INCRÉMENTALISME ET ARCHITECTURE L’ARCHITECTURE À PLUSIEURS INCONNUES ÉCOLE SPÉCIALE D’ARCHITECTURE 2014 - 2015 Mémoire
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+ Desa : Léo Martial
: Raphaël Walther
: Sebastien Chabbert : Valérie Vaudou : Stéphane Malka / Philippe Rizzotti
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INCRÉMENTALISME ET ARCHITECTURE L’ARCHITECTURE À PLUSIEURS INCONNUES - D’une utopie anti-moderniste vers une alternative architecturale concrète, comment l’application de l’incrémentalisme à l’architecture a-t-elle évoluée, où trouve-telle ses origines, quels sont ses moyens de mise en oeuvre, et quel rôle peut-il venir jouer dans la fabrication de la ville aujourd’hui ?
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INTRODUCTION QUOI ?
I. UNE ARCHITECTURE À PLUSIEURS INCONNUES 1. Incrémentalisme a / «The Science of muddling through» b / Domaines d’application c / Avantages et inconvénients 2. De l’inconnue en architecture a / Inconnue spatiale & architectonique b / Inconnue programmatique et fonctionnelle c / Inconnue des ressources 3. Associations et contre-exemples a / Notions associées b / Contre-exemples
POURQUOI?
II. INCREMENTALISME ET ARCHITECTURE : ORIGINES, MANIFESTES, OBJECTIFS ET LIMITES 1. Manifestes et utopies. L’incrémentalisme contre le Modernisme... a. ... Insuffisant pour répondre à la complexité de la ville b. ... Inhumain qui produit des logements, pas des «habitats» c. ... Obsolescent et incapable de résillience 2. Faire évoluer le rôle de l’architecte a / Habraken : Levels b / Top Down - Bottom Up c / L’architecte coordinateur - médiateur d / L’architecte pédagogue 3. Pour un retour de la diversité & la complexité en architecture c / Lucien Kroll : Complexité & composants a / Christopher Alexander : A pattern language b / David G. Emmerich : Industrialiser le bidonville 4
4. Pour une architecture en lien avec son milieu a / Un rempart conte l’inapproprié b / Ecologie, durabilité, résilience c / Incrémentalisme, lien social & vicinitude 5. Aujourd’hui : l’incrémentalisme comme outil d’infrastructure et de reconstruction en milieu précaire a / Infrastructure b / Approche Communautaire c / Modèle
COMMENT ?
III. CAS D’ETUDE : PROJETS & MÉTHODES DE MISE EN OEUVRE 1. «Négocier» : Processus Participatif a / La Mémé - Lucien Kroll b / Molenvliet - Franz Van der Werf c / Frei Otto - Okohaus d / Les Invendus - Lucien Kroll
2. «Inciter» : Autoconstruction, modèles, supports a / Elemental - Alejandro Aravena b / Previ, Lima - Peter Land 3. «Systématiser» : Conception du processus / Règles du jeu a / The Flatwriter - Yona Friedman b / Composants - Lucien Kroll c / The Generator - Cedric Price
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Caricature de J.WALKER (1909) ÂŤ Buy a cozy cottage in our steel constructed choice lots, less than a mile above Broadway. Only ten minutes by elevator. All the comforts of the country, with none of its disadvantages!Âť
ARAVENA Alejandro Projet de logements sociaux ELemental : Quinta Monroy Quinto Monroy, Chili 2005
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INTRODUCTION Au départ La première fois que je suis tombé sur le terme d’incrémentalisme, c’était par hasard, en découvrant le projet Elemental de l’architecte Alejandro Aravena, exposé au sein de l’exposition Matière Grise au Pavillon de l’Arsenal en 2014. Le projet était qualifié par l’architecte d’«Incremental housing through participatory design».1 Intrigué par le processus assez original proposé par l’architecte, je m’étais alors lancé dans une rapide recherche pour comprendre le sens du terme incrémental, et la portée de son application à l’architecture, convaincu qu’un ensemble de travaux y feraient référence. Je me suis rapidement rendu compte, au contraire, que c’était un terme assez rarement évoqué dans les écoles d’architectures, dépourvu de littérature y faisant solidement référence, généralement absent des débats autour de la question urbaine, un terme, encore aujourd’hui, largement resté dissocié de la discipline architecturale. Pourtant, en cherchant bien, on se rend compte que c’est pourtant un terme assez spécifique qui a permis à des architectes de décrire des projets, entre autres, d’habitat d’urgence extensibles au Chili (avec Elemental), de planification urbaine au Pérou, de requalification de grands ensembles modernes en Europe ou encore de logements sociaux aux Pays-Bas. Démarche Entreprendre un travail de recherche et de synthèse sur l’architecture dite «incrémentale» débute donc avec une certaine difficulté. Puisque le terme même est largement resté en marge des discours proposés par le architectes, comment savoir où commence l’architecture incrémentale, où trouve-t-elle ses limites et sa définition ? Prenons comme point de départ une citation de Lucien Kroll, architecte belge emblématique de l’application de l’incrémentalisme à l’architecture qui et qui en propose un résumé assez clair : « L’incrémentalisme, c’est l’ajout d’un élément après l’autre, sans cohérence - la science de la débrouillardise, pour aboutir à l’unité provisoire d’une action, d’un processus, d’une démarche. [...] Il refuse de décidertrop tôt les étapes suivantes ni surtout de la totalité de l’opération sans la soumettre aux événements de chaque phase, au «fur et à mesure ».2
Avec cette notion de «fur et à mesure», forme d’inconnue, on imagine l’incrémentalisme faisant référence à d’autres termes plus couramment employés : architecture participative, flexible, sauvage, évolutive, itérative, réactive, modulaire, communautaire... à priori, elle il à la fois participer de tous ces termes mais s’en distingue également. D’ailleurs, on se rend compte qu’un certain nombre d’architectes ont proposé des travaux de recherches et des projets voisins de la notion d’incrémentalisme, à cette idée de «fur et à mesure» bien qu’ils n’aient jamais utilisé le terme en particulier. Outre les travaux de Lucien Kroll, pensons par exemple à la Ville spatiale de Yona
1. ARAVENA Alejandro, « ELEMENTAL : Manual de vivienda incremental y diseno participativo = incremental housing and participatory design manual» Hatje Cantz, (2012) 2. KROLL Lucien, « Pour une éco-alphabétisation » .Article extrait d’Alterarchitectures Manifesto, recueil dirigé par Thierry Paquot, Yvette Masson-Zanussi & Marco Stathopoulos (2012)
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Friedman, l’Open Building de Nicolaas John Habraken, Le Pattern Language de Christopher Alexander pour ce qui est des années 60-70 et contre le modernisme, mais aussi plus récemment avec les travaux de Teddy Cruz, Alejandro Aravena, ou encore Felipe Balestra, dans des environnements urbains soumis à l’urgence et la précarité dans des villes du Tiers Monde. Il y a, je crois, peut-être une démarche incrémentale commune à tous ces architectes et théoriciens dans leur philosophie, leurs méthodes, leurs outils et leurs objectifs même s’il semblerait qu’aucun travail n’ait encore été proposé ayant pour but de relier et lire leurs travaux à travers le spêctre commun de l’incrémentalisme. C’est donc là que se situe la démarche de ce mémoire : pour avancer une définition du terme et de son application à la discipline architecturale, recueillir ses moyens de mise en pratique, il s’agira de proposer une relecture inédite d’un certain nombre de projets et travaux de recherche autour de la question incrémentale. Objectifs On peut résumer les objectifs au pont de départ de ce mémoire en quelques points clés : • Déterminer clairement le sens du terme Incrémentalisme, ses origines, ses limites, et ses champs d’application outre l’architecte. • Tenter de définir à travers quelques notions et exemples de quoi parle-t-on réellement quand l’on fait référence à une application de l’incrémentalisme à l’architecture. • Déterminer où se situent les origines de l’incrémentalisme dans l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme, avec quel point de départ. • Etudier un ensemble de travaux proposés par des architectes et théoriciens assimilables à la question d’une architecture incrémentale et en proposer une lecture commune à travers le spectre de l’incrémentalisme. A partir de cette lecture, tenter de comprendre les raisons, objectifs et ambitions qui ont pu motiver des architectes à faire appel à l’incrémentalisme. • Extraire de ce rapprochement, les objectifs, enjeux, et le rôle que peut endosser la notion d’incrémentalisme dans la production de l’architecture et de la ville aujourd’hui. • Confronter la notion d’incrémentalisme à la réalité. Réunir et expliciter les moyens de mise en oeuvre d’un ensemble de projets existants ayant pour trait commun une tentative de réalisation de l’incrémentalisme en architecture.
Plan de la recherche Ce travail de recherche se développera donc en trois parties. Quoi ? Dans un premier, temps, nous nous attacherons à éclaircir de «quoi» parlet-on précisément. Autrement dit, nous devrons commencer par un travail terminologique pour bien comprendre le sens et les origines de la notion d’incrémentalisme ainsi que les champs dans lesquels cette notion s’applique habituellement. Il s’agira également d’établir une grille de lecture générale pour déterminer quand l’on peut parler d’architecture incrémentale ou pas, quelles pourraient être ses caractéristiques 8
spécifiques, ses limites, et quelle place elle attribue aux différents acteurs du projet d’architecture. Pourquoi ? Dans un second temps, la recherche s’organisera autour de la question du «pourquoi» ? C’est à dire comprendre les raisons pour lesquels des acteurs du projet architectural, et notamment les architectes, avec les habitants, ont recours à la notion d’incrémentalisme en architecture, avec quelles intentions, quels moyens, quels objectifs et dans quels types de milieux. Comment ? Enfin, nous tenterons de réunir dans une dernière partie un certain nombre de projets d’architecture, réalisés ou non, mettant chacun en jeu la notion d’incrémentalisme de façon assumée ou sous-jacente pour comprendre «comment» les architectes peuvent déployer des stratégies incrémentales et quels outils ont déjà été mis en pratique par le passé
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L’incrémentalisme [...] se préoccupe de l’information vivante du contexte mais ne veut décider de chaque étape qu’au moment ou il l’aborde et seulement durant son cours: à chaque étape, il regarde derrière lui et évolue d’après ses observations. Il signifie officiellement : «On apprend à marcher en marchant». Ainsi, la fin n’est jamais définie dès le début du processus. Lucien KROLL « Pour une éco-alphabétisation » Alterarchitectures Manifesto 2012
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INCREMENTALISME & ARCHITECTURE : « QUOI ? »
I. UNE ARCHITECTURE À PLUSIEURS INCONNUES Dans un récent ouvrage monographique consacré à Lucien Kroll et sa femme Simone, le critique d’architecture Thierry Paquot résumait en préface la dimension incrémentale revendiquée par l’architecte belge dans ses projets : « L’incrémentalisme, c’est donc reprendre sans cesse l’ouvrage sur le métier. Accepter de dire qu’on ne construit jamais à partir de rien et que tout ce qu’on construit sera transformé pour être emporté dans le temps »3
En partant de ce constat, on peut penser que parler d’architecture incrémentale, c’est donc parler d’une forme d’architecture à priori non limitée à la vision initiale de l’architecte, non finie, non déterminée, à la fois dans le temps, dans son résultat architectonique, dans la nature de son programme, le profil de ses habitants, etc... Une architecture qui se dresse contre la façon actuelle de faire le projet, c’est à dire contre la séparation rigoureuse entre l’architecte qui conçoit et réalise le projet d’architecture dans sa totalité et l’habitant qui n’a pour rôle que de l’occuper. L’architecte et l’inconnue / Pour autant, il faut bien distinguer l’architecture incrémentale de l’architecture purement et simplement informelle, «sauvage», se passant de processus de conception en amont ou de maitrise d’oeuvre. L’incrémentalisme appliqué à l’architecture admet l’architecte dans le processus de conception mais impose à ce dernier de devoir composer avec un certain nombre d’imprévisibilités, de paramètres, d’acteurs et de facteurs inattendus, ce que l’on pourrait qualifier par le terme «d’inconnues» (terme qui revient régulièrement dans les thèses de Lucien Kroll). Il y aurait donc bien un rôle absolument central à jouer pour l’architecte, non pas dans la réalisation complète et définitive d’un objet architectural, mais plutôt dans la gestion, la prise en compte et l’articulation de cet ensemble d’inconnues. Si cela peut sembler relativement abstrait à priori, on peut se référer à la façon dont Aravena résume sa conception du rôle de l’architecte, notamment pour décrire sa démarche en tant qu’architecte pour Elemental.« Il faut encadrer les dynamiques informelles. Vous fournissez le cadre, et ensuite les familles en prennent le dessus ».4 Avec Elemental, donc, ce sont par exemple la forme architectonique, les matériaux et le nombre d’habitants par logement entre autres qui étaient incertains au moment de la conception et la construction du projet. L’architecte s’était interdit d’anticiper les modifications réalisées par les habitants, pour jouer plutôt un rôle de canalisateur. Pour pouvoir parler d’architecture incrémentale, cette première partie sera donc consacrée à, d’abord clarifier le terme d’incrémentalisme, puis à déterminer, grace
3. BOUCHAIN Patrick,
à un certain nombre d’exemples concrets, l’ensemble des inconnues avec lesquelles
«Simone & Lucien Kroll, une architecture habi-
l’architecte doit s’attendre à composer pour intégrer la notion à un projet d’architecture.
tée», préface de Thierry Paquot (2013) p.9 4. ARAVENA Alejandro, «The Forces of Architecture», Interview d’Alejandro Aravena (2011) p.164
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1. INCRÉMENTALISME Si L’incrémentalisme s’affirme depuis quelques temps dans la terminologie architecturale et semble ouvrir, peut-être, un nouveau champ d’exploration du projet d’architecture, il faut avant tout comprendre ou ce terme trouve-t-il son sens et ses origines avant d’avoir été repris par certains architectes.
A. «THE SCIENCE OF MUDDLING THROUGH» La notion d’incrémentalisme est introduite en 1959 par Charles Lindblom, professeur américain en économie et sciences politiques. Il parle de «Disjointed Incrementalism» et décrit une nouvelle méthode de gestion évolutive et participative (notamment dans les domaines économique et politique) qui se fonde sur l’idée d’évolution par incréments, c’est à dire par l’addition progressive de petits changements, d’améliorations et de décisions fournis par, à la fois, les fondateurs, les acteurs et les utilisateurs. Il y a dans cette notion l’idée finalement assez simple de «fur et à mesure» que Lindblom résume par le terme de «Science of muddling through» (littéralement : «la Science de la débrouillardise).5
B. INCRÉMENTALISME VS RATIONNALISME L’incrémentalisme se dresse au départ contre l’idée d’un rationnalisme global et synthétisé par un seul et même décideur. Cette forme de rationnalisme, répandue et revendiquée aujourd’hui dans un certain nombre de sphères se réfère au concept de General Problem Solving développé par l’américain Herbert Simon en 1959 (la même année que l’énonciation de l’incrémentalisme par Lindblom). Lucien Kroll, fervent défenseur de la dotcrine incrémentaliste en général et en particulier en ce qui concerne le mode de décision en architecture, résume, dans Alter Architectures Manifesto, les limites qu’il attribue au G.P.S dans une tribune où il met en opposition les deux notions : « Il [le Global Problem Solving] rassemble «toutes» les informations utiles [...] puis il prend des décisions «rationnelles» exclusivement par rapport à un projet calculé qui fixe définitivement le détail précis de toutes ses phases d’exécution. Les inconnues y sont jugés négligeables : elles peuvent pourtant fausser lourdement les hypothèses et ne se révéler que trop tard. [...] Les programmistes sont des embaumeurs : ils transforment une action vivante (habiter, étudier, faire loger...) en un schéma obligatoirement figé et stérile. Les résultats de cette méthode sont effrayants : il n’existe pour lui , que des problèmes, jamais de processus.6
Ce qu’il reproche au rationnalisme du G.P.S mathématisé, total, et entièrement mis au point à un moment précis, c’est l’incapacité à prévoir les changements, les modifications, les comportements irrationnels, d’une certaine façon ces «inconnues»
5. KROLL Lucien, « Pour une éco-alphabétisation » .Article extrait d’Alterarchitectures Manifesto, recueil dirigé par Thierry Paquot, Yvette Masson-Zanussi & Marco Stathopoulos (2012). p.214
6. Ibid.
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dont nous parlions précédemment à la fois dans le temps et dans la durée. Si ce point de vue peut sembler relativement original et rarement revendiqué, il faut bien comprendre que Lucien Kroll se réfère surtout (en tant qu’architecte, qui plus est focalisé sur la question du logement) à la notion d’architecture et d’habitat, domaine qui se prête largement à ces formes d’imprévisibilités. Aussi, il n’est pas difficile de comprendre qu’avec cette critique du rationnalisme, celui proposé par un décideur unique et «omnipotent», il s’adresse directement aux architectes et urbanistes (les fameux «programmistes embaumeurs» ) et à la séparation décisionnelle entre la sphère professionnelle architecturale et les habitants. Il condamne l’architecte, la maîtrise d’oeuvre, qui décident seuls et pour tous, sans prende en compte les notions de modification, de changement, d’inconnue. A cette notion de rationnalisme engendrée par un décideur unique et décomplexé, il oppose directement l’incrémentalisme, qui met l’habitant au centre du processus de conception et qu’il juge, par conséquent potentiellement bien plus efficace et plus pragmatique, en particulier pour ce qui est de la fabrication de l’architecture et de la ville : A l’inverse, l’incrémentalisme, plus intuitif, holistique et «darwinien» (évolutionniste, à l’image des tâtonnements de la nature), se préoccupe de l’information vivante du contexte mais ne veut décider de chaque étape qu’au moment ou il l’aborde et seulement durant son cours: à chaque étape, il regarde derrière lui et évolue d’après ses observations. Il signifie officiellement : «On apprend à marcher en marchant». Ainsi, la fin n’est jamais définie dès le début du processus. L’incrémentalisme devient la façon écologique de décider, par la participation continue de toutes les informations et de tous les informateurs qui surgissent inopinément. C’est à dire par rapport au contexte; et le premier contexte d’une architecture, c’est bien l’habitant. Soucieux de ce contexte, le moyen le plus évident de le connaître et de lui proposer de participer au projet.7
C. DOMAINES D’APPLICATION Au départ, tel qu’il a été énoncé par Lindblom, l’incrémentalisme était envisagé essentiellement pour les domaines de l’économie, de la politique et la gestion d’entreprise. C’est alors avant tout une formulation du processus de négociation (entre plusieurs niveaux de hiérarchie) au cas par cas à travers lequel une organisation peut réagir face à des petites crises successives. Il y a donc une forte notion de consensus et de mutualisme entre différents acteurs, quitte à ce que des problèmes de fonds soient imparfaitement et seulement temporairement résolus. 8 Aujourd’hui, l’incrémentalisme s’est étendu à une large palette de disciplines. En plus de l’économie et la politique, on le retrouve dans l’ingénierie, dans l’industrie, par exemple, mais aussi et surtout en informatique où il est souvent mis à profit.
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7. Ibid. 8. ARNOULD Guillaume, «Théories de la décision», texte explicatif proposé sur le site universitaire www.socioeconomie.be. • Guillaume ARNOULD est professeur Agrégé d’Economie gestion Ancien élève de l’ENS Cachan •Il résume la notion d’incrémentalisme appliqué à la décision politique & économique : «Lindblom constate donc que les organisations vont permettre de mener des actions collectives dans une logique de satisfaction (et non d’optimalité). Cela favorise des évolutions stables, puisqu’elles résultent de l’accord de tous ; tout en permettant les réorientations de l’activité de l’organisation, en cas de blocage. Les participants ne remplissent donc pas des objectifs généraux préexistants, ils s’organisent pour trouver des accords collectifs mutuellement avantageux.»
« L’adjectif incrémental est généralement utilisé par les informaticiens pour décrire un ajout par palier, petit à petit, afin d’être certain que chaque valeur ajoutée apporte une amélioration sans créer de dysfonctionnement. »
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En d’autres termes, le terme incrémental en informatique qualifie un logiciel qui se base sur un modèle, une logique déterminée par ses concepteurs, mais qui s’inscrit également dans une démarche participative. Ainsi, chaque fois qu’une personne en fera l’usage, le logiciel s’en verra peu à peu amélioré. L’exemple qui revient le plus souvent est celui de l’open source avec pour principal représentant Wikipédia qui marche exclusivement par incrémentation, c’est à dire par l’addition de contributions provenant des ses utilisateurs. Les auteurs deviennent les utilisateurs et vice versa.
D. AVANTAGES & INCONVÉNIENTS Plusieurs avantages et inconvénients sont unanimement reconnus dans la pratique de l’incrémentalisme comme mode de gestion. 10 • Avantages : - C’est un système par définition très réactif puisqu’il permet d’apporter une solution à chaque problème spécifique sans avoir à passer par un corps de décision central. Ainsi, chaque changement n’implique pas de revoir une stratégie dans son ensemble, contrairement au G.P.S. - C’est également un système qui peut s’avérer finalement hautement pragmatique puisqu’il permet d’atteindre un degré de satisfaction et d’intérêts mutuels par la contribution de chaque acteur intéressé. Ainsi, bien que ce soit temporaire, cela permet d’aboutir à une certaine forme de décision optimale. - Dans les cas de l’informatique ou de l’ingénierie par exemple, l’incrémentalisme permet d’aboutir à un système de remplacement et de perfectionnement par mise à jour continuel (pensons à la mise à jour des données sur WIkipedia par exemple). Inconvénients : - L’incrémentalisme ne fonctionne et ne peut exister si un espace de négociation est admis par l’ensemble des partcipants à la décision. Si une partie des négociateurs refuse le principe même de compromis, tout problème demeure insoluble contrairement à la prise de décision centralisée. Ainsi, il est généralement inclus une tierce personne dans la décision, c’est à dire un médiateur ou un modérateur (Wikipédia, encore une fois, illustre bien ce problème) - Il se pose également le problème de l’objectif. C’est à dire que l’incrémentalisme se focalise sur des objectifs à court terme et peut conduire à ignorer, sur le long terme, les conséquences de chaque décision. Ainsi, la solution finalement la plus raisonnable ou pragmatique à long terme peut-être manquée par excès de consensus. •
9. www.larousse.fr/Incrémental 10. ARNOULD Guillaume. «Théories de la décision»
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HABRAKEN Nicolaas John «Plays» (Workshops avec les étudiants de l’université de Delft) Exemple schématique de la notion de «Jeu», revendiquée par Habraken. «On ne revient pas sur les décisions en architecture car elles sont toutes imparfaites. On vit avec et on y trouve de nouvelles réponses» (Extrait de «De Drager», Film de 1h sur Habraken)
HABRAKEN Nicolaas John Exemple théorique de «Supports» Principes strucurelles développés dans le cadre du concept d’Open Building. Ces illustrations ont été produites très ultérieurement à la rédaction de son ouvrage «Supports : An alternative to mass housing»
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2. ARCHITECTURE & INCREMENTALISME DE L’INCONNUE EN ARCHITECTURE Dans la citation de Lucien Kroll énoncée précédemment, l’architecte reprochait notamment au système de décision rationnel, par opposition à l’incrémentalisme, de ne pas prendre en compte la notion d’imprévisibilité, d’inconnue : «Les inconnues y sont jugés négligeables : elles peuvent pourtant fausser lourdement les hypothèses et ne se révéler que trop tard».11 Derrière cette critique à priori générale, l’architecte s’attache en réalité à mettre en cause la façon dont l’architecture est pratiquée par les architectes aujourd’hui c’est à dire proche du G.P.S. Pour comprendre ce que la notion d’incrémentalisme introduit donc en particulier en architecture, cette idée, pour les architectes, de composer avec «l’inconnue» semble constituer un bon point de départ pour envisager une définition de l’architecture incrémentale. Il s’agira donc de comprendre à quelles niveaux, propres à l’architecture, l’incrémentalisme peut s’opérer, et ce, en se basant sur quelques exemples de projets réalisé, ou purement utopiques, chacun révèlant une ou plusieurs inconnue particulières avec lesquelles l’architecte peut s’employer à composer.
INCONNUE SPATIALE & ARCHITECTONIQUE La première question que l’on peut soulever est d’ordre spatial et architectonique avec une question générale : comment l’architecte peut-il se positionner, en sachant que la notion d’incrémentalisme, l’addition de modifications et de petites décisions indépendantes l’unes de l’autres lui à priori interdit de savoir à l’avance quelle forme exacte prendra le projet avec le temps. • Nicolaas John Habraken : La notion d’Open Building & de «Support» Lucien Kroll fait régulièrement référence, dans l’explicitation de sa position incrémentaliste, aux travaux de Nicolaas John Habraken 12. En effet, si l’architecte n’a jamais employé explicitement le terme d’incrémentalisme, son travail y fait penser à bien des égards. Habraken est un architecte et théoricien hollandais résolument dressé contre le Style International et qui a développé, à partir de la publication de son ouvrage fondateur «Supports: an Alternative to Mass Housing», toute une théorie remettant en question les méthodes de production du logement de masse à partir des années 60. Il s’oppose à la fois à la standardisation du logement telle qu’envisagée par les modernistes, la fameuse «machine à habiter» de Le Corbusier et le statut que les architectes modernistes se sont, à ses yeux, attribué, c’est à dire celui de décideur «omnipotent» régissant l’architecture dans ses moindres détails sur la planche à dessin. Pour faire simple, la théorie d’Habraken débute avec une ambition : le concept d’Open Building. Ce concept consiste à «réformer la pratique de la production industrielle de l’architecture et affirmer la démoXcratisation du «decision-making» pour la construction de logement en donnant aux occupants un plus grand pouvoir
12. BOUCHAIN Patrick, «Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée», préface de Thierry Paquot (2013) p.111
13. BOSMA Koos, VAN HOOGSTRATEN Dorine, VOS Martijn Housing for the millions, John Habraken and the SAR (1960-2000) / NAI Publishers p.88 (2000)
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décisionnel dans l’organisation et l’usage de leur habitat.» 13 Autrement dit, il s’est atelé à mettre au point un moyen de produire du logement permettant que l’ensemble des décisions dans la conception du projet ne soient, non plus réservées à l’architecte, mais également soumises à consultation et à débat avec ses futurs occupants. The Support Pour proposer une mise en oeuvre architecturale concrète de cette idée, l’architecte introduit la notion de «support» (terme souvent traduit en français par le terme «structure»). Ce qu’Habraken imagine, c’est une forme d’architecture dans laquelle le support (la structure) et l’infill (le remplissage) s’assument comme deux entités distinctes. Il entend par là que le rôle de l’architecte devrait donc se limiter à fournir une structure simple, rationnelle, et surtout envisagée comme permanente pour laisser ensuite aux habitants la liberté de venir l’investir de façon plus informelle et indépendante en y insérant, chacun leur tour, leur habitat avec la forme, la taille et la pérennité qui leur conviendra le mieux. Avec ce concept, Habraken avance l’idée que l’architecture et l’habitat informels, progressifs , au cas par cas, tels qu’ils ont toujours modelé et alimenté la complexité des villes n’est pas nécessairement incompatible avec la participation d’un architecte (même après l’avènement du modernisme) tant que ce dernier «ne serait plus un artiste ou un constructeur-inventeur-planificateur, mais plutôt un coordinateur de toutes les démandes concernant la manufacture et l’usage des objets et espaces.»14 Ce qui est le plus intéressant dans le cadre de notre développement, c’est qu’Habraken, à l’inverse de ses contemporains, n’est pas à la recherche d’une solution architecturale totale, unique et cantonnée à des règles esthétiques et spatiales strictes. Assez Logiquement, Habraken ne débat pas des «supports» d’un point de vue esthétique, et son livre fondateur («Supports, an alternative to mass housing») ne contient d’ailleurs pas d’illustration. Il résume : «Bien que certaines formes de «supports» puissent s’envisager presque automatiquement, on ne peut évidemment pas, à ce stade, en venir à une quelconque conclusion sur leur forme exact. Pour le moment, nous devrions nous inquiéter des forces qui se rencontrent dans la création de la ville et les moyens par lesquels elles se rencontrent»
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Pour Habraken donc, le logement n’est ainsi pas une question de forme, mais du processus qui mène à l’acte d’habiter et à la distribution du pouvoir dans ce processus : «Qui décide quand, quoi et où ? Le problème ne réside pas dans l’architecture mais dans les circonstances qui mènent à l’architecture» Contre le Dom-Ino de Le Corbusier Il est assez intéressant de préciser, pour bien comprendre, qu’Habraken conçoit le «support» comme fondamentalement différent de la notion de plan libre employée par les modernistes. Il est vrai que dans la description qu’il en fait, ses supports font quelque peu penser au Dom-ino que Le Corbusier a illustré dès 1915.(voir illustration) Mais Habraken critique justement le Dom-ino, qu’il assimilie à un simple dispositif 18
13 . Ibid. p.75 14 . Ibid. p.104 15 . HABRAKEN Nicolaas John «Supports : An alternative to mass housing» Praeger Publishers - traduction anglaise (1972)
technique, le «squelette» d’un bâtiment figé, dans l’esprit de l’architecte et dans le temps. A l’inverse, le «support» se doit d’accepter toute formes d’espaces, de volumes, de formes et s’employer à être le socle, le réceptacle qui met en valeur toutes les valeurs individuelles de la communauté qui l’investit. Il est également intéressant de noter qu’Habraken est surtout resté un théoricien et n’a donc jamais mis en pratique lui-même ses propositions, même si il a largement influencé de nombreux autres architectes comme Jacob Bakema ou Herman Hertzberger ou encroe Franz Van der Werf qui se sont engagé dans des projets participatifs et de nature incrémentale
• Yona Friedman : L’Architecture Mobile & La Ville Spatiale Pour poursuivre notre travail d’illustration sur la question du rapport possible des architectes avec la notion d’inconnue spatiale et architectonique, nous pouvons nous référer aux travaux de Yona Friedman. Bien qu’essentiellement utopistes, et alimentés parfois par un point de vue de sociologue plus que d’architecte, les travaux de Friedman sont sans conteste voisins de ceux d’architectes comme Habraken ou Lucien Kroll à partir des années 60 ou d’autres, plus actuels, sur la question de l’habitat évolutif, transformable et généralement sur la question incrémentale. Dès 1956, Yona Friedman mettait en garde contre «une ville qui ne serait pas en perpétuel changement»16 Par opposition au fonctionnalisme qui se répand à l’époque largement en occident, il publie «l’Architecture Mobile» un manifeste à travers lequel il questionne notamment le rôle de l’architecte en ville et la relation des citoyens à leur habitat. Il commence alors à immaginer des grandes structure («infrastructures») qui s’affirment comme une solution exclusivement technique permettant de se laisser investir de façon informelle par ses occupants et qui confient à ces derniers la responsabilité de décider la forme et la mise en place de leur habitat. (voir illustration) Il considère que le rôle de l’architecte doit se limiter de rendre possible techniquement les aspirations architecturales de chaque individualité. Son manifeste se développe en 10 points dont certains sont clairement assimilables aux idées portées par l’architecture incrémentale, et perceptibles dans des projets ultérieurs : • « n°2 : la ville ne doit pas être modelée par l’urbaniste. Les différences sociales [...] doivent évoluer spontanément» • « n°8 : Les structures qui forment la ville doivent être des squelettes, à remplir autant que le souhaient les usagers. Les additions faites au squelette dépendent de l’initiative de chaque habitant» 17
Avec la «Ville Spatiale», Friedman expérimente les principes qu’il avait soulevé à l’écriture de «l’Architecture Mobile». Ainsi, il propose de nombreux dessins, collages, et schémas au travers desquels il définit tout un répertoire de formes libres pouvant être mises en oeuvres dans ses «squelettes». Il propose ensuite «Paris Spatiale», un projet utopique accompagné
16. LEBESQUE Sabine : «Structure serving the unpredictable» NAI Publishers (1999), p.20 17 . Ibid, p.
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FRIEDMAN Yona (1959) Illustration de «La Ville Spatiale». Une application caricaturale des 10 principes clés de «L’Architecture Mobile»
FRIEDMAN Yona (1959) Illustration de «Paris Spatiale». Une application imaginaire des principes clés de la «Ville Spatiale» à Paris.
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d’un discours à l’encontre du fonctionnalisme en plein boom à la fin de années 50 à Paris. Il met en garde contre les mécanismes d’une ville, Paris, qui, par manque de flexibilité risque de reléguer massivement les pauvres aux périphéries pour laisser un centre-ville désincarné exclusivement réservé aux classes bourgeoises Ce qui est si intéressant avec Friedman c’est que, si il a bel et bien illustré ses idées par des dessins (par ailleurs remarquables), ce n’était pas pour préconiser une quelconque forme architectonique définie et définitive. Ce qu’il défendait, avec ses structures monuentales, c’était, au même titre qu’Habraken, une nouvelle façon de penser la fabrication de l’architecture : par le processus et non par la forme. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les ambitions qu’il avance pour la diversification de l’habitat grâce aux habitants dans «L’architecure Mobile» : « L’habitat de l’avenir proche doit être un habitat variable. La variation appropriée pourra être choisie par chaque habitant lui-même, pour luimême. La liste des variations individuelles est énorme (j’en ai fait l’étude) : par exemple, à partir des éléments de construction standardisée en trois grandeurs différentes, il est possible de construire plus de deux millions de types d’habitations de trois pièces, totalement différentes. Ce qui revient à dire que, dans une ville de six millions d’habitants, il n’y aurait pas deux appartements semblables (pas plus qu’il n’existe deux individus semblables)
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+ INCONNUE PROGRAMMATIQUE & FONCTIONNELLE Il peut être ajouté la notion d’inconnue spatiale et architectonique un autre champ d’exploration dans l’application de l’incrémentalisme à l’architecture qui consiste à se questionner sur le processus de conception de projet à travers son programme et son fonctionnement. Si l’architecte introduit l’inconnue dans le dessein programmatique et fonctionnel d’un projet, quels position peut-il adopter ? Si les travaux d’Habraken et de Friedman soulèvent en partie cet aspect du projet, d’autres architectes ont illustré et même essentiellement focalisé leur démarche incrémentaliste sur ce point
• Le Corbusier : Le Plan Obus pour Alger • Le Corbusier : Pessac
• Lucien Kroll : La Maquette molle & la «Mémé» Il y a, au départ, résolument une volonté de remettre en question l’aspect formel de l’architecture dans la démarche de Lucien Kroll. Ce qui l’intéresse, ce n’est non pas d’arriver à une solution architecturale «finie» et mise au point par l’architecteconcepteur mais d’inviter les habitants à se poster sur un même pied d’égalité avec ce dernier. Mais Kroll, au fur et à mesure de ses travaux en est également venu à soumettre concrètement la question du programme et des fonctions à la discussion.
18. FRIEDMAN Yona « L’architecture mobile », Casterman 1970
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Lucien Kroll, La «Mémé» (1969) Photo extérieure de la partie résidentielle de la Mémé (Maison Médicale de l’Université de Louvain, en Belgique)
Lucien Kroll, La «Mémé» (1969) Illustration de l’une des multiples «maquettes molles» utilisées comme outil de négociation entre les étudiants, l’architecte et l’université dans la distribution du programme.
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Le projet phare qui cristalise les ambitions de Kroll est sans conteste la fameuse «Mémé». C’est là le surnom du projet pour une maison médicale à l’Université catholique de Louvain en Belgique que Lucien Kroll a développé en 1969 en collaboration avec l’ensemble des futurs occupants (étudiants) du bâtiment. L’aspect architectonique, les façades, les volumes du bâtiment se sont constitué de façon progressive et sans à priori, ni de la part de l’architecte, ni des étudiants. Le projet s’est matérialisé grâce à une multitude de petites décisions architecturales successives (après plus de 58 réunions Architecte / Etudiants !), afin d’éviter tout schéma directeur, au profit de l’individualité. D’ailleurs, le bâtiment témoinge encore aujourd’hui de cette singularité : diversité remarquable de volumes (chacun inédit), multitude de détails de menuiseries, de charpente, de matières, singularité de chaque espace individuel,etc... (voir illustration) Pour arriver à ce résultat, l’architecte a mis en place un certain nombre d’outils (sur lesquels nous reviendrons en dernière partie). 19 Mais ce qui nous intéresse tout particulièrement avec la Mémé, c’est surtout que c’est à l’occasion de ce projet que Lucien Kroll a mis en place des stratégies participatives et évolutives de la distribution des programmes et des fonctions du bâtiment. Pour y parvenir, il a notamment fait appel à l’outil de la «maquette molle», une grande maquette schématique permettant à chaque participant de proposer un schéma de répartition du programme en quelques minutes par la manipulation de petits blocs en mousse (voir illustration) « Le programme groupait de façon très clairvoyante [...] une quantité, une densité et une diversité, matières premières d’un véritable tissu urbain vivant, «spongieux», qui puisse dépasser le seuil de l’objet isolé et homogène, du «bibelot», et permettre de provoquer des relations réciproques avec l’entourage.»
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«J’ai confié à chaque membre de l’équipe -architecte ou étudiants- un rôle de simulation créatif : l’administration, le restaurant, les différents logements, le culturel, les commerces, etc... Puis je les ai divisés géographiquemet, puis en hauteur, pour éviter les spécialisations et les homogénéités. Ils ont construit avec des ciseaux et de la peinture un grande maquette en mousse de plastique qui a situé très clairement les répulsions et les amitiés. Nous avons un peu bricolé à ce moment, des techniques de participation que nous avons découvertes plus tard chez des psycho/sociologues. Nous avons appris qu’il est facile est passionnant de tisser un milieu
19. BOUCHAIN Patrick,
diversifié avec les habitants, mais aussi que les autorités, même si parfois
«Simone & Lucien Kroll, une architecture habi-
elles veulent faire semblant, ne suivent jamais ces processus sincère-
tée», préface de Thierry Paquot (2013) p.80
ment.21
Après quelques années, Lucien Kroll finit par admettre que la constitution et la distribution du programme au moment de la construction auraient objectivement pû être pensés de façon bien plus rationnelle, plus optimale. A titre d’exemple, les commerces au rez-de-chaussée ont rapidement fermé par manque d’affluence, tant leurs connexions au espaces déservants s’étaient avérés ambigus. Mais, si la Mémé
20. Ibid. p.82 21. PEHNT Wolfgang Lucien Kroll : projets et réalisations = projekte und bauten / Editions Niggli (1987). p.37
22. BOUCHAIN Patrick (2013), p.92
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Previ, Lima (Pérou) Vue aérienne du quartier de Previ à Lima, capitale du Pérou. Photographie prise au à la fin du chantier d’amménagement en 1969. On distingue clairement les ensembles de logements appropriables chacun conçu par un architecte différent.
SITRLING James, Maison Familiale Esquisse pour une Maison familiale conçue dans le cadre du développement du quartier de Previ à Lima (Pérou). A gauche, la structure de base envisagée par l’architectetcte James Stirling. A droite, les extensions et appropriations potentielles qu’il avait envisagé de la part de habitants.
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s’est faite par petites incrémentations à sa conception même, le processus s’est ensuite poursuivi avec l’occupation et l’appropriation des étudiants au fil des années. Chaque problème mis en évidence dans la pratique quotidienne du bâtiment s’est soldé par des petites interventions ponctuelles : Trémies, ouvertures, ajouts d’escaliers entre plusieurs étages... Le programme et le fonctionnement de la Mémé sont, aujourd’hui encore, en débat. 22 • Peter Land : L’expérience urbaine de Previ
C / L’INCONNUE DES RESSOURCES Ajoutée à la question purement architectonique, puis programmatique et fonctionnelle on peut encore ajouter une inconnue non négligeable à mettre en jeu d’un point de vue incrémentaliste : les ressources (à la fois financières, matérielles, techniques, humaines, etc...). Le terme d’architecture ou de «strategie» incrémentale est récemment revenu dans les débats entre architectes et urbanistes d’une façon assez différentes des pionniers avant tout anti-modernistes comme Kroll ou en Habraken. L’ncrémentalisme démontre un potentiel nouveau dans la gestion et la restructuration du tissu urbain de zones aux ressources incertaines, voire clairement limitées. On voit par exemple des stratégies affirmées comme «incrémentales» déployées pour la requalification des townships en Afrique du Sud, pour l’apport d’infrastructures dans des slums en Inde, dans des zones de conflit et d’urgence, etc... Le projet qui a mis le principe en lumière est s’est largement distingué médiatiquement reste l’ensemble de logements sociaux d’Alejandro Aravena à Quinta Monroi au Chili en 2005.23
Alejandro ARAVENA, Elemental Schéma explicatif du principe «Half a good house ≠ One small house» (Source : Alejandro Aravena, «ELemental»)
• Alejandro Aravena : Quinta Monroy (Elemental) Ce projet a vu le jour dans un contexte d’urgence : à la suite d’un tremblement de terre dans la ville d’Iquique au Chili, des milliers d’habitants se sont retrouvé sans abri du jour au lendemain. Le manque de moyens et de ressources financières concédés par la ville et le gouvernement chilien pour monter le projet ont ammené Aravena à une solution innovante et purement incrémentale : plutôt que de proposer des logements finis trop petits ou de mauvaise qualité, pourquoi ne pas en construire la moitié sous la supervision d’un architecte (comprenant notamment les arrivées d’eau, d’électricité, la structure porteuse, etc...) et confier la construction de la seconde moitié aux occupants quand leur situation financière viendrait à le permettre. Half a good house ≠ One small house A la genèse du projet, l’équipe d’Aravena est parvenu à une conclusion en étudiant les ressources financières attribuées à la réalisation du projet : puisqu’il s’agissait
23. ARAVENA Alejandro, « ELEMENTAL : Manual de vivienda incremental y diseno participativo = incremental housing and participatory design manual» Hatje Cantz, (2012)
25
2004
2006
Alejandro ARAVENA, Elemental Photos d’ensemble d’un cour au sein de l’ensemble de logements sociaux de Quinta Monroy, au Chili.A gauche, les logements au moment de la construction, à droite, deux ans plus tard (Source : Alejandro Aravena, «ELemental»)
de reloger une centaine de familles, le budget de chaque logement ne pourrait pas dépasser les 7500 USD. Ainsi, compte tenu des prix moyens de la construction en neuf au Chili par m², il était impensable de proposer plus de 35/40 m² pour chaque unité d’habitation, une surface de moitié inférieure à la taille des logements informels dans lesquels les familles vivaient avant même le tremblement de terre. En introduction à «Elemental : Incremental housing and participatory design», Aravena résume l’approche qu’ils ont adopté face à cette problématique, c’est à dire comment fournir un logement de 80m² à chaque famille pour un budget de moitié insuffisant : «Quand il n’y a pas assez d’argent, une alternative à la réduction (de taille et de qualité) peut être de cerner le problème par le logement incrémental. A travers cette démarche, l’autoconstruction peut arrêter d’être perçue comme un problème et plutôt envisagée comme une solution. Les favelas, les «slums», les squats, etc. sont habituellement perçus comme un symptôme de l’incapacité d’accès d’une population à l’habitat formel; mais il peuvent également être envisagés comme illustrant l’énorme capacité des gens à se créer un habitat malgré le manque d’outils dans le cadre des mécanisme imposés par la construction légale.»24
Autrement dit, Aravena avance l’idée que, puisque les moyens déployés pour le projet seraient indiscutablement insuffisant dans les limites d’un schéma classique de construction (sur les plans technique, juridico-légal, etc...), le seul recours consiste à utiliser une ressource toujours négligée : les habitants. C’est à dire, leur capacité d’adaptation, leurs compétences constructives, leur apport financier, etc... On comprend bien, avec Elemental, la capacité qu’offre la démarche incrémentale à maintenir, dans certaines circonstances, la faisabilité d’un projet, et même la faciliter, grâce à la prise en compte d’une inconnue sur la question des ressources à la fois : - financières : ici propres à chaque famille, pemettant de différer la réalisation des extensions au moment le plus opportun - matérielles : chaque habitant vient à choisir l’aspect et la méthode constructive de l’extension en fonction de ses compétence particiculières et ses capacités à l’autoconstruction - humaines : chaque structure familiale étant différente, les choix d’amménagements se sont révélés très diversifiés, ce qu’un architecte aurait eu du mal à anticiper. 26
24. ARAVENA Alejandro (2012) p.17
3. NOTIONS ASSOCIÉS ET CONTRE-EXEMPLES Nous le disions en introduction, il est assez délicat de parler d’incrémentalisme en matière d’architecture puisque peu d’architectes ou de théoriciens se sont encore livré à un travail de définition de ce qui peut constituer l’architecture incrémentale. En revanche, beaucoup d’architectes ont livré des projets ou des recherches s’en rapprochant, bien qu’utilisant des termes différents. Il s’agit donc de comprendre ce qui rapproche l’incrémentalisme d’autres notions rattachées à l’architecture et ce qui l’en distingue.
A / NOTIONS ASSOCIÉES • Architecture participative On constate généralement, à l’étude des écrits et entretiens d’architectes et théoriciens portés sur l’incrémentalisme comme Kroll, Habraken, Friedman ou encore Aravena et Teddy Cruz (plus récemment) une adhésion explicite à l’idée d’une architecture «participative». En effet, cette notion rend assez compliquée la définition de l’incrémentalisme en architecture car architecture incrémentale et architecture participative semblent souvent se toucher, voire se superposer. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Le principe même d’une collaboration, d’une entreprise collective de la part des habitants à la construction de leur habitat est aussi vieille que l’architecture elle-même. En revanche, la notion de partage dans l’élaboration et la réalisation d’un bâtiment entre un architecte -fédérateur- et ses futurs occupants est plus récente. Dans l’article «Histoire(s) de Participer», Michel-Antoine Abchi estime que l’idée d’une architecture participative est apparue à la fin des années 50 contre le Style International et portée notamment par l’architecte italien Giancarlo de Carlo à l’occasion du CIAM (Congrès International d’Architecture Moderne) de 1958.25 Giancarlo De Carlo est non seulement architecte, mais aussi anarchiste. Pour avancer une définition de la participation, il se révèle assez militant : « La participation est un processus qui a l’objectif d’attribuer à tous le même pouvoir décisionnel, ou une série d’actions continues et interdépedances qui tendent vers une situation où chacun partage à part égale le pouvoir. Cela signifie une situation où l’exercice du pouvoir est aboli, le pouvoir étant instrument d’exploitation et de répression »
26
Difficile de ne pas voir ici un parallèle entre la définition de De Carlo et l’énonciation de l’incrémentalisme par Kroll que nous citions précédemment («L’incrémentalisme devient la façon écologique de décider, par la participation continue de toutes les informations et de tous les informateurs qui surgissent inopinément»). Il y a donc, en matière d’incrémentalisme et d’architecture participative, ces idées communes, quelque peu anarchistes donc, à la fois de questionner la hiérarchie et redistribuer les pouvoirs dans l’élaboration du projet, de modifier les missions de l’architecte pour en faire un médiateur plus qu’un directeur des dynamiques du projet, ou encore
25. ABCHI Michel-Antoine, « Histoire(s) de participer» / Arcticle publié dans l’ouvrage «Alter Architectures Manifesto», dirigé par Thierry Paquot (2012) p. 26. DE CARLO Giancarlo, Article paru dans la revue Volontà en traduite en anglais dans Freedom (1958). Citation utilisée dans «Histoire(s) de Participer».
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de remettre en cause les notions de style ou de procédé fonctionnalistes portés par le Style International. D’ailleurs, Thierry Paquot évoque ce rapprochement en introduction à la récente monographie de Lucien Kroll, pour qui la prise en compte de l’habitant consitue à ses yeux un aspect fondateur du projet : « Cette quête de la «parole habitante» constitue son apprentissage de la participation, il en fera la condition sine qua non de son travail d’architecte. Comment peut-on bâtir pour quelqu’un sans d’abord s’adresser à lui et comprendre ce qu’il réclame ? L’architecte n’impose rien, il compose pour et si possible avec.» 27 Si le rapprochement semble évident avec Kroll, on peut également voir une mise en oeuvre de la participation chez Aravena, par exemple, qui invite les habitants à la construction par manque de ressources, chez Habraken et Friedman, pour qui les architectes seuls, ne seraient pas en mesure de proposer un habitat correspondant aux besoins des occupants, ou encore chez Teddy Cruz qui estime que les sociétés occidentales riches ont beaucoup à apprendre en matière d’urbanisme des pays en voie de développement dans lesquels les pratiques participatives permettent d’arriver à des solutions bien plus rationnelles que des plans d’urbanisme à grande échelle ou des cadres juridico-légaux.
28
• Architecture flexible & évolutive
Next 21 Yositika UTIDA / Shu-Koh-Sha Architectural Osaka, Japon 1993 Schroder House Gerrit Rietveld, Utrecht, Pays-Bas 1924
On voit également associées à l’incrémentalisme en architecture les notions de flexibilité et d’évolutivité. Il y a cette similitude dans l’architecture flexible ou évolutive du fait que l’architecte y envisage le bâtiment et les dispositifs architecturaux mis en place comme porteurs et même incitateurs du changement de l’aspect, l’espace, voire le programme et les fonctions à travers le temps. Jeremy Till, architecte et essayiste anglais qui a oeuvré pour la théorisation de la flexibilité et l’évolutivité de l’habitat considère que l’architecture dite flexible telle qu’elle a été mise en oeuvre par le passé comporte deux dimensions. La première, l’opportunité «in-built» (dans l’existent) consiste à faire évoluer l’usage du bâtiment à travers le temps. La seconde s’attache à modifier l’organisation physique même du bâtiment, sa disposition spatiale.29 Il met en opposition, dans «Flexible housing : Opportunities & Limits», d’un côté les opportunités et ambitions développées par l’architecture flexible, et de l’autre ses limites et les perversions et contre-sens qu’elle a engendré. Pour ce qui est des opportunités, TIll parle d’abord du fameux «people’s empowerment», c’est à dire la capacité de la flexibilité à donner aux habitants un plus grand pouvoir de décision dans le changement et l’amélioration de leur habtiat par modi28
27. BOUCHAIN Patrick, «Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée», préface de Thierry Paquot (2013) p.21 28. Teddy Cruz est un architecte américain basé à San Diego qui s’intéresse depuis une quinzaine d’année à l’étude de la frontière Américano-mexicaine. Son travail se porte notamment sur l’étude des comportements et stratégies urbaines et architecturales mis en place dans un contexte précaire côté Mexiques, par opposition au banlieues pavillonaires proliférantes du côté américain. En plus de la recherche, il a également initié des projets à petite échelle, incitant à la participation des habitants pour redonner de la vie à des quartiers très pauvres des deux côtés de la frontière 29. TILL Jeremy, SNEIDER Tatjana «Flexible housing: opportunities and limits» (2005) p 157
fication. Ainsi, cela leur permet de d’adapter leur logement en fonction de leur situation familiale, financière, professionnelles, etc... Il fait également référence à la plus grande capacité, de façon générale et à plus grande échelle de ce type d’architecture à s’adapter au changement de contexte à la fois social, politique, économique, etc... On pourrait donc y voir une véritable alternative architecturale à l’échelle d’un quartier, voire d’une ville. 30 Mais Jeremy Till rappelle que la notion n’est pas nouvelle (déjà Mies Van der Rohe s’y référait dans les années 20 avec les logements Weissenhofsiedlung pour une exposition à Stuttgart). Nombre d’architectes se sont essayé à l’exercice, à commencer par les modernistes qui y voyaient l’opportunité de pousser la standardisation à son paroxysme. Beaucoup de critiques s’y sont attaqué, reprochant une fausse neutralité de la part des architectes, une architecture déshumanisante avec cet adage : « Adaptable Housing or Adaptable People ? » Aussi, Till rappelle que, dans la pratique, la flexibilité est resté une idéologie profondement non efficiente pour une simple raison : jamais (ou presque) les habitants d’un projet revendiqué comme flexible ou évolutif n’ont fait le choix, quand leurs situations changeaient, de rester dans un même logement pour se livrer aux dispositifs de modification mis en place par l’architecte. Il ont toujours, au final, préféré démménager. 31
B / CONTRE-EXEMPLES
ARCHITECTURE PARASITE
ARCHITECTURE MODULAIRE
ARCHITECTURE PROGRAMMÉE
ARCHITECTURE CONTAINER
PARASITE» Korteknie Stuhlmacher Pays-Bas / 2011
HABITAT 67 Moshe Safdie Montreal /1967
BORNEO ISLAND Sjoerd Soeters Amsterdam /1990’s
RESTART PROJECT Rough and Milne Architects Christchurch, NZ / 2010
«
Si l’on peut peut-être voir en l’exemple Habraken, Kroll ou Aravena les porteurs de l’application de l’incrémentalisme à l’architecture, les projets se concrets rapportant à la recherche d’une «architecture incrémentale» restent finalement assez rares. Il faut prendre chaque référence avec des pincettes et s’attacher à écarter de notre propos les types d’architectures qui se rapprochent de l’incrémentalisme, certes, mais comportent surtout des différences fondamentales (voir illustrations). • Architecture parasite - Pensons par exemple à l’architecture «parasite». Si elle semble, à première vue se rapprocher en plusieurs points de l’architecture incrémentale il faut bien avouer que l’on voit largement fleurir dans les revues, sites internet, livres, etc... des projets dits «parasitaires» mais qui en galvaudent quelque peu le terme. Souvent traduits, soit par des fictions, soit par des interventions minutieuses, millimetrées, presque manucurées, finalement des objets de designers «posés» dans des endroits supposés insolites, ces projets s’éloignent entre autres des idées de flexibilité, d’informel,
30. Ibid. p160 31. Ibid. p164
29
d’imprévisibilité, de participation portés par Lucien Kroll ou Aravena par exemple. • Architecture modulaire - On peut également évoquer l’architecture «modulaire». Il existe bien dans cette approche du projet une dimension évolutive, l’idée de la multiplication empirique d’un élément architectural . Mais il s’agit surtout d’une architecture logiquement limitée par le module, strictement définit par l’architecte. D’ailleurs, si l’on s’en réfère aux projets modulaires manifestes, on relève principalement une volonté de répétition, d’industialisation, puis une mise oeuvre intégralement prise en charge par l’architecte. • Architecture «container» Autre contre-exemple, celui de l’architecture «container». On peut, à première vue, envisager le container comme une matière première intéressante pour la question incrémentale. Mais, en plus d’imposer une forme de standardisation, un certain cadre spatiale et fonctionnel dans leur mise en oeuvre, les containers se sont souvent rétrouvés détournés en objets architectoniques, décoratifs,et ont fini par véhiculer un vocabulaire esthétique et architectonique très figé dans l’imaginaire collectif. Ils constituent certes un outil mais ne garantissent pas à eux seuls une part d’incrémentalisme.
30
31
« Les environnement vivants ne peuvent pas être inventés, ils doivent être cultivés » Nicolaas John HABRAKEN «Structures of the Ordinary: Form and control in the built environement» ed. Jonathan Teicher 1998
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INCREMENTALISME & ARCHITECTURE : POURQUOI ?
II. INCREMENTALISME ET ARCHITECTURE : ORIGINES, MANIFESTES, OBJECTIFS ET LIMITES Si nous nous sommes consacré, en première partie, à clarifier de quoi nous parlions, c’est à dire à définir le terme d’incrémentalisme et de l’illustrer à travers un certain nombre de projets, il s’agit également de comprendre le «pourquoi ?». En effet, au delà d’une critique résolue du modernisme, d’un questionnement idéologique sur le statut de l’architecte, voire d’une pure et simple spéculation, on est en droit de se demander tout simplement : à quoi peut servir l’incrémentalisme ? A l’évidence, la notion (ou du moins la démarche, donc sans que le terme soit nécessairement employé) a été approchée par des architectes dans des circonstances très différentes. Ainsi, ce que nous pouvons ambitionner, à travers cette partie, c’est finalement de trouver le dénominateur commun, c’est à dire à la fois les problèmes et les solutions communes que les architectes évoqués trouvent face à la question de l’architecture et la ville. Dans l’ordre : nous nous intéresserons d’abord à la genèse de la notion et de l’idéologie qu’elle portait à l’origine, puis à la question générale du rôle et du statut que l’architecte et l’urbaniste peuvent endosser, ensuite les (très) différentes ambitions que des architectes ont pu porter à travers la démarche incrémentale, et enfin nous nous intéresserons à aujourd’hui, avec l’utilisation progressive de la notion pour fournir des infrastructure et entreprendre la reconstruction d’environnements urbains dans des situations de précarité, voire d’urgence. Nous tenterons également de révéler les limites de l’architecture incrémentale et ainsi, comprendre pourquoi le terme est resté si peu employé. 33
«Les Invendus», Lucien Kroll Maquette d’étude réalisée avec les habitants d’un grand ensemble de logements en perspective de sa rénovation. Hellersdorf, Berlin 1994
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1. MANIFESTES ET UTOPIES : À L’ORIGINE, L’INCRÉMENTALISME CONTRE LE MODERNISME... Si la notion d’incrémentalisme trouve son origine dans une opposition à la notion de rationnalisme global, ou General Solving Problem, son application à l’architecture, assez logiquement, est née contre la branche fonctionnaliste du modernisme, dans laquelle l’architecte «omnipotent» endosse le rôle d’artiste-concepteur qui planifie tout, de la ville dans son ensemble, jusqu’au plus intimes détails de l’habitat. Cette critique s’est exercée à plusieurs niveaux : contre le modernisme...
A /... INSUFFISANT FACE À LA COMPLEXITÉ DE LA VILLE Un premier aspect, couramment reproché par les «incrémentalistes» au modernisme, au rationnalisme et par extension au Style International, est, d’une certaine façon, leur trop grande «simplicité». C’est à dire cette conviction qu’à partir de la répetition à grande échelle, à partir de la production industrielle de l’architecture, de la standardisation, de la séparation des fonctions par zones pour aboutir à un environnement urbain absolument homogène, on pourrait produire de la ville. • Lucien Kroll : «L’architecture Inorganique» Pour éviter de se lancer dans un historique poussé de l’architecture moderne (qui mériterait un mémoire à lui seul) nous nous en tiendrons d’abord au terme qu’utilise Lucien Kroll pour évoquer cet excès de rationnalisme : l’architecture inorganique.32 Kroll envisage la ville comme un organisme vivant, qui grandit, change, mute en permanence au grès de petites décisions successives par ceux qui l’habitent. Il considère que la ville est imprévisible et qu’il serait très dangereux pour un architecte de croire être en mesure de la maîtriser, de la figer dans le temps et l’espace. C’est à parti de cette idée qu’il assimile le modernisme aux notions d’urbanisme et architecture inorganiques, c’est à dire contre la ville en tant qu’organisme vivant : «L’architecture inorganique, c’est celle qui ne connaît des habitants et de leur vie que leurs besoins mécaniques, qui ne montre que des techniques et façons de faire, invente un modèle et le répète comme un sourd puisque ne demande autre chose car les usagers sont éternellement absents»
33
Pour L’architecte belge, ce ne sont donc, ni les ingénieurs, ni les architectes qui font la ville: ce sont les habitants. Il parle, par opposition à l’industrialisation de l’habitat chez les modernistes, de la possibilité d’une architecture organique qui ne doit se limiter et se glorifier qu’à proposer une enveloppe motivante à des «gestes d’habitants», à une croissance «naturelle» régie par des lois propres à ces derniers. «Urbanisme intuitif / Urbanisme rationnel» S’il s’insurge contre le suprématisme de l’urbanisme moderne; il ne remet pas pour autant en cause la nécessité des architectes et des urbanistes. Il soutient, au contraire, que la ville se constitue de deux formes d’urbanisme complémentaires.
32. BOUCHAIN Patrick, « Construire Autrement», Actes Sud (2006) Article de Lucien Kroll : «Architectures Organiques» p.145 - 155 / p. 146 33. Ibid. p.148
6
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D’un côté, il parle d’un urbanisme «rationnel», qu’il qualifie d’orienté-objet, d’analytique ou «militaire» (porté par les architectes et urbaniste). Cette forme d’urbanisme s’attache à dresser rationnellement un liste de faits et de besoins et se méfie de l’imprécision, de l’imprévisibilité. Il repose sur une sociologie «froide» qui a pour objectif immédiat la résolution de problèmes. Il s’agit donc d’une approche de l’urbanisme parfaite pour livrer des infrastructures, des immeubles-machines, et pour faire en sorte que les normes sanitaires ou légales et les besoins minimaux des habitants soient respectés dans leurs moindres détails. Aussi (et surtout), c’est une forme d’urbanisme qui s’applique nécessairement sous la supervision extérieure d’un décideur «autoritaire». De l’autre, Kroll parle d’un urbanisme «intuitif» et civil,orienté-sujet. C’est à dire, un urbanisme spontané, axé sur la participation, l’intervention de chaque habitant avec ses spécifictés propres dans la production de la ville. C’est, pour Kroll, la façon dont les villes se sont historiquement constituées, villes «qui ont grandi au hasard» d’une multitude de décisions logiques mais indisciplinées. Il avance l’idée qu’il ne s’agit donc, non pas d’un désordre simple, de pure spontanéité, mais d’un «désordre organique», qui permet, au contraire de son alter ego «rationnel», de tenir en compre tous les motifs du contexte patiemment, logiquement, pour aboutir à des solutions finalement tout aussi pragmatiques. Kroll ne condamne, aucune des deux notions. Il affirme simplement que les deux sont absolument nécessaires l’une pour l’autre. D’ailleurs, il affirme que les villes, telles qu’elles se sont faites dans l’histoire, ont toujours participé des deux à la fois (Il prend l’exemple des villages, informels, qui ont proliféré autour des ouvrages militaires dès le Moyen-Age). Ce qu’il repproche au modernisme, à partir du début du 20ème siècle, c’est d’avoir fait de ces deux méthodes de production de la ville deux «ennemies» au lieu de l’inverse. Ainsi, avec une position très unilatérale, l’architecte moderniste serait donc bien incapable, malgré la sophystication des systèmes qu’il met en place, de comprendre, ou maîtriser la complexité d’une ville.34 • Habraken : L’environnement bâti Il est intéressant de noter qu’Habraken adopte, pour justifier et expliquer son travail sur la notion d’Open Building et de «Support», une vision très similaire à Kroll de la ville et de sa complexité, qu’il juge négligée par ses contemporains : L’environnement bâti, dans toute sa complexité est créé par les gens. Ou du moins, il est bien trop complexe, trop grand et trop auto-déterminé pour être perçu comme une seule entité, un artefact [...] il a une vie propre : il grandit, se renouvel et perdure pour des millénaires.35
B/...INHUMAIN QUI PRODUIT DES LOGEMENTS, PAS DES «HABITATS» Outre la question de la production de la ville à grande échelle, il y a également, conjuguée à l’incrémentalisme, l’idée que le modernisme est capable, certes, de fournir des logements en série, d’une qualité moyenne, et surtout en immense quan36
34. Ibid. p.148. 35. Nicolaas John HABRAKEN «Structures of the Ordinary : Form and control in the built environement» Ed. Jonathan Teicher (1998)
Fredrich Hundertwasser A l’occsion de son discours «Loin de Loos» à l’université de Vienne (9 février 1968)
Fredrich Hundertwasser «Suggestions de guérisons pour l’architecture.» Photos peintes pour le film «Jour de pluie de Hundetwasser» de Peter Schamoni. (1971)
tité, mais absolument incapable de produire ce qui pourrait de devenir des «habitats», c’est à dire tout simplement des lieux de vie, ou comme l’énonce régulièrement Lucien Kroll, des lieux «habités». • F.Hundertwasser : «Loin de Loos», Loi des modifications individuelles à la construction (Manifeste du boycott de l’architecture) Parmi les détracteurs du modernisme à partir des années 50, il en est un qui a toujours été parmi les plus virulents, mais aussi les plus fantasques. Friedensreich Hundertwasser était un architecte, artiste et philosophe autrichien qui a, tout au long de vie, oeuvré contre la standardisation de l’habitat et pour la libération des habitants par la stimulation de leur créativité individuelle. Il était si anti-moderniste qu’il l’envisageait comme une «maladie», pour la ville, l’architecture, et s’est accordé, par opposition, le titre de «médecin de l’architecture».36 Bien qu’il ait réalisé principalement des logements collectifs, il a toujours oeuvré pour l’implication des habitants dans l’aspect et la spatialité de ses bâtiments, contre la ligne droite, contre la rationnalisation, contre la symmétrie. Ses bâtiments sont faits de courbes, de sols ondulés, d’arbres perchés, de petites terrasses et loggias, et d’une façon générale d’une somme incroyable de petites anomalies architecturales. S’il n’en évoque pas le terme, Hundertwasser, à bien des égards, propose à la fois une architecture, et un discours proche de la notion d’incrémentalisme. À l’université de Vienne en 1968, il dénonce dans un discours provoquant - «Loin de Loos» - les dérives de modernisme en architecture et l’incapacité de ses architectes à produire des logements à l’image de leurs occupants.
36. HUNDERTWASSER Friedensreich «Hundertwasser architecture. Pour une architecture plus proche de la nature et de l’homme» Editions Taschen (1997) p. 10
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Fredrich Hundertwasser Hundertwasser Haus Vienne, Autriche 1986
Il introduit son discours par une critique sans détour de l’ouvrage «Ornement et Crime» de l’architecte allemand Adolf Loos publié en 1910. Si Loos avait exprimé dans cet ouvrage entre autres la nécessité pour l’architecture moderne de se passer de toutes formes d’ornementations, Hundertwasser lui reproche de n’avoir rien laissé d’autre, derrière ce postulat, que le vide, le lisse, avant d’ajouter «tout dérape sur le lisse» , entendant par là un forme de stérilité dans l’architecture des descendants de Loos. À partir de là , il développe un critique de l’architecture moderniste à travers différents thèmes sur le modèle d’une espèce de plaidoyer en faveur de l’ornement.36 Son premier point porte sur la question de la standardisation et de la normatisation. Il considère leur application à l’architecture comme un procédé d’exclusion, même «d’esclavagisme» puisqu’il aservit les habitants à un espace délimité et inaltérable. Il affirme ainsi que tous les codes de la construction, les contrats, les normes, etc... qui rendent impossibles les modifications individuelles à l’intérieur de l’habitat ou en façade doivent être abolis. Il ajoute néanmoins, quelque peu opportuniste : «dans la mesure où les modifications n’affectent, ni la structure du bâtiment, ni les voisins». Hundertwasser parle ensuite de la question du cadre légal dans lequel l’architecture s’exerce et avance qu’une réforme, une nouvelle législation doit viser à libérer le pouvoir de modification des habitants, qu’ils soient locataires, ou propriéaires. Il résume sous forme de petit manifeste : « Je propose : Ne pas détruire, ne pas se révolter, ne pas fuir, uniquement modifier et tout ira de nouveau bien.» 37 Enfin, Hundertwasser aborde la question du statut de l’architecte et du rôle qu’il lui convient d’adopter dans la perspective de libérer l’intervention des habitants. C’est surtout à travers ce point particulier que l’on détecte une similitude entre les travaux de Hundertwasser et la notion d’incrémentalisme : Il (l’architecte) est incapable de construire pour chacun un foyer individuel. Sa seule mission est celle-ci : construire une carcasse assez solide et
36. Ibid. p. 60
variable pour qu’on puisse y effectuer les modifications architectoniques 37. Ibid. p.62
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partielles. Comme dans les villes on ne peut plus faire vivre tout le monde au rez-de-sol, il lui faut concevoir les plans les uns au-dessus des autres. Mais sa misson s’achève là.»
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Si hundertwasser est particulièrement virulent face au modernisme et - en tant qu’architecte habilité à construire - préconise des solutions, il faut bien reconnaître que son idéologie participative et sa tendance à l’incrémentaliste énoncées dans ses discours se sont soldé, dans la pratique, plutôt par des échecs. Son projet le plus emblématique, l’Hundertwasser Haus, est un ensemble de logements qu’ils a construit entre 83 et 86 à Vienne. En réalité, les futurs habitants n’ont été que très peu sollicité dans la conception du bâtiment, tout étant essentiellement supervisé par l’architecte seul. Aussi, sur le plan technique et constructif, le bâtiment s’est avéré assez médiocre avec le temps : fuites mutiples, maçonnerie très fragile, incapacité de la structure à supporter le poids des jardins suspendus, impossibilité d’accès aux vitrages extérieurs pour les nettoyer, etc...
• David Georges Emmerich : «Soft Architecture» Si un certain nombre d’architectes (y compris Kroll, Habraken, Friedman,etc...) partagent, à partir des années 60, le point de vue d’Hundertwasser sur le modernisme, jugé déshumanisant, il est intéressant de se pencher sur le travail de David Georges Emmerich, architecte et ingénieur français. Il rejoint Hundertwasser sur le principe de l’autoconstruction, mais l’envisage comme un problème avant tout d’innovation technique. Fervent partisan de Buckminster Fuller et de sa doctrine «faire plus avec moins», il pense que l’intervention des habitants dans la création de leur environnement devra prendre la forme d’un jeu d’assemblage d’un ensemble de dispositifs de structures autoportantes légères et préfabriquées. Si ces structures exigent un important effort d’innovation technique en amont (c’est la mission qu’il se donne en tant qu’architecte) il affirme néanmoins qu’une fois à disposition des habitants, elles permettront à ces derniers par un jeu naturel d’assemblage et d’improvisation de retrouver leur nature : construire leur logement comme l’on construit une cabane. 39 Ce qui est intéressant, c’est qu’Emmerich, bien qu’adoptant à première vue une position plutôt proche des mégastructures de Yona Friedman (qu’il a fréquenté toute au long de sa carrière), d’Habraken, ou encore Constant, il garde comme point de départ cette volonté d’humaniser l’architecture, et de revenir à la «cabane». En 1974, il publie «Soft Architecture : un essai sur l’autoconstruction», essai dans lequel il résume sa philosophie et s’attache à décrire pourquoi les architectes modernistes ne «connaissent rien à l’habitat» : Le résultat qualitatif de cette culture des masses est encore plus grave que le résultat quantitatif. Lourdeur étant génératrice d’immobilité, des techniques sont mal adaptées à leur nouvel usage. Ce sont donc les usagers qui ont dû s’adapter et se mobiliser. Evidemment, faute de pouvoir
38. Ibid. p.65
dresser les matériaux, il a fallu dresser les humains, acte moins architectu-
39. EMMERICH David Georges
ral que policier [...]
«Soft Architecture : un essai sur
Tout ce qui touche à l’habitation est interdit [...] Déplacer une cloison
l’Autoconstruction» ed. Institut de l’Environnement (1974) p. 3-7
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David Georges Emmerich Structures autotendantes ou «cabanes» Maquettes Bois / Métal
David Georges Emmerich «Bidonville de Luxe» Maquette en carton
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chez soi devient un crime. Naturellement, à ce régime, dans un milieu aussi artificiel, rien ne survit, sauf les microbes et les hommes [...] Médecins, sociologues, philosophes sont unanimes : un organisme n’est pas jeté dans un milieu auquel il lui faut se plier, mais il structure son milieu en même temps qu’il développe ses capacités. Ce n’est guère l’avis des partisans de l’architecture totale [...] Assurément, la condition humaine sans possibilité créatrice n’est que conditionement, en fait inhumain. Un milieu préconçu, aussi excellemment que ce soit, ne fait qu’atrophier des facultés sans lesquelles, en guise d’hommes, on n’aura que des consommateurs.
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Contre cette méthode de production du logement inorganique, inhumaine, à mille lieux de l’image de ses occupants, il préconise donc une architecture «molle» (traduction de «Soft Architecture»). Une architecture conçue pour changer et grandir par additions, par ajouts successifs, par remplacements. Malgré sa qualification d’ingénieur et son un travail porté essentiellement sur la technique, Emmerich incarne parfaitement l’architecte qui, contre la médiocrité à la fois spatiale technique et programmatique des logements produits par ses contemporains, appelle à conjuguer avec les habitants, les imprévus, les inconnues, dans une démarche qui rejoint fondamentalement l’idée d’incrémentalisme appliqué à l’architecture.
C / ...OBSOLESCENT ET INCAPABLE DE RÉSILLIENCE Un autre reproche, fondateur dans la démarche incrémentaliste, fait à la production de logements de masse à partir des années 50 est leur obsolescence programmée. A ce sujet, Lucien Kroll, avec son travail de requalification des grands ensembles modernistes - ce qu’il a appelé les «Invendus» - résume assez bien le problème : « En simplifiant beaucoup, on peut dire que sans doute 4 millions de HLM ont été construites au couts de 10 à 20 dernières années et que souvent elles ont été si mal situées, conçues, réalisées et habitées qu’une bonne partie devra être démolie et l’autre, réhabilitée pour des sommes qui équivalent au prix de leur construction» [...] Hellersdorf est un bon exemple de l’incapacité des grands ensembles modernistes à réagir à la conjoncture. 12 étages au lieu de 6 : 40 plus tards, les appartements invendus sont demeurés vides
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40. Ibid. p.4-5
Nous ne serons heureux que lorsque le paysage se sera occupé à se faire «tout seul», avec notre aide au démarrage, lorsqu’il interdira toute obéissance à une forme générale, lorsqu’il variera sans cesse au fur et à mesure qu’on s’y promènera et lorsqu’il évoluera au cours des anées prochaines de façon continue et diverse comme tous les milieux urbains sains. [...] Il aura alors gagné une complexité cohérente»
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41. KROLL Lucien Tout est paysage Sens & Tonka (2012) p.19 42. BOUCHAIN Patrick, «Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée», (2013) p.218
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VAN DER WERF Franz Molenvliet Rotterdam, Pays-Bas 1970 Extrait du film «De Drager» dans lequel on voit le processus d’élaboration des plans d’appartements entre l’architecte et les futurs occupants
JOHN HABRAKEN & SAR «Levels» Schémas illustrant d’une part la division hiérarchique des rôles de chaque acteur du projet d’architecture, puis l’alternative proposée par Habraken et les architectes membre du SAR, pour plus des responsabilités données à l’habitant. (Source : Document personnel) JOHN HABRAKEN & SAR «Levels» Mise en évidence des différents niveaux de territoires (avec la notion de temps) correspondant à chaque degré de responsabilité dans la hiérarchie du projet d’architecture et d’urbanisme. Ce schéma illustre la volonté de faire remonter les habitants dans le processus décisionnel. (Source : openbuilding.org)
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2. REPENSER LE RÔLE ET LE STATUT DE L’ARCHITECTE Au départ de la critique contre le modernisme que l’on peut attribuer aux architectes et théoriciens précurseurs de l’incrémentalisme, il y a donc clairement une remise en cause du rôle de l’architecte dans l’approche du projet. La question que l’on est alors en droit de se poser semble assez logique : quel rôle et et quelle statut hiérarchique l’architecte peut-il se voir attribué pour pouvoir s’inclure dans une démarche incrémentale face au projet d’architecture ?
A / HABRAKEN & LE SAR : LES «NIVEAUX» L’ARCHITECTE POUR RESPONSABILISER LES HABITANTS
Si Habraken était bel et bien architecte, ses travaux autour de la notion d’Open Building et des «Supports» avaient plutôt une vocation théorique que pratique. Entendons par là qu’il préconisait plus une méthode d’approche du projet qu’une quelconque forme de solution architecturale. Il n’a jamais réalisé de bâtiment en tant que maitre d’oeuvre à proprement parler, et d’ailleurs, il semble ne jamais l’avoir souhaité. C’est pourquoi il a confié cette mission à d’autres architectes : en 1965, il fonde le SAR (Stichting Architecten Research), une association d’architectes, décidés à mettre en pratique dans la réalité les nouvelles méthodes de conception qu’il avait introduit dans «Supports: an Alternative to Mass Housing» 43 Avec le SAR est apparu une volonté de construire, et donc de mettre au point des outils pour permettre aux architectes d’agir concrètement. Un point fondamental de ce travail a consisté à repenser la hiérarchie de gestion du projet et des territoires par le remaniement de qu’ils ont appelé les «Niveaux» («levels»). Habraken et le SAR résument donc la structure hiérarchique par taille et durée de vie de territoire (de la ville entière jusqu’à l’amménagement intérieur d’un appartement) et par type de décideur (des grandes institutions jusqu’à l’habitant). Ainsi, il est aquis par exemple que la gestion des plans d’amménagement urbain appartient à la ville et la structure d’un bâtiment revient à l’architecte. Là où leur travail devient intéressant d’un point de vue incrémentaliste, c’est qu’ils fondent leur démarche sur un principe simple : faire remonter l’habitant (et l’architecte) de plusieurs niveaux. Cet appel au changement part d’un constat simple mais nécessaire : dans l’état actuel des choses (et c’est encore largement valable aujourd’hui en 2015) les habitants ne sont en charge que de l’ammeublement de leur logement, rien de plus. (voir «sitution existante»). L’idée consisterait donc à responsabiliser les habitants pour qu’ils se voient confier une participation, non seulement à l’ammeublement, mais aussi à l’amménagement spatial et fonctionnel des logements, et même la disposition et le rapport des appartements mitoyens. 44 Parmi les projets emblématiques de cette nouvelle approche, il y a notamment eu l’ensemble de logements de Molenvliet de l’architecte Franz Van der Werf, près de Rotterdam. Si l’architecte a pris la responsabilité du plan d’amménagement d’ensemble du projet et de la structure des bâtiments (l’équivalent des supports), il s’est surtout attaché à rencontrer, un à un, chacun des futurs habitant tout au long de l’élaboration pour recueillir leurs préférences concernant l’amménagement intérieur, l’importance de l’espace extérieur (jardin, balcon, etc...), les ouvertures, les parements de façades, etc... (voir illustration) 45
43. LUTHI Sonja & SCHWARZ Marc «De Drager» Film sur Nicolaas John Habraken Durée : 1h01 44. BOSMA Koos, VAN HOOGSTRATEN Dorine, VOS Martijn Housing for the millions, John Habraken and the SAR (1960-2000) / NAI Publishers p.88 (2000) 45. De Drager
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CRUZ Teddy - Casa Familiar San Ysidro, Californie 2010’s Organigramme de la hiérarchie décisionnelle envisagé par Teddy Cruz dans la réalisation du projet Casa Familiar. On voit bien ici, comment l’architecte tient à organiser un espace de négociation entre les institutions et la communauté avec : - L’architecte (Teddy Cruz) - Le représentant de la mairie - Le representant de institution financière - L’ONG (Casa Familiar) - Les micro développeurs (communauté)
CRUZ Teddy - Casa Familiar San Ysidro, Californie 2010’s Cette maquette illustre comment par la subdivision du parcellaire dans un environnement pavillonaire américain classique, puis la succession de modifications imprévues et superposées, on peut passer d’une «Mc Mansion» à une tissu urbain propice à l’échange communautaire
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B / «TOP DOWN» / «BOTTOM UP» L’ARCHITECTE INTERMÉDIAIRE ENTRE COMMUNAUTÉS & INSTITUTIONS
Utilisés en politique, en gestion économique, en informatique ou encore en design, les termes «Top Down» (démarche descendante) et «Bottom up» (ou démarche ascendante) ont également fait leur apparition, depuis quelques temps dans le vocabulaire architectural. D’un côté, le «Top-Down», définit une démarche «du haut vers le bas», c’est à dire dont le point de départ est initié par un acteur détenteur d’un pouvoir de décision à grande échelle, avec pour but d’aller du plus grand vers le plus petit. A l’inverse, le «Bottom-up» décrit une démarche qui commence par le plus petit, l’addition d’acteurs de faible influence pour arriver à un résultat d’ensemble, un tout. 45 Pour Teddy Cruz, architecte américain basé à San Diego, cette antagonisme est particulièrement manifeste en architecture et en urbanisme aujourd’hui. Le travail de Cruz se focalise sur une analyse critique et comparative à la frontière mexicaine entre, d’un côté les banlieues pavillonnaires de San Diego, à perte de vue, et de l’autre les habitats de fortune profliférant du côté mexicain à Tijuana. Son point départ consiste à avancer l’idée que la façon de faire la ville du côté américain, dictée à la fois par les institutions et les grandes entreprises privées de promotion immobilière qui infligent une planification urbaine de grande envergure («top-down») aurait beaucoup à apprendre de l’urbanisme plus informel, plus imprévu, et à l’initiative indépendante de chaque communauté, du côté mexicain(«bottom-up»). 46 Il affirme en effet, que c’est en situation d’urgence, de précarité, que l’on peut observer les stratégies d’urbanisme les plus pertinentes, parce que dirigées par les habitants face à leurs problématique quotidiennes : «les meilleures idées pour façonner la ville du futur ne viendront pas des enclaves du pouvoir économique et de l’abondance, mais en réalité des secteurs de conflit et de pénurie d’où une imagination vive peut vraiment nous inspirer à repenser la croissance urbaine d’aujourd’hui.[...] J’ai affirmé ces dernières années que les ghettos de Tijuana peuvent enseigner beaucoup de choses aux agglomérations de San Diego sur la durabilité socio-économique, et sur le fait que nous devrions être plus à l’écoute des nombreuses communautés migrantes des deux côtés de cette frontière afin de pouvoir traduire leurs procédés informels d’urbanisation. Qu’est-ce que je veux dire ici par informel ? Je veux simplement parler de toutes ces pratiques sociales d’adaptation qui permettent à ces communautés migrantes de transgresser les recettes imposées de l’urbanisation, qu’elles soient politiques ou économiques. Je veux simplement parler de l’intelligence créative du retour d’expérience, qui se manifeste dans les quartiers pauvres de Tijuana»
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45. http://en.wikipedia.org/wiki/ Top-down_and_bottom-up_design 46. CRUZ Teddy, «Architecture : Participation, Process and Negociation» / Extrait de «Verb Crisis»,
Mais à partir de ce postulat où Teddy Cruz propose-t-il de se placer en tant qu’architecte ? Concrètement, il s’attache à jouer de rôle de médiateur, de fédérateur au sein de plusieurs communautés (généralements représentées par une association, un ONG, etc...) du côté américain pour rendre possible des projets à leur initiative face aux municipalités, aux organismes territoriaux, et face aux promoteurs immobiliers.
Actar (2008) - p150 47. CRUZ Teddy, «How architectural innovations migrate across borders» TED Talks, (Octobre 2013) Transcription écrite sur ted.com
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L’exemple le plus emblématique de cette démarche est son travail avec l’association «Casa Familiar», une association de quartier dans la ville frontalière de San Ysidro. Le but du projet est d’investir des maisons de promoteur abandonnées, - typiques des banlieues américaines desertées par les populations blanches - et pour les requalifier. Ce travail de requalification, l’architecte le laisse largement aux habitants qui ajoutent peu à peu, nouveaux progammes, nouveaux espaces, extensions, décorations, etc... pour aboutir à des espaces communautaires adaptés. Même s’il travail en direct avec les communautés pour mettre au point des plans d’amménagement, des stratégies financières, des solutions techniques de mise en oeuvre, il cherche surtout à conserver l’aspect informel de l’initiative. (voir illustration) 48 Son rôle en tant qu’architecte consisterait donc surtout faire «remonter» les initiatives communautaires dans la hiérarchie de décision du projet et de faire «descendre» les institutions et grandes entreprises pour les faire se rencontrer à un espace de négociation intermédiaire dont l’architecte est l’organisateur. (voir organigramme) Le but est, d’un côté, de faire profiter la ville de la capacité d’adaptation des habitants, de la précision de leurs démarche et leur compréhension des besoins des habitants, et de l’autre, donner une chance à la fois financière, légale et politique aux associations communautaires et ONG de réaliser des projets. Si Teddy Cruz parle assez peu d’incrémentalisme, sa démarche et la position qu’il endosse en tant qu’architecte semblent s’y rapporter assez sensiblement. Il cherche avant tout à remettre au centre du débat et de la création de la ville (américaine) les habitants, avec l’imprévisibilité, la diversité, les inconnues et les amélioration successices que cela comporte à terme. 49
C / L’ARCHITECTE COORDINATEUR ET MÉDIATEUR DU DIALOGUE ENTRE HABITANTS
Parmi les architectes qui se rapprochent de l’incrémentalisme, Lucien Kroll reste l’un de ceux qui a le plus clairement exprimé, à ses yeux, le rôle et le statut que les architectes devraient se voir confiés pour parvenir à une démarche incrémentale. Pour Kroll, qui s’assume clairement en tant qu’incrémentaliste, le rôle de l’architecte se limite à mettre en oeuvre des procédés incrémentaux, c’est à dire des dispositifs de conception et de mise en oeuvre permettant l’expression imprévue de chaque individualité dans de l’élaboration du projet (l’exemple de la «maquette molle» que nous évoquions précédemment illustre bien le propos). Pour l’architecte, la ressource principale d’un projet d’architecture, ce sont ses futurs utilisateurs, et pour un projet de logements ce sont ses futurs habitants. Ainsi, il considère que la mission qui revient à l’architecte consiste surtout à recueillir, mettre en relation, et d’une certaine façon, coordonner chaque individualité pour parvenir à un accord collectif : «L’architecte (Lucien Kroll) part du principe que les «gens» possèdent d’incoryables richesses, top souvent méprisées. Son rôle consiste à les faire advenir [...]
49. CRUZ Teddy,
Cette quête de la «parole habitante» constitue son apprentissage de la
«Architecture : Participation, Process and
participation, il en fera la condition sine qua non de son travail d’archi46
48. estudioteddycruz.com
Negociation» / Extrait de «Verb Crisis», Actar (2008) - p150
KROLL Lucien 1970 Photo illustrant le processus de décision collectif dans l’amménagement d’un jardin d’enfant attenant à la «Mémé» (la maison médicale de l’Université catholique de Louvain en Belgique).
tecte. Comment peut-on bâtir pour quelqu’un sans d’abord s’adresser à lui et comprendre ce qu’il réclame ? L’architecte n’impose rien, il compose pour et si possible avec.»
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Dans la pratique, Kroll a mis en oeuvre des moyens et des outils de coordinations très diversifiés à mesure que chaque situation s’y prêtait. D’abord la communication orale : pour la Mémé (Maison médicale de l’Université de Louvain) par exemple, il affirme avoir organisé au total plus de 58 réunions entre les étudiants, les architectes et la maîtrise d’ouvrage (les hauts responsables de l’université). Ensuite, pour la communication graphique et spatiale, il a proposé aux étudiants d’intervenir sur des maquettes simplifiées (maquettes molles), de dessiner sur des fonds de plans et d’élévations, de choisir des détails de finition (menuiseries, parements, cloisonnements...) et de les réunir sur papier, etc... Enfin, pour la mise en oeuvre, le chantier donc, l’architecte a organisé à travers des réunions et des ateliers, la coordination entre les entreprises de construction et les étudiants, pour négocier et permettre d’ajouter des modifications de dernières minutes en même temps que le gros oeuvre se concrétisait. 50 Si les architectes ayant assumé un véritable rôle de coordinateur entre habitants comme Lucien Kroll restent rares, la démarche n’est pourtant pas resté complètement sans suites. De nombreux d’architectes et de collectifs semblent avoir régardé avec intérêt son travail pour le remettre à jour. En France, on peut citer entre autres, des colectifs comme l’Atelier d’Architecture Autogéré qui travail en ce moment sur la résillience urbaine et l’autoconstruction à Colombes, le Collectif Etc. qui propose des amménagements publics à l’initiative des habitants, mais aussi des architectes comme par exemple Patrick Bouchain qui rend souvent hommage à Kroll. Dans d’autres circonstances, on peut également voir dans les projets de Teddy Cruz ou encore Alejandro Aravena un volonté similaire de coordonner, d’organiser l’espace de débat citoyen entre différents habitants.
50. BOUCHAIN Patrick (2013), Préfaface de Thierry Paquot p. 21 51. Ibid . p.78 - 150
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Yona Friedman Manuals for the Self-planner 1973 A partir de 1973, Yona Friedman met au point des manuels ayant pour but de réaliser les utopies qu’il a imaginées dans ses débuts. Ces manuels vise à enseigner aux habitants les rudiments de l’architecture et de la planification urbaine.Ci-dessus, un extrait du manuel : «Votre ville vous appartient»
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D / L’ARCHITECTE PÉDAGOGUE POUR SENSIBILISER LES HABITANTS À L’ARCHITECTURE
Dans la démarche de confronter les habitants à la responsabilité face à leur habitat, il réside une problématique non résolue : comment inciter les gens à prendre des initiatives sur l’architecture qui les entoure ? Comment faire de l’architecture une discipline à portée de main, suffisamment ludique pour que n’importe qui y voit une l’importance de s’y impliquer pour améliorer sa propre qualité de vie ? Dans Soft Architecture, David Georges Emmerich évoque la nécessité pour l’architecte de proposer des systèmes de mise en oeuvre si performants qu’ils permettraient aux habitants d’assembler les espaces de leur habitat comme pour une cabane. Il ajoute à celà 3 prescriptions pour les architectes, pour inviter les habitants à s’impliquer dans la conception et l’évolution de leur habitat. « L’architecte aura un triple rôle : - concevoir des jeux de construction pour adultes ; - conseiller, tel le médecin, le vrai client, directement et sur mesure ; - prévoir les infrastructures collectives et leurs modifications.»
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Dans une démarche assez similaire, mais allant un peu plus loin dans la pratique, il est impossible de ne pas mentionner Yona Friedman. Si Friedman comme il l’évoque dans Pro-Domo affirme que l’architecte doit adopter un rôle de «grammairien de l’architecture» ou de «conseiller sur rendez-vous», pour guider les habitants autonomes dans leurs choix, il a surtout montré un grande ambition pédagogique. • Y.Friedman : Manuals for self-planning Friedman considère qu’une théorie (l’architecture mobile), une technique (l’infrastructure spatiale), une mécanique urbaine (urban mechanisms) et un outil pour le panning automatique (le flatwriter) ne sont à eux seuls pas suffisants pour se réaliser car ils ne seront pas nécessairement compris par les futurs occupants du bâtiment. Alors comment encourager les habitants à avoir confiance en leur jugement dans une perspective d’auto-planification design et construction Comment leur apprendre un langage qui puisse les aider à trouver des compromis avec leurs voisins ? En réponse à ces questions, Friedman a conçu des manuels pour auto-planification (Manuals for self-planning). Ces manuels, très simplifiés aident à la communication, et contiennent de nombreux dessins très simples accompagnés de petites légendes, de manière à ce qu’ils soient compris de tous. Les quatre premiers (et principaux) manuels que Friedman a écrit traitent d’Architecture auto-planifié (How to design my home), de planification sociale (How to live among others without being a chief or a slave), d’auto-planification urbaine (Your town belongs to you), et d’auto-planification environnementale (How to settle the Earth) 53 Comunication centre of scientific knowledge for self reliance Dans les années 80, Friedman fonde le «Centre de communication de la conaissance scientifique pour l’autonomie». qui avait pour but de rendre les gens capables
52. EMMERICH David Georges «Soft Architecture : un essai sur l’Autoconstruction» ed. Institut de l’Environnement (1974) p. 7
53. LEBESQUE Sabine «Structure serving the unpredictable» NAI Publishers (1999), p.60
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d’autonomie pour ce qui concerne les besoins primaires de leur vie quotidienne pour qu’ils n’aient pas à dépendre des organismes gouvenrementaux. Le centre a développé des partenariats avec l’université de Nation-Unis et l’International Council of Scientific Unions, dont les activités se situent en grande partie à Madras, en Inde. Friedman partait de la philiosophie que dans les pays souffrant de manques de ressources matérielles, il fallait s’attacher au moins à augmenter les ressources humaines en fournissant à chaque habitant les connaissances et les compétences absolument nécessaires à son autonomie. Ainsi, c’est par l’intermédiaire de cet organisme que Friedman est parvenu à diffuser une nouvelle version de ses manuels pour l’auto-planification, notamment en Inde, où il constate le niveau ressources par habitants et le niveau d’éducation rendent très difficile l’autonomie de chaque habitant. Ces manuels donnent des conseils allant de la création d’une cuisine minimale où conserver la nourriture au frais, à des stratégies de collecte d’eau, en passant par la reconversion de dépotoirs en terres cultivables. Pour la diffusion, les manuels ont été adaptés et étaient conçus comme des affiches placardées dans des villages à travers toute l’Inde. Il est estimé qu’environ 100 000 copies ont été diffusées en Inde pour une moyenne d’environ 10 lecteurs par copie...
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54. Ibid, p.77
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3. POUR UN RETOUR DE LA DIVERSITÉ & DE LA COMPLEXITÉ EN ARCHITECTURE Nous l’évoquions précédemment, il y a au départ de la démarche d’architectes comme Kroll ou Habraken, ou même Hundertwasser un reproche sans détour au modernisme d’avoir «sur-simplifié» l’architecture et la planification urbaine.
A / LUCIEN KROLL : COMPLEXITÉ & COMPOSANTS Pour Kroll, qui est assez clair à ce sujet, la ville fonctionne comme un organisme vivant, et par conséquent, cette forme de simplification (zoning, ensembles monofonctionnels, standardisation de l’habitat, séparation des flux, etc...) serait synonyme d’extinction. Nous l’avons vu, il préconise un pratique de l’urbanisme mixte, à la fois «orientée-objet» (urbanisme rationnel) et «orientée-sujet» (urbanisme intuitif), chaque méthode étant profondément dépendante de l’autre. Pour éviter les écueils d’un urbanisme unilatéral, trop simplifié, il considère que la solution pour les architectes consiste à solliciter l’habitant comme une ressource, certes complexe et imprévisible, mais seule capable de générer la diversité qui fait d’une ville un espace de vie : La diversité entraîne la créativité, la répétition l’anesthésie. Lorsque l’architecture est homogène, soit parce que son modèle est simplement répété, soit parcequ’elle est issue d’une volonté centrale qui veut la distinguer de son contexte, soit parce qu’elle est «trop bien faite», trop fermée, trop «architecture d’architecte» , les usagers s’ajoutent difficilement à elle. Et nous perdons cet immense potentiel de créativité populaire qui transforme lentement l’espace et son expression [...] Cette diversité, même artificiellement acquise, veut ne pas être une esthétique fermée : elle vise à se prolonger par l’activité des habitants, par des ajouts d’abord imperceptibles, puis de plus en plus démonstratifs. Il est évident qu’une porte d’entrée retravaillée par l’habitant dans une rangée de maisons identiques est un geste politique dur et peu familier mais lorsque tout se différencie en continu, les interventions timides s’inscrivent avec gentillesse et assurent les relais. Le processus de complexification est déclenché, comme dans un organisme biologique.
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Concrètement, en tant qu’architecte, Kroll a tout de même développé des outils pour faciliter l’accession des habitants à la pratique architecturale, et leur permettre de participer à sa diversification, sa complexification. A partir de son projet pour la Mémé, Lucien Kroll introduit notamment la notion de «composants». Très inspiré par les travaux d’Habraken et du SAR à ce sujet, Kroll pense que l’on a bien besoin de standardisation en architecture, mais justement pour mettre à disposition des habitants la plus grande «banque» d’éléments de constructions possibles à intégrer dans la structure. Ainsi, pour la Mémé par exemple, il a rigoureusement conçu le bâtiment sur une trame de 10cm par 10cm pour permettre une immense variation dans le choix de menuiseries et des panneaux de revêtement, dans les types de cloisonnement intérieurs. Dans son ouvrage «Composants : Faut-il industria-
55. KROLL Lucien, «Composants» Ed. Socorema ,Bruxelles (1984)
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KROLL Lucien, La MéMé 1970 Photo illustrant d’abord la partcipation des étudiants au chantier, mais aussi les changements de dernière minute qui ont continué même pendant la phase de construction KROLL Lucien, La MéMé 1970 Elevation d’une des façades de la MéMé illustrant parfaitement la mise en oeuvre des composants dans l’organisation des balcons, des menuiseries et des parements extérieurs.
KROLL Lucien 1980 Axonométrie d’anticipation pour l’ensemble de logements du Clos-Emery
52
KROLL Lucien, Les Invendus Proposition pour la réhabilitation d’un ensemble de tours à Gennevilliers en 1990, (non réalisé)
liser l’architecture ?», il résume l’application de la notion de composants au projet de la Mémé : «C’est le seul bâtiment dessiné sur une trame de 10cm. Cette trame a surtout servi à bien organiser une façon traditionnelle de construire et parallèlement à gérer plus confortablement une grande diversité de formes. [...] Ces remplissages peuvent être fabriqués (standardisés), ou bien construits par un artisan, ou encore bricolés par l’habitant lui-même. La structure est conçue de façon à accueillir ces trois possibilités simultanément et à féconder l’initiative des habitant : plans de logements toujours différents, finitions différées, si un habitant ne veut pas de fenêtres, il en achètera des petites, etc...»
56
Par la suite, l’architecte a appliqué la notion de composants à des projet plus larges, plus urbains. Il s’est par exemple vu confié l’amménagement du quartier d’un quartier composé de 80 logements collectifs et 30 maisons individuelles au Clos d’Emery en région parisiennes au début des années 80. Pour ce projet, il a axé la méthode sur trois axes de recherche : - la préfabrication ouverte (avec un système constructif semi industrialisé) - la participation de habitants - l’assistance par ordinateur (grâce au logiciel «Paysage» développé par l’agence) Ainsi, cette démarche lui aurait permis de produire des logements en quantité importante sans dépassement de budget grâce une forme de standardisation, tout en proposant un diversité totale à la fois dans la taille, l’aspect et l’amménagement de chaque habitation. 57
56. KROLL Lucien, «Composants» Ed. Socorema ,Bruxelles (1984) 57. PEHNT Wolfgang Lucien Kroll : projets et réalisations = projekte und bauten / Editions Niggli (1987). p.120
53
Christopher ALEXANDER A Pattern Language, 1977 Ensemble des 15 «patterns» décrivant des stratégies spatiales et fonctionnelles dans la partie sur les «séquences» (source : http://synapse9.com/)
B / CHRISTOPHER ALEXANDER : A PATTERN LANGUAGE Dans une veine assimilable aux travaux de Kroll sur les composants qui ont pour objectif de diversifier le paysage urbain par la standardisation du vocabulaire architectural si elle est accompagnée des choix individuels de chaque habitant, on peut faire référence aux travaux de Christopher Alexander. Christopher Alexander est un architecte anglais d’origine autrichienne, notamment connu pour avoir développé une théorie sur les modèles («les patterns») architecturaux appelée Pattern Language. De la même façon que Kroll, entre autres, Alexander considère l’architecture et la planification urbaine modernes insuffisants pour réconstituer la complexité et la diversité des villes, qui à ses yeux se sont faites avec le temps, la diversité des individus, et les aléas de l’histoire, autant sociale, politique, religieuse, qu’architecturale. Il se dresse fermement contre le principe de tabula rasa généralisé par les grands ensembles d’après guerre, et affirme qu’un environnement urbain se constitue de «réparations», de transformations, de petites altérations successives qu’un architecte à lui seul serait bien incapable de prévoir et d’encadrer. 58 Il existe sans conteste une dimension incrémentale à l’approche de Christopher Alexander de la ville mais qui se vérifie d’une façon sensiblement différente des composants de Kroll par exemple. Là où l’architecte belge s’attache à mettre à disposition des habitants des éléments de construction standardisés et diversifiés, Alexander s’intéresse plutôt à l’observation des dispositifs vernaculaires qui ont été mis au point dans les villes au fur et à mesure du temps et de petites modifications. 59
58 . en.wikipedia.org/wiki/A_Pattern_Language 59. Ibid
54
Dans son ouvrage référence, «A Pattern Language», Alexander propose un répertoire, une sorte de banque d’une ensemble de 253 dispositifs urbains et architecturaux (ou patterns) décrits par des schémas simplifiés et des textes explicatifs qui constituent chacun une réponse spécifique à un problème spécifique auxquels peuvent se voir confrontés tant, les architectes, qu’une communauté, un voisinage ou même un quartier dans son ensemble. 60 L’idée consiste à penser que la modernité, la technicité portée par les architectes aujourd’hui dans la construction peut (ou doit) être réconciliée avec des stratégies vernaculaires développées à travers le temps, qui ont permis aux villes et aux bâtiments d’arriver à des formes pronfondément pragmatiques, bien que s’étant passé jusque là de vision d’ensemble, de plans d’architecture. Ainsi, ce qu’ambitionne Alexander, c’est que chacun puisse s’aider de ces modèles pour pouvoir mener un effort d’amélioration, de modification, de «reconstruction» de son propre environnement. Les «patterns» qu’il décrit sont très variés et proposent des approches à tous types d’échelles, réparties dans trois grandes catégories : la ville dans son ensemble, les bâtiments et leurs relations mutuelles, et la mise en oeuvre jusque de les plus petits détails. Cela peut donc aller de la gestion des infrastrucutures de transports collectifs pour une petite ville, jusqu’à la conception d’étagères, en passant par les pistes cyclables.... 61 Dans la pratique, Alexander s’est servi des patterns pour réaliser des projets partcipatifs, même de grande ampleur. L’exemple le plus connu (et le plus documenté puisqu’un ouvrage y est consacré) est sans conteste l’Université d’Oregon pour laquelle il a plus assumé, auprès des étudiants et professeurs plutôt le rôle de conseiller que de planificateur, et arriver à un résultat d’ensemble imprévu, pour l’architecte comme pour les participants. Encore aujourd’hui, il semblerait que les étudiants soient toujours responsables de l’amménagement et la mise à jours des équipements et infrastructures du campus, en héritage au travail mené avec Alexander. 62
C / DAVID GEORGES EMMERICH : INDUSTRIALISER LE BIDONVILLE Pour David Georges Emmerich, l’architecture, et en particulier le logement, doit aujourd’hui avoir recours à la standardisation, à l’industrialisation justement pour pouvoir se diversifier. Il considère que les grands ensembles, répétitifs, ennuyeux, et déshumanisant ne sont non pas le résultat de la standardisation, mais de ce qui en a été fait. Ainsi, dans la partie «Villes bidon, bidon villes», il approche la typologie du bidonville par opposition aux grands ensemble mais en fait une lecture industrielle : il fait la remarque que les bidonvilles présentent des qualités similaires à l’architecture en série : bas prix, rapidité, légerté, matériaux industriels, etc... Il arrive donc à cette petite conclusion : « Le sens de l’enseignement tiré du bidonville - seule architecture vraiment populaire en même temps qu’industrielle - est clair : il faut industrialiser non pas le blockhaus qui s’y refuse, mais le bidonville qui s’y prête» 63 L’idée est donc qu’il est possible de tirer les enseignements du bidonville comme mode d’urbanisation en terme de diversité, d’adaptabilité, de densité, etc... à partir du moment où l’on se consacre à adapter des outils de production industrielle à son organisation, et à sa réalisation.
60. https://www.patternlanguage.com/ 61. Ibid 62. ALEXANDER, Christopher. Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris : Seuil, 1976 63. EMMERICH David Georges «Soft Architecture : un essai sur l’Autoconstruction» ed. Institut de l’Environnement (1974) p. 26 - 27
55
Emmerich dévloppe, à la suite de cette affirmation un peu provocatrice les raisons qu’il voit de faire apelle à la conciliation du bidonville avec l’industrie :
David Georges EMMERICH Villes Bidon - Bidonvilles « Il faut industrialiser le bidonville» (Extrait de Soft Architecture)
Par ailleurs, le résultat de cette création collective et néanmoins personnalisée n’est pas définitif. Les techniques tout autant que les matériaux familiers à ceux qui l’habitent permettent que la maison se transforme. Par sa croissance, le tissu de l’agglomération même tantôt se densifie et s’affermit, tantôt par la décrépitude des cellules se relâche et se disloque. Par tous ces phénomènes de changement, ou de vie, se réalisent des rapports sociaux toujours nouveaux, car ceux-ci, indéterminés d’avance, sont libres de s’exprimer à travers les constructions qui les matérialisent. A un degré supérieur, le produit urbanistique de ces techniques naturelles est toujours intriqué, intriguant donc intéressant, parfois enchanteur créant des lieux où malgré la complexité et la différenciation des articulations, ou justement grâce à cela, on s’oriente ou même on aime à se perdre »64 64. Ibid - p.26
56
4. POUR UNE ARCHITECTURE EN LIEN AVEC SON MILIEU Assez logiquement, il semble y avoir, dans l’application de l’incrémentalisme à l’architecture, une volonté commune aux architectes d’envisager le projet d’architecture comme profondément dépendant des facteurs que lui impose son milieu, que ce soit sur le plan géographique, social, financier, culturel, traditionnel, etc... Si Kroll explicite clairement cette idée et parle d’une écologie du projet, on retrouve un discours chez similaire chez Aravena par exemple, qui parle de dynamiques informelles du lieu, Teddy Cruz avec le «capital social», ou encore Habraken qui se réfère à un «evironnement bâti».
A / «UN REMPART CONTRE L’INAPROPRIÉ» Au départ de la démarche incrémentale d’Alejandro Aravenana, il y a une crainte de proposer un travail en tant qu’architecte qui se révèle inapproprié («irrevlevant»). Il s’attache très souvent à rappler que les architectes doivent trouver les raisons de leur démarche à l’extérieur de l’architecture, en étudiant le milieu, les habitants, les nombreuses, contraintes, pour n’aboutir que le plus tardivement possible à une solution par le projet d’architecture : Je crois que nous sommes éduqués [les architectes] pour envisager le projet comme venant de l’architecture elle-même en utilisant un langage architectural que seuls les architectes peuvent comprendre. Nous sommes habitués à travailler pour que les autres architectes nous admirent : si tout va bien, tu seras publié dans un magazine d’architecture, pour finalement aboutir à un réseau de relation de plus en plus endogame. La notion de créativité en tant que pratique, que discipline qui créé son propre monde et ses règles du jeu est très dangereuse parceque le prix à payer peut être de devenir inapproprié. Personne ne se soucie de ce que font les architectes, seulement les autres architectes
65
Avec l’exemple d’Elemental, et les logement sociaux de Quinta Monroy, Aravena a clairement mis en avant cette volonté de pertinence, de proposer un projet qui se soumet au contexte plutôt que l’inverse. Pour aboutir à une solution architecturale, Aravena a réalisé un très long travail d’analyse des logements informel dans l’agglomération de Quinta Monroy et de consultation des gens qui allaient être reloger dans son ensemble de logements sociaux, pour comprendre de quoi ils avaient réellement besoin. En effet, une idée essentielle portée par Aravena est que l’amménagement et l’architecture en situation de manque (lui parle de «scarcities») est naturellement et absolument rationnel puisqu’il s’effectue dans l’urgence, avec simplement la nécessité primaire de se loger et survivre. Ainsi, il soutient qu’il ne sera jamais possible pour un architecte, d’être aussi pertinent, aussi rationnel que des habitants en situation précaire, et que le projet d’architecture, limité à un carcan formel ne pourra pas se substituer à un habitat de fortune construit, agrandi et modifié à travers le temps.
65. ARAVENA Alejandro «The Forces in Architecture» TOTO, 2011 p. 178
57
Ainsi, ce qu’Aravena visait avec ELemental, c’était d’arriver, grâce à la conjugaison des compétences techniques et organisationneles d’architectes et ingénieurs avec la capacité d’adpatation et de lecture du lieu irremplaçable des habitants, à «encadrer les dynamiques informelles» pour arriver une solution optimale. Optimale, non pas d’un point de vue architectonique, spatiale ou fonctionnnel, mais uniquement à l’extérieure de l’architecture, c’est à dire ici, du point de vue des habitants. 66
B / ECOLOGIE, DURABILITÉ & RÉSILIENCE Il existe donc dans l’incrémentalisme appliquée à l’architecture, une nécessité certaine de prendre en compte un à un tous les facteurs extérieurs à l’architecture pour aboutir, ultimement à une forme. Cette idée, d’un processus plus que d’un procédé architectural, Lucien Kroll lui donne l’appellation d’Ecologie : « Un processus n’équivaut, ni à à une procédure, ni à des procédés. Il est est relationnel, c’est à dire écologique, puisque selon l’inventeur du mot «écologie», [...] Ernst Haeckel, en 1866, c’est la «science des relations de l’organisme avec l’environnement ». L’urbanisme et le paysage deviennent «écologiques losqu’ils préfèrent les relations au résultat, qu’ils laissent ouvert le «champ des possibles».
67
Ainsi, pour Kroll, l’incrémentalisme possède une dimension écologique puisqu’il permet de se pencher sur chaque élément, un à un, chaque «organisme» et sur son rapport aux autres et à son milieu dans sa totalité. Une approche écologique de l’architecture et de l’urbanisme sous-entend donc une étude poussée des rapports et équilibres entre les différents éléments qui consituent la ville (rues, immeubles, maisons, bureaux, commerces, communautés, etc...) pour arriver à une vision d’ensemble du cadre bâti. Attention toutefois, si Kroll parle bien d’écolgie, il ne fait absolument pas référence à l’écologie «technique» relayée par les bâtiments dits «performants», les normes HQE, le tri sélectif, les nouvelles technologies, etc... Kroll se réfère plutôt à une forme d’écologie qu’il qualifie de «sociale», c’est à dire attachée à comprendre comment un bâtiment, plutôt que d’être performant en soi et pour soi, peut plutôt s’intégrer à un environnement de façon performante. 68 A une échelle plus large, en terme d’échelle et de temps, Lucien Kroll considère qu’une approche systématiquement écologique du projet d’architecture et de la planification de la ville permettrait d’aboutir à un paysage urbain qui ne soit plus statique et périssable, comme le modernisme a pu parfois le laisser en grande quantité, mais renouvelable, évolutif, remplaçable petit à petit, ce que l’on peut résumer par le terme «résillient». Par l’intermédiaire de cette notion, il entend que l’on doit parvenir en tant qu’architecte partenaires des habitants, à des environnements bâtis qui puissent évoluer de façon autonome de la façon qu’un organisme vivant : « Nous ne serons heureux que lorsque le paysage se sera occupé à se faire «tout seul», avec notre aide au démarrage, lorsqu’il interdira toute 58
66. Ibid - p.178 67. BOUCHAIN (2013) p.46 68. KROLL Lucien Tout est paysage Sens & Tonka (2012) p.20
obéissance à une forme générale, lorsqu’il variera sans cesse au fur et à mesure qu’on s’y promènera et lorsqu’il évoluera au cours des anées prochaines de façon continue et diverse comme tous les milieux urbains sains. [...] Il aura alors gagné une complexité cohérente»
69
C / INCREMENTALISME, LIEN SOCIAL & VICINITUDE On peut se poser une question assez légitime, puisque l’on a largement évoqué des projets d’habitat, et même d’habitat collectif : quelle action, et quelle opportunités l’incrémentalisme confère-t-il à l’architecture en ce qui concerne la mise en relation entre les habitants ? En effet, parmi les réponses aux inconnues soulevées par l’incrémentalisme, il est souvent question de discussion et de négociation entre l’architecte et les habitants, mais comment à terme, mettre à disposition des habitants des outils leur permettant de négocier chaque modification, chaque incrémentation au bâtiment ? À ce sujet, Lucien Kroll parle d’une notion qui doit aller de paire avec la démarche incrémentale : ce qu’il appelle la vicinitude. Cette vicinitude, il considère que c’est «la relation minimale de proximité, de distance, de voisinage, de nearness, impossible à imposer, mais possible à induire par des dispositifs architecturaux et juridiques.»70 Ainsi, cela consisterait à éviter de voir l’architecture comme un environnement froid et désolidarisant (pour évoquer la «modernité») et de plutôt l’envisager en tant que catalyseur pour des comportements intelligents, solidaires et «émotionnels» de la part des habitants. « D’abord, celle-ci [la vicinitude] permet d’éviter de mourir de soif, de faim ou de solitude dans l’anonymat urbain et ensuite elle encourage à échafauder plus facilement des coopérations ou des partages ».71
69. BOUCHAIN (2013) p.218 70. Ibid - p.24 71. Ibid - p.25
59
5. L’INCRÉMENTALISME COMME OUTIL D’INFRASTRUCTURE & DE RECONSTRUCTION EN MILIEU PRÉCAIRE
A. INFRASTRUCTURE 2004
• ELEMENTAL - QUINTA MONROY ALejandro Aravena Iquique, Chili 2005 Logements sociaux
• INCREMENTAL HOUSING STRATEGY Felipe BALESTRA Pune, Inde 2009 Structures / Plugs
B. APPROCHE COMMUNAUTAIRE • CASA FAMILIAR Teddy CRUZ San Ysidro 2010 Centre communautaire + Logements
C. MODÈLE
• EMPOWERMENT SHACK Urban Think Tank Cape Town, Afrique du Sud 2010 Modèle de logement modulable et modifiable
60
2006
61
INCREMENTALISME & ARCHITECTURE : COMMENT ?
III. CAS D’ÉTUDE Nous avons tenté, au cours de ces deux premières parties, d’abord de proposer une définition de l’incrémentalisme et de son application à l’architecture par l’illustration des principes porteurs d’une architecture incrémentale à travers de projets, des acteurs, etc... ; puis nous nous sommes attaché à comprendre à la fois quelles circonstances, quels objectifs, quelles contraintes ont pu conduire des architectes et des communautés à se diriger vers une démarche incrémentale. Il s’agit, maintenant de comprendre et d’illustrer de quelles façons, par quels procédés et avec l’apport de quels outils l’incrémentalisme a-t-il déjà pu se voir appliqué à des projets ou des théories d’architecture. Ce qui est intéressant chaque architecte qui s’en est rapproché, puisque le contexte, les objectifs, mais aussi les idéaux et principes pouvaient être différent, a proposé des outils d’incrémentation différents. Pour y voir plus clair, les cas d’études et les outils que nous allons illustrer se distingue en trois parties, chacune correspondant à une famille de stratégies possibles : - «Négocier» : l’architecte pour médiateur d’un espace de négociation du projet et de son devenir - «Inciter» : l’architecte pour proser un socle architecturale pour canaliser les habitants et encadrer les dynamiques informelles « «Systématiser» : l’architecte à l’origine d’un système, d’un ensemble de «règles du jeu» pour permettre l’évolution d’un projet par incrémentations successives.
I. NÉGOCIER L’ARCHITECTE MÉDIATEUR D’UN ESPACE DE NÉGOCIATION
LA MÉMÉ / MANIFESTE PARTICIPATIF Architecte : Lucien Kroll Initiateur : Faculté de Médecine Localisation : Woluwe Saint Lambert 1970
ORIGINE DU PROJET
L’ARCHITECTE MEDIATEUR - 58 réunions Architecte / etudiants
OUTILS INCRÉMENTALISTES - Réunions / Consultations - Trame de 30 x 10 - Composants
LIMITES
Lucien KROLL - La Mémé Axonométrie générale des logements étudiants et des foyers. Document réalisé à posteriori
Lucien KROLL - La Mémé «Maquettes molles» utilisées par l’architecte en collaboration avec les étudiants pour mettre au point la répartition du programme et l’aspect du bâtiment
Lucien KROLL - La Mémé Elévations de l’un des bâtiments. Docunment réaliséà posteriori de la construction
Lucien KROLL - La Mémé Vue générale des logements étudiants
+
Lucien KROLL - La Mémé
Lucien KROLL - La Mémé
Illusration en plan de l’utilisation de la trame de
Schéma et version fianle de la mise en oeuvre
30cm x 30cm avec des écarts de 10cm
du réseaux de colonnes irrégulières
Lucien KROLL - La Mémé Plan d’un étage «courant» du bâtiment central. On distingue clairement la structure des incrémentation apportées par les étudiants au fur et à mesure
Lucien KROLL - La Mémé Photos du gros oeuvre pendant le chantier & de l’implication des étudiants pendant la mise en oeuvre (ici pour l’amménagement paysager)
Lucien KROLL - La Mémé Photos illustrant bien les modifications apportées par les étudiants à l’intérieur (trémies, escaliers, mezzanines, etc....)
MOLENVLIET / STANDARDISER, CONSULTER, DIVERSIFIER Architecte : Frans Van der Werf Initiateur : Ville de Rotterdam Localisation : Papendrecht, Pays-Bas Date : 1982
ORIGINE DU PROJET
L’ARCHITECTE CONSEILLER DIMENSION INCREMENTALE Métthes + Outils
LIMITES
6
Franz VAN DER WERF - Molenvliet
Franz VAN DER WERF - Molenvliet
Maquette et perspective illustrant clairement,
Photo de futurs habitants mettant en oeuvre eux
d’une part le plan d’ensemble coordoné par
même les menuiseries de leur appartement en
l’architecte, mais également la séparation assu-
rez-de-chaussée
mée en la stucture (support) et les habitats (infills)
Franz VAN DER WERF - Molenvliet L’ensemble de logements tel qu’il apparait aujourd’hui
Franz VAN DER WERF - Molenvliet Plan du R+1 tel que mis au point par l’architecte avant consultation des habitants pour recueillir leurs préférences
Franz VAN DER WERF - Molenvliet Le plan, tel qu’il a été mis en oeuvre au cours du chantier, suite à la consultation (2 à 3 fois) des habitants par l’architecte
6
OKOHAUS / MANIFESTE PARTICIPATIF Architecte : Frei Otto Initiateur : International Building Exhibition Localisation : Berlin, Allemagne 1987
ORIGINE DU PROJET
L’ARCHITECTE CATALYSEUR OUTILS INCRÉMENTALISTES Métthes + Outils
LIMITES
Frei OTTO - Okohaus L’architecte, son équipe et les futurs habtiants en train d’ajouter à la structure ne base en maquette leurs amménagements respectifs pour chaque habitat
Frei OTTO - Okohaus Maquette d’ensemble du projet, tel qu’il a été conçu par Frei Otto en amont de la consultation des habitants
Frei OTTO - Okohaus Plan Masse
Frei OTTO - Okohaus Plan du R + 2 tel qu’il est aujourd’hui après les ajouts successifs de la part des habitants
Frei OTTO - Okohaus Illustration de l’évolution du chantier. De la structure, controlée par F.Otto, jusqu’aux remplissages successifs de habitants
Frei OTTO - Okohaus Le bâtiment, tel qu’il apparaissait au moment de l’emménagement des habitants
« LES INVENDUS » / RÉINTRODUIRE DE LA COMPLEXITÉ Architecte : Lucien Kroll Initiateur : Municipalités de Hellersdorf / Dodrecht / etc... Localisation : Hellersdorf / Dodrecht 1978 - 1998
ORIGINE DU PROJET
L’ARCHITECTE CONSEILLER DIMENSION INCREMENTALE
LIMITES
Lucien KROLL - Les Invendus Principe de maquette molle mis à profit par Lucien Kroll. L’architecte a réalisé des maquettes du 100eme au 20eme de grands ensembles pour que les habitants puisse venir y ajouter des éléments.
Lucien KROLL - Les Invendus Elevation schématique illustrant le principe incrémental de la démarche de Kroll avec les habitants dans la réhabilitation des grands ensembles
Lucien KROLL - Dodrecht Elevation de principe issue des maquettes molles pour la réhabilitation d’un grand ensemble à Dodrecht.
Lucien KROLL - Dodrecht Traduction en élévation du bâtiment tel qu’il s’avère réalisable par les architectes
Lucien KROLL - Dodrecht Le quartier requalifié par Lucien Kroll tel qu’il apparait aujourd’hui. On est passé d’un grand ensemble à ce qui s’apparent à un centre ville
II. INCITER L’ARCHITECTE CONCEPTEUR D’UN SOCLE ARCHITECTURAL
ELEMENTAL / ENCADRER LES DYNAMIQUES INFORMELLES Architecte : Alejandro Aravena Initiateur : Ville d’Iquique Localisation : Iquique / Chili 2005
ORIGINE DU PROJET
L’ARCHITECTE COMME CONCEPTEUR DU SUPPORT DIMENSION INCREMENTALE
LIMITES
Alejandro ARAVENA - Elemental Illustration du principe Half a good house ≠ One small house
Alejandro ARAVENA - Elemental Maquuettes de principe réalisés par la communauté et les futurs habitants en collaboration avec l’architecte
Alejandro ARAVENA - Elemental L’ennsemble de logements, en 2004, puis en 2006, après que les habitants soient venus investi les interstices
Alejandro ARAVENA - Elemental Plan Masse
Rez De ChaussĂŠe
R+1
R+2
Alejandro ARAVENA - Elemental Plans de 3 appartements mitoyens
2004
2006
Alejandro ARAVENA - Elemental AxonomĂŠtrie de principe
Alejandro ARAVENA - Elemental Coupe de 3 logements mitoyens, avant modification de la part des habitants
Alejandro ARAVENA - Elemental Villes Bidon - Bidonvilles « Il faut industrialiser le bidonville» (Extrait de Soft Architecture)
Alejandro ARAVENA - Elemental Intérieurs d’habitations, avant & après emménagement des habitants
Alejandro ARAVENA - Elemental Déclinaison du principe lancé par les logements de Quinta Monroy à travers l’Amérique du Sud. Il y a pour le moment eu plus de 19 versions différentes.
PRÉVI / LA VILLE COMME SOCLE POUR L’INFORMEL Urbaniste : Peter Land Architectes : Christopher Alexander / James Sterling / Charles Correa / etc... Initiateur : Municipalité de Lima Localisation : Lima / Pérou Date : 1967
ORIGINE DU PROJET
L’URBANISTE POUR INSCRIRE LA VILLE DANS LE TEMPS DIMENSION INCREMENTALE
LIMITES
PREVI Perspective aérienne du quartier de Previ à Lima, capitale du Pérou. On distingue clairement les ensembles de logements appropriables chacun conçu par un architecte différent.
SITRLING James, Maison Familiale Esquisse pour une Maison familiale conçue dans le cadre du développement du quartier de Previ à Lima (Pérou). A gauche, la structure de base envisagée par l’architectetcte James Stirling. A droite, les extensions et appropriations potentielles qu’il avait envisagé de la part de habitants.
PREVI Photos du quartier de Previ prise en 1968 (à gauche) puis en 2008 à droite. Cette série illustre parfaitement la volonté initiale des architectes et urbanistes de laisser aux habitants la possibilité d’incrémenter leurs logements en fonction de l’évolution de leurs situations familiale, financière, etc...
PREVI Photos du quartier de Previ prise en 1968 (à gauche) puis en 2008 à droite. Cette série illustre parfaitement la volonté initiale des architectes et urbanistes de laisser aux habitants la possibilité d’incrémenter leurs logements en fonction de l’évolution de leurs situations familiale, financière, etc...
Previ, Lima Axonométries illustrant les modifications successives apportées par les habitants aux bâtiments de départs, de 1968 jusqu’à 2003
Previ, Lima
Previ, Lima
Maison conçue par l’architecte Aldon Von
La maison, telle qu’elle apparaît aujourd’hui
Eyck au départ, en 1978, et jusqu’en 2001,
(en 2008)
avec les ajouts successifs au fur à mesure de l’évolution de la structure familiale
III. SYSTÉMATISER L’ARCHITECTE CONCEPTEUR D’UN SYSTÈME
THE FLATWRITER / LE PLAN AUTOMATIQUE Architectes : Yona Friedman Initiateur : Yona Friedman Localisation : /// Date : 1967
ORIGINE DU PROJET
L’ARCHITECTE COMME DIMENSION INCREMENTALE Méthode + Outils
LIMITES
6
LE CLOS D’ÉMERY/ DIVERSIFIER L’ORDINAIRE Architecte : Lucien Kroll Initiateur : Localisation : /// Date : 1980
ORIGINE DU PROJET
L’ARCHITECTE COMME CONCEPTER DU SUPPORT DIMENSION INCREMENTALE
LIMITES
BIBLIOGRAPHIE • OUVRAGES ECRITS - ALEXANDER, Christopher, Une expérience d’urbanisme démocratique : l’université d’Oregon. Paris Seuil (1976) - ALEXANDER, Christopher, «A pattern Language» New York : Oxford University Press (1977) - ARAVENA Alejandro, «The Forces in Architecture» TOTO (2011) - ARAVENA Alejandro, « ELEMENTAL : Manual de vivienda incremental y diseno participativo = incremental housing and participatory design manual» / Hatje Cantz (2012) - BOUCHAIN Patrick, « Construire Autrement», Actes Sud (2006) - BOUCHAIN Patrick, «Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée» Actes Sud (2013) - BOSMA Koos, VAN HOOGSTRATEN Dorine, VOS Martijn, Housing for the millions, John Habraken and the SAR :1960-2000 / NAI Publishers (2000) - EMMERICH David Georges «Soft Architecture : un essai sur l’Autoconstruction» Editions Institut de l’Environnement (1974) - FRIEDMAN Yona, «Pro Domo» Actar / Centro Andaluz de Arte Contemporáneo (2006) - FRIEDMAN Yona « L’architecture mobile » Casterman (1970) - GARCIA-HUIDOBRO Fernando & TORRES Torriti Diego & TUGAS Nicolas, «Time builds : the experimental Housing Project (PREVI) Lima genesis and outcome» / Editions Gustavo Gili (2008) - HABRAKEN Nicolaas John, «Supports : An alternative to mass housing» Praeger Publishers : traduction anglaise (1972) - HABRAKEN Nicolaas John, «Structures of the Ordinary : Form and control in the built environement» / Editions Jonathan Teicher (1998) - HUNDERTWASSER Friedensreich «Hundertwasser architecture. Pour une architecture plus proche de la nature et de l’homme» / Editions Taschen (1997) - KROLL Lucien, Tout est paysage Sens & Tonka (2012) - KROLL Lucien, «Composants» Ed. Socorema ,Bruxelles (1984) - LEBESQUE Sabine & FENTENER VAN VLISSINGEN Helene, «Friedman : structures serving the unpredictable» / NAI Publishers (1999) - PEHNT Wolfgang, «Lucien Kroll : projets et réalisations» Editions Niggli (1987) - WAKELY Patrick & RILEY Elizabeth, «The Case for Incremental Housing» The Cities Alliance (2011)
• ARTICLES - ABCHI Michel-Antoine, « Histoire(s) de participer» Article publié dans l’ouvrage «Alter Architectures Manifesto», dirigé par Thierry Paquot (2012) - ARNOULD Guillaume, «Théories de la décision», texte explicatif proposé sur le site universitaire www.socioeconomie.be. - ARAVENA Alejandro, «The City as a Source of Equity» / «Quinta Monroy, Iquique, Elemental» Extrait de «Verb Crisis» - Actar / (2008) - CRUZ Teddy, «Architecture : Participation, Process and Negociation» Extrait de «Verb Crisis» / Actar (2008) - KROLL Lucien, « Pour une éco-alphabétisation » Article publié dans l’ouvrage «Alter Architectures Manifesto», dirigé par Thierry Paquot (2012) - TILL Jeremy, SNEIDER Tatjana «Flexible housing: opportunities and limits» / (2005)
• DOCUMENTS VIDEO - LUTHI Sonja & SCHWARZ Marc «De Drager» Film sur Nicolaas John Habraken (2010) - CRUZ Teddy, «How architectural innovations migrate across borders» TED Talks, (Octobre 2013) - ARAVENA Alejandro, «My architectural philosophy? Bring the community into the process» TED Talks ( Juillet 2014)
• SITES INTERNET - Atelier d’architecture autogérée www.urbantactics.org/homef.html - A pattern language www.patternlanguage.com - Collectif Etc. www.collectifetc.com - Estudio Teddy Cruz www.estudioteddycruz.com - Elemental www.elementalchile.cl/ - Flexible Housing www.afewthoughts.co.uk/flexiblehousing/
- Incremental Housing Strategy in India www.archdaily.com/21465/incremental-housing-strategy-in-india-filipe-balestra-sara-goransson/ - Spatial Agency www.spatialagency.net - Urban Think Tank www.designboom.com/architecture/ urban-think-tank-empowershack-slums-western-cape-382014/