MAtièrE Et énErGiE
« Si la durée de vie moyenne de chaque produit circulant dans l’économie humaine pouvait être multipliée par deux, si l’on pouvait recycler deux fois plus de matériaux, si on avait besoin de mobiliser moitié moins de matière pour fabriquer un produit, on pourrait diviser le flux de matière par huit 1. »Voici l’une des (nombreuses) recommandations formulées, il y a plus de quarante ans, par le fameux « rapport Meadows ». Ce cercle vertueux de la matière aiderait aussi notre sobriété énergétique. En effet, la « mise en ordre » des matériaux vers un état final, « apte à un certain usage », réclame une somme de transformaraphaël Ménard tions ; et chaque étape implique consommation d’énerArchitecte et ingénieur gie et production d’externalités environnementales : émissions de gaz à effet de serre, consommation d’eau, pollutions diverses… Il y a une relation sous-jacente entre la matière constructive et l’énergie : les transformations chimiques (par exemple pour filtrer un minerai), la cuisson pour extraire la chaux (avant de faire du ciment), l’énergie mécanique pour un concassage de roches (avant son inclusion dans un béton), etc.
Le piC de L’arChiteCture
énErGiE GriSE (oU énErGiE incorPoréE)
Nous consommons donc une énergie moins palpable que celle de nos usages : l’amortissement de la dette énergétique de l’édification – que nous nommons « énergie grise2 » en rappel de la couleur des matériaux de construction. Préférons cependant le terme d’énergie incorporée, qui correspond à la traduction d’embodied energy et révèle davantage l’idée d’« énergie dans le corps », d’un état cristallisé et irréversible de l’énergie au sein de la matière. Une mémoire en quelque sorte des transformations subies par la matière. Du fait de la mondialisation, une fraction importante des chaînes de transformation se situe hors de nos territoires. Les transferts d’énergie incorporée se lisent alors davantage dans nos volumes de marchandises et de matières importées que dans le décompte de notre consommation énergétique nationale. Il est dommage que nous ne puissions visualiser la géographie de ses transferts : dès le xIxe siècle, Charles-Joseph Minard représentait pourtant déjà de nombreux flux, en mariant avec génie cartographies et diagrammes de Sankey (la largeur de la flèche exprimant l’importance du flux).
PiErrE Et PAUL
Aujourd’hui, comment repère-t-on un bâtiment « durable » ? On scrute d’abord sa performance énergétique… en omettant l’ensemble des externalités engendrées par l’acte même de construction3. Mais quel est réellement le surcoût écologique lié à la complexité constructive permettant a priori l’efficacité en usage ? Dans l’industrie automobile, une voiture hybride est certes plus sobre à l’usage, mais mesure-t-on l’impact d’une plus grande complexité constructive4 ? C’est invisible pour le conducteur, mais le constructeur automobile (et sa cascade de sous-traitants) voit sans doute, lui, sa facture énergétique augmenter. En architecture, les concepteurs sont volontiers friands des derniers vitrages ultrasophistiqués ou des technologies d’enveloppe, vendant une efficacité redoutable, digne de l’anorak que portait jean-Louis Étienne pour une expédition polaire5. Dans le cas d’un bâtiment extrêmement performant, si l’on ne prête pas attention à sa « surconstruction6 », cela peut assurément conduire à un bilan global négatif. Le risque : chercher à trop déshabiller Pierre Usage pour finalement survêtir Paul Construit… Avec une dette certaine : le bâtiment plus performant peut faire payer d’emblée sa vertu.
plus de matière grise
161
orDrES DE GrAnDEUr
Pour quantifier cet enjeu, quelques valeurs : environ 1 000 kWh d’énergie primaire par mètre carré pour un logement individuel, 1 500 à 2 000 kWh pour un immeuble de bureaux et de l’ordre de 3 000 à 4 000 kWh pour une tour7. Face à l’objectif d’une consommation annuelle réglementaire de l’ordre de 50 kWh, on voit que cette « ordonnée à l’origine constructive » peut représenter jusqu’à une trentaine d’années d’usage8. 1 500 kWh par mètre carré construit, c’est environ 130 litres équivalents pétrole. En France, si l’on considère que la somme des emprises individuelles dans le bâti est de l’ordre de 70 m² par individu9, et que ce parc est renouvelé environ tous les cinquante ans, cela représente 2 000 kWh par individu et par an, soit pas loin de 200 litres de carburant. Pour un foyer de quatre personnes, c’est autant d’énergie que pour une voiture parcourant 12 000 kilomètres10. Exprimé en consommation énergétique individuelle, l’amortissement (au sens comptable) de l’énergie incorporée est alors fonction : – des coûts énergétiques constructifs associés à l’édification, à la transformation et au maintien en usage ; – de la durée d’obsolescence du bâti et de ses différents composants (retenons aussi que l’énergie incorporée en architecture, c’est également ce lien fondamental au temps, à la permanence de la matière au travers des générations, à cette « patine » qui constitue une composante substantielle de l’émotion spatiale) ; – enfin de l’emprise d’usage individuelle. Ce dernier point est essentiel car il conditionne un imaginaire. « Et si le luxe c’était l’espace ? » clamait une publicité il y a quelques années. Le luxe, c’est sans doute bien plus la qualité que la quantité d’espace. Attention donc à cette générosité qui consiste à vouloir offrir toujours plus de surface pour un budget constant.
troP MoDErnES, LA DEttE DU hiGh-tEch
La Modernité a souhaité épouser un mythe, la perfection de la machine. L’architecture devait tendre vers la complexité technique du paquebot, la rigueur millimétrique de l’automobile, la précision clinique de l’avion. tout au long du xxe siècle, cette « grande bifurcation » dans notre lien à la matière construite s’est aussi révélée avec l’essor du high-tech. En parallèle, le monde industriel a développé des procédés de construction de plus en plus élaborés, éloignant le bâtiment des matières primaires. Matières primaires, matières finales construites : deux continents à la dérive l’un de l’autre. Chez certains architectes et ingénieurs, la quête absolue de la légèreté s’opère parfois au prix d’un coût écologique élevé des matériaux utilisés : énergie grise considérable de l’acier inoxydable, aluminium à très haute limite élastique… L’impact écologique de la matière peut se décomposer à la fois en quantité (qu’elle soit masse ou volume) et en coût unitaire. Mais si la perte de quantité ne compense pas l’impact intrinsèque plus élevé, la planète n’a rien gagné... on trouve là un deuxième faux ami conceptuel.
BiM Et BAM
_ « Carte des exportations françaises de vins par la mer. Une représentation graphique spatiale d’échanges de flux de matière. » Extraite de Charles-Joseph Minard, Des tableaux graphiques et des cartes figuratives, 1845-1869.
Voyons déjà comment les concepteurs ont globalement échoué à se forger un retour d’expérience, une intuition de la performance d’usage. La complexité des modèles d’évaluation et de simulation11, confiés à des ingénieurs dédiés, a déjà engendré une « mise à distance » pour jauger de la pertinence environnementale du coup de crayon. Aussi l’essor de la maquette numérique ne participe-t-il pas à aggraver cette mise à distance avec la matière concrète ? L’illusion de perfection numérique du BIM12 omet son double réel de la « matière livrée » : les déchets en amont de la commande finale. Nous attendons avec impatience l’émergence du BAM13, la maquette numérique des déchets probables engendrés par le projet. Pour l’industrie automobile, McNeill rappelait qu’en 1990, la production d’une voiture engendrait 29 tonnes de déchets14.
© Bibliothèque de l’École nationale des ponts et chaussées
162
concEvoir
SAintE intUition
Pour exprimer le projet architectural, en dissociant les pièces graphiques des pièces écrites, les concepteurs avaient déjà abstraitisé le rapport à la matière construite. Comment comprendre efficacement la matérialité de la mise en œuvre entre un dessin peu légendé d’un côté et, de l’autre, un texte devenu souvent un copié-collé juridicotechnique ? Garde à ce que l’ajout d’une couche analytique complémentaire, pour élaborer une approche globale telle une analyse de cycle de vie totalisante du projet, ne contribue encore à transformer le projet en un objet technocratique et virtuel. Pour limiter les contresens de conception et les faux amis conceptuels, restaurons en premier lieu l’intuition de la matière, celle dédiée à l’habité. Les concepteurs risquent de perdre beaucoup de temps à analyser le cycle de vie alors que le bon sens doit juger de la mutabilité potentielle.
MAtièrES SoLAirES
Les concepteurs doivent réapprendre à bâtir avec les matières renouvelables et sans cesse renouvelées : la biomasse sous ses différentes formes et, en premier lieu, le bois. toutefois, cette matière pousse lentement… et la matière renouvelable ne saura tout résoudre. Du fait d’un rendement de conversion bien inférieur à 0,1 % du gisement solaire, la construction en bois réclame son « bassin versant constructif15 » : au moins dix fois plus important que la surface au sol du bâti. Il est donc absolument nécessaire de « faire tourner » les éléments de matière dans les vies successives du patrimoine bâti. Mais l’architecture doit massivement se réapproprier les vertus de la matière qui pousse.
PLAn B Et réEMPLoi
Faire circuler la matière. Mais quel futur à nos programmes neufs devenus des bêtes de course programmatiques ? Dans la logique d’une inévitable optimisation technicoéconomique, nous avons produit des monstres typologiques, incapables de devenir autre chose qu’eux-mêmes. Dans l’article « Mutations des programmes16 », était testée l’hypothèse d’une mise à jour de pratique réglementaire : lors du dépôt du permis de construire, pourquoi ne pas demander au concepteur et à son maître d’ouvrage de proposer un plan B ? Cette obligation de la mutabilité potentielle interrogerait à rebours spatialité et matérialité du projet. de la capacité d’un amoncellement savant de matières à être pluriel dans le temps. Il s’agirait tout simplement de proposer une faisabilité pour une autre destination programmatique : comment des bureaux peuvent devenir locaux d’enseignement, comment un hôpital peut se muer en logements. La ville se constituerait de « squelettes capables », aptes à évoluer dans le temps de l’urbain : cela rejoint l’une des hypothèses fondatrices des IsU17.
vErS UnE ArchitEctUrE oULiPiEnnE
Pour s’atteler et se préparer à cet horizon, rien de tel qu’un jeu-projet. Yves Cochet annonçait qu’à 300 dollars le baril de pétrole, il n’y aurait certainement plus d’aviation civile. Plus de construction neuve aussi à 300 euros le mètre cube de béton ? Sans doute pas, car le gros œuvre ne représente qu’environ le tiers du coût de la construction. Mais il est certain qu’en amont, le baril à 300 dollars mettrait un sérieux coup de frein au tapis roulant de l’industrie immobilière… Un peu de politique-fiction : imaginons que le gouvernement européen18 ait mis en place la TMA, une taxe sur la matière ajoutée. Cette fiscalité incitative et innovante invite l’ensemble des acteurs de la chaîne au réemploi et/ou à l’usage de matières renouvelables issues de la transformation solaire, à l’instar, par exemple, des mécanismes de bonus-malus existant pour l’achat de véhicules neufs. sur la totalité de la chaîne, chaque acteur est alors vertueusement incité à réduire au maximum l’ajout de matières neuves, non renouvelables. Les architectes sont ravis : cela fonde un nouveau ressort de créativité pour élaborer des scénarios de trajectoires vertueuses entre acteurs. Leur rôle collectif est également refondé : ils deviennent littéralement les architectes du métabolisme de la matière construite. Georges Perec a généré une littérature sans la voyelle « e19 » et l’ouLiPo a démontré que la contrainte était finalement une splendide opportunité créative…
plus de matière grise
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DES ArchitEctUrES troP PréPAréES
Mauvaise nouvelle pour les matériaux, nous n’en sommes pas tout à fait là. Aujourd’hui, l’architecte choisit et rédige une commande qui appelle en amont plein de matières. tel un chef cuistot, il convoque soit des matières primaires (bois, minéraux disponibles sur site), soit des matières déjà transformées et/ou composites (verres, métaux, béton), soit encore des fragments d’architectures déjà constituées20 (un élément de façade-cadre, une cloison équipée). Comme pour les arts culinaires, une fraction de la production architecturale contemporaine s’est fait emporter par le courant : on cuisine, on construit aujourd’hui davantage à partir d’éléments préparés, voire « prêts à l’emploi ». L’optimisation globale des processus technico-industriels a entraîné des choix de conception très en aval des chaînes de transformation de la matière. La plupart des revues contemporaines d’architecture présentent d’ailleurs souvent les grandes nouveautés industrielles de nos plats architecturaux déjà cuisinés : la dernière maille à oxyde de titane miroitante pour des effets visuels remarquables en bardage, le dernier triple vitrage à cristaux liquides, la nouvelle céramique à ultrahautes performances avec inclusion de matériaux à changement de phase…
toP chEF
Des produits et des processus de plus en plus élaborés au service d’une architecture toujours plus éclatante de nouveauté, de surprise et de singularité. Se faire remarquer pour conserver les étoiles de son établissement. Dans l’univers de la santé, afin de ne pas être en prise avec la puissance de frappe de l’industrie pharmaceutique, les médecins ont leur revue, Prescrire21. Elle est indépendante et autofinancée par ses abonnés, sans revenus publicitaires ni subventions. Pour retrouver l’indépendance, tout projet devrait établir le détail visuel de l’origine de ces matières constitutives en tâchant d’exprimer spatialement l’origine de ses constituants. L’architecture devra tôt ou tard devenir une science et un art des métabolismes.
L’ArchitEctE, cE GrAnD GEEK
Le projet architectural est – à son terme – un code, un programme d’exécution. Par son travail de compréhension du contexte et par sa créativité, l’architecte crée de l’information : il code le programme de l’édification ou de la transformation du bâti et du paysage. Cette activité réclame un peu d’énergie en entrée. C’est le premier « tapis roulant » : de la matière alimentaire pour nourrir le ventre de l’architecte, de l’électricité pour son ordinateur, du papier, des crayons et quelques déplacements… Dans un deuxième temps, le programme de conception s’exécute dans l’édification. Comme le compositeur musical, l’architecte contrôle et organise la réalisation par l’orchestre constructif. Alors que le projet passe du virtuel au réel, il réclame ressources et énergie pour sa concrétisation. L’architecture est livrée, sa gestation est terminée. Lors de la prochaine étape, le tapis roulant de l’habitant, l’architecture vit et « fait habiter » en réclamant ressources et énergie pour assurer bien-être et protection et favoriser joie et épanouissement.
LE ForDiSME inviSiBLE DE L’Art DE Bâtir
selon le modèle économique actuel, un architecte livre en moyenne près d’un millier de mètres carrés par an, soit un mètre carré toutes les deux heures. Prenons l’hypothèse d’une activité de 50 000 euros par architecte et par an. Comment crée-t-il majoritairement ce revenu ? Quelques indemnités de concours perdus, une pincée d’études sans suite constructive… mais, très majoritairement, des revenus associés à un processus conduisant à l’acte de construction. Risquons alors un chiffre : 5 % en moyenne du montant des travaux. Dès lors, notre architecte a ainsi contrôlé environ vingt fois ses honoraires, soit un million d’euros, soit un petit millier de mètres carrés. Un mètre carré pèse environ une tonne : gros œuvre, enveloppe, fondations, équipement et finitions. L’architecte contrôle environ 500 kilos par heure. Cette demi-tonne, il peut choisir de la rendre plus légère ; ces matières peuvent aussi être d’origine locale, issues pour partie de la photosynthèse et rentrer dans un cercle vertueux de réutilisation des matériaux. L’architecte contrôle un flux important de la transformation du monde.
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concEvoir
Scénario 4 Mouette & Chandron est une agence importante, intervenant dans le domaine du luxe. Elle est composée de 10 architectes qui réalise 1 500 000 euros de chiffres d’affaires, dont 100 000 euros en sous-traitance. Chaque collaborateur génère environ 140 000 euros de production propre.
Scénario 1 A+B est une jeune agence d’architecture, composée de 2 associés qui réalisent environ 100 000 euros de chiffre d’affaires dont 20 000 euros en sous-traitance. Chaque associé génère environ 40 000 euros de production propre. A et B travaillent environ 10 heures par jour sur 220 jours travaillés.
Scénario 1
Scénario 2
scénario 3
Scénario 4
40 000 €
60 000 €
90 000 €
140 000 €
4%
5%
4%
8%
Activité par architecte (production propre)
€/an
Taux honoraires moyen
€/m2 construit
part de l’activité conduisant à la construction effective
ratio
80 %
70 %
75 %
85 %
Temps de travail moyen de l’architecture
heures par an
2 200
2 500
2 750
2 000
part du temps de travail consacré au projet
ratio
40 %
30 %
55 %
60 %
Coût moyen construction
€/m2 livrés
1 200 €
1 400 €
1 200 €
2 200 €
poids surfacique des m2 livrés
kg/m2
1 000
850
850
1 400
énergie incorporée construction
kWh/m2 construit
1 300
1 200
1 600
2 500
Consommation énergétique totale en usage
kWh/m2 par an
120
200
120
200
Durée de vie prévisionnelle avant réhab/démolition
années
40
40
50
20
→ Coût de l’architecture à la livraison
honoraires/m2 livrés
50 €
70 €
50 €
170 €
→ Coût de l’architecture sur durée de vie
€/m2.an
1€
2€
1€
9€
→ Flux construction livrée par an
k€ de travaux livrés par an
800
800
1 700
1 500
→ Flux de surface livrée par an
m livrés par an
650
600
1400
700
→ Débit de surface livrée (par heure consacrée au projet)
m2 livrés par heure
0,8
0,8
0,9
0,6
800
700
800
800
500
800
750
400
2
→ Débit massique (par heure consacrée au projet)
kg livrés par heure
→ Consommation contrôlée (lorsque l’architecte se consacre au projet)
litres pétrole par heure
→ → → → → → →
Nota : la flèche → mentionne un résultat de calcul
DétAiL DES tAPiS roULAntS
Le tableau (ci-dessus) examine quatre situations d’activité pour quatre agences d’architecture distinctes. Ces scénarios ont permis d’établir les quelques résultats du « tapis roulant ». L’activité correspond à la production propre. Le taux d’honoraires synthétise le pourcentage moyen sur l’ensemble des activités de l’année. Enfin, la part d’activité construite permet de quantifier la part des contrats donnant effectivement lieu à l’acte de construire.
coMBiEn PèSE Un ArchitEctE ?
sur sa carrière, un architecte aura livré près d’un million de fois son propre poids22. Cette grossière estimation n’inclut pas l’ensemble des déchets engendrés en amont de ces matières finales (mais le BAM permettra à terme de le mesurer !) _ Scénarios et récapitulatif non exhaustif des flux contrôlés par l’architecte. © Raphaël Ménard
QUEL voLUME PrEnD Un ArchitEctE ?
Un architecte aura livré au cours de sa carrière un cube plein de 25 mètres de côté23. Avec les déchets, il aura sans doute répliqué le volume occupé par son corps environ un demi-million de fois.
plus de matière grise
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QUELLE QUAntité D’énErGiE ?
Au cours de ses cinquante années de projets, l’architecte aura eu un pouvoir sur la réduction potentielle de la consommation d’environ 300 000 barils de brut24. Par an, l’architecte manipule un flux de 4 millions de kWh pendant les 1 000 heures consacrées aux projets25. Il est le machiniste d’une centrale virtuelle, consommant 400 litres de carburant à l’heure et dont il détient les clefs pour optimiser le rendement. Au même instant, il a besoin de 100 W d’apports métaboliques et d’un peu d’énergie grise pour projeter. L’architecte est une machine énergétique hallucinante : il contrôle 40 000 fois ses propres besoins ! Comparé aux besoins moyens d’un Terrien26 en ce début de xxIe siècle, l’architecte est grand électeur au suffrage censitaire de l’écologie : un vote27 qui vaut 2 000 voix de citoyens de notre spaceship earth28 !
SUPPôtS DU SyStèME ?
Comment limiter la force de ce levier ? Comment faire pour qu’il actionne les transformations soutenables du monde ? Mais le ver ne serait-il pas dans le fruit ? Architectes, ingénieurs, concepteurs : tous rémunérés par une dîme, ponctionnée sur le flux de construction, par un pourcentage capté sur les norias de toupies à béton, par une quote-part sur les mètres carrés livrés. Comment trouver dès lors la liberté de pouvoir « dire non » pour construire moins – voire ne pas construire du tout –, lorsque notre conscience nous susurre l’inutilité de la programmation ? Par ce principe de rémunération – consistant à capter quelques pour cent du coût de construction –, les concepteurs sont rémunérés symboliquement comme des apporteurs d’affaires : une motivation largement suffisante pour revoir de fond en comble notre modèle économique. Le paysage construit de nos villes et de nos territoires devrait pourtant davantage apparenter l’architecte à un médecin et inciter à préférer « consulter un projet » et à « soigner un quartier » avec des honoraires davantage associés à la prestation intellectuelle qu’à l’horizon du volume de matières transformées.
PAS DE LiMitES À LA croiSSAncE
Mais les forces économiques en présence incitent implicitement à favoriser l’obsolescence programmée du parc bâti. détruire-reconstruire ou artificialiser-bâtir sont à l’œuvre pour garantir le flux suffisant de nos croissances à toutes échelles (celle de mon agence, celle de mon entreprise de construction, la performance de mes actifs immobiliers, la croissance de notre économie nationale, notre participation au développement mondial), quand les volumes économiques captés ne sont pas les miettes de pain des concepteurs. La grande chaîne de valeurs de l’immobilier est alors à l’œuvre pour encourager les travaux, avec, nous l’avons entraperçu, sa cohorte d’externalités écologiques associées.
oBSoLEScEncES ProGrAMMéES
Architectes et ingénieurs sont parties prenantes de cette belle mécanique. Dans un contexte de tassement démographique, il y a évidemment une incitation implicite à l’obsolescence du parc pour assurer la commande de travaux… Pour le maître d’œuvre, être reconnu par ses pairs et être convenablement rémunéré supposent aujourd’hui de livrer beaucoup de surfaces. Signe qui ne trompe pas lorsque les architectes échangent sur leur actualité professionnelle : l’indice de bonne santé économique s’exprime sur la taille en mètres carrés du projet qu’ils viennent de gagner ou de celui sur lequel ils sont en train de travailler.
éconoMiES Et iMAGinAirES À réinvEntEr
Ainsi, l’écosystème des concepteurs s’est rapidement adapté pour catalyser la consommation immobilière. Séduire, imaginer et projeter le mirage de la commande – les rendus photoréalistes du concours –, mais uniquement à l’instant de la livraison… Un stigmate encore de professions dont le rythme est finalement le court terme. Les architectes en sont peu responsables du fait du modèle de leur mode de rémunération. Aucune récurrence d’activité, une fuite en avant perpétuelle pour aller chercher de la commande… Afin de recréer toutes les indépendances intellectuelles et libertés conceptuelles, il y a donc urgence à revisiter le modèle économique.
166
concEvoir
le pic de l’architecture 300 milliards de m2
surfaces bâties dans le monde
9 milliards
Population mondiale
Diversification charbon, pétrole, gaz
2 050
2 000
exploitation du charbon
1 950
1 800
néolithique
0
- 10 000
- 100 000 Homo sapiens sapiens
Début des grandes déplétions
Des rendus de concours simulant le projet à + 20 ans après sa livraison ? Imaginer la patine – voire le délabrement –, mais aussi les évolutions possibles du bâtiment ; interpréter les signaux de l’avenir et la capacité que trouvera le projet à s’adapter au changement climatique, par exemple.
concLUSion PoUr réEMPLoi évEntUEL
Nous attaquons le « siècle des pics » : en premier lieu le fameux peak oil (sur lequel nous nous trouvons peut-être déjà), puis les pics suivants sur les autres énergies fossiles29 ; les pics des matières et des différents minéraux : la déplétion du sable est déjà en route30. Crises de l’énergie et tensions sur les matières, l’architecture sera le point focal de ces profondes mutations à opérer. En parallèle, la population mondiale devrait aussi se stabiliser au cours de ce siècle. La fin de la croissance démographique conduira inéluctablement à une stabilisation, voire à une décroissance à terme du parc bâti mondial. Nous traverserons prochainement le maximum des surfaces bâties. L’architecture, art conquérant de la croissance, devra alors apprendre à devenir un art de la décroissance ; transformations et renouvellements seront plus à l’œuvre que l’édification neuve.
En réSUMé :
_ « Le pic de l’architecture ». Diagramme représentant l’évolution des surfaces bâties dans le monde par rapport à l’augmentation de la population mondiale. © Raphaël Ménard
1. Revoir le mode de rémunération de l’architecte. Ce dernier n’est plus rémunéré en fonction du montant des travaux mais selon l’effort de matière grise ayant encouragé la réduction d’énergie grise. 2. Fonder une revue traitant d’architecture, d’urbanisme et d’ingénierie, indépendante des forces économiques participant au cycle global de la matière. En toute liberté, cette revue interrogera théories et pratiques architecturales à l’heure de la « rafale des pics » : pic pétrolier, pics des matériaux, pic des surfaces construites. 3. Appréhender le projet d’architecture par le temps autant que par l’espace. Proposer des solutions constructives permettant d’augmenter la durée de vie, en encourageant les conceptions qui favorisent la pluralité des mutations.
plus de matière grise
167
4. Agir sur les programmations architecturales et urbaines, préférer la qualité spatiale à la quantité. Les volumes de matériaux sont en premier lieu proportionnels aux besoins spatiaux. 5. revenir aux matières primaires. Développer une connaissance des matériaux favorisant le réemploi et évitant les faux amis conceptuels, qui donnent à croire que la technologie est la solution. 6. Rendre les processus de conception résilients et capables de s’affranchir des béquilles numériques. Proposer des computerless studios31 plutôt que des paperless studios dans les écoles d’architecture, de design et d’ingénierie. 7. Documenter et tester l’hypothèse de la taxe sur la matière ajoutée comme outil incitatif apte à faire muter la totalité de la filière de la matière.
nOTES 1. Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers, Les Limites à la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue de l’échiquier, 2012, p. 190. 2. Énergie nécessaire pour permettre la mise à disposition du bien ou de l’offre de service au consommateur final, en amont de l’usage. 3. Ou de transformation de la matière pour une définition plus large. 4. À titre d’illustration, un véhicule hybride réclame, par rapport à une voiture conventionnelle, les éléments complémentaires suivants : un moteur électrique, une gestion électronique plus sophistiquée du couplage entre moteur thermique et motorisation électrique, un accouplement mécanique plus complexe, des batteries électriques, etc. 5. La plupart des pavillons présentés lors des différentes éditions du « Solar Decathlon » possèdent de fait une enveloppe très sophistiquée. 6. Au sens d’une consommation énergétique supplémentaire et, plus généralement, d’externalités écologiques plus importantes : pollutions diverses, besoins augmentés de matières rares, consommation d’eau… 7. Voir Olivier Sidler, Analyse de la consommation énergétique des tours, Enertech, août 2008 (http://www.enertech.fr/). 8. 1 500 kWh/m² = 50 kWh/m²/an × 30 ans. 9. Environ 35 m² par personne pour le résidentiel, 15 m² pour l’espace de travail et 20 m² pour les autres emprises mutualisées (commerces, équipements publics, etc.). 10. 12 000 km × 7 litres/100 km = 840 litres. 11. Simulations thermiques dynamiques, par exemple. 12. Pour Building Information Modeling ou maquette numérique du bâtiment. 13. Pour benne à mâchefer, par exemple. 14. John R. Mcneill, Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement mondial au xxe siècle, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 2010. 15. Un ordre de grandeur de la productivité spatiale : de l’ordre de 10 m3 par hectare et par an, soit environ 1 mm par m² et par an ! 16. Raphaël Ménard, « Mutations des programmes », in Architecture = durable, cat. exp., Paris, Pavillon de l’Arsenal/Éditions Picard, 2008, p. 27-31.
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17. R. Ménard, « Les infrastructures solaires urbaines », Tracés, dossier « Vers la ville symbiotique ? Valoriser les ressources cachées », novembre 2013 (http://www.ecoparc.ch/ fileadmin/user_upload/resources/Ecoparc-2013_web.pdf). 18. En 2018, le deuxième gouvernement des États-Unis d’Europe innovait avec la création d’un portefeuille dédié : un ministère de la Matière, chargé d’organiser le métabolisme des flux et des stocks de matières sur l’ensemble du territoire européen. 19. Son roman, La Disparition, a été publié en 1969. 20. Et on retrouve la filiation avec le paradigme industriel. 21. http://www.prescrire.org/fr/. 22. 50 ans × 1 000 m²/an × 1 tonne/m² = 50 000 tonnes. 23. 50 ans × 1 000 m²/an × 30 cm/m² = 15 000 m3. Avec les déchets, sans doute le triple, soit 50 000 m3 pour 75 litres du corps humain. 24. 50 ans × 1 000 m²/an × [1 000 kWh/m² + (70 kWh/m²/an × 40 ans)] = 50 × 1 000 × 4 000 = 200 millions de kWh ~ 20 millions de litres de pétrole ~ 300 000 barils de pétrole. 25. Considérons que l’architecte consacre, réellement, moins de la moitié de son temps professionnel au projet : le reste est dévolu aux différentes tâches administratives et à la recherche de nouveaux projets ! S’il était documenté, ce ratio pourrait s’avérer bien plus faible. Dès lors, en passant moins de temps sur le projet, l’effet de levier devient encore plus important ! 26. Environ 2 000 W. 27. 4 MW ÷ 2 000 W = facteur 2000. 28. En 1965, quelque temps avant le prolifique Richard Buckminster Fuller, le politicien américain Adlai Stevenson lançait les prémices de la métaphore du Spaceship Earth lors d’un discours aux nations Unies : notre planète vue comme un vaisseau spatial, disposant de ressources finies pour assurer notre survie et notre bien-être collectif. 29. Les stocks de gaz, puis ceux de charbon. 30. Le signal de fin du Yalta des majors du béton ? 31. Avec un premier test effectué dans le cadre de notre nouvelle formation post-master à l’École d’architecture de la ville et des territoires à Marne-la-Vallée, le DPEA Architecture post-carbone (sous la direction de Jean-François Blassel).
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