Puis elle se relève lentement et se place face au soleil, les bras écartés. Son corps se pare de longues fibres translucides qui décomposent la lumière à la manière d’un prisme. Ces paillettes s’agitent avec la brise. Dans cette lumière qui agonise, elle donne l’impression de s’embraser. Dominant le vide, elle cherche l’équilibre. Suspendue entre ciel et terre, perdue dans l’immensité du paysage, elle fuit ce vide qui l’oppresse. La civilisation aranienne vit en paix, en harmonie, depuis six mille ans, mais Swi ne trouve ni un ni l’autre. Au bout de quelques minutes, elle s’assoit, les jambes croisées. Le dos bien droit, elle pose les mains sur ses genoux, paumes vers le haut. Elle prend une grande inspiration et la relâche lentement. En même temps, elle approche graduellement l’index et le pouce de chaque main. Lorsque ses doigts se toucheront, elle devrait avoir fait le vide dans son esprit. C’est un échec. Sa course effrénée devait chasser ses pensées, calmer son désarroi. Trop d’idées se bousculent en même temps. Elle remarque que des choses étranges se produisent, toutefois, on refuse de la croire. Pire, on se moque d’elle en la qualifiant d’enfant gâtée et capricieuse. Elle recommence, inspire à fond et relâche l’air de ses poumons, le plus lentement possible. Ses doigts se rapprochent graduellement. C’est l’échec, une fois de plus, une fois de trop. Elle expire bruyamment, en marmonnant entre ses dents serrées : « Ouioué tais-toi ! » Elle redresse sa posture et essaie de nouveau. Rien n’y fait, elle attendra le coucher du soleil. Swi sait qu’elle doit redescendre, rentrer à la maison. À cheval entre ces deux univers, elle résiste, retarde ce moment en espérant autre chose. Dans ce ciel lézardé de longs cirrus, la fin du jour prend une allure dramatique. Seule sur ce cap rocheux, elle rumine sa défaite.

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SYLVAIN BERNIER

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QU’EST-CE QUI VOUS ATTIRE VERS LA CRÉATION ?

La création est naturelle chez moi depuis toujours. Ce n’est surtout pas un geste volontaire, mais bien un besoin intrinsèque à ma personnalité. Je regarde une situation, j’essaie d’en comprendre le plus possible les différents aspects et je vois apparaître des possibilités de création. C’est le cas de mon roman ainsi que de mon projet de classification des personnages de la mythologie.

COMMENT, SI C’EST LE CAS, LE FAIT D’ÊTRE AUTISTE INFLUENCE-T-IL VOTRE ART ?

Je ne pourrais pas le dire. J’ai toujours été créatif et autiste même si je l’ai su tard. Le fait de le savoir, par contre, me permet avec le temps de comprendre combien c’est un besoin auquel je me dois de tenir compte si je veux garder mon équilibre. Dans la plupart des contextes sociaux (travail, famille, relations intimes et amicales) une inhibition est toujours de mise et cela m’a toujours grandement nui de ne pas comprendre le genre de contraintes que cela impose sur les individus. Maintenant que je connais mon caractère autistique, il est plus facile pour moi d’accepter cette différence et de soit l’assumer, soit l’inhiber en sachant mieux manœuvrer dans les méandres de la folie sociétale.

QU’EST-CE QUE VOUS AIMERIEZ QUE LES NEUROTYPIQUES VOIENT DANS VOTRE ART ?

Mon roman est écrit afin d’obliger jusqu’à certains points les lecteurs à se mettre dans ma tête d’Autiste supersonique. Ce processus permet une meilleure communication avec le lecteur, neurotypique ou pas. Par contre, il ne s’adresse pas nécessairement aux neurotypiques comme tels. Bien entendu, je prends une position d’autiste en présentant les impacts que les différents comportements des autres ont eus sur mon cheminement de vie. Cependant, le résultat ne m’appartient pas du tout en soi. La vie en groupe est difficile pour tout le monde. On a souvent tendance à demander et exiger des reconnaissances, mais ceux à qui on les demande ont également leurs problèmes personnels dont il faut tenir compte. C’est exigeant de répondre constamment à des besoins particuliers, que ce soit pour les individus ou les entreprises. Cela ne peut pas se faire spontanément et surtout pas sans efforts des deux côtés. Et parfois, c’est la personne autiste qui doit faire un plus gros effort. Par exemple dans mon cas, certains postes que j’ai occupés ou convoités n’étaient pas adéquats pour mes capacités. Il faut donc que je l’accepte et que je comprenne les enjeux autant pour moi que pour les autres dans mon insertion dans un contexte de travail.

QU’EST-CE QUE VOUS AIMERIEZ QUE LES NEUROTYPIQUES COMPRENNENT DE L’AUTISME ?

Le plus important, c’est que chacun peut contribuer à sa façon. Que parfois, les ajustements somme toute mineurs qui sont requis pour devenir inclusifs peuvent être bénéfiques pour tous. Par exemple, réduire l’ambiguïté et le niveau de stress. Bref, il faut ouvrir un dialogue non confrontant, car il est utopique de penser que, parce que la volonté y est, cela se fera aisément.

COMMENT SOUHAITERIEZ-VOUS ÉDUQUER LES GENS À LA NEURODIVERSITÉ ?

Je crois que la tolérance s’obtient par des mesures sociales qui permettent une certaine homogénéité à partir de ce qui est commun à tous. L’humain, autiste ou non, craint ce qui est différent. D’où le racisme, la mise au rancart de certains par moments. La seule façon de faire autrement, c’est de continuer à souligner l’existence de ces individus particuliers que sont les autistes et de leur faire une place dans les médias et autres sans tomber dans le caricatural, ce qui est malheureusement trop souvent le cas.

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R MAGAZINE Extrait de son autobiographie « Anna Graham : Épopée poético-poïétique »

Cet arbre donc, comme sa vie, des racines tordues telle l’âme de Sade *, des branches de grandes dames et un tronc flagellé par de nombreux drames . Ce qu’a vécu cet être ligneux*, malheureux, seul sur sa côte , elle l’ignore, tout ce qu’elle a pu constater c’est ce que cela lui avait coûté . Par contre, le derme de son histoire à elle, râpé au point de ressembler à une pauvre mal parée , dont elle connait la moindre gerçure, rien maintenant ne le répare puisque grossièrement sculpté à la rapière *. Excalibur* et Joyeuse* n’ont pas fait autant de ravage que cet arsenal mobilisé par la vie afin de marquer une de ses enfants dans sa chair — Acté* offerte aux fauves a reçu un meilleur sort — bien faible cadet * à l’uniforme décati et au cœur trop délicat pour cette bataille à forces inégales. Il aimerait bien le voir éditer sur la liste Oulipou sous le pseudonyme de l’engigogneur. Alors si vous avez bien compris c’est qu’il a mis la lettre qui était de mise et tout ça, sans faire de rimes. Alors mille mercis M. Bernier ! Nous avons, d’ailleurs, rencontré M. Bernier lors d’une des soirées d’« Aspis rencontres ». Il a, volontiers, partagé avec nous ce sur quoi il travaille en ce moment soit un système de classification/catégorisation des personnages mythologiques. Avec ses milliers d’entrées, il situe dans le temps ces dieux et héros à partir de centaines d’œuvres écrites au fil des siècles. Il travaille aussi sur son autobiographie qui contient beaucoup de références à la mythologie. Lecteur assidu, M. Bernier passe beaucoup de temps dans ses livres ou dans ses cahiers d’écriture. Il admet qu’il peut facilement passer vingt heures par jour dans ses bouquins. Lorsqu’un mot suscite plus d’intérêt que d’autres, il le note et l’utilise dans sa rédaction. Chaque mot lu dont la signification est incertaine a droit à une petite recherche. Chaque mot écrit porte un poids par son écriture. « Le texte repose sur un exercice mental basé sur des mots gigognes. Comme le nom l’indique, à l’instar des poupées russes dont ils tirent leur nom, ces mots s’imbriquent les uns dans les autres (FI-FIL-FILE-FILLE-SIFFLE). Afin de conserver une cohérence au travers du texte, chaque phrase contient au minimum trois mots gigognes qui vont toujours du plus court au plus long. Le dernier contenant tous ceux qui le précèdent. Afin de bien faire ressortir ces mots, ils sont fortement accentués . La raison en est fort simple, lorsque je lis, je les vois, ces mots, parmi les phrases que parcourent mes yeux et je m’arrête parfois pour en faire l’analyse. Premier moyen pour vous faire VOIR comment je lis. »

Donatien Alphonse François marquis de Sade (1740-1814) homme de lettres français longtemps voué à l’index en raison de la part accordée dans son œuvre à l'érotisme et à la pornographie, associés à des actes de violence et de cruauté. Une plante ligneuse est une plante qui fabrique en grande quantité des lignines, macromolécules organiques donnant à la plante sa solidité, et dont le bois est le principal matériau de structure. Épée à lame longue et fine dont on se servait dans les duels. Épée magique légendaire du roi Arthur dans la légende arthurienne Nom de l'épée du roi Charlemagne (V.742-814) dans la Chanson de Roland, poème épique du XIe siècle. Roman d’Alexandre Dumas père (1802-1870) paru en 1839 dans lequel Acté est envoyée dans la fosse aux lions, mais sauvée par un ami de Saint-Paul. Soldat encore en formation. Usé par l’âge ou le temps.

ADRIENNE SAURIOL

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Valérie CloutierCadieux, du sourire et des mots Lorsque vous regardez la page de Valérie, vous ne pouvez pas vous empêcher de sourire. Cette jeune femme de 25 ans écrit et dessine afin d’exprimer ce qu’elle « voit dans sa tête ». En tant qu’artiste autiste, elle souhaite éduquer les gens à travers son art et faire voir aux neurotypiques l’importance de la diversité. Diagnostiquée à l’âge de treize ans, elle admet qu’il est difficile de se faire diagnostiquer plus tôt lorsque l’on est une fille. Selon le site Autisme info service, les filles auraient « une meilleure capacité d’adaptation, ce qui aurait pour effet de retarder le diagnostic ». C’est sa mère qui, en fouillant sur internet, aurait trouvé des indices et l’aurait amenée vers un psychologue afin qu’il pose un diagnostic.

« J’ESSAIE D’ÉDUQUER LES GENS À TRAVERS MON ART. »

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Qu’est-ce que vous aimeriez que les neurotypiques voient dans votre art ?

La beauté et surtout l’importance de la diversité, je crois !

Qu’est-ce que vous aimeriez que les neurotypiques comprennent sur l’autisme ?

Beaucoup de choses. J’aimerais qu’ils nous acceptent et sachent que nous n’avons pas besoin de talents particuliers pour être acceptés et que nous ne sommes pas tous des « savants », mais que nous sommes tous humains, que nous avons tous nos défauts et qualités, que nous sommes aussi divers qu’eux. Bref, nous avons droit à la vie autant qu’eux.

Comment souhaiteriez-vous éduquer les gens sur la neurodiversité ?

En étant moi-même et en leur montrant que oui, nous sommes différents d’eux, mais que ce n’est pas une mauvaise chose et que tout le monde apporte sa part « à la table », comme on pourrait dire. Je suis aussi quelqu’un qui fait des actes de gentillesse, donc je crois que cela pourrait aider aussi.

Comment le fait de faire partie d’une collectivité comme Aut’créatifs vous aide-t-il ?

En faisant partie d’une collectivité, on peut faire des projets que nous ne pourrions pas faire seuls. On se sent moins seuls également, et il y a plus de voix qui peuvent parler de l’autisme, les gens entendent un peu plus nos voix, et l’on est toujours plus forts ensemble.

J’ESPÈRE QUE LA PAIX TROUVERA TOUJOURS SON CHEMIN VERS VOTRE CŒUR ET CEUX DE VOS LECTEURS. PASSEZ DE MERVEILLEUSES JOURNÉES ! ADRIENNE SAURIOL

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Extrait d’un poème (gagnant d’un 3e prix) : Pour Exister

Tu as poussé ton premier souffle Ignorant le monde autour, Ceux qui t’entourent, Leurs mots d’amour Et après ton énième souffle, Tu as réalisé Que pour exister Il te faut crier Crier Qui tu es, Beau ou laid, Que tu t’accroches aux cœurs Que tu aimes avec passion et ardeur, Avec dignité, Faire face À ceux qui t’ont en horreur, Que fasse surface Ta paix intérieure.

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Lucila Guerrero artiste autiste aux mille facettes

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IL EST DIFFICILE DE CERNER L’ÉTENDUE DU TALENT DE LUCILA GUERRERO. ELLE EST, À LA FOIS, PHOTOGRAPHE, PEINTRE, AUTEURE, CONFÉRENCIÈRE ET MILITANTE POUR LA RECONNAISSANCE DES PERSONNES AUTISTES.

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Sur son site, vous trouverez des photographies en noir et blanc qui démontrent son souci du détail. Sous la rubrique Peintre numérique , vous serez surpris.ses par l’aspect flou, coloré et expressif de ses toiles. Tout à coup, avec ses cartes virtuelles, vous aurez une envie folle de sourire à cause de la composition des images et l’importance apportée aux détails. On peut vraiment dire qu’elle a l’œil. Diagnostiquée en 2010, Lucila a dû prendre du temps pour elle afin d’intégrer son passé. Le professionnel qui l’a évalué l’a aussi encouragé à aller de l’avant. C’est par l’entremise d’Aut’Créatifs dont elle est une cofondatrice qu'elle a pu être rejointe. Lucila crée pour assouvir un besoin de communication et de transmission d’un message. L’art, pour elle, est devenu un outil de revendication qui lui permet « à la fois d’être authentique et de proposer des réflexions sur la nature humaine ».

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POURQUOI AVOIR FONDÉ AUT’CRÉATIFS ?

Par son art, Lucila aimerait, comme elle le dit si bien elle-même, transmettre « la reconnaissance positive de l’autisme de même qu’une invitation au dialogue afin de mieux nous connaître ». Elle ajoute : « J’aimerais tisser des liens, briser des mythes comme celui où la personne autiste n’aurait pas d’imagination. Nous pouvons être créatifs, quel que soit le domaine. J’aimerais rappeler que la nature nous a fait uniques, nous les êtres vivants. Alors, il n’y a pas une seule ou meilleure façon d’être et l’autisme fait partie de cette diversité naturelle. L’autisme n’est pas une maladie à guérir ni un fardeau sur nos épaules et il n’existe pas un traitement pour l’autisme autre que le respect et la bienveillance. Comme n’importe quelle personne, les autistes peuvent rire et s’épanouir lorsqu’ils sont bien, dans un environnement adéquat. Donc, sachant que les autistes doivent surmonter des défis aux quotidiens parce qu’ils sont entourés par une majorité qui communique et interagit différemment, nous pouvons demander à la personne autiste ce que nous pourrions faire pour qu’elle soit à l’aise, valider et respecter ce qu’elle nous dit ». La compréhension de Lucila de la neurodiversité est la suivante : « La neurodiversité, par sa définition, est la diversité des cerveaux et des esprits dans l’espèce humaine. C’est un fait naturel, comme la biodiversité. La neurodiversité est une caractéristique de l’humanité et nous appartenons, tous, à la neurodiversité. On attribue la création de ce terme à Judy Singer, sociologue et militante autiste. Le modèle de la neurodiversité célèbre le fait que chaque personne est unique, de la même façon que nous sommes uniques de l’extérieur (par notre apparence physique), nous le sommes de l’intérieur. Il propose aussi d’accepter l’être humain tel qu’il est et de faire une révision approfondie de nos croyances, de la terminologie, de nos approches et de l’appliquer dans nos relations interpersonnelles, et ce, dans tous les domaines. Ces idées ont favorisé l’émergence de la neurodiversité qui est un mouvement en faveur de la justice sociale pour les personnes neurodivergentes. Ce mouvement n’a pas de dirigeant et il évolue grâce aux réflexions des militants de plusieurs pays. »

Notre idée était de prendre la parole pour remplacer un discours faux, négatif et même déshumanisant à propos de nous et de diffuser, à la place, un discours provenant de notre propre ressenti pour la valorisation de personnes autistes en tant qu’êtres humains à part entière et l’acceptation de l’autisme comme une façon naturelle d’être, d’une partie de l’humanité. Alors, Aut’Créatifs, association de personnes autistes bénévoles, est né en 2013 et il est devenu un organisme sans but lucratif en 2015. Nous avons publié un livre collectif qui s’appelle Notre Richesse mais aussi un guide sur la terminologie respectueuse de l’autisme, des communiqués et bientôt une revue bisannuelle.

CONTACT

Site web

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Avec les années, son

première fois, en 2016. Le

implication sociale est devenue essentielle :

«

rétablissement est une Depuis

approche centrée sur

quelques années, cherchant à

l’individu et la relation

mieux connaître les facteurs

humaine. Son objectif est de

de fragilisation de la santé

faire progresser la personne

mentale des personnes

aidée vers un plus grand

autistes, c’est surtout l’aspect

bien-être et une meilleure

social de l’autisme qui

qualité de vie en tenant

m’intéresse, et plus

compte des réalités

particulièrement la

particulières qu’elle vit. Cette

problématique de la

formation s’accordait

stigmatisation, de l’exclusion

étroitement avec mes

et de la normalisation de ces

principes, étant déjà

personnes. Je m’intéresse

convaincue que l’écoute, le

aussi au vécu de leur famille

respect et la valorisation de

et de leurs proches, car ces

la personne et de ses

personnes aussi vivent du

spécificités peuvent favoriser

stress, de l’incompréhension,

une évolution positive. Mon

des jugements et de

stage en équipe clinique a

l’isolement. C’est dans ce

été indéniablement riche en

contexte, réfléchissant à mes

apprentissages d’histoires

projets, que j’ai commencé à

humaines et il m’a permis de

me demander comment

confirmer que j’étais sur la

concilier mes différentes

bonne voie. Je suis également

compétences, mon intérêt

mentore pair-aidante,

pour la recherche, mes

étudiante en sciences

projets artistiques et mon

sociales et collaboratrice de

action sociale, afin de mettre

recherche en autisme

».

tout cela au service de ma communauté, dans le respect de la personne que je suis

«

devenue. Un professionnel du

autiste. Vraiment aucune.

milieu de l’autisme m’a alors

Zéro.

mise au courant d’une

Nous sommes d’accord, je

formation qui pouvait s’avérer

crois.

fort pertinente pour moi : le

Par contre, tout auteur de la

programme de mentorat de

violence silencieuse ou

rétablissement pour pairs-

bruyante qui sévit contre eux,

aidants en santé mentale que

les autistes,

le département de

qu’il soit un système, un

psychiatrie de la Faculté de

groupe humain, une

médecine de l’Université de

collectivité, ou encore un

Montréal offrait, pour la

autre être humain,

Il n’y a aucune honte à être

lui, oui, il devrait avoir honte.

» Extrait de Aimer dans l’imbroglio, 2018

GUERRERO, Lucila. Aimer dans l'imbroglio. Québec : Bibliothèques et archives nationales du Québec, 2018. ISBN 978-2-9817379-1-5.

ADRIENNE SAURIOL

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VALÉRIE JESSICA LAPORTE

DANS L’OBJECTIF PHOTO

« Les imprévus sont des désordres de l’univers. Ils ne me plaisent pas. »

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Parcours EN LIGNE DROITE, À POIS ET EN POINTILLÉ

« La musique est un morceau d'art qui va droit au cœur. »

Dès que l’on commence l’entrevue avec Valérie Jessica, on ressent une énergie électrique traverser l’écran. Son parcours est en ligne droite, à pois et en pointillé. Présente sur les réseaux sociaux, comme elle le dit si bien : « J’ai de la jasette ». Dès son plus jeune âge, Valérie Jessica aimait créer. Elle se souvient de ses premières expériences photographiques : « J’essayais de photographier des choses telles que je les imaginais et j’ai pris des escaliers, des souliers..., des séries et c’était une horreur parce que je n’avais pas la maîtrise technique. Ce que je voulais faire, je ne le voyais nulle part. Je voulais le faire pour moi, pour me faire du bien, mais je n’étais pas capable ; alors, j’ai fait des illustrations sur du papier quadrillé. Je me faisais beaucoup de trucs répétitifs, c’est pour cela que les pois et les lignes me plaisent beaucoup. » Le temps passe et l’intérêt de Valérie Jessica pour la photographie ne fait que croître : « Je suis allée faire un stage en forêt avec un des fondateurs du Collège Marsan. Il offrait des cours privés et semi-privés et je me suis retrouvée dans le bois avec un groupe à faire ce stage. Il nous parlait de photographier ce que l’on aime vraiment, il nous parlait des plages de perceptions. Alors je me suis dit que j’avais le droit, qu’on était à la bonne place pour les découvertes. Il fallait faire un triptyque comme un portrait de soi et les gens se prenaient de plain-pied. Mais moi je prenais des détails de moi-même parmi cette nature-là. Là, j’avais l’appareil et l’expérience. J’étais capable de recréer ce que j’avais vu. J’ai fait comme je le voyais, je lui ai montré et il a fait : Wow ! J’ai vu que cela parlait et que je pouvais faire quelque chose avec. Cela me permettait aussi de mettre des mots sur ce que l’on ressentait avec ces images-là. »

Par la suite, la photo abstraite a pris de plus en plus de place. Valérie Jessica ne se voit pas faire du studio de façon statique. Elle veut capter le moment où la personne est assez détendue pour être vraiment elle-même. « Quand j’arrive à montrer un morceau de vie, je veux le montrer comme je l’ai vu. Je me fais oublier, cela peut prendre du temps. Il faut que ce soit des interactions normales puis, je vais l’attraper comme moi je le vois et comment on veut me le montrer aussi. C’est fou ce que cela me fait. Supposons que vous avez une interaction avec une autre personne, pour ma part, je regarde le monde respirer et quand la respiration se bloque un peu, juste avant leur réaction ultime, c’est là que j’essaie de capturer le moment ».

Photo : Hélène Claveau

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.. Valérie Jessica pratique un métier qu’elle dit adorer : le design graphique. Encore là, elle a sa propre vision de ce que cela devrait être. Elle croit que le designer graphique se doit d'être, à la fois, créatif et rassurant. Ce dernier ne doit pas se renouveler à chaque fois. Il doit comprendre le produit et s’assurer qu’il n’y a que le nécessaire afin que le message passe clairement. « En général, tout est désordonné. J’ai besoin que cela soit clair et épuré tout autant que lors d’une composition en photographie et c’est pareil en design graphique. Je veux que l’on comprenne, je nettoie l’univers et je le remets tout propre ». Elle travaille, d’ailleurs, actuellement avec un client qui lui demande beaucoup de créativité. Elle adore et dit qu’elle sait s’adapter aux besoins du client. Diagnostiquée il y a six ans, à l’âge de 38 ans, elle raconte : « Tout le monde me le disait et je ne voulais rien savoir. Je me suis fait une amie qui travaillait là-dedans et qui m’a convaincue d’aller me faire diagnostiquer au privé. Après, cela me revenait de le dire aux autres ou pas. Comme j’avais eu de mauvaises expériences avec des médecins qui voulaient me médicamenter pour certaines de mes difficultés, je ne voulais pas cela parce que la médication ne me convient pas, elle m’éteint totalement. »

« La psychologue que j’ai vue m’a rassurée en me disant que c’était correct que je n’aurais pas de problème si mes comportements étaient adéquats. J’ai commencé ensuite à lire et 75 % des descriptifs me correspondaient. Quand j’ai décidé de le dire à mon entourage, personne n’était surpris. Mais, d’autres disaient : “ C’est ça l’affaire que t’as ! ”. Il y a eu un choc dans ma propre vision à l’époque car, avant, je disais que j’étais le résultat de trucs négatifs. Lorsque j’ai compris que certaines choses faisaient partie de moi et que j’ai commencé à être plus moi-même, certaines personnes n’ont pas accepté cela et j’étais sur le point de craquer, mais je suis allée voir une psychoéducatrice spécialisée en autisme et après, c’était progrès après progrès, » confie-t-elle. Celle-ci lui a permis de réaliser ce qui était important et comptait vraiment pour elle-même. Elle s’est faite une grille de valeurs avec laquelle elle prend ses décisions importantes. Elle admet qu’elle était plus rigide auparavant. Maintenant, elle se permet des zones où elle sait qu’elle peut contrôler.

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. Valérie Jessica devait, lorsque la pandémie a commencé, faire la promotion de son livre Méconnaissable à des émissions comme Salut Bonjour et Deux filles le matin. Espérons que cela ne soit que partie remise. Entre-temps, elle se fait des entrevues bidon sur TikTok afin de développer « ses compétences parallèles ». Plusieurs de ses photos se retrouvent sur le site de vente Gallea. Comme vous avez pu le constater, elle en a de la jasette.

Le trois, c’est le perdant dans la victoire, le trois, c’est le surplus rejeté par la paire, le trois, ça menace toujours de tomber sur le dos, c’est l’infini tranché du tiers, d’une amputation verticale et déséquilibrée, le trois, c’est phonétiquement la guerre, le trois vient juste avant l’élan obligé, je déteste le trois.

Extrait de « Méconnaissable »

ADRIENNE SAURIOL

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IRIS MARTINEZ ENTREVUE AVEC « LES MULTIPLES FACETTES »

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AUTEURE DE LIVRES POUR JEUNES ADULTES ET ENFANTS, IRIS MARTINEZ FAIT DE LA PHOTOGRAPHIE, DU DESSIN, DE LA PEINTURE, EN PLUS DE CODER. ELLE TRAVAILLE AUSSI POUR MYELIN, ENTREPRISE QUI CONNECTE LES CHERCHEURS SCIENTIFIQUES, LES PRATICIENS E T L E S P E R S O N N E S S ’I N T É R E S S A N T À L A S A N T É MENTALE. DE QUOI LA TENIR OCCUPÉE! ELLE A TOUT DE MÊME PRIS LE TEMPS DE RÉPONDRE À NOS QUELQUES QUESTIONS.

Qu’est-ce qui vous attire vers la création ?

J’ai toujours aimé écrire et dessiner. C’est naturel pour moi d’inventer des histoires et de chercher à les exprimer. C’est aussi un moyen de faire sens de mes expériences physiques, émotionnelles, sociales, de les ordonner et de les communiquer. Pendant longtemps, puisque j’étais très solitaire, lire, imaginer et écrire étaient des refuges qui me permettaient de mieux comprendre le monde social et de mieux me comprendre. Je me suis, plus tard, intéressée à la photo, comme moyen de me réapproprier le monde physique. J’ai publié un roman et quelques petits livres, et j’essaye de professionnaliser ma pratique de la photo. Je ne saurais pas dire ce qui m’attire spécifiquement dans la création, dans la mesure où c’est une chose instinctive.

Même si j’ai toujours pratiqué des activités créatives, j’ai toujours eu tendance à garder mes créations pour moi, un peu à cause de l’aspect thérapeutique de l’art pour moi, mais aussi parce que je trouve épuisant l’aspect social, voire politique, de la diffusion et de la promotion. J’ai envie d’être lue et regardée pour partager un peu mon univers, mais sortir de mes cercles amicaux demande un effort que je me contrains à fournir (vivre de la création est un vieux rêve, dont je suis un peu revenue, car je ne voudrais pas me retrouver obligée de produire pour maintenir un niveau de vie). Je trouve intéressantes les initiatives qui visent à donner un peu plus de visibilité aux créateurs.trices autistes, et je vous remercie pour votre série d’articles.

Qu’est-ce qui vous a dirigé vers une évaluation ?

J’ai remarqué assez tôt que j’étais en décalage avec les autres. J’ai toujours eu du mal à me mêler aux enfants de mon âge et j’étais très solitaire. Je lisais beaucoup pour compenser et me tenir compagnie. À l’époque, on pensait simplement que j’étais « bizarre » ou « mal élevée ». Un premier diagnostic de douance a aussi servi d'explication générale, mais insuffisante à mes

particularités. Le mot « autisme » est apparu plus tard dans ma vie. Ma mère a commencé à avoir des soupçons vers mon adolescence, mais il a fallu encore quelques années avant que j’obtienne mon diagnostic, à 25 ans.

Avez-vous trouvé des gens pour vous aider à la suite de votre diagnostic ?

Oui et non. Lorsque j’ai obtenu mon diagnostic, j’avais déjà trouvé des moyens de m’aider moimême depuis longtemps et n’avais plus vraiment besoin d’appui ou d’outils extérieurs. Ceci dit, avoir un diagnostic m’a permis de mieux me présenter et m’affirmer auprès des autres et de me sentir plus légitime à être celle que je suis. Cette confiance en moi renouvelée, en retour, m’a permis de trouver des gens qui m’acceptent telle que je suis. BLEU NUMÉRO

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Qu’est-ce que vous aimeriez que les neurotypiques regardent dans votre art ?

L’autisme m’influence de façon diffuse. C’est ma vision du monde qui transparaît dans ce que je produis, et cette vision est intimement liée à mon neurotype, puisque la création m’aide à ordonner mes pensées. Ceci dit, ce que je fais ne peut pas être résumé à mon autisme. Même si je revendique mon statut d’artiste autiste, je préfère qu’on regarde ou lise ce que je produis comme des œuvres réalisées par une artiste qui s’avère être autiste, plutôt que par l’autisme. En d’autres mots, je trouve important de préciser que je suis autiste pour montrer que les autistes peuvent tout à fait être créatif.ve.s et pour montrer un exemple – parmi d’autres – de sensibilité autiste, mais il ne faudrait pas « fétichiser » l’autisme comme souffle créateur.

Qu’est-ce qui vous a amenée vers le groupe Aut’Créatifs ?

Je trouve que l’expression artistique est un bon moyen d’ouvrir les portes d’univers à la fois semblables et différents. La création artistique est un terrain de rencontre et de communication qui aide à faire tomber les cloisons et les préjugés. On peut se rassembler autour d’une œuvre qui nous parle.

Comment souhaiteriez-vous éduquer les gens à la neurodiversité ?

De façon assez classique en les montrant que ce n’est ni une maladie ni une tare et que ce n’est un handicap que dans la mesure où beaucoup de structures sociales y sont peu adaptées.

J’ai entendu parler d’Aut’Créatifs par les actions de sensibilisation menées par certains membres et j’ai été ravie du concept. Je voulais pouvoir échanger avec d’autres personnes autistes et artistes, par curiosité et par envie d’appartenance. Au final, avec ou sans participation active de ma part, le simple concept d’un regroupement militant de personnes autistes et d’artistes me semble essentiel et je voulais y apporter mon soutien.

Allez aussi jeter un coup d’œil à ses œuvres sur Instagram afin d’apprécier l’étendue de son univers créatif.

ADRIENNE SAURIOL

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IMAN CHAÏR Artiste en sens et couleurs

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Iman Chaïr est une artiste et photographe à l'univers coloré tant original que varié. Autiste et passionnée par l'art, elle nous convie à travers ses œuvres à découvrir un travail artistique personnel, singulier et sensoriel, teinté par sa personnalité, ses intérêts et sa sensibilité. R Magazine est allé à la rencontre de cette artiste pour qui l'art est partie intégrante de sa vie :

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis une photographe marocaine résidant à Casablanca, une nord-africaine arabophone, francophone, anglophone et hispanophone. Originaire de Tanger, ville au passé international (située sur le Détroit de Gibraltar, à 13 km de l’Espagne), je me sens plutôt comme une citoyenne du monde.

Est-il possible de nous parler de votre neuroatypie ? Quel a été votre parcours dans la découverte de votre neuroatypie ? Comment et quand l'avez-vous découvert ? Ce que vous avez constaté ? Ce que cela à changer pour vous dans votre vie ? Comment l'appréhendez-vous ?

En sondant et explorant l’autisme de mon fils, je me

suis rendue compte progressivement que j’appartenais à cet univers des neuroatypiques, que je pensais en images et en sons. Toutes les questions que je me posais depuis toute petite à propos de mon fonctionnement ont eu enfin des réponses. Cela m’a rassurée. Être neuroatypique, être autiste, c’est aspirer son environnement, c’est s’imprégner des couleurs, des odeurs, des mots, c’est penser avec ses sens jusqu’à l’usure. Et selon Hans Asperger, pour réussir dans la science et l’art, une pointe d’autisme serait essentielle. Cependant, je tiens à rappeler que le spectre de l’autisme est large et qu’il y a évidemment des autismes et certains sont parfois lourdement handicapants. Pour ma part, je ne suis pas dans la maladie, c’est juste que je ressens le monde différemment, je le ressens avec acuité. Mes perceptions sensorielles peuvent être envahissantes mais en même temps, elles peuvent devenir un atout et se transformer en belle force pour mon art.

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art Quel est votre parcours dans l'art et en particulier la photographie ?

Je suis une artiste autodidacte. Et parfois, qui dit neuroatypique, dit artiste, dit autodidacte. En effet, plus je m’éloigne des systèmes académiques et de la compétition, plus la vie est agréable et facile. Mon leitmotiv est : apprendre sans contraintes, apprendre en observant, en absorbant le monde qui peut être si doux et si beau, apprendre pour créer. Créer pour partager, pour échanger pour mieux comprendre le monde. Telle est ma devise ! Néanmoins, j’ai eu au départ un parcours qui répond à la « normalité ». J’ai fait des études universitaires et ai obtenu un Master en Négociation Commerciale Internationale à la Sorbonne Nouvelle à Paris. Je n’ai pas exercé longtemps dans le monde de l’entreprise puisque j’étais happée par une autre force, celle de la magie des couleurs, de l’image, de la photo.

Quelle est votre vision de l'art, comment se déroule votre processus de création ? Quelle place occupe l'art dans votre vie ?

L’art est un mode d’expression à part entière, c’est un mode de communication. Je crée pour soulager mon âme en offrant des émotions à qui sait bien les percevoir : je m’exprime donc je suis. L’art est omniprésent dans ma vie puisque mon environnement est pictural, coloré, musical, olfactif. Je me nourris de ce que je vois, de ce que j’entends, de ce que je sens.

Avez-vous des thèmes de prédilection, des motifs récurrents, un leitmotiv ?

Mon regard s’arrête souvent sur un détail se focalisant sur un objet, une personne, une ambiance. C’est au gré des envies et des périodes de ma vie que les thèmes se succèdent. Je ne me cantonne pas à un seul univers. J’aime aussi allier le texte à la photographie ; il y a également des motifs presque obsessionnels, comme les pois et les rayures, que j'intègre parfois dans mes clichés. Une autre passion c’est photographier les États-Unis car cela me renvoie à mon enfance et mon adolescence marquées par les scènes de films américains que je regardais tant. Il est clair que de mon travail photographique, ressort une identité, un style. En ce moment par exemple, je suis dans une démarche très vintage. En fin de compte, je laisse libre cours au spectateur de se faire sa propre idée.

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Faites-vous parfois des commandes ou des séries de photographie à destination d'un thème pour une exposition ou une demande extérieure ? Ou bien des collaborations ?

Il y a AUTISME EN COULEURS , titre de l’une de mes expositions phare, une exposition à la fois artistique et pédagogique qui a été réalisée en collaboration avec une association. J’avais pris en photo des enfants autistes dans leur quotidien et leur beauté dans le but de dévoiler une facette colorée de l'autisme, pleine d'espoir et proche de la réalité. Je travaille à la demande sauf si l’on me donne entièrement carte blanche, j’ai cette particularité d’être complètement libre dans mes choix, je fonctionne selon mes coups de cœur.

Quels sont les artistes ou personnalités qui vous inspirent ?

Il y en a tellement, la liste est longue ! Spontanément, je répondrai les photographes Guy Bourdin, William Eggleston et Jose Maria Navia ainsi que le réalisateur Michel Gondry.

Avez-vous constaté des divergences et particularités dans votre rapport à l'art et dans votre processus de création relatif à votre autisme ?

Lorsque je crée, je dois être seule, complètement immergée ! Il est très difficile pour moi de le faire en équipe. J’ai même réalisé des court-métrages avec mon smartphone sans l’aide de personne : L’A…TISTE , LE CHAPEAU MAUVE ou encore Mia sont visionnables sur YouTube. Mais, une fois le travail fini, je ne m’isole plus, je partage mes œuvres avec le public, au plus grand nombre si c’est possible. Échanger avec les autres devient alors une nécessité, une priorité.

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R MAGAZINE

Avez-vous des projets à venir ou que vous aimeriez réaliser ?

Mes rêves sont nombreux et donnent souvent naissance à des projets. Récemment, j’ai suivi une formation en Photographie Thérapeutique, un concept nouveau dans le monde qui fait appel à la photographie pour l’exploration de soi, pour une meilleure connaissance de soi. Et comme je me considère comme une penseuse visuelle, je voudrais me transformer en « panseuse » visuelle pour les autres. Depuis peu, je propose des ateliers de photographie thérapeutique où la photo va déclencher les mots dans le but de soulager les maux ! Enfin, réaliser un long-

métrage reste mon souhait le plus fou avec comme thématique l’autisme : une fiction où le personnage principal serait une femme aspie. Á suivre !

Merci Iman pour ces confidences. Pour finir, comment est-il possible de vous suivre, de voir vos photos ?

Je vous dis tout simplement bienvenue sur mon site.

CONSTANCE LEMAIRE

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CINÉMA

L'autisme avec humour et émotions LAURA BONNIEU

Les chaussures de Louis est un court métrage réalisé en 2020 par Marion Philippe, Kayu Leung, Jean-Géraud Blanc et Théo Jamin, quatre étudiants de l’école du film d’animation 3D, MoPA, située à Arles, dans le sud de la France. Il raconte l’histoire d’un petit garçon autiste de huit ans et demi, prénommé Louis, lors de son premier jour dans une nouvelle école.

Ce film image le monde de Louis, ce monde doux et peu ordinaire. Il met en couleurs sa vie, racontée, dos au tableau noir, lors de sa présentation face à ses nouveaux camarades de classe. C’est un moment important pour Louis, car il souhaite que les autres élèves le comprennent au lieu de l’exclure. Il va conter sa vision unique du monde et prévenir de ses spécificités sociales, à commencer par son aversion pour les salutations corporelles ou les contacts visuels. Les chaussures de Louis , c’est la vie de Louis à travers ses yeux, autant dans le scénario que dans le choix des plans. En effet, les prises de vue sont faites par le sol ou au niveau du visage de l’enfant. Nous savons que Louis n’est pas à l’aise de regarder les personnes dans les yeux : c’est pourquoi les plans évitent les regards des protagonistes secondaires. En quelques mots, Les chaussures de Louis, c’est la vie de Louis à travers ses yeux.

« À l'époque, je ne savais pas encore que j'étais autiste. Mais être différent des autres n'est pas plus bizarre que de vouloir entrer dans un moule », explique Louis.

- Louis BLEU NUMÉRO

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L’écolier est sensible aux bruits, aux mouvements, à la lumière et à l’imprévu. Il est autiste et a besoin de repères et de rituels pour se sentir bien. Ce qui le suit d’école en école, ce sont ses chaussures bleues à scratch ; elles sont le fils conducteur de l’histoire. Il en prend soin et « elles sont toujours là pour le remettre sur pieds. » Elles l’aident à supporter son environnement sensoriel notamment celui de l’école qui est très riche en stimulations. Les mots ne sont pas trop forts si l’on dit que, sans ses chaussures, Louis est perdu. Son « palais mental », comme il est illustré dans le film, s’assombrit et se renferme. Les artistes ont expliqué qu’ils ont choisi les chaussures comme objet rassurant, car elles symbolisent la marche et le chemin à parcourir. En cinq minutes, Louis expose, avec sa voix d’enfant, son univers de manière poétique et mélodieuse. Il nous propose de le découvrir et de le comprendre. Nous ne pouvons qu’avoir de l’empathie pour lui. Dans la revue éditoriale disponible sur leur site, les coréalisateurs expliquent : « Lorsque le public voit de quelle manière Louis surmonte ses difficultés, avec courage et sincérité, on espère que cela peut trouver écho chez les gens… même ceux qui ne sont pas autistes, et leur permettra d’avoir le courage d’accepter et de comprendre. » Nous croyons que le défi est relevé haut la main !

« Être différent des autres n’est pas plus bizarre que de vouloir entrer dans un moule. »


Au-delà du magnifique travail créatif et esthétique, les quatre étudiants ont dû s’informer sur ce syndrome. Outre les nombreuses recherches faites sur le sujet, ils ont rencontré et récolté des témoignages de personnes autistes. Louis est imaginé à partir de véritables expériences ; ce qui renforce le sentiment d’authenticité et de sensibilité. Leur travail colossal a, d’ailleurs, été salué puisqu’ils ont été sélectionnés dans soixante festivals internationaux et ont remporté sept récompenses. Parmi ces dernières, figure la médaille d’or du Student Academy Awards 2021, prestigieux concours international de films étudiants, dans la catégorie animation.

Sensible et attachant ! Très simple et pour tous !

La capacité à se mettre à la place de l’autre nous semble de plus en plus difficile dans notre monde moderne. En quelques minutes seulement, tout être doté d’un cœur va éprouver de la sympathie et de l’empathie pour Louis. L’autisme est, parfois, difficile à cerner. Ce film d’animation est une excellente manière d’y sensibiliser. Il serait bon de le diffuser dans les écoles afin d’ouvrir les esprits sur la différence et le respect mais aussi les caractéristiques des personnes autistes sur lesquelles nous sommes peu informées. Ce thème est spécifique ; toutefois, l’encouragement à la curiosité, à l’intérêt pour la différence et à la tolérance est universel. Allez visionner le beau travail de ces quatre étudiants sur le site de leur école.

Bravo pour ce court métrage et vive les chaussures bleues à scratch de Louis... Très bien conçu BLEU NUMÉRO

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MUSIQUE

VIRGIE

ET L’« ENTRE DEUX-MONDE »

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S' ÉPANOUI R ARTI STI QUEMENT

VIRGINIE POIRIER PAR ENOLA TIERTANT

De son nom d'artiste Virgie, elle est une autrice-compositrice-interprète mais aussi une comédienne-chanteuse et co-autrice passionnée de comédie musicale. Depuis longtemps elle a une connexion avec la musique et la scène. Aujourd’hui elle réussit de plus en plus à s’épanouir artistiquement. Elle se qualifie d’artiste autiste. Grâce à ses projets elle sensibilise la société et le monde à cette différence et se donne les moyens de réaliser ses rêves ! Virgie nous a fait part de sa couleur favorite, le rose ; cela nous donne un bon aperçu de sa personnalité : « Du funky, de la folie mais aussi du sérieux et de la constance. ». Lors de l'entrevue, elle nous a parlé de son « entre deux-monde ». Cette expression, c’est tout d’abord le titre de sa comédie musicale, cependant cela raconte aussi « un peu le parallèle entre le réel et l’imaginaire, le contraste des différentes règles générales mais aussi des enjeux de notre société ainsi que les échanges entre deux mondes, entre deux personnes, etc. ». L’histoire de sa comédie musicale tourne autour de deux personnages, de deux mondes et d’une romance florissante : « Samuel Meilleur “Sam Malchance“ et Heimay (une fille neurotypique dont le destin est incertain) mais aussi d’une guerre et d’une malédiction entre deux mondes parallèles qui, sans vous dévoiler toute l’histoire, évoque les difficultés sensorielles et psychiques du personnage principal et de ses propres dualités dues à sa perception des choses qui seront de façon démesurée, mises en scène pour expliquer ses difficultés à comprendre les autres. ».

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S' ENVOLER

SES RENCONTRES

Sa première démarche artistique fut au sein des « Papillons bleus ». Elle nous explique qu’avoir fait partie de cette chorale de personnes en situation de handicap au sein de Montréal jusqu’au Mondial Choral de 2003 à 2006 était « déjà un début et une victoire en soi ». Néanmoins, elle nous confie aussi que, malgré tout, à cette époque, elle aspirait déjà à son envie de réussir et de s’épanouir dans ses projets personnels à grande échelle. Son parcours artistique fut de plus en plus intense et grandissant, notamment grâce à sa rencontre avec Josée Lapierre. Elle avait vingt ans lorsqu’elles se sont rencontrées aux Îles-de-la-Madeleine. Ces îles qui sont pour elle un bon endroit pour apprécier le calme et la simplicité, mais qui ont comme n’importe quel lieu leurs propres failles. Virgie fut repérée là-bas par un journal local qui la redirigea vers cette fameuse Josée Lapierre. Malgré des hauts et des bas, celle-ci a reconnu son talent et une collaboration passionnante naquit entre elles. Lors de son expérience dans la comédie musicale L’étrange Noël de Mr Jack dirigée par Josée Lapierre, elle a pu beaucoup apprendre autant sur scène avec son rôle secondaire qu’en arrière-scène à observer en toute discrétion : « la chance de voir plusieurs sphères, afin de m’outiller pour écrire ma propre musicale ». Virgie a aussi pu se rendre compte sur le terrain de la difficulté de la scène : « un dur travail pas toujours reconnu à sa juste valeur. » Une chose est sûre, ce spectacle lui aura ouvert de nombreuses portes.

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En toute intimité, Virgie nous a aussi fait part de son plus grand rêve artistique : « Devenir suffisamment connue dans le show-business pour que mes comédies musicales deviennent de très grosses productions à Broadway ainsi que vendre mes idées pour des films Disney, le géant aux oreilles rondes. ». Ce n’est pas tout, elle aimerait aussi beaucoup aider ceux dans le besoin que ce soit à cause d’un manque de moyens financiers ou de troubles psychologiques et/ou physiques : « ces personnes handicapées souvent sous-payées en raison de leurs difficultés motrices et qui vivent souvent d’isolement et de pauvreté ». Ce serait dans le cadre d’une collaboration entre plusieurs entreprises québécoises où le but serait de pouvoir « s’auto-suffire ». L’artiste nous parle aussi de son enfance. Très jeune et naïve, elle s’inventait des mélodies complexes qu’elle fredonnait afin de se réfugier dans les sons. C’est ce qui lui permettait de se sentir sereine et joyeuse, afin de « “survivre“ au monde extérieur ». C’est plus tard qu’elle prit conscience de son talent et qu’elle découvrit son autisme. Elle ajoute, d'ailleurs, au sujet du diagnostic que « l’autisme, comme tout le reste, n’a pas de sexe, de visage, de religion, d’âge, d’orientation sexuelle, de couleur ni de race définie. ». Elle nous fait également part de ce qui, pour elle, est la chose la plus importante à faire pour aller vers l’acceptation de l’autisme dans notre société : « Je pense surtout que la chose la plus importante à apporter pour faire comprendre que les personnes neurodivergentes ont droit à la parole et d’exister, c’est surtout d’arrêter de les considérer comme minoritaires […] Par exemple, permettre à toutes les personnes handicapées de s’exprimer, de fréquenter

sereinement et normalement les lieux publics au même titre que la population générale en toute dignité même si certains ont besoin d’accompagnements et/ou d’accommodements à leur environnement, de valoriser un meilleur salaire et une meilleure autonomie et situation de vie. ». Virgie nous confie ensuite son expérience personnelle à ce sujet. Elle veut contribuer à la cause de l’autisme en apportant « un brin de magie disneyesque à ce monde que je trouve à la limite “trop sérieux“ et “trop protocolaire“ ». Néanmoins son envie principale en tant qu’artiste ne fut pas de parler de l’autisme; au départ, cela était surtout une échappatoire à sa vie personnelle compliquée, une passion pour les comédies musicales et une envie de rendre fière sa grand-mère paternelle. La créatrice nous parle également de son approche de la musique. Elle travaille comme une vraie autodidacte : « Je fais pas mal tout à capella, car n’ayant aucune connaissance, théorique ni académique et encore moins technique de la musique et ne sachant ni lire ni écrire de musique et ne jouant d’aucun instrument, j’ai dû apprendre à sortir mes sons et les transmettre à des musiciens pour concrétiser la mélodie ». On ressent en ses dires une vraie sensibilité musicale naturelle ! Et justement cette hypersensibilité au son est « autant c’est un don, autant c'est une malédiction ». Pour créer cela lui donne beaucoup d’avantages, mais malheureusement lui apporte aussi de nombreuses difficultés dans sa vie quotidienne. Par contre, une chose est sûre, l'art est pour elle une vraie thérapie ! « Et si justement, l’art était mieux reconnu, les trois quarts des problèmes psychologiques, psychiques et physiques que vivent la plupart des gens dans notre société et par le monde entier, seraient réglés à grande échelle selon moi. ». ENOLA TIERTANT

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ENGAGEMENT

ELISE

PILOTE Dans le cadre du mois de la sensibilisation sur l’autisme, elle a accepté de revenir sur son parcours et ses engagements. Elle met en lumière les défis auxquels sont confrontés les autistes Asperger dans le processus d’intégration. Elle nous fait part de ses réflexions sur la représentation et l’intégration de l’autisme dans la sphère publique. Son nom : Élise Pilote. Ses fonctions : militante associative, conférencière. Elle se définit comme une personne atypique puisqu’elle tient des conférences sur son Asperger afin de sensibiliser les autorités et la population québécoise à ce sujet.

Un regard sur son parcours Élise nous a confié que son autisme Asperger lui avait été diagnostiqué dans son adolescence, à 16 ans. Ce diagnostic a été le moteur de son engagement associatif : elle souhaite que la société québécoise et canadienne de manière générale évolue sur les questions d’inclusion. Actuellement, elle se forme à être archiviste médicale et est très engagée dans le domaine culturel.

inspirante et engagée au sein des institutions québécoises

Autisme et représentation publique Selon Élise, les citoyens autistes Asperger sont une valeur sûre pour redéfinir les rapports entretenus par les institutions avec les personnes neuro-atypiques. Elle insiste sur l’importance des liens entre les autistes et les institutions culturelles et politiques, pour mettre en perspective des problématiques de l’inclusion dans le débat public. En plus des conférences qu’Élise donne sur le thème de l’autisme, elle est membre du comité de la Marche Monde organisé par Oxfam Québec, le 6 mai 2022 à Montréal. Cet engagement associatif représente une opportunité incroyable de passer de l’état des lieux à des mises en action concrète. BLEU NUMÉRO

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Élise Pilote, autiste Asperger, militante associative et conférencière Autisme et podcast de R Magazine Élise Pilote considère que l’art et le podcast de R Magazine constitueraient une belle opportunité de prendre la parole. Selon elle, l’art est un espace d’expression qui doit être investi pour donner une voix, offrir une visibilité. La forme du podcast contribuerait en somme à recueillir et à diffuser plus largement les préoccupations et questionnements des personnes autistes Asperger dans l’espace public. Le portrait d’Élise Pilote est symbolique du chemin qui reste à parcourir en matière d’inclusion des personnes Asperger. Il est nécessaire de réfléchir aux meilleures stratégies possibles qui faciliteraient leur intégration. Les processus décisionnels en matière de politique publique et de visibilité dans le secteur culturel doivent être investis. Si vous souhaitez en savoir davantage sur Élise Pilote, vous pouvez consulter son blogue où elle relate sa vision sur des sujets divers et variés.

ADRIEN DI NICOLA

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COLLECTIF AUT’CRÉATIFS

MOUVEMENT DE PERSONNES AUTISTES EN FAVEUR DE LA RECONNAISSANCE POSITIVE DE L'AUTISME


PLIAGE

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E R I C

V I G I E R

LE PLIEUR FOU


E V

Vous pouvez être assuré que l’on ne s’ennuie pas un seul instant en s’entretenant avec Eric Vigier ! Son univers le passionne et son enthousiasme est terriblement contagieux. Son histoire est à l’image de son art, l’origami, il m’a fallu la déplier avec patience afin de pouvoir vous la partager. Eric Vigier est autiste de haut niveau avec un haut potentiel. Durant sa jeunesse, sa différence n’était pas visible, il se disait qu’il devait vivre avec elle. C’est à l’âge adulte, et plus particulièrement dans le monde du travail et au sein de sa vie de couple, que les difficultés se sont avérées plus grandes. À 30 ans, il lit au sujet de l’autisme, mais ne souhaite pas s’auto-diagnostiquer, il possède un travail et une vie de couple. Il met donc tout cela de côté. Pourtant conscient de sa différence depuis son enfance, ce n’est qu’à l’âge de 40 ans qu’il fait le choix de la confirmer par le diagnostic. Lorsqu’il a commencé à se consacrer davantage à son art, il se retrouvait, comme il le dit lui-même, « dans sa bulle », un comportement qu’il a pu rencontrer durant son enfance. Certains traits de sa personnalité ont alors ressurgi, dont son impulsivité. Il n’avait plus besoin de porter de masque. Il dit ne s’être pas fait diagnostiquer pour lui-même, car il vit très bien avec qui il est, mais afin d’utiliser son expérience et son parcours pour venir en aide et s’impliquer auprès d’autres personnes autistes. Il veut ainsi montrer que cette différence peut être riche pour soi-même. Que les intérêts spécifiques deviennent une force positive. Il dit s’accepter comme il est et même qu’il préfère être autiste. Grâce au diagnostic, « il a pu légitimer ce passé difficile, car ce handicap existe, mais il existe dans cette société ».

Lorsque nous lui décrivons le mode de fonctionnement de la pensée de Temple Grandin, comme elle l’explique elle-même dans son livre Thinking in Picture, Eric Vigier remarque alors beaucoup de similitudes. Il explique alors comment sont compartimentés des milliers d’informations sur les formes, les angles ainsi que toutes les données mathématiques nécessaires afin de créer ses figures. Toutes ces données sont facilement emboîtables pour lui, comme le seraient des morceaux de cassetête. Chaque nouvelle expérimentation trouve sa place dans ces boîtes. Il visualise chaque étape de son travail. Il est très méthodique et possède une facilité à visualiser les objets en trois dimensions. Certaines de ses caractéristiques associées à l’autisme facilitent sa création : « L’origami de base est un art très méthodique. Un artiste est généralement seul devant son art, l’autiste est très égocentré (par opposition à quelqu’un de narcissique) et cela facilite la concentration. »

Cette passion pour l’origami a débuté lorsqu’à 17 ans en visionnant le film À toute épreuve (1993) , réalisé par John Woo. Une scène en particulier marque Eric Vigier : dans ce film d’une grande violence, on peut apercevoir une grue du Japon dans la brume, symbole de paix. Éric a dès lors voulu recréer ce pliage. Il dit luimême que la détermination, le sens de l’engagement, que l’on retrouve chez les personnes autistes est un avantage pour lui. Il considère que vingt-cinq années d’origami lui ont permis d’aller au bout des choses. BLEU NUMÉRO

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O R I G A M I CÉLÉBRER SA DIFFÉRENCE AU TRAVERS DE SA PASSION

LE SEUL ART DE TRANSFORMATION

En le voyant à l’action sur Youtube, vous serez estomaqués. Une feuille de papier qui en 23 minutes se transforme sous vos yeux en une magnifique tortue. Il parle de l’origami comme le seul art de transformation et nous partage la magie de cet art. Le point de départ est une feuille de papier en 2D, le final est une œuvre en 3D sans ajouts ni découpes. Dans son art se glissent quelquefois des messages cachés où il décrit sa vision de la société dans laquelle il évolue. Vous pouvez voir l’étendue de cette recherche artistique sur Flickr. Notre pièce préférée est Walkyrie. Une impression de mouvement s’en détache, de même qu’une grande sensibilité. En guise de conclusion, il nous a laissé sur une piste de réflexion intéressante : « Pourquoi ne pas obliger les gens à faire l’équivalent d’un service militaire, mais en service communautaire ? Au lieu d’apprendre à tuer les gens, on pourrait apprendre à les connaître et à aider autrui. » Et puis, pourquoi pas ?

ADRIENNE SAURIOL

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APRES AVRIL,

L'autisme sera toujours là. Alors, parlons-en ensemble !


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